«Au cœur de la bête» de Lorrain Voisard (en bas)

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LORRAIN VOISARD

AU CŒUR DE LA BÊTE

Éditions d’en bas 2024

Merci à Sylvain, Ariane et Charles pour leurs lectures avisées.

Merci au collectif de La Prise pour son hospitalité.

Merci à Marianne et à Daniel pour leur regard généreux.

Les riches n’ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer. Ils les font travailler les gens comme ils disent.

Céline, Voyage au bout de la nuit

D’échanges mutuels s’alimentent les corps, Et nous ne naissons pas sans le secours des morts.

Lucrèce, De la nature des choses, trad. André Lefèvre

À

Hamza, Sylvain, Dylan, Charles, Françoise

À

À Cora

Dersîm

Il s’assied toujours à la même place, au fond de la salle. Le dos à l’escalier, il regarde par la fenêtre, entre les immeubles, sur la cour, les voitures. Comment ça va ce matin ? Il boit son café seul, à l’écart de la rumeur de la salle, loin des marchandages de l’entrée, le regard posé entre les bouts de métal peints en couleurs grinçantes dans l’espace de ciment et d’asphalte.

Parfois une animatrice va s’asseoir près de lui, ou un des stagiaires. Je pourrais être à sa place mais je suis stagiaire dans l’institution. Trou de balle ! Non, je te jure, il veut pas croire que je lui ai déjà donné ! Payé pour être là et apprendre, servir des cafés, être disponible, discuter avec les usagers. C’est pas vrai. Dont le nom évoque certes le peer to peer mais rime aussi bizarrement avec de vieilles serviettes. Je montais des échafaudages… J’apprends la chute, le fil à quoi ça tient, le jour où ça arrive. L’accident, la maladie, l’incapacité de travailler, le désœuvrement, parfois les drogues légales, parfois les autres. La limite ténue entre les chasseurs de dragons et les assoiffés de sommeil, entre l’anesthésie et le rêve. C’est… ce sale type, à la radio, il a même son émission. Il me laisse pas une nuit tranquille. J’apprends la peur de tomber et je commence à entendre le réconfort de l’accord. Oui. Être du même côté. Ça peut arriver à tout le monde. Ça, qu’on l’appelle comme on veut, l’accident, le faux pas, la malchance, l’appel du vide. Alors, on a bien dormi ? Je prends part à des conversations qui ne secourent pas, qui risquent même d’accuser le coup comme l’aumône établit la misère, mais se mouillent un peu. On se rend compte que la chemise est quelque part atteinte de la même pluie, la même sueur, et on nage un moment côte à côte. Moi aussi j’ai peur. On ne sait pas trop où, mais on a un moment un avenir commun. On parcourt le fil de nos vies et on partage nos silences meublés d’acouphènes et de clapotis, l’enfance, le travail, l’amour, ce qui nous lie, surtout ce qui nous lie.

En marge des tracas des affaires quotidiennes, Dersîm est calme. Il secoue un peu la tête et ouvre son paquet de cigarettes. Il n’a pas de problème avec les autres, pas plus que de complicité. Je vais le voir comme on va voir un ancien, pour prendre une pause et un peu de recul. Il en sort une à moitié et me tend le paquet. Merci. Il me l’allume. Il est à sa table, son arbre à palabres silencieuses. Il me regarde à peine. Parfois nous échangeons quelques mots. Je les entends, la nuit… Leurs cris me réveillent. Je vois la baie vitrée dans mon dos comme un écran pour son cinéma muet. Peut-être qu’il a démissionné, ou peut-être qu’il est resté là-bas, fidèle au poste. Dix-sept ans j’ai travaillé. Sa cigarette se consume entre ses doigts suspendus, à mi-chemin entre le cendrier et ses lèvres. Parfois les volutes s’accrochent à sa joue, à ses cheveux comme des nuages. Tout à coup il cligne des yeux et hoche la tête. À Courtepin. Il termine son geste de la main et tire une longue bouffée qu’il laisse échapper entre ses doigts et la longue cendre prête à tomber, la larme à l’œil – est-ce la fumée qui la fait venir, ou elle qui la sèche ? Les agneaux. La larme remplit sa paupière et le coin de son œil comme l’œil d’un vieillard, mais Dersîm n’est pas vieux. Il souffle la fumée et la larme ne roule pas. Leurs petits cris. Elle maintient son regard mouillé et remplit sa gorge. Il la tousse mais elle reste collée dans sa prononciation rauque, grésillante. Je ne voulais pas laisser… Il souffle quelque chose comme un soupir. Ma fille, elle a fait psychologue. C’est un bon travail.

Rencontre

Encore dans les décombres chercherait-on vainement la place des grands aventuriers de l’esprit, de ceux qui, comme moi, ont pris l’homme à bras-le-corps, l’ont sommé de se connaître en profondeur ou l’ont mis en demeure de justifier de ses prétendus idéaux.

Andreï Roublard, Arcanes de l’infra-réalisme, Édition revue et augmentée

Pas de description possible. C’est inimaginable. Mais il fait beau. Je pense à toi.

Guillaume Apollinaire, « Lettre à Madeleine Pagès », 16 mars 1916, citée par Joseph Ponthus, À la ligne : Feuillets d’usine

Un cube en tôle borde la route qui mène au village. La trace d’une automobile est déjà presque comblée par la neige. Il est trois heures douze du matin. Du côté de la route, le bâtiment n’a pas de fenêtres. Sur le petit côté, une rampe est surmontée de grandes barrières. Ça doit être là. Il flotte une vague odeur de fumier et de sang. Sur la face cachée à la route, quelques ouvertures dans la tôle éclairent le parking, et par-delà, un bois sombre. Il y a deux grandes fenêtres, une petite porte et une porte cochère, entrouverte, dont sortent de la lumière et de la vapeur aussi par l’entrebâillure. Des cris de porcs échappent de l’usine, étouffés, leurs réverbérations mélangées au bruit des machines. Je me demande dans quoi je mets les pieds. J’entre dans la lueur de la porte piétonne.

Bonjour ?

Maintenant je distingue mieux les cris du bruit des compresseurs et de la ventilation. J’attends dans les odeurs tièdes où se mélangent porcherie, boucherie et hôpital. Arrive une dame casquée de blanc, de blanc bottée ; elle porte une polaire grise et des lunettes aux branches tachetées de violet. Je vais chercher quelqu’un, dit-elle. Vous pouvez déjà vous changer, laisser vos chaussures ici, prendre des habits, des bottes et une charlotte pour les cheveux. Une charlotte, ah tiens, comme en cuisine. J’attrape des pantoufles en plastique sur une étagère d’acier, j’y laisse mes chaussures et entre sur le sol rouge du vestiaire. Des casiers, un banc d’acier, un présentoir pour les bottes, une autre étagère d’acier. Je me sers dans les piles de vêtements rouges et les pose sur le banc. Je retire ma veste. Je regarde d’un côté la porte ouverte et de l’autre l’embrasure sans porte, puis je retire mon t-shirt dans le froid. De mon torse se dégage l’humidité chaude de la vie. J’apparais blême dans la lumière des néons, osseux, un peu frêle pour l’abattoir, on ne me garderait pas pour la viande, vigoureux tout de même, étonnamment vivant. Je passe un polo

rouge dont j’apprécie la chaleur sèche : il y a un confort à être rentré quelque part après le froid et la neige. Un abattoir, pour un humain, c’est peut-être mieux que pas de maison du tout. Je me sèche les joues et les oreilles avec le polo, les cheveux, derrière les oreilles. Je regarde autour de moi et retire mon pantalon en reposant les pieds dans les pantoufles en plastique, puis passe le pantalon et repose les pieds dans les pantoufles. Le pantalon rouge m’est trop grand, comme le polo. À la campagne, je suis un petit gabarit.

Je me dirige vers les bottes. Dans le relief des semelles demeurent quelques brins de paille, un fil de graisse, sur les chevilles des ombres de sang. À deux doigts je saisis une botte par le talon et la pose par terre, puis l’autre. Je les enfile. Depuis des mois que je me prépare à cette histoire, me voici arrivé au moment de vérité. Je me demande ce que diraient les anciens collègues, au centre d’accueil. Je tiens mes promesses d’aller voir, de m’y frotter, mais déjà je pue et je comprends leurs regards dégoûtés, au mieux incrédules. Sans le dire, ils disaient, mais qu’est-ce que tu viens foutre ici ? Comme on me l’a demandé, je me lave les mains avant d’entrer. Deux giclées de savon, je frotte puis j’ouvre le robinet à rallonge, comme à l’hosto, avec le coude. En relevant les yeux, je me vois dans le miroir, « C’est tout toi ». Avec un demi-sourire, je pose les bottes dans le bain de pieds et passe les mains dans le jet d’alcool. Je fais tourner le tourniquet, tire la porte coulissante où il est écrit Isoliertüren.

Flammes, cris, vacarme, les compresseurs chuintent, les chaînes tintent contre des cloches, l’eau brûle, il pleut de la peau, un ongle vole, la peur pisse, âcre merde, urine laiteuse, poils, épiderme, un œil par terre, parterre de peau, de qui, des yeux, goutte de sang, le bras, un œil découvert sous la paupière, découvert dans la joue nue, la lame gratte, l’orbite, les dents s’écartent, béent, têtes nues, globes grands ouverts, langue pendue, envol de joues déployées, rouge et blanc de chair, TschKah, chair jetée contre les tubes d’acier, tourne, tourne, un crochet coincé dans les tendons, dix suspendus par la patte, plantés, cascade de sang, boules de chaleur vive, peau, poils, merde, penchés vers le bouillon, plongent, tournent, tournent dans les flammes et les cris de l’acier, hurle la scie en arpèges augmentés, roue délirante de tierces majeures, à faire marcher l’armée des morts, cent quarante-quatre porcs en moitiés gueule ouverte, fil de sang, escadron sternum, cœur fendu en croix, dépouilles, dragons accrochés, trachées béantes et grappes de foie, reins, poumons, acide mousse, tapis sans fin, toboggan de tripes déversées dans l’antre, têtes panses, pattes courant encore les prés verticaux, un bac d’yeux, l’enchevêtrement, l’agneau peluche, tête molle, au chaud dans un nid de tripes, à pieds joints jusqu’au cou.

Je referme la porte derrière moi. La lumière est blanche sur le sol rouge, l’odeur de déjections plus forte et mélangée à celle des poils et de la chair grillés. Merde, mort et barbecue. Des porcs passent, suspendus par les pattes, à hauteur de tête. Je me baisse pour en éviter un et je reçois une goutte dans le cou, j’hésite, puis je m’essuie de ma main fraîchement lavée. Trois gars en habits rouges sont déjà au travail. Il y a des flammes et des lames, de la vapeur, du bruit, du rouge. Il y a des visages qui se tournent en gardant les mains à l’ouvrage, qui s’accrochent et s’attardent, des sourires patients.

–Salut. Hamza.

Une main qui esquisse un mouvement, pose le couteau et se tend à nouveau.

–Salut. Arthur, je réponds.

–Enchanté.

Le gars a un regard noir lumineux derrière des lunettes embuées de sang. On se sourit.

–Tu peux pousser la porte là, prendre un gant et un tablier.

–O.K., merci. Salut, je dis aux autres, tout occupés avec des couteaux sur des porcs couchés.

J’entre dans le local au sol rouge d’un côté, bleu de l’autre. Il y a un cube en tôle genre lave-vaisselle industriel, un lave-linge comme à la maison, des commandes électriques, des jets d’eau, des tabliers, des casques. Un homme entre en coup de vent. Grande barbe, crâne rasé, des bras gros comme des cuisses. C’est le plus gros, ça a l’air d’être le chef.

–Salut le Saint !

–Euh… Moi ? Jolissaint.

–Tiens, enfile ça.

J’attrape le gant d’acier qu’il me lance. Je m’apprête à le passer.

–Qu’est-ce que tu fais ? C’est pas comme ça ! D’abord tu mets un gant coton, le plastique, puis le gant de mailles. Après tu mets encore une araignée pour pas qu’il tombe et tu seras prêt.

Je cherche du regard les objets nommés pendant que le chef ouvre le lave-vaisselle d’où il retire une batterie de couteaux et un autre gant de mailles. Des gants de coton semblent sécher sur le rebord d’une caisse. Dans la caisse, il y a aussi des protections auditives.

D’autres gants de coton sont dans un seau, sur le lave-linge.

–Ob-ser-va-tion. Tout est question d’observation, commente le chef en marquant une pause. Tu vois ? il dit en me posant dans la main un de ceux qui semblaient sécher. Il me passe encore un gant de plastique fin et un morceau de caoutchouc bleu comme un poing américain.

Je m’emmêle les doigts dans le sens des gants et du bout de plastique bleu que j’ai fini par identifier comme l’araignée dont il parlait. À moitié fier de ma déduction, pas trop quand même parce que je ne sais pas comment la mettre, je la garde dans mes mains engourdies. Le chef me prend évidemment pour un blanc-bec. Depuis le coin de la pièce où sont pendues les batteries de couteaux propres, il lance :

–T’as déjà bossé ?

– Dans un abattoir, non, mais j’ai fait cinq saisons sur les chantiers au Croset.

–Ici ça n’a rien à voir. On ne construit rien, on tue et on fait de la viande.

Ça a le mérite d’être clair.

–Aujourd’hui t’iras à la table avec Dylan, il va te montrer. Puis il disparaît du même pas rapide par la porte où le sol est bleu.

Je prends un casque rouge, je l’essaie, il est trop petit ; un peu pressé, je l’enlève, je change le tour de tête et je le remets. Puis je prends un tablier rouge et j’essaie de le passer mais la lanière bloque au niveau du casque, évidemment. Inquiet de me faire prendre en flagrant délit d’incapacité, j’enlève le casque et je cherche un endroit où le poser, je panique un peu et je le pose sur le seau sans savoir si c’est hygiéniquement acceptable, puis je reprends le tablier et je cherche une attache, je la tire et une bretelle se décroche ; c’est pas vrai, c’est un sketch ? Je veux faire un nœud mais le gant gêne. J’en ai des sueurs froides. Si le chef me voit encore là, je vais me faire étiqueter « tas de neige ». J’enlève le tablier, je fais un nœud à la bretelle, je remets le tablier et le casque et je sors par la porte où le sol est rouge en faisant mine de rien, vers la machine, l’araignée pendue à la main, penaud mais soulagé de ne pas m’être fait remarquer.

La machine tourne dans des jets de flammes et de vapeur, dans le

son des os qui tapent contre l’acier. Des réseaux de tuyaux sur des plaques métalliques se prolongent sur la gauche le long de la machine, jusque là d’où viennent les cris. Au fond, des porcs à la peau encore intacte, sale, sont pendus par une patte. Du sang leur coule par la gorge et s’amasse en flaques dans un grand récipient d’acier posé au sol. Ici les hommes en rouge s’affairent devant une plate-forme en tubes d’acier. Un gars plante son couteau et tourne, il arrache l’œil d’un porc avec sa main gantée.

–Arthur ? Le gars lève un regard cristallin et une voix en couleurs. Salut. Dylan.

–Salut, je dis.

Il tient son visage en suspens, ne le baissant que pour planter son couteau dans une orbite, avant de relever les yeux vers moi et de m’adresser un sourire compatissant en tournant le couteau machinalement.

–Salut, dit l’autre gars à la table. Sylvain.

Sylvain soulève un crochet planté dans la patte arrière du porc vers une poutre métallique. Dès qu’il a accroché la deuxième patte, Dylan actionne du coude un interrupteur et le porc est enlevé de la table dans un sifflement d’air comprimé. Sylvain le tire par la patte avant et le fait glisser sur le rail jusqu’à Hamza qui l’attend, chalumeau en main, et le gicle de feu. Je me laisse mener dans la visite, observateur d’une horreur bizarre, sans animosité, voire cordiale. Je m’avance en regardant où je mets les pieds, j’évite un œil et pince un peu les lèvres.

–Tu viens bosser ici ?

–Ouais, je crois.

–Ben, bienvenue. Tu verras, c’est spécial au début, mais on s’habitue.

Un porc tourne langue pendue dans les flammes derrière un rideau de plastique. Il est projeté en l’air et il tourne comme sur une broche mais sans broche, par à-coups rapides dans le rugissement des brûleurs. Contre le rideau, des éclaboussures de peau s’accumulent et coulent parmi la merde et le sang. Le cochon est éjecté hors de la machine et déboule sur la table. La barrière le retient dans une secousse qui fait tomber un couteau dans une couche de poils et d’eau

rouge. Dylan repousse la table contre la machine d’un mouvement du bassin. Il ramasse le couteau, le rince et attaque l’oreille.

–Tiens, je vais te montrer. Tu vois, tu prends l’oreille, tu la tiens bien, là, et tu coupes d’un coup, si t’arrives. Dedans, il y a un cartilage, faut passer dessous en tirant bien fort sur l’oreille.

Dylan jette l’oreille par-dessus le coude, elle tombe dans un bac d’acier dont le fond est couvert d’oreilles et d’yeux.

–C’est pas compliqué, mais c’est un coup à prendre. Surtout pour l’œil.

Il tient le couteau au poing, lame vers le bas, et le plante dans l’orbite. Il tourne.

–Il faut faire gaffe à ne pas gratter l’os, sinon ça te ruine l’affûtage et tu peux plus rien faire.

Il arrache l’œil et le jette en direction du bac.

–Tu veux essayer ?

–Euh… ouais… Mais juste, comment tu mets ça ?

Dylan me montre son gant en tournant le poignet.

–Tu passes d’abord le poignet dans la grande boucle, puis les doigts dans les petites, le pouce, l’index, le fuck et l’annulaire.

J’ajuste l’araignée et je prends le couteau que Dylan me tend manche en avant. Déjà je tiens un couteau, tout glissant de graisse, sa lame élimée par les affûtages, pointue, dangereuse entre la main nue qui le tient et l’autre main nouvellement gantée. Si je glisse, je me demande si les mailles résisteraient. Je saisis l’oreille du porc et je tire. Elle me glisse entre les doigts.

–Serre fort. Moi je la tourne comme ça.

Je colle ma main de fer sur l’oreille du porc et je la plie dans mes doigts comme indique Dylan. J’ajuste ma prise, agrippe l’oreille et la tire en avant. Je coupe l’oreille molle autour du cartilage central et tente de prolonger l’entaille en direction du groin en sciant. Dylan précise qu’il faut passer sous l’oreille interne puis suivre le crâne avec la lame pour découvrir l’œil. La lame bute contre un os, je réprime un frisson.

–Plus haut.

Je reprends la coupe plus loin du cartilage. J’essaie encore de trouver le geste quand un porc est projeté sur le premier et me fait sursauter. Je lève un regard d’effroi sur la lame et le visage de Dylan à côté.

–C’est bon, rigole Dylan. Maintenant, tu prends le cartilage et tu tires pendant que tu coupes dessous.

Je reprends la masse cartilagineuse dans le poing et passe la lame en dessous. Elle glisse et tranche la peau, raté : j’ai l’oreille dans la main et la peau est coupée au niveau de la tempe, au-dessus de l’œil qui reste couvert et inaccessible.

–Quand c’est comme ça moi je mets le doigt dedans… Dans la paupière, je mets le doigt et je tire.

J’approche mon index ganté et touche l’œil clos. J’écarte les paupières, y passe le doigt.

–Comme ça ?

Les cils blonds du porc recouvrent mon doigt en cotte de mailles, chevaleresque. Je reprends la coupe en tirant sur cette nouvelle prise et le reste de la joue se détache. Avec les paupières, le lambeau forme un anneau de chair autour du doigt d’acier ; il ne manque qu’un prêtre pour sceller notre union. Sur le corps, la paupière a laissé place à un œil écarquillé, un regard brillant au milieu du visage disséqué. Sans paupière et sans direction, l’œil grand ouvert fixe à la ronde.

À sept heures, la machine s’arrête. Cent cinquante-neuf cochons y sont passés. Des tas de poils baignent dans une mare de sang aqueux au pied du rideau de plastique. Partout autour, des ongles et des yeux, des lambeaux de peau sur les murs, jusqu’au plafond. Les gars retirent la table et se mettent à deux pour y déposer l’épais rideau transparent. Dylan enlève à la main le gros des poils entassés dans la machine. Sylvain gicle le rideau pour rincer le sang, les poils, la merde et les cendres qui y ont été projetées. Hamza donne des coups de pelle dans les tas de poils au sol. Je contemple. Ça éclabousse, ça coule quand il lève la pelle et la renverse dans le bac. Je prends un balai en caoutchouc et commence à racler le sol, à rassembler les monceaux de déchets encore chauds. Je balaie mollement en faisant onduler l’eau rouge, rouler les yeux, glisser les tas de poils et les peaux de sang. Ça n’a pas de sens. Je balaie vers le tas où Hamza s’aide de ses bottes pour charger la pelle. Le bac des yeux et des oreilles sera bientôt complété par des poils – cinquante centimètres d’arête… cent vingt-cinq litres d’yeux, de poils et de peau… et c’est loin d’être fini.

–Allez, on fait ça et on prend la pause, lance Hamza. Sylvain gratte les barreaux de la machine avec un couteau. Il décroche des lambeaux de graisse grillée mélangée de poils, comme une peau brûlée reconstituée. Sur le côté de la machine, Charles a ouvert des vannes qui se vident d’une eau blanchâtre et fumante, un bouillon graisseux à la chiasse où Hamza pousse les derniers poils.

–Salut les filles ! Qui c’est qui veut que je le viole ! ?

Le gars ponctue d’un rire en arpèges secs. Une barbe d’une semaine sur des joues pâles de boucher, la trentaine avancée, il porte un polo rouge et un pantalon bleu. D’une main il se tient le sexe et de l’autre sa batterie de couteaux.

–Oui, Greg, on sait que t’en as une grosse, lance Charles.

–Oh, oh, je crois que j’ai une érection. Tu viens avec moi ? On va faire un tour à la cave.

–Et qu’est-ce que t’as l’intention de faire ? propose Charles.

–Oh mais rien, tu verras ça fait pas mal.

–Ouais, ouais, tu dis ça mais dès qu’on arrivera dans un coin sombre…

–Hé ha hé !

Greg avance dans le couloir de l’outillage. Il se retourne.

–Ce matin au réveil elle me disait baiiise-moi. J’en bande encore.

Hamza soupire, ah Greg. Il étend son gant par terre et le gicle avec le jet à pression. Il finit au bout des doigts d’où sortent des filaments de graisse et de sang coagulé. Il va poser son tablier et son casque. Je le suis.

Un café tiré à la salle de pause et on est dehors. Nos haleines fument comme le café dans la nuit crépitante. Le ciel s’est découvert. Dylan sort à son tour, il allume une cigarette et souffle une fumée dense. Les étoiles. Les braises contre la glace. Charles sort en coinçant le tapis dans la porte.

–Ça fonctionnait ce matin ? L’autre jour c’était gelé, je pouvais pas entrer.

–C’est mieux de la bloquer, fait Hamza. Ça m’est aussi arrivé la semaine passée. Avec Sylvain on a dû souffler sur le détecteur pour le chauffer.

–Vive la modernité, dit Sylvain, maintenant les clés peuvent tomber en panne.

–Ça va, t’as pas froid comme ça ? me demande Hamza.

–Ça va… je dis.

Mais je suis pris d’un frisson.

–Si tu veux, il y a une veste dedans, normalement, juste là, à l’entrée.

Je ressors avec la veste. Le contact des manches mouillées sur mes bras sales se mélange à l’idée que je ne suis pas le premier à y apporter ma saleté. Je roule ma cigarette bras tendus pour éviter de mouiller le tabac avec le jus de la veste. J’allume la clope et mes épaules se détendent dans la tiédeur. Je rejoins Hamza qui fait quelques pas au coin du bâtiment.

–C’est quand même mieux, je dis. On tient un moment avec la chaleur accumulée, mais ça part vite.

–Ce matin, j’avais oublié de mettre la voiture à l’abri. J’ai dû gratter, au moins un quart d’heure, je suis presque arrivé en retard.

Faut se réveiller une demi-heure plus tôt quand c’est comme ça.

–Moi, j’ai pas dû gratter, mais par contre ça m’a bien pris une demi-heure de plus aussi de venir à vélo.

–À vélo ? Par ce temps ?

– Ouais. C’était drôle. Il faisait un peu froid au début, après ça allait…

–Tu pars à quelle heure, le matin ?

–Là je suis parti à deux heures et demie.

–Tu pars du Croset ? La prochaine fois, si tu veux, tu peux venir avec moi.

–C’est sympa, ouais. C’est pas mal à vélo pour se réveiller, mais je crois que je le ferais pas tous les jours. On pourrait partager les frais.

– Pourquoi pas… Mais il faut pas, tu vois, moi je viens de toute façon.

Hamza tire sur sa cigarette.

–C’est spécial, hein ? il me demande.

–C’est vrai. Le sang, les cris.

–Ouais, c’est comme ça au début, mais tu verras, on s’habitue… Moi, quand je suis arrivé, j’avais jamais tué…

Il reprend.

–Heureusement, on ne travaille pas tous les jours, comme ça on a le temps de récupérer.

Il souffle une grande bouffée de fumée.

–Et avec le chef, ça va, il gueule pas trop ?

–Ah, ça, on peut dire qu’il gueule, je réponds en riant un peu.

–Avec lui c’est tac-tac ! il mime… Mais c’est pas méchant. Au début, je me demandais, mais en fait faut pas le prendre contre toi.

–Ça va, je le prends pas mal. J’ai connu des gens comme ça, en général ils me font plutôt sourire.

– En fait, c’est sa manière de communiquer. Des fois, à peine arrivé, c’est : Hamza ! Qu’est-ce que tu fais ! ? Je t’ai déjà dit, les couteaux, c’est dans le stérilisateur !

–Il y en a, avant de se lever je suis sûr qu’ils gueulent déjà…

Il rit comme rituellement, d’un de ces rires qui diluent les rudesses de la vie. Je ris avec lui et c’est doux. Hamza s’assied sur le banc, un tronc d’arbre posé sur deux billots entaillés. Je m’assieds aussi. Je me relève un peu pour balayer la neige sous mes fesses. Dylan revient de la porte cochère et allume une autre cigarette.

–Ils en sont où ? lui demande Charles.

–Ils ont presque terminé les porcs. On va pouvoir y aller.

Charles a le visage éclaboussé de sang séché. Ses épaules et ses cheveux s’évaporent dans le froid de la nuit, sur le dessus ils sont déjà gelés.

–On a quoi, onze bovins et dix-sept moutons ? il dit. Arthur, tu pourras mousser les écuries des porcs avec Dylan. À onze heures on a fini.

Les gars rentrent, je les suis. Dylan m’explique comment on fait les branchements pour avoir la mousse dans le jet. C’est le bidon vert. Il faut changer d’embout, enlever la lance à eau et tourner l’interrupteur du mélangeur.

–Pour la rampe à l’extérieur, il faut la rallonge, mais tu peux déjà mousser les box vides. Attends je vais te montrer.

On passe par le couloir du matériel et on arrive dans les écuries. Il ne reste des porcs que l’odeur et un silence ponctué par le souffle d’une vache ou d’un compresseur.

–Ceux-ci. Tu mousses bien partout sur les murs, derrière les portails, mais t’en mets pas trop, le patron il insiste, pour l’environnement, et puis ça coûte cher… Les grilles, faut les enlever et les accrocher aux abreuvoirs, tu fais le tour.

On passe dans le couloir d’acheminement des porcs.

–Là il en reste toujours derrière les barrières. Celle-ci, après tu la refermes. Et puis tu peux mousser les premiers box, mais tu fais gaffe, t’en mets pas où il y a des bovins, sinon ça gueule. Ça gâche la viande, il paraît… Après, dehors faut faire la rampe de déchargement, c’est de la merde tu verras, ça colle, surtout quand ça gèle, mais normalement à l’eau ça suffit. Et la paille, là tu fais un tas. Après tu la ramasses en gros. Y a une pelle si tu veux, mais le plus simple c’est avec les mains. Bon, pis si t’as une question tu m’appelles.

On rentre. J’enclenche la mousse. Le jet toussote et projette une neige chimique qui sent le chlore. J’avance en tirant le tuyau et en arrosant les barrières. Je balaie à distance, les sols, les parois, je m’attarde pour enduire l’arrière d’un portail, l’abreuvoir. Les box sont surtout faits de surfaces nues et lisses, portes boulonnées en M12, une articulation, un mouvement, carrés modulables en deux, ouvert ou fermé, entier, demi, portes armées de loquets d’une livre, qui grincent et tonnent en retombant contre l’acier, et d’un mobilier rare et solide, immobile en fait, abreuvoirs protégés d’une tôle de six millimètres, le tout inoxydable, inaltérable par les torrents de vie qui ne peuvent qu’y passer.

La mousse sort de l’embout dans un froissement d’air et se colle aux murs atténuant l’acoustique du vide. Elle recouvre la chaude

odeur des porcs et matelasse leurs cris disparus. Je balaie les murs de gestes verticaux comme un peintre au pistolet. Je badigeonne les cages d’un film blanc, d’une neige qui couvre les taches d’excréments et les croûtes de sang. Soudain c’est une coulée dans la neige, indice d’une bête récemment envolée, sa trace, déjà morte en fait, à peine perceptible, son sang encore chaud, déjà dissoute. Repeindre. Effacer le carnage. Hygiène. Cosmétique du massacre. C’est ça l’abattoir ?

Moitié sang, moitié solvant. Tuer et purifier le lundi, tuer et purifier le mercredi, pareil le vendredi. J’agite le poignet en avançant. Je me vois prêtre industriel fumant d’un encens chimique. Avec mon rameau corrosif, je fais un signe de croix en ricanant mais priez dieu que tous nous veuille absoudre.

Quelque chose me pique les yeux et les bronches. Cette odeur de chlore et le manche qui fuit, des gouttes échappent et me brûlent les mains. Il faudrait des gants. Mais surtout ne pas perdre de temps, pas qu’on me prenne à ne rien faire. Je m’essuie les mains sur le tablier, mais le plastique n’absorbe rien, alors je cherche le tissu du pantalon et j’essaie d’éviter la fuite en tenant le jet toxique du bout des doigts. Dans un fracas de fer, casque rouge et tablier volant, Dylan me fait sursauter.

–T’as vu un fantôme ou quoi ?

Il claque un loquet et ouvre la porte d’une stalle d’où monte l’haleine d’une vache.

–Allez viens. Allez !

L’eau bouillante me parcourt le corps. Elle plaque les poils du ventre et les fait onduler, elle coule sur les jambes… le sexe et les jambes… vivantes. C’est répugnant. Nonante-huit pourcent de gènes en commun mais c’est moi qui tiens le couteau… Cochons-longs, disent paraît-il certains anthropophages. Ça s’ouvrirait facilement ici, le sang coulerait à flots légers dans l’eau chaude… L’eau me parcourt le visage, la commissure des lèvres que je tiens serrées. L’eau passe sur les mains déjà lavées dix fois. Mes mains. Elles me semblent étranges, ridées de toute l’eau, de tout le sang. Elles sentent encore la graisse caillée des porcs… Du sang sur les mains… La mort sous les ongles. Encore du savon ! Il faudrait une brosse… mais peut-être qu’en me grattant les ongles dans les paumes. C’est fou comme ça s’imprègne. Encore une fois. C’est mieux mais ça reste. L’hygiène de l’assassin. Il paraît que les victimes d’agression peuvent se laver pendant des heures… l’idée de l’eau… et les agresseurs ? Les assassins se lavent-ils aussi obstinément les mains ? Victime ou bourreau ? J’ai envie de vomir. Mais ce n’est pas une nausée du ventre. J’aimerais… j’ai envie de me vomir… Encore de l’eau. La mer, la vaste mer, console nos labeurs...

Contrepoint

Pour dire vrai c’est toujours un peu un moment d’émotion de voir attraper ces bêtes et les, les tuer quoi – on les a vues, presque élevées – et de les saigner.

Le Panier à viande, Jacqueline Veuve

J’avais d’abord l’idée, en fait, qui préexistait à l’idée de la ferme, de montrer des personnages primitifs, frustes, extrêmement brutaux et puis, vraiment primitifs dans leur expression, et puis tout de suite l’idée de la ferme est venue parce que c’était le cadre idéal pour mettre en scène ces personnages.

Noëlle Revaz, à propos de Rapport aux bêtes

Un jour où on s’est revus, plusieurs mois après l’abattoir, Sylvain m’a dit comment c’était, l’élevage, quand il était gamin, et le jour de la mort. C’était un jour de fête, il disait. Depuis l’été, on le préparait, on le bichonnait, depuis que la vache avait mis bas un petit mâle. Les mâles, c’est comme ça, on sait que ça sera pour la boucherie. Les femelles sont candidates à la relève du troupeau, on les garde au moins jusqu’à leurs premières chaleurs, si elles viennent. Il se peut qu’elles ne prennent pas l’insémination, qu’elles deviennent boiteuses, malades, qu’elles aient une tétine qui va pas. Mais si tout va bien, c’est elles qui deviennent les nouvelles laitières. Les mâles c’est différent, on n’en garde presque aucun. C’est pas un plaisir. On dit que les animaux n’ont pas de sentiments, mais quand on lui prend son veau, la vache est triste, c’est évident. Ça dure quelques jours, elle appelle. On lui voit la larme à l’œil. Dans un élevage comme le nôtre, on la soigne un peu plus que les autres. On la caresse, on la frictionne. Et puis ça passe. Son veau, ça devient un bovin comme les autres. Elle peut passer à côté sans rien dire. La frictionner, on faisait ça à la goutte. C’est pour ça qu’on l’utilisait, dans la famille, on n’en a jamais beaucoup bu. Mais chaque ferme avait son alambic. Je te montrerai un jour, si tu veux, je l’ai gardé dans un coin de la grange. C’était surtout pour les bêtes, et puis pour quand on avait mal au ventre. La gentiane, c’est magique. T’as mal au ventre, tu bois ça t’es tout bien. C’est à ça qu’on le servait, l’alcool, c’était un remède, pour nous et pour les bêtes. Jusqu’au temps de mon père, la vache, on lui faisait boire son litre de pomme avant qu’elle vêle. On lui bloquait la tête en haut et on lui enfonçait la bouteille dans le gosier, jusque-là, ouais, une bonne moitié : on la forçait à boire son litre de gnôle ! Jusqu’à ce que le vétérinaire nous dise, eh, ça sert à quoi ce que vous faites ? La vache, elle a pas besoin d’être bourrée pour mettre bas. C’est vrai, quand on y pense, c’était un peu con ce qu’on faisait : l’accouchement, c’est naturel. Alors après ça, on en a servi vachement moins. On l’utilisait pour ça et pour les veaux, quand

ils venaient de naître. Là aussi, on leur frottait les flancs. Ah, ça chauffe. Et les mains aussi, contre le poil, il fallait mettre des gants de cuir si on ne voulait pas se faire des cloques – on faisait ça avec nos dix ou vingt bêtes, mais imagine ceux qui en ont cinquante, cent, deux cents, ils ont pas de temps à perdre avec ça. On la réchauffait bien, la vache, quand elle avait vêlé. On lui bourrait plus la gueule, mais on la frottait à l’alcool pour la réchauffer, et puis on séchait bien le veau aussi. Et après on le nourrissait au biberon pendant, quoi, presque quatre mois. Nourri à rien d’autre qu’au lait, trois fois par jour, c’est un quart d’heure qu’on passait à chaque fois à le caresser, à le faire téter. Un peu comme un chien, sauf que tu sais que tu vas finir par le manger. Tu prends bien soin de lui mais en même temps c’est égoïste, parce que tu sais que c’est lui qui va te donner à manger après. Quatre mois qu’on le nourrissait en pensant un peu au jour où on le tuerait. Et le jour venu, on préparait les crochets pour le pendre, on nettoyait la cuve à sang, le congélateur aussi. Il y avait de la place pour la viande d’une année et on se réjouissait de le voir de nouveau plein. Depuis le mois de septembre qu’on ne mangeait plus que des légumes. Ah, on se plaint pas, on n’a jamais manqué de rien, et de toute façon on n’a jamais été des grands mangeurs de viande. On en mangeait une fois par semaine, deux fois au maximum. C’est pas comme ces gens, on voyait un reportage, il paraît que c’est la mode d’en manger tous les jours, même deux ou trois fois par jour maintenant, et puis seulement les beaux morceaux. À quoi ça sert de tuer une bête si c’est pour en manger que la moitié ? Et c’est sans compter ce que jettent les magasins et les ménages. Tandis que nous, sur une année, évidemment on mangeait tout. On mangeait surtout des légumes et des céréales, du fromage, des légumineuses, enfin tout ce qui pousse par ici, mais à mille mètres sur un flanc nord, autant dire que l’herbe ça reste ce qui pousse le mieux ! Alors une ou deux fois par semaine il y avait un morceau à bouillir, et pour les grandes occasions, un morceau à braiser. Quand on n’a pas mangé de viande pendant l’automne, on en vient à se réjouir de tuer le veau. C’est pas par cruauté, c’est plutôt pour la graisse, pour avoir un bon repas qui réchauffe après les coupes de bois. C’est pas non plus qu’on n’aimait pas la soupe et le pain au beurre, mais un morceau de viande de temps en temps, ça fait du bien… Le soir, on invitait la famille pour le festin. On préparait le cœur, les poumons, la

langue, les rognons, tout ce qui se garde pas. Le foie, avec le froid qu’il fait en novembre, il peut se conserver quelques jours, mais on le servait souvent le soir même. C’est ce qu’il y a de meilleur, le foie de veau, ça fait plaisir à tout le monde. Après la soupe aux oignons, on arrosait ça de sauce aux champignons des bois et on était heureux. On attendait que le boucher vienne avec son poinçon. Le grand-père faisait encore ça lui-même, à l’époque, même qu’il allait aussi chez les voisins, mais nous, déjà, on préférait appeler le boucher. On ne savait pas si bien faire, et puis c’était toujours un pincement au cœur, quand on l’avait vu naître. Moi je restais juste pour l’accompagner.

Le labyrinthe

Alors qu’il retirait son masque et sortait dans l’air froid du matin, il réalisa qu’il venait de se prendre en dose concentrée un coin reculé de la réalité dont la plupart de la nation ne connaissait même pas l’existence.

Tristan Egolf, Le Seigneur des porcheries, traduction libre

Avec la création des abattoirs, un monde d’initiés coupés de l’extérieur a vu le jour.

Catherine Rémy, La fin des bêtes

Des wagons ouverts sur les quais de débarquement à la chambre froide, en passant par les écuries et les halles d’abattage, tout mouvement de recul ou de retour dans les opérations est rendu impossible par les installations et la conception architecturale.

Jean-Bernard Vuillème, Meilleures pensées des abattoirs

–Sutter abattoirs.

–Oui, bonjour, Arthur Jolissaint. Euh, je vous appelle pour voir si vous avez encore besoin de main-d’œuvre.

–Du boulot, il y en a. C’est toi qu’es venu faire une journée à l’essai ?

–C’est ça, le printemps passé.

–Ah ouais. Ben… tu veux commencer quand ?

–Euh… Je finis la semaine prochaine et… je serais disponible dès le début du mois.

–Début février, ça nous fait quoi, mercredi deux, vendredi quatre ou lundi sept ?

–Je crois, oui.

–Ben viens mercredi. Le mercredi, c’est à trois heures et demie.

–D’accord… Et en fait, vous travaillez les lundis, mercredis et vendredis ?

–C’est ça.

– C’est que, je regrette, mais vendredi, le quatre, ça pourrait aller si je prends congé ? Il y a un colloque auquel je suis inscrit depuis longtemps. Je sais que ça fait pas très sérieux…

–Ça va aller, on va s’arranger. Pour une fois qu’on tient quelqu’un d’intéressé, on va pas le laisser filer comme ça.

–Bon… merci.

–Tu prendras ta carte d’assurance et ton numéro de compte.

–Très bien.

–C’est tout bon ? Alors à dans dix jours.

Au loin, au-delà des champs, après les cloches et les corbeaux, j’entends le réveil. Il est deux heures et demie. Je reste au lit jusqu’à la prochaine sonnerie. Dans le frottement des draps, la douceur du déni dessine un avenir meilleur. Ouvrir les paupières est une brûlure. Je les referme comme du papier de verre sur la cornée et je me sens vriller vers le rêve. Il faut les rouvrir malgré leur poids de plomb. Je souffle pour réveiller ce corps rétif et le lancer dans le mouvement, qu’il me convainque d’abandonner la chaleur facile, que le battement lent de l’hibernation quotidienne se mue en consommation diurne, que le pouls augmente pour combattre le froid, et que je me dresse sur mon cul. Si ça ne tenait qu’à moi… Mais il y a Hamza, d’abord, qui passe me prendre à trois heures, et puis le chef qui gueulerait et les collègues qui seraient dans le pétrin, enfin il y a toutes celles et ceux auprès de qui j’ai semé ou éventé l’idée, aller voir, aller travailler, et raconter, ou continuer à ne pas faire, rester doux rêveur, grand jasou petit faisou – sans compter le loyer… Je passe les habits froids. Le café a le goût amer du manque de sommeil et la douceur du réconfort. Que je me drogue. J’ai même le temps de m’en jeter un deuxième avant de sortir dans le blizzard et trembler en attendant Hamza. Sur le trottoir, j’essaie de me rouler une clope. J’ai recommencé à fumer en entrant à l’abattoir – il faut dire que la mort est une bonne excuse pour l’intempérance – mais les doigts gelés s’y refusent. C’est drôle. Est-ce que ce sont encore mes doigts s’ils ne me répondent pas ? Et quand ils répondent à quelqu’un d’autre ? Je tire sur la feuille avec les lèvres et j’arrive à emballer une boule de tabac que j’allume. C’est bon. Un peu de chaleur et de doux poison. Une voiture passe, pas lui. J’attends encore dans le froid qui progresse par toutes les failles de mes habits chauds et je me délecte d’une bouffée de clope. De petits flocons secs volent dans les bourrasques. Cinq minutes passent, plus longues que la cigarette. Enfin quelqu’un

s’arrête dans une berline blanche. Il se penche pour ouvrir la porte passager. Après une poignée de main, – Ca va et toi? – je m’assieds et je ferme la porte.

–Ça va, la forme ? insiste Hamza.

Comment il fait, par ce temps, à trois heures du matin, alors qu’on s’en va tuer des animaux, pour me sourire, et pas un de ces sourires de politesse, un sourire aussi avec sa voix, avec son regard. Ça sonne juste et ça me touche comme de l’amitié au milieu de la glace. Je n’ai pas besoin de mentir pour sourire en retour.

–Pas trop mal, et toi, la forme ?

Il s’excuse du retard. Aucun problème. Je suis content qu’il me prenne.

–T’as pu récupérer ? il me demande.

–Je me suis reposé un peu… Et toi ?

–Je dors jamais plus qu’une heure ou deux le soir avant, mais hier je me suis reposé l’après-midi. Il y en a qui s’habituent aux horaires, moi j’ai jamais réussi.

Il me regarde en riant et je ris avec lui, de bon cœur contre tout le reste.

–Encore, ce serait tous les jours, je pense que je m’y ferais, mais là, avec trois jours par semaine, je préfère dormir un peu l’après-midi, de quatorze heures, jusqu’à, des fois, dix-sept heures…

–Moi aussi je crois que je vais faire ça… Vivement la sieste ! On rit à nouveau et c’est chaud.

–Ce qui est bien avec ce boulot, c’est qu’on a le temps de faire autre chose. Lundi midi, il ne reste plus que deux jours… Et mercredi plus qu’un ! Tu t’imagines faire ça tous les jours ? Ils font ça dans les grands abattoirs, cinq jours par semaine ! Greg avant il faisait ça. Il a travaillé partout. En Allemagne, en France, en Belgique, et puis ici en Suisse, à Courtepin il bossait.

–Faudra que je lui demande.

–Moi je pourrais pas.

–Moi non plus… Déjà là, je sais pas si je pourrai.

On arrive au croisement d’Ecorchevel. Depuis là, on devine la route qui descend sur Frayche, la Mitaine, et enfin jusqu’au fond à La Lye, avant de s’évaser sur les Faverges. Hamza roule tranquillement sur la neige.

–Bon, c’est le début qui est dur. Après, ça passe vite. Faut juste pas s’arrêter. Avant, quand je travaillais chez Nestlé – tu sais, les pots pour bébés – c’était bien payé, mais des fois on avait fini une cuve et il fallait attendre le cycle, qu’elle chauffe, qu’elle refroidisse, ça prenait cinq heures avant de la ressortir. Cinq heures où on attendait – bon, on s’occupait un peu, mais au bout d’une heure on n’avait plus rien à nettoyer – et c’était comme ça presque tous les jours. Tandis que là, c’est sûr il faut y aller, mais au moins t’as pas le temps de t’ennuyer.

On se déshabille et on se croise pour prendre les habits de travail, tous presque nus avec nos peaux fines et plutôt glabres, nos ventres qui pendent un peu, nos os apparents, les yeux encore plissés et croûtés de sommeil, les muscles qui se dégourdissent dans le froid du vestiaire. On passe les pantalons rouges en y ajustant nos ceintures, on saisit des bottes et on est prêts, on se bouscule au savon, à l’eau, la désinfection, le tourniquet. Le chef est déjà en train d’allumer les brûleurs de l’épileuse, tablier et charlotte, en avance sur ses hommes.

–Salut Hamza. Salut Charles. Dylan. Le Saint, aujourd’hui tu viendras en zone bleue avec Madame Kottelat. Je veux que t’apprennes son poste. Faut passer par l’autre entrée, par le haut, puis les frigos du ressuage. Dans l’autre vestiaire tu mettras des bottes blanches, mais tu peux laisser les habits rouges, pour cette fois c’est égal, on n’aura pas de contrôle.

Je ressors par le vestiaire rouge des manœuvres, passe devant le bureau. Au fond du couloir, j’arrive dans le vestiaire bleu des bouchers. J’enfile des bottes blanches et m’arrête au lavabo. Devant le miroir, je suis de nouveau seul. Qu’est-ce que je fais là ? Un employé comme les autres, peut-être, ou peut-être plus paumé que les autres avec mes prétentions à essayer de comprendre. Qu’est-ce que tu viens chercher ici… Entre le flair et la folie des imbéciles incompris, la frontière est ténue. Are you talking to me ?

Je descends les escaliers et passe le tourniquet, les bottes dans le bain de pieds. La porte se referme et me voilà dans la nuit presque totale, si ce n’est la pâle lueur du signe sortie de secours. Il fait froid sous le t-shirt. Un bruit de ventilation, plus loin, ça doit être là, les frigos. À côté de la porte, je cherche un interrupteur mais je n’en trouve pas. Je fais le tour de la pièce. Une porte en face donne sur une obscurité plus profonde ; à droite, ce qui semble être le côté extérieur du bâtiment, une porte qui ressemble à un garage, fermée, sans bouton de commande, il n’y a pas de fenêtre. Je refais le tour des embrasures de porte à tâtons. Rien. Dans la lueur du signe sortie de secours, il y a bien un tableau électrique avec des boutons comme à la cage d’abattage et un bouton rond comme un champignon qui pourrait bien être rouge. Il doit pourtant y avoir des lampes.

Je vais voir par la porte ouverte sur l’obscurité, une pièce où je ne vois rien, quoique mes yeux s’habituent comme j’avance, et le peu de lumière de la première salle me laisse distinguer une barre d’acier, une barrière, ou plutôt un chariot, comme un méchant lit d’hôpital. Plus loin, il y a les frigos et les carcasses pendues qui ressuent et rassissent dans cette nuit hantée où le bruit de la ventilation se mêle à des grincements ou à des cris errants. Je reviens tâtonner l’embrasure ouverte, de tous les côtés, ne trouve rien. J’abandonne. Je m’en retourne ouvrir la première porte, celle par laquelle je suis entré. Mais elle résiste. La poignée ronde ne tourne pas. Elle est peut-être coincée, alors je force. Ma main glisse sur la poignée sphérique. En dessous, il y a une serrure magnétique encerclée d’une led verte, une serrure électronique qui fonctionnerait sûrement si j’avais la clé. Je sens monter la peur. J’essaie encore de tourner en serrant mes deux mains l’une sur l’autre. Rien à faire. La poignée ne doit s’actionner que depuis l’autre côté. Je tourne dans la pièce. Le signe sortie de secours est là, indiquant la serrure magnétique. La porte de type garage ne s’ouvre pas non plus. Pas de poignée, pas d’interrupteur. Je reviens et tente de forcer la pseudo-sortie de secours en tirant de toutes mes forces, mais rien ne bouge. Je martèle du poing. Il y a quelqu’un ? Je rêve. Je me mets une petite claque pour la forme. Là non plus, rien, si ce n’est un côté filmique qui ravive à la fois le demisourire et les souvenirs d’épouvante. Changer quelque chose. Je cherche des poignées, des leviers, rien ne bouge. La seule issue est du côté de la nuit, la porte ouverte sur les morts ressuant, dégoulinants. Il doit pourtant y avoir moyen d’allumer une lampe.

Sous la veilleuse, je distingue seulement le boîtier électrique avec les boutons. Je les essaie tous sauf le rouge. Il risque d’éteindre quelque chose d’important. Ou peut-être une alarme ? Ça serait une connerie qui pourrait me coûter cher, qui appellera les pompiers et me ridiculisera ; je vois déjà le mépris du petit nouveau, qu’est-ce qu’il nous a refait, c’était pourtant pas compliqué, il y a un bouton qu’il ne faut pas toucher. Mais quoi d’autre. Par dépit, j’appuie. Et rien. Il n’y a rien à changer parmi ces parois froides et ces ventilations glacées. D’un côté les portes fermées, de l’autre la mort des frigos, partout la nuit, et dans

le froid, en maillot par zéro degrés, je sens que le temps est compté. Alors je repasse la porte en face de l’entrée, bras tendus, je retrouve le chariot, puis je suis le mur en balayant devant moi avec l’autre main. La matière du mur change, du plastique bosselé à la dureté froide du fer. Encore une porte. Je trouve la poignée et j’ouvre une chambre plus froide où cette fois l’obscurité est totale. La ventilation est forte et l’air humide fait se dresser les poils sur mes bras nus. Ça sent la viande froide, la graisse de bœuf jaunie. Avant de laisser la porte se refermer, je vérifie qu’il y a bien une poignée pour revenir. Elle est ronde ici aussi, mais quand je force elle tourne et actionne le loquet. Je brasse devant moi, de l’air seulement, mais je sens les carcasses proches. Je traverse un cimetière parmi les cadavres et je les sens sur le point de me tomber dessus. Mon cœur bat et mon haleine dissémine le peu de chaleur qu’il me reste. Les bêtes pendent à côté, ou peut-être ici même, au plafond. Qui sait ce qui se cache entre elles, entre leurs esses, glissant sur les rails, leur tête à hauteur d’épaule. Si une d’elles n’était pas complètement morte, qu’elle était en train de descendre de son crochet, de se faufiler parmi les autres, prête à surgir ici. Nez à nez, je vois ses cornes et des restes de fourrure noire sur un œil noir, une tête qui flotte parmi les corps de côtes rouges et blanches saillantes, un rugissement sans son, une vengeance immobile. Je chasse l’image en me concentrant sur le chemin invisible, un espace libre entre les corps. Surtout ne pas empiéter, ne pas heurter les morts. Je traverse en balayant des bras ce cube sombre de lames, de tôles brutes et de chairs finissant de mourir. Je rencontre quelque chose de mou et froid, mais sec. C’est un sas de lanières en plastique. Je les écarte et passe. Ici il y a moins de vent. L’odeur est plus douce et plus acide à la fois. Ça pourrait sentir le foie ou la bile. Un tas de tripes ? On pourrait tomber dedans. Et s’il y avait un trou d’évacuation dans le sol ? J’avance les pieds en posant d’abord la pointe. La main touche un angle de fer et je m’arrête d’un coup. De la main je suis un montant, une barre horizontale. Un crochet. Un autre. Ce doit être le chariot où j’ai vu suspendre des organes. Je me sens pâlir. Respirer. Inhaler la pestilence gelée et souffler la peur et le dégoût. Je contourne le chariot en le gardant à distance, bras tendus dans le vide. Je cherche les confins de la pièce. Mon pied heurte quelque chose qui

rebondit. Un seau en plastique. Peut-être celui des yeux que Dylan met de côté. La main touche un mur. Des lanières de plastique encore. Enfin je suis dehors. Au bout d’une énorme pièce au plafond rempli de rails, de la lumière sort du tour d’une porte. Je retrouve le bruit des machines. Je relève les épaules et pose quelques pas fermes au fond de mes bottes. J’entre dans l’abattoir, où même les hurlements des porcs ont quelque chose de rassurant. Je suis du côté des vivants.

Au local central, je passe un tablier bleu, un casque blanc, un gant, j’ajuste les lanières en plastique sur le gant de mailles. Le chef débarque en trombe, les épaules en avant.

–Ah, t’es là ? On se demandait où t’étais passé.

–Oui, je… je trouvais pas les interrupteurs.

–Comment ça ? Ben ils sont à l’entrée, au tourniquet.

–Ah, ouais ? Je suis rentré, puis j’avais pas la clé pour ressortir et allumer.

–Qu’est-ce que je t’ai dit ? Ob-ser-va-tion. Ils sont où les interrupteurs de ce côté-ci ? Au tourniquet. De l’autre côté c’est la même chose. Bon. T’iras aider Madame Kottelat avec les fressures. Mais en attendant que les porcs arrivent en fin de chaîne tu peux déjà aller donner un coup de main à la table.

Je rejoins les gars affairés sur les porcs que crache l’échaudoir. Il fait bon autour de la machine. Dylan est aux têtes et Sylvain aux jambons. Il suspend les cochons à la poutrelle où ils glissent jusqu’à Hamza, qui à son tour brûle et gratte les derniers poils, rince, les fait monter sur une crémaillère, leur ouvre les bajoues puis ré-actionne la crémaillère qui termine leur ascension jusqu’à la chaîne principale ; et il réceptionne le suivant.

–Il paraît que je peux aider ? je demande.

–Tiens, ouais, tu peux les brûler, répond Dylan. Regarde avec Hamza.

–Ouais, dit Hamza en tendant le chalumeau. Il faut bien faire là, à l’intérieur, la base de la cuisse, et puis les côtés aussi.

Trois doigts sur la gâchette, je serre et le chalumeau lance une flamme longue comme le bras. Le feu contourne les flancs du porc et s’évanouit à côté de Hamza. Ça a l’air un peu dangereux, mais il continue à couper les joues du porc comme si de rien n’était. Pendant qu’il travaille penché en avant à leur ouvrir la gueule en trois, le porc suivant arrive et se bloque en balancier dans son dos. Hamza ne regarde pas en arrière. Il se relève, actionne la crémaillère et les porcs avancent en secousses, puis en bringuebalant dans les séquelles, les bajoues ballantes et le groin nu au milieu, défigurés.

– Napoléon ! … C’est quoi, son nom, au petit jeune ? … Napoléon ? !

–Moi ? Arthur – Napoléon, c’est un beau nom pour un cochon.

–Ouais ben viens avec moi, on va en zone propre. Rince bien tes bottes. Toujours rincer ses bottes quand tu changes de zone !

Je m’asperge les bottes d’eau brûlante. En visant les chevilles, j’en gicle à l’intérieur – c’est tiède à travers le pantalon et les chaussettes –puis je suis le chef vers la zone bleue. On débouche du local en face du poste à éviscérer, près de la porte cochère. Sur la droite, je passe sous les jets d’eau et de moelle de la scie à Frank.

–Pas quand je coupe ! Pas quand je coupe !!! J’ai dit pas quand je coupe !!! Mais nom de Dieu !

Je finis par comprendre qu’il s’adresse à moi et je lève les yeux en reculant.

–Je t’ai dit quoi ? ! Tu passes pas quand je coupe ! Moi je te vois pas. C’est à toi de faire attention, qu’il crie depuis son poste.

Plus loin sur la chaîne, c’est le poste du chef. Il monte sur sa plateforme en sautant.

–Tiens, Madame Kottelat va te montrer ce qu’il faut faire avec les fressures. En attendant, quand j’ai rien à faire, c’est un coup de raclette, et puis pousser un porc. Toujours occupé.

Une dame d’une soixantaine d’années est en train de ramener une grappe d’abats de la chaîne de production. Elle porte dans une main un tuyau de chair d’où pendent des organes et dans l’autre ce qui ressemble à une langue prise dans un filet de graisse. En s’aidant de la main nue, elle plante le tube à un crochet du chariot, à côté des autres.

–Bon-jour, dit-elle en octave montante. C’est vous, le nouveau ?

–Oui, j’ai commencé la semaine passée.

–Je vais vous montrer… Ici, on tire et on enlève les…

Elle parle fort pour couvrir les compresseurs et les scies, mais un bruit de succion déchire l’espace. En déplissant les yeux je lui demande de répéter.

–… les coiffes. On les tire et normalement ça vient. On les met là dans la caisse. Et les rates, en général on jette, mais quand c’est des privés on garde, des fois y en a qui prennent pour donner au chien.

Elle tient dans sa main nue la langue violacée.

–Ça, c’est une coiffe ?

– Non, ça c’est la rate. La coiffe c’est le filet qui pend, là. Les bouchers les utilisent par exemple pour ficeler des rôtis. La coiffe, on la lance dans la caisse là, et on rince pour pas qu’il y ait du sang. Après, les fressures, on commence par le haut et on descend. Les poumons, on jette, qu’elle dit en lançant le poumon sur le tapis des déchets, à trois mètres derrière elle. Le cœur, on coupe pour vider le sang, moi je fais juste une croix, comme ça.

Le cœur s’ouvre et laisse couler un sang noir.

–Ensuite, il y a ce morceau de chair qu’on garde, ça vient dans les saucisses. Mais autour on enlève… On suit la chair. Normalement ça doit venir d’un coup.

Son couteau découpe un lambeau de graisse dans une charpie, un genre de drap de chair froissée auquel sa main gantée donne forme en l’étirant.

–Ensuite, selon les commandes, on garde le foie et les reins. Là on peut jeter, c’est pour le grossiste.

La chaîne de production avance dans un bruit de compresseurs. Madame Kottelat se retourne.

–Je vous laisse les enlever ?

Elle va chercher des abats et revient alors que je suis encore en train de chercher dans quel sens saisir le foie.

–C’est pas évident, hein ? Moi je le prends comme ça, il y a ce grand lobe au milieu – bien à plat, voilà – et on coupe ici, le plus près possible.

Le foie est en trois parties. Autour du grand lobe au centre, deux plus petits s’ouvrent sur les côtés, avec une face plate à l’intérieur, comme des ailes autour d’un corps. Ça rebondit dans la main et je pense à une esquisse de colombe, entre le gâteau de Pâques et le poulet en barquette.

–Ils ne gardent pas les foies ?

–Ça arrive qu’ils en prennent dix, vingt, mais aujourd’hui y en a pas. Vous voyez, c’est noté sur la feuille, là.

Sous sa couverture plastifiée, la feuille maculée d’eau ensanglantée est encore lisible par endroits.

–Là. Vous voulez essayer ? On peut aller chercher une fressure.

Elle s’en va ouvrir la grande porte coulissante des frigos par où je suis entré tout à l’heure et y pousse un porc coupé en deux qui glisse sur les rails, tête en bas. Je traverse la chaîne de production et je monte sur l’escabeau d’acier qui mène au tapis roulant blanc des déchets. Au-dessus pendent les crochets avec en alternance les fressures et les rates. Je décroche la rate, puis saisis la fressure par le tube – ça doit être la trachée, faite de cartilages qui croquent en se défaisant de l’acier – un tube visqueux à l’empoigne d’où pendent peut-être cinq ou dix kilos d’organes. Même serré, ça glisse dans la main nue, alors je change la rate de main et saisis la trachée de la main gantée. Les mailles de fer crochent dans la surface de la gorge comme des chaînes sur de la glace visqueuse. En l’assurant avec l’autre main en dessous, j’emporte la grappe jusqu’au chariot où je tente de la planter.

La trachée résiste, glisse sur le côté. Elle se retourne. Je cherche un endroit où poser la rate en attendant et je finis par la laisser sur un crochet plus bas, avec la coiffe pendue. Je regarde l’ouverture de la trachée, un orifice béant dont sort un souffle de mousse rosâtre et cette odeur acide. Je l’approche du crochet et réessaye de l’appuyer contre la pointe. Il y a une partie plus épaisse à l’entrée, puis une section plus fine. J’appuie de la main nue et le crochet fait craquer le cartilage fin en même temps qu’il apparaît entre mes doigts.

–Euh, adame Kottelat ?

Madame Kottelat s’approche.

–En fait, moi c’est Françoise, elle dit en me tendant la main.

Un peu emprunté par les organes à peine suspendus, je les lâche en m’attendant d’abord à les voir tomber, puis je me tourne vers elle. Elle cligne de l’œil droit et tient le gauche en avant avec un regard solide et franc comme sa poignée de main.

–Enchanté. Arthur.

–Ça va dur, hein ? Moi je mets le crochet dans le trou. C’est ça. Il faut juste faire attention quand ça traverse. Tu peux utiliser la main gauche pour appuyer avec le gant.

–Ça paraît sage. Tout est pointu ou coupant ici.

–Mais la rate, faut pas la laisser là. Tu peux seulement enlever la coiffe. Tu veux faire la fressure ?

–Je veux bien essayer.

–Tu peux faire ça ?

J’attrape un poumon et coupe au plus près de la trachée. La lame l’entame et produit ce liquide mousseux, mais plus sanglant et plus épais qu’à l’ouverture du tube. Je fais tourner la pièce pendue et attrape ce qui ressemble à l’autre poumon, je coupe. Cette fois, c’est le poumon qui est sectionné et qui mousse. Dans les liquides, il reste des morceaux de même texture. Je fouille l’enchevêtrement d’organes et cherche à dégager les restes de poumon.

–Ça va, le Saint, tu t’en sors ! ? demande le chef.

–Ça va… je réponds.

–Il faut y aller ! Tu sais qu’il y a rien à gâcher sur les abats ! C’est tsac-tsac, et on envoie !

–O.K.

Je saisis un morceau de poumon et je coupe. Il en reste, mais je continue. Je prends le cœur dans la main de fer, et je coupe, un coup vertical, un coup horizontal. Je regarde couler le sang. Les tripes serrées, je cherche le voile de chair, retourne la pièce, tire, il y a de la graisse, je commence la coupe et je me retrouve avec un lambeau de graisse entre les doigts. J’ai envie de pleurer je crois, je ne sais plus.

–Et puis vous, plutôt que de rester comme ça à regarder, venez m’enlever ces langues qui traînent par terre, crie le chef en lançant un morceau par-dessus la barrière de sa plateforme.

Madame Kottelat s’exécute. Pendant ce temps, j’essaie de déplier la toile de chair et de graisse. Je cherche le sens.

–Eh, Napoléon, c’est pas de la chirurgie ! Ça doit y aller, d’un coup !

–O.K., je dis en serrant les dents.

Je donne encore un coup de couteau entre les endroits rouges et la graisse blanche. Maintenant le foie. Dans la main, je le soupèse.

–Tu peux rien gâcher, je te dis ! Non mais.

Le chef fait descendre sa plateforme dans un bruit d’air comprimé et saute en bas.

–Là, dit-il en me poussant de l’épaule. Donne ton couteau. Tu prends le foie…

Je serre un instant le manche, puis je relâche la main, le change de sens et le tends. Le chef le saisit puis écarte une jambe.

–Le foie, c’est tsac, un coup.

Il tranche.

–Les rognons. Tsac, tsac. On jette.

À grands coups de couteau, il progresse dans une jungle d’abats et laisse des bouts de foie accrochés dans les tendons. Il lance le reste en arrière, où on le ramassera, Madame Kottelat et moi, en passant derrière lui comme les ouvriers derrière les cadres.

–Tu peux rien gâcher, je te dis, ça vaut rien. On les fait pour récupérer ce qu’on peut, mais c’est quelques bouts de viande pour des saucisses. Et les rognons, il y en a de temps en temps, mais c’est pour les chiens. C’est parfaitement bon, je veux dire, c’est sain, propre à la consommation, mais personne n’en veut. T’en manges, toi, des rognons de porc ? Ben tu vois. Des fois, il y a des clients qui demandent pour leurs bêtes, mais c’est tout.

–O.K.

–Je te vois, tu t’appliques. Mais faut pas me prendre un mauvais rythme. C’est tsac-tsac. Regarde, il y a des porcs qui attendent. C’est un poste seul, ici. Les fressures, pousser les porcs, et quand y a rien à faire on observe, un coup de raclette, ramasser les langues. Un poste. Là vous êtes deux et ça suit pas.

–J’essaie de faire le geste juste, faut le temps de prendre le coup de main.

–Tu vas me prendre un mauvais rythme. Faut y aller, le foie, les rognons, c’est un coup.

–O.K., mais là par exemple, pour découper la graisse, je vois pas comment on prend le morceau.

–Tu prends le milieu, là. Tu tires, et quand tu l’as, c’est un coup. Il donne quelques à-coups.

–Il faut les aiguiser, vos couteaux.

Quelques coups rapides dans l’aiguiseur.

–Là. Un coup. Tsac. Tu peux rien gâcher, je te dis.

–O.K.

Je reprends le voile qui pourrait être le diaphragme et je gesticule pour tenter de déplier ce tissu sens dessus dessous, au milieu d’un filet de chairs, avec le gant et le couteau qui m’engourdissent les mains et s’emmêlent dans le sac de nœuds et la menace du temps et des cris du chef. En coupant le fin lambeau, le couteau passe tout droit et la graisse me reste entre les doigts. Il faut ressaisir la pièce, couper encore, d’un coup, mais précis.

Pour essayer de tenir le rythme, je cours jusqu’au tapis des déchets et en grimpant sur l’escabeau, je me prends les pieds dans le tablier ; je tombe presque contre les crochets à organes. Il ne manquerait plus que de venir s’accrocher sur le convoyeur. Je reviens, plante les viscères pour Madame Kottelat, puis je m’en vais pousser deux demiporcs qui attendent avec l’ouvrière de la pesée, en fin de chaîne. Je tiens l’oreille et la gorge et je pousse, le corps arqué en avant sur mes pieds, symétrique au porc avec ses jarrets accrochés au rail. On avance en demi-lune, ma moitié vive et ses moitiés mortes mais encore chaudes. Comme on m’a dit, dans les frigos j’essaie de maintenir les porcs ouverts à distance pour que l’air circule et qu’ils refroidissent plus vite, mais je perds du temps.

–Allez Le Saint, y a des langues par terre ! Faut pas prendre exemple sur Madame Kottelat, hein. Y a des fressures qui attendent. Madame Kottelat était accoudée à la porte des frigos en attendant que l’ouvrière finisse la pesée. Elle lève les épaules et emmène deux demi-porcs. Je vais chercher la fressure, plante la trachée et m’applique à identifier le plus vite possible les endroits de coupe.

–Allez ! On ne peut rien gâcher.

Il gueule, monocorde, comme pour meubler l’ambiance entre les cris des porcs et son aspirateur à moelle qui siphonne les vertèbres à cent vingt décibels. Il saute de son poste et se dirige vers l’épileuse.

–Il est complètement fou, commente Madame Kottelat, à l’octave sur l’avant-dernière syllabe avant de retomber sur une quinte fléchissante. Non mais c’est vrai, j’entends, je sais pas ce qu’il a à gueuler comme ça sur tout le monde. Il en a déjà fait fuir trois. Un jour il trouvera plus personne. Moi je lui ai dit, une fois, si ça continue comme ça je vais finir par foutre le camp. Ah je suis comme ça, moi.

Je rince mon tablier avec le jet d’eau brûlante, les bottes aussi. Je pose le casque puis je me lave les mains. Elles sont délavées et ridées, comme si le sang y avait été remplacé par de l’eau graisseuse. Je remarque que j’ai une plaie au doigt, juste assez profonde pour que le contact avec le sang et la merde devienne préoccupant. Le chef passe, dépose son casque. Je lui demande s’il n’aurait pas un pansement.

–Un pansement ? Ici on met pas de pansements. On saigne et on souffre.

–C’est que… j’ai un peu peur que ça s’infecte.

–Ah, mais justement, on cultive l’infection ! Après, on coupe ! Une ablation, ça s’appelle.

– O.K. , je dis en souriant à moitié. Je crois que je vais quand même tenter le pansement.

Je regarde alentour.

–Tiens, regarde là-dedans, dit le chef en montrant une boîte de premiers secours accrochée au mur.

À la salle de pause, les bouchers sont assis, chefs et sous-chefs en haut de table. Il y a un kilo de pain au milieu, des cervelas dans leur emballage en plastique, un couteau à pain, une motte de beurre. Je me coupe d’abord une tranche de pain avec un morceau de beurre. Sept heures, ça semble un peu tôt pour la viande froide. Mais après la matinée à naviguer entre les jets d’eau et les frigos, j’ai faim. Comme disait Duhamel, à l’abattoir comme au champ de bataille, pourquoi n’aurais-je pas faim ? J’attrape une saucisse et attaque son emballage avec les dents. Greg me tend un petit couteau à charcuterie. Merci. Et j’attaque avidement la saucisse. C’est bizarre de manger du cochon avec les mains qui portent encore l’odeur de leur peau et de leurs organes. L’estomac est à la fois avide et réticent à cette nourriture riche, il est creux mais se contracte, c’est répugnant et c’est bon. On me demandera plus tard si on mange vraiment les saucisses crues à l’abattoir. Je répondrai que non, on ne cuit pas les saucisses, mais que les cervelas, comme les saucisses de Francfort ou de Vienne –toutes les mêmes d’ailleurs, à part la forme et les épices – sont des préparations cuites. L’abattoir est peut-être barbare, mais dans les limites de la vraisemblance : on n’y mange pas les bêtes vivantes.

Le chef entre et se coupe un tronçon de pain épais comme le poing.

Il sort des œufs du frigo, en pèle quatre et s’attelle à les dévorer. Des bruits de moteur dans la cour le font se relever.

–Qui c’est qui vient à cette heure ? … Ah, ouais, c’est Berdat, il m’a appelé hier. Je lui ai dit, cette fois, pour les livraisons c’est jusqu’à huit heures et demie, dernier délai. Et puis pas des bêtes pleines de merde, sinon on facture. On veut voir si ses agneaux sont propres cette fois… Bon pis on a quoi, avant ça, vingt-deux bovins ? La moitié livrés hier. J’étais encore là à huit heures du soir. Tu vois, Le Saint, y en a qui bossent pendant que tu décuves.

–Hier je suis allé voir mon grand-père à la maison de retraite, j’étais debout à sept heures.

Ça plombe l’ambiance, mais je ne vais pas endosser le rôle du bleu sur toute la ligne.

–Je dis ça pour rire, fait le chef. Faut pas croire.

–Pas de problème.

Je me fais un café et je sors du bâtiment. J’ai presque mal au cœur pour le chef : avec mes trente ans et mes diplômes, je ne suis pas le petit nouveau idéal. Au contraire, j’ai peur d’être trop fort dans mes défenses. Il est de bonne volonté, il joue seulement avec des rôles tout taillés. C’est comme ça d’habitude, les nouveaux, les apprentis, ça fait des boucs émissaires pour tout le monde et leur bêtise soude le groupe. C’est pas méchant, c’est de la violence ordinaire. Les gars sont en train de fumer dans le petit jour. Leurs polos aussi fument, quand ils n’ont pas de veste.

–Ah, t’es là ? lance Dylan.

–Ouais, j’étais avec Madame Kottelat.

–… Là-bas au fond…

–Je croyais que t’étais parti, fait Sylvain. T’étais tout pâle ce matin.

–C’est vrai, j’ai eu froid en traversant les frigos. Et peur aussi, je trouvais pas la lumière, ni la sortie. Mais ça va. Non, en fait je crois que je vais bosser un moment ici, quelques mois, voir un peu comment ça se passe.

–C’est à la hauteur de tes attentes ?

–Je sais pas à quoi je m’attendais, mais peut-être… C’est dur, je veux dire, les cris, les tripes, tout ça, et ça gueule pas mal, mais c’est bizarrement sympa aussi… J’avais envie de voir comment on vit avec ce boulot et peut-être écrire un truc…

–Parce qu’en fait c’est quoi ton métier ?

–Différentes choses. J’ai fait des études de philo, mais j’ai aussi bossé sur les chantiers, comme éboueur une année, maraîcher plusieurs étés, et comme éduc aussi, dernièrement. Toi, tu fais d’autres choses à part ça ?

–Ouais, fait Sylvain. J’ai la ferme.

–C’est… ton exploitation ?

– On est à la sixième génération, mais c’est moi qui ai repris, ouais. J’étais bien obligé… Mon frère, ça l’intéressait pas.

–Vous faites de l’élevage ?

–Principalement. Là j’ai aussi des génisses en pension…

–Et elles vont bien par ce froid ?

Il marque une pause, comme surpris de tant de questions, ou plutôt de celle-ci, agréablement je crois.

–Elles vont bien, ouais. Elles sont au chaud. Mais en fait le froid, ça les gêne pas. Elles sortent tous les jours. Faudrait leur demander, mais en tout cas ça a pas l’air de les déranger. On doit les laisser sortir treize jours par mois, mais chez moi c’est toujours ouvert, elles sortent quand elles veulent. Du coup si elles sortent j’imagine que c’est parce que ça leur plaît de se balader dans la neige.

–J’aurais pas pensé.

–Ouais, c’est drôle mais en fait la neige ça va, même quand elle tombe, elle reste sur le poil. Ce qu’elles aiment moins, c’est la pluie… Et la bise. Cet hiver, il n’y a que deux jours où elles sont pas sorties, et c’est quand il y avait la bise. Sinon elles sont toujours dehors. Tu sais, ça arrive de les voir ruminer dans ça de neige.

Il montre deux bonnes mains.

–Les voisins doivent des fois se dire que je suis fou, à les voir dehors par moins quinze. Mais bon, ils disaient déjà ça quand mon grand-père s’est mis en bio, au début des années quatre-vingt.

–Un pionnier ?

–Peut-être.

La mousse décape les murs, les abreuvoirs, les mains, les bronches. J’éprouve un genre de satisfaction à souffrir un peu comme les animaux à peine disparus, à mourir un peu comme les bactéries qui doivent siffler dans le feu du chlore. Je sens mes alvéoles se décloisonner, suppurer cette glaire protectrice qui dilue le poison en s’y mélangeant. La passion de Jolissaint… Jolissaint qui ferait mieux de nettoyer s’il veut pas se faire engueuler.

Une vache sort d’une stalle, suivie par Dylan qui la guide vers le couloir d’abattage.

–Allez ! il dit.

Et la vache avance dans ces alternatives prédéfinies de portails ouverts et fermés. Sa croupe balance avec son pas lent. Dylan ferme le portail derrière elle et se retourne.

–Après, ça t’irait de m’aider à mettre la prochaine ?

–Je peux essayer, je dis.

–Bon. Quand on aura fini avec elle, tu prendras euh – ah ben c’est déjà le dernier – le veau là, qu’est au bout, dans le box deux. Et t’as vu, tu fermes toujours les portes, et surtout tu fais bien attention à fermer le couloir du matériel – une fois, y a un taurillon qu’a mis un coup de pied dedans, c’était mal fermé et il a bien failli entrer dans l’abattoir… Tu verras, quand tu ouvres, normalement il avance tout seul.

–O.K., je dis.

En attendant, je reprends le jet de chlore et je continue à repeindre de ce blanc fugace les parois des box vides, quand retentit le claquement sec du pistolet d’abattage, suivi de l’écroulement de la vache. J’imagine ses muscles qui se détendent d’un coup et elle, précipitée au sol, ses hanches osseuses de Holstein tombant contre les parois de la cage. Un instant auparavant je la voyais marcher. Elle croyait peut-être qu’elle retournait aux champs – c’est vrai, après toutes les cages, il y a les champs, sauf celle-ci. Et la vie continue avec les mêmes bruits, le même rythme, comme si son absence n’y changeait rien. Je vérifie que personne ne me regarde. C’est terrible, le poids de l’anecdotique, pire, l’insignifiance. La chute, la fin, le vide, mais vide de rien. Elle marchait, elle ne marchera plus, c’est de la viande, c’est le cas, c’est tout.

Je laisse pendre le jet de mousse. Jamais je ne pourrai travailler ici. Comment je pourrais ne pas écouter ce que cette vie pouvait vouloir dire, ne pas voir le mouvement qui s’arrête ? Je suis seul dans les écuries mais me vois déjà racontant la fin de la vache. Elle résonne en moi avec le claquement du matador. Et je me vois, au même moment où un apprenti boucher serre les dents et se voit déjà serrer les mains des chefs avec à peine un souvenir du tremblement qui l’a effleuré la première fois, sans que cela ne lui fasse rien, au fond, qu’un peu bizarre tout au début, mais maintenant plus rien, non, qu’estce qu’on veut, c’est le métier, moi, regarder par terre et me laisser emporter par cette bête que j’ai vue vivre, lui offrir l’hommage de la mémoire et toute la pompe, une pensée où riment l’abattage et l’abattement, un cérémonial qui me ferait passer pour un dingo si j’étais boucher, mais que la postérité me reconnaîtra, évidemment : Jolissaint, l’homme qui tendait l’oreille au dernier râle des vaches… Mais pendant ce temps, il y en a qui bossent. Dylan va m’attendre. Il faut que je lui amène un veau, du box un il disait, ou deux. Ça doit être lui, le noir et blanc. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Commencer par arranger les barrières entre le box et les couloirs. J’aimerais ouvrir la porte et le faire sortir, refuser d’entrée de jeu, dire au monde que je ne pouvais pas, perdre cet emploi, dire non, je suis résistant, trop bon pour ces histoires. Mais la vérité, c’est que je pèse tout ce que j’ai fait pour arriver ici. Retrouver du boulot, qui sait combien de temps ça prendrait. Abandonner et emprunter de l’argent, mais ça serait reculer vers les ennuis, ou tuer et avancer… La fierté d’aujourd’hui contre la bouffe de demain avec en prime une histoire à raconter. Et pour le veau qui n’a rien à voir avec mon beurre, la liberté ou la mort. Le loquet retombe sur la dernière porte dans le glas de la tôle. Le veau appelle cou tendu, gueule ouverte, et je suis en train de décider de ne pas l’écouter, de faire ce qu’on m’a dit, je suis en train de décider qu’il va mourir.

–Allez, dis-je d’un ton hésitant. Allez petit ! Allez. Je m’approche et lui caresse le front.

–Ça va aller, je lui dis d’un ton que je veux rassurant. Comment je peux mentir à ce point ?

–C’est bientôt fini…

Au moins, ça c’est vrai. Je lui caresse encore le front entre les yeux et sur le crâne. Je lui gratte le cou – Jolissaint, le bourreau ami des bêtes.

–Allez… Allez, on y va, je dis encore.

–Non mais qu’est-ce que vous me faites ici ! Je sursaute, c’est le chef.

–Faut y aller, hein ! On n’est pas là pour caresser les bêtes !

–J’essaie, oui, je dis en passant derrière le veau. Allez, fais-je encore faiblement en le poussant sur une fesse.

–Bien sûr que comme ça il veut pas y aller. Faut y croire ! C’est comme ça avec les bêtes. Si tu y crois pas elles vont jamais avancer. Il faut de la conviction, hein, que ça vienne du cœur ! Allez, hue ! Et le veau avance vers la cage.

À la fin de la journée, je passe amener des papiers au bureau du chef.

–Bon Jolissaint, tu vois comment ça se passe avec ces fressures ?

–Ouais, faut que j’affine les gestes, mais ça va aller.

–C’est pas les gestes, c’est tsac-tsac ! Sinon tu vas me prendre un mauvais rythme. On en voit qui posent leur écarteur dans le mauvais sens ; après, on sait qu’il leur faudra cinquante fois pour que ça leur rentre dans la tête et que ça devienne automatique. C’est comme quand tu conduis et que tu mets les mains à neuf heures et quart plutôt qu’à dix heures dix. Tu rentres dans ton auto, c’est paf, ceinture et tu démarres.

–J’irai plus vite la prochaine fois.

–Il y a intérêt. On ne gagne rien sur les abats. On fait ça pour pas jeter, mais il faut que ça avance. De toute façon, les foies, comme ce matin, t’as vu, on n’en a gardé que trente. Alors si t’en rates un, c’est pas grave, tu jettes.

–J’ai vu qu’on en gardait peu. Et le sang c’est pareil, on jette la plupart ?

–Eh ouais. Ce matin on a pris quoi, soixante litres.

–Sur cent trente porcs, ça fait pas des masses. Enfin, je sais pas, ça a beaucoup de sang, un porc ?

–Ça dépend de la bête, mais tout compté, sur cinq cents porcs et cinquante bovins par semaine, on jette entre deux et trois mille litres. Ça finit dans des citernes qu’ils viennent prendre en même temps que la benne, les vendredis. Ils emmènent ça chez Brülhart, à Lyss, pour faire du biocarburant.

–C’est dommage, non ? Ça ferait du bon boudin.

–Ben ouais, mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Qui c’est qu’en veut, du boudin ? Sur les foies que t’as vu passer ce matin, y en a peut-être vingt qui étaient impropres à la consommation, mais ça fait toujours quatre-vingts qui étaient bons et qu’on fout loin. Qu’estce que tu veux, c’est de la bonne viande, mais y a personne pour la mettre en valeur.

–Donc pas loin de trois quarts des bons qu’on jette.

–Eh ouais, on fait que de vouloir augmenter la production, mais si on mangeait déjà ce qu’on produit…

–On pourrait en tuer moins pour en manger autant.

–Moi je demande pas mieux ! C’est comme les centrales nucléaires, j’ai toujours dit, on pourrait en arrêter une demain si on arrêtait de gaspiller. Tiens ici, l’année passée on a eu une production de douze mille kilos plus élevée que l’année d’avant – pour un total de mille cinq cent quatre tonnes – et on a baissé la consommation de soixante mille kilowattheures. Soixante mille ! C’est une question de discipline. Si j’ai fini les écuries, j’éteins la lumière. C’est quarantehuit néons. Ils n’ont pas besoin d’éclairer pour rien. C’est tout ça, des petits gestes.

Je sors de l’abattoir dans la lumière rasante de l’hiver. Le soleil est réfléchi sur la neige de midi. Je plisse les yeux. Il fait si clair. Il faudrait qu’il fasse toujours nuit quand on travaille à l’abattoir, nuit et froid.

Je longe la façade d’un bâtiment de briques. La lumière est sombre, orange et rouge violacés. C’est un grand entrepôt. Le toit a deux pans en pente douce. Au milieu de la façade, une porte de fer et de verre, et au-dessus, le reste d’une inscription en lettres peintes. Tout à coup, un éclair de soleil projette un contre-jour noir et blanc.

Je contourne l’angle du bâtiment. Pas un son, pas une odeur. Des flaques lie-de-vin couvrent le sol. Elles reflètent l’éclipse, soleil noir et halo clair, et ne laissent que de petits chemins hors du sang. Vers le haut, un avant-toit et le soleil blanc maintenant.

L’arrière du bâtiment est sombre. Je saute en tentant d’éviter les flaques à l’aveugle. Puis je me retrouve à l’angle de la façade.

Un muret délimite la cour de l’entrepôt et le chemin d’où je suis arrivé. Au loin, il croise un autre mur de briques, plus haut, violet et bordeaux dans l’ombre d’un auvent. Sur le mur, une ombre noire fond les lignes des briques. C’est moi. Je tends le bras et traverse mon ombre et le mur.

De l’autre côté, j’arrive dans un couloir arrondi, un boyau parallèle au muret. Des flammes sortent des parois et brûlent mes bras. Je cours sans conviction.

À la sortie, j’arrive sur le chemin, de l’autre côté du muret, à l’angle du début du bâtiment.

Contrepoint

Massacrés dans les abattoirs

Brûlés dans les laboratoires

Parqués dans les cités-dortoirs

Prisonnier derrière ton parloir

Bérurier Noir, « Porcherie »

Si c’est ça le mieux que la civilisation peut faire pour l’humanité, qu’on nous rende les hurlements et la sauvagerie toute nue.

Jack London, The People of the Abyss

À part les collègues, Gabrielle est une des rares personnes avec qui j’ai pu avoir de longues conversations à propos des abattoirs pendant que j’y travaillais, alors quand elle m’a proposé un café quelques mois plus tard, je me suis réjoui. Ça faisait trop longtemps que les bêtes tournaient en rond dans ma tête. Enfin elles pourraient sortir un peu et se frotter à une table de bistro.

–Je suis crevée, elle dit. On est à la bourre, comme d’hab. Ce matin, j’ai rien fait d’autre que des mails pour l’asso. C’est la routine mais ça prend du temps... Toi, ça va?

–Ça va plutôt bien… Je commence à manquer de thunes, mais le bon côté de ne pas avoir de boulot, c’est que j’ai du temps. Pour lire, par exemple. Tu connais Upton Sinclair, The Jungle ? Ça parle des abattoirs de Chicago, en mille neuf cent trois, publié en cinq-six, en même temps que Jack London va explorer les usines de l’est de Londres : la misère industrielle, la chair à canon sur le front intérieur. J’ai découvert ça par Joseph Ponthus, dans À la ligne : Feuillets d’usine. Ça aussi c’est génial.

–Attends, ce livre écrit en vers ? Tu sais que je l’avais recommandé à Sophie et je lui avais dit de te passer la référence ?

–Mais non ? C’était toi ? ! C’est trop drôle. Je savais que le livre m’était arrivé sur recommandation, mais je savais plus de qui. Ben merci. Ça me semble être exactement ce dont les intellos occidentaux ont besoin. Le narrateur, il a une sorte d’amour-haine pour l’usine, mais surtout il s’abstient de juger les gens qui y bossent, il en fait partie…

J’abrège.

–Mais tu disais que je pourrais peut-être vous aider ?

–On vient de recevoir des images, plus de trois cents heures… Ouais ça fait des tonnes. C’est même pas que ce soit si fatigant de les regarder – c’est sûr que c’est pas drôle, mais depuis le temps, ça me fait plus grandchose : c’est étonnant à quel point on s’y fait. Au début ça me rendait malade. J’avais vraiment mal en regardant ça, ça me donnait envie de

vomir, de pleurer. Et maintenant on fait des séances de visionnage – on y passe des après-midi entiers – et au bout d’un moment, c’est con à dire, mais on continue à vivre, on ouvre un paquet de chips : sans même le remarquer, on se met à bouffer devant la tuerie, et le pire c’est que ça nous paraît même pas bizarre. On m’aurait dit ça il y a cinq ans, j’aurais dit jamais, impossible. Mais c’est peut-être ça le plus inquiétant, je réagis même plus.

– C’est ce qu’on me disait à l’abattoir aussi : c’est bizarre à quel point ça devient normal.

– Ouais : incroyable. Et je me dis, ça me trouble vraiment. Alors bien sûr, je comprends les gens qui bossent dans un abattoir. On se crée des défenses et on fait plus attention, mais même moi qui y bosse pas, juste à force de voir ces images – alors si j’y réfléchis c’est toujours aussi horrible –mais ça me dégoûte plus, et franchement, ça peut paraître cruel ce que je vais dire, mais je m’en fous.

–Non mais c’est vrai. On n’aurait pas envie, mais on est vraiment désensibilisés. On réagit de moins en moins. Et je pense que c’est pareil pour toutes sortes d’horreurs et de situations extrêmes.

–On s’habitue même si on n’aimerait pas, et c’est comme monstrueux de s’habituer. Moi je garde en tête le point de vue des gens à qui on s’adresse, ceux qui voient ça pour la première fois, et je me sens inhumaine de ne pas être révoltée encore physiquement comme au premier jour.

–C’est drôle ce que tu dis. Moi aussi je me sentais coupable d’être désensibilisé. Et il y avait un genre de truc pervers où, parce que je parlais à des gens pour qui mon histoire était un premier contact, ben je me laissais aller, ou peut-être même que je me forçais à ressentir ça comme au premier jour, alors que naturellement j’avais des mécanismes de protection qui s’installaient. Et en même temps, c’est drôle, je sais pas si ça te fait ça mais, en travaillant là-bas, il y avait toujours des moments qui rappelaient la sensibilité première, un cri, une odeur, mais ils étaient de plus en plus rares.

– Ça arrive, c’est sûr, mais la plupart du temps, sur les images on voit des animaux suspendus à un crochet, on les voit se débattre encore et c’est comme, « normal ». Des fois, je me demande, est-ce que vraiment

je suis devenue insensible ? On m’avait prévenue, et ça paraît contraire à ce qu’on dit, mais en fait ça fait partie de l’horreur, et c’est pas parce que moi je me suis habituée que ça doit devenir normal… Bon mais si je t’ai appelé c’est qu’il y a quelque chose que je voulais te dire. Les images qu’on a, en fait, c’est des images de l’abattoir où tu bossais, avec la zone d’abattage.

–Vous avez des images de… des collègues ?

C’est comme si je tombais de ma chaise. Je me sens pris au piège, j’en ai des palpitations.

–Je suis désolée. Mais je te dis tout de suite, c’est des images de la fin d’année, tu n’apparais pas.

–Oh, je dis en masquant mon soulagement. Je me reprends et relance Gabrielle, sur la défensive.

–Et c’est quoi, beaucoup de ratés ?

–Il y a de tout.

–Mais ce qui vous intéresse, c’est plutôt quand ça se passe mal, non ?

–Comment ça ?

–Ben, vous avez plutôt tendance à prendre les pires images, les ratés, les animaux qui tombent mal, les travailleurs qui pètent les plombs comme à Soule.

–Pas forcément. Déjà les images, c’est pas nous qui les prenons. On choisit pas. C’est des militants qui s’introduisent dans l’abattoir, la nuit par exemple, on a des images de la bouverie, avec les animaux qui attendent. Ça c’est peut-être le plus marquant, les animaux vivants, parce qu’on voit leurs regards, on voit que c’est des animaux qui pensent et qui ressentent. Il y a des porcs. Il y a aussi un veau qui appelle. On a même un porc qui tente de s’enfuir – c’est surtout ça qu’on veut montrer, les animaux devant une mort injuste. Et puis sinon, on a aussi des caméras en plans fixes, une sur l’abattage des porcs, et une autre sur la cage de contention.

–Vous avez Hamza…

Pour lui, j’ai le droit de me montrer triste.

– Quoi ?

–J’y crois pas… Vous avez Hamza. Et qu’est-ce que vous voulez faire, le montrer qui tue des vaches et le faire passer pour un sauvage ?

–Ben, en fait c’est pas encore décidé. On a une réu demain, pour parler de ce qu’on veut en faire. C’est pour ça que c’est bien qu’on puisse se voir maintenant. Je voulais t’en parler d’abord. Tout est ouvert, pour l’instant. On pourrait voir… Ça dépendrait de ce que toi t’aurais envie de faire.

– Moi ?

–Ouais, parce que là, on pourrait avoir un témoignage de première main.

Je sens le piège qui se relâche.

–Ouais, bon, je sais pas quelle légitimité j’aurais à donner un témoignage. D’accord, j’y ai bossé, mais je sais pas ce que votre format permettrait de dire.

–Tout est possible. Ça dépend de ce que tu veux raconter.

–Ce qui m’intéresse, c’est la vie à l’abattoir, ce paradoxe d’un lieu terrible où les gens sont comme toi et moi.

–Tu pourrais le dire.

–Ce boulot infernal de prime abord, mais qui devient le quotidien.

–Tout ce que tu veux.

–Ce que je veux, c’est partager la normalité des ouvriers et des ouvrières d’abattoirs.

–Ben voilà, nous aussi. Et on aurait besoin de quelqu’un qui le raconte.

–C’est tentant.

–Si c’est ça que tu veux, tu peux le faire. Nous on peut t’offrir une plate-forme. On peut te garantir une visibilité dans tous les journaux, sur tous les réseaux sociaux. Et si tu veux tu pourras parler de ce que tu écris. Franchement, on peut faire ce que tu veux. Tu connais Mauricio ?

–Non. C’est qui ?

–Il travaillait aux abattoirs de Limoges…

–Ah oui, c’est lui qui s’est révolté de voir abattre des vaches euh… portantes ?

– C’est lui, oui. Après pas loin de dix ans aux abattoirs, il a commencé à dénoncer les conditions de travail et la violence des traitements réservés aux animaux. C’est devenu un porte-parole des droits des animaux, mais aussi des ouvriers. T’as lu son livre ?

–Pas encore. Comment ça s’appelle ?

– Ma vie toute crue.

– J’irai voir. Mais c’est clair que lui peut parler du point de vue de l’ouvrier. Moi je suis un peu entre-deux. Et j’ai rien de si scandaleux à raconter.

–Tu pourrais raconter ce que tu veux.

–Mais dans quel format ? Si je voulais dire à quel point les collègues étaient des gens bien, ça aurait sa place dans une vidéo de trois minutes ?

–On sait pas encore quelle forme ça va prendre. Mais je vois pas de raison… Tant que tu fais pas l’apologie du meurtre. Tu pourrais par exemple décrire ce qui se passe sur les images.

–Parler sur les images des copains ? Je crois que je pourrais pas. Comment je pourrais être sûr que vous sélectionneriez pas le pire, que vous montreriez pas les gars sous un mauvais jour ?

–Je peux pas le garantir, mais c’est pas notre but non plus. On veut pas accuser les ouvriers, c’est dans les principes de l’asso. On est bien conscients que les ouvriers d’abattoirs ont la vie dure.

– Mais n’empêche, t’as pas l’impression que c’est eux qui prennent, et que ça évite de remettre en question le système de la viande industrielle ?

–C’est bien ça qu’on vise, le système dans son ensemble. Jamais on a eu l’intention de viser les employés.

–Parce que c’est trop souvent comme ça que ça se passe. T’as vu l’Envoyé spécial qui parle de ça ? Des bourreaux ou des hommes, ça s’appelle. Après le scandale de l’abattoir de Soule, les employés ont été accusés de pratiques inhumaines, entre autres parce qu’ils avaient assommé des agneaux à coups de crochets. Eux affirment que les pinces à électrocuter étaient en panne parce que l’abattoir tournait en surrégime pour les fêtes de Pâques : ils étaient à plus de cinq fois la capacité normale. Mais quand le scandale est remonté au Parlement, les politiciens n’ont pas imposé de mesures qui touchent la direction, comme des contrôles pour que le nombre d’animaux soit conforme aux capacités des installations ; ils ont demandé qu’on surveille les employés avec des caméras. Ils ont disculpé le directeur et les consommateurs et fait retomber le contrôle sur les mauvaises pratiques des employés.

–C’est vrai que c’est l’effet de la vidéosurveillance, mais c’est pas notre but.

–Je pense bien. Mais si c’est ça l’effet, il y a quelque chose de faux. Penses-y.

–T’inquiète pas, j’y pense. Toi aussi, pense à si tu aimerais parler, pour donner le point de vue des travailleurs.

–J’y penserai, oui. Mais je crois que j’aurais l’impression de les trahir. Tu sais pourquoi je bossais dans cet abattoir de campagne et pas dans la grande industrie : ils m’ont ouvert les portes sans se méfier. Pourquoi vous vous infiltrez pas dans les grands abattoirs ? C’est là que je suis pas d’accord avec vous. Vous tapez sur les petits… Il n’y a bientôt plus la possibilité pour de mauvaises pratiques : tout est légal, normalisé, automatisé comme les poulets à Courtepin ou les porcs chez Danish Crown. Tandis que dans les petits abattoirs, c’est des humains qui sont là et qui souffrent avec les bêtes : on est là et on la vit, la mort.

–Mais il faut voir qui la vit. On peut pas dire que ce soit égalitaire quand tout retombe sur une petite partie de la population, sur quelques ouvriers marginalisés et encore séparés en fonction de leur niveau de formation. Petits ou grands abattoirs, c’est la même chose. Tu trouves pas qu’il vaudrait mieux simplement éviter la souffrance plutôt que de la faire porter par quelques personnes ?

–T’as peut-être raison.

Le cœur

Le porc n’est pas cet être tortionnaire, au cœur assoiffé de sang, dont on dit qu’il attaque gratuitement, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’amour. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un partenaire et un compagnon de jeu possibles, mais aussi un être à part entière, doté de sa vie propre. Le porc est en effet tenté de satisfaire les besoins de son prochain, de travailler pour lui sans dédommagements, de respecter son consentement, de l’honorer, de lui prodiguer des soins, de le veiller et de le guérir. Porcus porci homo : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et des histoires, de s'inscrire en faux contre cet adage ?

Simon Freund, À l’aise, la civilisation !

Il faisait son devoir, répéta-t-il cent fois à la police et au tribunal ; non seulement il obéissait aux ordres, mais il obéissait aussi à la loi.

Anna Arête, À l’ouest de nulle part, traduction libre

Au musée, des panneaux d’acier galvanisé sont disposés en rectangle. Deux mètres cinquante de haut, lisses. On peut faire le tour des parois extérieures. Sur un des longs côtés, une ouverture dans les panneaux débouche sur une forme de couloir qui suit le petit côté, avec un angle droit au bout. On entre.

Les parois du couloir sont constituées des mêmes panneaux qui font l’extérieur ; mais à l’intérieur, il y a des images, des photos d’un bâtiment industriel en noir et blanc. On voit des machines, des piliers sales et des esses.

Après le premier angle droit, un deuxième couloir, plus long, suivi d’un autre angle droit. Sur les plaques d’acier, les images sont prises à la hauteur d’un cochon qui se promène dans l’abattoir.

Après le long couloir et le second angle droit, un troisième couloir, court comme le premier, est placardé de photos du porc dans des couloirs d’acier et de béton sale – accompagné par des pieds bottés et un tablier –il nous regarde.

En passant le troisième angle droit, on voit apparaître une lumière rouge à la fin du couloir. Sur les photos sans couleurs, des bacs tachés de noir et, devant le tablier blanc, des mains portant un panneau sombre.

Au quatrième angle droit, on arrive dans la lumière rouge. Sur les photos, une tache floue, c’est le cochon qui court.

Cinquième angle. Lumière dans les yeux. La photo en face. Le couteau est dans la gorge du cochon.

Pour sortir, il faut revenir sur ses pas.

J’attends sur le pavé couvert de neige, les yeux mi-clos, les phares de Hamza. Le clocher marque trois heures, d’un seul coup assourdi. Une voiture passe en soulevant une bourrasque de neige. En face, la maison porte encore l’inscription délavée « Aux travailleurs » sans que je sache bien ce qu’on leur voulait – probablement leur argent en échange d’un peu de liquide qui réchauffe, ou peut-être leur adhésion à un mouvement. Une autre voiture : Hamza s’arrête.

–Ça va ? La forme ?

–Ça va, ça va. Et toi ?

C’est le début de ma troisième semaine à l’abattoir, les salutations sont rodées. Il y a juste ce qu’il faut d’espace entre deux répliques, une tension qui se relâche dans le même mot mais avec l’inflexion du jour, un peu moins affirmative pour indiquer que la fatigue est plus pénible ou un sourire plus marqué si on peut se permettre de lancer ça dans le pot commun. Je me frotte les mains sur les aérations du pare-brise, puis j’essaie de m’en ouvrir les yeux.

–Et toi, t’as passé un bon week-end ?

–Ouais, ça va.

Ça a dû être long.

–Hier, j’ai eu une urgence, continue Hamza.

–À l’abattoir des Esserts ?

–Ouais. J’ai dû aller jusqu’au bord du Doubs.

–Mais ça fait au moins une heure de route.

–Depuis les Esserts, oui, presque une heure et demie avec la camionnette : c’est de la vieille mécanique. Elle va bien, mais elle est pas puissante. Et moi j’ai encore une heure jusqu’à l’abattoir.

–Ça t’a fait plus de quatre heures de route pour une bête ?

–Ouais. Et quand on est arrivés là-bas, c’était une vache qui était en train d’accoucher, le veau pouvait pas sortir. Elle pouvait plus se lever alors il a fallu la tirer jusque dans le camion. Des fois, les

paysans, ils attendent vraiment le dernier moment avant d’appeler. C’est leur bête, ils veulent pas la voir mourir. Et il fallait pas qu’on la tue sur place, sinon on allait perdre la viande. Normalement, on a quarante-cinq minutes avant de la saigner et de la découper. On a essayé de la tirer jusque dans la camionnette, même avec le treuil, mais elle criait. Alors on a dû la tuer sur place. Comme ça, dans le foin. Et on savait qu’on pourrait pas utiliser la viande… Finalement, je suis rentré à passé vingt-deux heures. C’était pas tout à fait seize heures quand ils m’ont appelé.

–Et ils te paient combien pour ça ?

–C’est cinquante francs par intervention.

–Cinquante ? Pour presque sept heures de travail le dimanche ?

–Ouais. Bon, si c’est deux heures, c’est cinquante aussi.

–Ils pourraient au moins te filer cent balles, pour la peine.

–C’est vrai, mais c’est des bêtes qui leur rapportent pas grandchose. Ils le font parce qu’il faut bien le faire, parce que c’est les derniers à cent kilomètres à la ronde.

–Hmm. Long week-end.

–Ah, j’ai pas pu me reposer beaucoup. Mais samedi j’ai presque terminé la pub. Vendredi, ma copine m’a donné un coup de main.

On a trié le tout. Et samedi, j’ai presque tout distribué. Comme ça demain, il me reste plus que la pub adressée, et après, ce week-end je peux partir tranquille.

Sur le parking, j’allume ma clope tandis que Hamza se presse d’aller pointer. Il a peur de se faire avoir et je comprends, on ne sait pas bien comment fonctionne la pointeuse. Le chef dit que c’est arrondi au quart d’heure. Hamza dit que c’est toujours celui d’après.

–Il est vingt-huit, je pointe pour toi ? me demande Hamza.

–Ouais, merci.

Je tire avidement sur le mégot, bouffée d’air avant l’apnée. Dylan arrive en dérapant sur la glace avec sa petite voiture qui pétarade. Il allume une clope et se frotte les mains.

–Ah, ça caille !

–Ouais, ça picote, ce matin.

–Et j’ai failli me foutre en bas dans un virage.

Charles arrive. Il saute de son tacot cigare au bec.

–Ça va ? il demande.

–Ça va, répond Dylan. Et toi ?

–Toujours, il faut.

Son enthousiasme fait plaisir à voir, quoiqu’il sonne un peu faux à mon goût. Charles écrase son cigare, Dylan sa clope. Je fais de même et on entre.

–Salut Sylvain ! Bonjour prince Charles, Lady Di est encore au lit ? Salut Hamza. Salut le Saint. Bonjour Bob… Et Philippe, il vient ?

–Il devrait arriver.

Du haut de son escabeau, le chef nous accueille en allumant les chalumeaux.

–On a de nouveau eu des plaintes. Douze porcs, qu’ils ont dû reprendre. Alors je répète, on brûle bien ! Et puis on gratte ces jambons, c’est compris ! ? Le Saint ? J’ai mis le bain un peu plus chaud, ça devrait mieux partir. Mais si on monte trop c’est la peau qui fout le camp et les pattes qui se brisent. S’il y a de la casse vous me prévenez. Mais c’est à vous de bien faire. On brûle bien et on gratte, dynamiques ! Eh salut Frank, joyeuse Saint Martin !

–Eh, c’est jour de fête ! répond Frank en riant un peu, comme désolé de ne pas avoir trouvé meilleure repartie.

Je prends l’air affairé pour aller passer un gant et me mettre au boulot. C’est embarrassant, à l’abattoir, le quatorze février, d’autant plus si on essaie d’en rire.

Deux porcs arrivent en même temps sur la table. Dylan en pousse un pendant que Sylvain tire l’autre par les pattes arrière. Je les regarde faire. Dylan l’attrape à son tour et, d’un geste, ils l’approchent et le retournent. Ils attaquent ses pattes au couteau, grattent, transpercent, Sylvain arrache un ongle à l’aide d’un crochet, ils retournent le porc et le grattent, plantent les esses et l’accrochent à la poutre. Il est emporté en l’air, Sylvain le rince et le fait glisser vers Hamza. Ils tirent le deuxième. J’aide Hamza à enlever les derniers poils en brûlant encore le cochon au chalumeau pendant qu’il ouvre les bajoues et peaufine l’épilation.

Un autre porc a déjà commencé à tourner dans la machine. Ses oreilles volettent et découvrent le groin ensanglanté, à l’envers, à l’endroit, en saccade comme dans un kinétoscope. Les jets d’eau s’arrêtent et sont remplacés par des flammes. Le porc tourne dans leur souffle rauque, langue pendue. In girum imus nocte, Et consumimur igni. Vivement le matin, qu’on se réveille. Tout à coup les barreaux de la machine le laissent passer et il est projeté sur la table alors que les gars sont en train de finir le précédent.

–Ça va le petit jeune ? Il rêve ou il veut bosser ? Faut lui montrer, Sylvain. Après tu pourras commencer à rincer les écuries… Ça va, ils sortent bien ?

–Ça va, répond Sylvain.

Le chef s’approche de la table, passe la paume sur le flanc du porc à peine sorti, acquiesce, s’en va. Sylvain me montre les gestes. Ça a l’air assez simple. Réceptionner, tourner les pattes vers la machine. Gratter, puis plier la patte et planter le couteau dans le talon, derrière les tendons détendus par la flexion, bien gratter l’arrière et l’intérieur du jambon, retourner, idem de l’autre côté, puis passer les crochets dans les incisions, pattes croisées. Comment ça, pattes croisées ? Ouais, il faut mettre celle du dessous d’abord, en enfilant le crochet par-dessus. Puis celle du dessus, avec le crochet par-dessous, comme ça le cochon tourne et arrive du bon côté sur la chaîne… Dessous par en dessus, puis dessus par en dessous, et après, t’envoie. Bien rincer le porc pendant que la poutre l’emporte par les pattes arrière, pendant qu’il se déploie et qu’il pend. Tiens. Sylvain me passe le couteau.

J’essaie. Les poils ne semblent pas partir quand je gratte alors j’insiste, je presse sur la garde. Passer à l’incision, plier la patte et planter le couteau. Ça résiste. Dans les tendons, la lame se coince. Dylan attend, prêt à retourner le porc.

Je sors le couteau et cherche un endroit où le poser.

–Tiens, mets-le là-contre, fait Dylan. Là, on y va.

Le porc a les pattes en l’air mais il reste sur le dos. Il faut insister pour lui faire finir son tour. Et les pattes sont molles quand elles sont dépliées ; c’est seulement fléchies qu’elles peuvent être utilisées comme levier. Puis finir de percer la patte ; la lame touche l’os.

–C’est bon, dit Sylvain, ça devrait aller.

Deux porcs déboulent sur la table comme sur un jeu de quilles. Je tente d’enfiler le crochet mais il ne passe pas dans le trou. Je force et quelque chose craque entre les tendons. Je force encore et le premier crochet passe. J’attrape l’autre.

– Dans l’autre sens, dit Sylvain, qui regarde par-dessus mon épaule.

En plus des trois qui sont sur la table, deux porcs tournent dans la machine. J’essaie d’accrocher l’autre patte. Le trou n’est pas assez grand.

– Saleté !

Je refais le trou au couteau. Dès que la patte est accrochée, Dylan actionne l’interrupteur.

–Eh, Charles ! ? Mets un trou !

–Ça marche, fait Charles d’une voix aiguë et descendante.

–… Un trou ? que je demande.

–Ouais. Charles peut mettre un ou deux porcs dans la machine, ou la faire tourner à vide. Si on est à la bourre on lui dit de mettre un trou. C’est bon, on peut envoyer ?

La poutre lève le cochon mais un crochet se défait. Dylan arrête le compresseur. Il aide à raccrocher le porc et relance le bras mécanique.

–Au suivant !

–Au suivant ! je répète avec un accent traînant. T’aimes bien Brel ?

–Ouais, fait Dylan… Souvent il est relou, mais celle-ci ça va.

On tire le porc suivant. Les pattes me glissent des mains et je trébuche d’un pas en arrière. Dylan s’esclaffe.

–Ça va, tu tiens debout ? !

Je réponds d’un rire bref et reprends les pattes. Je tire fort et le porc glisse sur les tuyaux qui constituent la table. En tirant sur la patte du porc pour lui gratter les cuisses à coups de couteau, je suis pris par l’odeur acide de sa peau laiteuse.

–Tu trouves pas qu’ils nous ressemblent ? je dis.

–Qui, les cochons ?

Son regard va du porc à moi.

–J’avais pas pensé, il reprend, mais maintenant que tu le dis…

–Oh ça va… je suis pas si bien rasé… et j’ai pas autant de tétons…

On gratte les poils et nos couteaux se retrouvent au milieu du flanc.

–Il t’a pas dit le patron ? reprend Dylan. À la fin de la journée, il y a l’inspection. On se met tous en ligne et il vient nous regarder les boules. Il veut plus voir un poil.

Je ris. Je finis l’incision et pose le couteau. Pour retourner le porc, je lui donne un coup de bassin en même temps que je tire sur les pattes. Ça le fait tourner tout en l’éloignant de la barrière qui borde la table.

–Ah ben voilà ! fait Dylan. Tu sais y faire avec les cochonnes.

Je sens mes joues qui rosissent. Le coup de bassin est gênant, la rencontre du métal et de la chair, la mort et la douceur de cette peau encore chaude.

–Ça va, c’est bientôt le dernier ? je demande pour changer de sujet.

– Il va arriver, fait Dylan. Le dernier, tu verras, on le marque. Sinon c’est arrivé qu’il en reste dans la machine. Et après c’est le bordel. Le chef il te demande de mettre le maillot de bain pour aller voir… Par contre, ce week-end, si t’es par là, on fait une soirée jacuzzi.

–Ah ben ouais, ça peut être sympa, surtout s’il reste quelques porcs dans le bain pour partager la fête, je dis en grattant un jambon.

Dylan ouvre les bras avec son couteau en main, mimant le bras dessus bras dessous dans le bouillon de l’échaudoir.

La machine s’arrête. Le volume sonore diminue. Le rythme s’apaise. On souffle. On déblaie, on dégrossit, les paquets de poils et d’ongles accumulés dans la machine, à la main, le reste, à la pelle. Charles ouvre les robinets et la machine se vide de son émulsion de graisse et de couenne. Ça a des airs de soupe aux pois à la merde.

Dylan et Hamza partent à la pause tandis que Sylvain revient des écuries avec son vieux couteau et commence à gratter les barreaux.

Je suis le mouvement : je vais prendre l’éponge métallique et je passe après lui. J’y mets tout mon poids, en pressant pour frotter devant les tubes ou en tirant pour frotter derrière. La paille de fer est rugueuse dans les mains nues. Puis elle se bourre de graisse et il faut la rincer d’un coup de jet. Le bruit de l’eau est agréable après les cris et les flammes. Sa fraîcheur aussi. On est en train de gratter quand Greg passe en charlotte avec sa batterie de couteaux.

–Oh oui ! J’aime quand tu l’astiques comme ça.

–Ah salut, Greg, je dis. Ta chérie te manque ?

–Si tu savais… Ce soir, ça va être sa fête !

Il s’en va, puis se retourne.

–Je vais passer chez le fleuriste, je vais lui dire, vous me mettez le plus gros, je m’en fous, ce soir je baise.

–Bonne idée.

– Je vais rentrer et je vais lui dire chérie, maintenant je vais te baiser.

–Comment résister.

Il fait mine de s’en aller dans le couloir, puis revient dans l’embrasure, devant les escaliers de la cave.

–Je vais lui chanter du Johnny. Revenir à l’état sauvage. Sortir le loup de sa cage.

Il fait mine de défaire sa braguette. Il rit, s’en va, revient.

–Bon, pis après le boulot tu niques un peu ? il me demande.

Pris au dépourvu, je lui demande de répéter.

–Ouais, toi, tu niques ? T’as une nana ?

Cette fois, je suis obligé d’avoir compris, mais je ne sais pas comment tenir ma copine hors de cette conversation.

–T’as une meuf ? il insiste.

Rester factuel.

–Ouais. Je la vois pas aujourd’hui.

–Ah, tu te branles, alors ?

–Euh… Je sais pas, on verra.

–Parce que si t’avais pas de meuf, je t’aurais proposé Lætitia, il dit en riant.

–Lætitia ? C’est qui, Lætitia ?

–Hallyday. Tu connais pas ? Elle a de la maille, qu’il fait en se frottant les doigts.

Il part et se retourne.

–Et puis il y a les deux Chinoises.

–Je comprends pas.

–Tu sais, les deux petites Chinoises qu’ils avaient adoptées, des Vietnamiennes, elles doivent avoir quinze-seize ans.

Je le regarde avec un air compatissant.

–Tu peux commencer à toucher, il continue.

–C’est pas un peu jeune, ça ?

– Ouais, c’est parfait. C’est là que ça commence à les intéresser. Tu peux leur montrer.

Il mime sa main entre des jambes avec un bruit de succion. Je préfère revenir au sujet précédent.

–Mais ouais, j’ai une meuf. T’as une copine, toi ?

–Ouais, et même un gosse avec, il dit en revenant, le corps penché en avant. Un petit bébé.

Il refait le geste de la main avec le bruit de succion. Je regarde sa main, puis lui. Quand il voit que je ne ris pas, il ajoute sur la même ligne.

–Ça fait quatre mois qu’il lui est sorti de la chatte !

–Mmm. T’étais là à l’accouchement ?

–Ouais, tout le long j’étais là, il dit.

–On n’est pas forcément préparé, hein ? Il paraît que ça se passe pas comme à Hollywood où le bébé sort tout propre.

– Ah, non, c’est pire qu’ici, moi je pourrais pas. Et c’est les femmes qui font tout. Même que j’ai vu, en Suisse, il n’y a qu’un jour pour le congé paternité !

–C’est fou, ouais.

On a enfin trouvé un terrain d’entente. Il continue sur un ton normal.

–Pour déménager on a le droit à deux jours, mais seulement un pour avoir un bébé ?

–On voit tout de suite les rôles qui sont encouragés, je dis, mais c’est en train de changer, doucement, ils parlent de deux semaines, non ?

–Il y a des pays où c’est presque une année et demie à partager. J’ai vu un reportage là-dessus, en Suède, ils ont un congé paternité de six mois !

–C’est beau, ça, pour s’occuper de ses gosses.

– Le gars, il vient, il dit, patron, dès demain je travaille à mi-temps ! Et c’est pas une question. Le patron, il a pas le choix, c’est dans la loi.

Il dit ça la tête en avant, en soulevant les bras qui portent des couteaux. Je souris et je hoche la tête. Il se retourne et continue vers l’affûtage ; je retourne à la machine que Sylvain est encore en train de gratter.

On astique les tuyaux. Ça fait mal aux mains et aux épaules de gratter si fort… Son propre gosse… Ça se mélange à des images de la cave où il propose de nous violer, avec l’eau de rinçage et les poils qui coulent en bas des escaliers, les chaudières, la solitude. Qu’est-ce qu’il a vécu et qu’est-ce qu’il invente ? Sous ces tas d’horreurs bien réelles ou gonflées de mauvais goût, cette envie de défier le patron, avec la loi comme une grosse bite ou un gros porte-monnaie, c’est aussi la possibilité de rester à la maison, d’être avec sa copine, avec l’enfant, en sécurité, au chaud, et jouer à la vie pour changer. Pendant qu’on enlève jusqu’aux dernières traces de graisse brûlée et collée aux barreaux, je tente de me remémorer cet échange. L’horreur d’abord, jusqu’au plus intime. Et puis l’horreur comme arme contre l’horreur du monde. Enfin comment ne pas voir la sensibilité sous ces grossières couches de mort, le petit gars qui cherche des câlins… Des cendres de porc plein les mains, je gratte jusqu’à ce que l’éponge d’acier ne soit plus que suif brunâtre et suie animale, puis je la rince et je frotte encore. Je ripoline la machine à en perdre haleine.

–Il faut que ça brille ! gueule le chef en passant.

Sylvain rit doucement mais je ne comprends pas pourquoi, j’ai plus la force de comprendre. Il répète, il faut que ça brille. Qu’est-ce

qui le fait rire… J’essaie quand même de me représenter pourquoi on dirait ça en déconnant… C’est parce qu’on est là, dans la merde ? Pour gueuler un ordre absurde ? Au milieu du charnier, il faut que ça brille ! Je ne sais pas si j’ai compris, mais je souris à mon tour. C’est ça, l’humour d’abattoir ? Peut-être que c’est le métier qui rentre.

En sortant prendre la pause, je croise les gars qui rentrent déjà pour tuer des vaches. Il faut qu’elles soient prêtes quand les bouchers reviennent, décapitées, écorchées. Je monte me tirer un café, puis je ressors. J’allume une cigarette qui pétille dans l’air givré. La braise se bat contre la bise et son froid intense. Elle me donne une illusion de chaleur, la volupté d’une fumée épaisse. Choisir de se détruire, c’est déjà choisir… Et peut-être l’illusion d’aller vers la paix. Sylvain est encore là. Il regarde les étoiles.

–Ça pique, ce matin, je dis en m’approchant.

–Quand il fait clair comme ça.

On contemple un moment les étoiles parcourues de nuages bas et rapides. On fume, moi ma cigarette et lui sans.

–Pourtant on dirait qu’il n’y a pas de lune.

–C’est la lune noire demain, il dit, sauf erreur.

–Demain… On ne sait jamais à quel jour on appartient, ici.

Une bouffée dense se dissipe en vitesse comme les nuages.

–Tu sais laquelle c’est, cette étoile ? je demande.

–Celle-là ? Celle qui brille le plus ?

–Ouais.

–C’est pas l’étoile du berger ?

–L’étoile du berger, je répète, pensif. Tu sais comment elle s’appelle autrement ?

–Il me semble qu’on dit l’étoile du berger pour Vénus.

Nos haleines fument un moment en silence.

–La seule que je connais, je reprends, c’est l’étoile polaire… Làhaut, près de la grande ourse.

–Ah. Celle-ci, qui indique le nord ? C’est des choses qu’on savait, avant, quand on travaillait avec la nature. C’est pratique aussi quand on se balade à la montagne… ou en mer…

–Hmm… L’étoile du berger, tu disais, c’est la dernière de la nuit ?

–Il me semble, dit Sylvain. C’est une des premières qu’on voit le soir, et la dernière le matin, comme maintenant, à l’ouest.

J’ouvre prudemment la porte pour éviter de me faire faucher par une vache que Hamza viendrait de tuer. Ça va : la dernière bête est suspendue au-dessus du bac, ils sont en train de lui couper les pattes avant, avec Dylan, au niveau du genou – techniquement, ça doit être le talon, mais à vue de nez, c’est le genou de la vache. Ça fait toujours bizarre de voir trembler la bête quand les couteaux lui passent en se coinçant à travers les tendons et les articulations, avant qu’une torsion du bout de la patte ne fasse craquer les cartilages. Ça doit faire bizarre aussi de se faire secouer par une patte morte et de voir son couteau projeté de part et d’autre. Peut-être que ça donne l’impression de démembrer un être à vif, ou seulement la peur de s’en prendre une.

Pendant qu’ils passent les bovins, comme on dit, mon boulot c’est de nettoyer les écuries et le lieu d’abattage des porcs ; finir de rincer les alentours de l’épileuse avec son échaudoir, les dernières peaux de sang, le gros des poils et des ongles accrochés aux tubes de la machine, shooter un œil qui se balade, et puis mousser le tout, avec les écuries qui d’habitude ont déjà été rincées en partie par Philippe ou Sylvain. Je finis de rincer, je mousse, je rince encore, peinard. Le chef vient gueuler une fois ou deux par principe, mettre moins de mousse, ne pas s’endormir, hein Le Saint, normalement en une heure c’est fait… Le reste du temps je joue au golf avec les étrons. Et je vois déjà les potentiels objectifs d’entraînement : les étrons de porc ont encore tendance à se décomposer dans le jet ou à dépasser le trou de l’égout, alors que les crottes de chèvre ou les pétoles des moutons sont dures et petites, plus faciles à guider. Et je médite dans ma mousse chimique. L’autre fois, j’ai trouvé où ils mettent les gants en plastique ; ils ont tous des trous et au final les mains baignent dans un jus chloré, mais ça donne l’impression de se protéger un moment, jusqu’à ce qu’on finisse par avoir besoin de la précision ou de l’adhérence des mains nues.

En venant changer la buse, je regarde les gars avec les vaches en suspens. Sylvain et Charles, quand ils rentrent de la pause, ils vont se poster aux cuirs. Ils galèrent à donner de tout petits coups de couteau à la commissure des muscles et de la peau pendant que des chaînes

s’enroulent autour d’un axe mécanisé et qu’elles tirent la peau vers le bas pour la décoller, en écartelant la bête fraîchement décapitée. Quand la chair colle trop fort à la peau, Charles actionne une autre commande et une électrode en forme de gros champignon approche de la carcasse. Le métal entre en contact avec la chair et les muscles de la bête se bandent d’un coup. Elle se cabre sur ses crochets et lève son cou sans tête qui se termine par une pince en plastique bleu au bout de l’œsophage pour éviter qu’elle vomisse. Puis l’électrode s’éloigne, les muscles se relâchent et la carcasse se détend. Et les collègues continuent leurs fines entailles. Il paraît qu’il faut être précis pour ménager la viande et le cuir.

Aux cuirs. Par endroits on dit l’habillage pour parler de cette dernière partie de la zone sale, là où on écorche et où on éviscère les bêtes. L’habillage, je ne peux pas m’empêcher d’y voir un côté vestiaire, comme un dressing ou les loges d’un théâtre. Ici le patron dit aux cuirs, aller aux cuirs, ça fait plus neutre. Ça parle déjà du résultat, d’un matériau informe orienté vers la suite, la maroquinerie, les selles, les godasses. L’habillage… Entre une bête à peine morte et sortent d’un côté la carcasse et de l’autre la dépouille, la chair et la robe des champs. Et puis les habilleurs qui laissent leur tablier au vestiaire et retournent à la vie normale, là où tout le monde garde sa peau, quand ça se passe bien. Je me demande à quoi pensent les gars en écorchant leur vache. Pendant ce temps, moi, j’ai le temps de penser à eux et à la mousse qui dissout la merde et aux rivières qui emportent les milliers de petits bateaux d’herbe plus ou moins digérée. J’asperge le carnage d’un oubli sous forme de mousse blanche et d’eau fumante et à la fois j’essaie de mémoriser ce qui s’est passé de marquant aujourd’hui, et je me demande si un jour je pourrai oublier, si le sang s’efface de la mémoire comme il s’efface des murs, et je chante Alain Souchon : Est-ce qu’on peut ravoir à l’eau de javel, des sentiments, La blancheur qu’on croyait éternelle, avant ?

Je rince les stalles au fur et à mesure qu’ils les vident. Les vaches sont encore dans le couloir d’abattage quand j’efface à grande eau leurs dernières traces de merde. La propreté, la mort aux trousses. Quand il disait que notre propre c’est notre sale, Michel Serres oubliait seulement l’empressement à déposséder les passants de leurs petites traces laissées dans l’espace. Salir pour s’approprier, certainement, mais nettoyer de même, neutraliser. On n’est pas censé faire ça mais pour essayer de gagner du temps, je dirige le jet d’eau entre les pattes de celle qui est dans le couloir, comme ça je finis de dégrossir et je pourrai mousser toutes les écuries d’un coup. Ça lui fait peur. Elle essaie d’éviter l’eau, elle glisse, elle trébuche. J’écarte le jet et je lui tends la main avec mon gant en plastique. Je la caresse un peu sur le museau, ça n’a pas l’air de la rassurer. Je vois son regard rougi, apeuré, fatigué peut-être d’une nuit sans repos, et je me demande ce qu’elle pense du plastique, ou si elle remarque sa congénère accrochée à quelques mètres. Il faut attendre qu’ils la tuent pour nettoyer le couloir, ou en tout cas qu’elle soit dans la cage d’abattage.

Je vais commencer à mousser les derniers box. En allant changer la buse j’entends Greg qui pérore depuis sa plateforme.

–J’arrive, mes petits. Je vais tous vous niquer, avec mes grosses couilles. Ah, elle est comme la vie, longue et dure, hein Hamza ? … Y en a qui ont envie de se faire violer ?

Il continue sur comment ils se sont fait niquer, je ne sais pas qui, peut-être au foot, puis il ponctue d’un refrain comme quoi c’est beau l’amour suivi de son rire arpégé. C’est son moment. Il a ses gars trois mètres en dessous des pieds et il coupe des pattes arrière avec une pince hydraulique grande comme le bras – j’imagine que ça a de quoi procurer un sentiment de puissance. Quant à moi, je peine comme toujours à changer l’embout du jet. Mes mains chlorées glissent, même sans les gants. Je finis par taper la bague de verrouillage contre un angle en faisant attention que le chef ne me voie pas. Ces manipulations me font perdre du temps et je risque de passer pour un jean-foutre… J’entends Greg appeler : – Hamza ! – Ouais ?

– Tue !

Je jette un coup d’œil du côté de la cage. Quelques instants plus tard, le claquement du matador est suivi de la chute.

Dylan me harponne. Si je veux bien l’aider à faire passer les moutons ? Je veux bien essayer.

–Tu verras, il faut juste réussir à en bouger un et en général les autres suivent. Et s’ils veulent pas, t’en prends un par les pattes arrière et tu le fais avancer comme une brouette.

–D’accord.

J’arrive au box du fond. Il y a quatre moutons, deux chèvres et un cabri. Je passe derrière le troupeau et je me mets dans le coin opposé à la porte. Il suffirait de la laisser ouverte, elle, et puis celle des écuries, et les bêtes avanceraient tranquillement vers la lumière du jour qui commence à l’extérieur. Elles se retrouveraient en liberté, sur le parking, et après ? Sur la route, au village ? Les champs aussi sont fermés. Il faudrait demander la clé à un propriétaire. Personne n’accepterait des moutons clandestins, volés au voisin. Je dis allez, d’un ton mou.

–Allez biquette.

La chèvre me regarde avec un mélange d’hostilité et de défi. Ou peut-être que ses yeux ne font que refléter mon dépit.

– Allez !

Mes encouragements sont inefficaces. Une fois dehors, il faudrait qu’on leur coupe le code auriculaire, que quelqu’un leur fasse de faux papiers. Sans cela ils se feraient vite rattraper par je ne sais quels agents ruraux, et tout ce que je leur aurais fait gagner, ça aurait été une cavale sans espoir au prix de mon gagne-pain. Je me résigne. Si le cœur n’y est pas, la force se dirige. J’avance vers les moutons qui me fuient dans un autre coin du box. J’essaie de les faire aller en direction du portail. Ils me contournent et se réfugient dans un des trois coins fermés. Je m’approche d’un d’eux et je le pousse à l’arrière-train. Il s’enfuit. Je le contourne et le pousse encore. Il sent la bergerie, la chaleur des brins de paille attrapés dans sa laine, la vieille sueur retenue dans la graisse, entre la laine et la peau, odorante pâte glandulaire ; mes genoux s’enfoncent dans ses poils avec le tablier qui glisse ; j’appuie mon poids contre le sien pour l’encourager à faire ce que je veux et ne veux pas : le faire avancer, appliquer une force qui ne m’appartient plus, que je loue avec mon corps et contre laquelle

il résiste en tremblant sur ses pattes fragiles, les ongles écartés, accrochés comme ils peuvent sur la surface lisse du béton qui se dérobe, une force dont je sens l’injustice mais dont je le presse, mes genoux descendant contre ses cuisses ; et je sens leur chaleur monter dans les miennes, se rencontrer deux vies qui s’opposent, pliées, arquées l’une contre l’autre. Il cède et fuit dans l’autre coin, se blottit contre son congénère. Ils se réfugient en bêlant et leur solidarité est pénible pour moi qui devrais les aider, tout au moins les laisser être ensemble, mais qui dois aussi les séparer. Je vois devant moi l’histoire du choix ; je vois les faibles qui s’entraident et je vois la force brute ; les fuyards, la vie nue, le flic armé ; et je vois les promesses faites à soi et celles faites aux autres. Et la honte d’abandonner son cœur nourrir la force de l’ordre. J’avance pour les déloger.

Je rince les box vides à l’eau chaude et j’apprécie l’effet d’étuve. L’eau sous pression éclabousse. Comme c’est le second rinçage il n’y a presque plus de déjections ni de mousse chimique, elle a déjà ruisselé vers l’égout, seulement de l’eau qui fait sonner les parois d’acier, ricoche et me coule sur le visage. Les bêtes sont parties mais l’espace est de nouveau chaud et comme rempli de cette vapeur qui s’en va en nuages par la porte ouverte. À travers les lucarnes les rayons du soleil font des arcs-en-ciel et des faisceaux, doigt de dieu sur un dernier bout de paille.

–Tu veux y aller ? demande Dylan.

– Hein ?

–Charles demande si tu veux y aller. On pourrait continuer lui et moi. Si tu veux avec Hamza vous pouvez partir.

–Ah, déjà ? Ben ouais. Tu veux continuer ?

Je tends le jet à Dylan et on se souhaite une bonne journée.

– Prochaine fois tu pourras rester, qu’il me lance encore, mais là ça m’arrange de faire des heures. Avec le petit, tu vois.

C’est vrai qu’il ne va pas y avoir beaucoup d’argent ce mois-ci. L’abattoir semble manquer de clientèle et nous d’heures de travail. Il faudra la jouer serré. La prochaine fois, oui… Mais je serai surtout content de retrouver l’extérieur.

En enlevant mes bottes au vestiaire, je me dis que je vais devoir pisser avant de faire la route, alors je les remets. Je lave mes mains fripées et je les sens. Elles sont imprégnées de chlore et de la sueur des moutons, qui a quelque chose d’humain, quoique plus musquée. Je les lave une fois de plus, puis j’ouvre mon pantalon et je trouve une intimité gênante après celle des autres animaux. Je suis à mon tour nu, fragile, un corps maintenant dévêtu mais qui n’avait pas cessé d’être là, à l’abattoir, côtoyant ces autres, différents mais semblables, étrangement familiers, c’est bien ça le plus troublant, ce débordement qui rappelle, qui barbarise. J’urine dans ces odeurs d’urine et de chlore où se mélangent l’hostile et l’hospitalier, et je perçois en mon corps un écho des leurs… L’eau de la chasse automatique emporte mes déjections dans l’oubli du W.-C., au placard, en los inodoros. Pour tout indice d’animalité il ne reste qu’un poil sur le bord du

pissoir, bientôt effacé lorsque les gars passeront avec le jet et la désinfection. Tout siphonner, voilà la politique : loin les doutes, aux chiottes les preuves, de l’eau, de l’eau, encore de l’eau, tout à l’égout, aux oubliettes le cochon-long, loin, loin, sous le tapis.

–Alors, c’est bientôt le week-end, me fait Hamza.

–Ouais, déjà un tiers de fait.

On lance nos habits dans une corbeille à linge et je me change en vitesse. Je marche jusqu’à l’étagère à chaussures. Mes chaussettes sont mouillées et souillées d’un peu de sang et de paille, mais je les enfile négligemment dans les godasses en sachant que j’emporte ça chez moi.

– On se voit dehors, fait Hamza en se dirigeant vers la douche, son savon à la main.

La douche, quand même, ça me dépasse. J’aimerais bien sortir propre, mais passer en slip à deux pas du tourniquet d’entrée, c’est le niveau d’au-dessus.

–Je vous ai amené mes papiers.

–Il y a le numéro d’assuré et le numéro de compte ? O.K. Et le travail, ça va ? Tu disais que tu voulais voir.

–Je vois un peu, ouais. C’est pas facile, il y a plein de choses à apprendre, et puis il y a le… Enfin, les cris surtout.

– Ah ben ça, c’est sûr, c’est particulier… C’est… Tout le monde n’est pas prêt à voir, ou à travailler dans un abattoir. On est, ben voilà, on est avec les bêtes vivantes, et puis il y a la mise à mort, le sang. Mais on essaie de faire au mieux, pour pas que les bêtes se prennent… là encore faut qu’on revoie l’entrée des porcs où il y a cet angle. Après il y en a qui mettent des lumières bleues pour que ça les calme. Il y a une formation pour ça, le bien-être animal et l’éthique, ça s’appelle. Je t’inscrirai quand j’y pense. Parce qu’ici, voilà, moi j’ai un employé qui va bientôt partir en retraite, et je me disais, il faudrait que t’apprennes son poste et tu pourrais, il va partir vers la fin de l’année, tu pourrais bientôt reprendre les écuries.

– Euh… Je vous disais que je venais ici un peu pour savoir comment ça se passe, pour travailler, mais aussi pour savoir, et pouvoir raconter ce que j’aurai vécu.

–Ah ben ça, il y en aurait bien besoin, avec tout ce qu’on entend ! On dirait qu’on est des tortionnaires.

–Je sais pas, c’est vrai qu’il y a tous les extrêmes. Mais c’est sûr qu’en bossant ici, déjà quelques jours, j’ai pas l’impression d’être face à des… assoiffés de sang. Mais… Pour être franc, je crois que je ne vais pas rester tellement plus de six mois ici… Pour moi, la fin d’année, ça fait un peu loin.

–Ah bon ? Ben c’est comme tu veux. C’est vrai que je comptais un peu sur toi pour remplacer Philippe, mais si tu veux pas, on va pas te forcer.

–Vous comptiez sur moi… Je regrette. Je pourrais peut-être rester un peu plus, mais vraiment je pense pas rester après la fin d’année.

–Non non, c’est tout bon. On va trouver une solution… Donc t’es là jusqu’à quand ? que je sache.

–Ben, je me disais six mois, comme ça j’aurais le temps de faire un peu le tour, enfin, pas tout apprendre, mais voir en gros, quoi.

–Six mois, bon. Ben on va t’utiliser tant qu’on peut.

–Ça marche. Je regrette de pas pouvoir vous aider plus que ça.

–Non non, c’est tout bon. On va déjà aller six mois et après on verra.

Congé

Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foin parfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie.

Victor Hugo, Les Misérables, V, II, I « La terre appauvrie par la mer » Philosophiquement et matériellement, je suis compostiste.

Donna Haraway, Vivre avec le trouble, trad. Vivien García

Il pleut sur les montagnes depuis ce matin ou cette nuit déjà. Les rues sont tristes derrière la fenêtre.

Sur la table, il y a une pile de boîtes de fraises, des boîtes en plastique en forme de cœur où il est écrit en minuscules rouges « joyeuse saintvalentin ». J’ouvre une boîte et je goûte une fraise, la moins pâle d’entre toutes. C’est vaguement sucré au bout, et puis aqueux, acide. Elles sont toutes grosses et gorgées d’eau. Est-ce qu’on mélange les hormones de croissance à de l’eau sucrée dans les serres espagnoles ? Ou est-ce qu’elles passent tout de même assez de temps au soleil pour en transformer un peu en sucre… Du soleil catalysé dans des serres où bossent des immigrés exploités. Pour eux, c’est autant la galère en février, ou l’aliénation est-elle plus douce loin de la fournaise de l’été ? Comme elles sont loin, les plaines maraîchères du sud de l’Espagne. Deux mille kilomètres en camion pour arroser d’amours printanières l’hiver du Nord européen… Pendant leur dernier voyage, Sylvain et Ariane sont passés par Almería et ses champs de plastique tendu. Pas un centimètre de terre, elle disait, tu ne peux rien voir de plus. On a essayé d’aller se balader, mais il y a des chiens partout qui te barrent la route. Et c’est pas des caniches. En ouvrant le frigo je trouve quatre poulets rôtis emballés et froids, et encore un demi à côté. Je prends du lait et je laisse les poulets dans le froid. Je m’assieds devant mon café et sa vapeur commence à me réveiller. À côté des fraises, un mot dit, Les restes du banquet des amoureux. Régalez-vous. C’est signé du grand J de mon colocataire. Il a dû ramener les fraises et les poulets des poubelles du supermarché… Les reliefs de la fête de l’amour à l’ère des Politiques Agricoles Communes, un jardin des délices à échelle continentale : un paquet de fraises en hiver dans un cœur en plastique avec écrit amour dessus, à la poubelle. C’est presque aussi répugnant que l’amour selon Greg. En finissant mon café je sors les fraises de leurs boîtes et je les coupe au-dessus d’une casserole. Douze boîtes de trois cents grammes, un kilo et un reste de sucre. J’ai

maintenant une casserole pleine, deux sacs en papier vides et vingtquatre demi-cœurs en plastique qui ont fait le voyage depuis l’Espagne et qui sont là, ouverts, désolés. Au supermarché, ils les auraient brûlés avec les fraises à l’intérieur.

Je sors acheter du pain et au coin de la rue, je sens d’un côté l’odeur de l’équarrisseur de la ville et de l’autre celle de la confiture de fraises qui mijote déjà et que la hotte répand dans les rues mouillées. Peut-être la pluie aide-t-elle à rabattre les odeurs au sol dans cette confluence de mort et de fraise. C’est un jour à ne pas sortir, mais c’est peut-être un bon jour pour emplir les rues d’un printemps anachronique.

Je retrouve la table de mon petit-déjeuner pleine des cœurs et des déchets de fraises, les queues et les bouts pourris. Je vais les jeter aux vers qu’on élève dans une boîte en leur donnant les épluchures, ils seront contents. J’ouvre leur boîte et je leur donne à manger. Ils ne sautent pas de joie, mais je m’y attendais, ils remuent un peu, c’est tout. Maintenant les restes de fraises sont dessus et les vers dessous avec les épluchures relativement digérées des jours passés. Ils se tortillent un peu autour des bouts nouveaux. Ils vont les manger, les dissoudre, les retourner à la terre, la même que dehors ou presque, inaccessible pourtant à leur échelle.

Je me dis que je pourrais les aider en remuant tout ça. Alors je mets les paumes sur les queues de fraises et je plonge les doigts dans le compost. Je les retourne et je sens les vers me glisser contre la peau et la terre mouillée y coller et me pénétrer sous les ongles. Je ressors les mains avec entre les doigts des vers rouges, des bouts de coquilles d’œufs, des restes de carottes, de céleri. Ça sent l’humus avec une nuance de vomi. J’éprouve d’abord du dégoût, mais bientôt cette boue de légumes et de crottes de vers se superpose aux émulsions graisseuses et aux caillots ensanglantés que je sortais hier encore des grilles d’égout de l’abattoir, et en fait je me dis que le compost est loin d’être sale. Il serait plutôt la partie enfouie de la vie, l’autre moitié du cycle. J’égrène la terre noire entre mes doigts. Je la fais tomber dans mes paumes. Et je me penche pour sentir cette pourriture accueillante, et je m’en frotte doucement les joues et le front, et je sais qu’ils ne m’écoutent pas mais je demande aux vers qui me parcourent le visage et à cette terre vivante de digérer la mort qu’il y a là

et dans mes mains et de la ramener vers ici, et j’offre l’eau d’une larme à ces amis et je les prie d’avoir pitié de moi et puis je reste un moment là avec les mains à mi-hauteur et le dos un peu courbé, jusqu’à trouver que j’ai vraiment l’air d’un plouc avec ma tête pleine de compost.

Contrepoint

Il est temps de proclamer vaine toute œuvre qui laisse son auteur intact, et le lecteur à son confort.

Denis de Rougemont, Penser avec les mains

Et j’essaie d’écrire comme Kopa jouait au ballon

Allez Raymond

Je bois un coup à la santé de tes doigts coupés

De la main coupée de Cendrars

De la tête trépanée d’Apollinaire

De mon pied sauvé par une coque en métal

Au bar des amputés des travailleurs des mineurs et des bouchers

Joseph Ponthus, À la ligne : Feuillets d’usine

Peu après l’histoire des vidéos avec Gabrielle, je retrouve Hamza à la terrasse d’un café. Les salutations sont agréables comme à l’époque, plus encore avec l’effet des retrouvailles. On rejoue notre petite ritournelle, sauf qu’au moment de se serrer la main Hamza a comme une réticence que je ne comprends pas tout de suite. Sa poigne est douce et je la lui rends de même, mais la nuance est surprenante. Il retire sa main et la caresse avec l’autre ; il a autour du poignet une cicatrice qui rentre jusqu’à la base du pouce.

–Ça va, je t’ai pas fait mal ?

–Pas de problème, non, ça va. Je t’ai pas dit que j’avais eu un accident ? Ça se remet bien. J’ai pas encore retrouvé toutes les sensations, mais ça va, tu vois ?

Il remue les doigts. Tout a l’air de fonctionner.

–J’ai failli perdre la main. Ça fait six mois. Maintenant ça va, mais au début j’ai eu peur. D’abord je comprenais rien, et puis quand j’ai réalisé que j’avais la main qui pendait comme ça, ça m’a fait bizarre. Les médecins, même, ils avaient des doutes. Ils m’ont dit c’est pas sûr que vous retrouviez l’usage de votre main. J’ai perdu deux tendons et puis il y a un nerf coupé, mais heureusement ils ont pu rattacher les tendons. C’était coupé comme ça, le long du poignet, on voyait l’os… J’étais en train d’écorner une vache quand elle m’a mis un coup de patte. Tu vois la pince à couper les cornes ? Celle qui est pendue au plafond. Ben la vache m’a mis un coup de patte et ma main est partie dans la machine. Ils m’ont amené aux urgences à l’hôpital du Croset, et puis de là ils m’ont envoyé jusqu’à l’Isle. J’ai eu de la chance, ils m’ont dit, c’est rentré vers l’intérieur de la main. Sinon, si c’était parti tout droit, ça me coupait le poignet. Des fois, ils voient des gens, ils peuvent rien faire, ils peuvent juste enlever et cautériser… C’est comme ça, c’est un métier dangereux. Et tu sais comment c’est, il faut toujours aller vite, vite, vite, vite. Nous on encaisse le rythme. On est en concurrence avec les grands abattoirs… Enfin, et toi, comment ça va ?

–Ça va… Ouais, ça va. Mais je suis vraiment désolé d’apprendre ça. Et ça fait six mois, déjà.

–Bon, tu vois, ça me fait des vacances.

–Ha ! S’il faut risquer de perdre une main pour avoir des congés…

–Non, franchement, je me réjouis de pouvoir travailler. Le chômage, c’est drôle deux-trois semaines, mais après on s’emmerde. Il y a la physiothérapie deux fois par semaine, mais le temps est long. Heureusement, je peux sortir, aller courir. Franchement, je me fais chier, mais j’ai le temps de faire d’autres choses. Et toi, alors, quoi de neuf ?

–Je suis fauché comme toujours au printemps, mais cet hiver j’ai pu partir en voyage pendant deux mois. Maintenant, il n’y a plus qu’à trouver un travail qui paye et qui me laisse quand même du temps à côté. Un mi-temps ça serait parfait.

–Tu veux pas reprendre à l’abattoir ? Je suis sûr qu’ils cherchent du monde.

–À l’abattoir, non, j’ai donné. Je me verrais mieux retourner dans le maraîchage ou le travail social, mais pas l’abattoir.

–C’est vrai que c’est difficile, de vivre tous les jours avec la mort. Je dis pas, si tu travailles dans les hôpitaux, tu côtoies la mort, mais t’essayes quand même de sauver des gens. Tandis qu’à l’abattoir, les animaux on n’est pas là pour les aider.

– Et même si ça nourrit des gens, il n’y a pas la même reconnaissance.

–De l’abattoir ? reprend Hamza, ah, ça non. Tu sais que j’en parle jamais ? Au début, quand on me demandait ce que je faisais, je le disais, que je travaille à l’abattoir. Souvent, les gens, ça les dégoûtait, ils me regardaient bizarrement et après on n’en parlait plus. Tout le monde sait que c’est nécessaire si on mange de la viande, mais on veut pas connaître les détails. Maintenant, si on me demande je dis que je travaille dans une boucherie, c’est plus simple.

On rit doucement.

– … j’ai l’impression qu’il y a tout qui te tombe dessus. Ça, et puis la vidéo.

–C’est drôle, mais la vidéo, quand tu m’as envoyé le message, je l’avais pas encore vue. Après, j’ai regardé et je me suis vu, là, en train de tuer les bêtes. Vu comme ça, c’est vrai que c’est terrible. Mais on peut

pas mieux faire. Un abattoir, c’est fait pour ça, tuer les bêtes. On fait le maximum pour pas qu’elles souffrent. Après ça arrive que les bêtes elles bougent. Alors, avec le matador, des fois il faut s’y reprendre à deux fois pour les étourdir. C’est le règlement, il faut que les bêtes soient bien étourdies. Nous, on fait qu’appliquer.

–Et ça a créé des problèmes, ces images ?

–Les images, on verra. Il y a tout un débat autour de l’abattoir. Il y en a qui aimeraient le voir fermer, le dernier de la région. Mais je crois qu’il a un bon soutien politique.

–Au Croset, il n’y en a pas ?

–Au Croset il avait fermé parce que le gars pouvait pas acheter les grosses machines, ça fait presque vingt ans. Maintenant, si ça ferme à La Lye, les paysans, comment ils vont faire ? T’imagines, si tu veux faire tuer un mouton, tu vas devoir aller jusqu’en plaine. Parce que des fois ils viennent de loin, les paysans. Et Porchet, même lui, il va fermer. Chaque semaine, il prend deux cents, deux cent cinquante cochons. S’il a plus l’abattoir à côté, c’est pas avec les petits abattoirs de campagne… Aux Esserts, où je bossais, ils abattent seulement le lundi : ils ne dépassent pas les quinze cochons. Alors si tu leur en donnes cent, même s’ils s’y mettent tôt le matin, à vingt-deux heures ils y sont encore.

–C’est vrai, j’imagine mal que les petits abattoirs reprendraient la production. Ça se délocaliserait plutôt vers les plus gros en plaine.

–En tout cas, même moi, je vais pas retourner à l’abattoir.

–Ah ouais ?

–Ouais, je cherche un autre boulot, plutôt comme livreur.

–C’est trop dangereux ?

–Dangereux, et puis j’étais trop dispersé. Tu te rappelles, j’avais l’abattoir, l’autre abattoir aux Esserts, et encore avec la pub, je courais partout. Des fois, je jetais, je m’en foutais, si je me faisais choper j’aurais dit, c’est pas que je veux pas, c’est que je peux pas. Maintenant, tout ce que je veux c’est un job à plein temps. Comme ça, au moins, je suis tranquille.

–Et t’es encore longtemps en arrêt ?

–Trois mois. Ils veulent pas que je reprenne trop rapidement, parce qu’ils ont attaché les tendons.

–J’arrive pas à croire que t’as failli perdre une main dans cette machine. Cette pince, je te jure, j’en faisais des cauchemars.

–C’est mon quatrième accident.

– Quatrième ?

–Plusieurs fois, j’ai failli mourir.

–Je me rappelle, on m’avait raconté vite fait le coup de la poulie qui t’était à moitié tombée sur la tête…

–C’était, tu sais, le palan qui monte les bêtes. Ben il y a une roue accrochée, pour que ça puisse aller sur le rail quand ça arrive en haut…

–… avec la chaîne qui tient la bête…

– C’est ça. Eh ben, avant, il y avait le rail normal, sauf que de l’autre côté, il y avait rien. C’est après, seulement, qu’Henri a soudé un truc pour que ça puisse pas tomber. Du coup, en arrivant en haut, avec la bête encore accrochée, c’est parti du mauvais côté.

–Et la bête t’est tombée à côté aussi ?

–Ouais, juste là, et la roue sur la tête, et vite. Ça doit faire au moins quinze, vingt kilos, la roue avec la chaîne. Heureusement, j’avais le casque. Sinon ça m’aurait fendu le crâne. Et elle est tombée un peu sur le côté, elle a comme glissé.

–Eh ben, avec tout ça, ça fait plaisir de te voir sur pieds. Tu sais, j’ai beaucoup pensé à toi, et aux autres aussi, ça faisait longtemps que je voulais t’appeler pour qu’on aille boire un café, et puis à chaque fois, je me disais, la semaine prochaine. Dans un sens, c’est grâce à la vidéo si on se revoit maintenant. Ça fait vraiment plaisir. À part la main, t’as l’air en forme.

–Ouais, ça va. Tu vois, j’attends encore de retrouver la sensibilité, il dit en se frottant la main. C’est bien de te voir et de pouvoir parler, on dira, du bon vieux temps, il dit en riant et je ris aussi. Tu sais que j’ai repensé à toi, après coup, en allant à l’abattoir. Je me disais, c’était bien ces voyages où on pouvait se raconter les journées et tout ça. C’est qu’on parle pas beaucoup, à l’abattoir. Il y a les pauses, mais tu vois comme c’est, c’est pas long, et le reste du temps il faut y aller : on rigole mais on n’a pas vraiment le temps. Et dehors, surtout depuis que j’ai arrêté, il n’y a pas beaucoup de gens avec qui parler. C’est là que des fois j’ai pensé à t’appeler… Je me suis toujours demandé. Toi ça t’a fait quoi, le premier jour ?

–Le premier jour ? C’était impressionnant, surtout le bruit, les cris, l’odeur. C’était assez bouleversant. Et toi, tu te rappelles ?

–C’est clair, il y a tout le sang. Et les cris, mais après, le pire, j’ai trouvé, c’est le silence. On commence et on a cent quarante cochons, ça crie dans tous les sens, et il se passe quoi, trois-quatre heures, et puis plus rien. T’as rien vu passer, et ils sont plus là. C’est fini. Et c’est pas quelques-uns.

–C’est sûrement le plus bizarre, les premières impressions, et puis comment ça évolue, comme ça s’estompe. Je me rappellerai toujours la première fois que j’ai dû pousser un veau vers la cage. C’est ce qu’on se disait, une fois, c’est le plus dur, les animaux vivants.

–Ouais. Tu le vois courir, il se croit sauvé, et en fait, c’est une porte qui mène vers la mort. Des fois, même pour descendre du camion, c’est un problème. Il y a une bête qui veut pas. Alors il faut insister. Normalement, on devrait la laisser aller, mais on n’a pas le temps. Ça nous prendrait une heure par bête. Il faut la tirer, la forcer.

–Même si on préférerait la laisser aller brouter tranquillement.

–Pour moi, ce qu’il faut, c’est qu’on dise la vérité. Si les gens veulent manger de la viande, il faut qu’ils sachent qu’on va tuer des bêtes. Les autres, s’ils ne veulent pas qu’on les tue, qu’ils le disent, mais on trouve pas d’excuses. Pourquoi ils viennent pas, pour pas se le cacher, voir comment ça se passe.

Les chefs

Pendant longtemps, il apparaît en effet que c’est une dimension de combat qui accompagnait l’acte d’abattage des animaux de boucherie… À l’opposé, une objectivation achevée consisterait en une transformation sans accroc de l’animal vivant en simple matière à modeler sur la chaîne de production.

Catherine Rémy, La fin des bêtes

Les premières machines de la révolution industrielle ne furent pas la machine à vapeur, l’imprimerie ou la guillotine, mais le travailleur esclave de la plantation, la travailleuse sexuelle et reproductrice, et l’animal.

Paul B. Preciado, Un appartement sur Uranus

Mais Patrick, un repas végétarien par semaine, est-ce possible ? N’est-ce pas plus cher ? Et comment être sûr que les enfants ne manquent pas de protéines ?

Sur TF1, à vingt heures trente, c’est l’heure des questions de société.

Dans la voiture, on est au calme, on parcourt la vallée de La Lye dans la neige qui tient encore après la pluie. Il nous reste dix minutes de repos avant l’abattoir. Les yeux me brûlent, je n’ai toujours pas appris à dormir tôt. Hamza non plus. Mais on rit et la brûlure s’adoucit. Son week-end s’est passé comme prévu. Trop court, trop cher à mi-chemin de la paie, et la voiture qui a commencé à faire un bruit suspect. J’entends, oui. Elle est presque neuve pourtant, et le leasing coûte un quart du salaire… Mais tout le monde va bien. La petite a adoré le musée d’histoire naturelle, depuis elle marche comme un tigre à dents de sabre. Tout à coup Hamza plante les freins, une bête a sauté dans les feux. Les roues hoquettent mais les pneus finissent par crocher dans la neige. On se regarde.

–Un chien ? je demande.

–Je crois que c’est un renard.

L’animal continue sur le bord de la route, puis saute le tas de neige qui la borde. C’est bien un renard.

–Oh, il y a toute la famille.

Trois petits suivent à distance et sautent un peu maladroitement. Ils sont roux et blancs dans le cou. En s’éloignant dans les champs enneigés, l’adulte tourne son museau dans notre direction et ses yeux brillent du reflet des phares.

–Heureusement que tu roules doucement, je dis.

–Toujours. Qu’est-ce que tu gagnes à rouler vite ? En plus à cette heure, on croise tout le temps des animaux.

On redémarre. On respire. On laisse couler avec de rares paroles les dernières minutes qui nous séparent de l’abattoir. On fait le plein de calme avant la tuerie. On se réconforte qu’on est sensibles.

Après les salutations, on bosse sans parler. On règle le rythme d’épilation des porcs pour avancer aussi vite l’un que l’autre et on laisse faire les muscles. Raser, trouer, tourner, raser, trouer, suspendre et on envoie. On tire le suivant, on le met en position, on enchaîne. Je me demande encore comment j’en suis arrivé là. Devenir rouage dans une machine de mort, gant de mailles contre gant de mailles, automates posés le long du convoyeur, parallèles à sa froideur. Et pourtant je sens que je rejoins un groupe qui a de la peine mais qui est fier d’assurer sa tâche, au charbon comme au front, ou simplement ensemble contre la montagne de travail et le rythme de la machine, pour les gens qui ne pourraient pas le faire eux-mêmes, pour leur éviter l’effort et le dégoût, on désanime, on nettoie, on prémâche, on s’en charge. De temps en temps Dylan ou moi prenons le chalumeau pour donner un coup de main à Hamza. Et de temps en temps Charles passe voir si on n’a pas trop de porcs sur la table et assez sur le rail. Hamza essaie de garder entre trois et cinq porcs là-haut, entre sa crémaillère et les postes surélevés des bouchers. S’il y en a plus, les porcs se coincent et il doit aller les tirer à la main ou presque, avec un crochet au bout d’une perche qu’il leur met dans le cul pour les tirer sur le côté jusqu’au poste d’éviscération. À chaque fois, je compatis avec les cochons morts. Hamza, je ne sais pas ; ce que je sais, c’est qu’il essaie de ne pas en faire monter trop, mais assez pour approvisionner les bouchers ; et nous, on approvisionne Hamza en tentant de ne pas le surcharger ; Charles en fait de même pour nous, et Philippe pour lui depuis les écuries. La chaîne est réglée de regards et d’hommes et de femmes – peu de femmes – qui travaillent en essayant de se caler sur un même rythme et qui gueulent pour ajuster, plus vite ou plus lentement, qui courent plus souvent qu’ils attendent, une chaîne pressée mais assez humaine en somme.

À notre poste il y a des restes d’individualité chez les porcs, une touffe de poils en plus, un ongle à arracher, une nécrose au jambon, un kyste sous la panse, mais à part ça et quelques pattes cassées dans la machine, ce sont inlassablement cent kilos de viande chaude et molle qui nous arrivent entre les mains, et l’épileuse qui tourne dans ses jets d’eau et de flammes. Hamza le faisait remarquer, au moins il

fait chaud. Sylvain dit que ça deviendra dur en été ; pour l’instant c’est appréciable. L’hiver, on choisirait l’enfer pour le climat.

À la fin des porcs, je me retrouve à gratter les tuyaux avec Sylvain. Je fais remarquer avec aigreur que chaque jour, on y passe une demiheure à deux. Et j’ai à peine le temps de penser que je ferais mieux de ne pas me plaindre que Sylvain répond, sans rancune, même si lui ne se plaint jamais : ils ont tout essayé, et même pensé à les enduire de graisse pour limiter l’adhérence mais qu’elle partait avec l’eau, ou les asperger d’acide mais que la crasse tient bon, même en y passant des litres.

–Bon, ben on gratte, que je dis, résigné.

Et on frotte la machine. De plus en plus, je crois que je vais apprendre à ne plus m’en faire et à l’aimer; en tout cas je sue pour prendre soin d’elle.

– Je baise, tu baises, il baise, nous baisons, vous baisez, elles baisent.

C’est Greg qui passe.

Je fais part à Sylvain du nombre de blessures et d’escarres que j’ai vues ce matin.

–C’est pas étonnant, il dit, quand tu sais comme ils sont élevés… Déjà c’est des races sélectionnées pour la rapidité de croissance du muscle. L’ossature a pas le temps de suivre. Et puis c’est des bêtes qui ont l’habitude de fouiller dans la terre. Leurs pattes sont pas faites pour le béton. Forcément, il y a beaucoup d’ongles qui s’incarnent. Et en cage les uns sur les autres, c’est évident qu’ils chopent des maladies.

– Tu sais si c’est différent dans les élevages bio ? Enfin, je sais même pas si ça se fait, le cochon bio.

–C’est pas tant le label, mais il y a des paysans qui bossent bien. T’en vois quelquefois qui amènent ici des cochons d’une année, des bêtes qu’ont couru dehors. Ça se voit tout de suite. C’est plus dur de les faire avancer, ils se méfient, ils savent ce qui se passe, et après, c’est des bêtes qui passent à peine sur la table tellement ils sont grands. Ça fait pas loin de deux mètres, un adulte allongé, au moins un mètre cinquante, il dit en écartant les bras. Bien sûr c’est moins rentable, parce que tout ce qu’elle dépense, la bête, c’est ça de perdu à l’engraissement, mais c’est pas le même travail… Au final c’est les clients qui décident. Aujourd’hui si tu veux plaire aux consommateurs

il faut de la viande qui a peu de goût. À l’abattage, les porcs ont en général à peine plus de trois mois. Cent jours d’engraissement avec une moyenne de neuf cents grammes par jour ! C’est des bêtes gonflées au soja. C’est pour ça que leurs excréments collent autant. Et le pire, c’est qu’on les vend comme des spécialités locales. Quand tu vois d’où viennent les aliments : c’est du soja d’Amérique – ÉtatsUnis ou Brésil – du transgénique cultivé au poison en Amazonie, pis après on s’étonne que nous aussi on chope des maladies. Bon mais il faut reconnaître que le poison vient d’ici.

On enlève les casques, on rince les tabliers à l’eau fumante.

–Et t’as vu la nouvelle lubie des politiques ? ajoute Sylvain. Faire un traité de libre-échange directement avec les producteurs de viande en Amérique du Sud. Et c’est les mêmes qui disent qu’ils veulent protéger les traditions et la paysannerie. Une belle bande de faux-culs.

On prend un café et on sort. Françoise nous rejoint dans le petit jour, en habits de ville. Elle arrête quand on finit les porcs. Ça lui fait des horaires qui vont plus ou moins de quatre heures à huit heures le lundi et le mercredi, et de cinq à sept le vendredi. Après le boulot, elle reste avec nous le temps de fumer une clope. À la moindre baisse de régime dans la conversation elle s’excuse avec l’air d’avoir quelque chose à faire, prête à partir, mais prête à rester aussi quand on remet du bois sur le feu. Ça lui arrive de rester encore un quart d’heure si Sylvain est là. Elle aussi était paysanne. Elle a eu la chance que les enfants reprennent, elle le disait l’autre fois. Une fierté aussi, c’est pas le cas de tout le monde. Après l’abattoir, parfois elle donne un coup de main à la ferme ; d’autres jours elle fait quelques ménages, et à midi la plonge dans un restaurant. Quatre boulots pour joindre les deux bouts, à passé soixante ans. Et le chef l’appelle Madame. Elle parle avec Sylvain, j’avais décroché.

–Encore, elle dit, ici ils demandent quoi, huit francs au kilo ?

–On peut voir sur le site, ils sont tous affichés.

–Et avec ça, ils le payent quoi au producteur, trois francs, trois francs vingt ?

–Ouais, il me semble que c’est ça, dit Sylvain…

–Qu’est-ce que tu veux, avec des prix comme ça. Mais c’est la politique qui veut ça. Ils n’en veulent plus, des petits abattoirs, c’est comme les petits paysans. Et ils vont les avoir, à coups de normes. Il faut les voir se pousser devant le parlement. C’est pas vrai ?

– Bien sûr qu’il y a les lobbyistes, mais c’est aussi le consommateur, renchérit Sylvain, qui veut toujours du moins cher et qui fait marcher la concurrence.

–Et faut voir la qualité. Si c’est pour bouffer des antibiotiques, bien sûr qu’on peut l’avoir à trois.

La rumeur circule, diffuse, depuis le matin. J’ai entendu quarante mille balles. T’imagines, c’est le prix d’une voiture. Il était aussi question d’une heure d’arrivée. Neuf heures et demie je crois. Dans une heure.

En entrant dans les écuries pour les passer à la mousse, j’entends des grognements de basse, à mi-chemin du porc et du lion. Hamza et Dylan se battent pour faire avancer une bête dans le couloir d’abattage.

–Eh Arthur ! lance Dylan. Tu peux venir nous aider ?

Le verrat fait dans les deux mètres de long et sûrement trois cents kilos. Il se retient à la frontière de la cage, ses ongles antérieurs agrippant l’intervalle entre le béton du couloir et l’acier. Les secousses de l’aiguillon électrique le font à peine sursauter.

–Elle a l’arrière-train paralysé, explique Hamza. Il faut qu’on la pousse.

C’est une truie alors – je me reproche mon biais. Elle claque des mâchoires et exhibe ses canines. Elle sent fort aussi, une odeur comme une arme.

–Je vais passer devant, fait Dylan. Toi, mets-toi ici avec Hamza et retiens-la comme tu peux.

Je prends la place de Dylan tandis que lui saute par-dessus la barrière et prend le couloir parallèle. Il entre dans la cage par le plafond ouvert, se laisse tomber, revient vers nous et saisit une patte avant.

–Allez ! Allez, viens !

Avec Hamza, on pousse son arrière-train pendant que Dylan la tire.

–Avec les genoux, me dit Hamza.

Elle mugit. Elle ne bouge pas.

–Encore une fois. Allez !

On tire, on pousse. La truie souffle et grogne. Elle essaie de replacer son ongle droit dans la faille et de retenir l’avancée. On pousse et Dylan défait la prise des ongles avec son pied. Elle cède, gratte encore le sol rainuré de la cage, mais c’est pour la forme, elle se laisse emporter.

Dylan s’extrait par le toit de la cage et Hamza actionne la trappe. Je souffle et retourne en direction des nettoyages.

De l’angle du mur, je la regarde enfermée, pantelante. C’était une ancienne, je me dis. Pendant des années elle a alimenté la machine avec ses petits… Hamza arrive avec une pince électrique. Il demande à Dylan de la pousser en avant avec le volet hydraulique. La truie hurle de se faire encore pousser ; j’imagine son postérieur traîner sur le sol en fer, peut-être une patte se coincer entre le volet et le sol. Elle sort la tête par la muselière et montre son groin et ses poils épais.

Je crois à peine qu’elle soit de la même espèce que ces jeunes cochons roses qu’on tue par centaines. Elle n’a pas cette naïveté dans le regard, cette curiosité ou cette peur mêlée de surprise qu’ont les juvéniles, mais plutôt un défi résigné, une fierté, peut-être même de la rage. Je crois y déceler une plus fine connaissance de ce que nous sommes pour elle et son espèce, comme une culture qu’elle aurait développée, seule parmi sa race de jeunots, pendant des années passées de cage en cage – voici Arthur Jolissaint, porcinologue amateur – je vois une exploitée, isolée et orpheline comme tous, mais une survivante, porteuse d’un savoir accumulé en autodidacte : une matriarche, quelque part une sage, elle aussi dans le couloir de la mort.

Hamza tente de l’approcher avec la pince, mais elle le chasse en claquant ses dents grandes comme des pouces. Il tourne ; il revient à la charge ; elle esquive, contre-attaque ; de justesse Hamza sauve l’électrode. Il relance encore ses bras en avant et la touche. Elle donne un coup de tête en lançant un grognement qui fait trembler la cage. Hamza se penche par la muselière jusque dans la cage et il ferme la pince sur les tempes. La truie pousse un cri de tout son corps, un rugissement de lionne qui se mue en râle, interrompu dans la chute. Le dernier souffle résonne dans le métal et le volume vide.

Les stalles des porcs macèrent dans les vapeurs de chlore. Je vais changer la mousse pour de l’eau. Depuis la pompe à pression du jet, je vois Dylan qui rince le couloir d’abattage, Charles et Sylvain qui retirent la peau de la truie à petits coups de couteau comme celle des bovins, tandis qu’Hamza est à la table et dépèce sa tête.

–Sacrée gueule, je fais.

–Regarde ces canines.

Je retourne rincer les écuries. Avec le gel hivernal, les conduites se bouchent souvent et ça fait de grandes flaques de merde diluée qui ne s’évacuent pas. Dylan m’a montré comment déboucher les canalisations, il faut aller avec la lance à pression dans l’embouchure de la conduite, d’abord avec le jet éteint pour que ça n’éclabousse pas, insérer l’embout dans la petite ouverture du conduit, puis balancer l’eau chaude sous pression et tenir le recul pour ne pas laisser l’embout refaire surface. Ça commence par faire un genre de petit geyser de chiasse qui fait monter le niveau de la flaque, et puis on remue la lance, sur les côtés et de haut en bas en essayant de trouver les bons angles et en espérant que ça se débouche. Je coupe le jet et le niveau d’eau redescend un peu. À la flaque suivante je répète l’opération. Je cherche en tâtonnant du bout de la lance la petite ouverture, la lance s’enfonce. J’envoie la pression, les remous apparaissent et je fais des allers-retours avec le jet comme avec un mixeur dans la soupe. Tout à coup la lance remonte un peu trop, l’eau aspire l’air de la surface dans un bruit de succion et c’est une explosion de soupe à la merde. J’en ai plein le visage, sur les joues et le front, même sur mes lèvres pincées et au coin de l’œil. Heureusement je n’en ai pas dedans. Je retire la lance et je rince l’embout avant de m’appliquer son eau bouillante sur la main pour m’en frotter le visage. Je crache et je me rince les bras, le tablier, les bottes, les murs, jusqu’au plafond où ça a giclé. Puis je reprends le pourtour des flaques qui diminuent vers l’égout, je continue le long des couloirs, quand l’alarme retentit. Deux coups brefs, c’est la porte de l’écurie. Je vois arriver un casque rouge et les yeux bleus de Dylan. Il continue vers le couloir d’entrée, ouvre la porte. La lumière entre avec des turbulences d’air froid dans la vapeur, des tourbillons de gouttelettes qui se découpent dans la clarté. Un

homme grand s’avance là-dedans, lunettes, salopette grise. Ils se saluent.

–On le met directement là ?

–Ouais, c’est libre. On vous attendait.

Dylan revient et ouvre le loquet du couloir d’abattage. Il bascule la porte qui en même temps condamne le couloir des box où il se tient. La porte ainsi positionnée complète la ligne droite de l’entrée à la cage. Dans l’embrasure de la porte, je vois entrer un mufle, une tête massive qui balance et respire à la hauteur des barrières. S’ensuit un tronc de nuque plissée de fourrure brune.

–Belle bête, fait Dylan au paysan.

–Oh oui… Il a enlevé du poids, maintenant, mais il a fait mille quatre cents nonante. Il était champion de France en deux mille trois. Là il fait encore comme ça mille trois cents cinquante.

Le chef arrive.

–Salut Fritz.

–Salut Henri. On le met là alors ?

–Tu peux y aller, c’est tout bon, on va le prendre tout de suite.

–Ça va aller ? demande Fritz.

–Oui oui. Il est gros, mais les machines tiennent trois tonnes.

–Bon. Kromm. Hue.

Le paysan pousse son taureau aux flancs. Le taureau avance une patte puis une autre. Il renifle alentour et lance des jets de vapeur. Il regarde par le couloir des box où je suis aussi. Il a l’air paisible même dans les couloirs d’acier, comme en reconnaissance, en train de prendre possession des lieux… Ou bien faut-il voir de l’inquiétude dans ses respirations profondes ? C’est vrai que le mélange d’odeurs est curieux : les congénères, la truie, le sang. Et ce silence. Le paysan continue ses encouragements et lentement le taureau avance vers le couloir d’abattage. Le chef ferme derrière lui le portail galvanisé et prend le couloir adjacent. Dylan ouvre la cage d’acier. Je retourne en zone rouge par le couloir du matériel. Près de l’épileuse, Hamza est encore accroupi devant la tête de la truie ; elle pend à une esse accrochée à la table. Elle n’a plus que des os et de la chair par-dessus, les muscles apparents, les yeux excavés. Hamza lui a ouvert le dessous du menton et tire sa langue verdâtre par l’orifice.

–Ça va ? je demande.

–J’aime pas trop faire ça. C’est impossible de trouver des prises. Regarde comme ça glisse.

Il tient le bout de la langue entre ses doigts et la plie dans son poing de mailles. Il entaille encore sous le menton en direction du fond de la gorge pour défaire les attaches en tirant la langue vers le bas. Les ligaments se déchirent en petits craquements.

–La lame glisse sur les os, il reprend, à chaque fois on risque de se mettre un coup de couteau. Et je te parle pas de son haleine.

Il tourne vers moi la tête ouverte et sa langue rose-verte et grise, une main dessous et une derrière comme une marionnette. Elle a une canine cassée et pourrie, l’autre intacte, dressée. J’approche de la tête comme d’une relique vaudoue, craignant quelque part qu’elle rugisse et m’engloutisse. C’est comme si elle était encore présente dans la chaleur qui émane de ses chairs molles, dans ses yeux creux qui m’aspirent, et tout autour, dans sa puanteur qui se répand en volutes invisibles, envoûtante, indice d’un empire.

Le chef pose l’escabeau devant la cage.

–Je veux voir personne dans le couloir d’abattage ! Dylan, va voir me fermer la porte de l’écurie.

Tête baissée, le chef sort par les vestiaires pendant que Dylan s’en va aux écuries. Les bouchers sont descendus de leur poste. Frank discute avec le paysan qui se balance d’un pied sur l’autre dans l’embrasure de la porte cochère. Greg est accoudé à sa nacelle, il cause avec Sylvain et Philippe. Le chef revient de son pas bref. Dans une main il tient un casque de protection auditive, dans l’autre le canon d’un pistolet.

–C’est bon, Dylan, personne aux écuries ? O.K. Et cette tête, elle ne passe pas ? Hamza.

Hamza va enclencher la trappe qui pousse les bêtes vers la muselière métallique.

–C’est bon ! Arrête ! Ça passe pas. Bon. Je veux voir personne dans ces écuries, c’est compris ? !

Hamza rejoint les gars et les bouchers qui ont fait un arc de cercle autour de l’escabeau. Je m’attends à ce qu’on se fasse engueuler, qu’on nous dise de faire quelque chose – j’ai d’abord pris un balai gomme pour avoir l’air de bosser, par habitude, mais j’ai vite remarqué que je n’avais même pas besoin d’avoir l’air. On est tous là à attendre, tout le personnel, c’est le spectacle, on a permission. Le chef met ses protections et monte sur l’escabeau. Il vise, bras tendus, à bout portant de la tête du taureau. Il plie au-dessus de l’épaule le bras qui tient le pistolet, arme, retend le bras.

–Attention au tir !

La détonation est doublée d’un écho.

–Attention au tir !

Nouvelle détonation. Une seconde d’attente. Rien. Encore un coup de feu. Toujours rien. Clic.

–Plus d’mune !

Le chef descend de l’escabeau.

– J’y crois pas, il reprend, trois balles de neuf millimètres et il nous regarde.

Hamza approche avec deux matadors, un dans chaque main. Il lance deux décharges entre les yeux.

–De toute façon, qu’est-ce que tu veux que ça lui fasse ? demande le chef après coup.

–Ils sont gros, commente Charles vers l’arrière du public, mais ils ont la cervelle de la même taille que celle d’un chat, grosse comme le poing. Le chef arrive avec un marteau et un tournevis. Il s’approche de la cage de contention, ébauche le geste, puis se ravise. Le paysan, dans la porte, décroise ses bras qu’il venait de croiser.

–Dis Henri, il demande, t’as pas une autre arme ?

–Bien sûr que j’ai une autre arme.

Henri s’en va et l’arc de cercle se resserre pour observer la bête. Le taureau ferme lentement les yeux et les rouvre. Il bave un peu d’écume rose. Probablement qu’il souffre, mais il ne le montre pas. Il a l’air d’être simplement las. Frank s’approche et commente le travail.

–Les impacts sont là. Entre les yeux et les cornes.

Tout le monde attend, lèvres tendues. Ni Frank ni Greg ne donnent d’ordres. Le taureau cille et souffle par les naseaux. Tous regardent incrédules celui dont le crâne a résisté aux coups de feu. Il souffle et ses yeux respirent la résignation. Comme harassé par de méchantes mouches mais impuissant face à leurs morsures, il ne nous fait pas l’honneur de secouer la tête. Il ne se bat pas. Il se tient simplement sur ses pattes. Il est debout.

Crissement de pneus. Le chef arrive par la porte cochère, carabine à la main.

–Que ça finisse, demande le paysan.

Le chef monte sur l’escabeau, arme le fusil.

–Attention au tir !

Bien plus forte qu’avant, la détonation remplit l’abattoir. Cette fois l’écho est doublé du bruit sourd du taureau qui tombe foudroyé.

–Plus jamais on prend une bête comme ça, commente le chef. C’est beaucoup trop gros. La prochaine fois, c’est Zurich, direct.

On prend une autre pause après le taureau, comme d’habitude après les bovins. Charles parle boulot. Il fait les pronostics sur l’heure de fin, il répartit les tâches.

–Dylan, Hamza, vous faites la zone rouge pendant que je commence la zone bleue ?

Les gars acquiescent.

–Et Arthur, tu t’occupes du frigo ?

–Le ressuage ? je demande.

–Non, le frigo à déchets. On dit le frigo parce que c’est réfrigéré en été, mais là il fait encore assez froid. Il faut vider les bacs et les mousser. Mousser les sols, les murs.

–Tu feras attention, ajoute Dylan, à l’entrée, c’est gelé.

J’allume ma cigarette et je profite de la fin de la pause pour faire le tour de la place, trouver un moment loin du bruit, des bêtes en cage et des gens. Mes pas craquent dans les cristaux de neige. Je vois les chevaux dans le bois qui borde l’abattoir. L’autre fois, je ne les avais pas vus tout de suite. Il y avait des formes fantomatiques ; une bête soufflait dans l’obscurité et je m’étais avancé encore vers le bois même si j’avais peur de sentir sa respiration me tomber dessus. Le sol était enneigé, plus clair, et les lignes verticales des bouleaux plus clairs aussi dessinaient une forêt en négatif. Il y avait au sol des coulées sombres entre les pieds gris des bouleaux, des rigoles tourbeuses où tout à coup un corbeau a détaché sa forme noire dans les taches obscures. Il a arraché un morceau de chair et s’est envolé avec lui dans la nuit. Je me suis promené plus avant dans la noirceur du bois et j’ai senti sous le pas sa porosité où s’écoulaient l’abattoir et son fleuve. Le marais filtrait, épongeait l’abattoir. Il maintenait les morceaux à la surface, cartilages, lambeaux, et il se gorgeait d’eau grasse et de sang. La terre noire était couverte de bruyères et de glace. J’y suivais le souffle rauque de la mort qui m’appelait vers le marécage. J’étais captivé par le vide du bois qui résonnait, happé par cette respiration sourde, c’était comme un grand thorax qui me fascinait. Puis l’ombre du cheval était sortie de derrière un de ces bouleaux, caparaçonnée dans une couverture mouillée, le poil gras. Que quelque chose puisse vivre dans ce bois – les corbeaux devaient y être à l’aise, ils nettoyaient

la place et s’envolaient – mais un cheval… Sûrement qu’il sentait ce qui se passait, la mort qui lui rentrait par les sabots et lui donnait cet air malade. Ça l’imbibait malgré le soleil qui balaie de temps en temps la neige et le bois. Je me détourne des chevaux tristes et je reviens vers Sylvain et Charles qui causent dans l’éclat jaune du soleil de la fin de l’hiver. Je m’assieds à côté d’eux sur le tronc ; Charles explique un truc à Sylvain à propos de faire bouillir un crâne et de sortir le reste avec un crochet.

À l’intérieur, je rassemble le gros des déchets au sol et je les ramasse à la pelle, des lambeaux, une patte de la truie. Greg m’aborde et demande si je veux le branler. Je décline poliment et lui propose en échange une psychothérapie. En sentant le doute j’appuie mon offre du regard et je le vois faire des petits pas.

–Je ferais une demi-heure sur le canapé et après il faudrait échanger les rôles.

–Ah ouais ?

Il s’en va en riant. Je prends le bac en bas de son poste et je le pousse par la porte cochère. Les roues glissent sur la glace rose qui entoure la porte. Plus loin, elles laissent encore une trace parsemée de morceaux de graisse dans la neige.

Devant le frigo, mes bottes patinent sur la pente gelée. Je dois m’y reprendre à deux fois et courir pour passer le point d’inflexion. Je laisse le bac à côté de celui qui est déjà accroché à l’ascenseur à déchets. Dedans, il y a une couenne pleine de poils. Je lance l’ascenseur. Il monte lentement et une fois en haut il bascule et la peau tombe sur le toboggan, sur le bord. Je prends une pelle pour la pousser mais j’ai à peine le temps d’arriver que je la vois glisser et tomber à mes pieds avec un bruit de fringues mouillées. Avec la pelle je tente de la remettre dans le bac. Elle glisse, alors je l’attrape avec les mains. Elle glisse encore ; c’est lourd et gluant, sans prise. En me battant pour la hisser, je sens cette odeur, cette même âcreté, et je comprends que c’est la peau de la truie – c’est vrai que normalement on n’écorche pas les cochons, mais avec sa taille et l’épaisseur de sa couenne elle a été traitée comme un bovin. Quand je la tiens, je remarque que la moitié pend encore jusqu’au sol. Je m’y reprends en saisissant un côté dans chaque main, puis je cale un genou dessous et je lève la jambe jusqu’au bord du bac, et tout retombe dans ce bruit liquide. Je fais encore glisser dans le bac ce qui reste de déchets sur le tapis roulant qui sort de l’abattoir. Il y a des morceaux coincés entre le tapis et l’entonnoir de métal qui mène au bac. Je les attrape un à un. Je dois m’aider de mes ongles pour avoir prise dans les tissus graisseux et les déloger de leurs enchevêtrements de tendons. Un lambeau plus long résiste, mais il est suffisamment long pour que je l’enroule autour

de ma main. Je le tire et il glisse autour de la main, alors je fais un tour supplémentaire et tire à nouveau. Il se décoince en me laissant sur le dos de la main un liquide visqueux jaunâtre. Je secoue la main pour me débarrasser de ce qui pourrait bien être le sperme du taureau.

Pendant que j’approche le prochain bac, la chaîne de production avance dans son bruit de compresseurs et l’entonnoir se redresse dans un claquement sec. L’ascenseur part à vide.

–Je peux te laisser ça ?

C’est un boucher fumant, clope au bec et en t-shirt sous son tablier, qui amène deux bacs de têtes de porcs. Ils les ont nettoyées dans l’arrière-salle et il reste des tas de crânes.

–J’imagine, oui. Tu m’aides à les monter ? Là je galère avec la glace.

On les pousse ensemble et ça va mieux. C’est moins lourd aussi, les crânes dépouillés de leurs chairs.

–Mets-y un peu de flotte, conseille le gars, tu verras ça tombe mieux.

Je remplace le bac en me gelant les mains sur l’acier du premier –celui qui sort de la boucherie est tiède en comparaison – puis j’arrose les crânes à l’eau chaude. Le bac est emporté en l’air. On approche le second et le boucher s’en va, bonne journée. Accroché, aspergé, le bac monte, mais comme je rince le premier, une tête me tombe à côté. Je sursaute et recule avec la peur de me faire assommer. Ça a l’air de déborder dans le dévidoir. On m’avait prévenu que ça bouchonnait de temps en temps, que quand c’est comme ça il faut monter et aller débloquer à la main. Je prends un peu de recul pour voir l’état du toboggan, mais évidemment je ne vois rien que quelques têtes qui dépassent. Je me résigne. Je cale l’échelle contre la benne et j’attrape la pelle. Les barreaux sont gelés et les pieds en plastique de l’échelle ne tiennent qu’à une rainure sur le sol glissant. Elle a intérêt à tenir. Je pose une main sur un barreau gelé, puis un pied. Les bottes grasses et humides patinent sur le métal froid de l’échelle. De la main qui tient la pelle je soutiens mon tablier pour ne pas m’y prendre les pieds et je pense aux robes victoriennes. À mi-hauteur je soulage la main gelée qui tient le métal en échangeant pour le plastique de la pelle.

Le dessus de la benne est couvert par une plaque d’acier sur un quart de sa longueur, puis il y a le trou, béant sur un tas de mort qui remonte depuis le fond jusqu’en haut du toboggan. L’odeur de charogne est plus épaisse ici malgré le froid. Les crânes sont sur le haut du tas et s’étalent jusqu’au pied du dévidoir, sur la peau qui coule dans les pattes de vache et les poumons, en dessous, mélangés avec des tripes et des panses gonflées. Il y en a une éclatée d’herbe à moitié digérée, et des têtes de chèvres plus bas avec des cornes et des sabots. Sur les bords il y a aussi des foies et des bouts de peau qui se noient vers une grande flaque au fond, rouge et lardée de graisse et de soie de porc avec encore quelques énormes panses gonflées comme des baudruches, translucides, prêtes à éclater. Je tends la pelle et en me penchant je tente de faire descendre le tas de têtes, mais anguleuses comme elles sont, et lourdes à bout de bras, elles restent crochées les unes dans les autres. Je me tiens sur une jambe et du coin de la pelle, en équilibre, j’essaie encore de déloger la plus proche. La botte qui me tient glisse un peu sur l’acier. Je me redresse en me poussant avec la pelle, puis je donne un coup dans une panse qui sous-tend le tas. Elle ballotte mais reste ancrée dans les sabots. Je tente de passer la pelle derrière une patte toute verte du fumier qui sort de la panse. Elle bouge mais le plastique glisse sur l’os et les poils mouillés. Je donne un coup de côté dans les têtes de mouton. Une d’entre elles bouge. Je la tire avec la pelle par le museau, par la corne et elle tombe sur la panse d’en dessous puis dans la flaque au fond. Je tente à nouveau de faire descendre les têtes de porc. J’en fais rouler une, la rattrape sur le bord du toboggan avec la pelle et la pousse en bas. Je m’attaque à la suivante. Elle croche. Je crois que je vois venir l’idée avec un vague souvenir de ce que disait Dylan, que c’était de la merde à débloquer, mais je refuse d’y croire encore un moment. Je tâte du bout de la pelle, je sonde le tas qui monte jusqu’à la plaque d’acier. Enfin je me relève pour me soulager le dos. Le tas est là, inchangé ou presque. Une bourrasque soulève mon tablier et le soleil rasant projette une ombre comme une cape ventrale sur la paroi du frigo. J’ai envie de me mettre au garde-à-vous devant cette ombre dérisoire. C’est le sommet ! Alors je pose ma pelle dans

le tas comme une béquille et j’avance une botte là où des sabots chevauchent une tête. J’appuie doucement. Ça rebondit un peu mais ça tient. J’y mets du poids, puis je pose complètement le pied. Je n’ose pas imaginer glisser là en bas et me retrouver dans l’horreur, m’assommer encore et boire le jus de charogne jusqu’à m’y noyer, ou glisser dans le tas et couler dans les organes. Je tiens la pelle en amont et je m’y accroche à deux mains comme à un piolet. J’avance l’autre pied, le pose sur une tête. Elle glisse, je m’accroche à la pelle. Avancer le pied plus haut, essayer de le poser à la limite des pattes de vache, là où ça s’entrecroise… Je lève la pelle et je commence à tirer à moi les têtes du haut du tas. Je les tire une à une et je les fais dégringoler entre mes jambes, puis je les pousse contre le fond de la benne. Elles éclaboussent et cognent les parois dans un son faux. Je tombe sur un morceau qui tient bien, mais mou. Encore une panse. Alors je pose la pelle en levier et je pousse le manche. Quand la panse se déloge, elle roule et s’étire jusqu’au liquide. Cette fois il y a la place pour faire descendre les têtes.

Dans l’ombre, je discute avec Dylan, rayonnant. Son casque doit être rouge, mais il apparaît seulement sombre sur le halo de son visage clair. Sa voix n’a pas de paroles. Elle n’a que cette douceur lumineuse qui entretient le peu de vie dont on est complice. Le reste est une obscurité froide, tout autour, indistincte. Entre son tablier et son casque, une autre main apparaît qui tient du fer. Un éclat glacé se reflète dans l’arrièreplan vide et dans le visage. Il teinte de tristesse le regard limpide et le peu de chaleur qui émane de la peau. Comme la lumière vaporeuse, la voix douce de Dylan se perd en écho entre nous. Elle est encore ici, mais elle résonne de la froideur du fer. Elle entend le sang sur le visage, le cœur qui bat. Elle caresse le poil doux et inquiet, l’humidité de la vie. Elle dit quelque part la fourrure, et elle dit la grande obscurité où elle se perd. Derrière le visage de Dylan, une chevelure apparaît lentement, les yeux clos, les lèvres serrées et froides. Impassible, elle accapare et éteint toute chaleur. Elle a la précision de l’acier qu’elle tient.

Contrepoint

S’il faut aller au cimetière

J’prendrai le chemin le plus long

J’ferai la tombe buissonnière

J’quitterai la vie à reculons

Georges Brassens, « Le testament »

Ce jour-là, mon grand-père allait mourir. Ça serait peut-être le lendemain, mais c’était décidé, depuis presque une semaine qu’il ne mangeait plus, les soignantes l’avaient dit, c’était sans retour. Ce qui comptait, c’était qu’on soit avec lui. Il avait dit son dernier mot deux jours plus tôt. Il avait bien voulu boire encore un peu d’eau. Maintenant, il râlait seulement, d’un souffle qui s’accélérait quand il ouvrait devant la mort des yeux effrayés, avides de vivre encore, serrant la main de qui il trouvait à ses côtés. Puis il se calmait, on lui humectait la bouche avec une petite éponge collée au bout d’un bâton, on lui caressait les joues, on lui tenait l’épaule. Cette nuitlà, je la passerais à ses côtés, à lui tenir la main autant que lui la mienne, répondant à sa force, à cette poigne de jeune homme au bout d’un corps mourant. Cela n’avait qu’un rapport lointain avec la mort des animaux à l’abattoir, celle d’un homme en maison de retraite, si ce n’est peut-être qu’il y avait un lieu, des humeurs, des rites. Le lien s’est trouvé avant tout anecdotique : cet après-midi-là, en allant le voir, je suis passé par La Lye.

C’était drôle de se retrouver là, pour la première fois depuis que j’avais fini de travailler à l’abattoir, six mois plus tôt. C’était de nouveau le printemps, un printemps ensoleillé dans cette campagne que je me rappelais si froide et nocturne. Je roulais fenêtres ouvertes dans le printemps et voilà que je suis tombé sur le chef. Je me suis arrêté. Les collègues allaient bien, l’abattoir aussi, même si les ventes diminuaient. Il y avait des perspectives d’avenir du côté de l’abattage à la ferme, nouvellement autorisé pour la vente. Ça évite le transport et ça fait moins de stress pour la bête, mais c’est du boulot, et il faut être équipé, faire venir un vétérinaire ou un abattoir mobile. C’est des frais. Pour ça, ça reste marginal, quelques bêtes par année. Mais ça plaît aux consommateurs, ça donne l’impression qu’on revient à l’abattage artisanal, même si en fait les gros sont toujours plus gros et les petits toujours plus petits. On était plutôt d’accord en se disant au revoir. Et puis je suis reparti voir mon grand-père pour qu’on se tienne la main pendant qu’il s’en allait.

Panne

Messieurs les Antipodes, par le désir que nous ayons de converser humainement avec vous, à telle fin d’apprendre de vos bonnes façons de vivre et de vous communiquer des nôtres, et suivant le conseil des astres, nous avions fait passer quelques-uns de nos gens par le centre de la Terre pour aller auprès de vous. Mais, vous étant aperçus de cela, vous leur avez bouché le trou de votre côté, de sorte qu’il faut qu’ils demeurent dans les entrailles de la Terre. Or, nous vous prions que votre bon plaisir soit de leur donner le passage, autrement nous vous en ferons sortir par tant de côtés et en si grande abondance que vous ne saurez auquel courir, tellement que, ce que l’on vous prie de faire par grâce et amour, vous serez contraints de le souffrir par la force à votre grande honte et confusion !

Bonaventure des Périers, Cymbalum Mundi

Il est défendu de jeter des issues d’animaux, du sang, des boyaux, etc. contre les murs et les animaux habillés, d’en jeter entre ouvriers ou contre les passants.

Règlement de l’abattoir de Clermont-Ferrand, 1912, cité par Catherine Rémy, La fin des bêtes

Au centre de la ville, exposition, entrée libre dans un bâtiment colonial racheté par une fondation de banquiers : des photos du Mexique passées par la lentille acérée de Graciela Iturbide, ses trouvailles, ses mises en scène. Casinos, cirques, bars, bordels, coca-cola ; une radio dans le désert emportée par la Femme Ange et ses cheveux ensorcelés ; Notre-Dame des Iguanes, le regard haut ; une Vierge pas vierge avec un enfant qui tète ; une petite fille avec une chèvre morte sur les épaules ; des poissons séchés ; des muxes aguicheureuses ; des vies, leurs portraits, la dignité du quotidien mêlée à l’ordure ou au jeu, à la religion, aux masques, à la mort. Je reviens vers la fille qui porte une chèvre morte. De dos, jambes serrées, frêle, apeurée peut-être par son fardeau, ou par le terrain vague auquel elle fait face. À côté de la fille, sur d’autres photos, encore des chèvres. C’est le coin animaux morts de l’exposition, mon coin, je me dis. Une pile de têtes à l’étal, des cabris blanc de soie. Un nourrisson qui fait la sieste à côté d’une bête morte. Une fillette qui joue avec une carcasse : Felicidad, c’est le titre – un regard impossible. Et Carmen : de toute beauté et de toute force, elle plisse le nez et arrache une peau en s’aidant de son pied nu, elle tient son couteau entre les dents comme une pirate. Et l’œil d’Iturbide comme un miroir : si j’étais née là, semble-t-elle dire, si c’était toi.

–T’as dormi un peu ? je demande.

–Une heure ou deux, et toi ?

–Quand même quatre…

–Allez, plus qu’un matin et on est en week-end… Faut que je profite, fait Hamza. Lundi, je commence un nouveau travail. À la boucherie, je remplace quelqu’un pour les nettoyages, après le boulot. J’embauche à dix-sept heures, et normalement c’est jusqu’à vingt-deux heures. Le pire ça va être les mercredis, c’est fermé l’aprèsmidi et on commence les nettoyages à treize heures.

–Après l’abattoir, ça va être chaud. Et tu bosses le mardi aussi ?

–Ouais. De dix-sept à vingt-deux heures. C’est un soixante pourcent, il paraît. Et comme l’abattoir, c’est environ à soixante aussi, ça va.

–Ça va, mais c’est déjà pas mal plus qu’un plein-temps. Et il faut voir comment c’est réparti. Tu vas arrêter la pub ?

–Ça, on verra. De toute façon je peux pas arrêter avant la fin du mois. Et puis j’attends de faire mes trois semaines à l’essai, je voudrais pas lâcher avant d’être sûr…

–Et te reposer, t’as prévu un moment pour ça ? je demande en riant.

Hamza rit avec moi.

En haut du col d’Ecorchevel, les premières lueurs éclaircissent un coin de nuit. C’est le printemps qui arrive. On le laisse derrière en plongeant dans la vallée de La Lye. La voiture roule au milieu du peu de neige qui reste dans les champs et qui fond jusque sur la route en coulées gelées seulement la nuit.

–Ça m’embête, ce bruit. Ça ne s’arrête pas.

–La roue, là ? je demande.

–Je suis allé voir le garagiste, c’est un roulement. Il dit qu’il faut compter sept cents euros. Et si je la change pas ça va être pire, il

paraît. Tu vois, si j’ai envie de la revendre après, il faut qu’elle soit en bon état.

–Sûr… D’ailleurs je veux bien te donner quelque chose, avec les trajets que tu fais.

–Non, c’est bon. Tu sais, je les fais de toute façon.

–Non, je te donnerai… pas grand-chose, mais un peu plus que pour l’essence… Cent balles, ça aidera déjà un peu ?

–Mais t’es sûr ?

–Clair, si je devais venir avec ma bagnole, ça me coûterait bien plus que ça.

–C’est sympa. C’est vrai qu’avant la prochaine paye, ça va être dur.

Dylan est absent, alors on commence avec Sylvain à la table.

–Il a eu un accident ? J’espère que ça va, je dis.

–Oh, faut qu’il profite de se mettre dans les tas de neige tant qu’il y en a.

–Qu’il profite ? je demande en souriant.

–Ouais, c’est déjà son cinquième accident, cette année.

–Mais il fait exprès ?

–Ah, ça.

Sylvain remplace Dylan. Moi je reste au seul poste que je connais, à épiler les jambons et accrocher les pattes. Charles nous envoie les porcs un par un à travers la machine. On est tranquilles.

Vers cinq heures, Dylan arrive, hagard.

–Tu t’es endormi dans le tas de neige ? lui lance Sylvain.

On se marre.

–Ah, tu parles, j’y serais bien resté pour une sieste. C’est cette saloperie de chat, toujours dans le même virage.

–Un chat ? je demande.

–Ouais, devant une maison il y a toujours un chat qui traverse la route, à chaque fois je dois l’éviter. Tu l’as déjà vu aussi, hein ?

Sylvain approuve.

–Un jour je vais me faire la baraque de la vieille.

–Tant que c’est pas le ravin.

–C’est vrai que ça plonge, là.

Je comprends un peu tard que les tas de neige, c’est aussi l’histoire sur laquelle il se repose pour dormir un peu plus. Elle est bien travaillée, il y a du rythme. Ce n’est pas chaque semaine, mais ça peut : c’est à la fois régulier et imprévisible. Il y a de la répétition, des virages pires que d’autres, des passages cruciaux comme un troisième acte, avec déjà le suspense du précipice, on est avec lui, et de la variation. Une fois c’est le chat, une fois le ravin. Il brode entre les trois virages en « s » sur la fin de la route. Et puis il y a sa voiture, véritable artéfact des talus, le pot rafistolé au ruban adhésif qui vrombit et qui est même déjà tombé quand Dylan arrive en dérapant, preuve de la bourre de tous les instants, les phares cassés, le pare-chocs défoncé – je me demande s’il ne lui met pas des coups de pied pour la vraisemblance, mais non – une caisse ruinée qu’il nous dessine à l’assaut des petites routes avant le passage des chasse-neige, et lui encore à moitié endormi au milieu de la nuit. Rien qu’à sa manière d’entrer dans l’abattoir, Dylan c’est Neal Cassady – un Neal Cassady qui viendrait de passer la fleur de l’âge, mais à fleur quand même – coloré et aventureux et avec de la gueule surtout, du vrai boniment qui nous fait approcher pour comprendre ses pannes de réveil et de moteur, voir les preuves, les mains passées dans le cambouis pour se remettre sur la route ou seulement se teinter de réalité.

Le vendredi, Philippe ne travaille pas avec nous. Il s’occupe de sa ferme et il passe plus tard, après les porcs, pour récupérer les échantillons et les amener chez le vétérinaire cantonal. D’habitude, c’est Sylvain qui va pousser les porcs à sa place, mais ce matin, quand Dylan revient, le chef m’envoie moi. Pousser les porcs, ça veut dire approvisionner la machine en bêtes vivantes, prendre « un lot » et leur ouvrir un chemin de barrières en métal, cage par cage, jusqu’à l’entonnoir qui les dispose en une chaîne individuelle, et enfin ouvrir la trappe qui les sépare déjà comme des tronçons de saucisse, encore vivants, quelques instants, jusqu’aux spasmes de l’électrocution. Ils sont entre dix et quinze par enclos. Quand j’arrive ils sont souvent couchés les uns contre les autres, la tête sur le flanc du voisin pour se tenir chaud. Philippe dit qu’ils n’aiment pas être séparés du groupe. C’est pour ça qu’ils crient en arrivant dans l’entonnoir. Est-ce qu’il pense aussi que c’est pour ça qu’ils paniquent et qu’ils essaient de se grimper dessus, de creuser le béton sous les barrières avec leurs ongles et leur groin ? Philippe les suit à pas lents et les éperonne à coups d’aiguillon électrique, le regard rentré, avec le casque obligatoire mais sans protection auditive, sourd à leurs cris et à tout le reste, à force. Ça ne marche pas encore si bien pour moi.

Je me dis qu’ils voient ou qu’ils sentent, l’odeur du sang, la panique des précédents, que ça doit se transmettre. Ça me fait douter de mes mouvements. Ils sont presque tous roses et jeunes, des gueules naïves, les pauvres, ils n’ont sûrement jamais vu le dehors à part cette nuit, sur la rampe de déchargement. Quand j’entre dans un box, la plupart se lèvent et certains me jettent de derrière leurs cils blonds des regards attendrissants. Je devrais les fuir, mais je les soutiens et on communique un peu. Oui mon cher, je lui dis, la vie est plus belle dehors, je t’aurais souhaité de savoir ce que c’est, mais maintenant c’est trop tard. D’autres trottent et cachent leur tête sous le ventre d’un congénère comme un gosse qui se couvre les yeux. Il y aurait de quoi jouer. Ils grognent. J’ouvre la porte et je fais le tour du groupe.

–Allez…

Je leur dis depuis le mur du fond, allez. Et petit à petit ils y vont. Je vois que l’intérêt s’en va par la porte ouverte, là-bas, où les prés ne

peuvent être que moins durs. Alors ils sortent vers la cage suivante en passant par le couloir. Je referme la cage et ça les rapproche encore un peu de la fin. Certains fouillent les excréments de leurs prédécesseurs à la recherche peut-être d’un peu de nourriture, une odeur, une piste, un début de sens, comme à la croisée des chemins, s’il fallait choisir où aller. D’autres grattent le sol pour l’essayer. Je vais ouvrir la cage suivante, la dernière avant l’entonnoir d’abattage. Cette fois, je n’en ferai passer que la moitié, pour éviter qu’ils se bloquent en voulant entrer tous en même temps dans le goulot. Quand j’ouvre la porte, le groupe fuit à l’opposé. Ils reniflent sous les barrières. Ils sentent les copains et les copines. Il y en a un qui me regarde. Eh oui, coco, faut y aller, c’est comme ça. Qu’est-ce que j’y peux, moi ? C’est vrai que je pourrais ouvrir les portes, mais les collègues m’en voudraient d’avoir à vous courir après.

–Allez.

Je m’approche du groupe en laissant un grand passage ouvert. Quand une partie se met en mouvement, je commence à refermer la barrière. Soudain ils veulent tous passer ensemble. Ils courent sur leurs petites pattes en se poussant les côtes. Je m’interpose avec la barrière pour les canaliser et je reçois des coups de tête dans les tibias. Ils hurlent à m’en faire saigner les oreilles – la prochaine fois je prendrai le temps de mettre les protections. Je pousse la barrière et je coince ceux qui veulent passer. Je me prends des coups de pattes et ils m’écrasent les doigts de pieds au fond des bottes. J’aurais envie de gueuler, de me plaindre, de les pousser pour qu’ils arrêtent, mais je me dis que c’est un moindre mal. Ils pourraient me dévorer une jambe qu’on ne serait toujours pas quittes. Allez donc, je mérite bien ça, même si c’est moi qui prends pour tout le monde, on mérite. Vous avez de la marge.

Ils sont dans l’enclos, chacun au plus près de sa fin, comme quand on fait la queue en se tortillant d’impatience, ironiquement prêts à y passer. Il suffit d’ouvrir la trappe hydraulique pour qu’ils ruent dans l’entrebâillement vers l’ailleurs, jusqu’à la muselière d’acier où Charles les attend dans une posture de sumo, tablier entre les jambes et coudes sur les cuisses, et dans les mains la pince électrique ouverte, prêt à réceptionner. Je les envoie un à un et un à un Charles les électrocute aux tempes. Puis il presse sur le bouton de l’ascenseur qui les comprime et les électrocute à nouveau au cœur et les dépose sur une table en tuyaux d’acier, tout tremblants, tout durs, les pattes recroquevillées contre le corps en convulsions. Il y en a deux sur la table et trois suspendus au-dessus du bac à sang. Le premier a une ouverture dans la gorge avec une coulée bordeaux jusqu’au menton. Ça coule encore un peu. Charles saisit le couteau et le jet et s’asperge d’eau semi-bouillante. Il plante la lame dans la gorge du second, il tire, le sang gicle à grands jets, trois, quatre. La plupart tombe dans le bac en dessous. Au mur, la pompe tourne et aspire le sang par à-coups qu’on voit monter à travers le tuyau, d’un bras à chaque aspiration, puis descendre d’une main, remonter d’un bras, jusqu’à la succion du vide, transparent dans le tuyau, avec un grand slurp qui fait frétiller le caillot au fond du bac.

–Tu veux en faire un ?

–Je sais pas, c’est difficile ?

–Ça va. Faut y aller franchement. Là, tu vois, viens. Là, t’as ce cartilage. Faut planter juste en dessous, d’un coup, et puis aller chercher la veine, je crois que c’est l’aorte, et la sectionner d’un coup de poignet. Ce qui est difficile, c’est que si ça coupe mal, ils se vident pas bien et ils restent tout gonflés de sang. En fait ils doivent se vider tant que le cœur bat, sinon c’est foutu et la viande reste gorgée, elle devient dure ou elle pourrit.

–Donc tu plantes et tu tires un bon coup ?

–Ouais, tu verras, c’est un mouvement en deux parties, tu plantes et puis tu coupes en tirant la pointe du couteau vers toi, d’un coup sec. Tiens.

–Hmm.

–Prends bien ton couteau, le pouce bien appuyé à la garde.

–Comme ça ?

–Là.

–Et je plante ici ?

–Là, oui, à la base de la gorge. Tiens, là, tu sens le cartilage ?

–Ouais.

–Allez.

La lame s’enfonce avec fluidité. Je cherche à me représenter la pointe du couteau dans le thorax du porc. Où pourrait être cette veine ? J’oriente le bout de la lame un peu plus à gauche et je tire sur la garde en appuyant sur la fin de la poignée. D’un coup, je sors la lame. Le sang gicle sur ma main nue, des pulsions faibles.

–Pas mal, mais ça pourrait être plus net. Passe-moi ton couteau. Il reprend la coupe. Une fois, deux fois, il fouille dans la plaie.

–Là.

Le flot redouble.

–Tu veux en faire un autre ? Attends. On va déjà accrocher les suivants… Tu vois, on s’assure qu’ils bougent plus. Si tu les accroches tout de suite, ça arrive qu’ils se décrochent.

–Alors qu’ils sont inconscients ?

– Ouais, s’il y a encore trop d’électricité dans le corps, ils secouent. Des fois, ils te balancent des coups de pattes. Pour ça, déjà, t’attends quelques secondes, dix secondes – on a une minute pour les saigner –et si t’as un doute tu regardes sous la paupière, mais tu vois tout de suite, avec l’habitude, et après tu touches pour voir s’ils sont encore chargés. Tu prends la patte et tu la secoues un peu, ouais, lui ça devrait être bon. On lui passe la chaîne à la patte et on lève, là.

Le porc se tord puis décolle peu à peu de la table sous la force de la crémaillère. À mi-hauteur, il rue des pattes postérieures. Je saute d’un pas en arrière.

–Ha ha ! s’amuse Charles. Ça, c’est normal.

–Mais tu peux te prendre un sacré coup, je dis.

–Ça peut arriver, pour ça faut faire attention, surtout faut le tenir en bas quand il arrive sur le rail, parce que s’il donne un coup à ce momentlà il peut se décrocher. Et là c’est le bordel pour le remettre sur la table.

–Je peux accrocher celui-là ?

–Ouais, vas-y, mais tu le tiens bien, hein ?

Je prends la patte dans la main gantée pour avoir une meilleure prise. Le porc monte dans le cliquetis alterné des maillons et des plateaux de la crémaillère. Il tremble à peine en se dressant de tout son long.

–Tiens, tu veux réessayer ? fait Charles en me tendant le couteau.

Au milieu de l’abattage, le chef gueule.

–C’est pas possible ! Bon dieu de machine ! Quatre millions et ils sont pas foutus de faire pour que ça marche.

Il vient vers nous.

–Le Saint. Tu vas venir aider Madame Kottelat.

Je le suis en direction de la zone bleue. On évite le poste d’éviscération de Frédéric, on passe sous le poste de sciage de Frank, à côté des plans de travail anguleux de Capucine et on arrive au chariot d’abats de Madame Kottelat. Elle donne son bonjour en octave tandis que le chef saute sur la plateforme de l’aspirateur à moelle.

–C’est de nouveau en panne, elle confirme. Tiens, si tu veux tu peux amener les fressures. Y en a qu’attendent chez Capucine.

Je me retourne et je vois en effet une grappe d’abats pendue non pas au convoyeur mais à même la barrière du poste de la vétérinaire. Je les ramène au chariot et je commence à les découper pendant que Madame Kottelat pousse des demi-porcs dans les frigos.

– Jolissaint !

C’est Fred qui gueule, à l’éviscération. Il me tend une rate depuis son poste. Je cours la chercher.

–On court pas dans un abattoir ! gueule le chef.

C’est terrible d’être grouillot. Il faut toujours répondre à des injonctions contradictoires, faire vite et bien, se dépêcher en respectant les normes, et quand quelque chose ne va pas, on se fait accuser d’en avoir respecté une au détriment de l’autre. Quoi qu’il arrive, on a tort et on se fait engueuler. Avec l’habitude, on comprend qu’on est payé pour ça. Mal payé, c’est le principe. Je ralentis donc et je marche jusqu’au poste de Fred pour récupérer la rate qu’il tient encore à la main, impatient que je l’en débarrasse pour continuer à vider son porc. Je prends l’organe dans ma main nue et je sens sa surface râpeuse. La coiffe en pend comme un filet. À peine le temps de découper quelques organes que Fred me rappelle. Cette fois, il a laissé la rate sur la barrière de son poste. Une autre fressure pend au poste de la vétérinaire. Et quand j’en aurai fini avec ça il faudra que je pousse jusqu’à la benne les tripes de porc entassées sur le tapis roulant qui ne roule pas.

On remplace tous un bout de la machine en panne. Tandis que je cours sans courir pour combler les joints entre les tripes et la benne et entre les organes et le chariot, les bouchers s’étirent pour se lancer les porcs le long du rail et la vétérinaire joue le rôle de convoyeuse sur le tapis glissant, à la marche entre Fred et son poste à elle. Je me demande combien il y a d’années d’études pour devenir vétérinaire et finir ici. Ça doit être la voie de garage que tout le monde redoute, bien payée peut-être : on est embauché par l’État pour ne pas avoir les mêmes intérêts que l’abattoir, avec un plan de retraite et la sécurité de l’emploi, mais quand même : soigner des pattes à des chevaux ou faire des biopsies sur des foies de porcs véreux, c’est pas le même métier. Capucine ne se mélange pas aux autres, elle parle peu, elle est sympathique mais grise, c’est à peine si on connaît son nom. Je suis un peu triste de m’imaginer ce que ça peut représenter pour elle d’être ici. Je m’attarde à contempler ce qui sépare le rêve de gosse de la réalité à cinquante-cinq ans, les animaux qui gambadent et le transport d’abats, et le fossé est encore plus évident maintenant que la machine est en panne. Mais la panne laisse aussi entrevoir une possibilité de réconciliation possible : une pièce manque et ce sont des corps qui indifféremment colmatent la brèche, qui prolongent le mouvement, s’arc-boutent et s’étendent pour remplacer le maillon défaillant, tous à la même enseigne, un ensemble humain à la place du bout de machine, avec des articulations décuplées et des sensations qui apparaissent quand on se passe les animaux morts, peut-être même un langage.

Cinq minutes plus tard, l’électricien arrive. Je le vois se contorsionner dans ses habits propres entre les angles coupants et les porcs qui coulent. C’est le même que la dernière fois, un jeune du village. J’ai un peu mal au cœur pour lui aussi. Si ça se trouve c’est lui qui a hérité de l’abattoir au boulot. Pour sûr ça doit pas faire plaisir de se faire réveiller à cinq heures et demie du matin pour dépanner un convoyeur d’abats. Il est debout sur le tapis, ses tennis « de sécurité » encore brillantes dans le sang des tripes. Il graille le moteur, vérifie les branchements et les fusibles et s’excuse de ne rien pouvoir faire sur le moment, il faudra attendre demain pour les pièces.

À part les déplacements, on bosse à peu près normalement. J’arrache les poumons, je tranche le cœur, je dégage le diaphragme et je sectionne le foie et les rognons, alors que Madame Kottelat pousse ses porcs dans les frigos en les tenant par l’oreille et la patte avant. En début de semaine, Frank était en vacances et c’était Greg à la découpe, et comme il est gaucher, la tête ne se trouvait pas sur la même moitié. Elle était en aval et il fallait saisir les porcs par la moitié décapitée, à la patte et à l’épaule. Ça faisait haut pour Madame Kottelat qui n’est pas très grande. Quand c’est Frank, c’est plus facile, la tête se trouve en amont de la chaîne et on peut pousser les porcs en les tenant par l’oreille et en poussant sur la bajoue qui pend contre le groin.

– Arthur !

C’est Fred qui me tend les mains avec une rate dedans. Je lâche mes rognons et je me prépare à réceptionner. Un élan pour viser et il lance la rate et son filet à travers les trois postes qui nous séparent. Elle vole avec la coiffe à la traîne, dans une courbe qui finit entre mes doigts. J’arrache la coiffe et je vais chercher une grappe d’organes chez Capucine. Puis je taillade en jetant un coup d’œil à Fred de temps en temps. Il est courbé dans le porc et il a l’air de suer pour finir de l’ouvrir en deux et lui arracher les entrailles. Il donne des coups de couteau dans les bords de la cage thoracique, la tête dedans et les bras jusqu’aux coudes. Il commence par le système digestif. Il enlève les tripes de bout en bout ; les boyaux tombent dans une énorme cuve qu’il a en dessous avec un éclat mouillé de merde à moitié digérée, puis il sort la rate, et enfin le système respiratoire avec le cœur et puis le foie et les rognons encore accrochés. Tout tient par des canaux et des lambeaux savamment épargnés entre les coups de couteau.

Je vais chercher une fressure chez Capucine et je plante la trachée au chariot. Je me retourne vers Fred juste à temps pour me prendre une rate en pleine poitrine et la coiffe qui me claque sur l’épaule.

–Tu l’attendais pas, celle-ci ? lance Fred en riant.

J’arrache la coiffe et je la mets dans une caisse avec les autres, déjà figées dans leur graisse froide comme des filets plâtrés. Je regarde Capucine qui va chercher les organes nobles en marchant sur le tapis. Elle les inspecte et jette les foies véreux. Puis elle laisse des

échantillons dans de petits récipients en inox destinés au laboratoire de son chef, le vétérinaire cantonal. Elle accroche le reste à la barrière de son poste et c’est moi qui prends le relais.

– Arthur !

Cette fois j’ai le temps de voir arriver la rate et sa coiffe battant l’air comme des plumes derrière un volant. Je la réceptionne et je souris, comme Fred avec sa tête à moitié cachée dans la poitrine d’un porc : il se marre, le salaud. En coupant le foie avec ses deux ailes qui pendent, j’imagine le jeu de paume à la cour de Louis xiv si les bouchers avaient été invités. On se serait lancé des rates et des paquets de tripes avec des courbettes et des perruques, en se prévenant, tenez très cher, tenez. Pour pallier la panne et pour gagner du temps sur nos pieds qui glissent dans la graisse, on se lance des bouts d’animaux. Ça a un côté décalé et interdit, et du mouvement, des regards, des trucs qui rappellent le jeu. Se rire de la mort, c’est peut-être ça le danger. On devrait garder l’air sérieux pour que tout le monde puisse se reconnaître en nous voyant et se surprendre encore de la violence du lieu malgré un tableau neutre et sans effusion. La surprise des gens propres peut prendre sur le fond lisse de la solennité, tandis que les rires et les éclaboussures du jeu sont trop marquées, elles font trop de bruit pour l’ignorance et l’innocence : si ça avait jasé comme ça on aurait dû s’en rendre compte plus tôt, que ça ne tournait pas rond.

Mais là, à baigner dedans on avait vite fait de retrouver le corps qui n’est pas si compliqué en matière de plaisirs, c’était ça l’intolérable : un amusement, un éclat de rire c’est déjà une volupté, le jeu sauvage avec la mort, d’autant plus drôle qu’on se retrouvait loin de nos remparts de machines et de froideur, avec nos semblables sur le fil du rasoir, à leur hauteur, des cannibales on était, on avait bien vu leurs compassions, leurs manières de gratter le copain sous l’aisselle et de lui courir après, et si au quotidien la machine remplaçait les corps et qu’on pouvait singer des distinctions de civilisés, sa panne nous rappelait à balancer les bras, à lancer et à éviter, à se faire des clins d’œil et des sales coups, des enfantillages au milieu du charnier, en dépit de lui, et alors, perdant de vue un moment l’horreur où on baignait et le tableau que devaient préserver celles et ceux qui, dehors, voulaient de la viande sans se salir

les idées, renversant un moment les règles dans un carnaval de la chair, on était vraiment ensemble, quelque part on s’amusait, et à vrai dire j’ai aimé ça.

À la fin des porcs, le chef me lance.

–T’as déjà fait du boudin ?

Je pensais que je pourrais aller fumer dans le soleil, boire un café, respirer, mais il m’explique qu’il faut que je prenne un seau et une baguette en plastique et que je fouette du sang. Normalement il y a un pétrin électrique, mais c’est la fin de la saison et il paraît que la demande en sang caillé diminue.

–On fait que quinze litres aujourd’hui alors ça sert à rien de salir la machine. Bon, tu bats et surtout tu t’arrêtes pas ! Compris !?

Alors je fouette.

–C’est pas fort, mais rapide, précise le chef. Tsac ! Faut pas qu’il prenne.

Je fouette. Peut-être deux coups par seconde. Mais il faut le brasser, ce seau de sang. Ça résiste peu, mais plus que de l’eau ou du lait, et je sens vite la tendance à ralentir le rythme. J’essaie de reprendre. En passant, Greg demande.

–Tu t’es déjà fait violer ? Il paraît que c’est la mode, maintenant, tout le monde se fait violer. Dylan, tu t’es déjà fait violer, non ? Tiens, moi je me suis fait violer, j’ai pas de honte à le dire.

Je me demande où est le sérieux de ce qui pour lui semble être une plaisanterie, s’il se sert de l’humour pour laisser échapper des demiconfidences. Je brasse le sang. En huit comme la fondue, et j’ai les bras qui peinent. Je me demande combien un porc a de sang… Et moi ? Quelques litres, cinq peut-être ? Ça en fait beaucoup quand on le voit sortir. Je me disais que c’était l’électrocution qui tuait les porcs, mais Charles a dit que ça les plonge dans le coma, irréversible, mais comme s’ils vivaient encore. Donc ça serait la saignée qui les achève, ou plutôt qui les tue. Tout à coup je suis plus que complice... Je crois bien que j’ai tué ces porcs. Je peux toujours m’en sortir en pensant que l’électrocution est plus importante, comme dans un peloton d’exécution, me dire que moi j’avais la balle à blanc – c’est arrangeant de diviser la mise à mort mais légalement je crois que c’est moi qui les ai tués. Cette fois c’est Charles le complice et moi le tueur : tu parles d’un statut. Tout ce qu’il reste à savoir, c’est si on s’en défait. Délai de prescription, circonstances atténuantes éventuellement. Je pourrais

plaider la responsabilité de la hiérarchie, les ordres, la loi peut-être, ou l’intérêt scientifique, tenter encore une fois de me distancier, ou bien, à la limite, l’intérêt commun avec les animalistes, ou bien avec les carnivores… ? Je me demande jusqu’à quand on va me laisser ici à remuer mon sang. Peut-être qu’on m’aura oublié, que je resterai là à le battre jusqu’à la fin des temps, moi tout sec mais le sang frais dans le seau. On dirait qu’une petite mousse apparaît à la surface.

–Alors, ça fatigue ?

J’ai des crampes dans les épaules, mais je dis seulement « un peu », comme un bon petit mec qui a pris l’habitude de minimiser sa peine jusqu’à ce que ça lâche.

–Fais voir.

Le chef tâte le flanc du bidon pour prendre la température, puis il plonge la main dedans. Ouais, il estime. Et il retire l’écume, à main nue. Il a un gant de sang qui s’arrête au poignet. Il se rince la main.

–Tu vois, si tu le bats pas, ça coagule, et les molécules qui font que ça coagule, c’est elles qui font cette mousse. La rose, on appelle ça.

–La rose ? Ça serait presque poétique.

–Alors voilà, tu l’enlèves, et quand ça aura fini de mousser ça sera bon.

–O.K. Vous savez pour combien de temps il y en a ?

–Oh, encore un quart d’heure.

Alors je continue à battre le sang. Je tourne et je retourne, dans un sens et dans l’autre, je fouette le sang de porc. Quand de la mousse se forme à nouveau, je me demande si je vais l’écarter. Je contemple cette possibilité pendant cinq minutes en faisant des ronds, dix minutes peut-être, en même temps que celle de reposer mes bras. Je tiens encore un moment. Je voudrais être sûr de ne pas gâcher ces quinze litres de sang. Enfin, je lâche la baguette et je m’accroupis. Je me rince les mains, puis j’en plonge une dans le seau et j’enlève la mousse rouge. C’est mon tour de revêtir un gant de sang. Je tourne la main. Les poils sont plaqués au poignet, je les sens qui commencent à coller. C’est peut-être la molécule de la rose.

Je vais enlever le tablier et je tombe sur Sylvain qui me demande où j’étais. On sort et je lui dis qu’ils m’ont fait remplacer le convoyeur aux abats puis la machine à boudin. Tout le monde est dehors pour une fois, Hamza, Greg, Dylan, un boucher que je connais pas et puis Fred qui fume de sa main estropiée. Il lui manque des dents aussi, et comme il garde son mégot à la bouche, je comprends difficilement ce qu’il dit. Avec ses trente-cinq ans à peine, il a déjà une gueule de vétéran. Il chambre l’autre boucher, un gros gars au crâne chauve.

–Quand tu nous as laissés, on a cru que c’était pour de bon.

–Moi aussi, j’ai bien cru que j’allais rester sur le cârreau, fait le gars en traînant les avant-dernières syllabes. C’est que d’abord ça allait, ça faisait pas mal, rien, pis j’ai vu comme ça se vidait, y en avait partout, et tout à coup c’est devenu tout blanc.

–Attends, j’interromps. C’est toi qui t’es pris un couteau dans le ventre ?

–Ouais, je découpais un bœuf, dit le boucher en faisant mine de tenir son couteau à hauteur de poitrine. Et j’ai glissé. La lame m’est rentrée de dix centimètres dans la panse. Je me suis crevé le péritoine et coupé une artère. Heureusement qu’il y avait un gars d’ici pour m’emmener à l’hôpital. Mais tu vois, une connerie comme ça, ça t’arrive en faisant du bois dans la forêt, tu peux seulement te regarder partir.

–Ça, tu peux toujours crier, fait Greg. Encore l’automne passé, à côté de chez moi, y a un bûcheron qui y est passé. Et c’était un vieux, hein, expérimenté. C’est même sorti dans les journaux. Il s’est reçu une branche dans la poitrine. Quand ils l’ont retrouvé il s’était vidé de son sang.

–On n’est pas à l’abri, fait Sylvain. Des fois, c’est justement avec l’habitude, on relâche l’attention.

–Tu t’étais coupé une artère ? que je fais au boucher après un moment de silence.

–Heureusement, c’était une petite. Quand on est arrivés, ils m’ont tout sorti pour voir s’il y avait pas d’autre lésion. Je me suis retrouvé les tripes à l’air.

–Ils t’ont sorti les boyaux ? demande Greg en riant.

– Ben ouais, ils ont tout nettoyé et remis en place. Ils voulaient pas que ça s’infecte si les tripes étaient touchées.

–Là pour le coup t’es plus propre que nous, fait Sylvain… C’est qu’on se lave pas souvent la tripaille.

–Comme neuf.

Mes oreilles sifflent et je commence à voir blanc.

–Je m’excuse, je sais pas si c’est ça ou le froid, mais faut que je m’asseye…

Je suis un peu gêné d’être faible. À travers le sifflement et la sueur qui me monte aux tempes, j’entends Hamza qui me demande si ça va aller.

–Ouais, ça va, juste une chute de tension. Mon cœur n’a pas l’air de suivre, mais ça va.

–Tu veux un verre d’eau ? Un peu de sucre ?

–Je veux bien, merci.

La tête entre les genoux, j’entends Sylvain demander combien de temps le gars a été absent.

–… deux mois à l’assurance ! … ils me mettaient arrêt sur arrêt. … je pouvais rien que me reposer. … après deux jours je me faisais chier, j’avais envie de partir en courant. J’en pouvais plus. Et là ça fait deux semaines que j’ai recommencé à faire du bois dans ma forêt… Quand j’ai dit ça au médecin, il m’a dit, si vous pouvez faire du bois, vous pouvez bosser.

Hamza revient avec un soda.

–Merci…

–Parce que t’as des terres ? demande Sylvain.

–C’est à un copain, mais lui il en fait plus. Ça fait que quand je vais, je lui laisse deux ou trois stères pour sa cheminée et je prends le reste. La semaine passée j’ai fait vingt-cinq stères. Reste plus qu’à le fendre. Tu vois, c’est ma première formation, bûcheron. Et là, encore, ça tire un peu quand je force alors j’y vais tranquille. Il faut pas que ça se rouvre… Tiens, j’ai plus de portable, il ajoute, y en aurait un de vous qui me prêterait le sien pour que j’appelle ma femme ?

–Sûr, fait Hamza.

–J’ai plus de permis, du coup je dois la réveiller à deux heures du mat’ pour qu’elle m’amène. Et là je lui avais dit midi, mais comme on a déjà fini j’ai pas envie d’attendre deux plombes.

Il tombe sur le répondeur et il raccroche.

– C’est marrant, je dis. Tu sais à qui tu me fais penser ? Les Garçons bouchers tu connais ?

–Ouais, bien sûr. Boucherie Productions, c’est tout une époque.

–Pas que t’aies l’air parisien, mais quelque chose de Pigalle, d’Hadji-Lazaro. C’est peut-être la manière de parler… Mais t’es de Franche-Comté ?

–Ah non, de bien plus loin. À la base je suis de la Meuse, moi, du côté de Bar-le-Duc. Tu vois ?

–Bar-le-Duc, j’ai joué là-bas, fait Hamza. Tu y es encore ?

–J’habite à Lure, près de Vesoul.

–Lure, ouais, je connais. Plus jeune, j’ai pas mal bougé, avec le foot. J’ai fait Nancy, Dijon, Bâle, Strasbourg.

–C’est chez moi, tout ça, fait le gars. T’étais dans quelle ligue ?

–En seconde, la plupart du temps. J’ai fait deux saisons en première avec Strasbourg et Bâle, et puis je me suis refait les ligaments.

À trente ans, c’est là que je me suis dit – j’ai arrêté.

–Les ligaments, dit le gars, c’est vache pour un sportif.

– Tous les footballeurs se les font un jour ou l’autre, mais à partir de trente ans, c’est plus compliqué. Ça m’a pris six mois de rééducation.

De toute façon la saison était finie, et je préférais ne pas forcer.

–Et après, t’as pas voulu continuer, devenir entraîneur ?

–On me l’a proposé, mais tu vois, après vingt ans dans le foot, j’avais envie de voir autre chose. C’est sans pitié, le foot. Et ça payait mieux à l’usine.

Le gars tente de rappeler. Cette fois, sa femme décroche.

– C’est moi… Ouais… On n’avait pas beaucoup. Tu peux venir me chercher ? … Je sais bien, enfin, moi je suis là… S’il te plaît… Midi ? Mais il est quoi… Je sais que t’as une heure de route… Ouais, bon, à tout à l’heure.

Il soupire en raccrochant.

–Deux heures à attendre ici, qu’est-ce que je vais foutre.

–Y a le bistro, je dis.

–Ah si elle me retrouve au bistro, je suis mort. Déjà que là, elle est pas bien contente.

Je fouille un peu pour trouver les gants les moins troués. Comme d’habitude, ils sont humides à l’intérieur. La semaine passée en replaçant le bac à sang des porcs je me suis arraché un centimètre carré d’épiderme, juste parce qu’un angle était trop net pour ma peau macérée. En me voyant saigner, Sylvain m’a dit que c’était pour ça que les gars préfèrent ne pas mettre de gants : la peau se ramollit sous les gants hermétiques et quand on les enlève, on est plus vulnérable que si on n’avait rien mis. Je mousse les écuries et je reviens pour faire le couloir d’abattage. Greg me crie de faire attention, il bosse de l’autre côté. Je l’avais vu, en train d’écorcher des agneaux, et je rétorque que je fais attention, mais que moi aussi, j’ai du boulot. Il insiste que le chlore gâche la viande et que je lui en ai mis plein les bottes. Mais j’ai terminé. Alors je fais le tour pour continuer avec les chiottes et les vestiaires, et je lui passe devant. Il tient son couteau d’une main et de l’autre, il coupe la peau au cul d’un mouton pendu par un pied.

–Ah, l’amour ! C’est beau, l’amour ! qu’il lance, bras ouverts en me voyant passer.

–C’est ça que ça t’inspire, d’écorcher des agneaux ? je demande, au premier degré.

–La vie, c’est de l’amour, fait Greg d’un ton philosophique. C’est pas parce qu’elles sont mortes que je les aime pas.

Il dit ça en tirant sur la peau de l’agneau.

–Je les ai grosses comme ça ! il continue. Dis-moi, qu’est-ce qu’il y a de plus beau qu’une belle petite chatte mouillée.

–Je t’ai déjà dit que tu devrais aller voir un psy ?

–Ah mais j’y suis allé ! Ils m’ont dit : vous êtes un cas désespéré, on ne peut rien faire pour vous.

–Un cas désespéré ?

–Ouais, ils m’ont dit monsieur, pourquoi vous pensez que vous êtes ici. J’ai dit je sais pas, parce que j’arrête pas de penser à des culs. Ils m’ont dit, vous pensez, à quoi, là ? J’ai dit, ben j’ai envie de baiser. Ils m’ont dit, à part ça, vous avez pas un rêve, une envie ? J’ai dit ouais, un cul avec une jolie petite chatte. Ils m’ont dit que je pouvais partir.

–Ah ouais, ils se sont lassés si vite ?

–Ils m’ont dit, ils avaient jamais vu ça, quelqu’un qui pense au cul H-vingt-quatre comme ça. Ils m’ont dit, on ne peut rien faire pour vous.

–Pourtant, ça a pas l’air si compliqué, c’est quoi, t’es comme tout le monde, t’as besoin d’amour ?

–Ben ouais, c’est ce qu’il y a de plus beau l’amour ! T’es pas d’accord ? Y a que ça de vrai dans la vie.

Je vais mousser les toilettes, nettoyer les saletés humaines avec ces mêmes odeurs d’égout et de fumier, et puis je repasse le tourniquet et je recroise Greg devant la machine à haute pression. Il me dit quelque chose que je ne comprends pas.

– Quoi ?

–T’as un moment ? avec un coup d’œil vers la cave.

–Pour la psychothérapie ? … Un jour faudra que tu me racontes les grands abattoirs, ça m’intéresse.

–Les grands abattoirs ? Ah, ça, j’en ai fait. J’étais partout, en France, en Allemagne, en Suisse aussi j’en ai fait. J’ai été jusqu’en Belgique.

–T’as vu du pays…

–Et tu vois, c’est simple, partout où j’étais, c’est comme ici, mais en plus gros. Beaucoup plus gros. Chaque poste, il est multiplié par dix, ce qui fait que la chaîne, au lieu de faire vingt mètres, elle tourne et elle retourne, dans des énormes halles. Et tout est plus mécanisé. Déjà la cage d’abattage, le piège on l’appelle aussi, ben la paroi est plus fine, et dès que la bête tombe, y a un détecteur, elle tourne sur elle-même à nonante degrés, ce qui fait que la bête, elle tombe toute seule, pas comme ici où il faut la tirer. Et puis c’est le rythme, aussi. Ici, on est à quoi, quarante-cinq porcs à l’heure. Chez Micarna, on était à deux cent cinquante. Et en Belgique, chez Van Onke, à passé six cents. En Allemagne, j’étais dans un abattoir pour les bovins. Tu vois la plate-forme, là-haut. Là-bas, c’est la même chose sauf qu’elle fait six mètres. Il y a un gars qui fait que les trous de balle, un gars qui coupe la patte gauche, un gars la droite, un qui découvre les tendons, un qui fait pareil de l’autre côté, un qui passe le crochet, un autre

en face. On était huit. C’est mécanique, tu fais qu’un geste. Mais surtout tu commences à cinq heures du mat’, tu tues des bêtes, et tu fais que ça. Dix minutes de pause toutes les deux heures et tu tues jusqu’à seize heures. Tu sors il est dix-sept, dix-huit heures.

–Douze heures d’affilée…

–Ce qui est dur, dans les grandes boîtes, c’est qu’on n’a pas le temps de causer. T’es à ton poste, tu fais ton geste. Même avec ton voisin, t’as rien le droit de dire. Il y a des chefs qui sont là pour gueuler dès que ça cause. Et en plus, au moment où tu peux causer, c’est tous des Polonais qui ne parlent pas la langue. Il y avait quelques Français aussi, mais tu te vois qu’à la pause. Une heure, et t’y retournes. Il faut tenir, avec les heures sup’, jusqu’à onze heures par jour, cinq jours par semaine… Le pire c’était la Belgique, un abattoir de porcs. C’est de la saloperie, les porcs, c’est terrible. La graisse qui te bouffe les mains. Les gars, ils ont plus un ongle, ils sont tous tombés. On en faisait huit mille par jour.

–Huit mille ? Je comprends pas ce que ça veut dire.

–À Courtepin trois mille… J’ai tout fait, je te dis. Donc tu vois, ici c’est tranquille, on rigole.

–C’est clair que ça change, du coup. Quatre cents par semaine, en comparaison, c’est de l’artisanat.

–Ah, ça n’a rien à voir. Si t’as envie de causer, tu causes. On peut déconner ! Franchement, si on peut pas se marrer au boulot, ça sert à quoi ?

–C’est vrai… J’avais jamais vu ça comme ça.

–Ben ouais, attends !

Je continue avec mon jet d’eau, je vais rincer les vestiaires et les chiottes, et je pense au gosse de quinze ans qui commence à bosser là-dedans, sur le front intérieur comme disait London, qui vous fait des gens du front, des héros, des fous quoi… À quinze ans, je faisais quoi moi, j’allais entrer au lycée… Je pourrais presque être d’accord de rire à ses blagues de dingue la prochaine fois, par empathie. Je sors avec le dernier bac de déchets pour aller nettoyer la benne. Dans le soleil printanier, elle commence à refouler sérieusement. Ce serait donc ça, la fameuse odeur des charniers.

–Tu sais, dit Hamza sur le chemin du retour, j’avais un ami, en Espagne, il a travaillé dans un abattoir pendant plus de dix ans. Et quand il a arrêté, tu sais ce qu’il me disait ? Il disait qu’il devait arrêter, parce que sinon il allait devenir fou… Que parfois, à force de tuer les bêtes, il en voyait certaines qui avaient quelque chose, tu vois ? … Comme si elles lui disaient en mourant, comme si elles savaient, qu’elles ne partaient pas vraiment. Il m’a dit, certaines bêtes, il les voyait encore en rentrant chez lui, après le boulot. Il y en a qui le quittaient plus… Tu sais ce que je trouve difficile ? Je l’ai jamais dit, mais tu vois, le moment où on tue les bêtes ? Les moutons par exemple, je les tiens entre les jambes et je dois leur tirer, avec le pistolet, là, entre les yeux. Et tu sais, déjà quand je les sors de la cage je me dis qu’ils voient les autres, suspendus, pleins de sang. Je me dis qu’ils doivent bien voir, c’est sûr. On pourrait mettre au moins un rideau. Parce que là, je les sors et ils voient ce qui se passe, et ils me regardent comme ça, comme avec pitié, l’air de dire, qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu me diras, c’est dans ma tête tout ça, mais je crois vraiment qu’il y en a qui comprennent. Hein ? Ils sentent. Rien que les cris, l’odeur du sang. L’odeur de la peur. Et moi je les tiens comme ça, et je dois bien viser avant de tirer. Ça m’arrive de louper, si je tombe sur une corne… tu sais, il y a la corne, et à la base, l’os est plus dur. C’est vraiment autour de la corne. Et si ça tape dessus, ça glisse, la pointe. Alors je dois bien viser. Et j’essaie de pas trop regarder, mais je suis obligé. Et donc des fois je croise leur regard juste avant de mourir… Tu sais, en entrant ici j’avais jamais tué, mais maintenant, à force, avec l’habitude, je vois : il y a certaines bêtes qui comprennent, et il y en a qui ont quelque chose, il y en a pas beaucoup, c’est peut-être une sur cent ou mille, mais il y en a, je te jure, quand tu les vois, elles ont un air mauvais. C’est pas… mais tu sais ce qu’on dit, au Maroc, moi j’y crois pas trop, mais on dit des choses sur les esprits… On dira qu’il y a des bêtes, elles ont, c’est une manière de parler, mais on dirait, un mauvais esprit. C’est, tu vois, c’est différent, mais ici, c’est comme, un peu… des fous. Comme si elles avaient quelque chose en plus… Et c’est comme si elles disaient, tu vois, tu sais ce que tu me fais, ben vas-y, mais on va pas te laisser tranquille. Je sais pas s’il y en a qui sont vraiment restées, c’est

dur à dire, mais il y en a, surtout des chèvres, il y en avait une l’autre fois, j’ai senti qu’elle était pas normale. Les chèvres, souvent, elles ont un truc, c’est pas comme les moutons. C’est malin, une chèvre. Les moutons aussi, ils font pitié avec leurs bêlements. Mais les chèvres… j’aime pas ça. L’autre fois, il y avait cette chèvre, c’était la dernière, je sais pas pourquoi, déjà en arrivant, elle se cachait dans les coins du box, ou alors elle essayait de grimper les murs. Et elle avait ce regard, les yeux rouges autour. Je l’ai bien vu, on avait presque fini de tuer, il restait quoi, deux moutons dans la cage d’abattage. Et elle. Et là, moi je vais pour prendre une patte, comme je fais d’habitude – en général, tu vois, j’ouvre la cage et je vais prendre une bête, et ils reculent tous. Sauf que là, quand j’ai ouvert, elle était là et elle me fixait. Elle avait pas peur comme les autres. Elle me regardait. Alors je lui ai pris la patte, j’essayais de pas la regarder. Et là, elle a sauté, d’un coup, je m’y attendais pas, et elle est venue jusque sur le sol, là où je les tue normalement, et toujours elle me regardait. Elle partait pas. Et moi, qu’est-ce que je pouvais faire ? Je devais bien la tuer. Eh. On peut pas laisser une bête comme ça. C’est le règlement, une bête qui est entrée, elle doit pas ressortir. J’allais pas dire à Henri, tu me vois, celle-ci je peux pas la tuer, elle a un mauvais esprit. Il allait me dire que c’est moi qui suis fou. Alors je me suis approché pour la prendre mais je pouvais pas, elle reculait, et toujours en me regardant. C’est là que je me suis dit, j’ai approché le pistolet et elle a pas bougé. Elle me regardait, je te dis, et j’essayais de pas croiser son regard, mais au moment de tirer je sais pas ce qui s’est passé, je l’ai vu. Elle était là et c’est comme si elle tendait la tête, je te jure, comme si elle disait vas-y, fais-le… Ces bêteslà, tu vois, il y en a pas beaucoup, mais elles me laissent pas tranquille. Crois-moi, ça reste. Des fois, je sens quelque chose, la nuit, comme une présence… Mais tu dois te dire que je suis fou.

–Non, non. Au contraire, ça me semble normal. C’est plutôt le contraire qui me semblerait fou. Enfin, je suis personne pour te dire ce qui est normal, mais ce qui est sûr c’est que moi aussi j’aurais peur de tuer, peur de ces regards…

–Parce que tu sais, au début ça allait. C’est difficile les premières fois, puis tu fais ça tous les jours ou presque, et tu t’y fais. Et puis là,

récemment, j’ai repensé à cette bête et… il y en a eu d’autres, mais… J’ai peur qu’elle soit encore là.

– Mmm… Mais c’est fou, je veux dire, cette histoire de chèvre, c’est le genre de choses que tout le monde devrait savoir, pour manger des bêtes, savoir ce que ça fait à ceux qui les tuent.

–Il faudrait que quelqu’un dise comment ça se passe dans les abattoirs. Qu’on dise tout, et par exemple si c’est quelqu’un comme toi, qui y travailles, qu’il dise comment c’est vraiment.

Des porcs, encore, on les reçoit, on les retourne. Le couteau passe derrière l’oreille, il glisse, la joue se détache. Je la jette dans le bac. J’enlève l’œil. On retourne le cochon. L’autre oreille dans le bac. Le couteau tourne et le nerf lâche. J’extrais l’œil. On prend le suivant, je coupe l’oreille, je la jette, on tourne.

Le suivant arrive. J’enlève l’oreille, la joue. Il me regarde. Je plonge le couteau, tourne, mais cet œil a quelque chose de connu, et cette joue ronde. On le retourne. Qu’est-ce que je fais ? C’est pourtant bien ça qu’on doit faire ? « Il faut y aller, c’est deux coups de couteau, tsac-tsac. Tu veux déjà pas lui faire de mal, il est mort. »

Il faut enlever l’oreille, il faut enlever l’œil. Mais pas à lui. Est-ce qu’il est bien mort ? Je lui enlève l’oreille. Mais qu’est-ce que je fais ! ?

Je lui ai arraché la joue ! Je n’y crois pas. Je lui plonge le couteau dans l’œil ! ? Qu’est-ce que je fais ? ! C’est pas possible ! Pas à toi ! Je te mets sur le dos. Tu me regardes de tes orbites vides.

Je me lève en sueur. D’un bond, je cours à ton lit. Évidemment, tu dors tranquillement dans ton petit lit. Si tu savais... Heureusement, tu dors profondément.

Congé

Dans ma tête, un chemin caillouteux mène à l’oiseau mort.

–Enterre-moi, me demande-t-il et, dans les angles de ses membres brisés, les reproches se meuvent comme des vers.

Agota Kristof, Hier

Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable.

Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur : Essai sur l’abjection

Je ne sais pas trop, mais je crois que ça ne va pas bien. C’est sûrement un effet du manque de sommeil et du silence. Comme quand je rentre et que je m’allonge pour la sieste. Les gens vivent dehors, il est souvent à peu près midi. Moi, je sors du boulot les traits tirés. Je pourrais dormir la journée entière, me blottir encore, me réveiller la nuit et ne voir personne. Dans le jour, je ne vois pas grand monde non plus. Je prends une douche chaude de moins en moins méthodique et je m’affale, il m’arrive même de tomber sans m’être lavé. Et je disparais pour un moment qui ne dure jamais assez. Je fais des rêves bizarres et je me réveille encore avec cette gueule de bois du manque de sommeil quand le réveil sonne, douloureux. Il faut continuer à vivre dans le soleil. La lumière est dure. Elle fait mal aux yeux et à toutes ces cassures qui se réveillent dans la clarté comme celles de la boue dans la sécheresse. Les gens sont durs aussi avec leur innocence. Ils vous prennent de haut avec leur éthique et leur hygiène, health and safety first, non chouchou, il faut te laver les mains, attention. Je me traîne dans la rue en évitant les regards. Ou au contraire je dévisage d’un regard sombre les gens qui mangent des steaks en vitrine et font disparaître les cris dans le gouffre avide de leur bouche. Je porte la mort et ça me rend peureux et agressif. Il faudrait que je m’en débarrasse, que je l’étale pour la partager, mais encore faudrait-il que quelqu’un veuille bien la recevoir. J’ai de la peine à trouver les amis qui seraient prêts à se laisser emmerder par solidarité. Les végétariens, c’est pas leur problème, et ceux qui mangent de la viande n’ont en général pas envie de savoir.

J’aimerais trouver la force d’aller jusque sur les terrasses, à l’hôtel de ville, là où on se gave de la crevure des bêtes et des gens comme moi, et tout lâcher, hurler mes carcasses et qu’ils sentent ce que ça coûte, leurs orgies de viande propre, et comment on les paie, nous autres. Mais à me voir arriver là, seul et puant, les gens me railleraient, je serais un fou

comme ceux de la guerre, un qui joue dans son caca en parlant à des chimères. Et je ne peux même pas leur en vouloir. Des gens à qui on dit à longueur d’année que les vaches se lèchent les babines de pondre des veaux et de se les faire arracher pour qu’on leur pompe mieux les tétines, à qui on montre le bonheur dans des prés verts et des porcs qui brillent, que tout ça c’est bien joli et naturel, sans violence, chirurgical comme un missile états-unien, allez voir qu’on leur ramène les êtres en morceaux : à essayer de nuancer le tableau d’éternel printemps que dressent les maniaques du marché, pour leur rappeler qu’on ne fait pas que de piner dans des champs de Xanax entre génisses heureuses et paysans saillants, on passera pour des trouble-fête, des rabat-joie : tant qu’on n’est pas encadré d’une chemise à edelweiss ou d’une blouse blanche, c’est nous qu’on accusera des maux, qu’on prendra pour les criminels, et même si on la porte, la chemise ou la blouse tachée de sang, ils diront qu’on a fait ce qu’on a pu, pour se rassurer, pour se dire qu’on est gentil, comme eux : l’horreur, c’est un truc de là-bas, que personne ne souhaite. Alors je le demande, depuis le fond des rues où je marmonne mes cauchemars, que quelqu’un m’aide à les tirer, les charognes, j’en conjure les inconnus, je dirais presque que je les en prie. Et en attendant je les traîne avec les collègues, avec les gars et Madame Kottelat. C’est un peu comme la famille, je me dis, on pue ensemble, on a la gueule qui se tapisse de merde et de croûtes quand ça remonte depuis les sols ou quand les bêtes nous frottent, encore vivantes ou dans leur coma. On se comprend.

Au début les amis m’ont demandé comment ça allait, mais après je parlais et ça mettait de la merde dans la soupe. Alors maintenant on évite. On me dit ça va, la journée, dure ? On anticipe avec la réponse, comme à un malade qu’on est pressé de voir cuver sa fièvre, quand il nous a déjà bien salopés avec ses miasmes et ses paupières mi-closes. On sait que ça ne va pas, mais au bout d’un moment c’est chacun sa merde. Et j’ai hâte de retrouver Hamza et le sien, de ça va, et la demi-heure où on en parle. Et même si on ne parle pas, en regardant ensemble dans la nuit avec la mort au loin dans les phares, pas qu’on s’y complaise, ou peut-être que si, c’est égal, mais qu’on rie de comme on patauge et que ça va aller.

Le pire, c’est le printemps qui sort. Mon médecin le dit, la déprime, c’est un truc d’automne, encore pire au printemps. La peur devant la grisaille qui arrive et le souci de ne pas s’en relever au moment où tout le monde gambade parmi les fleurs et les poussées de sève. Avec les jours qui s’allongent, les amis qui se voient, il y a des rumeurs de pique-nique, des invitations dans les parcs et sur les montagnes, au bord des rivières et des lacs, on s’habille léger, on flirte. Et moi qui m’obstine à ramener la saleté et à l’inventorier en essayant de croire qu’un jour je la broierai et que je la distillerai, que j’en ferai un élixir, une eau-de-vie qui soit comme un remède, un esprit qui dilue le vernis vert comme le bonheur et laisse transparaître là, dans le songe généralisé, la réalité des rapports de production, la souffrance et la banalité, simplement, la souffrance des bêtes et l’exploitation des gens, sans miracle et sans martyre, et le fait qu’au final ça va, on fait ce qu’on attend de nous et ça va : et il faudrait encore que je la rende utilisable, cette boue, que j’en fasse une palette d’anecdotes véritables, pour raconter qu’on crève comme on met bas, dans le sang et les cris des étables et des usines à viande, et qu’on pourrit un peu avant de se relever peut-être, après des petits bouts de mort, un peu moins bête si au passage on a appris quelque chose sur l’endroit d’où la vie vient et revient et sur les couleurs que ça peut avoir, sur le rire qu’il faut pour la faire repousser, ce rire mêlé de grisaille, tissé avec, et l’éclat qu’il peut avoir ce rire.

Souvent je rêve de libérer quelque chose de l’abattoir, je rêve que j’aurai des mots pour l’expliquer et qu’ils participeront à cette grande question de savoir ce qui justifie la souffrance de qui. Et je collectionne mes histoires dans des petits carnets de notes, j’en fais des florilèges morbides ou cocasses, mais avec tout ce qui me sépare d’une histoire bien ficelée, mon obstination n’a l’air que d’une sale manie. Souvent, je ne note plus rien, je ne prends plus la peine d’arranger la crasse – l’idée était folle, de toute manière : collectionner ces realia, voilà l’horreur. Et je commence à craindre de n’avoir fait qu’entasser la saleté chez moi, partout, sur mon bureau et dans mes tiroirs, pour rien, et que ça reste, en tas, et que ça pourrisse, et que ça m’emporte avec. Je ne discute plus avec le même entrain. Je deviens une compagnie qu’on évite. Et j’ai peur de tout pourrir.

Le pire de cette mort, ça serait peut-être que je la transmette. Et je sens que j’en suis près. Depuis un moment, je n’ai plus d’autres désirs que le repos et l’oubli. Plusieurs fois j’ai vu les yeux de mon amie me demander pourquoi je ne n’étais plus là. Plusieurs fois j’ai repoussé la tendresse dans l’apathie. J’aurais aimé vouloir, mais je n’étais que gisant, les yeux mous, les joues lourdes, un tas d’humeurs repoussantes incapable d’attirer ne serait-ce que la pitié. Depuis longtemps je redoutais d’avoir à réagir, j’appréhendais la faillite, mais surtout de me lancer dans des explications. Si je lâchais quoi que ce soit c’était un torrent de choses enfouies qui inonderait instantanément le présent et se mettrait à entacher tout le reste, à commencer par les possibilités d’avenir, on n’en sortirait jamais. Il fallait que je me taise et je me suis tu.

On en a parlé plus tard. J’ai dit que je voulais parler de la mort, jusqu’où elle m’avait suivi. J’ai prévenu que ça risquait d’être gênant. On s’est mis d’accord. Ça s’est passé comme ça. J’ai dit – j’ai honte de rapporter ce morceau d’amour échoué, cette absence même pas tragique, simplement nulle, mais il faut le dire. Une main passée sur le torse m’avait pétrifié. L’odeur des corps m’était devenue insupportable. Ou plutôt, elle ne m’était supportable qu’en tant qu’insupportable, en tant que dégoût, comme si je ne pouvais plus concevoir la relation au corps que comme souffrance et répulsion. Nécessaire association ? La volupté me faisait horreur plutôt que l’horreur me fasse volupté ? Les gars se débrouillaient peut-être en déconnant avec la métaphore inverse. Moi, l’attirance menaçait mes derniers remparts contre le corps devenu synonyme de mort, alors par prudence j’avais commencé à mettre des barrières pour éviter que tout se confonde, mais c’étaient les mêmes barrières et je crois que déjà je confondais et j’avais peur que ça se voie. Rien ne devait transparaître sinon un refus poli. Il fallait que je décline sans nous emporter dans le doute et l’horreur où je macérais, sans emporter le reflet qu’on avait longuement construit en chacun de nous. On en parlerait à froid, plus tard, quand il serait temps de feindre un présent déjà passé. À déterrer des sensations mortes, on pourrait toujours dire qu’on s’était mal souvenu, que c’était inventé. Mais sur le coup, je me demandais surtout si je pourrais un jour retrouver la beauté d’une sensation, la pureté d’un sentiment, les débarrasser de

cette contamination. Maintenant, je crois pouvoir dire que oui. L’oubli les tient à distance. Mais alors ils s’immisçaient partout, partout l’écho de leurs cris, les relents de leur peau, et cette insupportable douceur. Les frontières étaient perméables, j’en devenais malade. Bien sûr, ils souffraient et je voulais bien en porter une partie, mais pas si loin. Je voulais qu’ils me laissent, qu’ils s’en aillent. J’aurais voulu que la confusion reste au boulot, ou mieux, ne pas avoir à confondre, pouvoir aimer les porcs sans cette proximité violente et laisser l’intimité à l’amour. J’ai eu envie de pleurer en silence. Et heureusement je n’ai rien dit, et heureusement on ne s’est rien demandé.

On devait se sentir seuls côte à côte. J’étais désolé. On a dit que c’était pas grave. On a dit qu’on comprenait. Il suffisait de le dire, on n’était pas obligé de comprendre vraiment. On était d’accord sur le principe et c’était bien. On a posé nos oreilles sur nos cœurs. D’abord j’ai eu peur que le mien me trahisse dans son langage, et puis j’ai senti ses battements trop rapides mais lourds, et je savais que les cauchemars transparaissaient juste un peu. Ils étaient bien au chaud dans la douleur et ils se répandaient dans le demi-silence de mes veines, ils se diluaient. Et alors on s’est serré dans nos bras et j’ai pleuré, j’ai pleuré d’avoir contenu mes charognes et d’avoir conservé un petit coin de beauté, un bout de sensibilité intacte, bien au fond, sur lequel on pouvait se reposer. Et faute de pouvoir s’aimer en plein jour on s’est tenu chaud contre la mort. On était tout petits contre tant de mort, mais on s’est serré et peut-être qu’on était solides. Et je crois que c’est sur ce coin-là qu’on a tout fait tenir.

Évasion

Nous briserons les murs de l’usine pour y faire pénétrer la lumière et le monde.

Robert Linhart, L’Établi

La liberté est un mot alimenté par les rêves des humains, mais que personne ne peut expliquer et que personne ne comprend.

Ilha das Flores, Jorge Furtado

Avec le thé coule l’histoire de ma grand-mère, son enfance, son père qui était d’abord jardinier, puis décolleteur jusqu’à ce qu’il perde la vue. Il avait toujours gardé le plaisir du jardin et il y était retourné en perdant son emploi. La famille n’avait plus de revenu, à part celui des filles qui faisaient leur apprentissage. Nonante pourcent de leur salaire allaient à la famille et, il leur restait trois francs par mois pour aller une fois au cinéma ou se payer une entrée pour le bal. Mais ça ne faisait toujours pas beaucoup pour le ménage. Alors le père entretenait un petit potager où il cultivait la plupart des légumes. Et un verger avec des pommes un peu acides mais goûtues, et un cerisier qui n’a jamais vraiment donné. – On n’avait pas beaucoup, c’était pas facile, surtout qu’il prenait un sale caractère en se voyant devenir aveugle. Mais je me rappelle comme il avait du plaisir à greffer ces rosiers dans les haies au bord des chemins – même pas dans celles du jardin, non, en lisière de forêt – c’était pour tout le monde qui passait par là. Évidemment, il y en avait qui les coupaient pour les ramener chez eux, mais pas toutes. Et lui, ça lui plaisait d’embellir les sentiers. Peutêtre que c’est lui qui m’a donné envie de jardiner. Déjà quand ta mère habitait à la rue de l’Avenir, j’avais demandé à ce qu’on puisse s’occuper d’un coin de terrain. Oh, pas grand-chose, mais j’y avais mis des framboisiers. Et puis quand elle est partie, on a déménagé le jardin aussi. On en a pris un près de la laiterie, en bas. On l’a loué pendant quelques années.

–Et chez tes parents vous aviez des animaux ?

–On avait des lapins. Mon père en élevait, là, c’est-à-dire sur le côté de la maison, pour les engraisser. Il les vendait, et de temps en temps il en gardait un pour nous, le dimanche. Moi j’aimais bien ça, le lapin… Il y en a qui le trouvent un peu coriace – c’est vrai que c’est pas la viande la plus tendre – mais on s’en contentait.

–Un lapin le dimanche. C’était ça, en gros. Vous n’aviez pas des poules aussi ?

–Oui, on avait quelques poules, mais enfin c’était pour les œufs. Il a bien dû y avoir un coquelet, de temps en temps, ou bien des poules quand elles ne donnaient plus, quoi, quand elles arrêtaient de pondre, mais c’était de la vieille poule.

Elle rit un peu et ça me fait rire aussi.

–Il faut les cuire longtemps, il paraît.

–Une poule au pot, oh oui, ça cuit une demi-journée. On la laissait dans la casse, sur le potager, et elle mijotait jusqu’au soir.

–Ça va, ça va. Et toi ?

–Ça va. Je suis crevé.

–Tu bossais à la boucherie hier ?

–Ouais. J’ai fini à vingt-deux heures.

–Du coup t’as dormi deux heures ?

–À peine, ouais. Je suis rentré, il était quoi, vingt-trois heures, et en plus après j’arrivais pas à dormir. Tu sais, je venais de finir le boulot, j’étais encore à fond.

–C’est sûr, il faut un moment pour décrocher.

–Surtout là. Tu vois, en plus comme c’est le début, je vais pas si vite, et puis il faut penser à tout. Chaque machine, tu dois la démonter, nettoyer toutes les pièces. C’est pas comme l’abattoir, non, là c’est précis, tu peux pas y aller vite.

–Et il y en a beaucoup, des machines ?

–À la cave, c’en est plein. Il y a les trancheuses, les cuves pour les marinades, tous les outils… Hier ils faisaient les saucisses. Rien que la machine à saucisses, il y en a pour une heure. C’est que le patron, c’est un maniaque. Il veut que tout soit nickel. S’il trouve un bout de viande, le matin, il t’appelle pour tout recommencer – c’est l’ancien employé qui m’a raconté.

–Il est parti ou il s’est fait virer ?

–Il est parti. Il a trouvé un poste de livreur. Ça faisait cinq ans qu’il bossait là. Il m’a dit, le chef, il est fou, toujours sur les nerfs, pire que Henri. Il paraît qu’il fait que travailler. À cinq heures du matin il est là, et puis jusqu’à vingt et une, des fois vingt-deux heures, tous les jours, des fois même le dimanche.

–Oh là. Mais il a de la peine à tourner ?

–Même pas. Il en a cinq, des boucheries. Il doit avoir de quoi vivre. Et quand tu vois les voitures qu’il a…

–Un accro au travail.

–Mais il continue à compter chaque gramme de viande. Si t’enlèves un peu trop de gras, il t’engueule.

–Il paraît que c’est comme ça qu’on devient riche. Tu crois que tu vas faire longtemps chez lui ?

–On verra. Peut-être que je m’y ferai et ça ira plus vite… Mais là, je suis fatigué. Au minimum il faudrait que j’arrête la pub.

–C’est clair. Avec les urgences et la pub. La pub, ça te prend combien de temps ?

–En général, c’est quoi, dix heures par semaine.

–Ah ouais. Faut que tu fasses attention.

– Il y a quelques années, ça serait allé. Mais là… J’ai plus vingt ans.

–C’est clair. Faut pas que tu commences à te ruiner la santé.

–C’est vrai que je la sens, la fatigue. Ça fait plus d’une semaine que j’ai pas eu un jour de congé.

–Il y a eu des urgences, ce week-end ?

–Deux samedi. Je pensais avancer avec la pub, mais au final j’ai rien fait. J’avais pas la force. En plus j’avais mes enfants. Et dimanche, une urgence encore, mais à Miéville.

–Miéville ? Mais t’as traversé le pays ?

– Ça fait un bout, ouais. On est allé par Chière, Prabé, et au retour la voie rapide depuis Saint-Georges. En tout il y en a eu pour cinq heures. Fin du mois, si ça continue à la boucherie, j’arrête la pub, mais pour l’instant je la garde. Je connais bien la tournée, presque toutes les adresses. C’est facile maintenant, pas comme au début.

Je fignole le tassement de ma cigarette.

– Je crains qu’il y ait beaucoup de moutons, ce matin, reprend Hamza.

–Pour Pâques ? C’est bien possible. Tout le monde qui voudra son gigot.

– Je me suis toujours demandé, tu sais d’où ça vient, cette tradition de manger de l’agneau à Pâques.

–Je sais pas trop, mais il me semble que c’est pour marquer la fin du Carême, où les chrétiens sont censés manger peu et sans viande, un peu comme, comment ça s’appelle, déjà, la fin du Ramadan ?

–L’Aïd.

J’allume la clope devant la porte.

–On devine déjà les premières lueurs du jour, je dis à Hamza.

–Ça va vite, il me dit. Tu verras, l’été, il fait presque jour quand on arrive. Même le lundi, bon pas jour jour, mais à trois heures et demie on voit déjà de la lumière dans le ciel.

Je fume sans me presser. Il ne fait pas froid. Quand les autres arrivent, on pointe et on rentre. La pointeuse, on ne sait toujours pas comment elle fonctionne, si les patrons la font compter notre fric à la minute ou si ça commence à tourner au prochain quart d’heure. Ce qu’on a découvert récemment, c’est que la pause nous était décomptée d’office. Nous qui croyions profiter d’un quart d’heure payé, ça a fait une drôle d’impression quand le chef a fini par nous avouer, du bout des lèvres, que la pause dure un quart d’heure, oui, mais en fait une demi-heure, et qu’il a fallu demander plusieurs fois, en faisant remonter ce qu’on savait tous, viscéralement, sans preuves : il manque des heures. On n’est pas arrivé à une explication claire, mais le fait est qu’un quart d’heure nous a systématiquement échappé, chaque jour de travail, à moi pendant deux mois, et à certains pendant des années. En nous laissant interpréter ses bips dont seuls eux avaient la clé, les patrons ont utilisé la pointeuse pour engloutir des bouts de nos vies et les faire passer directement dans la caisse de l’abattoir. Le pire, c’est que même maintenant qu’on le sait, on continue à prendre seulement un quart d’heure de pause – et bien sûr celui qui n’est pas payé vient d’abord – par habitude peutêtre, mais surtout pour le bon sens du travail, pour que les bouchers trouvent des bêtes à dépecer en revenant de la leur de pause… À moins que ça ne soit au nom de la dignité qu’il peut y avoir à attendre la justice sans la demander.

Au vestiaire, à demi nus, on enfile le polo et on saute dans un pantalon trop grand, on y passe notre ceinture, la nôtre, la même que dehors. On est un peu bedonnants et mal rasés mais ça n’a pas d’importance ; au contraire, il y a une facilité à ne pas devoir être lustrés comme des vendeurs de camelote, un certain naturel. L’autre jour, au vestiaire des bouchers, je me rechangeais en même temps que Madame Kottelat. À trente ans comme à soixante, on était les

mêmes corps qui rentraient dans l’usine en culotte. J’ai eu un petit pincement au cœur pour elle, l’ouvrière expérimentée qui subissait l’impudeur au même titre qu’un jeunot. Mais on a seulement parlé du fait que je travaillerais avec elle ce jour-là et elle m’a conseillé de ne pas oublier la pèlerine pour se protéger du froid des frigos et des jets de moelle de la scie à Frank. Je l’ai remerciée et j’ai pris la pèlerine. On passe le tourniquet avec une giclée d’alcool sur les égratignures de l’avant-veille. Déjà Sylvain amène les porcs vers la mise à mort, on l’entend plus qu’on ne le voit avec son troupeau hurlant. Le chef sort de derrière la machine ; comme chaque matin, c’est lui qui a tué les premiers. Il se rince les mains en nous saluant et il présente les douches qu’il a fait installer là-haut, pour les porcs. Elles devraient nous faire gagner du temps, surtout à Hamza. Il les lui présente comme un cadeau. Il dit qu’il y aura peut-être quelques réglages à faire, mais que bientôt, on ne devrait plus être que deux à ce poste. Le progrès est en marche. Mercredi passé, il était absent pour la visite d’un plus grand abattoir, et une semaine plus tard il promet la suppression d’une place de travail. Il n’y a pas de temps à perdre.

Déjà il y a un mois, en nous voyant gratter les tubes de l’épileuse pendant la demi-heure quotidienne, il avait décidé de nous ramener une meuleuse où on pourrait brancher une brosse métallique. Le surlendemain, on l’avait. La mécanisation, ça semblait être la solution à tous les problèmes. Premièrement, on gagnerait du temps et on gratterait sur les salaires. Mais en ajustant les machines, par exemple en augmentant la longueur des tuyaux de l’épileuse dont les jets de flammes viendraient peaufiner le rasage des porcs, on améliorerait aussi la qualité de la production, ce qui limiterait les possibilités de plainte des clients. Et en réglant des détails architecturaux comme un angle de l’entonnoir d’abattage, on réduirait la souffrance animale ou, dans le jargon du secteur, on augmenterait leur « bien-être ».

Parmi les améliorations matérielles, la meuleuse s’est révélée peu efficace. Pour l’essayer, on a dû mettre des lunettes censées nous protéger les yeux des poussières de porc et des éclats de fil de fer que la brosse projetait à mesure qu’elle se désagrégeait, mais la poussière les rendait vite opaques et passait par-dessous, et elle nous aveuglait

quand même, de sorte qu’il fallait fermer les yeux malgré les lunettes, en plus de froncer le nez. Des gants auraient été utiles pour le confort des mains mais ils ne permettaient pas de sentir où il restait de la crasse derrière les barreaux, et comme on ne pouvait pas passer la tête entre eux, il fallait garder au moins une main nue pour tâtonner. Enfin, la brosse rotative se détériorait si vite qu’après un jour de nettoyage, elle avait déjà perdu un quart de ses poils métalliques sur un côté et sa rotation désaxée lançait des vibrations qui nous remontaient jusque dans l’épaule. C’était pas tenable. Quand le chef est venu demander, enthousiaste, comment allait le nouveau gadget, on a bien dû lui répondre, un peu désolés de dénigrer son messie pneumatique et en se rabattant sur une question de goût, qu’on préférait le grattoir. Le grattoir était un outil de basse technologie que Sylvain avait bricolé lui-même pendant son temps libre. C’était tout bête, qu’il me disait, il avait suffi de quelques coups de marteau pour le tordre sur l’enclume, à l’étable, et d’un coup de meuleuse pour l’aiguiser. Sa forme arrondie collait à une grande surface des barreaux et il permettait d’arracher des lambeaux bien plus larges qu’un couteau ou une brosse. Et contrairement à la meule qui projetait des éclats et des décibels dans tous les sens, il s’utilisait sans protection auditive ni oculaire, sans gants, et du coup, même si cet argument n’aurait pas valu devant les chefs, en grattant à la main on pouvait même parler, ou simplement penser. Heureusement le grattoir amélioré de Sylvain s’était révélé plus efficace et après une semaine de tentatives d’utilisation de la meuleuse, on était retourné à l’outil façonné. Ce matin, avec la douche à porcs, peut-être que le patron a tapé plus juste. Hamza semble apprécier. Plutôt que de les arroser manuellement des pieds à la tête pour les débarrasser des ultimes rognures de poils et de cendres, d’une simple pression de bouton il les fait grimper le long de la crémaillère ; d’une autre il les arrête et d’une dernière il leur envoie l’eau depuis quatre pommes croisées ; ça lui évite de leur tourner autour avec le jet d’eau en main et de se prendre les éclaboussures. Ce n’est pas grand-chose, mais ce tracas en moins et les deux secondes gagnées sur chaque porc font l’effet désiré, tout le monde est content. Pour le reste, rien ne change. Les cochons défilent en se tordant dans

la machine avant d’arriver chez nous. Il faut sortir la corne de temps en temps, mais ça avance.

–Attends, me fait Dylan.

– Quoi ?

–Ah, non, c’est bon, ils puent.

Je ris. On retourne le cochon.

Le temps passe et les cochons par dizaine. Dylan me demande.

–Tu viens lundi ?

–Lundi, c’est Pâques, non ?

–Ouais, avec le chef on organise une chasse aux œufs.

–Ah, super idée.

–On fait ça chaque année. C’est un peu comme pendant les nettoyages. On cherche sous les machines, dans la cour.

Et on continue à bosser. Le rythme augmente. On prend de moins en moins de temps pour se regarder. On commence à souffler en enchaînant les gestes. Tout à coup, un porc se coince en sortant de la machine. Il a la patte prise entre les barreaux de la table. Dylan remonte son tablier et saute sur la table pour aller le débloquer.

Les cochons semblent un peu plus poilus ce matin. Malgré les nouveaux tuyaux des brûleurs, les poils ne se décollent pas bien, encore une question de réglages entre la température du bain et la pression du gaz dans les chalumeaux. Normalement, une fine couche de peau les tient ensemble et ils se détachent par touffes graisseuses dans la machine. Mais ce matin, il reste des taches. Pendant qu’on gratte, le chef apparaît derrière nous. Sans prévenir il lance un coup de chalumeau et des flammes d’un mètre passent entre nos mains au travail et nous épilent les avant-bras.

–Allez, Jolissaint, tu tiens ce couteau comme une ménagère ! Tu y vas ? ! Qu’est-ce que t’attends ! ?

–Désolé, je réponds, je ne bosse pas si bien dans les flammes.

On recommence à gratter, mais l’épiderme colle encore à la peau. Le chef perd patience, il approche le brûleur jusqu’à toucher les touffes de poils et garde la gâchette appuyée. On recule. Les flammes recouvrent le porc entier, ses sourcils disparaissent et la peau commence à se parcheminer.

–On ne va quand même pas les griller ! crie le chef contre la machine et contre lui-même.

Avec Dylan, on sort les cornes et on recommence à gratter le porc brûlant. La corne, c’est un cône en métal qui est creux d’un côté. On s’en sert pour détacher l’épiderme et les poils. À l’autre bout, la corne est armée d’un crochet qu’on utilise pour arracher les ongles incarnés et ceux qui ne se seraient pas envolés dans la machine. On gratte le porc et le chef nous laisse. La semaine passée, il a fallu faire un porc entier à la corne, il était passé tout droit dans la machine. À deux, ça nous a pris près de dix minutes pour arriver à un résultat propre, et on a fini en sueur. On s’est dit que l’épileuse nous rendait quand même bien service, à nous ou du moins à l’industrie : sur une matinée on aurait pu en faire quatre ou cinq, peut-être une dizaine, mais pas cent cinquante.

À la pause, Sylvain a raconté comment ils faisaient avant l’échaudoir automatique. C’est Frank qui le lui avait expliqué. C’était un peu comme à la ferme. Il fallait venir à deux heures du matin pour rentrer des bûches et faire un grand feu sous la cuve. Et puis on échaudait les cochons un par un en les pendant au bout d’une chaîne. On les sortait et on grattait à la main, à la corne là où on pouvait appuyer et gratter de toutes ses forces, puis on finissait au couteau pour les poils qui restaient. Je ne l’avais pas dit, mais je comprenais un peu pourquoi Frank se permettait de nous dénigrer : maintenant, tout se fait mécaniquement, on n’a plus que les finitions, mais lui l’avait fait à la dure, c’était ça l’idée. Et c’est sûrement comme ça depuis toujours : les vrais hommes et les vraies femmes ont toujours vécu dans une époque révolue qui équivaut plus ou moins à celle de leur jeunesse ou à la jeunesse qu’ils s’attribuent mais que leurs ancêtres leur ont racontée, une époque de rudesse idéalisée qui les aurait forgés : c’était mieux parce que c’était pire… Et sûrement qu’il y a une part de vérité. Une fois qu’on l’avait engraissé et tué et pendu et baigné à la main en se faisant éclabousser à chaque étape de tous les fluides que son corps contenait, on savait ce que valait un cochon et on ne le jetait pas si facilement à la poubelle.

Peut-être qu’on connaissait mieux la valeur des choses et la valeur de la vie, surtout si cette valeur n’était pas seulement marchande.

Voilà ce que je me dis en grattant notre cochon poilu. En frottant ses poils à deux mains, je le laisse s’imprégner en moi un peu plus que les autres. Je me souviendrai mieux de lui, comme de celui qui avait des escarres écœurantes avec du pus qui suintait. Je reprends le chalumeau pour peaufiner l’épilation de ses derniers poils noirs.

–Je te finis l’épilation des bras ? je demande à Dylan.

–Non merci, il dit, mais c’est gentil de demander.

Un coup de flammes, on gratte et on l’accroche. Quand la poutre l’enlève, je le rince vaguement ; je ne regarde pas son corps s’allonger ni les plis des cuisses se tendre ; aujourd’hui les douches se chargeront d’en déloger les dernières cendres et les derniers poils.

Dans la semi-torpeur, d’abord je n’entends pas ce que Dylan me dit. Je l’ai bien vu faire des gestes un peu plus marqués alors qu’il lançait ses déchets par-dessus l’épaule, mais maintenant il semble me montrer quelque chose. J’enlève les protections et il répète.

–T’as vu qu’ils ont posé des caméras de surveillance ?

Je regarde l’endroit qu’il m’indique au plafond. Je ne vois rien.

– Là !

Ah, oui : sur la poutre métallique, un œil de porc est resté collé, pendu par le nerf optique.

–On est mal barrés, je dis. Le jour où les porcs apprennent ce qu’on fait ici, ça va être un bain de sang.

–Ils savent, renchérit Dylan. Ce n’est plus qu’une question de temps.

Je regarde encore, l’orbe ouvert qui nous guette. L’œil était dans la tombe et regardait Caïn…

J’enlève les gants et le tablier. Astérix rentre. Astérix, c’est comme ça que Dylan l’a baptisé à cause de sa moustache jaune et de sa carrure trapue.

–Bon, pis combien on a de grosses, une vingtaine ?

–Je crois que j’ai entendu douze bovins.

–Ah, facile !

–Y en a pour une heure, quand même.

–Ouais ouais. À l’époque, à Malley, on en faisait quatre cents, des grosses, puis encore cent petites…

Hubert, c’est son vrai nom, il est boucher indépendant, maintenant, chez lui, du côté de Montbéliard. Ici, il bosse sur mandat. Ça lui fait plus d’une heure de route mais il gagne bien sa vie, ça compense. Les gars se paient un peu sa tête parce qu’il est arrivé récemment et qu’il bosse attentivement, mais il a de l’expérience et son boulot est respecté.

–… des petites ?

–Ouais, le petit bétail, surtout des veaux et puis des génisses. Et après y avait encore ces saloperies de moutons.

–Ça devait faire un sacré bordel, cinq cents bêtes qu’arrivent en un matin.

–Ça tu peux le dire. Y avait de la vie, là-bas. Ah on en a fait ! Le matin, à quatre heures, on se retrouvait au café, y avait encore le café des abattoirs, à Malley, ouvert toute la nuit. C’était le troquet des putes aussi, quand elles avaient fini leur nuit. Elles, elles étaient au rouge quand nous on prenait le café.

–Sacrée ambiance.

–Y en avait ! Maintenant, ils ont tout liquidé, mais c’était le quartier chaud. Une fois, on les a invitées pour fêter un départ en retraite, non, c’était un anniversaire – les cinquante ans du Fernand, nom de Dieu, c’est que ça date – elles sont venues faire leur spectacle, il fallait voir ça.

–Elles sont venues à l’abattoir ?

–Ouais, on les a fait venir à la tuerie. D’abord elles voulaient pas. Il a fallu insister, tous les matins pendant un moment.

–Et elles ont fini par venir.

–Elles en menaient pas large. Et quand on leur a demandé de se trémousser dans la tuerie, je peux te dire qu’il y en a qui sont vite reparties !

–Tu parles, les pauvres. Elles devaient commencer à avoir peur pour leur vie !

–Oh, ça va. On allait rien leur faire. Mais comme on a ri.

–T’en as manqué une belle, m’annonce Sylvain. Tu sais ce qui s’est passé pendant que t’étais en pause ? Quand on dit qu’il faut bien fermer la porte des écuries…

–Attends, dis-moi pas que…

–Y en a une qui est rentrée. Elle était comme folle. Heureusement il n’y a pas de blessé. Elle est passée juste là, dans le couloir, devant la machine. Ça va, il n’y avait personne, mais t’imagines si elle charge ? Elle te voit même pas, pour elle, t’es rien. C’est pas par méchanceté, mais si elle te met un coup de tête, tu t’envoles et tu sais pas où tu finis.

–Et c’est allé, vous avez pu la maîtriser ?

–On a eu de la chance, elle est venue se mettre dans un coin et Hamza a pu la tirer depuis en dessus.

–Il l’a tuée ici ?

–Ouais, juste là, au pied des escaliers. Ça va, c’était pas trop loin. On a pu l’accrocher facilement. Mais elle aurait pu faire des dégâts. On se regarde un moment. Et puis je continue en direction des écuries, la lance à la main. Je mousse les stalles des porcs. Depuis deux semaines, les mouches sont de retour. Je m’amuse à les chasser à coups de mousse chlorée et puis je me dis que c’est cruel. Et à quoi bon, de toute façon elles reviendront, pas besoin de faire du zèle. En chantonnant un morceau d’Enrique Iglesias qui me colle aux basques, hasta que duelan los pies, je continue vers les stalles des bovins et je tombe sur Dylan en train de faire des papouilles à une vache. D’abord surpris, je les regarde, ils se pourlèchent, comme certaines personnes avec leur chien, ils se font des bisous.

–Vous êtes chou, je leur dis. Elles avancent mieux avec des bisous qu’avec des coups de bâton ?

Il sourit brillamment et dit :

–Ça va aussi.

Je continue à mousser en chantant, toujours Iglesias, si tu te vas, yo también me voy.

–Bon, Le Saint, interrompt le chef, tu veux rentrer à la maison ?

–Euh, il y a plus besoin de moi ?

–Hamza et Dylan peuvent finir les nettoyages aujourd’hui.

–Bon. D’accord. Il est quelle heure ? Huit heures à peine ?

–C’est comme tu veux, mais il y a pas beaucoup aujourd’hui. Ils peuvent continuer à quatre. Bientôt, Hamza pourra y aller aussi. Ou bien tu préférerais rester et y aller la prochaine fois ?

–Non, non, ça me va. En plus il fait beau.

Congé

La parole humaine est comme un bruyant rucher où nous décernerions les mélodies qui font danser les ours, pour peu qu’on arrive à faire taire les porcs.

Flora Gombert, Le Citoyen Bovet

Ce matin, en sortant de l’abattoir, à huit heures et quart,

Je tentais de préparer des poèmes charcutiers à base de viande et de sang

Pour travailler dans un abattoir, faut pas être trop, me disait l’autre jour une fileuse de laine recyclée dans la soie elle n’avait jamais vendu qu’une pelote, disait-elle, dans les années septante avec les aiguilles et tout, et encore, c’était pour décorer, sur la télé faut pas être trop, disait-elle avec une certaine hésitation…

Fleur bleue

Je sortais des abattoirs et je suis entré dans la ville son ciel ouvert

Dans la rue un vent sec soufflait la neige et laissait apparaître le printemps

Une femme un peu ronde contemplait en vitrine une paire de chaussures, les mêmes qu’elle portait aux pieds mais en plus colorées

Un homme un peu rond hâtait ses jambes de côté pour attraper le bus et garder son pantalon tandis que le chauffeur mâchonnait quelque snack

Sur le trottoir, une dame se retournait et disait à une autre

–Il faut l’achever. Moi je ne pourrais pas. Mais peut-être le monsieur ? en se tournant vers moi avec sollicitude

Elle ne croyait pas si bien dire

Par terre un pigeon se démenait de son aile valide –Abréger ses souffrances…

Je contemplais en esprit ses plumes défaites, mon lourd talon et mes mains légères

Le tailleur, sorti de sa boutique, disait en se balançant

–Il était déjà là ce matin.

J’ai voulu demander à la dame, et ma voix est sortie enrouée

–Vous, hmm, pardon, vous pensez qu’il faut l’achever ?

Elle a acquiescé. L’autre aussi.

Puis à une troisième qui venait d’arriver : je l’ai regardée et elle s’est avancée

– Ponelodento…

Je l’ai regardée sans comprendre

En présentant son sac à main, elle a répété plus distinctement

– Ponga-lo dentro

Les premières nous regardaient, le tailleur et moi, d’un air entendu

Mais comme le tailleur ne réagissait pas, et que visiblement je n’entendais pas

La première se récria

–Il ne faut pas y toucher, dit-elle, c’est plein de maladies, c’est comme les rats

La troisième dame secouait son sac à main ouvert comme un refuge

Elle n’avait plus beaucoup de cheveux, pas plus que son manteau élimé

Se ralliant à nouveau à la cause commune, quoiqu’opposée, le tailleur a demandé

–Vous voulez un papier ?

Ce n’était pas nécessaire

Je me suis penché et j’ai pris le pigeon

j’ai embrassé sa vie sale dans mes mains légères

Et sa saleté était vivante, un peu pourrie et douce comme du vin, et je l’ai posé dans le sac

La dame ibère avait les yeux humides et riants

Elle disait quelque chose comme

– Tengo una caja, le daré comida

C’était bien ça

De ma main j’ai touché mon cœur comme elle le touchait

Je remerciais sa miséricorde, la possibilité

Dans le dénuement

Elle parlait et je comprenais un peu avec ses gestes

Elle parlait du pigeon et du toit, elle parlait de chez elle

Avec enthousiasme elle m’invitait à aller boire quelque chose

Et nous sommes allés boire un café au café du supermarché

Le cafetier la tutoyait

il parlait d’elle à la ronde

–Elle ramasse tout ce qui traîne…

–à ses serveuses, à ses clients, à moi –et lui donnait des ordres

–Non, ça c’est dans le sac

Il donnait des coups de chiffon sur son comptoir et redoublait d’injonctions

–Pas là. On a dit par terre. Y a rien de plus sale que les pigeons

Je ne comprenais pas. Je lui ai demandé

–Monsieur, vous servez des animaux morts ?

Il n’a pas relevé et j’ai continué

– Parce qu’ici, c’est tout bien emballé, mais il faut voir, à l’abattoir, j’en sors, je peux vous dire

Le cafetier est revenu à ses ordres

–Le pigeon, c’est dans le sac. On a des normes d’hygiène. Et le sac va par terre

Il a donné encore un coup de chiffon sur le bar

Il devait être préoccupé de ce qu’on penserait de son établissement

Mais la dame n’écoutait pas

Elle sortait le pigeon et le séchait en riant avec une serviette en papier prise sur le bar

– Oh, pobrecito, tiene frio… cayó del techo

Elle expliquait

Et elle demandait si ça mangeait du riz cuit, un pigeon, comme un enfant malade

Et le cafetier peinait à la remettre à l’ordre, à lui faire ranger cette vie blessée qui n’avait rien à faire là

Mais voilà que mon train arrive et moi qui arrive ici, à l’équinoxe, à midi, en ayant trouvé ça un morceau de cette rue où je suis sorti du silence et du bruit pour discuter avec vous le printemps à venir

Nous étions une folle, un pigeon, un bourreau, C’était la poésie ce matin, et pour les fleurs bleues il y avait la Migros

La routine

Les bêtailles, y compris le peuple humain, sont en présence les unes des autres, ou mieux, dans les tubes les unes des autres, dans leurs plis et leurs crevasses, le dedans et le dehors, et pas vraiment l’un ou l’autre.

Donna Haraway, Staying with the Trouble, traduction libre

Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne.

Annie Ernaux, La Place

Quand Hamza me demande comment ça va, je réponds sans me surprendre que ça va bien. C’est vrai que je n’ai dormi que quatre heures, mais j’ai passé un bon week-end. C’est pas la joie, mais ça va. Ça fait déjà plus de trois mois que je bosse ici, il me fait remarquer.

–Tu t’imaginais pas que tu serais là si longtemps ?

– Je ne savais pas si je tiendrais. Toi, ça fait un moment que t’es là, non ?

–Bientôt trois ans. Je pensais pas, au début, je me disais, c’est temporaire. Et là ça fait trois ans, cet été, sans prendre de vacances. De toute façon, je peux pas trop me le permettre. Et puis Henri m’a tellement aidé. Je t’ai déjà dit, quand je suis arrivé, j’avais pas les papiers, rien ? Et quand j’ai fait mes jours d’essai, c’est là qu’il m’a dit, Hamza, on voit que t’es motivé, on va te faire un contrat.

–Je crois que tu m’avais dit… T’arrivais d’où ?

–Je vivais en Allemagne, à l’époque, avec un passeport français. C’est pas aussi compliqué que quand tu viens d’Afrique du Nord, mais quand même. Tu arrives et pour trouver un appart on te demande ton contrat de travail, et pour trouver un travail on te demande où tu habites.

On rit.

–C’est clair, je dis, pour venir vivre n’importe où en Europe, on dirait qu’il faut commencer par résoudre une équation impossible ! Commencer par mentir d’un côté ou de l’autre.

–Tu vois. À l’époque j’avais pas d’adresse, je venais juste chercher du boulot. C’est là qu’Henri m’a vraiment aidé. Il est comme ça, il gueule, mais si t’as un problème, c’est pas le genre à te laisser tomber. On roule sur les routes fraîches qui sillonnent les champs. On devine les dents-de-lion en fleurs dans la nuit. La voiture n’a plus ce bruit de roulement. Il est passé chez le garagiste, il dit, ça lui a coûté sept cents euros, comme prévu. Ça fait cher, mais avec ça il devrait pouvoir la vendre à bon prix.

–J’ai compté, si je la vends dix mille euros, j’aurai roulé gratuitement. Et avec ça, je m’achète une maison. Je rentrerais pas avec l’argent, après il faut payer des impôts. Déjà que ça coûte cher de l’amener et de la faire immatriculer sur place. Non, j’achète directement.

–Parce que t’aimerais aller vivre là-bas – je sais plus, tu m’as dit, t’as jamais vécu au Maroc ?

–Non, je suis né en France. Mais mes parents y sont. Mon père a acheté un immeuble là-bas et il vit avec les locations, en plus de la retraite. Il a la retraite française, mais il en aurait même pas besoin. Je me suis dit, dès que je peux, je fais comme lui, j’achète une maison là-bas. Et je prendrais quelques bêtes. Oh, j’en aurais pas beaucoup, juste quelques-unes. Mais avec ce que j’ai appris ici, tu vois, je saurais faire.

–Tu veux devenir paysan ?

–C’est juste pour moi… C’est vrai que c’est un beau métier. Quand tu vois Philippe, il a ses bêtes. Je t’ai dit que j’ai travaillé chez lui ?

–Ouais, je crois que tu m’avais dit. Ça t’avait plu, non ?

–Ah t’es tranquille. C’était pas très bien payé, mais t’imagines, t’as ta ferme, tu fais ce que tu veux, pas de patron pour te dire quoi faire. Faut bosser, c’est sûr, mais t’es dehors, dans les champs.

J’emporte les protections auditives et je m’apprête à faire mon boulot en pensant à pas grand-chose, entre le sommeil et la léthargie de la chaîne. Dylan ça va ? Et la famille ? Ça va bien, tant mieux. Dans quatre heures normalement on causera avec un café et le soleil qui se lève. Pour l’instant on sait ce qu’on a à faire. Et comme ce n’est pas spécialement réjouissant, autant encourager l’anesthésie. Vous me taperez sur l’épaule si la maison brûle. Je mets les protections et les cris s’estompent. Les chocs métalliques sont amortis dans la mousse qui tapisse les coques en plastique. La douleur ne sera pas là pour moi. C’est injuste, je sais, j’étais venu pour la vivre, mais j’en ai eu mon compte. J’ai les paupières lourdes et les cris me transpercent les tempes. Désolé les cochons, ce n’est pas contre vous, mais je ne peux pas vous écouter toujours. Aujourd’hui vous allez souffrir sans moi.

Les porcs arrivent en glissant sur la table. On les tourne, on les gratte, on les envoie plus loin. Parfois, il y en a un qui arrive plus mal que les autres et se coince une patte entre les tubes. Les autres suivent dans la docilité parfaite de la mort. La chaleur des flammes est encore agréable dans la fraîcheur du printemps. Sur la fin de journée, vers midi, on commence à sentir l’effet de l’étuve, mais pour l’instant on est à l’aise.

Une bonne journée est une journée sans vagues. Un bref signe de tête suffit à se comprendre. On limite le mouvement, on limite l’émoi. On causera à la pause, maintenant ça ne sert à rien de se fatiguer. Pas besoin de parler, encore moins de se plaindre. On envoie. Quand tout va bien, les porcs filent à quarante à l’heure en moyenne, un chaque minute et demie, j’ai fait le calcul. Les jours d’emmerdement normal, on est plutôt à trente à l’heure. La moyenne se fait sur cent vingt ou cent cinquante porcs en plus ou moins quatre heures. En début de matinée, Charles nous laisse nous échauffer. Chacun remplit doucement ses stocks de porc pendu. Chez lui saignés, la machine bientôt pleine entre le tourniquet du bain et la sortie dans les pales, puis chez nous, à la table et sur la poutre qui arrive au poste de Hamza, enfin chez Hamza qui à la fin de son poste constitue un stock à disposition des bouchers. S’il n’y a pas de mauvais réglage au niveau des brûleurs ou de la température de l’échaudoir, la première

demi-heure est tranquille. On répète les mouvements et on prend le temps de souffler. Puis les bouchers arrivent et Charles commence alors à lancer les porcs en alternance dans la machine, un puis deux à la fois, un-deux, un-deux, et la cadence augmente de moitié. En général, on tient le rythme. On souffle plus brièvement, on aiguise les couteaux plus rarement, mais surtout on ne prend plus le temps de nettoyer. Le rythme se reconnaît à la quantité de poils qui s’amassent à l’abord des pales et à la sortie de la machine. L’andain grandit sur les trois mètres de largeur de la machine. Les porcs déboulent sur les tuyaux sales et il faut les rincer pour y voir clair. Au premier accroc ou quand le rythme est trop élevé, les porcs s’accumulent sur la table. Parfois, un d’entre eux reste à moitié accroché derrière le rideau de plastique, il se prend les déchets de ceux qui tournent et ça devient un tas de poils sanguinolents qu’il faudra débarrasser avant de travailler le cochon. On perd du temps, réaction en chaîne, alors on essaie de ne pas se laisser avoir.

On essaie de limiter la table à deux porcs, voire trois. S’il y en a quatre, c’est qu’on commence à couler sous le rythme de la chaîne, sous les porcs et leurs poils qui s’accumulent. Alors il faut s’accorder pour se dépêcher en restant synchronisés, surtout ne pas se faire de reproche, encaisser le stress des mouvements en gardant la tête claire. Le repos aide. La brume anesthésiante du manque de sommeil était bonne au début, mais sur le long terme et avec les collègues, le repos est plus rentable. Avec une bonne disposition, j’arrive au boulot sans être préoccupé par la fatigue, disponible pour le reste, pour le vivre mais aussi pour le gérer, le ranger au fur et à mesure que ça arrive. Le boulot normal prend une part de mon attention, le boulot pressé un peu plus, mais j’apprends à garder une marge pour les inattendus, et encore une pour moi, un dernier rempart où je ne me laisse pas envahir par les porcs.

J’apprends à imiter et bientôt je ne me poserai plus de questions. Je ferai mon travail comme ceux qui se les sont posées avant et qui un jour ont répondu qu’il n’y avait pas besoin de toujours les écouter, que les bras pouvaient continuer à faire ce à quoi le cœur rechignait, provisoirement. Les questions reviennent toujours,

évidemment, mais à moins d’une irruption soudaine, on leur fait une place à l’ombre, comme dans une commode où on range les objets qui peuvent encore servir. J’apprends aussi à apprécier. C’est bête, mais je me distrais à perfectionner le mouvement de hanche qui fait tourner le porc d’un flanc à l’autre, une rotation qui est presque une voltige… Depuis le début, avec Dylan on ajuste la synchronisation, à l’aide de signaux tacites, la patte du porc en l’air ou tirée vers la suite du mouvement, mais on s’améliore toujours, on réduit chaque temps mort, on les met à profit… Gicler la machine entre deux porcs, se débrouiller pour que le suivant glisse sur la table propre, passer un coup de raclette sur les grilles d’évacuation bouchées par les poils et la peau, aiguiser la lame puis poser le couteau quand les flammes s’éteignent, boire un coup de flotte au jet de rinçage et se préparer à réceptionner le prochain, un pied en avant comme au rugby et un clin d’œil au copain pour montrer qu’on fait le malin, lui tirer un sourire avant de reprendre le boulot et les réflexions sur la vie en général, les poils qui grattent encore sur la peau douce des porcs, et toujours l’approximation du nombre de cochons qui nous séparent du café.

C’est comme un sport, un jeu de détails répétés jusqu’à l’optimisation : entre le pouce et l’index gardés souples, relever le couteau et le faire tourner dans la main ; de la largeur de la paume, appliquer ni plus ni moins que la pression nécessaire à la lame parfaitement aiguisée, sectionner en trois à-coups les poils durs du jambon extérieur, puis de trois frottements longs la soie fine du jambon intérieur ; reposer la patte, rincer le couteau, pointer la lame à l’endroit juste et la glisser entre les tendons et l’os ; dans l’entaille assez large passer le crochet, jeter un regard au collègue ; il a vu, la poutrelle arrive dans son bruit d’air comprimé, accrocher le cochon, le tirer vers Hamza, voir arriver le prochain ; lui prendre la patte et se pencher en arrière, en contrepoids, sans effort le faire arriver à soi et qu’il tourne en fin de mouvement, reprendre le couteau… Le corps se réjouit de ces mouvements mesurés, autant que le patron et messieurs Ford ou Taylor, ces mouvements calibrés pour une efficacité parfaite. Les muscles sont comme reconnaissants de ne pas se fatiguer plus

qu’il ne faut et les articulations ne souffrent pas des secousses, ni les tendons de gestes trop forts. Le soin des détails procure le sentiment d’avancer sans peine dans le travail, à un rythme naturel, à portée de chaque membre, de faire corps avec les outils et les objets et, aux limites de soi, avec les autres et avec la chaîne, inférant à la tâche une allure harmonieuse, une certaine beauté de synchronisation active et attentive.

De la servitude volontaire, peut-être ; mais ce qui change tout, c’est que la chaîne nous obéit au moins autant que nous obéissons à la chaîne. Puisque c’est Charles qui lui donne le rythme et que Charles nous écoute, au final c’est nous qui donnons le rythme. Notre corps fait partie de la machine et nous nous imposons notre propre peine, de concert avec la machine que nous contrôlons en partie, en partielle convivialité, et contre seulement la masse de travail que nous abattons ensemble, aujourd’hui et après-demain et le surlendemain, avec une journée de repos avant de revenir à la montagne de porcs et de la gravir et la creuser et la décharger de sa vie et la pousser aux frigos pour que des gens mangent.

Charles vide la machine. On est occupés à gratter le dernier cochon mais lui a fini de tuer depuis un moment. Il a déjà rincé ses outils, déblayé en gros la tuerie. J’accroche le porc et Dylan l’envoie en l’air avec un coup de coude à la gâchette et un sourire satisfait. Je vais aider Charles à débarrasser les poils qui bouchent les grilles d’évacuation alors que les énormes vannes continuent de déverser le bouillon brunâtre de l’échaudoir.

–Ça va ? je lui demande. T’as l’air crevé.

–Ouais, il dit, sans conviction… On fait quand même un drôle de boulot.

–Tu peux le dire. Quand tu vois nos gueules !

Charles baisse les yeux pour regarder son polo, ses bras sales.

– Tu te laves même plus pour prendre la pause, toi ? que j’enchaîne sur le ton de la provocation pour tenter de relever l’humeur.

– Je fais plus attention. Puis de toute façon, pendant les nettoyages je suis couvert de mousse et rincé… C’est ça le pire. La merde, ça part, mais quand je rentre à la maison, ce qui reste, c’est le chlore, il paraît.

Je peux me doucher trois fois, y a rien à faire, ma copine me dit que je sens le chlore et ça la dégoûte.

Je balaie les grilles pour laisser le liquide s’écouler au travers.

D’autres poils sont charriés et bloquent les interstices ; il faut les balayer à nouveau. Normalement on ouvre simplement les grilles et on balance tout dans l’égout, mais il y a de nouveau eu des plaintes à la voirie, comme quoi on surcharge la station d’épuration. Les poils, ça se composte mal et ça attire les rats. Alors je fais un tas contre le mur en écoutant Charles. C’est bizarre, lui qui d’habitude est paré de bonne humeur. Alors je me montre disponible, touché par ce moment de confidence.

–Elle m’a dit hier soir, j’étais en train de mettre mon réveil – tu te rends compte de ce que tu fais ? J’ai pas pigé tout de suite. « Tu te réveilles au milieu de la nuit pour tuer des porcs ? » elle m’a dit.

–C’est vrai que quand on y pense…

–C’est quand même pas normal, ce qu’on fait…

–C’est pas normal, mais ça le devient.

–Ça devient normal, ouais, dit Charles, de se lever à deux heures du mat’ pour patauger dans le sang avec les porcs qui hurlent… C’est clair qu’on s’habitue, mais quand on prend du recul… Il faudrait que ça se sache… C’est une question d’éducation. Tout le monde devrait savoir… Mais après ça fait scandale, il dit en se reprenant. T’avais vu cette prof qui avait emmené sa classe dans un abattoir ? Je crois qu’elle avait reçu un blâme. C’est les parents qui s’étaient plaints.

–Tu sais quel âge avaient les élèves ? je demande.

–Je sais pas, peut-être quinze-seize ans.

–Ouais, je sais pas quel âge serait le bon, c’est peut-être un peu jeune, quinze ans, mais à un certain âge, je trouve aussi qu’il faudrait savoir.

–À la majorité en tout cas, dit Charles. Comme il y a de la sensibilisation à la circulation routière ou des cours d’éducation sexuelle, ça pourrait faire partie, je sais pas, d’une éducation environnementale ou alimentaire.

–Ça serait marrant, imagine s’il fallait passer par l’abattoir pour obtenir un permis de manger de la viande.

– Je suis sûr que tout le monde n’en mangerait pas, ou alors qu’estce qu’il y aurait comme contrebande ! T’as qu’à voir avec l’alcool aux États-Unis dans les années trente, ou ici au temps de la guerre avec les coupons de rationnement, les riches arrivaient toujours à bouffer de la viande comme avant.

–C’est clair. Salauds de riches !

On rejoint Dylan et Hamza qui nettoient autour de la machine. On donne quelques coups de raclette pour rassembler le tas que Hamza ramasse énergiquement à la pelle. En passant, Greg se renseigne sur nos vies sexuelles.

–Ça va, Arthur, tu baises ces jours ?

–Pas trop, je réponds, au premier degré. Ça me donne pas envie, l’abattoir, tu vois.

–Ah, c’est dommage ça. C’est beau, l’amour ! Faut pas se laisser aller. Hein ? Dylan, tu baises, toi ?

–Non, moi je baise plus, fait Dylan, l’air dépité.

–Comment ça ! Ah mais ouais, c’est qu’elle est enceinte ? !

–Eh ouais, ces temps, c’est la bête à cinq doigts, fait Dylan en écartant la main. Et y en a pour un moment.

–Mais bon, les gars, faut pas vous laisser aller. Vous allez pas me devenir dépressifs ?

–Ça va, Greg, c’est gentil. Et si on a besoin d’un coup de main, on t’appelle, je lui lance avec un clin d’œil.

Il éclate de son rire en arpèges et, en redescendant, il brandit son couteau avec ces quelques coups de poignet qui veulent dire de se méfier. Je crois que j’ai fait mouche.

Sylvain nous rejoint dehors. Les autres ont encore quelques minutes avant de rentrer pour préparer l’abattage des bovins.

–Ça pue quand même, cette merde de porc, il dit.

–Avec la chaleur qui arrive, on sent plus fort que l’hiver, j’ajoute. Il est mouillé et éclaboussé de taches brunes d’avoir passé les écuries au jet à haute pression.

–Hein Charles, ça pue, ces porcs ? je provoque. En finissant, on dirait toujours que t’as troqué ton t-shirt contre une vieille couenne.

–Moi, je sens plus, rétorque Charles, mais c’est vrai, je pue ?

–Quand même, ouais, mais on ne sent pas meilleur, que je lui fais pour le rassurer.

On se tait un moment dans le soleil.

–Bon, pis Arthur, il paraît que tu pars bientôt, fait Sylvain.

–Bientôt, je sais pas. Fin juillet normalement, ça fera six mois.

–Déjà ? Et après qu’est-ce que tu fais ? Tu vas bronzer ?

–C’est clair, après je prends le magot et je me taille au Mexique.

–Ah le lâche.

–Qu’est-ce que tu crois, que je resterais avec les bouseux ? Non, je vais me barrer, au moins sur la Côte d’Azur, aller siroter des cocktails.

–En fait, tu fais genre t’es avec nous, mais tu rêves de jet set ! lance Sylvain.

–Non, t’inquiète, je reprends, je puerai toujours un peu comme vous. Tu les imagines, les pincés, comment ils accueilleraient le boucher qui vient encrotter leur Chateaubriand ?

–C’est vrai que tu pues, conclut Charles.

–Je prends ça pour un mot doux.

Pendant que les gars tuent les vaches, je m’en vais nettoyer au jet à haute pression le hall de l’épileuse. Je rince la mousse qui recouvre la machine et pousse les derniers morceaux, de haut en bas. Je chantonne « Bang bang » avec les paroles de Dalida qui me reviennent par bribes, per ridere… sparavi a me… e vincerà… chi al cuore colpirà. Je gicle le haut de la machine, ses surfaces, ses tuyaux, ses rigoles, je fais attention aux parties sensibles, connectique du gaz et de l’électricité, surtout ne pas gicler d’eau dans le moteur ni de mousse corrosive sur les courroies caoutchouteuses. Oui chef, penser à la machine. Qui disait avoir un grand respect pour les élastiques – Bouvier peut-être ? –ces morceaux de jungle qui se retrouvent à entraîner les rouages du grand Nord… Merveille du commerce mondial, entre la saignée de l’arbre et celle de l’animal, un lien distant d’exploitation et de travail.

Je descends sur les pales, je fais tomber tout ce qu’on a ramené comme crasse d’en-dessus. Je me tourne, j’arrose les murs et je fais couler les éclaboussures qui ont atteint le plafond, un dernier morceau de chair emporté dans le torrent vertical, dans les vagues que je dirige à distance et qui tombent vers l’égout. Je rince la pince à électrocuter – là aussi, épargner ses télécommandes – puis la première table d’accrochage et le bac à sang ; il est plein d’angles et de petits réservoirs qui renvoient l’eau sale dans tous les sens, imprévisibles. Je fais déglutir à la pompe à sang quelques gargantuesques schlouques d’eau pour faire passer les derniers caillots. La pompe, plus il y en a, plus elle semble libre de tourner à son rythme de croisière, à plein, un demi-litre par tour, un litre chaque deux secondes, deux porcs par minute mais elle en ferait cinq ou six si elle pouvait, voilà la raison d’être qu’on lui a donnée et dont elle nous presse en retour. Puis je balaie encore une fois avec de l’eau les derniers poils et les cendres tombées sous la machine, un genou plié et l’autre à terre sur le tablier. Je me retourne encore et je noie les derniers restes de déjections du côté de l’arrivée des porcs, à la fin de la zone verte. La machine est prête à recommencer.

Devant l’entonnoir d’abattage, je m’attarde sur un objet suspendu au mur. À côté du tuyau d’arrosage installé comme à chaque endroit de l’abattoir où la quantité d’eau doit pouvoir rivaliser avec la

quantité de sang, il y a deux crochets. Du premier pend une batte plate comme au criquet, une tapette orange pour claquer les cuisses des cochons, et du second son homologue électrique, l’aiguillon. Je le remarque presque à chaque fois que je nettoie, il m’attire bizarrement. Matraque foudroyante, mais d’une bien petite foudre, c’est un trident de pacotille qui lance des éclairs bons à agacer les animaux jusqu’à les faire avancer, un fouet moderne en quelque sorte, qu’on manipule sans peine et qui ne laisse pas de marque sur la peau – on se sert sûrement d’objets dans son genre pendant les interrogatoires de police – un instrument conçu pour le bien-être animal. C’est Philippe qui s’en sert le plus, de ça et de cette espèce de planche à découper d’un mètre carré qu’il utilise pour se protéger les tibias. L’aiguillon l’aide à pousser les cochons. Il les fait sauter, ils avancent. Dylan dit que les porcs hurlent plus quand c’est Philippe qui les pousse et je le crois volontiers, il ne comprend plus grandchose à ce qu’ils lui disent, derrière sa surdité, mais c’est contextuel : ailleurs, il verrait.

Je me rappelle que Hamza me disait, une des premières fois où j’ai dû pousser les vaches, que si vraiment elles n’avançaient pas, je pouvais me servir de l’aiguillon pour les pousser. Il y en avait une en particulier qui ne voulait pas bouger, elle était dans une panique extraordinaire. Elle bavait et ruait, meuglait. Moi j’essayais de la pousser avec la main, en grimpant par-dessus la barrière, mais elle ne voulait pas, j’ai même essayé en lui mettant des petits coups avec les jointures pour l’éperonner à la sciatique, rien à faire. C’est là qu’Hamza m’a recommandé d’utiliser l’aiguillon. Il suffisait de toucher la bête à l’arrière-train avec les deux électrodes. Quand il envoyait une décharge, l’outil avait une led qui s’allumait, pour être sûr, on ne pouvait pas se rater. J’ai saisi le manche en plastique et j’ai approché les piques de la cuisse de la vache avec appréhension. Peut-être que la décharge serait énorme, que la vache ruerait et me fracasserait le bras quand je la toucherais. J’étais prêt à la toucher et je me disais que quand même c’était trop, de devoir utiliser un taser pour la faire avancer, cette pauvre, comme si elle n’était pas assez paniquée comme ça. Elle reniflait dans tous les sens et elle fouettait

ses flancs roux et blancs avec la queue, elle meuglait de désespoir. Je l’ai piquée et elle a couru, ou plutôt elle a essayé de courir et elle a glissé. Du côté droit elle s’est affalée contre la barrière et j’ai imaginé ses pattes qui se tordaient sur le sol en béton lissé, sur le vernis vert mensonger. Elle avait dû se faire mal mais elle n’a pas avancé. J’ai réessayé de la pousser doucement avec la main, mais elle n’a pas eu l’air de sentir ce que je faisais. Alors je l’ai aiguillonnée et elle a glissé à nouveau, et j’ai appuyé encore sur sa cuisse, et tout en patinant ses sabots ont fini par crocher sur le béton et alors elle a tapé dans le mur et dans la barrière. Elle a encore tenté de se retourner en passant la tête sous l’épaule, mais je l’ai piquée à nouveau et elle a bien dû se résigner à fuir vers l’avant et à se fracasser dans la cage. J’ai fermé tout de suite derrière elle et c’était fini.

Ce matin-là j’avais demandé à Hamza s’il ne trouvait pas ça violent, l’aiguillon, et il a dit que d’abord il avait cru que ça leur faisait mal, mais pendant les cours ils avaient appris que non. C’est pour ça qu’on avait le droit de l’utiliser en cas de besoin. Sinon ça aurait été interdit, c’était un cours sur le bien-être animal. C’était drôle, j’ai dit, on lui avait appris qu’il avait mal vu. C’était la loi : il ne fallait pas faire de mal aux animaux et l’aiguillon ne leur faisait pas mal. Qui était-il pour contredire la loi ? Du haut de mon assurance, j’ai fait remarquer que ça serait intéressant de savoir ce qui constitue le seuil légal entre le bien-être et la douleur. Ça me rappelait l’histoire d’un flic politicien qui avait essayé le taser pour dire que les collègues pouvaient y aller. En serrant les dents, les yeux mi-clos en se faisant relever, il avait réussi à prononcer que c’était simplement très désagréable. C’était concluant, si un homme en bonne santé arrivait encore à parler, alors on pouvait canarder tout le monde. C’était peut-être le même genre de tests qu’on faisait passer au matériel destiné au bétail. Par curiosité ou par souci scientifique de la réitération, je me suis toujours dit qu’il faudrait que j’essaye. Et à chaque fois que je suis passé à côté de la matraque, je me suis reproché cette promesse d’empathie non tenue. Avec en plus l’attrait du mystère.

Comme en vivant dans une ville je passerais encore une fois devant cette rue curieuse quoique légèrement hors du chemin, je contemple l’aiguillon et je me demande ce que j’aurais encore à rapporter de l’abattoir à part la fatigue et le pognon. Combien de fois je pourrais encore passer devant sans le faire. Je regarde ma peau et l’imagine accueillir la décharge : un vide sensoriel, ou peut-être comme les clôtures électriques du bétail. Je prends l’aiguillon. Il pèse un bon kilo, peut-être deux. C’est une vraie matraque. On pourrait aussi s’en servir pour s’assommer, si on voulait. Le manche est gris foncé, avec quelques endroits brunis de saleté. La tête est plus large, aplatie et rouge. Les deux petites pointes ont encore de la merde dessus. Ce sont de courts cylindres qui se finissent en cône. Je les approche de mon bras nu. Je n’ose pas. Mais il faudra bien y passer avant de sortir de l’abattoir. Maintenant. Le feu m’atteint au cœur, tout le bras est brûlé d’un éclair. Nom de bleu ça pique ! Je secoue la main. Ah, la vache ! Il faut vraiment qu’ils essaient ça, les experts. Un coup de taser sur leurs fesses bien roses, voilà de quoi apprendre. « Ça fait pas mal » ? ! Merci pour la recommandation ! On reviendra ! Mais qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Le voilà, Messieurs, le fleuron du bien-être animal, après vous. Si si, j’insiste, le fer-de-lance de l’éthique. Je vous en prie. Il y a des lois à écrire avec ça. Une bonne source d’inspiration, je vous le garantis. Les flics pourront toujours dire que ça ne fait pas mal et moi que si, rien ne vaut la preuve par l’expérience.

Aujourd’hui, je fais partie des heureux élus qui bossent jusqu’à la fin, deux heures de plus. Deux heures, comme disent les vendeurs de charité des ONG, c’est une facture de téléphone, un café par mois pendant une année, une sortie au bistro, un aller-retour pour la montagne. Deux heures, ça limite la faillite. Comme les collègues, avec l’abattoir, je ne bosse pas assez pour gagner de quoi vivre. Heureusement, j’ai de petites réserves depuis le dernier boulot. Le poste d’éduc, ça gagnait correctement et j’ai pas besoin de deuxième ou de troisième boulot. Je peux me reposer, aller me promener si j’en ai la force. Mais ce matin je suis content de donner quelques coups de jet et d’éponge en plus pour payer les factures. Comme à la fin de chaque mois, il faut nettoyer les stérilisateurs des couteaux à l’acide, gratter à l’éponge métallique le sang vert-degris des plaques métalliques, se prendre les doigts dans leurs angles mal ébarbés. Pourquoi le sang devient-il vert là-dedans… Ce serait un effet de l’eau bouillante ? Et puis on passe au désinfectant les disjoncteurs des machines, les télécommandes. Mon papier imbibé se défait, il m’en faut un nouveau. Combien d’arbres utilise un Européen moyen pour se sécher les mains au cours de sa vie… Je frotte mais il reste toujours de la crasse dans les angles. Et pour se torcher le cul ? Encore une giclée d’acide. Pour éponger ses maladresses ? Charles demande si je veux bien aller nettoyer les frigos. Je veux bien. Dans la chaleur de midi, la benne pue la charogne, et en me rappelant les doigts qui restent collés au métal congelé des bacs, je me demande si je préfère la nausée tiède ou les engelures… Un coup de jet pour rincer l’intérieur des bacs qui redescendent du dévidoir, un coup de travers pour faire rouler leurs roues et qu’elles projettent les derniers lambeaux collés, bien rincer l’arrivée du tapis à déchets, jeter un dernier foie qui traîne, enlever les gros morceaux et rincer le reste vers la grille du fond, rincer le tuyau de sortie des pompes à sang qui goutte toujours de son jus brun – quand j’oubliais de le faire, il continuait à dégueuler sur le sol propre – et puis je passe un grand jet de mousse partout, entonnoir, ascenseur et toboggan du dévidoir, depuis dessous – ou plutôt en contrebas, ça j’ai vite compris – le côté de la benne à déchets, puis je rince et c’est fait.

À l’intérieur, les gars ont presque fini. On rince les dernières écumes de graisse, on enlève les grilles d’évacuation et on prend à mains nues les derniers morceaux, je sors les jeter dans la benne, on remet tout en place, on s’en va en criant à lundi.

Une fosse de type minier, entourée de digues. Le ciel est noir. La terre brou de noix. L’eau sombre.

Sur l’île se trouve la machine, sur un sol de béton rouillé. J’ai déjà été ici. Je connais cette machine qui flotte. Des rouleaux de métal longs de plusieurs mètres, dentés de piques. Ici une paire horizontale, là une paire verticale. L’une ou l’autre encore, plus loin. Devant les premiers rouleaux, une silhouette grise, vaporeuse. C’est un enfant qui se promène parmi les lames.

Je descends la digue et plonge dans l’eau sombre. Je nage dans le lac rouillé de sang. Je cherche. Je cherche quelque chose entre les crocs d’un piège, parmi les tisons éteints, dans un gril carré, dans l’eau, je tente de les réunir mais ils se défont en un brouillard de cendres.

Contrepoint

Le rapport industriel aux animaux ne représente pas une forme moderne de l’élevage ; il n’en est qu’un embranchement sans avenir.

Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux

Quand est-ce qu’un changement de degré devient un changement de genre ?

Donna Haraway, Staying with the Trouble, traduction libre

La Nature, les arbres et tout ce qui frissonne, bourdonne, broute, chie et se couche dedans c’est une réalité toute nue, ce n’est pas par idéalisme que je brasse de la merde.

Jean-Pierre Rochat, Berger sans étoile

Les collègues m’avaient convaincu de la nécessité de retourner voir, d’aller voir ailleurs, autrement, alors j’ai écrit à Cora et Urs, des amis éleveurs avec qui on s’était promis d’aller un jour ensemble chez le boucher, pour que je voie comment ça se passait avec leurs bêtes, à leur échelle. Cora m’a répondu dans le style lapidaire des gens qui écrivent peu, on y retourne dans un mois, le seize, il faut venir le soir avant. J’ai dit ça marche, à dans un mois, et le mois suivant, j’étais attendu. On s’est retrouvé par chance sur le chemin qui monte à la ferme et on est redescendu au village boire une bière avec des amis de Bâle, de Roumanie, et des Allemands de L’Isle-sur-Sorgue. C’était ça, la ferme des amis, un lieu où se réunissaient une bergerie roumaine et un wagenplatz allemand semi-nomade, une drôle d’équipe européenne qui présentait sur les marchés de Noël de la région le seul étalage vraiment fait maison, une exploitation pour le moins extensive.

Après le repas à la ferme, avec Cora on est sorti fumer. Notre maison, ça va, j’ai dit. Les arbres, j’aime bien les arbres, ici. Et elle, les bêtes ? Le début de l’hiver, elle a dit, il n’y a pas grand-chose à faire. Après, il y a les agnelages, mais pour l’instant c’est surtout fourrager, matin et soir, et changer la litière une ou deux fois par semaine, pailler. Et puis on a fumé en silence. Cora est une enfant de la ferme, une des rares à y avoir grandi et à y être restée. Il y a beaucoup de gens de passage, des curieux comme moi qui veulent savoir ce que c’est que la vie à la ferme, mais savoir depuis dehors, en coup d’œil. Vivre la ferme, mais y vivre un jour sans le précédent ni le suivant, les saisons. Je crois que Cora en veut un peu aux gens de passage d’amener leur cortège de nouvelles extravagantes, concerts, manifestations, toute cette agitation séduisante et où la communauté risquerait de se dissiper. C’est comme ça que je comprends sa méfiance à l’égard des passants. Elle se méfie un peu de moi aussi, mais de moins en moins. C’est la cinq ou sixième fois qu’on se rend visite, je ne suis plus le premier venu. Et Cora a eu vent de chez

nous, elle y est passée avec des gens d’ici… D’ici, de là… Ces lieux dont nous sommes, ces groupes avec qui on fait corps… Tous ces collectifs qu’en ville on choisit continuellement tandis que la ferme en est avant tout un… Un groupe dispersé et mouvementé peut-être… Renforcé par l’intérêt citadin en même temps qu’épuisé par ses convivialités d’un soir… Alimenté par leur fraîcheur et enrhumé par leurs courants d’air. Je me réveille au chaud sous les couvertures, le nez humide dans le froid hivernal. Je profite de cinq minutes de chaleur pour me repasser mes rêves, puis je m’habille avant de sortir du lit et de la roulotte, m’étirer, pisser, sourire et traverser les terres pour aller boire un café à la ferme. Il est six heures et demie, une bonne heure. À sept heures et demie on partira chez le boucher avec quatre bêtes, deux agnelles pour la vente et deux brebis pour alimenter la ferme – il faut renouveler le troupeau, mais la viande des vieilles brebis a trop de goût pour les clients. Quatre bêtes, après les cent cinquante porcs quotidiens, ça semble léger. On partage le café avec Cora et Urs, Justin. On bâille, on pue un peu de la gueule, on se brosse les dents et je suis Urs et Cora qui vont fourrager tandis que Justin continue à bâiller et à puer de la gueule. Je ne leur suis pas très utile, je remue la poussière en lançant un peu de paille. Ça gratte la gorge et je pense à ce paysan qui avait dû arrêter à cause de la poussière, le poumon du paysan, ça s’appelait. Et puis on marche dans la nuit jusqu’à l’autre bergerie, Cora et Urs vite, moi plus prudemment dans la nuit, je ne connais pas le relief de la place. On donne du foin au troupeau, puis elle s’en va reculer la bétaillère. Alors j’attends dans la nuit gelée et je fais des signes dans le noir, un peu inutile mais pas dérangeant tant que j’évite de me faire rouler dessus.

Justin nous rejoint et se met dans un coin. Il faut prendre la cinquante-huit-trois-cent-septante-deux, dit Cora, et la quatre-vingtneuf-zéro-vingt-six. On enjambe la barrière en répétant les numéros. La cinquante-huit-trois-cent-septante-deux c’est une vieille dans les bruns foncés, dit Cora. Ça aide. On repère la brebis et on l’encercle, dans la mesure où trois personnes peuvent encercler une bête, pendant qu’Urs s’occupe des papiers. Les brebis courent dans un coin de l’enclos. On les approche genoux fléchis, bras légèrement écartés comme des gardiennes de foot. Le troupeau sursaute, la brebis est sur un bord, elle

passe devant Justin qui tente de l’attraper, devant moi qui la manque également, tandis que Cora s’élance, l’attrape par la laine et la tient ! On se félicite avec un entrain diminuant, il sonnait comme le jeu, déjà déplacé. Cora tire la brebis et Justin retient le troupeau pendant que j’ouvre la barrière. Urs la réceptionne, et de une. En un quart d’heure, les brebis sont chargées et nos cœurs battent jusque dans nos mains imprégnées de leur sueur musquée. La deuxième brebis boite un peu.

La route serpente au fond du val, le long de la rivière, traverse un village puis remonte un ruisseau que l’on traverse devant une ferme. Dans les hangars, des machines ; une étable, des vaches, des veaux. Le paysan boucher nous accueille, grande barbe grise sous le sourire et audessus un petit pompon qui pend du bonnet, jaquette de bûcheron. Il paraît qu’il est à la retraite.

–Fait frais, c’matin.

Son in tire sur le è, un vrai accent du coin. Il a des mains de géant mais il serre la main doucement.

–Vous en avez combien ? Quatre ? Ça veut être vite fait. Elles vont toutes bien, j’imagine, comme d’habitude ? Elles vont toujours bien depuis que c’est toi qui t’en occupes.

Il parle surtout à Cora.

–Elles vont bien, confirme Cora. Il y en a juste une qui boitait un peu ce matin. Pourtant hier elle allait bien.

On attend la visite du vétérinaire. Deux personnes de plus sont là.

Quand la bétaillère sera libre, elles l’emmèneront pour transporter leurs bêtes. En tout, on est donc sept à attendre en soufflant de la vapeur sur le parking, pour quatre bêtes. Justin s’avance vers un veau qui joue avec un seau de l’autre côté de la clôture. Il le lui passe et le veau le pourlèche, puis Justin lui caresse le museau et la langue s’entortille avec la main. Le veau marche dans le seau, le fait basculer et aussitôt rue en arrière, en commençant par lever l’arrière-train, un peu raide, comme les génisses à l’alpage. Derrière lui, une vache est en train de se gratter contre une grande brosse accrochée au mur ; d’autres ruminent du foin pendant que les veaux tètent ; un chat passe entre leurs pattes et vient se frotter contre le seau.

–C’est une jolie ferme, je dis à l’homme. C’est vous qui vous en occupez ?

–Non, c’est à mon frère, dit l’homme en ajustant son bonnet. Moi je faisais la boucherie, ça m’a suffi. Et maintenant, je suis à la retraite.

–Mais vous travaillez encore, je remarque.

–Oh, je sais pas si on peut appeler ça travailler. Je fais un peu, mais c’est pas comme avant. Je fais plus que le lundi et des fois le vendredi.

Puis à Cora, en se frottant les mains contre le froid.

–On veut voir ces bêtes ? Ou bien vous voulez boire un café ?

Cora décline le café, les autres auront besoin de la bétaillère, autant avancer. Et le vétérinaire pourra faire son inspection sur les bêtes déchargées. Pendant que Cora et Urs baissent le pont arrière, le boucher ouvre son local.

–Vous pouvez directement les amener dedans.

Il y a quelques négociations où il est question d’éviter aux autres la vue du sang. Finalement, l’équipe décide d’en amener deux à l’intérieur et de laisser les deux autres attachées dehors avec une personne ou deux pour leur tenir compagnie. L’homme s’avance, il contemple les bêtes dans la bétaillère.

–Elles sont belles, bien grasses. Ça n’a pas toujours été comme ça.

Au moment d’ouvrir la barrière intérieure de la bétaillère, Cora se retourne vers nous et demande de se tenir prêts à les réceptionner. On se tient coude à coude. La première sort dans un élan de liberté, c’est la brebis boiteuse et un peu nerveuse. Cora la bloque d’un genou et Urs et Justin l’emmènent dans le local. Le couple de jeunes paysans suit avec une agnelle. On attache les deux autres dehors et je reste là avec Justin et les bêtes, tandis que le boucher entre avec Cora. J’entends Urs demander s’il ne faudrait pas en attacher une plus loin, hors de vue du lieu d’abattage. Le boucher dit que ça va si on l’attache à l’établi au fond de la salle, puis tout le monde ressort et on attend dans le froid du petit jour.

Enfin le vétérinaire arrive. Il serre la main à chacun en répétant bonjour, sept fois. J’imagine que la réputation de la ferme collective est pour quelque chose dans son regard préoccupé, ou peut-être que notre nombre est simplement inhabituel. Il inspecte plus rapidement les bêtes,

celles de dehors puis à l’intérieur, signe les papiers et s’en va d’un coup d’accélérateur.

Le boucher rentre, accompagné par Urs et Cora. Dehors, les bêtes tirent sur leur licol. On les caresse pour les calmer et elles se calment. Les jeunes paysans les caressent aussi un peu, puis attellent la bétaillère et s’en vont. On reste dehors avec l’agnelle et la brebis, Justin et moi, à regarder les vaches et les veaux. On caresse nos bêtes et je colle mes genoux contre celle que je garde, elle me tient chaud. Je lui gratte derrière les oreilles. Quelques minutes passent, froides. Tout à coup le matador claque, et suivent des bruits de chaînes, de moteur électrique, de jet d’eau. Dans le froid, je me serre contre la brebis et je plonge mes mains dans sa laine. J’espère qu’elle n’a pas entendu, qu’elle ne sait pas ce que c’est. Elle n’a pas l’air.

Urs sort et demande si on veut changer de poste. Je veux bien aller voir, d’autant qu’il faut que je parte dans l’heure. Dedans, l’homme est occupé à enlever la peau de la brebis. Il donne de petits coups de couteau méthodiques, presque distraits, entre la peau et la chair, dans une graisse élastique qui a l’air de se détacher sans effort. De la carcasse de la bête coule encore un peu de sang qui s’accumule sous elle en une tache de la taille d’un pied. Le reste a probablement été rincé vers l’égout au centre de la pièce. La carcasse encore chaude est suspendue par les pattes arrière à une poutre métallique reliée par de petits câbles à un treuil couvert de poussière noire et grasse. Cora se tient avec l’agnelle, contre l’établi au fond du local. Je me rapproche d’elles.

L’homme finit de retirer la peau de la bête – encore hier, le tenancier de l’auberge où je loge racontait le déshabillage des lapins qu’ils avaient à la maison quand leurs enfants étaient petits ; à l’époque, il avait vu une parenté dans la facilité à enlever la peau d’un lapin et une grenouillère ; j’avais renchéri sur l’inquiétante familiarité et le débordement, mais ça n’avait pas pris – et il suspend la peau à un fil, avec des pincettes, comme un habit.

–Vous les donnez encore à Morgane, vos peaux ? demande l’homme dans notre direction.

–Oui, répond Cora, et elle nous en redonne une sur trois, bien préparée.

–Morgane, c’est la tanneuse ? je demande.

Cora confirme.

–Elle est tanneuse et sellière maroquinière. Elles ne sont plus que deux tanneuses dans la région mais heureusement qu’elles sont là. Je ne sais pas ce qu’on ferait sans elles.

–C’est des beaux métiers, dit l’homme, mais les jeunes, ils sont rares à vouloir encore faire ça.

Il donne un coup de jet conclusif.

–Voilà, vous pouvez me passer l’autre.

Cora la détache et l’amène à l’homme en la tenant par le collier. Il la passe entre ses jambes, prend le matador sur son établi, l’ouvre. Il le secoue pour faire tomber la douille dans sa main puis, d’un geste lent, il prend une nouvelle charge dans la petite boîte ronde entre ses doigts. Il la place sur la détente, referme l’arme. L’agnelle n’a pas bougé. Elle a l’air confiant.

–Voilà, dit l’homme à l’agnelle en lui soutenant la tête de la main gauche, viens.

Dans sa main droite, il tient l’arme et l’approche doucement du front de la bête, tire, accompagne l’animal jusqu’au sol. Il repose l’arme. L’agnelle donne quelques coups de pattes à l’horizontale. L’homme se tourne, il actionne le treuil qui fait descendre une seconde poutrelle. Il attrape une chaîne, fait une boucle. Il se baisse et prend la patte de l’autre main. Il la secoue un peu, puis la lâche, laissant l’agnelle donner encore quelques coups dans le vide. Il lui reprend la patte, la fait gigoter comme pour tester les réactions, comme pour pomper le contenu d’un tuyau débranché, puis il passe la chaîne à la patte et lève l’agnelle en actionnant la commande du treuil. Une fois l’autre patte accrochée, il reprend son couteau, tire la peau de la gorge et y plonge le couteau, puis le retire vers lui, faisant couler le sang fumant. L’homme attend un instant les bras le long du corps, puis il prend le jet et nous prévient de nous reculer. Il rince le sang vers la grille, puis son couteau et ses mains, le tablier. Il s’essuie les mains dans un chiffon.

Dersîm n’est pas là ce matin, je m’y attendais. Mais je suis surpris par le nombre de personnes que je reconnais, après tout ce temps. Toujours aussi affairé avec ses coups de main en cuisine, c’est, comment déjà, Hervé. Il fait des allers-retours pour fumer dehors et aérer ses cheveux gras. Les deux devant la porte aussi, je ne me rappelle pas leur nom, mais leurs traits ont peu changé. Je dis bonjour. Eh, salut. T’es de retour par ici ? Je crois qu’elle s’appelle Lucia, elle me salue distraitement en attrapant la clé des toilettes. Je recroise Jules, qui prenait du plaisir à me vanner sur mon nom. Bien sûr, je n’oublie jamais un visage… Mais les noms. Ah, oui, le Beau Robert ! Mais il a une affaire pressante, il reviendra. Je passe par le comptoir et je demande un jus de fruits. Tout de suite, le stagiaire du moment me demande si j’ai travaillé ici. J’ai la tête du métier, je me dis en souriant. Il y a longtemps, oui. Il me raconte que Tobie a pris sa retraite l’année dernière et qu’il est parti vivre aux Canaries. Stéphanie est partie aussi, il y a cinq ans. L’équipe d’accompagnants a complètement changé, à part Fabrice qui est là depuis dix ans. J’explique au stagiaire que j’avais été impressionné par quelqu’un qui venait ici et que je cherche à retrouver sa trace. Attends, on va demander à Fabrice. Si quelqu’un sait, c’est lui. L’éducateur s’approche. Il a la cinquantaine, l’air très calme, un peu fatigué. Il s’appelle Dersîm, je dis, il s’asseyait là, face à la baie vitrée. Il parlait peu, fumait beaucoup. Il avait été marqué par de longues années de travail à l’abattoir. Mais ma description ne lui rappelle rien. Et on fumait dedans ? Ça doit faire un moment. C’est vrai que le temps a passé.

Je me dirige vers la table de Dersîm. Je ne sais pas si je suis plus troublé par la subsistance du lieu ou par les transformations opérées par le temps et la mémoire. Je voyais l’espace plus grand. Je demande à… Johann, oui, qui lui aussi me reconnaît vaguement. Non, rien

n’a changé, à part la déco, et les toilettes. C’est drôle, ces distorsions entre le souvenir qu’on croyait exact et le contre-pied d’une réalité indiscutable. Je demande à Johann s’il se souvient de Dersîm, mais ça ne lui dit rien. Je peux te donner le numéro de Tobie. Il connaissait tout le monde. Ça fait une piste à suivre. Merci. Je ressors un moment pour envoyer un message à Tobie, mon ancien chef. Il répond tout de suite. Appelle-moi quand tu veux. Alors on s’appelle. On se resitue. Il est content de sa nouvelle vie, il fait beau, la mer. Dersîm ? Non, désolé mais ça ne me rappelle rien. Tu peux toujours essayer Stéph, tiens, je t’envoie son numéro. Je fais ça tout de suite, avant que j’oublie. Sté-pha-nie… Partager le contact… Voilà. Ou sinon si c’est important tu peux demander au service social, s’il était suivi ils pourront peut-être te renseigner. C’est gentil, je dis, mais je vais encore essayer de demander à Stéphanie et sinon je crois que je vais m’arrêter là. Je ne sais pas si c’est plus important de le retrouver vraiment ou de simplement refaire une fois le chemin à l’envers. On parle encore de la vie ici et là. On se souhaite le meilleur.

Je rentre et je m’assieds à la place de Dersîm. Je me demande quelles traces on a laissées là où on est passé ? Il n’y a plus grandchose de moi ici, mais je suis impressionné du peu qu’il reste de lui.

C’est peut-être ça le plus significatif, l’absence. J’hésite à ouvrir mon carnet de notes, puis je me ravise. Vivre d’abord. Je regarde par la baie vitrée. Les autos ont pour la plupart disparu du terrain vague. Il y a maintenant une barrière à l’entrée de la cour, qui ne semble accessible qu’aux piétons ou aux véhicules des gens qui travaillent ici. Le mur que je me rappelais gris est recouvert d’une fresque haute en couleurs, un genre de désolation romantique au spray entre Thomas Cole et Le Livre de la jungle, faite de colonnades en ruines que reprennent les lianes et des animaux exotiques, une idée assez jolie de l’effondrement. C’est sympa qu’ils aient peint ça ici, ça change la perspective. Dans un coin, je lis une date indiquant que la fresque est là depuis… quinze ans. Elle était déjà là lors de mes entrevues avec Dersîm ? J’ai dû voir ce mur en couleurs et le repeindre en gris dans ma mémoire, emporté peut-être par la tristesse et les souffrances que j’associais au lieu. En regardant par la fenêtre Dersîm pouvait donc

s’évader dans ce paradis à moitié retrouvé ? Imaginer cette nature vert pétant reprenant le dessus sur une civilisation décadente… J’imagine tout à coup dans sa tristesse une forme d’espoir, cet espoir un peu nostalgique que permet la décrépitude des vanités modernes. Schadenfreude romantique, society, you’re a crazy breed… Mon regard est perdu quelque part entre la fresque et la cour.

Je croyais avoir rendez-vous avec Dersîm mais je n’avais peutêtre rendez-vous qu’avec son souvenir, avec ces mémoires lacunaires quand elles ne sont pas carrément trompeuses. Comment se peutil que personne ne se souvienne de lui ? Son histoire m’avait tant marqué. Dans sa réserve il y avait cette dignité, cette prestance…

La mémoire est injuste avec les personnes discrètes, elle les laisse si facilement s’en aller sans savoir où elles vont, si on les reverra…

Se peut-il que Dersîm ait été effacé de l’endroit malgré ses visites quotidiennes ? Son souvenir lavé par le flux des passants et des cafés qui se sont succédés à sa place, noyées dans les affaires pressantes de la salle et les nouvelles du comptoir, emportées par le tumulte au bord duquel il venait promener son silence et diluer peut-être les cris de ses bêtes.

Des années après notre rencontre, je suis assis à la place de Dersîm et je projette sur le même écran ma version abrégée de la même épouvante. Je suis devenu comme lui un acteur impuissant d’hécatombes insensées, et j’en garde aussi un certain traumatisme, même si j’ai eu la chance de ne pas devoir persévérer dans l’horreur jusqu’à la laisser envahir ma mémoire. D’abord je n’ai pas dû, comme Dersîm, fuir la persécution de mon peuple par l’État. Je n’ai pas dû traverser les mers et les frontières pour trouver un lieu d’exil où un mauvais tiers de la population, malgré que je les soulageais de la sale besogne, me reprochaient d’appartenir à une classe de « profiteurs ». Je n’ai pas dû répondre de mes faits et gestes simplement parce qu’ils détonnaient de je ne sais quelle norme, comme son compatriote me le disait ici-même : Je suis fatigué qu’on me demande d’où je viens. Ça fait bientôt trente ans que je vis dans ce pays. Est-ce qu’un jour on arrêtera de me demander d’où je viens ? Je suis ici, je vis ici. Trente ans que je ne vais qu’ici et que je ne viens que d’ici, et si aujourd’hui ça ne

suffit pas, quand est-ce que ça suffira ? Je n’ai pas dû m’accrocher à ce travail par peur de ne pas en trouver d’autre, et tenir tant bien que mal, encore une année et encore une autre, pris dans l’opprobre dont les gens propres accompagnent leurs saletés, et encore une semaine, et encore une heure dans la déprime et dans les cris, tout cela pour assurer un avenir meilleur à mon enfant. Évidemment, je ne suis pas Dersîm. Mais je suis un moment assis à sa place. Et je pense à Anne Sylvestre et à ses belles histoires sur les oubliés de l’histoire.

J’aime les gens qui n’osent s’approprier les choses encore moins les gens

Ceux qui veulent bien n’être qu’une simple fenêtre pour les yeux des enfants

Ceux qui sans oriflamme et daltoniens de l’âme

ignorent les couleurs

Ceux qui sont assez poire pour que jamais l’histoire

leur rende les honneurs

J’aime leurs petites chansons

La publication de ce livre est soutenue par la Ville de Lausanne, la Commission culturelle de la Ville de Saint-Imier, le Canton de Vaud, la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature. Nous les remercions de leur soutien généreux.

Les éditions d’en bas bénéficient d’un soutien structurel à l’édition de l’Office fédéral de la culture, Confédération Suisse, pour les années 2021 à 2024.

Lectorat : Éditions d’en bas

Correction : François-Xavier Cottin

Mise en page : ARTGRAPHISME

ISBN : 978-2-8290-06838

© 2024

Lorrain Voisard & Éditions d’en bas

Rue des Côtes-de-Montbenon 30

1003 Lausanne (Suisse) contact@enbas.ch, www.enbas.net

Achevé d’imprimer en avril 2024 sur les presses de Rond Bleu Print Bulgarie

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