Interview Grand Témoin Mireille Apel-Muller

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GRAND

ont permis d’identifier une série de freins très puissants à la liberté de mouvement. Nous avons ainsi inventé des modules pédagogiques en s’appuyant sur des jeux vidéo, et poursuivons nos travaux sur les codes et civilités, les comportements de partage de la rue induits par ces nouveaux systèmes.

MIREILLE APEL-MULLER

Depuis sa création en 2000 l’IVM, l’Institut pour la ville en mouvement s’intéresse aux défis posés par la mobilité urbaine avec une forte approche internationale et contribue à l’émergence de solutions innovantes. Rencontre avec sa directrice Mireille Apel-Muller. ENTRETIEN FRANCIS DEMOZ

L’Institut pour la Ville en Mouvement a été créé en 2000, ces dernières années la mobilité a connu une véritable révolution, quelles sont selon vous les transitions majeures qui se sont opérées ? Lorsque l’IVM a été fondé par François Ascher1 avec l’appui de PSA, l’objectif était de mettre à l’agenda des acteurs de la ville, du monde économique, de la recherche et des médias l’enjeu que représentent les mobilités dans nos sociétés « hypermodernes », complexes, majoritairement urbanisées mais aux formes urbaines diverses et aux pratiques changeantes. C’est pourquoi l’IVM affichait dès sa création ce « mantra » : « les mobilités ne sont pas qu’une question de transport mais un sujet de société, c’est toute la société qu’il faut observer pour innover ». Nous avons été en partie entendus : depuis 2000, on est passé d’un vocabulaire à dominante technique

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« transport, flux » à un vocabulaire à la fois plus sociétal et plus centré sur les contraintes et aspirations des individus, ce dont témoignent l’usage croissant du terme « mobilité » et l’organisation par l’Etat des Assises Nationales de la mobilité. En partie seulement, parce que la tendance est toujours de réduire la question à des sujets techniques et aux moyens de transport. Les notions d’intermodalité, de multimodalité, de comodalité traduisent une envie d’armistice dans le conflit entre automobile et transport public, mais la mobilité ne se réduit pas à l’usage des modes ! Le moteur des transformations, c’est l’irruption des technologies de l’information dans le secteur. Elle favorise une forme de prise de pouvoir des individus sur la gestion en temps réel de leurs déplacements, sur l’accès à l’information, à travers les réseaux sociaux et la multiplication d’applications sur smartphone Elle permet l’arrivée de nouveaux entrants capable de challenger (voire de fragiliser) les grands acteurs historiques du transport, aussi bien collectif qu’individuel : le monde de l’économie cognitive - l’information et la gestion de données, l’intelligence artificielle, le secteur des services et de l’économie collaborative. Ainsi la mobilité est devenue un business généralisé qui attire des investissements peu imaginables il y a encore quelques années. De nouvelles entreprises, start-ups ou industriels proposent quasi quotidiennement de nouveaux services (VTC, autopartage.), et de

nouveaux objets (trottinettes, bicyclettes électriques, divers gyropodes) Mais les transformations dans les pratiques de mobilités concernent surtout les grandes villes, et plus précisément leurs centres. Dans les petites ou moyennes agglomérations ou les aires de faible densité (qui accueillent pourtant la majorité des populations urbaines), l’usage de la voiture individuelle est toujours aussi fort et nécessaire. La remise en cause de la possession au profit du seul usage n’y existe pas ou très peu. Quand l’automobile est davantage une solution qu’un problème, les solutions « révolutionnaires » tournent à vide. Avec peut-être une exception pour les pratiques de covoiturage, qui peuvent être une réponse au coût élevé de la mobilité dans ces territoires, l’avenir nous le dira. L’autre phénomène majeur est l’investissement planétaire dans le développement de véhicules autonomes avec le risque de voir les questions de mobilités abordées quasi exclusivement sous l’angle de l’innovation technologique et prenant peu en compte les valeurs d’usage, la dimension culturelle des mobilités, la qualité des espaces du mouvement dans leur diversité, les enjeux environnementaux et urbains. Les potentialités sont nouvelles mais portent également de nouveaux risques : les solutions d’aujourd’hui sont les problèmes de demain. Vous dites que la mobilité n’est pas qu’une question de transport, « on TEC - n°239 - octobre 2018

Vous menez un programme d’action baptisé « Hyperlieux mobiles2 ». Pouvezvous nous expliquer en quoi il consiste ? Ce programme international piloté par un groupe pluridisciplinaire,- entreprises, chercheurs, experts, part de l’hypothèse que, si se confirme l’arrivée massive des véhicules autonomes dans nos vies, elle pourra accélérer des transformations au-delà de la simple substitution d’un conducteur par un robot et rendront possible des changements d’usages, de nouveaux services et formes de penser et vivre la mobilité. C’est une manière d’aborder autrement les perspectives offertes par cette innovation technique au cœur de la mission de l’Institut VEDECOM3 que l’IVM a intégré il y a deux ans. L’arrivée annoncée par tous de ces véhicules pose question : en sera-t-on encore possesseur ou simple utilisateur ? Notre rapport au temps et à la distance en sera-t-il changé ? Leur déploiement aura-t-il un impact sur la forme de nos villes ? Signifieront-t-ils la perte de l’autonomie de l’individu dans ses déplacements ? Nous étudions l’activité en mouvement, au-delà de la pure fonctionnalité du transport de personnes et de biens. Nous avons lancé une observation internationale des activités qui se développent en mobilité et elles sont de nature très diverse (à vocation commerciale, culturelle, de service ou de soin, des ateliers, des bureaux…). C’est peut-être par ces hybridations entre activités, information, mouvements et territoires que des mutations pourront s’opérer. Nous présenterons en février 2019 à Paris les résultats de notre première phase d’enquête internationale. ©KATIA RAKOTOASITERA

« LA MOBILITÉ N’EST PAS QU’UNE QUESTION DE TRANSPORT » NOUS NE SOMMES PAS ÉGAUX FACE AUX MOBILITÉS ne nait pas mobile on le devient », la question de l’apprentissage est pour vous une problématique essentielle ? Nous ne sommes pas égaux face aux mobilités. Bien entendu parce que nous ne vivons pas tous dans des zones également desservies par des services de transport, parce que nous n’avons pas tous les moyens économiques pour nos déplacements, parce que le permis de conduire coûte cher, parce que nous sommes plus ou moins en bonne santé, plus ou moins âgés, mais parce qu’aussi nous n’avons pas tous été formés par l’expérience du voyage, du tourisme, et que pour certains, bouger en ville est une épreuve sociale, cognitive et culturelle. Savoir se repérer dans la multitude des codes signalétiques parfois contradictoires, se servir de tous les sésames de la mobilité – billettique, lecture de plan, moyens de paiement, compréhension des réseaux, être capable de s’orienter dans l’entrelacs des systèmes et compenser leurs lacunes par sa propre débrouillardise, gérer subtilement les codes qui régissent les interactions sociales, savoir demander son chemin ne sont pas des compétences innées. Les travaux que nous avons conduits avec le sociologue Eric Le Breton et des acteurs de l’insertion sociale et professionnelle TEC - n°239 - octobre 2018

L’IVM a une approche internationale forte et une présence dans de nombreux pays, qu’avons-nous à apprendre de ces pays ? Dans les pays à forte croissance urbaine comme la Chine et l’Amérique latine où l’IVM dispose d’antennes locales, on constate une capacité d’innovation extraordinaire, pour le meilleur et pour le pire. C’est dans les pays émergents que l’on peut puiser des exemples de dispositifs de services « bricolés » comme les tuktuks, les taxis collectifs, les mototaxis, vélotaxis, multiplication des services de livraisons à vélo. C’est la Chine qui invente le Free Floating (libre-service sans borne). Toutes ces inventions ont fortement inspiré les services qui se déploient aujourd’hui dans nos villes. C’est l’Amérique latine qui a réalisé les métro-câbles urbains (Caracas) qui aujourd’hui viennent à Brest ou à Issy les Moulineaux, inventé le BRT (Bus Rapid Transit) à Curitiba au Brésil. En France, le wifi gratuit dans les réseaux de transport en commun est une exception présentée comme un luxe. Dans d’autres pays, c’est la règle : la mobilité physique et la connectivité vont automatiquement de pair. Dans certaines villes africaines comme Nairobi, on a inventé des bus personnalisés, équipés de wifi, de télés, qui sont de véritables événements ambulants dans la ville et je fais le pari que nous verrons bientôt des systèmes de transport s’en inspirer ici. Mais les conséquences de toutes ces initiatives ne sont pas toujours positives : renforcement de la ségrégation urbaine et des inégalités, problèmes de sécurité, de droit du travail, de qualité de service, ou d’interaction avec le contexte urbain. Elles sont des invitations à sortir de nos cadres de pensée préformatés, elles doivent être des sources d’inspiration, mais pas des produits d’importation : il n’y a pas de solution duplicable à l’identique. Une réussite, c’est une osmose entre une solution de mobilité et un contexte économique, social, culturel et urbain. n 1- Urbaniste et sociologue spécialisé dans l’étude des phénomènes métropolitains et de la planification urbaine ; il a notamment exploré les concepts de « métapole » et d’« hypermodernité ».Grand Prix de l’urbanisme 2009 2- https://www.hyperlieuxmobiles.com 3- Institut français de recherche partenariale publique-privée et de formation dédié à la mobilité individuelle décarbonée et durable.

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