Ce document est à lire comme un carnet de bord dans lequel s’accumule les expériences plastiques décrites, photographiées, expliquées mais aussi les références de travaux glanés au cours de cette année de recherches et qui sont venus largement m’aider à cheminer dans ma réflexion.
Il y a une autre histoire qui court à son sujet, moins connue que la précédente, mais que l’on entend parfois : Narcisse aurait eu une soeur jumelle, qui lui ressemblait en tout point, se coiffait comme lui et portait un vêtement identique.Tous deux allaient à la chasse ensemble. Narcisse s’éprit de sa soeur, mais la jeune fille mourut. Alors son frère ne cessait de se rendre auprès de la source parce qu’il y voyait son propre reflet. Il s’en rendait bien compte, mais trouvait là une consolation à son amour, car il avait l’impression de voir non pas son image, mais celle de sa soeur. Pausanias, Description de la Grèce IX, 7-8
Introduction
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Regards échangés
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Marquer son reflet
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Les pensées de Narcisse
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Conclusion
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Iconographie
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Introduction Un mythe, c’est une histoire dont chacun peut s’emparer. Ce n’est pas une divagation intellectuelle. C’est une clef de lecture partagée. Les mythes sont la synthèse de phénomènes humains psychologiques personnifiés et racontés dans de courtes histoires. Oedipe, Phèdre, Narcisse, Orphée sont des personnages qui représentent plus que leur propre individualité. Ils sont, à eux-seuls, des traits de caractère étudiant les relations entre les individus. Ils décrivent des sociétés, des modes de fonctionnement. C’est en cela que le sujet m’intéresse. Cet espace pédagogique qu’est le mémoire m’a permis d’aller au bout d’un sujet qui me passionne depuis plusieurs années. Et la liberté qui m’a été accordée m’a donné la possibilité d’y réfléchir, d’en débattre, de confronter mes idées à celles des autres. Dans mon premier travail écrit de l’année dernière, j’étais resté en superficie du sujet, celui du narcissisme. L’analysant comme un simple phénomène universel, adaptable à tous, sans aucune restriction. Analysant tout et rien : son impact sur le cinéma, l’art, la psychologie, la société en général. Il me manquait Narcisse. Replacer, au centre de ma problématique, quelqu’un, un être. Faire des recherches sur Narcisse, c’est évidemment faire des recherches sur un individu, sur soi. Ce travail m’a amené à vous présenter trois œuvres qui, chacune, construisent le mythe. Les trois parties qui suivent présentent les œuvres puis le cheminement qui les a fait naître. 9
Regards échangés Prendre un miroir. Le porter. Le porter jusqu’à ce que ses bras cèdent sous son poids. Se voir. Se voir mais aussi regarder ce qu’il y a derrière, les autres. Chercher. Qu’est-ce que je regarde? L’année dernière, j’ai tenté l’expérience. Me mettre dans la rue, une rue extrêmement fréquentée par des gens que je ne connais pas. La plupart viennent d’ailleurs, de pays étrangers. Tous se rendant au château de Versailles. Ayant le même but : voir le symbole qu’est Versailles. Depuis la gare jusqu’à la grille, la route n’est ni longue ni complexe. Ils passent tous par cette avenue, axe de symétrie qui coupe en deux le château, les jardins et la ville de Versailles. Cette avenue, tangente à notre école d’architecture est traversée par des centaines, des milliers de gens tous les jours. Leur regard happé par les signes du passé, les vestiges de l’histoire. Je ne suis pas sur leur passage. Je suis sur le côté, contre un mur. Je tiens un miroir ouvrant une brèche dans l’épais mur des petites écuries du château. L’avenue étant extrêmement large, l’espace ouvert est profond. Je tourne le dos à cette foule d’anonymes. Et pourtant, on ne m’a jamais autant regardé et je n’ai jamais autant regardé les autres. Tout passe par le regard. Après une ou deux minutes à me fixer, yeux dans les yeux, mon regard se détache de ma personne, je me fonds dans le paysage. Immobile comme le sont les arbres derrière moi, comme le mur sur lequel je m’appuie et comme les bâtiments qui se reflètent, je fais partie du contexte. Mes yeux aplatissent ce que je vois, la surface du miroir devient un tableau, une image immobile. Alors, seulement, mon regard est happé par le mouvement. Les voitures, les gens qui passent. Les regards se croisent naturellement. Je ne sais pas ce qu’ils regardent vraiment, est-ce moi? mon 11
reflet? eux? Mais de mon côté, je dois faire un choix, je ne peux pas me voir en même temps que les regarder eux ; je suis obligé d’oublier mon propre reflet qui prend pourtant la majorité de la surface du miroir en otage. Je ne peux pas voir mon image en même temps que celle des autres. Les yeux ont fait un choix : regarder derrière. Regarder les gens qui passent. Ils rentrent dans mon champs de vision pendant quelques instants, ils arrivent par un côté du miroir, sont cachés par mon torse et réapparaissent pour disparaitre définitivement de l’autre coté du celui-ci. Cet instant est toujours très court. Ils sont nombreux, mon regard les analyse tous, il ne veut pas en rater un seul. Il sait que si il ne les voit pas au moment où ils passent, il ne les reverra jamais. Certains prennent une photo. Et bien vite, je redeviens humain, mes bras commencent à sentir la pression de l’immobilité. Ils tremblent, je tiens, je tiens, pour voir, voir toujours plus de gens. Une fois le miroir lâché, il garde les traces de cet effort. L’empreinte de mes paumes est marquée de chaque côté par la sueur de mes mains. Sans ce miroir devant moi, je me retrouve face au mur, seul. 1 Cet été, restant à Versailles, j’y suis retourné. Exactement au même endroit. Sans caméra, sans aucun moyen d’enregistrer ces moments, ainsi les gens et surtout leur regard ne se tournent pas vers l’objectif. Leur attention reste fixé sur le miroir tout au long de leur passage derrière moi. Ils ne jouent qu’avec leur reflet et non plus avec l’image qu’ils donnent à voir. Ils n’ont plus peur de ce qui est enregistré. Tout se passe entre eux et moi. Il est extrêmement complexe de rendre compte de cette performance. Le spectateur ne doit pas être dans la contemplation mais au contraire dans le partage éphémère de son passage.
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2 Plus tard, au cours du semestre, j’ai réalisé cette même performance devant le château de Versailles. Appuyé contre le socle de la statue de Louis XIV, le miroir reflète l’allée centrale, les grilles du château et enfin le château. Les acteurs avaient complètement changé. Cette fois-ci, cela se passait entre Louis XIV, le château et moi. Comme on peut le voir dans les images enregistrées, ma taille est ridicule par rapport à celle de la sculpture. Je ne suis rien face à ce monstre de bronze. C’est mon regard sur le monument historique qui change. Le miroir me donne à voir le château, mais je suis noyé. Contrairement aux précédentes, je ne ressors pas du contexte. Tout est ouvert, trop ouvert. Je deviens une sculpture. Pire, je deviens le socle d’une sculpture. Dans le parc, j’ai eu le même problème, on m’identifie à la statuaire du parc. Le message est brouillé, je donne à voir les chefs-d’œuvre du parc : l’architectonique des plantations, les bâtiments et les sculpture de marbre. Le phénomène du regard happé existe toujours mais il est obturé par des dizaines d’éléments tous plus symboliques les uns que les autres. Le lieu casse la performance. Il faut que je sois dans la rue, dans l’espace public. Espace public au sens large du terme. A un endroit où le flux est intense et de grande amplitude. Le meilleur endroit, finalement, est le premier. 3 J’y retourne une dernière fois. Cette fois-ci avec un double dispositif de captation. Une caméra, comme la première fois, derrière un arbre, qui filme les gens passant devant le miroir et une autre, subjective. Elle se trouve derrière le miroir qui est percé de façon négligeable par rapport à sa surface. Cette caméra peut saisir le mouvement de mes yeux. Les réflexes oculaires inhérents à cette performance. Ceux que j’ai décrit en première partie. De nouveau, ces images sont captées et livrées de façon brute. Je ne souhaitais par monter les images, elles rentreraient immédiatement dans le monde de 15
la fiction. Elles changeraient inévitablement de statut. Or la performance n’a pas besoin d’être jouée. C’est impossible d’oublier ce trou, au milieu du miroir, qui me regarde. J’y pense malgré la surface parfaitement réfléchissante. Il y a une ombre sombre. En plein milieu, un point qui casse cette unité. La caméra est derrière, je le sais, je l’ai fixée à peine quelques minutes avant. Malheureusement se produit le phénomène de «l’ours blanc». Plus j’essaye de l’oublier, plus j’y pense. Mon regard se dirige instinctivement vers la tâche. C’est un échec. Il faut revenir au plus simple dispositif : le miroir, les passants et moi. Paradoxe intéressant pour quelqu’un qui doit produire une œuvre plastique d’expliquer que le mieux n’est pas dans la boite, ne sera jamais visible, ne peut être ni décrit, ni montré. 4 J’ai essayé de mettre en scène plusieurs Narcisse. Une fois, l’un en face de l’autre mais leur relation devenait exclusive. Les deux Narcisse cherchaient à se voir et le spectateur qui passait entre les deux n’était qu’un obstacle qui obstruait la vue de l’autre miroir, de l’autre reflet. Mais les deux Narcisse portaient ensemble la mise en abyme du contexte. A eux deux, ils portaient l’infini à bout de bras.
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Marquer son reflet Comment se représenter? se donner à voir aux autres? Une image de soi, c’est une partie de soi. Elle est donc limitée et subjective. Capter un moment, un instant, le marquer, le figer. Sur une plaque de verre, devant un miroir, je dessine ce que je vois. De manière simplifiée : le contour du visage, mes cheveux, de temps en temps mes oreilles, ma bouche, mon nez et mes yeux. L’essentiel pour reconnaitre un visage. Le trait, extrêmement fin se noie sur la surface du verre. Je ne peux pas me regarder et en même temps regarder ce que je dessine. Le visage bouge pendant que le feutre parcourt la plaque de verre. Mon visage est déformé, ce n’est pas moi, ce n’est qu’une image. Un certain nombre de détails disparaissent. Le dessin est imprécis, fragile, il est parfois monstrueux. Mais il n’est pas seul, les portraits s’accumulent, chacun marquant un instant, le temps s’allonge. L’ensemble des portraits est calé sur les yeux. Lorsqu’on les regarde en face, les yeux creusent la perspective tandis que le reste se déforme, vibre, comme la surface de l’eau dans laquelle se regarde Narcisse. Ce qui compte, c’est le regard, le regard sur son image, le regard sur soi-même. De part et d’autre de cette série de portraits se trouve un miroir, le spectateur est alors intégré à l’œuvre. Il se voit à travers le ou les portraits de Narcisse. Le regard met en mouvement à la fois son propre visage et les visages de Narcisse. Narcisse se représente lui-même, il n’essaye pas de figurer quelqu’un d’autre. Il prend la mesure de l’imprécision de son image. Il ne projette pas l’idée de quelqu’un, il ne feint pas l’idée de représentation. Il se donne à voir mais il ne donne qu’une vision partielle, erronée de son image et de lui-même. Les portraits sont plantés dans la masse du socle, ils sont fragiles mais immobiles, 19
ils marquent un instant : le temps de les dessiner. 1 J’avais commencé par des portraits qui n’étaient pas les miens. Ceux de parfaits inconnus trouvés sur internet, œuvres de grands photographes spécialistes du genre. Imprimé sur le quart d’une feuille A4, je reproduisais, j’essayais du moins de représenter le contours de la tête, le regard, la bouche, le nez. D’abord sur calques puis sur de petites plaques de plexiglas. Quelquesuns passaient à merveille cette épreuve. D’autres s’enlaidissaient à chaque détail ajouté. Mais ces gens, ils ne sont personne pour moi. Ils ne représentent rien. 2 J’aimais bien ce format portefeuille. J’imaginais que c’était comme un portrait que l’on pouvait emporter partout avec soi. Comme si l’image devenait, à l’égal de la personne, quelqu’un qui nous accompagne. J’ai d’ailleurs toujours deux photos sur moi, bien rangées dans mon portefeuille, une de ma sœur et une de moi, enfants. Je ne sais pas pourquoi je les ai mais elles sont avec moi. Je suppose que c’est ce qui compte. Matérialiser un temps révolu. Les personnes sur ces photos sont mortes. Dans l’œuvre finale, les portraits ne sont pas transportables, ils sont à taille réelle pour que la projection entre la réalité du spectateur et le dessin se fasse sans saut d’échelle. 3 Je me suis donc, dans un second temps, pris en photo. Imprimé. Découpé. Décalqué. C’est compliqué de se dessiner, de se représenter. Plus j’en réalisais, plus l’idée de la personne disparaissait. Le trait sur le plexiglas n’était qu’un marquage. Il manquait l’idée de la vie. L’idée complexe qui fait passer la représentation de l’image à la réalité. Ce n’est finalement pas parce qu’un portrait perd l’aspect figuratif qu’il perd de son sens de représentation. Le 20
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portrait n’est pas qu’une apparence, il témoigne d’autre chose. Il parle de mémoire, d’image et d’existence. 4 La transparence du support a pour moi une extrême importance. le plexiglas et le verre de surcroit sont des supports qui sont à la fois transparents mais aussi réfléchissants suivant l’angle duquel on les regarde. C’est cette ambivalence qui m’a tout de suite attirée pour réaliser les portraits. Comme le miroir, leur transparence les intègre immédiatement au contexte. ils sont d’ailleurs pratiquement composés exclusivement de ce qu’ils ont derrière eux. Ce qui permet d’intégrer les portraits dessinés à un environnement. Il y a un double cadre qui limite la transparence : les contours de la matière qui marquent une différence de transparence entre le rien et le verre ; et le visage qui vient alors prendre en son sein un certain nombre d’éléments contextuels. Il y a alors déjà ce jeu de va et vient entre l’œuvre et le contexte. Puis il y a le reflet, le reflet de celui qui regarde, sur lequel vient aussi se superposer le portrait. Celui-ci fait alors le lien entre le contexte et le spectateur par son ambivalence matérielle. Le spectateur perce de son regard les portraits qui sont alors comme des sections de sa tête. Une succession d’IRM. Il entre dans la tête de Narcisse. 5 Le miroir est devenu le support pour me dessiner. Je suis passé de l’image fixe à l’image mobile. J’ai mis en place, devant un miroir, poser sur mon bureau une plaque de verre tenue dangereusement entre deux boites. J’ai fixé alors un rhodoïd sur cette plaque de verre. et j’ai commencé à me dessiner. De part la distance entre le support et ce que je dessine, je suis obligé de fermer un œil pour n’avoir qu’un seul point de vue. Pendant que je me dessine, je me regarde. A la fin, j’ouvre les deux yeux et je vois le résultat : 23
étonnant, bizarre. C’est moi sans être moi. Puis j’ai reproduit le processus et les feuilles de rhodoïd se sont accumulées au fur et à mesure des jours. je commençais à voir mon visage apparaitre, flou, mais il se matérialisait avec le temps. En montrant cette accumulation au groupe de travail, ils ont ri en me disant que ça ne me ressemblait absolument pas. Dans un premier temps, je n’ai pas compris pourquoi il y avait un tel décalage d’interprétations. Puis je me suis souvenu que l’on ne me voyait pas comme moi je me vois. Qui ne se déteste pas en photo ou encore lorsqu’il entend l’enregistrement de sa voix? On se regarde dans un miroir et, par habitude de notre visage reflété, nous n’avons pas accès à la réalité d’autrui. Notre visage est notre meilleur moyen d’expression. C’est notre lien avec l’extérieur. 6 Référence : Autoportrait de Giacometti (page de droite). Comme il le raconte lui-même, Giacometti a passé sa vie à essayer de dessiner des visages sans jamais y parvenir. Lorsque l’on regarde ses portraits et autoportraits, on voit le mouvement. Les traits se superposent, le regard se creuse, se noircit par l’accumulation des marques du crayon. «J’essayais de faire mon portrait d’après nature et j’étais conscient que ce que je voyais, il était totalement impossible de le mettre sur une toile.» Le visage est flou. Il se déforme. Giacometti cherche l’essence du visage. Il se pose lui-même la question : «Qu’est-ce qu’une tête?».
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Les pensées de Narcisse A quoi pense Narcisse? de lui, de ceux avec qui il partage sa vie. Quelques phrases sont accrochées au mur. On ne les lit pas de loin. Elles éclairent pourtant l’ensemble de la pièce. Elles s’éclairent elles-mêmes. Ces phrases sont des instants éphémères, des pensées qui traversent l’esprit de Narcisse. Narcisse s’adresse au monde. Il affiche ce qu’il pense, il se projette, symboliquement et physiquement, dans le monde. Ces phrases sont certes au vue de tous mais elles demandent à ce que l’on s’approche du dispositif. Ces quelques mots centrés dans une vaste page blanche lumineuse sont écrits en petit. Le spectateur ne peut pas avoir une vue d’ensemble des textes. Il s’approche, s’approche, il rentre dans l’intimité de Narcisse. Puis il remarque que lorsque les phrases ne sont pas éclairées, c’est lui qu’il voit. Lui-même est visible grâce aux dispositifs lumineux désynchronisées les uns des autres. Lorsque la phrase apparait enfin, le visage du spectateur disparait progressivement pour laisser place aux mots. Les mots se superposent à son image. Par la lumière derrière les phrases, les mots marquent le spectateur devenu lecteur. Le va-et-vient entre le spectateur et l’œuvre s’opère. Il se projette, dans un premier temps, dans l’œuvre par son reflet, il devient l’œuvre puis l’œuvre s’inverse pendant un instant. Le spectateur est alors happé par les pensées de Narcisse. Il devient Narcisse lui-même, forcé de se regarder pour lire, et obligé, grâce à l’utilisation du «je» dans les phrases qu’il lit, de se mettre à sa place. L’œuvre fait appel à l’empathie du spectateur. 1 Elles ont été difficiles à choisir ces phrases, puisque très personnelles. Elles sont issues de mon journal intime et livrées telles quelles sans aucune clef 27
de lecture. De façon brute, au milieu d’une page blanche. Elles sont simples, parfois même banales, mais lourdes de sens. Elles parlent de mon travail mais aussi du rapport de Narcisse à l’altérité, à l’autre, au monde. 2 Dans un dernier temps, je me suis souvenu des œuvres que j’avais présentées au début de mon travail sur Narcisse. La première dans laquelle un texte venait se superposé au reflet du lecteur et la seconde dans laquelle le spectateur apparaissait et disparaissait de son propre regard. Ces deux principes se sont totalement intégrés au dispositif. Tout comme dans les deux œuvres précédentes, le spectateur devait pouvoir trouver sa place. La projection ne devait pas se faire unilatéralement. Il passe de lui à Narcisse puis de lui en Narcisse. 3 Référence : Projection sur la statue de Lincoln de Krzystof Wodiczko (page de droite). Cet artiste polonais projette sur une statue de Lincoln en plein milieu de New York des témoignages de vétérans de guerres contemporaines. Leur voix et leur visage se superposent à ceux de la statue. Ces témoignages sont rendus publics. Parler est nécessaire. Cela leur permet de se voir parler, de s’entendre parler et de prendre du recul sur ce qu’ils disent pour pouvoir se reconstruire. Se détacher des mots que l’on prononce pour pouvoir les intégrer, les digérer.
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L’être humain c’est celui qui doit porter le Beau, le transmettre. Quel lourd fardeau! En est on vraiment digne?
Tu ne pourras pas toujours fuir la vie ou sinon ton seul refuge sera la mort.
Ils ne me voient pas, ils ne voient que mon reflet. Pour ma part, je ne vois que ce qui se reflète, le reste m’échappe. Le regard est limité à ce que la fenêtre nous renvoie.
Le monde est immonde.
Grâce au miroir, je ne suis jamais seul.
Laisser une trace du reflet. Le regret.
Terrifié d’être seul, Terrifié par la solitude, Narcisse, c’est moi.
Narcisse, c’est un manque, C’est l’absence de l’autre, ça aussi, c’est moi.
Narcisse, ce n’est pas une idée abstraite, C’est quelqu’un, Un être parmi les autres.
Dangereux pour lui-même, Personne ne le sauve.
Quand vous vous êtes perdu vous-même, plus personne ne compte.
Mon double disparu.
Conclusion Ces trois œuvres me permettent de me confronter aux spectateurs, à leur compréhension de l’œuvre, à ce qu’ils projettent, à ce que leur culture leur dicte. Beaucoup y verront un egotrip malsain, un narcissisme qui permet de s’exclure, de se sentir au-dessus des Autres. Mais à travers cette année de recherches, j’ai vécu l’aspect inclusif du narcissisme. Celui qui nous fait redevenir humain, vivant. Celui qui nous fait partager ces moments uniques avec les spectateurs qui s’interrogent. Un narcissisme qui vous fait exister à travers l’autre, celui qui regarde mais pas que l’image, la surface, celui qui essaye de comprendre. Narcisse, ce n’est pas mon nom mais cela aurait pu l’être. Attiré par ce projet, Narcisse est quelqu’un qui m’obsède. Après avoir lu un ouvrage relatant tous les mythes de Narcisse, quelle fut ma surprise lorsque j’appris qu’une de ses histoires se rapprochait de la mienne, celle racontée par Pausanias. Je me souviens avoir marqué le paragraphe de deux épais traits avec la motion «hallucinant» écrit de travers. Depuis plusieurs années déjà ce mythe m’attire, je ne savais pas pourquoi, en voilà peut-être une des raisons. Est-ce que je suis devenu Narcisse à force d’en parler? de l’étudier? ou l’étais-je avant? personne ne le sait. L’histoire ne le dit pas. Tout le monde n’est-il pas Narcisse? C’est possible. Narcisse, c’est une obsession, l’obsession de sa solitude. Si l’on prend un peu de recul par rapport à la définition que l’on nous en donne, c’est-à-dire «d’amour exclusif pour soi-même». On est bien loin de toutes les histoires qui sont racontées sur lui. Dans chacune d’entre elles, Narcisse est à la re33
cherche de quelqu’un. Que ce soit sa mère, son père ou sa sœur, il ne se voit pas dans le reflet, il voit bien quelqu’un d’autre. C’est devenu ma propre obsession allant à demander par écrit à ma famille qui est pour eux Narcisse. Je me permets de citer une des réponses : « Narcisse est ce petit garçon totalement soumis à sa grande sœur, qui lui faisait faire n’importe quoi. Il en oubliait d’apprendre à parler - il était son ombre. » Ces quelques mots résument à la perfection le travail que j’ai tenté de faire dans ce mémoire. Narcisse est seul parce qu’il était accompagné. Il se retrouve à la recherche de son double, de ce qui était pour lui à la fois l’altérité, puisque quelqu’un d’autre, mais aussi, une part essentielle de lui-même. Il la recherche partout mais il ne la voit que dans son relfet. Ses traits sont ceux de ce qu’il aimait le plus au monde. Ils sont ceux de ce qui pour lui est l’essence même de l’amour. Il se rend malade à l’idée que ce qu’il voit n’est pas l’autre mais n’est que lui-même, se laissant mourir de faim, dégouté par l’idée même de vivre avec cette absence. L’absence est devenue son obsession. La solitude, son unique partenaire.
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Qui regarde dehors rêve. Qui regarde à l’intérieur se réveille.
Carl Gustav Jung
Iconographie p3 : Narcisse, le Caravage, vers 1595 p12-p13 : Extrait de la vidéo Regards échangés n°1, Vincent Chevalier, 2015, Avenue de Paris,Versailles p21 : Prototype Autoportrait n°1 , Vincent Chevalier, 2015 p22 : Superposition d’autoportraits, Vincent Chevalier, 2015 p25 : Autoportrait, Giacometti, 1960 p29 : Abraham Lincoln: War Veteran Projection, Krzysztof Wodiczko, 2012 , Union Square, New York, NY p30 : Phrases extraites du journal intime, Vincent Chevalier, 2015 p31 : Prototype Pensées de Narcisse n°1, Vincent Chevalier, 2016
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NARCISSE Vincent Chevalier Mémoire M2 ENSA-V 2015-2016 Groupe de mémoire : Processus expérimental Directeur d’étude : Gilles Paté