Reportagen

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p. 104 L'eau

ROCÍO PUNTAS BERNET Corruption étatique, désœuvrement et absence d'avenir : la vie des jeunes analphabètes andalous. p. 54 Les sans-voix de Séville FLORIAN LEU Google et sa cité dortoir Ils vous invitent dans leur San Francisco. À qui appartient une ville ? p. 38 CHRISTOPH FISCHER Comment papier et crayon ouvrent les portes du rude West Side. p. 70 auChicagocrayon JASON COWLEY Un meurtre dans sa ville natale amène l'auteur à penser les maux de la société. p. 16 Que s’est-il passé à Harlow ? HANNES KARKOWSKI Encore un slow à Stuttgart

Tout bon Stuttgartois qui se respecte a quitté la ville depuis longtemps. Mais à Noël, il rentre au pays et s'abandonne à la nostalgie du premier slow. se fait rare au Cap, cela crée des liens et suscite la créativité. d’eau13 autrices livrent le portrait de leur ville suisse.

p. 6 et plus NUMERO SPECIAL 125 ANS DE L’UNION DES VILLES SUISSESwww.reportagen.comAOÛT 2022

p. 116 EVE FAIRBANKS Pénurie

LE MAGAZINE INDÉPENDANT QUI RACONTE LE PRÉSENT La ville n'est pas une jungle de béton mais un zoo humain. DESMOND JOHN MORRIS, ZOOLOGISTE ET ÉTHOLOGUE BRITANNIQUE

Dans ce numéro spécial de REPORTAGEN, nous vous invitons à explorer les réalités urbaines à travers le monde. Place est également faite à la cul ture : des autrices suisses ont eu carte blanche et nous offrent leur re gard très personnel sur une ville de leur choix.

Kurt conseillerFluri,national, président de l'Union des villes suisses

Je remercie les membres, le comité directeur et le secrétariat ainsi que tous les partenaires pour la confiance qu'ils m'ont toujours accordée en tant que président et pour la collaboration fructueuse depuis de nombreuses années. Notre grande force réside dans l'engagement de tous, aujourd'hui comme demain.

Nous fêtons cet anniversaire dans un contexte de crises multiples. Catas trophe climatique, pandémie et guerre nous privent de ce que nous pensi ons être des certitudes. Ce qui semblait inimaginable est devenu réalité.

Cher L'Unionlecteurdesvilles suisses fête ses 125 ans en 2022. Ce qui n’était en 1897 qu’une initiative de quelques villes est aujourd'hui un réseau solide et puissant. Avons-nous des raisons de célébrer cette longévité ? Trois fois oui ! Nous pouvons nous réjouir de la force des villes, de leur dynamisme en matière d'innovation et de la qualité de vie qu'elles offrent. Les villes sont des sismographes du changement. Car qui dit ville dit aussi recher che de solutions. Dans ce contexte, il est étrange qu'une raison - essentiel le - de célébrer se fasse toujours attendre : que vienne le temps où l'art. 50 de la Constitution fédérale, et donc l'implication des villes et des com munes dans la politique fédérale, soit une évidence.

Il est donc d'autant plus important d'impliquer les villes et les communes dans les décisions politiques comme de véritables partenaires. Ce n'est que dans le cadre d'une étroite collaboration entre tous, même au-delà des frontières (nationales), que nous pourrons œuvrer solidaires plutôt que divisés, protéger l'État de droit et préserver notre démocratie.

WO S N is a member of Select – The Independent Longform Club. JOURNALISTES EN REPORTAGE Chicago, USA Chicagodessinsen 70 Séville, Espagne Lesdesans-voixSéville 54 Harlow, Angleterre Que s’est-il p assé à Harlow ? 16 San Francisco, USA Google et sa cité dortoir 38 Le Cap, Afrique du Sud Pénurie d'eau 116 Stuttgart, Allemagne Encore un slow à Stuttgart 104 Making-Of 4 De Hum à Tokyo 144 13 autrices livrent le portrait de leur ville suisse 6 et plus 125 ans UVS 14

Pour Judith Keller, une ville est un décor tou jours bricolé qui se reflète sur les personnes qui la traversent. Née à Lachen, elle a étudié l'écriture littéraire à Biel/Bienne et à Leipzig ainsi que l'allemand langue étrangère à Ber lin et à Bogotá. Ses deux premiers livres sont parus chez Gesunden Menschenversand.

6 BÂLE

Gianna Molinari, née à Bâle, vit à Zurich. Elle a étudié l'écriture littéraire à Biel/Bienne et la littérature allemande moderne à Lausanne. Elle a reçu le prix 3sat à Klagenfurt pour son 4

8 BELLINZONE

Ce que j'aime le plus dans ma ville, c'est quand elle est en ébullition.

Devrais-je me pâmer devant des palmiers bercés par la brise de l'été ?

Avant cela, elle a étudié l'histoire, la philoso phie et l'écriture littéraire. Après des années passées à Leipzig et à Berlin, elle est revenue à Zurich où elle vit et travaille. Mais peut-être plus pour longtemps : comme elle nous l’a confié, l’envie de repartir la travaille. 98 COIRE Cette ville avait bien la mort de mon ami sur la conscience. Romana Ganzoni vit à Celerina en tant qu'écri vaine. Elle a étudié l'histoire et la philologie allemande et a exercé le métier d'enseignante pendant de nombreuses années. Polyglotte, elle écrit des récits, des romans, des poèmes, des essais, des chroniques et des émissions de radio. Elle a vécu longtemps à Zurich et à Londres, mais elle est toujours attirée par Gênes et Leipzig.

12 CHIASSO Gianna se méfie toujours de Bison. En fait, elle le tuerait bien. Née à Lugano, Virginia Helbling a étudié la littérature et la philosophie à l'université de Fribourg. Elle est aujourd'hui journaliste. Son premier roman, Am Abend fliesst die Mutter aus dem Krug, décrit le bouleversement que repré sente la naissance d'un enfant pour une jeune femme. Pour vivre, elle a besoin de la nature, la ville étant pour elle un lieu de rencontre et 148d'échange.ZURICH Je te fais la cour, je te flatte. Tu ne peux donc pas aimer ?

10 BUCHS (SG) Je ne peux pas vraiment dire ce qu'il en est exactement. Dorothee Elmiger est autrice de romans, d’es sais, de montages et de textes sur l'art. Son dernier roman a pour titre Aus der Zuckerfabrik.

Katja Brunner, née à Zurich, a étudié l'écriture littéraire à l'Institut littéraire de Biel/Bienne et l'écriture scénique à l'Université des arts de Berlin. Ses pièces ont été jouées sur diverses scènes de divers continents. Son premier livre s'intitule Geister sind auch nur Menschen. Elle aimerait encore pouvoir vivre dans la « très sexy Thessalonique ». Tout conseil bienvenu !

Qu’est -ce que j’emporterais d'un immeuble qui s'effondre ?

146 NEUCHÂTEL

Odile Cornuz explore l'écriture sous toutes ses formes : radiomédiatique, théâtrale, nar rative, poétique, performative, analytique ... tout en mélangeant les genres avec un plaisir communicatif. Elle a déjà publié plusieurs liv res et son premier roman, Fusil, paraîtra à l'au tomne 2022. Elle est attirée par les villes qui parviennent à se débarrasser du trafic motorisé.

140 LA CHAUX-DE-FONDS

Bettina Wohlfender, née dans le Toggenburg, vit aujourd'hui comme autrice indépendante à La Chaux-de-Fonds et ne serait pas contre l'idée de s'installer un jour à Stockholm. Elle a étudié l'écriture littéraire à Biel/Bienne. Elle se passionne actuellement pour les mon tres mécaniques, les chênes du Spessart et les mots qui se glissent de langue en langue.

100 DAVOS Le soleil a toujours été le grand architecte local, et le restera.

102 EFFRETIKON Entre la reconnaissance et le dégoût, je ne saurais choisir.

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142 LAUSANNE Ici, on n'est pas terrien, je dirais plutôt poisson ou volatile.

Le fatre, il a schlagué le katz avec un steck en bas de la strasse.

136 GENÈVE Dans cette ville, même les cours d’eau sont des étrangers. Marina Skalova, née en Russie, a grandi en France et en Allemagne et a étudié l'écriture littéraire à Biel/Bienne. Elle vit aujourd'hui à Genève en tant qu'écrivaine, poète, dramaturge et traductrice. Elle a déjà vécu à Moscou, Stuttgart, Kaiserslautern, Paris, Berlin, Bienne et Genève pendant de longues périodes. Elle est toujours attirée par Buenos Aires.

premier roman Hier ist noch alles möglich également paru en français (Ici tout est encore possible). Depuis ce jour mémorable à l'école, elle attend les cinq pour cent de probabilité que la terre s'ouvre au coude du Rhin.

Aude Seigne a étudié la littérature française et les civilisations mésopotamiennes, a voyagé dans une quarantaine de pays, a travaillé comme rédactrice web et a conçu une marque de produits cosmétiques artisanaux. Parallèl ement, elle a publié de nombreux livres. Pour elle, la ville est synonyme de densification, de possibilités, de diversité. Pourtant, elle appré cie de moins en moins l'urbanité.

Pour Anja Schmitter, la ville, ce sont des lu mières orange dans une nuit violette, des visages, des klaxons, des rires et le fait qu'on ne se salue pas dans la rue. Née à Münsterlingen, elle a étudié la germanistique, la littérature comparée et l'écriture littéraire à Zurich, Bor deaux, Vienne et Berne. Elle a écrit pour un théâtre en prison, son premier roman paraîtra à l'automne 2022.

Pour Tabea Steiner, une ville n'est une ville que lorsqu'on ne sait pas où elle commence et où elle finit. Steiner a étudié la germanistique et l'histoire. Elle a lancé et participé à l'organisa tion de plusieurs festivals littéraires à Thoune et à Berne. Après le grand succès de son premier roman Balg, son nouveau livre paraî tra au printemps 2023. Entre-temps, elle s’est installée à Zurich.

Née à Zurich, Doris Wirth a étudié la germa nistique, le cinéma et la philosophie. Elle a publié deux recueils de nouvelles et termine actuellement son premier roman. À Berlin, elle donne des cours d'alphabétisation pour adultes. Une ville lui permet de voir plus loin que le bout de son nez, c'est une confron tation sans fin avec la crudité de la vie.

138 KREUZLINGEN Quand vient la bise, les vagues se déchaînent et grondent. Comme en bord de mer.

J'ai appris à l'école que la probabilité de voir se produire un tremblement de terre de magni tude six ou plus au cours des cinquante pro chaines années était d'environ cinq pour cent. Depuis ce jour, j'attends ces cinq pour cent de probabilité et le tremblement de terre. J'at tends que les portes claquent alors qu'il n'y a pas de vent et que les verres et les assiettes tremblent sur la table, comme mus par une main invisible. Enfant, je réfléchissais à ce que j'allais sauver de la maison en train de s'effondrer. Je jouais à me demander ce que j'emporterais si je ne pouvais sauver qu'un seul objet, hésitant à chaque fois entre le lapin et la collection de pierres. Et à chaque fois, mon choix s’est porté sur la même chose. Surtout parce que je pensais qu'il serait impossible de retrouver des pierres sous un tas de pierres.

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Le dernier grand tremblement de terre à Bâle, le plus fort de Suisse, a détruit en 1356 d'in nombrables maisons, églises, ouvrages de ma çonnerie de toutes sortes et les cinq tours de la cathédrale. Des tonnes de grès rouge se sont

Il y a longtemps, à cet endroit, la croûte ter restre s'est étirée, les sédiments se sont en foncés, le sol s'est effondré, des fissures et des failles se sont formées dans la roche, une dé pression s'est élargie. En s'enfonçant, le fossé a poussé des roches sur les bords, formant ainsi les Vosges et la Forêt-Noire. Le Rhin s'est frayé un chemin à travers la dépression. Et avec lui, l'homme s'est installé et une ville s’est petit à petit constituée par couches circulaires successives, a grandi pour devenir la ville que nous connaissons, blottie là depuis toujours, dans le coude du Rhin. Aujourd’hui, la croûte terrestre continue de se creuser. A certains endroits, le fossé continue de s'enfoncer, d'année en année, à hauteur d'un grain de sable. Tu me diras : la taille d'un grain de sable est bien dérisoire. Mais si tu calcules sur la durée et que tu laisses passer trois ou quatre générations, le grain de sable mesure dix mètres, ce qui est loin de repré senter un immeuble, mais une maison tout de même. Donc, en cent ans, le creusement du fossé correspond à la hauteur d'une maison. Tu te demandes si ce calcul est juste ?

Tu te demandes ce qui va et ce qui vient. La peste est venue et elle est repartie. Le saumon du Rhin a disparu, on espère son retour. Les exhibitions d'hommes et de femmes au jardin zoologique de Bâle ont également disparu. Le carnaval aussi, pendant la grippe espagnole et la pandémie de Covid-19, les mûriers et les soieries, la femelle gorille Goma, tous ont di sparus. L'interdiction de la mendicité a di sparu, puis est revenue. Napoléon a franchi la porte Saint-Alban en 1797, s'est arrêté briève ment à l'hôtel Trois Rois puis a quitté la ville quelques heures plus tard. Le port est apparu et, avec lui, des porte-conteneurs, des cathé drales de conteneurs, des histoires et des en vies d'ailleurs.

Les cigognes sont venues et continuent de venir chaque année en février avant de repar tir vers le sud en août. Quant à la faune, les renards arrivent la nuit et repartent à l'aube. Il arrive que des chevreuils isolés s'avancent jusqu'à Bâle, parcourant un axe vert venant d'Allschwil, de Binningen, de Bottmingen ou traversant la frontière depuis l'Alsace, qu'ils se retrouvent soudain à un carrefour et créent le chaos. Le cimetière de Hörnli est plus calme, mais tout aussi dangereux pour eux. Ils y broutent en groupe, sautent par-des sus les pierres tombales, grignotent les orne ments funéraires.

retrouvées en morceaux. Deux tours de la cathédrale ont été reconstruites, la ville a été rebâtie. Pourquoi construire sur un terrain instable, me demanderas-tu ? Tu as raison de t'interroger. Et moi aussi, depuis ce jour d'école, j'attends les cinq pour cent de proba bilité, la faille qui s’ouvre dans le sol. Il y a des allées et venues au coude du Rhin, et au milieu de tout cela, le fleuve, et ses eaux en mouvement perpétuel.

Il y a des rats sur les rives du fleuve et dans les égouts, des sandres, des silures, des gardons dans le Rhin, environ 8000 pigeons sur les toits et les places de la ville. Il y a 30 parcs et espaces verts, au total 26 500 arbres répertoriés au service horticole de la ville, dont 5560 til leuls, 3170 marronniers d'Inde et 2430 platanes. Il y a 18 969 bâtiments dans la ville et huit ponts sur le Rhin, environ 350 bancs Mira mondo avec dossier et 70 sans dossier, 520 bancs historiques bâlois simples et 75 bancs historiques bâlois doubles, 234 poubelles, d'une capacité de 35 litres, 415 poubelles de 110 litres et 18 autres poubelles souterraines de 1000 li tres, 17 WC autonomes et 59 WC encastrés, 24 fontaines standard, 31 grandes fontaines et plusieurs centaines de bornes en pierre.

Le grès quartzeux d'Alpnach est très présent à Bâle. Ses dalles aux propriétés antidérapan tes et résistantes au gel sont utilisées pour la construction de ruelles et de rues. On dit que leur surface permet d'enlever facilement les chewing-gums et les confettis, plus connus ici sous le nom de Räppli. Mais il est impossi ble d'enlever complètement les Räppli, les résidus de chewing-gum ou les traces de restes de nourriture. Les liquides pénètrent dans les pores de la pierre, dessinent les rues et les ru elles de la ville. Des traces subsisteront. Tu me diras, c’est une trace bien dérisoire que ce résidu oublié sur un grès quartzeux d'Al pnach dans une petite ruelle bâloise. Mais ce Räppli ou ces restes de chewing-gum datant de l'année 2022, mis à jour dans une fine rai nure de grès quartzeux d'Alpnach, feront peut-être un jour le bonheur des archéologues.

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Je pense ajouter à ma collection un grès quartzeux d'Alpnach avec des traces particu lièrement belles. Et si les 5% de probabilité se réalisent, je l’emporterai avec moi.

Les maisons sont fraîches en été, leurs murs leur donnent des airs de château en hiver, le sens de l’accueil d’abord hésitant a fini par s’imposer, plus chaleureux. Et dehors, les Alpes et leurs neiges éternelles. La voie rapide qui passe au milieu du village, c’est important qu'elle traverse presque chaque centre de cha que village. Puis la Migros qui apparaît à côté d'un groupe d’arbre à kakis, si orangés et cou verts de fruits au goût de velours. Derrière, des prairies vertes et brunes. La rivière. Puis encore des prairies de pâturage. Puis un autre village, recroquevillé contre la montagne qui s’élève, lové dans le creux de son bras. On se presse devant les maisons, on attend aux arrêts de bus, suspendu à la promesse des mots doux. Un hôtel abandonné, des fe nêtres condamnées par des planches. Un en droit qui ressemble à un dépotoir : des tabou rets de camping, un ballon de handball, des parasols cassés, une baignoire. Abandonnés là, comme échoués d’un accident de la route. Et puis un kiosque, tenu par un homme qui affiche bedaine et large sourire. J’aperçois une religieuse, qui marche plus qu'elle n’avance. En passant, son visage m’apparaît boursouflé et marqué par une couperose avancée, certai nement les signes d’une faiblesse cardiaque. Puis j'arrive enfin à destination. Arrêt Bellin zone. Et après ?

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Et je pense au temps annoncé, nous serons bientôt au Tessin, tout est si différent là-bas. Bienvenue dans le monde des ongles vernis au gel, de la burqa interdite, du sens de l'auto dérision, de l'Italianità miniature, ou en tout cas là où les Suisses allemands, enfin les Zuc chini, ne savent pas faire la différence. Little Eataly. Au Tessin, c'était toujours tellement bien, selon la formule consacrée de l’oncle Eddie après le décès de tante Hildegarde. Au Tessin, c’était toujours la belle vie. La lumière ambrée, une bonne pizza et un peu de pé tanque. Les bains de rivière, l'Italie en somme, et la randonnée, c'est si bon et la cu eillette des marrons, c’est si bon. Oh, bella frisura, passe donc prendre un café. Le moteur du bus qui roule vers le sud conti nue de ronronner.

Bellinzone : celui qui constituait le mur d’en ceinte d’abord ; celui situé au centre ensuite, des classiques d'opéra y sont parfois donnés ; le troisième qui domine le tout enfin, et cela même jusqu'en Italie, disent certains, en guise d'avertissement, de mise en garde en somme.

Je pourrais raconter comment, après s’être re mis d’une bonne pneumonie - le Tessin ne lui avait pas permis de s'en sortir tout à fait in demne - il retourne au marché, plutôt con tent, à sa manière maussade, boit un Spritz e un grappin avant d’acheter ses légumes et son fromage. Qu’il laisse tomber sa masche rina de la pandémie pendant qu’il fourre son fromage dans son sac, que quelqu'un ramasse le masque et l'emporte derrière lui dans la co hue du marché. Sous sa veste trouvée dans un magasin de bricolage (à dominance de po lyester), Zio porte une chemise de qualité. Dois-je raconter tout cela ? Et ajouter pour finir que le Tessin a gardé la mèche de sa dulcinée ? 9

Ou plutôt m’attarder sur le Tessin, la rivière de Bellinzone, où coule l’eau des montagnes, froide et d’une saine fraîcheur, qui vient de tout là-haut et serpente dans la ville, tantôt cheminant tranquillement, tantôt déversant rageusement des masses d'eau ? Dois-je parler de ses élans enjôleurs, de la façon qu'il a de vous envelopper, scintillant, rafraîchissant, expert, et de vous porter, si c'était possible sans vous blesser, jusqu'au - et oui – jusqu’au Pô ?

Devrais-je poursuivre et m’émerveiller devant les palmiers qui dansent dans la brise de l'été, du murmure apaisant de leurs feuilles qui se frottent arrête contre arrête ? Dois-je ici, cou cher sur le papier, me lamenter triste et seule, sur le sable des rives du Tessin, le décrire et le sublimer, souligner l’extraordinaire scintille ment des pépites de granit, et m'y perdre ? Dois-je continuer et broder sur les tristes pré sages des oiseaux de mauvais augure qui tou jours se confirment ? Et continuer ensuite, avec des accents élégiaques, presque lisses, insai sissables, pour tout de suite après reprendre avec une certaine réticence, les états qui nous traversent lorsqu’on pénètre, qu’on marche et qu’on respire dans cette Bellinzone ? Lorsque on y entre et qu’on découvre cette ville, le pouls ralentit. Ici, c’est le siège du gouvernement de la capitale cantonale, qui a malgré tout conservé son charmant air villa geois. Là, le Tribunal pénal fédéral, humble résident, non, plutôt maître froid, compact, incontournable.

Trois châteaux façonnent

Cette Bellinzone dépourvue de festival de ci néma d'envergure n'abrite pas d'événements mondains commentés par la presse. Non, Bel linzone est aussi authentique qu’un bon plat de la Casa del Popolo, aussi rêveuse que ter rienne. Le mercredi et le samedi, son célèbre marché se dresse sous ses toiles rouges et bleues d’une grande élégance. Une fois l'an, le carnaval qu’on appelle ici le Rabadan, est connu pour y faire bonne chair. Les Suisses allemands sont tolérés, mais l’envie de se dé marquer persiste. On y revient toujours.

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Dois-je, tant que j’y suis, composer des chants d'amour en l’honneur du grès, cette ro che posée par des Romains besogneux, ou plutôt leurs esclaves ? Dire comment ils ont taillé le grès, l'ont transporté pour construire des rues, dont certaines témoignent au jourd’hui encore de ce passé lointain et don nent à la vieille ville cette douceur alanguie, ce pavé chaleureux et robuste parcouru par les Bellinzonais et les Bellinzonaises qui l’ont amoureusement poli de leurs pas comme la robe brillante des chevaux sous le soleil de juillet. Dois-je évoquer tout ceci maintenant ?

Ou dois-je raconter l'histoire de cet oncle, l'oncle de Paola, que tout le monde appelle simplement Zio, oncle en italien ? Comment le Zio de Paola s'est couché dans le Tessin une nuit de juin. Le printemps avait été excep tionnellement pluvieux, le Tessin était donc haut. Le Zio de Paola, qui avait bu quelques alcools de fruits - tirilli -, avait glissé dans sa poche sur son cœur une poignée de cheveux, qu'il appelait « mèche », ayant appartenu à sa défunte femme. Et préciser qu'il n'est pas mort, justement parce que Paola l'a trouvé là ?

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10 Souvenir d’une photo prise il y a quinze ou seize ans : sur fond d’un ciel au crépuscule, ton profil se dessine tout en haut des montagnes.

Si tu devais comparer tes états d’âme à des paysages, des lieux, alors c’est Buchs qui te viendrait à coup sûr à l’esprit en pensant à cette angoisse si particulière : une vallée du Rhin sombre, un distributeur Selecta faible ment éclairé à la gare, des voies ferrées imaginaires ou bien réelles, des chaînes de mon tagnes menaçantes qui se dressent à pic dans le noir, des hommes en uniforme le long des voies, et quelque part le Rhin, tel un ruban souple qui serpente à travers le paysage. Buchs, cette gare frontière, d’où les trains par tent en direction de l’est et qui annonce ton retour à la maison, en Suisse : l’heure semble toujours tardive quand ton train parti de Vienne, de Zagreb ou de Salzbourg arrive en fin en gare. Et devant les bâtiments cubiques de la gare de Max Vogt datant des années quatre-vingt, tout au plus deux ou trois ap prentis, sirotant une canette de bière achetée dans l’échoppe de quartier. C’est à cela que ressemble ce point de départ ou d’arrivée en Suisse : une vallée sombre dans la nuit, avec une autoroute et des silos de fourrage monolithiques – une plaine sans véritable étendue, un vallon confiné et mystérieux. Tu devines au loin les Drei Schwestern (massif des Trois Sœurs) qui trônent silencieusement, la neige surplombant la cime des arbres. Tu t’enfonces alors un peu plus dans la ville de Buchs, en suivant la ligne droite toute tra cée de la Bahnhofstrasse, parce que tu at tends une correspondance et que tu cherches des informations, soucieuse de rendre justice

Les majestueux sommets en arrière-plan se détachent à peine du ciel devenu sombre. Tu ne distingues pas grand-chose de ce qui t’ent oure, des éboulis, des chemins incertains qui se perdent dans le vide. Tu caches ton visage derrière tes mains, seule la lumière blanche du flash t’illumine. Tu te tiens là, adolescente tardive, face à la nuit qui tombe et à la soli tude qui se dégage de la vallée aride : allégorie de l’angoisse de l’adolescence, de la panique existentielle, du grand abandon.

11 à cette ville dont, il faut bien l’avouer, tu ne sais rien. Et tu découvres en chemin le Luxor Pub Bar avec sa marquise verte, une Dodge gris ardoise devant la Haus der Mode (Maison de la Mode), ou encore un cadre illustrant la méthode de fabrication du « cigare roulé à la main », en bonne place dans la vitrine du commerce de tabac. Tu aperçois aussi le Den ner, l’hôtel de ville construit dans les années soixante, puis, un peu plus loin, le salon de coiffure mixte Bijou, le restaurant asiatique Van Loi Asia Take Away, le site de l’ancienne fabrique de tapis qui, en 1964, réalisait encore un chiffre d’affaires de six millions de francs, un magasin de spécialités portugaises, l’église du Sacré-Cœur très cubique des années soi xante, dont la tour abrite un carillon à cinq voix, et presque tout, presque chaque bâti ment, chaque établissement te semble avoir été abandonné depuis un certain temps et laissé en l’état. Bien sûr, il ne te vient pas à l’idée de blâmer Buchs pour l’image que tu t’en es donnée avec tant de désinvolture, sans vraiment en con naître grand-chose. À vrai dire, c’est là, à Buchs, que s’exprime de façon fidèle partout, à cha que arrêt, à chaque changement de quai, un sentiment que tu connais fort bien déjà en tant qu’habitante de ce pays : la peur de dispa raître dans la province, comme dans ces scé narios répétitifs qui assaillent tes nuits, ceux de trains manqués, de zones de campagne dé peuplées et sans âme, d’aires de repos sans sortie et sans nom.

Juste avant de reprendre ta route, alors que tu t’arrêtes encore un instant devant la locomotive de manœuvre à trois essieux construite en 1909 à la Fabrique suisse de locomotives et de machines de Winterthour et utilisée pen dant un demi-siècle pour manœuvrer les wa gons de marchandises à Buchs, tu crois sou dain comprendre que ton sentiment à l’égard de la ville n’est pas totalement dénué de sens : ce n’est pas que cet endroit et cet ins tant précis te rappellent ce que tu sais déjà, à savoir que le poste frontière suisse qui se trouve juste à côté de Buchs a été fermé en août 1938 – ce qui, à tes yeux, a toujours rendu la vallée encore plus sinistre, et le voyage de l’autre côté du Rhin et l’apparition du Corps des gardes-frontière encore plus oppressants – mais c’est ce que tu lis à présent sur l’inscription placée devant la locomotive qui renforce ton impression. Il y est indiqué qu’au début du XXe siècle, des trains qui re liaient Paris à Istanbul passaient ici, que tou tes sortes de choses y ont été transbordées et stockées, des fruits, du bois, du vin, des céréa les de la péninsule balkanique, de Turquie.

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Tu y découvres aussi que le bazar de Steineg ger situé au n° 17 de la Bahnhofstrasse vendait des valises, que des agences d’émigration et des transitaires se trouvaient ici autrefois, que des rois et des impératrices ont aperçu la ville depuis les trains qui traversaient Buchs ou s’y Peut-êtrearrêtaient.penses-tu, toujours debout devant la vieille locomotive de manœuvre, que cette angoisse que t’inspire Buchs, cette sensation d’égarement dans la vallée du Rhin, n’est pas seulement la tienne, mais qu’elle est déjà pré sente depuis longtemps dans cette ville. Une ville qui fut jadis un lieu important, une ville du monde, comme on dit, qui émergea de cette zone alluviale pour devenir un point de liai son bourdonnant d’activité avant d’être à nou veau reléguée au second rang : les maisons de cette époque florissante ont été remplacées les unes après les autres, et les derniers pass agers notables ayant choisi Buchs comme des tination ne sont plus accompagnés de royales malles mais de sacs à dos remplis à la hâte et de cabas en plastique. Malgré tout, tu ne peux pas dire avec certi tude ce qu’il en est exactement de cette ville. Finalement, tu fais partie de ceux qui, au jourd’hui encore, ne font que passer. Fatiguée et les jambes lourdes, tu veux toujours aller plus loin et tu regrettes de ne pouvoir quitter plus vite cette ville, Buchs, qui te semble si familière, comme s’il s’agissait d’un de tes pro pres enfants, comme si tu étais une de ses filles.

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Gianna ouvre la fenêtre et il est là. Il semble presque endormi, mais dès qu’elle apparaît à côté du rideau, il ouvre les yeux. C’est évi dent, il l’observe, avec ses vingt balcons offerts au ciel sans aucune pudeur. Le bloc sait qu’elle souhaite sa mort, mais il n’est pas pressé de mourir. Cette tension lui plaît, c’est pour lui une forme d’amour détournée. Cela fait vingt ans que Gianna le surveille et qu’il la surveille, lui aussi. En automne, ils s’observent aussi à travers le brouillard, avec insistance, pour ensuite laisser aller leur imagination. Son regard n’atteint pas la façade vert bou teille, mais elle sait qu’il est là, couché dans la grisaille, son museau de ciment pointé dans sa Aprèsdirection.toutce

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temps, une certaine indifférence aurait dû s’installer, comme chez les couples de longue date. Mais Gianna et le bloc vert se méfient toujours l’un de l’autre : là où les esp rits ne sont pas apaisés, l’imprévisibilité de meure. Gianna écarte ses cheveux de son vi sage et lui lance un sourire en coin. Le voir se prélasser ainsi la dégoûte. Il s’échauffe dans le soleil couchant, il rayonne d’une agi tation brûlante. On était fier des façades ar rogantes de ce genre dans les années soixantedix, et ceux qui confondent zèle sauvage et inspiration le sont encore aujourd’hui. Gianna aimerait l’abattre. Parfois, le rugissement des trains parvient jusqu’à elle. Gianna voudrait alors partir. Elle accélère la cadence, et prise d’un besoin sou dain et irrépressible de tout nettoyer, elle es suie frénétiquement avec un chiffon ce qui est propre pour le rendre encore plus propre. Dans ces moments-là, Gianna plisse les yeux, le regard tourné vers l’extérieur, vers un ho rizon personnel. Bison, comme elle l’a bap tisé, le sent et plisse le front, baisse les épau les et disparaît, car perdre sa proie et fuir signifierait vraiment la mort. C’est ainsi que le bloc maintient le lien qui la retient à lui, la forçant à douter, ce tyran et T-Rex en cage, rusé et prétentieux comme quelqu’un qui se sait Toutindispensable.autoursetrouvent d’autres blocs d’ha bitation. Eux aussi observent Gianna et lui

13 inspirent l’ennui. Elle les regarde, fait la moue, mais la faute incombe à Bison, à lui seul. Lui seul efface les sommets, les aplanit dès qu’ils atteignent Chiasso. L’endroit prendrait un ca ractère alpin si Bison mourait ce soir, mais il respire, grignote les collines ou se roule dans la poussière pour effacer d’anciennes traces. Bison fait tout pour attirer les regards sur lui. Il prend de haut tous ceux qui l’approchent. Gonfle ses abdominaux. Et de Chiasso et de ses merveilles, il ne reste que quelques infi mes détails épars. Par exemple l’escalier de pierre qui débouche sur une porte à clairevoie, derrière l’ancien oratoire. Ce sont les voix d’hier qui s’estompent en se calquant sur celles d’aujourd’hui. Comme au théâtre. Non, Bison ne peut pas la leurrer : bien sûr, Chiasso respire derrière le rideau des appa rences, derrière lequel se cache la peur des monstres et de la disproportion passée au grossissement maximal. « Partir !», se dit Gi anna, « Laisser toute cette aberration loin der rière moi, retourner dans mon village italien ou dans le nord, avec les montagnes comme bouclier protecteur contre les événements malheureux et les mauvaises pensées ». Par tir ! Gianna l’a déjà dit plusieurs fois. « Je pars ! Avant que l’église plongée dans le cré puscule ne se noie dans la pluie. » Elle est toujours restée. Pour les siècles des siècles. Amen. Parce que lorsqu’elle voit le banc dont la teinte grisâtre semble s’étendre aux flaques, aux vitres, aux pièces alentour, elle sait que ce serait pareil n’importe où ailleurs. Cela ne vaut pas la peine de partir pour tomber à nouveau sur un bison, ou pire, pour découv rir qu’elle ne peut pas vivre sans lui. Bison est un rêve destructeur, qui a des en vies inhumaines et porte beaucoup de misère en lui. Il intimide et attire, c’est le meilleur des amants. « Va-t-en ! Gianna, pars ! » La gare le sait, tout comme la villa cachée au fond du jardin, qui a vu trois mille soldats défendre le pays tout entier pendant la Seconde Gu erre mondiale. Les bâtiments ont une âme an cestrale, des volutes évoquant le XIXe siècle, ils portent en eux l’histoire, renferment la vérité. Eux aussi observent Gianna, mais leur intention est différente. Ils ont vu comment elle est arrivée et s’est installée ici, comment elle a quitté l’Italie, en franchissant la fron tière toute proche. Ni d’ici ni d’ailleurs, mais la trahison est permise si l’on en porte en suite les regrets. Chiasso. « Oh, peu importe ! », s’était-elle dit en décidant de rester. « Va-t’en, Gianna ! Pars ! » La gare passe tout le monde au crible, voit tout de suite qui est prêt à partir. C’est pour cette raison qu’elle s’est étendue : pour suggérer à Gianna de partir, même si ses jambes tremblent et que les peut-être foisonnent. À chaque hésita tion, elle a ajouté une brique, une voie, un wagon, et, après un autre « va-t’en ! » non suivi d’effet, elle s’est emparée des routes, a augmenté le nombre d’automotrices, amélioré la capacité des trains, elle a empiété sur les champs, a envahi tout l’espace, jusqu’à engloutir un tiers du village. Mais rien n’y fait, Gianna ne part pas. Qui sait si c’est le provisoire qui prend racine et s’accroche au plus profond de l’être ou si c’est la géométrie de l’espace extérieur qui reflète une structure intérieure, ce Moi au reflet trompeur.

Gianna ferme la fenêtre en soupirant. Alors que le jour s’éloigne, le grondement de l’au toroute se rapproche et chuchote à son oreille. Il lui rappelle le murmure lointain d’un ruis seau. Cela la réconforte d’entendre les autres qui ne font que passer.

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LES TRANSPORTS PUBLICS URBAINS ONT FORTEMENT SOUFFERT DE LA PANDÉMIE, LES PERTES S’ÉLÈVENT À ENV. 150 MIO. DE CHF – DÉSORMAIS PRISES EN CHARGE PAR LA CONF. À HAUTEUR DE 50 MIO. DE CHF. À LA FIN DU 14E SIÈCLE, LA SUISSE COMPTAIT ENV. 200 DROITDOTÉESLOCALITÉSDUDECITÉ EN 2022, LA SUISSE COMPTE 162 VILLES STATISTIQUES. PAR DÉFINITION, UNE VILLE SUISSE DOIT COMPRENDRE UNE ZONE CENTRALE D’AU MOINS 12 000 HEN (SOMME DES HABITANT·E·S, DES CONVERTIES). LA

NEUVEVILLE, MOUTIER, MORAT, WORB ET ZUCHWIL PRÉSENTENT TOUTEFOIS UN CARACTÈRE URBAIN DE PAR LEUR TRADITION ET LEUR DÉVELOPPEMENT. Union des villes suisses 125 ans pour la vie en ville Surfaceurbaind’habitat urbanisée Surfacerestante LÀ OÙ LES GENS VIVENT Surfaces agricoles 35%  Surface boisée (forêt) 32% Surfaces improductives 25% Surfaces urbanisées 8%  dont zone urbaine résidentielle <1% RÉPARTITION DU TERRITOIRE de la population de la population 2,3% 5,7% 48% 52%

PLACES DE TRAVAIL ET NUITÉES DANS L’HÔTELLERIE

AUJOURD’HUI, ELLE REPRÉSENTE 128 MEMBRES. ELLE S’ENGAGE À DÉFENDRE LES INTÉRÊTS DES VILLES ET DES COMMUNES D’AGGLOMÉRATION DANS LA POLITIQUE FÉDÉRALE OÙ VIVENT 75% DES SUISSES. PLUS DE 80% DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE SUISSE EST RÉALISÉ DANS L’ESPACE URBAIN. AU SEIN DE L’UNION DES VILLES SUISSES, 7 SECTIONS, 5 COMMISSIONS ET 7 GROUPES DE TRAVAIL PERMETTENT AUX VILLES MEMBRES L’ÉCHANGE ET LA MISE EN RÉSEAU. SUCCÈS DANS LA MAÎTRISE DE LA PANDÉMIE DE COVID: L’UNION DES VILLES SUISSES A OBTENU DE LA CONFÉDÉRATION QUE LES SOCIÉTÉS DE TRANSPORTS URBAINS ACCUSANT DES PERTES LIÉES À LA PANDÉMIE SOIENT INDEMNISÉES.

APPENZELL, AROSA,

LES CITADIN·E·S OCCUPENT ENVIRON 2 MIO. DE LOGEMENTS RÉPARTIS SUR PRÈS DE 540 000 BÂTIMENTS. LOYER MENSUEL NET MOYEN, 2021 Loyers les plus élevés Küsnacht (ZH) 2114 Meilen 1963 Zoug Freienbach19051838Thalwil1721 Loyers les plus bas Delémont 962 Chiasso Moutier865827 La Chaux-de-Fonds 804 Le Locle 715 AU DÉBUT DU 20E SIÈCLE, 1 CITADIN SUR 4 DANS LE MONDE VIT EN DESSOUS DU SEUIL DE PAUVRETÉ. EN SUISSE, EN 2020, 8,5% DES MÉNAGES SONT TOUCHÉS PAR LA PAUVRETÉ EN TERMES DE REVENU. EN TERMES DE DEGRÉ D’URBANISATION, DEUX TIERS VIVENT DANS UNE «ZONE MOYENNEMENT PEUPLÉE» (53,6%) OU DANS UNE «ZONE FAIBLEMENT PEUPLÉE» (13,4%). ENVIRON UN TIERS DES CITADIN·E·S SONT ORIGINAIRES DE L’ÉTRANGER. DEPUIS 2007, LA COMPRENDSUISSE PLUS DE CITADINS QUE DE RURAUX. DEPUIS 1999, LA CONF. EST TENUE PAR L’ART. 50 DE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE DE PRENDRE LA PARTICULARITÉ DES VILLES ET DES AGGLOMÉRATIONS EN COMPTE. L’UNION DES VILLES SUISSES A ÉTÉ FONDÉE EN 1897.

LES PLUS GRANDES COMPTENT AUTANT D’HABITANT·E·S QUE LES 14 CANTONS

MAJORITÉ DES CANTONS, LE VOTE D’UN·E HABITANT·E DU CANTON QUECOMPTERHODES-INTÉRIEURESD’APPENZELL40FOISPLUSCELUID’UN·EHABITANT·EDUCANTONDEZURICH. LES HABITANT·E·S DES VILLES ONT UNE IMPORTANTE OFFRE CULTURELLE À PROXIMITÉ DE CHEZ EUX. EN 2017, LES DIX PLUS GRANDES VILLES SUISSES COMPTAIENT ENV. 80 CINÉMAS DE PLUS DE 220 SALLES. SUR LES DIX MUSÉES LES PLUS POPULAIRES DE SUISSE, 8 SE TROUVENT EN VILLE EN 2019 – LE CHÂTEAU DE CHILLON ET LA MAISON CAILLER FONT EXCEPTION.* LA SUPER LEAGUE DE FOOTBALL ET LA NATIONAL LEAGUE DE HOCKEY SUR GLACE (DERNIÈRE SAISON AVANT PANDÉMIE) ONT ATTIRÉ UN TOTAL D’ENV. 4,18 MIO. DE SPECTATEUR·RICE·S DANS LES VILLES. EN 2015, LA SURFACE DES PLACES DE PARC EN SUISSE COUVRAIT 6404 HECTARES. CE QUI CORRESPOND EN MOYENNE À 5,1 MIO. DE PLACES DE PARC DE 5 M DE LONG ET 2,5 M DE LARGE. CINQ VILLES DONT LA PART DE VOITURES POUR 1000 HABITANT·E·S EST LA PLUS FAIBLE EN 2022 ET 2000, Bâle 320 324 Zurich 331 380 Genève 346 472 Lausanne 349 456 Vevey 378 434 EN 2021, DANS LA VILLE DE BÂLE, 23 410 ARBRES DE PLUS DE 500 ESPÈCES DIFFÉRENTES ONT ÉTÉ RECENSÉS. EN 2019, 10 FOIS PLUS DE RENARDS VIVAIENT DANS LES ZONES D’HABITATION QUE DANS LES CAMPAGNES. AU DÉBUT DES ANNÉES 1990, RENÉ L. FREY A INVENTÉ LE TERME ALLEMAND DE «A-STADT» POUR LES VILLES COMPTANT UN TAUX ÉLEVÉ DE PAUVRES, DE CHÔMEURS, DE PERSONNES ÂGÉES ET D’ÉTRANGERS. DANS LES ANNÉES 2000, RICHARD FLORIDA A INTRODUIT CELUI DES CREATIVE CITIES. TALENT, TECHNOLOGY, TOLERANCE CONSTITUENT AUJOURD’HUI LA FORMULE D’ATTRACTION DES CRÉATIFS. QUEL PROFIL URBAIN MARQUERA LE 150E ANNIVERSAIRE DE L’UVS? Éducation 23,2% Sécurité sociale 21,5% Administration générale 9% Culture, sport et loisirs, église 8,5% Finances et impôts 8,4% Transports et communications 7,8% Ordre public et sécurité, Santé publique 6,2% Protection de l’environnement et aménagement du territoire 5,6% Économie publique 2% DÉPENSES DES VILLES, 2019 +11,5% +10,4% >100 000 +2,6% +5,5% 50 000–99 999 +6,7% +9,6% 20 000–49 999 +6,7% +9,1% 15 000–19 999 +8,7% +9,2% 10 000–14 999 -3,1% +5,4% <10 000 habitant·e·s ÉVOLUTION DU NOMBRE D'ÉLÈVES ET DE LA POPULATION TOTALE: SELON LA TAILLE DE LA COMMUNE, 2022

LES PLUS PETITS. LA SUISSE N’A PAS DE MAJORITÉ DES VILLES. EN MATIÈRE DE

* 1. Musée suisse des transports, Lucerne; 2. Fondation Beyeler, Riehen; 3. Chillon, Veytaux; 4. Maison Cailler, Broc; 5. Musée Olympique, Lausanne; Musée national suisse, Zurich; Musée d’histoire naturelle, Genève; 8. Swiss Science Centre Technorama, Winterthour; 9. Kunsthaus de Zurich 10. Musée d’Art de Bâle Sources: Constitution fédérale de la Conf. Suisse ; Statistiques financières de l’AFF 2022; Florida, Richard: Cities and the Creative Class; Frey, René: Stadt. Lebens- und Wirtschafts raum; Dictionnaire historique de la Suisse: article «Ville»; Science Daily: 25.5.2007; Statistique des villes suisses: 1930, 2000, 2015, 2021, 2022; Statistique de poche de la culture en Suisse: 2020. OFS, Statistique suisse de la superficie, OFS, SILC 2020 Recherche: Marlene Iseli et Janis Lüber. Conception graphique: Moiré LES ÉTRANGER·ÈRE·S NE REPRÉSENTENT EN DEHORS DES VILLES QUE 20% DE LA POPULATION. EN 2021, 4,3 PERSONNES POUR 1000 HABITANTS SONT MARIÉES, EN 1930, CE CHIFFRE ÉTAIT ENCORE DE 7,8 EN MOYENNE POUR LES 26 VILLES RECENSÉES. LES 12 VILLES

16 RUBRIK JASON COWLEY Que s’est-il passé à enmad’uneLaHarlow ?finutopie:villeAngleterre.

Les1 trois hommes buvaient déjà depuis plusieurs heures lors qu’ils se sont retrouvés au « Stow », le centre commercial du même nom, à Harlow, en Angleterre. Il était presque minuit, on était au mois d’août et un week-end de canicule touchait à sa fin. Arkadiusz Jóźwik et ses deux compagnons, Polonais comme lui, étaient épuisés, ils avaient faim. Située dans le comté d'Essex, au nord-est de Londres, Harlow est répu tée ville « difficile ». Jóźwik et ses amis vivent et travaillent ici. Ils ont acheté une pizza à emporter se sont assis sur un mur pour la manger.

17 REPORTAGEN UNION DES VILLES SUISSES

C’est à ce moment qu’ils ont remarqué le groupe d’adolescents près d’eux, dont deux à vélo. Les garçons, âgés d'à peine quinze ou seize ans, ont ab ordés les trois hommes. Le ton est monté, l’air s’est chargé d’agressivi té, l'un a poussé l'autre, puis la situation a dégénéré. Un des jeunes s’est détaché de la bande puis s'est approché de Jóźwik. Son « coup de poing de Superman », comme on le qualifiera plus tard au tribunal, a touché l'arrière de la tête de Jóźwik.

Jóźwik est tombé - peut-être parce qu'il était ivre, peut-être parce qu'il a perdu l'équilibre -, sa tête a heurté le trottoir, les jeunes ont paniqué et pris la fuite. Jóźwik a perdu connaissance, du sang coulait de ses oreilles lorsqu’il a été emmené à l'hôpital.

Le lendemain, la police de l'Essex a qualifié l'agression de « bru tale » et de « probablement motivée par la haine ». Il a été supposé que Jóźwik avait été attaqué pour avoir parlé polonais. Cette information a alarmé la presse car cela signifiait que ce qui s'était passé au centre com mercial le samedi 27 août 2016 était plus qu'une altercation de fin de soirée qui avait dégénéré. Il était question de haine. Et de politique. Nous étions en plein été de référendum mouvementé. L'atmo sphère était empoisonnée par des accusations et des contre-accusations et l'Angleterre était plus divisée que jamais. Avec d'un côté ceux qui voulaient que le Royaume-Uni reste dans l'Union européenne, de l'au tre ceux qui voulaient qu’il le quitte. Les « remainer » contre les « leaver ».

Comme des centaines de milliers de ses compatriotes arrivés en Gran de-Bretagne dans les années qui ont suivi l'adhésion des anciens pays du bloc de l'Est à l'UE, Jóźwik était certain que l'Angleterre avait plus à lui offrir que sa terre natale. Il n'était pas marié, et comme il ne voulait pas rester seul en Pologne, il avait rejoint sa mère, veuve à Harlow, en 2012 et avait trouvé un travail dans une usine de charcuterie.

Le lendemain de l'attaque du centre commercial, six jeunes ont été arrêtés et accusés de tentative de meurtre. Arkadiusz Jóźwik souffrait d'un traumatisme crânien et d'une fracture du crâne. Deux jours

18 CRIMINALITÉ après, le 29 août, Arek, comme l'appelaient ses amis et sa famille, est dé cédé à l'hôpital à l'âge de quarante ans, sans avoir repris connaissance.

Lors du référendum du 23 juin 2016, toutes les circonscrip tions de l'Essex se sont prononcées en faveur de la sortie de l'UE (les par tisans du Brexit à Harlow, en proie à un taux de chômage élevé et où dominent les quartiers paupérisés, arrivaient largement en tête avec 68 % des suffrages, contre 52 % de moyenne nationale). Après la mort de Jóźwik, le président polonais Andrzej Duda a sollicité l’aide des chefs des églises de Grande-Bretagne afin de prévenir de nouvelles agressions sur des ressortissants polonais. L'ambassadeur de Pologne au Royaume-Uni a officiellement été invité à visiter la ville de Harlow. À peu près au même moment, Varsovie a envoyé des unités de police polonaises pour patrou iller autour du centre commercial de Harlow et la communauté polo naise a appelé à une marche solidaire à travers la ville.

« Nous, Européens, ne tolérerons jamais que des travailleurs polonais soient harcelés, attaqués ou assassinés dans les rues de Har low [...] », a déclaré le président de la Commission européenne, JeanClaude Juncker, dans son discours annuel sur l'état de l'Union du 14 septembreCe2016.qui a résonné dans le choix des mots de Juncker, c'est que les forces xénophobes dans le sillage du référendum sur le Brexit étai ent responsables de la mort d'Arkadiusz Jóźwik, et que Harlow et ses habitants s’en trouvaient pour partie aussi responsables. Il2 m’arrive de rêver de Harlow. Je suis né dans la partie de la ville qui s'appelait alors « New Town » (ville nouvelle). J'y ai fréquenté plus ieurs écoles publiques et passé les dix-huit premières années de ma vie. Dans mes rêves de Harlow, je suis la personne d'aujourd'hui - un homme d'âge moyen, marié et père d'un enfant - mais je me retrouve toujours dans la maison de l’impasse peu fréquentée où nous avons vécu à cinq de 1972 à 1983, et où j'ai passé la plus grande partie de mon enfance et de mon adolescence avant que mes parents, inquiets de ce qu'ils pensaient être le déclin inexorable de la ville, ne déménagent dans le comté voisin du Hertfordshire. Dans mes rêves, mon père est enco

On ignore encore à ce jour les circonstances exactes de l'ag ression. Un témoin a déclaré que Jóźwik avait proféré des injures racis tes à l'attention de l’un des jeunes noirs. Mais quel qu’en ait été le mo tif, l'impact du coup qui a tué Jóźwik a fait le tour du monde. Il n'a bientôt plus été question que du « meurtre du Brexit ».

re en vie. Il est calme et plein de bon sens, comme dans mon souvenir, et c'est comme si nous avions maintenant le temps d'avoir toutes ces con versations dont la mort soudaine d'une crise cardiaque à l'âge de cin quante-six ans nous a privés.

Lorsque j'ai commencé à travailler à Londres vers 25 ans, la der nière chose que je voulais qu'on me rappelle était l'endroit où j'avais grandi. Je n’aimais pas dire que je venais de l'Essex ou de Harlow. Quel que chose en moi résistait. Je voulais surtout oublier mes origines, les laisser derrière moi. J’éprouvais un sentiment de honte que je n'arrivais pas à exprimer, quelque chose à voir avec le système de classe anglais et la perception générale de Harlow comme une ville ratée, une terre de prolos.3« The Stow » était le premier centre commercial de la ville lorsqu'il a ouvert dans les années 1950. Il a été négligé par la suite, comme beaucoup d'autres espaces publics à Harlow. Lorsque le « meurtre du Brexit » m'a ramené au Stow après une longue période, j'ai été surpris de voir à quel point il avait l'air délabré. La zone commerciale était clai rement dominée par des magasins à 1 £, des boutiques de charité de se conde main et des fast-foods à l'abandon. Un salon de tatouage et de piercing ne pouvait bien sûr pas manquer à l’appel. Un salon de mas sage thaïlandais jouxtait un funérarium. Le pub peu engageant laissait à désirer. Il faisait très chaud pour la saison, mais tout semblait pour tant triste à mourir. Lorsque je revenais à ma voiture, trois jeunes hom mes étaient assis sur un mur à côté. L’un d’eux m’interpella en s’écriant : « elle est cool ta caisse ! » Il parlait anglais avec un fort accent, j’appre nais finalement que lui et ses amis étaient roumains. Lorsque je leur ai demandé comment était la vie dans cette ville pour des Européens de l’Est comme eux, ils ont préféré éluder ma question. Est-ce qu’ils avaient un travail ? Non. Est-ce qu’ils étaient là depuis longtemps ? Pas très long temps. Ils croyaient trouver une ville nouvelle. Mais Harlow n’avait rien d’une ville nouvelle, ajoutèrent-ils. Elle avait plutôt un air vieillot. Mes4 parents se sont installés à Harlow en 1959, alors que la ville comptait tout juste 6000 habitants (ce sont aujourd’hui plus de 86000 habitants, et la population continue de croître). Ils étaient tous les deux originaires de l’est de Londres, et tous les deux avaient été évacués pen

19 QUE S’EST-IL PASSÉ À HARLOW ?

Le New Towns Act de 1946 a donné naissance à huit villes nou velles sensées offrir des habitations décentes aux 340000 Londoniens « bombardés ». Plus d’un million d‘habitations de la capitale ont été détruites ou endommagées pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait pour la plupart d’étendre la superficie de petits villages dans la campagne londonienne, Hemel, Stevenage, Hatfield, Welwyn. Harlow serait en revanche totalement nouvelle dans l’ouest de l’Essex profon dément agraire. Soixante pourcents des terres agricoles appartenaient au Commandant Godfrey Arkwright, le patriarche d’une grande famille de propriétaires terriens essexoise. Ces propriétaires historiques ayant été expropriés, les premiers habitants de la ville se voyaient volontiers en pionniers d’une aventure en tout point inédite. Harlow, le village de départ (appelé plus tard le Vieux-Harlow) fi gure déjà dans le Domesday Book, un registre datant du XIe siècle. Har low comme d’autres hameaux très anciens – Potter Street, Parndon, Netteswell, Tye Green, Latton, Churchgate Street – ont été englobés dans le plan d’urbanisme de l’architecte en chef Frederick Gibberd, pourvoy ant ainsi à leur développement plutôt que de les abandonner et les lais ser se vider. Gibberd voulait en effet faire cohabiter ville et campagne. La nature s’épanouirait dans et autour de la ville. Son objectif déclaré visait un « ensemble harmonieux qui réunirait l’œuvre de la nature et l’œuvre de dieu ».

À leur arrivée, mes parents trouvaient Harlow et son cadre cham pêtre très charmants. La ville s’est ensuite développée de manière con centrique, un quartier d’habitations après l’autre.

20 dant la guerre, une expérience de séparation et de déracinement dont ma mère avait particulièrement souffert. À cause de la guerre, ils avaient tous les deux dû quitter l’école à 15 ans. Mon père (qui a refusé une bour se qui lui aurait permis de faire des études d’ingénieur) a commencé à travailler comme apprenti chez un tailleur, ma mère avait une place d’as sistante dans une étude d’avocats de la City de Londres. Ils se sont ren contrés à un bal, puis se sont mariés en 1958. Ils ont emménagé peu de temps après leur mariage à Harlow. La sœur aîné de ma mère vivait là. En quête de nouvelles opportunités, ils nourrissaient de grands espoirs dans ces « villes nouvelles » récemment sorties de terre.

CRIMINALITÉ

S’installer à Harlow constituait pour mes parents une sorte de fuite, du passé et de ses cratères de bombes, de ses bâtiments victoriens détruits et de ses rues de l’est londonien, pour un meilleur avenir, croyai ent-ils. À la tête de la BBC, Lord Reith était également président du comité des villes nouvelles. Pour lui, ces villes représentaient une « ex 20

QUE S’EST-IL PASSÉ À HARLOW ?

Je n’avais pour ma part pas d’autre chez moi. Quand je suis né, on appelait Harlow la « ville des landaus » car elle attirait essentiellement de jeunes couples qui se retrouvaient là à fonder une famille. Le taux de natalité y était trois fois plus élevé que la moyenne nationale. On avait demandé à l’artiste Henry Moore, qui avait sa maison et son atelier à Perry Green, un village voisin dans le duché de Hertfordshire, de créer une sculpture qui symboliserait la grande promesse de la ville nouvelle. Aujourd’hui, son œuvre Harlow Family Group trône dans l’entrée du centre municipal de la ville. Un homme et une femme assis côte à côte, fièrement dressés. Le bras droit de l’homme repose de manière protec trice sur l’épaule de la femme qui porte un enfant sur ses genoux. Sir Kenneth Clark, à l’époque président du Arts Council britannique, fit de l’imposante sculpture de 2,5 mètres de haut et de 1,5 tonne inaugurée en 1956 devant l’église St Mary-at-Latton le symbole d’une « nouvelle civilisation humanisante » qui allait de l’avant et tournait résolument le dos à la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale.

21 périence de civilisation », où vivraient des habitants « bons et heureux ».

Le Harlow Family Group était l’une des nombreuses œuvres re marquables achetées ou commandées par la Harlow Arts Trust, sou tenue par des philanthropes et la municipalité, créée en 1953. L'idée d'un art public pour les travailleurs avait quelque chose de condescendant, mais les intentions étaient bonnes. « Souvent, les sculptures ne sont qu'une sorte de concession culturelle, sans grande importance pour la vie réelle d'une ville, mais dans ce cas, elles sont devenues une partie intégrante de Harlow », a déclaré Frederick Gibberd en 1964, qui sou haitait que Harlow devienne « le foyer des plus belles œuvres d'art, comme Florence et d'autres villes impressionnantes ».

À Harlow, il n’était permis que de regarder la vie devant soi, avec pour principale préoccupation l’espoir, le nouveau départ et l’élan de la jeu nesse. Ne te retourne pas ! Ne te retourne surtout pas ! Mais les années soixante ont vu naître un phénomène que les rapports commençaient à décrire comme « le blues des villes nouvelles », un sentiment d’étrange té et d’isolement éprouvé par ceux à qui il revenait de s’adapter mais qui ne retrouvaient pas l’esprit de communauté qui avait motivé leur choix.

À5 cette époque, le nombre d’habitants régressait à Londres, ce qui semble inimaginable aujourd’hui. Avant de se marier, mon père, fils unique d'un chauffeur de bus, avait vécu dans une maison mitoyenne de l'East End londonien. Cette partie de la ville se dépeuplait lentement,

Illustration: Luca Schenardi

Mon père était un enfant de la guerre. Le premier jour de la Blitzkrieg, le 7 septembre 1940 – le « samedi noir » –, un beau jour de fin d’été, était le jour de ses six ans. Il a été si traumatisé par l'attaque des Docklands et des quartiers environnants - il se rappelait les bâtiments en feu et la lueur rouge apocalyptique du ciel - qu'il en a perdu la parole. Mon grand-père, le chauffeur de bus, refusait de quitter la maison

CRIMINALITÉ

et la forêt commençait à reprendre ses droits. Les toilettes se trouvai ent dans le petit jardin attenant à la maison. Mon père était bon au cri quet. Avec ma mère, ils nourrissaient plus d’ambitions que ce que la vie semblait vouloir leur offrir. Son père Frank, qui boxait dans les pubs de l'East End à ses heures perdues, était un homme tranquille et affable, sans grande ambition. Mon père n’avait pas envie de devenir chauf feur de bus ou docker comme les siens. Il n’était pas non plus attiré par l’Australie où son oncle s’était installé. Il avait plutôt envie de devenir un intellectuel. Fort des encouragements de sa mère, une femme aux cheveux roux, une battante impitoyable (qui portait toujours un pin's avec une photo de son fils, qu'elle n'appelait que « le préféré de tout le monde »), il s'habillait élégamment, lisait de la poésie, écoutait du jazz et achetait l'Observer tous les dimanches pour lire les critiques litté raires et artistiques. Il aimait aller au théâtre, Hollywood le fascinait. Il aimait les Marx Brothers et W. C. Fields. Lorsqu'il était jeune, l'East End n'était pas le quartier dynamique, polyglotte et multiethnique qu’il est devenu, avec ses bars de hipsters, ses startups des nouvelles techno logies, ses festivals de bière artisanale, ses séminaires de barista et ses prix de l'immobilier astronomiques. Il était plutôt petit d'esprit, pauvre et recroquevillé sur lui-même. Mon père ne souhaitait qu’une chose : partir vivreMaisailleurs.biendes années plus tard, à Harlow, alors que le « com merce des chiffons », comme il appelait ironiquement le métier de tail leur dans lequel il avait fait carrière, battait de l'aile, un changement s’est opéré chez mon père. Il est devenu de plus en plus nostalgique et introspectif. Il a commencé à ruminer le monde révolu de l'East End de sa jeunesse, le sens de la communauté et l'esprit de quartier de cette époque. C'était peut-être un coup de « New Town Blues ». Il écoutait en permanence de la musique des années 40, de préférence les chansons populaires d'Al Bowlly, le chanteur sud-africain tué par une bombe al lemande dans son appartement londonien. Nous nous moquions de lui : « Oh, non, voilà qu’il recommence avec la guerre ! ». Il me montrait des poèmes qu'il avait écrits et qui avaient pour tout cadre l'East End du début des années 40 ou de l’immédiat après-guerre.

Le National Health Service était créé ; la loi sur l'assurance natio nale supprimait le critère de ressources, tant détesté, qui condition nait les prestations sociales ; de grandes industries telles que les che mins de fer étaient nationalisées ; la loi sur l'aménagement du territoire était adoptée, ouvrant ainsi la voie à la construction de logements à grande échelle et au réaménagement de vastes territoires ; la GrandeBretagne entrait dans le club restreint des nations disposant de leur

signifiait faire partie de l’avant-garde de la ré volution anglaise. Plus encore, nous étions nous-mêmes un maillon de la grande expérience politique et sociale à l’œuvre. Je le comprends au jourd’hui, mais à l’époque je n’avais pas le recul nécessaire. Mes amis et moi étions les enfants de l’État-providence. Les mutations sociales et les planifications étatiques de l’après-guerre, quand le nouveau gou vernement travailliste a commencé à construire ce qu’Attlee nommait la « nouvelle Jérusalem », nous offraient de nouvelles opportunités.

La guerre puis l'économie planifiée d’après-guerre ont créé les conditions qui ont mené à un gouvernement socialiste et une nou velle politique de colonisation en Grande-Bretagne. Sans la guerre, les travaillistes ne seraient pas arrivés au pouvoir en 1945. « La révoluti on en Angleterre a commencé », déclarait l'écrivain H. G. Wells le 22 mai 1940, alors que le projet de loi sur l’Etat d’urgence était présenté à la Chambre des communes et que des sacs de sable étaient dressés autour des Chambres du Parlement. Pour George Orwell, qui admirait le pa triotisme de la classe ouvrière, la « révolution anglaise » a pris son pro pre élan avec la retraite héroïque de Dunkerque. « Comme toujours en Angleterre, les choses se font avec discrétion et réserve mais elles se font », écrivait Orwell. « La guerre a précipité la Révolution tout en la rendant nécessaire. »6GrandiràHarlow

24 même pendant les bombardements intensifs. Mon père et ma grandmère couraient vers l'abri anti-aérien le plus proche dès que les sirènes retentissaient à l’approche d'une attaque de la Luftwaffe, mais Frank préférait rester en surface, même lorsque les maisons des voisins étai ent touchées.Plus tard, mon père parlait souvent de la manière dont la dé vastation, les expériences fortes d'un enfant sur le front intérieur et l'om niprésence de la guerre soudaient les gens entre eux : ils se serraient les coudes, convaincus que s'ils survivaient ensemble au pire, un avenir meil leur les attendait. Harlow semble avoir fait de cette promesse une réalité.

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QUE S’EST-IL PASSÉ À HARLOW ?

25 propre arme de dissuasion nucléaire ; l’écart entre les riches et les pauv res seLaresserrait.révolution en marche, toute britannique, faisait l’expérience d’un socialisme très pragmatique : l'État est devenu puissant, mais pas surpuissant. Rien n'a été détruit de manière vindicative, mais quelque chose a été créé : un nouveau contrat social entre l'État et les individus pour le bien commun. La monarchie et les grands propriétaires fonciers ont été épargnés, tout comme les écoles privées traditionnelles (Attlee lui-même est un fier diplômé de Haileybury et de l'Imperial Service College). La liberté individuelle et les grandes institutions britanniques ont perduré. Le coût de la guerre avait vidé les coffres de la nation, entraîné un déficit commercial ruineux et mis fin à l'hégémonie im périale du pays. Mais l’époque était nouvelle. Le progrès n'était pas seu lement possible, il était inéluctable. Attlee validait le désir de « nouve au départ » des Britanniques. Ils avaient beaucoup souffert et enduré des choses terribles. « Regardez vers l'avenir », disait-il.

Notre enfance était une expérience sociale en soi, il semblait que tout ce dont nous avions besoin, l’État y pourvoyait : logement, éduca tion, soins médicaux, bibliothèques, installations récréatives et spor tives. Il y avait ce qu'on appelait des « centres aérés » (qui rappellent un peu les camps d'été) où l'on se retrouvait pour jouer à des jeux ou participer à des compétitions organisées pendant les vacances. La vil le possédait l'un des réseaux de pistes cyclables les plus grands du pays, reliant tous les quartiers de la ville au centre-ville densément bâti, le « High » construit sur une colline, et aux deux principales zones in dustrielles, Temple Fields et les Pinnacles. En 1961, un centre sportif polyvalent a été ouvert, le premier de ce type au Royaume-Uni, financé par les habitants de Harlow par le biais de prélèvements supplémen taires volontaires sur la taxe d'habitation (ma tante en était une par tisaneUnenthousiaste).amiaqualifié plus tard l'expérience de la ville dans laquelle nous avons grandi dans les années 60 et 70 d’« Allemagne de l'Est sans Sta si ». Ceux d'entre nous qui sont nés et ont grandi là-bas étaient considé rés comme les « citoyens du futur ». Les espaces ruraux (appelés « coulées vertes » dans le plan général d'aménagement, dont l'un s'est transfor mé en un imposant parc urbain, comprenant une patinoire, un kiosque à musique, un parcours de golf à neuf trous et un zoo) et les zones de jeux pour enfants étaient censés nous encourager à mener une vie saine et active et nous offrir des lieux sûrs pour jouer. Ou, comme le disait le film d'information publique de 1958 sur Harlow : « Si ces gar

Tous les autres étaient blancs. Les parents de mes camara des étaient pour la plupart originaires de l'East End ou des quartiers pauvres du nord de Londres, et beaucoup travaillaient dans les usines et les zones industrielles de la ville. Chaque entreprise avait ses propres clubs et équipes de sport, et même des équipes de football pour garçons, contre lesquelles j’ai joué dans la ligue amateur du Newtown Spartak - un club dont le nom portait plutôt à croire qu’il était soviétique.

26 çons et ces filles ne parviennent pas, à l'âge adulte, à faire face avec suc cès aux problèmes de leur époque, on ne peut certainement pas en im puter la faute aux architectes et aux planificateurs qui leur ont offert ce départ extraordinaire. »

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Ce7 que je n'ai pas vu à l'époque - ou plutôt, ce que j'avais déjà vu sans y penser - c'est que Harlow était le berceau d’une culture uni que. L'objectif déclaré était de créer une société « sans classe », mais en fait, quand on grandissait là-bas, on avait presque tout le temps l’im pression de vivre dans une « ville à classe unique », dont la classe ouv rière était bien l’unique représentante. Il y avait bien un petit groupe d'intellectuels de la classe moyenne qui s’investissaient dans le parti travailliste et les groupes de théâtre locaux, de littérature et de cinéma, se retrouvaient pour des représentations théâtrales, des films et des expositions à partir de 1971. Mon père, qui avait toujours été plus intéressé par la culture que par la politique, en faisait partie. Mais de manière générale, tous ceux que je côtoyais étaient des blancs issus de la classe ouvrière. Parmi les quelque 250 enfants de mon année d'école secondaire - une énorme école polyvalente ouver te en 1959 et agrandie en 1972, l'une des huit écoles de la ville - je ne me souviens que d'un garçon dont la famille était originaire de Hong Kong (il a ensuite ouvert un restaurant en Allemagne) et de deux filles dont les parents étaient indiens.

Avant l'introduction du programme Right to Buy de Marga ret Thatcher, qui permettait aux locataires d'acheter leur logement au conseil municipal à un prix fortement réduit, la plupart des logements de la ville étaient la propriété du conseil municipal. Aujourd'hui enco re, un tiers du parc immobilier appartient à des sociétés d'utilité publi que. Nous étions nous-mêmes les heureux propriétaires de notre propre maison depuis 1972, vivant dans l'un des rares domaines privés connus sous le nom d'Executive Estates (littéralement, « domaine des ca 26

A l’école, je naviguais entre compromis et conformisme. Si j'avais parlé à la maison comme je le faisais à l'école, ma mère aurait critiqué ma prononciation. À l'inverse, si j'avais parlé à l'école comme je le faisais à la maison, on se serait moqué de moi en me traitant de snob, la pire des insultes. Lorsque mes camarades de classe me ren daient visite dans notre maison tapissée de livres, je cachais les ma gazines et les journaux de mon père, le New Statesman, The Listener, i-D, City Limits. Ce n'était pas le Sun ou le Mirror que les autres pères lisaient. Ça ne me plaisait pas trop qu'il ne se conforme pas aux normes en vigueur à Harlow. En même temps, la conformité que j’appelais de mes vœux aurait été une trahison de tout ce à quoi il tenait et de tout ce qui le faisait vibrer. Parfois, quand il n'était pas là, j'ouvrais son armoire et je respirais l'odeur chaude et envoûtante de ses vêtements. J'étais parti culièrement fasciné par ses chaussures bicolores, ses chemises exoti ques et ses cravates criardes. Pourquoi ne s'habillait-il pas comme les pères de mes camarades de classe, qui portaient des vestes d’ouvrier et des Doc Martens ?Aucours

QUE S’EST-IL PASSÉ À HARLOW ?

des cinq années que j'ai passées dans un établisse ment d'enseignement général (j'ai quitté l'école à seize ans et j'ai en suite passé mon baccalauréat au Harlow College), je n'ai pas eu l'im pression que l'on nous préparait à d'éventuelles études. Un jour, j'ai dit sur un coup de tête que j'aimerais étudier le droit, sans vraiment savo ir ce que cela signifiait. Un professeur m’a répondu que le droit était un domaine réservé aux « garçons d'écoles privées », ce qui a mis un ter me à ma vocation. C'était une leçon capitale pour moi. Mon but principal assigné consistait à m'en sortir tant bien que mal. La menuiserie, la métallurgie, les véhicules à moteur et l'économie domestique faisai ent partie de nos sujets. J'ai fait preuve d’un total manque de talent dans chacune de ces matières.

27 dres »). Cela nous distinguait des autres, tout comme le fait que mon père ne travaillait pas dans la région, mais à Londres (et qu'il faisait la navette dans son Alfa Romeo au lieu de prendre le train). Parce qu'il était dans le domaine de l'habillement - s'occupant du design, de la création de la gamme, du marketing - il portait des vêtements à la mode, souvent extravagants, et voyageait beaucoup - en Inde, à Hong Kong, aux ÉtatsUnis, en Corée du Sud, en France, en Suisse, en Italie et en Allemagne.

Mon père avait suivi les cours du soir et savait s'exprimer. Aux yeux de mes amis, cela le rendait chic. Mais il ne l'était pas, il ne parlait simplement pas le dialecte local parlé à Londres et dans ses environs.

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Le9 31 juillet 2017, je me suis rendu à la Chelmsford Crown Court pour entendre la juge Patricia Lynch rendre son jugement dans l'affaire Jóźwik. Pendant que j'attendais le début du procès dans la sal le d'attente délabrée à l'extérieur du tribunal, la famille du jeune accu sé était assise en face de moi. Près d'un an s'était écoulé depuis la mort d'Arkadiusz Jóźwik, et le prévenu, dont le nom ne peut être mention né pour des raisons juridiques, avait alors 16 ans. Sa famille - il était venu accompagné de sa mère et de sa grand-mère - m'a regardé avec méfiance et a refusé de faire le moindre commentaire lorsque je me suis adressé à eux. Le jeune homme m'a juste fixé d'un regard vide. J'ai don né mes coordonnées à la famille en leur demandant de me recontacter. Je n'ai plus entendu parler d'eux. J'ai fait plusieurs autres tentatives par l'intermédiaire de leur avocat à Old Harlow. Mais la famille avait choisi de garder le silence. Dans l'après-midi, j'ai échangé quelques mots

28 Mon8 père ne manquait jamais une occasion de nous rappeler que si nous avions une place dans la société du futur, c’était grâce à l’idéa lisme de la génération qui avait connu la guerre. Cependant le progrès n’évolue pas que dans un sens. Il ne marche pas toujours tout seul, et la marche de l'histoire ne pousse pas automatiquement les gens à al ler vers une société éclairée. L'histoire n'est pas linéaire. Elle est su jette aux hasards, aux crises et aux cycles. Ron Bill, une connaissance de ma mère qui travaillait pour la Harlow Development Corporation, m'a dit un jour que ses collègues et lui avaient voulu faire de cette uto pie une réalité. « La ville a attiré des personnes progressistes et soucieu ses de la communauté », m’a-t-il dit. L'architecte de la ville, Frederick Gibberd, en avait lui-même fait partie. Les premiers venus s'installer dans la ville dans les années 1950 et 1960 - parmi lesquelles de nom breux socialistes et communistes - rêvaient de construire quelque cho se ensemble. Le seul problème est que les arrivants d’après n'étaient pas aussiUtopieengagés.signifie « en aucun lieu » ou « nulle part ». Harlow est sou vent décrite comme une ville déconnectée, un « nulle part » que l'on ne fait que traverser pour se rendre « ailleurs ». Après la mort d'Arkadiusz Jóźwik à l'été 2016, les unes des journaux sur la ville n'étaient que né gatives. Les premiers articles sur le « meurtre du Brexit » ont surtout laissé penser que les pionniers et les urbanistes de la ville qui voulaient créer une utopie avaient plutôt engendré son contraire : une dystopie.

29 avec l'oncle de l'accusé, qui fumait une cigarette au soleil à l'extérieur du palais de justice. Il avait une vingtaine d'années, de nombreux ta touages sur le bras et ne comprenait pas ce qui s'était passé dans « The Stow ». Dans la salle d'audience, le jeune accusé portait une chemise blanche trop grande, une cravate foncée vaguement nouée et un pan talon noir uni. Il n'était pas grand, il portait une frange ondulée et une fine moustache. Sur le banc des accusés, sous le regard inquiet de sa mère, il donnait l’impression d’être en proie à un profond désespoir, voire de s'ennuyer. On pouvait voir que ses ongles étaient rongés jus qu'à la peau.La mère n'a pas semblé particulièrement surprise lorsque le jury a déclaré son fils coupable de l'homicide involontaire d'Arkadi usz Jóźwik. La procureure générale Jenny Hopkins a déclaré que, se lon elle, les jeunes n'avaient pas l'intention de tuer Jóźwik. Il ne cons tituait pas un acte motivé par le racisme ou la xénophobie, comme cela avait été largement rapporté, a-t-elle déclaré. « L'homicide involontaire est le fait de tuer illégalement une autre personne avec l'intention de lui faire du mal ou en sachant qu'il pourrait en résulter des dommages physiques ». Il a été soutenu à la cour que l'adolescent avait porté le coup « avec tout le poids de son corps » et devait savoir que des dommages en résulteraient.« C'était une attaque insensée et par ce seul coup, qui n’a duré que quelques secondes, le jeune homme porte la responsabilité du fait que M. Jóźwik a perdu la vie et a causé une souffrance inimaginable à sa famille et à ses amis », a ajouté le procureur général. La juge a an noncé que le verdict serait rendu le vendredi 8 septembre. Dans l’in tervalle, les médias s’étaient désintéressés de l’affaire privée de sa ton alité « meurtre du Brexit ».

Par10 un matin pluvieux juste avant Noël, je suis allé voir le chef du conseil municipal de Harlow, un travailliste énergique nommé Jon Clempner. Il semblait inquiet. Selon lui, la police de l'Essex avait mal géré l'affaire et avait été incapable de maîtriser les rumeurs et les all égations. « La police a su dans les 24 heures qu'il ne s'agissait pas d'une agression raciste ni même d'un meurtre. Mais ils n'ont pas démenti publiquement cette présomption et ensuite c’était trop tard », m'a-t-il confié autour d'une tasse de thé. Nous étions assis dans son bureau du centre civique, avec vue sur les Water Gardens, conçus à l'origine par Frederick Gibberd comme une suite de terrasses parallèles, mais réa

QUE S’EST-IL PASSÉ À HARLOW ?

J'ai failli ne pas aller à l'université non plus. Pendant mes an nées d'école, je me suis rebellé, changeant constamment de programme, arrivant en retard en classe ou n'y allant pas du tout, pour finale 30

Il11m'a fallu beaucoup de temps pour digérer l'expérience de mon enfance et de ma jeunesse à Harlow. La plupart des enfants que je connaissais, dont certains étaient brillants et doués, n'ont jamais en visagé d'aller à l'université. Ils étaient heureux de vite en finir avec l'école. Je me demande ce qu'ils sont devenus parfois.

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30 ménagés et réduits depuis. Par la baie vitrée, je pouvais également voir un parking, une piste cyclable, une parcelle de bois et des champs à pro ximité. Au-delà des champs, je pouvais distinguer le lotissement où mon grand-père avait emménagé après sa retraite pour se rapprocher de son fils, qui a finalement disparu avant lui. Mais le panorama était incomplet, il manquait le gratte-ciel aux accents futuristes qui avait autrefois abrité l'hôtel de ville. À l'époque situé au centre de la ville, sur la place de la mairie, il était considéré comme le bâtiment le plus important de Harlow. Gibberd l'avait conçu lui-même, et Clement Attlee l'avait inauguré en 1960. Il a été démoli au début des années 2000 dans le cadre des premières mesures de réa ménagement du centre-ville en voie de dépeuplement. Un énorme su permarché occupe désormais l'espace où la mairie se dressait autrefois, seule au loin, tel un beffroi monumental. Il y a bien longtemps, quand j’habitais à Harlow, nous avons fait une excursion scolaire un après-midi au « High », comme nous appe lions cette construction imposante. Quelques amis et moi nous sommes séparés du groupe pour aller explorer le bâtiment. Des rumeurs circu laient selon lesquelles il y avait un abri anti-atomique au sous-sol. Nous voulions le voir. Au lieu de cela, nous nous sommes retrouvés dans l'ascenseur qui menait à la tour d'observation. La terrasse panoramique à nous seuls, nous avons laissé nos yeux errer sur le paysage. Devant nous, les lignes sobres, droites et géométriques de notre ville natale, avec son réseau de rues et d'avenues, d'écoles et d'usines, de lotisse ments et de coulées vertes. Nous sommes restés en haut jusqu'à ce qu'il fasse presque nuit, émerveillés de voir les lampes s'allumer les unes après les autres dans les petites maisons, la lumière ambrée traçant les structures quadrillées de la ville. Finalement, les lumières des mai sons se sont estompées, et j'ai essayé d'imaginer à quoi ressemblait cet endroit avant la construction de la ville nouvelle, rurale, calme et déserte.

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Les trois heures passées en sa compagnie le jeudi entre sept et dix heures du soir ont bouleversé ma conception du monde, et les neuf mois de septembre 1985 à mai 1986, pendant lesquels j'ai travaillé au Conseil de l'électricité, lu dans le bus et passé les week-ends à la mai son ou à la bibliothèque à étudier, m'ont définitivement transformé. Je n'avais parlé de mes projets à personne, de peur d'échouer et de conti nuer à vivre comme un employé de bureau. En mai et en juin, pendant la Coupe du monde de football au Mexique, j'ai obtenu mon diplôme de fin d'études secondaires. Puis j'ai directement commencé mes étu des supérieures à la rentrée suivante. J'étais certain d'avoir laissé Har low et tout ce qui s'y rattache derrière moi une fois pour toutes d'un seul coup libérateur. Dès lors, je ne regarderais que devant moi.

32 ment abandonner la partie. J'ai passé mes dernières années d'adolescence sans travail, inquiet et sans imagination, désespérément amou reux et chroniquement fauché. J'ai fini par trouver un travail adminis tratif au Conseil de l'électricité de Londres. Je n'avais pas les moyens de payer le billet de train, alors je faisais la navette en bus entre la mai son de mes parents et la ville, un trajet qui pouvait prendre deux à trois heures selon le trafic. Pareil le soir. C'est pendant ces trajets en bus que j'ai sérieusement commencé à lire. Après six mois passés dans les méandres bureaucratiques de la fonction publique, j'ai décidé qu'il était temps de repasser mon baccalau réat le plus rapidement possible. Je me suis donné neuf mois pour repren dre ma vie en main. Un supérieur hiérarchique bienveillant du Conseil de l'électricité me libérait de mon travail le vendredi pour les cours du soir qui me permettraient de retourner au Harlow College. Cette fois, je choi sissais la politique comme matière principale, un sujet pour lequel je dé velopperai un intérêt croissant. Je me suis inscrit à un cours de prépara tion au baccalauréat en littérature anglaise, le jeudi soir, dans une école polyvalente de Old Harlow. J'y ai rencontré David Huband, un homme plein de sagesse, à la voix douce derrière sa barbe. Il était l'un de ces pro fesseurs qui savent inspirer les autres. C'était un professeur tel que je n'en avais jamais connu auparavant et tel que nous en avons tous besoin. Il faisait partie de la scène intellectuelle de Harlow, avait entendu parler de mon père et m'a pris sous son aile. Il a dû sentir que j'étais en difficul té, en proie à une angoisse existentielle et sans perspective.

Le12 8 septembre 2017, un jeune de seize ans résidant à Harlow a été condamné à trois ans et demi de détention dans un établissement

Plus je réfléchissais à cette affaire, plus j'avais de la peine pour tous ces gens - Jóźwik, bien sûr, et ses proches, mais aussi le garçon en prison, « qui malgré toutes ses difficultés ne s'était guère égaré du droit chemin », et sa famille. J'avais aussi de la peine pour Harlow, cette ville qui, peu après la mort de Jóźwik, avait été envahie par des journa listes du monde entier, où la police polonaise patrouillait dans le centre commercial et qui était devenue le symbole de tout ce qui allait mal en

Le représentant de la défense, Patrick Upward, a déclaré que son client, de nouveau vêtu nouveau d’une chemise blanche et d’une cravate noire, assis dans le box des accusés, « regrettait » ce qui s'était passé - l'accusé l'a confirmé d'un signe de tête - et a souligné le con texte familial et la grave maladie du père. Le tribunal a appris que le garçon avait déjà été condamné à deux reprises, dont une fois pour com portement menaçant et que, « malgré toutes ses difficultés, le jeune hom me ne s'était guère égaré du droit chemin ». Cependant, la juge Lynch a conclu en disant que l’inculpé avait fui le centre commercial après l'agression et « n'avait rien fait pour aider la victime ». À l'annonce du verdict, le garçon, qui semblait plus perdu que jamais, a salué sa fa mille d'un air penaud et a failli trébucher en quittant le banc des ac cusés. Sa mère pleurait aussi en lui criant « Je t'aime ! ». Elle et d'autres membres de la famille se sont précipités hors de la salle d'audience, on les a entendus pleurer dans le couloir.

Arkadiusz Jóźwik est enterré à Harlow. Sur sa pierre tomba le, on peut lire : « Tu étais un rêve, maintenant tu es un souvenir ».

QUE S’EST-IL PASSÉ À HARLOW ?

33 pour jeunes délinquants pour l'homicide involontaire d'Arkadiusz Jóźwik.

La juge Patricia Lynch a déclaré que Jóźwik avait été un « homme hon nête et apprécié qui avait la vie devant lui ». Elle a dit qu'il manquait cruellement à sa famille. Pendant que le juge prononçait la sentence, on pouvait entendre des sanglots silencieux dans la salle d'audience. « Un an s'est écoulé depuis la mort d'Arek, mais il me manque encore tous les jours », a déclaré Ewa Jóźwik, sa mère, dans une déclaration lue au tri bunal. « Parfois, je n'ai plus envie de vivre ». Elle était présente lors du prononcé de la sentence et a pleuré tout le temps.

Quand Ewa Jóźwik a quitté le palais de justice de Chelms ford, il pleuvait. Les journalistes de plusieurs chaînes de télévision po lonaises qui attendaient à l'extérieur du bâtiment ont voulu savoir si elle pensait que la condamnation était appropriée. Elle a secoué la tête en signe de déception ou de résignation. « Je le vois encore sur son lit d'hôpital, maintenu en vie par les machines », a-t-elle déclaré à propos de son fils décédé. « Je n’avais qu’une envie c’était de le réveiller ».

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34 Angleterre. Le vote du Brexit a révélé un pays qui se querelle et se dé chire. Harlow, un temps utopique, est devenue une ville délaissée, peu plée d’habitants désabusés et xénophobes. Bien que seulement trente minutes de train séparent Harlow de l'immense richesse et de la diver sité de l'une des villes les plus mondialisées, la prospérité n'est pas ar rivée ici. La ville semble faire partie d'un autre pays, d'un autre monde. J'ai13 récemment fait un tour à vélo dans Harlow. Le réseau de pis tes cyclables est désormais vieux et cabossé, mais il constitue tou jours l'un des points forts de la ville. Il faisait un froid glacial, et j'ai apprécié d'être ici une fois de plus. Je ne connais presque plus personne en ville et je ne rends visite à la sœur aînée de ma mère, qui a déjà 90 ans, que de temps en temps. Elle vit dans la même rangée de maisons modes tes, à quelques pas de mon ancienne école, depuis plus de cinquante ans. Ces derniers temps, je me surprends à ne pas rentrer directement chez moi après lui avoir rendu visite, mais à traverser les lotissements, à emp runter des rues qui me sont familières, à passer devant les champs où je jouais à l'époque. Une fois, je me suis arrêté devant l'église où j'avais été enfant de chœur jusqu'à ce que les matchs de football du dimanche matin me libèrent de ce rituel que je n'aimais pas.

L'école a depuis longtemps disparu, remplacée par un centre commercial. Cependant, je me promène souvent mentalement dans ses couloirs, surtout depuis que mon propre fils a commencé l'école il y a quatre ans. Lors de ma visite, debout sur le parking qui était autrefois notre terrain de jeu, j'ai eu l'impression d'entendre les voix excitées des enfants autour de moi, et j'ai ressenti la sensation brûlante de décepti ons et de regrets longtemps refoulés.

Je ne sais pas exactement ce qui m'attire là. Une fois, j'ai même emprunté le chemin de mon ancienne école, qui menait à une ruelle étroite entre deux jardins, au bout de laquelle traînaient toujours des ado lescents qui fumaient et me faisaient vraiment peur. Ils faisaient des trous dans les clôtures en bois du jardin pour passer le temps, et bien que ce lieu ne soit qu'à une centaine de mètres des portes de l'école, aucun en seignant ne venait jamais les réprimander.

Harlow14 a fêté son 70e anniversaire en 2017. Les signes du changement sont tangibles. 10000 nouveaux logements vont sortir de terre dans le cadre du développement de Gilston Park, au nord de la gare

Tout ce que le passionné de sport que j’étais appréciait - la pi scine, le centre sportif, le terrain de golf dans le parc, l'hôtel de villeest tombé en ruine avant d’être démoli. Mais peut-être était-ce simple ment que la deuxième génération, née à Harlow et n'ayant pas connu la guerre ou d'autres villes, ne s'identifiait pas à Harlow de la même maniè re que la génération de ses parents. Pour ceux-là, c'était simplement le lieu où ils vivaient, ni plus ni moins. Parmi les enfants de la classe moy enne qui nourrissait ces idéaux, peu sont restés à Harlow. Ils se sont lancés dans la vie dès que possible et sont partis à Londres, que leurs parents avaient fuie. La deuxième vague de progressistes, attachés au rêve de la ville nouvelle, n'a pas vu le jour. L'aversion ou la honte que je ressentais autrefois à l'égard de la ville, je ne la ressens plus. Je suis heureux que la génération de la guerre ait voulu créer une utopie. Mes pa

QUE S’EST-IL PASSÉ À HARLOW ?

35 principale, le Public Health England construit un nouveau campus scien tifique qui devrait créer des milliers d’emplois, une zone d'activité attire les investisseurs étrangers, le centre-ville, si vivant autrefois, notamment les jours de marché, va être réaménagé et devenir un quartier entièrement résidentiel. Située près l'autoroute M11 qui relie Londres à Cambridge, Harlow ne peut pas être complètement abandonnée.

Le plan global d'urbanisme de Frederick Gibberd avait dès le départ ses faiblesses, notamment le fait qu'il n'y avait pas d'apparte ments dans le centre-ville et que les zones résidentielles et industriel les étaient strictement séparées. Un centre-ville ne prend vie que lors que les gens y vivent et y travaillent. Certains lotissements, comme celui de Bishopsfield, près de chez nous, avec ses ruelles étroites et oppres santes, étaient des expériences idéologiques d'architecture moderniste. Seulement, personne n'avait pensé à ce que cela signifiait réellement que d'y vivre. Certains des bâtiments ont ensuite dû être démolis parce qu'ils avaient été construits avec des matériaux qui ne répondaient pas aux exigences des logements publics. De plus, Gibberd n'avait pas pré vu l'explosion du trafic automobile. Aujourd'hui, bon nombre des pe tits jardins de devant sont bétonnés et servent de garages.

La ville a subi le même sort que la plupart des villes nouvelles construites dans l'après-guerre. La situation s'est dégradée, et le dé clin s'est accéléré lorsque la société de développement a cessé de fonc tionner et que les investissements dans les zones résidentielles et les infrastructures sont restés lettre morte. Les grandes usines et les sites industriels ont fermé ou délocalisé, faisant grimper le chômage. Les investissements importants n'ont pas été réalisés. Aujourd'hui, les con séquences de cet abandon se font sentir.

rents ont bien fait de quitter Londres. Il ne faut pas oublier que le mot « utopie » désigne toujours un endroit à créer. Quelque part sur le che min de cet endroit, Harlow a perdu son statut d'aventure spéciale, son caractère novateur. Mais ce n'est pas pour autant un « nulle part » ou un « non-lieu ». C'est l'endroit où je suis né et où j'ai grandi. C'est chez moi.

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CONTEXTE LIEUX DÉLAISSÉS

LES VILLES NOUVELLES D'ANTAN

JournalisteAUTEUR

réputé en Angleterre, Jason Cowley est rédacteur en chef de l'heb domadaire politique New Statesman. Sa carrière n’est pas commune. En Angleterre, les gens issus de milieux modestes atteignent rarement les pos tes de direction. Le système social est étanche, comme c'est le cas dans de nombreux autres pays. Lorsqu'il est entré à l'université, Cowley a été cho qué : « Tous ceux que j'ai rencontrés là-bas se connaissaient déjà, car ils avai ent fréquenté des écoles privées. Je n'avais pas ces réseaux ». Il a évité de dire où il avait grandi. Mais il a également su percevoir la richesse de son parcours : « J'avais un regard différent sur les choses et j'étais sceptique ». Cowley comprenait mieux les gens des villes comme Harlow. « C'est parce qu'ils ont connu le mépris et l'abandon qu'ils sont malheureux ».

En anglais, on les appelle New Towns, en français Villes nouvelles, en allemand Ville sur plan (Planstadt) ou, de manière quelque peu péjorative dans les deux langues, ville-dortoir. Il s'agit de villes ou de parties de villes qui sont basées sur un schéma conçu à partir de plans d'architecte, c'est-à-dire qui ne se sont pas développées naturellement. Certaines d'entre elles sont devenues des exemples de réussite. D'autres ont connu un sort similaire à celui de Harlow : la décrépitude et l'abandon. L'exem ple le plus célèbre d'un projet d'urbanisme raté est probablement celui de Pruitt-Igoe à Saint-Louis, dans l'État américain du Missouri, inauguré en 1955 et démoli en 1972. Ce projet comptait près de 3 000 appartements ; des familles pauvres, noires et blanches, étaient censées y vivre ensem ble. Mais le lotissement a été planifié sans tenir compte de la population ; même les terrains de jeux n'ont pas été construits entre les maisons. Très vite, la négligence, le vandalisme, le crime et la violence se sont installés.

Il y a deux ans, l'Institut allemand de recherche sur la construction, l'urba nisme et le développement territorial a publié une étude sur les lieux délaissés en Allemagne : ils sont situés dans l'est du pays - et presque toujours à la campagne. Les régions de Francfort-sur-l'Oder, de la région des lacs du Me cklembourg et du Harz sont particulièrement touchées. Les emplois y man quent, les jeunes partent, les vieux restent. En Suisse aussi, certaines régions connaissent un déclin démographique : les communes du Jura, des Préalpes et du Tessin. Ces zones structurellement faibles présentent les taux de chô mage les plus élevés de Suisse. Au Tessin, on peut observer un « transfert » de travailleurs. Les Suisses partent, les Italiens arrivent. Plus d'un quart des emplois au Tessin sont occupés par des frontaliers vivant en Italie.

37 Plus d’articles sur l’évolution des villes: #36 — Wem gehört die Stadt?  — un projet de Reportagen

38 FLORIAN LEU Google et sa cité dortoir Adieu pâquerettes et phonesbonjourmarguerites,smart-etAirbnb.

39 Tony, le sans-abri La première nuit, il s’est accroché à son oreiller, ignorant les moqueries de son voisin. La deuxième, il a suivi son exemple, ôté ses Converse, plié sa veste et mis le tout sous sa tête. En juin 2011, Tony Longshanks s’est retrouvé à la rue à 34 ans. La journée, il donnait le change au guichet de la Wells Fargo, la plus grosse banque du pays, dans le cadre d’un contrat d’embauche destiné aux chômeurs. Tous ses biens, surtout des fripes hippies, il les a mis dans une consigne. La nuit, dans son sac de couchage, il lisait et relisait le Seigneur des Anneaux jusqu’à pouvoir réciter, aujourd’hui encore, le passage sur les Ents. Pour trouver le sommeil, il s’enfonçait des bouchons dans les oreilles. Cela ne couvrait pas le vacarme du trafic mais atténuait un peu les bruits inquiétants de la nuit. Le matin, il était réveillé par les camions qui filaient sur le pont, 12 mètres au-dessus de sa tête, ou plutôt par leurs vibrations qui se répercutaient dans les piliers et le socle en béton qui lui servait de lit. Parfois, il émergeait paniqué, croyant à un tremble ment terre. La plupart du temps avec la gueule de bois, souvenir de la bouteille de Two-Buck-Chuck, la piquette de Trader Joe’s, sifflée la veil le. Mais immanquablement inquiet de l’heure : si ses compagnons et lui n’avaient pas quitté le parking pour sept heures, le propriétaire ap pelait la police. Chaque matin, le cauchemar se répétait comme s’il était le zombie d’un film inédit qui aurait pour titre « Les morts-vivants de San Francisco ». Il se traînait jusqu’à sa consigne, se débarbouillait aux toilettes, sortait son costume du casier et mettait le cap sur le quartier financier avec la sensation d’être un imposteur. Parfois, il s’imaginait en nouveau Superman, un Clark Kent SDF qui à l’aube se transforme rait en citoyen portant cravate rouge et chaussures noires. Tony, l’emp loyé de banque, le journaliste, le squatteur, le clochard, le travailleur social, le junkie, l’activiste, le rêveur, l’écrivain, l’astronaute en plein rêve américain. Tony a plusieurs vies à son actif. Aujourd’hui, il a 38 ans. Il sent l’humus et a des brins d’her be dans les cheveux. Depuis cet hiver, il dort à la belle étoile, dans le parc du Presidio. Il a le teint blême et, à l’instar de presque tous ceux qui squattent ou somnolent devant les cafés bondés de clients qui pia notent sur leur Macbook, porte un manteau vert qu’il ne quitte jamais. Dans la poche de celui-ci, un calepin. Dans son sac à dos, une douzai ne d’exemplaires du SF Resistor, un magazine gratuit qu’il rédige, im prime et distribue lui-même. Une sorte de chronique en milieu hosti le où il raconte sans fioritures, sans faute et de l’intérieur, le San Francisco des bas-fonds. Surnommée la capitale du sans-abrisme, la ville comp

REPORTAGEN UNION DES VILLES SUISSES

40 A QUI APPARTIENT LA VILLE ? te près de 7 000 SDF, le record des États-Unis. Elle affiche aussi un in dice de Gini de 0,52. Sur celui-ci, le zéro indique une répartition égale des richesses ; le un, leur concentration dans les mains d’un seul indi vidu. Aux États-Unis, seule Atlanta atteint un tel niveau d’inégalité.

Les rues autour de Market Street, où Twitter a installé son siège en échan ge d’une réduction d’impôts, ils les ont surnommées Twitterloin (au lieu de Tenderloin). Lors de ses pérégrinations nocturnes, Tony y croi se parfois la police en plein travaux de nettoyage : celui qui dort dans le coin est délogé au jet d’eau.

En Suède, l’indice est de 0,25, au Rwanda de 0,51. D’un côté, ceux qui n’ont rien comme Tony, de l’autre les patrons des géants du logiciel qui rebaptisent les hauts lieux de la ville, à l’instar du San Francisco Ge neral Hospital qui, à la faveur d’une généreuse donation, est appelé à devenir le Mark Zuckerberg Hospital. Dans les brochures immobiliè res, le Fillmore District, longtemps un quartier afro-américain, arbore le nom moins connoté de Lower Pacific Heights, tandis qu’Hunters Point Naval Shipyard, autre quartier à forte population noire, s’affiche comme San Francisco Shipyard. Le premier est devenu un quartier cossu que Tony et ses congénères ont rebaptisé à leur tour « Specific Heights ».

S’il ne tenait qu’à Peter Thiel, figure du capital-risque et bail leur de fonds de la Silicon Valley, les villes flottantes ne seraient plus une utopie mais une Terre promise dans le Pacifique, un El Dorado pour les néolibéraux toujours plus gourmands qui veulent s’affranchir des règles, faire tourner leurs PC à plein régime et faire venir des recrues de l’étranger sans visa. Le tout sans payer d’impôts, à l’image d’Apple qui s’acquitte d’obligations fiscales dérisoires au Nevada en court-cir cuitant la Californie. Si la presqu’île de San Francisco pouvait se déta cher du continent à hauteur de San José et se mettre à flotter dans la baie, le Seasteading (habitats flottants) serait une réalité. En ville, la population reflète désormais celle des entreprises technologiques : une grande majorité d’hommes, blancs, jeunes et sans enfants. Chez Goo gle, les Noirs et les Latinos sont généralement cantonnés à des tâches telles que la lecture d’ouvrages à mettre en ligne, en attestent les pic tos de doigts noirs ou bronzés sur les scanners. San Francisco est la ville américaine qui compte le moins d’enfants et des entreprises comme Facebook ou Google proposent même à leurs collaboratrices de con geler leurs ovules. Un concept « ma carrière d’abord, les enfants après… ou pas » baptisé « social freezing ». Impossible ou presque pour les per sonnes âgées, les Noirs ou les Latinos de se loger. À San Francisco, le loyer moyen frise les 3 200 dollars, le record du pays.

41 GOOGLE ET SA CITÉ DORTOIR Tony extirpe un guide de son sac à dos, Broke but Not Bored in SF, un recueil de bons plans gratuits : Free Veggie Dinner Night, Free Stan dup Comedy Series, Free Yoga. Depuis l’automne dernier, il publie son magazine, un mélange de trouvailles, de reportages, d’articles enflam més et d’extraits de son autobiographie à laquelle il manque pas mal de pages, oubliées sur un banc ou perdues au fil de ses errances. Comme cadeau, Tony y ajoute des offres de son cru du genre « moins 30 dol lars sur votre amende, si on vous surprend à resquiller dans les trans ports ». Grâce à cela, Tony s’improvise guide de voyage en conseillant des lieux méconnus de la ville comme cette clairière au cœur de Co rona Heights Park qu’il nomme Nomad’s Land où l’on peut profiter du soleil sans se faire importuner, ou le Randall Museum tout proche où les astronomes amateurs se réunissent pour explorer au télescope les confins de la galaxie et vivre un moment gratuit d’éternité. Tony y va, parfois. Il a dormi un temps à quelques centaines de mètres de là, dans les buissons du Golden Gate Park, jusqu’à ce que se multiplient les ré cits de disparitions inquiétantes, comme celle de Sean Sidi, un ado avec un appareil dentaire dont le smartphone a borné pour la dernière fois près du Stow Lake, à deux pas de l’abri d’où Tony s’est fait déloger plus ieurs fois par la police en pleine ronde à quatre heures du matin. Pen dant des jours, il l’a cherché, arpentant le San Francisco de l’ombre, tel un lieutenant Sam Spade tout droit sorti d’un roman noir de Dashiell Hammett qui aurait troqué son bureau enfumé contre une tente et un peu de speed. Après une semaine, il a jeté l’éponge et s’est installé dans le campement à côté du bâtiment fédéral. Tony est devenu rebelle sans vraiment comprendre les tenants et aboutissants du mouvement « Oc cupy San Francisco ». Après deux mois, il n’en pouvait plus : trop de bruit. Mais il avait entendu parler des squatteurs, de l’organisation « Ho mes Not Jails » et des 30 000 appartements vides de la ville, de quoi loger 80 000 personnes. Il est donc devenu activiste. Avec deux com pagnons d’infortune, il a squatté une maison de Capp Street qu’il a bap tisée Firehouse (la caserne) à cause de ses murs noirs de crasse. En deux ans et demi, il a occupé 43 immeubles, ce qui donne une idée de la du rée de ses séjours sédentaires : trois semaines. La plupart du temps, il leur a donné un nom : The Old Man Museum, The Emperor’s New Pent house, The Great Indoors. Tony a aimé courir dans les immeubles vi des, talonné par les policiers et les agents de sécurité. Comme s’il fai sait des recherches pour un livre, bien que ces courses poursuites lui aient fait perdre ses notes. Dans le quartier de Pacific Heights, il est tombé sur deux maisons victoriennes de quatre étages, sans eau ni

A QUI APPARTIENT LA VILLE ?

Adieu California Dreamin’, place à California Streamin’. Tony doit se faire à l’idée que SF soit devenue une ville comme les autres. Pourtant, il ne peut pas encore se résoudre à la quitter. In fine, l’ima gination est sa seule réelle échappatoire. Quand Tony pense au para dis, il pense au Castro Theatre, un cinéma des années vingt, à ses fau teuils de velours rouge où il s’enfoncerait pour l’éternité, les yeux rivés sur les images d’un autre monde et, très important, un seau de pop corn tiède sur les Aujourd’hui,genoux.Tony

travaille pour l’Anti-Eviction Mapping Pro ject. Il veut comprendre ce qui arrive à sa ville. Il est sobre et médite de temps en temps devant sa tente, le matin dans le parc du Presidio face au pont du Golden Gate. Deux fois par mois, il distribue son ma gazine qu’il photocopie dans la bibliothèque publique à côté du bâtiment fédéral. Il y a deux mois, il a réalisé qu’il fuyait le regard des au

42 électricité mais avec une armoire remplie de fourrures et une salle de bal décorée de toiles d’araignée. La nuit, équipé d’une bougie, il s’aven turait dans les étages pour débusquer les fantômes. Il voue à ces de meures une véritable fascination depuis qu’adolescent il a vu le film Mrs Doubtfire. L’un de ses cousins vit dans le quartier. Tony le voit très peu, sauf pour récupérer son courrier. « Si j’avais suivi les règles et observé ce sacro-saint respect pour la propriété d’autrui, jamais je n’aurais pu vivre ici. Là, j’ai eu deux maisons pour moi tout seul et même une vue ».De temps en temps, Tony appelle sa mère qui vit toujours au Minnesota. Elle lui raconte surtout ses exploits aux jeux vidéo mais lui qui vit là où ces jeux sont conçus est incapable de se servir d’un smartphone. Les progrès de la technologie le déconcertent. Commander un plat vietnamien, contacter un plombier, se faire livrer du dentifri ce, de l’alcool et des smoothies en passant son doigt sur un écran : cela le dépasse, alors qu’il a pour voisins les mêmes forçats des géants de l’internet à l’origine de ces prouesses. Il a appris avec des mois de re tard que des policiers blancs abattaient des Noirs dans la rue, en tom bant par hasard sur une manifestation. Il dit qu’il va bientôt s’acheter un billet de train et quitter cette ville tant qu’il lui reste un peu de rai son mais il admet aussi que cela fait longtemps qu’il en parle. À cha que fois, quelque chose le retient, comme s’il était pris dans un filet. San Francisco l’a déçu. Le berceau des rebelles n’est plus ce qu’il était. Où est passée la ville qui inspira le mouvement pour le climat, les hip pies ? La chanson ne disait-elle pas « If you’re going to San Francisco, be sure to wear some flowers in your hair » ?

GOOGLE ET SA CITÉ DORTOIR

Erin, l’activiste

43 tres depuis des années. Désormais, il établit le contact visuel, subrepticement du moins. Le projet auquel il participe en tant qu’enquê teur de terrain a été imaginé par Erin McElroy. Depuis 2013, cette doc torante en anthropologie tente de montrer la réalité de San Francisco à l’aide de cartes originales qu’elle renouvelle sans cesse. Et même si c’est voué à l’échec, elle a d’autres manières d’exprimer sa rébellion.

On reconnaît Erin à son éternel bonnet en laine d’où s’échappent des boucles rousses. Elle a des allures de lutin et un mégaphone. Un tout petit bout de femme qui lorsqu’elle se met à danser devant un bus Google semble pourtant invulnérable. Pour Erin, ces bus qui véhicu lent les employés des firmes de la Silicon Valley qui trônent sur les cartes sous le nom de Google Campus ou de Facebook Headquarter comme si elles étaient des universités ou des bases militaires, sont un symptôme. D’un blanc miroitant, ils exploitent le réseau de transport public sans verser un centime à la ville et, selon les calculs des amis d’Erin, contribueraient même à l’endetter lourdement. Un automobi liste qui ferait halte devant un arrêt de transport public écoperait d’une amende de 271 dollars. Le calcul est tendancieux mais l’accord entre ces entreprises et la ville l’est tout autant : un dollar par jour par arrêt ! Résultat : les loyers à proximité grimpent 20% plus vite qu’ailleurs et les immeubles se remplissent de locataires qui passent leurs journées dans la Silicon Valley, rentrent souvent tard le soir, font rarement leurs courses dans le quartier, font du sport sur leur lieu de travail et n’ont même pas besoin de laveries puisque leur entreprise prend en charge le service de blanchisserie. Dans 40% des cas, les propriétaires des im meubles proches de ces arrêts de bus ne vivent même pas à San Fran cisco et ne font que passer le week-end. Le rappeur Cachebox en a même fait une chanson qu’il a postée sur Youtube, une filiale de Google qui se retrouve donc à la fois cible et instrument de critique. Ces bus sont l’expression d’une tendance néolibérale à trouver des solutions pri vées pour une certaine élite et c’est pour cela qu’Erin et ses amis leur bloquent la route. San Francisco est devenu trop cher, même pour une doctorante à l’université de Santa Cruz. Pour s’en sortir, elle partage un appartement sauvagement divisé avec des colocataires qu’elle entend respirer la nuit à travers les minces cloisons. Erin a une compagne, a enseigné un temps le Queer Yoga mais vit désormais de sa bourse de doctorante en anthropologie. Elle aussi vient d’ailleurs, du Massachussetts, et vit ici de

44 puis presque dix ans. Peu après son arrivée, elle a souvent dû aider des amis à déménager, environ deux fois par mois. Ils se disaient, en plai santant, qu’ils devraient créer leur propre société de transport. Entre temps, beaucoup d’entre eux se sont installés à Oakland, de l’autre côté de la baie. Récemment, ce sont deux membres de ses chers collectifs qui ont dû déménager. Le Bus-Stop Collective, le Million Fishes Col lective, le Station 40 : autant de symboles forts de l’autre San Francisco. Erin voit sa ville disparaître, comme rayée de la carte. Ses débuts en tant qu’activiste rappellent ceux de ces insolents patrons de startups. Pendant des mois, elle a écumé les librairies, li sant tout ce qu’elle pouvait sur le web design. Elle aurait pu décrocher un job dans la Silicon Valley. Ses plans de ville, son art d’exploiter les données et son sens inné du visuel y auraient été appréciés. Mais ce n’est pas un endroit pour elle parce que lorsqu’Erin énumère les rai sons qui la poussent à détester les entreprises technologiques, il est difficile de l’arrêter. Le maire de la ville, Ed Lee, traite les patrons de ces entreprises comme s’ils étaient de sang royal. L’exonération fiscale octroyée à Airbnb est un cadeau de 25 millions de dollars ! Pour Twitter, le manque à gagner sur quelques années s’élève déjà à 56 millions. Sur son blog, Peter Shih, patron d’une startup, énonce les dix choses qui font qu’il exècre San Francisco et qu’il semble partager avec la plupart de ses condisciples : les sans-abri, le climat, les cyclistes, les travestis, « les femmes qui valent un quatre mais qui se comportent comme si elles valaient un neuf ». Si toutes les entreprises fondées par des diplômés de Stanford fusionnaient, elles totaliseraient 2,7 milliards de dollars de revenus annuels, le budget de la dixième économie de la planète.

Certes, ces firmes sont aussi de gros donateurs mais ce mode de fonc tionnement fait aussi partie du problème. En fait, il faudrait simple ment qu’elles paient leurs impôts ! Erin déteste aussi Facebook mais ne s’en prive pas pour autant. Elle s’en sert pour attirer l’attention sur ses revendications tout en restant fidèle à ses convictions. « Il y a une dif férence entre participer à une manifestation et cliquer sur un bouton sur Facebook. Ça, c’est du slacktivism ». L’activisme des fainéants.

A QUI APPARTIENT LA VILLE ?

Pour Erin, c’est beaucoup trop d’argent dans beaucoup trop peu de mains.

Une fois par semaine, parfois tous les jours, Erin retrouve des amis et stoppe un bus Google quelque part en ville, souvent sur Valencia Street, LA rue commerçante de San Francisco qui traverse aussi le dis trict de Mission. Ce nom fait référence à la première église construite par les Espagnols qui est d’ailleurs toujours là, minuscule, derrière ses

Le Landtrust est financé par un programme gouvernemental, le Small Sites Fund. Erin espère que la ville aura bientôt les fonds néces

EnO.M.G.2013, San Francisco comptait 7 000 appartements sur les plateformes de location de courte durée. Et, au même moment, 7 550 sans-abri.

Benito a supplié l’association des locataires de l’aider. Ce jour-là, Erin s’est vu arracher la lettre des mains et tout le groupe a été mis dehors.

À San Francisco, 10% des appartements sont inoccupés et 30% d’entre eux sont disponibles à la location via Airbnb.

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45 murs épais qui lui donnent des allures de fortin. Au Plaza, un immeu ble situé entre Mission et Valencia Street, le loyer mensuel d’un ap partement est de 7 500 dollars. La Plaza Coalition, une association de locataires, veut nettoyer les alentours, chasser les sans-abri, multiplier les patrouilles de police et installer de nouvelles caméras de surveil lance. Jadis, Mission était un quartier presqu’exclusivement irlandais, puis beaucoup d’Allemands s’y sont installés et, depuis une vingtaine d’années, une majorité de Mexicains. À « la misión », l’espagnol avait remplacé l’anglais dans les rues et les armes des gangs, Sureños cont re Norteños, résonnaient parfois dans la rue pendant que les serveurs, cuistots, commerçants et femmes de ménage vaquaient à leurs occu pations ou prenaient une pause sur leur seuil de porte. Valencia Street avait aussi son sans-abri attitré. Comme beaucoup de mendiants, il débarquait d’Oakland le matin pour « faire de bonnes affaires ». On l’appelait Bum Lorsqu’ErinJovi.et ses amis stoppent un bus, ils offrent un spectacle de théâtre de rue qu’ils ont mis au point des jours à l’avance, peaufi nant leur chorégraphie, cousant les costumes. Leurs actions rappel lent celles des Yes Men et témoignent de la nature polymorphe et créa tive de la rébellion et de la critique. Un jour, ils sont passés chez Vanguard Properties, l’agence immobilière sur Mission Street, une maison avec une entrée à colonnades et des murs hérissés de piques. Erin y a lu une lettre signée par Benito Santiago, contraint de quitter sa maison après avoir refusé l’offre de Vanguard Properties : 20 000 dollars pour quitter son deux-pièces et une semaine de réflexion. Mais dans le dis trict de mission, le loyer mensuel d’une chambre est de 4 000 dollars.

Mais deux jours plus tard, Vanguard Properties a retiré son avis d’ex pulsion. C’est l’une de ses douze victoires à ce jour. La maison a été ra chetée par le Community Landtrust et retirée du marché. Benito, pro fesseur de musique, locataire de longue date, pourra y rester.

L’une des cartes d’Erin indique l’origine des fonds qui ont servi à financer la course au mayorat. Le maire de San Francisco, Ed Lee, a un ami très puissant : Ron Conway, ce qu’on appelle un angel investor.

A QUI APPARTIENT LA VILLE ?

Droit locatif pour débutants à San Francisco : si vous êtes pro priétaire et voulez tirer le maximum de votre bien, il vous suffit d’in voquer le Ellis Act. C’est ce qui est arrivé à Benito Santiago. La loi au torise le propriétaire à expulser un locataire à certaines conditions : il doit y emménager lui-même ou avoir besoin de la maison ou la ven dre et ainsi la retirer du marché locatif. Les services publics ne vérifi ant pas le respect de ces conditions, il y a une zone grise. On ne comp te plus les cas de locataires contraints de déménager qui voient leur ancien logement apparaître ensuite sur Airbnb ou surveillent la maison et ne voient jamais le propriétaire emménager. Ensuite, il y a les no fault evictions ou expulsions sans motif. Lorsqu’un locataire reçoit un avis d’expulsion, il se laisse souvent intimider, parce qu’il ne comprend pas le document ou redoute des conséquences juridiques. Il démén age alors qu’il n’est pas obligé. Et s’il décide de se faire aider, il a intérêt à se dépêcher car il n’a que quelques jours pour faire appel ; un proces sus qui suppose une certaine maîtrise des subtilités juridiques et de bonnes compétences linguistiques. Or, la plupart des gens qui font la file devant la Tenants’ Union, l‘association des locataires située sur Capp Street, vivent depuis des décennies à San Francisco mais ne maîtrisent pas toujours la langue anglaise. Il y a trois ans, les infarctus et les suicides ont augmenté : une très vieille dame chassée de son logement dans le district de Mission, un commerçant expulsé de son magasin dans le quartier de Castro. Cet homme s’appelait Jonathan Klein et il s’est jeté du pont du Golden Gate. Lors de ses obsèques, l’assistance a déployé une banderole « Eviction = Death », en référence au slogan « Silence = Death » scandé lors des manifestations pour les droits des homosexuels initiées à San Fran cisco. L’activiste se demande « How to get these things on the map ? », une question qui, en anglais, a un double sens.

46 saires pour racheter une vingtaine de maisons de ce type par an. Une petite lueur d’espoir ! Ces trois, quatre dernières années, elle a assisté, impuissante, à des centaines d’expulsions. Sur l’une de ses cartes, dy namique, elle les a indiquées par un petit cercle qui gonfle progressi vement, comme l’épicentre d’un séisme.

L’homme n’a pas son pareil pour lever des fonds et dispose d’un car net d’adresses bien fourni : Marissa Mayer, PDG de Yahoo ; Peter Thiel, financier de Menlo Park ; Jeremy Stoppelman, PDG de Yelp ; Laurene

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Powell Jobs, veuve du fondateur d’Apple ; un des fondateurs de Twit ter ; un membre du conseil d’administration de Google. Ron Conway a contribué, par un don de 275 000 dollars, à faire passer la « Proposi tion E » et ainsi à alléger la pression fiscale sur les entreprises dans lesquelles il a lui-même des intérêts comme Airbnb, Twitter, Digg, Zyn ga. Il est intervenu pour que les bus de la Silicon Valley puissent con tinuer à utiliser gratuitement les arrêts des transports publics muni cipaux. Sa fortune est estimée à 1,5 milliard de dollars. Une autre carte d’Erin illustre l’évolution du district de Mission ; l’un des rares endro its des États-Unis à avoir vu chuter sa population de Latinos. Sur une autre, des points phosphorescents sur fond noir indiquent la présence d’Airbnb. On y dénombre plus de cinq mille maisons et appartements : une nuée de plancton en dispersion. Sur cette autre : la diminution du nombre d’enfants. À San Francisco, les moins de 18 ans, ne représen tent plus que 13% de la population. Erin a d’autres idées : cartogra phier l’augmentation du nombre de chiens dans la ville, du prix du café. Mais aussi signaler où logent les propriétaires qui louent leur bien via Airbnb. Une app est d’ailleurs disponible à ce sujet depuis deux mois. Elle porte un nom alambiqué pour une situation qui ne l’est pas mo ins : « Can I stay with you while I rent my place on Airbnb ? ». Son ap proche ludique du big data met souvent en lumière des faits ironiques. Tenderloin et South of Market sont les quartiers qui comptent le plus de sans-abri et aussi le plus de logements vides. Il y a environ 7 000 sans-abri à San Francisco dont 1 000 enfants et environ 7 000 maisons et appartements inscrits sur des plateformes comme Airbnb et VRBO.

Erin réfléchit aussi à comment mettre en scène l’invisible. Quand elle se balade en ville, elle est souvent le témoin de situations qu’elle ne sera jamais en mesure d’exprimer sur une carte. Une amie qui tra vaille dans un supermarché estime notamment qu’un quart des clients n’achètent pas pour eux-mêmes mais pour un tiers via une App. Lors qu’Erin va faire ses courses, elle s’étonne aussi de ces gens perplexes devant les rayonnages, vraisemblablement à la recherche d’un article rare que quelqu’un a commandé en ligne et se fait livrer en échange d’un pourboire. Beaucoup de supermarchés passent aux bornes de paie ment, les caissières disparaissent et avec elles, c’est tout une filière d’intégration des immigrés qui se tarit. Certes, les apps créent à nou veau du boulot pour les couches sociales les plus pauvres de la popu lation, à condition d’avoir un smartphone et de pouvoir s’en servir. En roulant récemment vers le nord, Erin a été confrontée sur le pont du Golden Gate à une vision du futur : plus de préposé au péage, il suffit 47

Le trousseau de clés d’Erin pèse une tonne et pour cause, deux douzaines de clés y sont accrochées. Généralement, elle se rend cha que jour à la Tenants’ Union sur Capp Street, où des dizaines de per sonnes font la file pour obtenir de l’aide et éviter une expulsion. Elle y reste aussi après la fermeture. Souvent, elle achète des chips et du guacamole pour agrémenter la réunion hebdomadaire avec les autres membres de l’Anti-Eviction Mapping Project : un groupe d’étudiants de Stanford, des avocats, des mères célibataires et des sans-abri comme Tony. À quelques minutes du local, lorsqu’elle rentre chez elle à Ber nal Heights, Erin passe devant une maison, un ancien hôtel qui, après avoir été un temps inoccupé, porte désormais le nom de 20Mission. Sur le coin, des grappes d’hommes jeunes, pâles, attendent leur Uber. Une autre de ses cartes situe tous les digerati dorms ou hacker ho mes (résidences pour travailleurs de l’informatique) de la ville. C’est dans ces immeubles que vivent ceux qui cherchent fortune en créant leur startup. Des communautés hippies d’un nouveau genre qui sont aussi de véritables mines d’or : un lit dans l’une de ces ruches coûte 1 000 dollars par mois et la nuitée rarement moins de 40. Mais ce que beaucoup de ces jeunes génies de l’informatique ignorent, explique Erin, c’est qu’après 30 jours, ils bénéficient de la protection du locatai re et ne doivent plus payer que la part du loyer total qui leur revient. Mais comme pour les conditions générales sur Internet, personne ne lit les petits caractères. Une nuitée au 20Mission coûte 90 dollars. Le propriétaire se fait 100 000 dollars par mois sur le dos de ces génies filiformes. L’un d’eux est originaire de la région de Delhi et s’appelle Prateek Dayal.

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de jeter l’argent dans une machine. Il y a encore un ou deux ans, be aucoup d’amis d’Erin étaient chauffeurs de taxi. Certains sont passés chez Uber et Lyft mais ont vite arrêté car ils gagnaient moins que le salaire minimum. Mais ce n’est pas parce qu’il peut révolutionner le marché mondial du taxi qu’Uber pèse plus lourd que la Deutsche Bank mais parce que tous les métiers de service pourraient bientôt lui em boîter le pas : pas de salaire en cas de maladie, pas de compensation si le véhicule est en panne. Il existe une app qui utilise les données de la Police pour indiquer aux chauffeurs les zones à éviter. Résultat : des quartiers déjà en souffrance se voient dévalués davantage. Une autre permet de recruter quelqu’un pour garder votre place de parking. Un jour, dit Erin, il y en aura peut-être une qui indiquera le nombre de personnes à proximité et permettra à l’utilisateur de leur proposer un peu d’argent pour aller voir ailleurs.

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Prateek, développeur de logiciel Au 20Mission, où Prateek occupe une chambre simple, on se croirait à Bangalore ou à Bombay. Le confort est minimum mais la connexion wi-fi est bonne. Dans les couloirs, flotte le parfum écœurant de l’encens et des hommes barbus vont et viennent, le joint au bec. Prateek est ici pour trois mois, il reviendra pour un second séjour plus tard dans l’année. D’autres sont là pour plus longtemps et ont trans formé leur chambre en mini boîte de nuit ou accroché un écran au mur qu’ils touchent presque du nez lorsqu’ils jouent aux jeux vidéo le soir.

L’un des voisins de Prateek dégomme souvent des monstres jusqu’au petit matin et le bruit fait parfois trembler les fines cloisons mais cela ne le dérange pas. Dans sa chambre, pas un bruit, si ce n’est le bour donnement d’un petit radiateur qu’il s’est acheté lui-même. À une se maine de son départ à la mi-janvier, tous les autres occupants sont occupés à décorer la maison. Ils découpent des flocons géants en pa pier, installent une machine à neige dans le patio. Tous, cela signifie trente jeunes hommes et quatre femmes. Les soirées du 20Mission sont mémorables. L’une d’elles a été dédiée à Joshua Norton, un hom me d’affaires local du 19e siècle qui fit fortune dans l’immobilier et, au bout de deux ans, rentra complètement ruiné à San Francisco. Norton s’était autoproclamé « empereur des États-Unis » et « protecteur du Mexique », payait avec une monnaie frappée à son nom et soignait son image : moustache touffue, chapeau à plumes. Un hipster avant la let tre. Il se baladait, dans son uniforme d’opérette, bientôt suivi par une véritable cour. Les policiers le saluaient, les portes du théâtre lui étai ent gracieusement ouvertes et il se faisait véhiculer gratuitement par tout en ville. Certains couloirs du 20Mission portent son nom et ce lui de sa monnaie personnelle, d’autres ceux de cryptomonnaies, en l’honneur du maître des lieux qui a fait fortune grâce au bitcoin : Bit coin Boulevard, Dogecoin Drive, Litecoin Lane. Le père de Prateek était l’un des 1,4 millions d’employés des chemins fers indiens, l’un des premiers employeurs du monde. La fa mille quittait très souvent sa base de Kanpur pour des séjours de plus ieurs semaines aux quatre coins du pays. C’est peut-être pour cela qu’il mène une vie de nomade. À 30 ans, Prateek possède 8,4 kilos : le contenu d’un sac à dos et son Macbook. À Bangalore, il avait sa propre boîte internet, Sup portBee, et préférait vivre à l’hôtel plutôt que dans un appartement en ville. Pas de collecte de fonds non plus car, selon lui, en Inde mieux vaut employer son temps à méditer.

Prateek est un méditatif. Il est ici en pause, travaille un peu dans un bar près de Battery. Il a quitté l’Inde pour la première fois à 27 ans pour participer au projet Startup Chile à Santiago. Cela fait main tenant trois ans. Il dit chercher à s’ouvrir aux autres et être à San Francisco pour trouver des idées, tout en avouant avoir parfois un peu de mal avec le mode de vie local. À ses yeux, Uber est le concentré ulti me des étranges préoccupations des pays développés. Lorsque l’on commande une voiture sur l’app, on peut choisir non seulement le chauf

Ses parents ont beaucoup investi dans sa scolarité, l’envoyant même dans une école de missionnaires. Adolescent, il aurait voulu suivre les cours d’informatique mais comme toutes les places étaient prises, il s’est rabattu sur l’électronique et s’est fabriqué un synthétiseur. Les au tres cours l’ennuyaient, y compris les sciences naturelles qu’il trou vait barbantes. Le cours n’était pas si terrible mais il ne lui a jamais apporté ce qu’il voulait : éprouver la satisfaction du chercheur qui dé couvre quelque chose de nouveau. Un jour de 1995, allant qu’il se rend au cinéma avec son père, Prateek voit pour la première fois un super ordinateur dans la verrière de l’Indian Institute of Technology Kan pur. Il en est émerveillé. Ses parents le destinaient à une carrière dans les chemins de fer mais lui a voulu s’inscrire dans une école technique. Sur les 142 000 jeunes ayant présenté l’examen, seuls 2 000 ont été retenus. Prateek est arrivé 957e ; un épisode qu’il évoque avec un soup çon d’amertume car pour lui la compétition a toujours été importante, « centrale »Audit-il.20Mission, il fait figure d’OVNI. Il joue volontiers à la guerre sur son écran mais n’est pas obsédé par le fait d’accéder au ni veau supérieur. Il fait peu de programmation et préfère laisser à ses collègues en Inde le soin de coder. Il est le patron d’une boîte qui emp loie cinq personnes alors que la grande majorité de ses colocataires cherche encore à percer. Ben Greenberg, un chouette gars de l’Indi ana, s’est planté avec son projet de vente de pâte phosphorescente sur internet baptisé Glowy Shit. Ces cacas lumineux n’ont rencontré que peu d’amateurs. Interrogé sur ses projets informatiques, Masaaki Fu ruki, un Japonais qui marmonne des citations de Kurt Cobain, répond par une tirade qui n’a rien à voir de près ou de loin avec la question d’origine et finit toujours par évoquer une interview de son idole, que tous ont déjà vu plusieurs fois. On y voit le chanteur mettre ses doigts en bouche, le visage déformé par une rage de dents et déclarer qu’il est juste une moody person. Masaaki regarde, fasciné, pendant que deux de ses compagnons gardent les yeux rivés sur leurs smartphones.

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A QUI APPARTIENT LA VILLE ?

51 feur mais aussi si celui-ci a le droit de mettre de la musique, de parler ou doit juste la boucler. Pas facile pour Prateek de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un client capable de réduire son prestataire au silence d’un simple clic. Mais il doit s’imprégner de cette culture s’il veut trouver les idées qui, dans quelques années, feront fureur à Ban galore. Il teste les différents services comme un acteur apprend son rôle. Ce qui ne l’empêche pas de trouver certaines apps géniales, comme Square qui permet aux producteurs qui vendent leurs fruits et légumes sur les marchés d’offrir un mode de paiement numérique à leurs clients. Se dire qu’il dépense plus d’argent seul à San Francisco que ces cinq col laborateurs ensemble en Inde lui donne mauvaise conscience. C’est pour quoi il affectionne les apps qui lui indiquent les restaurants qui prati quent des tarifs attractifs aux heures creuses, comme Udupi Palace, son resto indien préféré sur Valencia. Les « Techies » comme Prateek sont de plus en plus souvent décrits comme une espèce invasive. Des intellectuels comme l’écrivain Rebecca Solnit, qui n’est même pas originaire de San Francisco, les com pare à des extraterrestres, des insectes, des envahisseurs prussiens ou des touristes allemands qui déferleraient en hordes sur la ville. Les intéressés, eux, estiment que le problème est ailleurs. Hormis dans le Financial District, Tenderloin et une partie de South of Market, San Francisco ne compte que des immeubles de trois étages. Le manque de logements est aussi la conséquence directe de décennies de résistance de la part de la ville et du pouvoir d’un lobby, celui des propriétaires, qui s’oppose aux projets d’immeubles locatifs, par crainte que les biens immobiliers à proximité ne perdent de leur valeur. Les quelques 1 700 firmes technologiques présentes à San Francisco, une ville de 800 000 habitants, emploient environ 50 000 personnes. Faire de celles-ci les seules et uniques responsables de l’état du marché du logement est bien trop simpliste.Pendant son temps libre, Prateek se plonge parfois dans l’au tobiographie d’un yogi, adoubé par Steve Jobs lui-même. Depuis un an ou deux, il s’intéresse à la spiritualité indienne, avant tout parce que de nombreux fondateurs d’entreprises de San Francisco disent y avoir trouvé l’inspiration. Il cite d’ailleurs souvent des proverbes tirés du bouddhisme zen et les applique aux entreprises comme Google : « Si tu veux contrôler tes moutons, donne-leur de plus grands pâturages ». De temps en temps, avec quelques collègues, il prend le Cal train pour la Silicon Valley. À Menlo Park, ils grimpent Sand Hill Road, le Wall Street de la Californie, l’un des endroits les plus riches de la

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52 planète même s’il n’en a pas l’air. C’est ici que les sociétés de capitalrisque ont leurs sièges, bien cachés derrière les arbres à l’abri des re gards. Le silence est total, le quartier quasi désert, à l’exception de quel ques passants. Les bailleurs/investisseurs vivent dans les collines de Portola Valley. Ici, le crottin de cheval supplante les crottes de chien dans les rues et les habitants entendent préserver la ruralité des lieux en s’opposant fermement à la construction d’immeubles locatifs. Avec leur salaire moyen de 100 000 à 200 000 dollars par an, les employés de Google et Facebook ne sont pas en mesure de vivre ici. Ils sont donc obligés d’aller voir ailleurs. Les photos que Prateek et ses amis du 20Mission partagent sur Facebook ou Twitter évoquent une nouvelle forme de pèlerinage. Les visiteurs se pressent devant le siège de Facebook et son célèbre pan neau marqué d’un énorme pouce. Prendre la pause, sourire goguenard et pouce levé semble beaucoup leur plaire. Prateek prend son ami en photo, un Espagnol enthousiaste appelé Hikarus. Lui s’abstient.

A QUI APPARTIENT LA VILLE ?

À qui appartient San Francisco ? Tentative de réponse Si ni Tony, ni Erin, ni Prateek n’ont grandi ici, ils évoluent dans les mêmes rues et malgré leurs différences, ont beaucoup en commun : ils partagent intensément et fébrilement le même rêve. Tony, qui se perd dans l’univers de la pop culture américaine. Erin qui, avec son mégaphone et son bonnet, semble tout droit sortie d’une manif étudi ante des années 1960. Prateek, à la recherche du futur et d’idées sur lesquelles surfer. La Californie a toujours attiré ce genre d’individus. Les pionniers ont repoussé la frontière jusqu’à l’océan Pacifique. L’in dustrie du rêve hollywoodien a emmené les limites au-delà de l’ima ginaire. Les hippies voulaient vivre autrement, enfreindre les règles. Les Techies en sont les dignes héritiers : mêmes rêves de changement, mêmes barbes fleuries, mêmes yeux brillants. La parfaite panoplie du révolutionnaire. Mais plutôt que l’inégalité, le véritable nœud du pro blème ne serait-il pas plutôt l’absence d’ascenseur social ? Autrement dit, que le rêve qui a fait des États-Unis une grande nation, n’est plus qu’un lointain souvenir ? Que cette idée que l’on peut réussir si l’on travaille dur, s’acheter une voiture et une maison et envoyer ses en fants à l’université, pour peu qu’on se donne du mal et qu’on ait un peu de jugeote n’est plus qu’un simple écho, une imagerie qui hante les esp rits ? Mais, il y a un lieu où ce rêve a encore cours : une presqu’île à peine rattachée aux États-Unis et qui a déjà bien failli s’en détacher où un jeune Indien sans grande expérience à l’étranger peut viser plus haut.

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Vous

Et même s’il affirme, dans son adorable phrasé chantant, qu’il n’est en core nulle part, à la question de savoir à qui appartient San Francisco, la réponse la plus correcte est Prateek. trouvez ça bien vous ?

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54 RUBRIK Sel snas-xiov ed SuovEllivészeva’n sap issuér à eril sel xued serèinred segap ? Ocap non sulp. Li tse suottse’cetèbahplana,emmocaçcevaselsetxet. O Í COR SATNUP TENREB

NEGATROPER NOINU ED SELLIV SESSIUS

À 37 san, Olehc dnerppa à eril. Nu ruoj, srola elle’uq tiaté’n sap erocne eén, al Aidraug Livic tse eunev repparf à al etrop ed al nosiam elailimaf te a édnamed sèrpa sel semmoh ed al ellimaf. Tuot tse’s éssap sèrt etiv, snas noiar, snas rinevérp. Sel semradneg tno érussa à al erèm euq nos iram tiardneiver tôtneib, sli’uq tneiava’nn euq seuqleuq snoitseuq à iul resop ua estop. Li tse’n siamaj unever. Nos erèrf te nos erèp non sulp.

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Al Erèm tse eétser elues ceva ses siort stnafne te al etitep erèinred ne etuor : Olehc. Emmoc sed seniazid ed sreillim ed semmef selongapse ed nos egâ, Olehc tiaté erocne enu tnafn elle’uqsrol a écnemmoc à rel liavart. Elle es tneivuos euq as ellimaf en tiamrod siamaj ua emêm ti ordne : enu tiun suos sel stnop, enu ertua suos sel serbra, à emêm el los, suot sel qnic sittolb sel snu ertnoc sel sretua ruop revarb el diorf. À tpss sna, elle tiasif àjéd al etlocér sed sevilo, tiatrop sur as etêt sed seh curc uae’d sulp sedruol elle’uqq. Elle tiaval el egnil snad el uaessiur à’uq suj ec euq ses sniam tneios ne gnas te no’uq iul esid retêrra’d. El ert nev sruojuot ediv, li tiallaf reidnem euqahc ruoj nu uae crom ed niap. Snad engapsE’l etsiuqnarf ed erreug-sèrpa’l, sel stnafne sed servuap tneiava’n in el spmet in al étilibissop rella’d à elocé’l. Els seffif sed servu ap erocneEmêmsniom.sèrpa al trom ud olliduaC te el moob euqimonocé ed engap sE'l ellevuon, al eiv ed olehC, snad nu egalliv uoladan niol ed tuot, a éunitnoc ed renruot routua ud liavart, neir euq ud liavart. Elle a évelé siort stnafne, trevuo te unet nu tnaruatser ceva nos iram, élliavart emmoc

Elle edrager al elliuef ed reipap ne tnahcoh al etêt. As ebmaj etiord etiga‘s emmoc is elle tiava nu cit. Elle tiaf reuqalc as eugnal, ettorf ses stgiod ertnoc ses semuap. Tuot nos sproc tse étibah nu’d tnemellimruof xuev ren. Ses xuey tnexif el reipap iuq es evuort tnaved elle rus al elbat. Ni fen, elle elucitra à im-xiov : « A » te « M », « AM ». « A » te « M », « AM ». Enu etruoc esuap, siup elle elucitra tnemedimit : « AMAM ». Olehc tse zehc elle, eéllatsni snad el liuetuaf ud nolas. Elle a’n sap elocé iuh’druojua. Sèrpa riova édrager el lanruoj ed 51 serueh te nos noissimé eéréférp, elle seop ses settenul ed erutcel rus el tuob ed nos zen te, nu’d etseg tnel, ecnemmoc à erircé el tom elle’euq tneiv ed eril. Na mam. Elle eunitnoc : apap, nosiam, elbat. Nu’l sèrpa erua’l, elle til nu cahc sed stom à xiov etuah, tnemetnel, emmoc ruop sli’uq tnemirpmi’s tnemetcerid snad as eriomém. Sèrpa, te sèrpa tnemelues, elle tircé’l. Is el tatlusér en iul tîalp sap, elle euoces al etêt, eéhcâf ed as eirehcuag, ti sias as emmog siup ecnemmocer. Te tse’c isnia euqahc sèrpa-idim, à’uq suj erueh’l ud renîd.

ROC Í O PUNTAS BERNET Les sans-voix de VousSévillen’avez pas réussi à lire les deux dernières pages ? Paco non plus. Il est analphabète, c’est comme ça avec tous les textes.

La mère est restée seule avec ses trois enfants et la petite dernière en route : Chelo. Comme des dizaines de milliers de femmes espagnoles de son âge, Chelo était encore une enfant lorsqu’elle a commencé à tra vailler. Elle se souvient que sa famille ne dormait jamais au même en droit : une nuit sous les ponts, une autre sous les arbres, à même le sol, tous les cinq blottis les uns contre les autres pour braver le froid. À sept ans, elle faisait déjà la récolte des olives, portait sur sa tête des cru ches d’eau plus lourdes qu’elle. Elle lavait le linge dans le ruisseau jus qu’à ce que ses mains soient en sang et qu’on lui dise d’arrêter. Le ven tre toujours vide, il fallait mendier chaque jour un morceau de pain. Dans l’Espagne franquiste de l’après-guerre, les enfants des pauvres n’avaient ni le temps ni la possibilité d’aller à l’école. Les filles des pauv res encoreMêmemoins.aprèsla mort du Caudillo et le boom économique de l’Espag ne nouvelle, la vie de Chelo, dans un village andalou loin de tout, a continué de tourner autour du travail, rien que du travail. Elle a élevé trois enfants, ouvert et tenu un restaurant avec son mari, travaillé comme

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REPORTAGEN UNION DE VILLES SUISSES

Chelo est chez elle, installée dans le fauteuil du salon. Elle n’a pas école aujourd’hui. Après avoir regardé le journal de 15 heures et son émission préférée, elle pose ses lunettes de lecture sur le bout de son nez et, d’un geste lent, commence à écrire le mot qu’elle vient de lire. Ma man. Elle continue : papa, maison, table. L’un après l’autre, elle lit cha cun des mots à voix haute, lentement, comme pour qu’ils s’impriment directement dans sa mémoire. Après, et après seulement, elle l’écrit. Si le résultat ne lui plaît pas, elle secoue la tête, fâchée de sa gaucherie, sai sit sa gomme puis recommence. Et c’est ainsi chaque après-midi, jus qu’à l’heure du dîner. À 73 ans, Chelo apprend à lire. Un jour, alors qu’elle n’était pas encore née, la Guardia Civil est venue frapper à la porte de la maison familiale et a demandé après les hommes de la famille. Tout s’est passé très vite, sans raison, sans prévenir. Les gendarmes ont assuré à la mère que son mari reviendrait bientôt, qu’ils n’avaient que quelques questions à lui poser au poste. Il n’est jamais revenu. Son frère et son père non plus.

Elle regarde la feuille de papier en hochant la tête. Sa jambe droite s’agi te comme si elle avait un tic. Elle fait claquer sa langue, frotte ses doigts contre ses paumes. Tout son corps est habité d’un fourmillement ner veux. Ses yeux fixent le papier qui se trouve devant elle sur la table. En fin, elle articule à mi-voix : « M » et « A », « MA ». « M » et « A », « MA ». Une courte pause, puis elle articule timidement : « MAMA ».

Antonio a un examen aujourd’hui : l’épreuve de langue du deuxième tri mestre, au centre de formation du quartier industriel Polígono Sur à Séville, plus communément appelé « Las Tres Mil Viviendas », les tro is mille logements. Dans cette cité construite dans les années 70, où vi vent principalement des Gitans, il y a des rues où ni la police ni les étran gers n’osent plus pénétrer, où les audacieux sentent peser les regards sur eux et peuvent craindre le pire. Antonio se gratte la tête avec son crayon, fixe de ses grands yeux noirs le dictionnaire posé sur son bureau et respire bruyamment. Au bout d’un moment, il lève la tête, re

58 ÉDUCATION cuisinière (son ragoût de queue de bœuf faisait l’unanimité dans le vil lage) et vendu des cosmétiques. Elle n’a pas eu le temps d’apprendre à lire, et on ne le lui a d’ailleurs jamais proposé. Jamais non plus elle n’a eu un endroit rien qu’à elle où elle aurait pu rattraper ce qui lui avait été refusé dans son enfance. Et quand bien même l’occasion se seraitelle présentée, qu’elle n’aurait probablement pas eu le courage d’aff ronter les qu’en-dira-t-on et d’avouer qu’elle ne savait pas lire. Il y a quelques mois, pourtant, Chelo a réussi à surmonter sa hon te. Pendant 72 ans, les lettres sont restées des énigmes indéchiffrables et remplies de mystères, qui ne signifiaient rien pour elle. Un morceau de papier écrit ne représentait rien de plus qu’une feuille de papier blanc. Chelo ne sait pas ce que l’on ressent en lisant une lettre de l’homme qu’on aime. Jamais elle n’a été transportée par un poème de Federico García Lorca, jamais elle n’a pu s’évader par la pensée en lisant un ro man d’amour. Aujourd’hui, deux fois par semaine, elle suit un cours de lecture pour adultes proposé par le gouvernement à l’école du village, en compagnie d’autres femmes de son âge. Et elle s’exerce à la maison, armée d’un papier et d’un crayon, à former ses premières lettres qui, un jour ou l’autre, finiront bien par former des mots. «M » et « A », « MA ». Aujourd’hui, l’Espagne compte officiellement 700 000 analpha bètes. S’ils avaient tous le même âge que Chelo et ses camarades de clas se, quelques années suffiraient pour que le problème se résolve de luimême. Dans l’Espagne du XXIème siècle, on pourrait penser que tout le monde sait évidemment lire et écrire. En réalité, l’analphabétisme fait de la résistance au pays de Cervantes. Rien d’officiel toutefois, car il ne faudrait pas ternir l’image d’une Espagne qui a réussi, dès sa sortie de la dictature, à rejoindre les grandes nations de ce monde. Pourtant, à la périphérie des grandes villes où sont relégués les chômeurs, les pauv res et les étrangers, la lecture et l’écriture font figure de biens culturels très négligés.

OinotnA, érttelli te non sap etèbahplana li'uqsiup a étneuqérf elocé'l, es erèpseséd sèrpa nemaxe'l : « Ej sias eril, siam ej en sdnerpmoc neir ed ec euq ej sneic ed eril. Al erutcel en em tres cnod à neir, te ej sias à epiep erircé ». Li'uqsrol tircé, oinotnA esilitu sniom ed al éitiom sed sertteled tebahpla'l, te tnemelarénég snad el erdroséd. Stnecca, sno siagujnoc ed sebrev, sgitcejda, sebrevda, smon: tuot alec etser nu dnarg erètsym ruop iul. À tgniv sna, li a'n sap erocne ul nu leus ervil.

Antonio a été renvoyé de l’école à 15 ans, pour avoir cassé un ordinateur de la classe pendant un match de football. À cette époque, il savait à peine compter et connaissait tout juste son alphabet. Il n’est arrivé jusqu’à la troisième qu’à l’ancienneté. Antonio, comme presque tous ses amis, n’a jamais aimé l’école. Aux Tres Mil Viviendas, c’est dans les rues que la vie se passe. Tous les matins, sitôt ses parents repartis après l’avoir laissé devant l’école, Antonio faisait comme eux : il par tait dans la direction opposée, désertant les cours pour aller jouer au foot avec ses amis. Parfois, il était pris de doutes : peut-être avait-il tort de préférer le football à l’école, peut-être ses parents avaient-ils rai son de lui répéter sans cesse que la lecture et l’écriture étaient import antes pour son avenir. Mais il arrivait toujours à chasser ses doutes. Pour lui et ses amis, il fallait être idiot pour aller à l’école de son plein gré, il n’y avait que les minables du quartier pour se comporter de la sorte. Dans le petit monde d’Antonio, seule comptait la loi de la rue, la loi du plus fort. Et Antonio était bien décidé à s’y faire une place, sans se douter que c’était d’une place dans le monde qu’il se privait.

Antonio, illettré et non pas analphabète puisqu’il a fréquenté l’école, se désespère après l’examen : « Je sais lire, mais je ne comprends rien de ce que je viens de lire. La lecture ne me sert donc à rien, et je sais à peine écrire ». Lorsqu’il écrit, Antonio utilise moins de la moitié des lettres de l’alphabet, et généralement dans le désordre. Accents, con jugaisons de verbes, adjectifs, adverbes, noms : tout cela reste un grand mystère pour lui. À vingt ans, il n’a pas encore lu un seul livre.

59 LES SANS-VOIX DE SÉVILLE garde la professeure assise en face de lui et commence à feuilleter le de ses mains brunes, apparemment au hasard. Et puis il le referme, sans rien écrire. Il regarde sa voisine de bureau du même âge, qui noircit les pages d’une traite, l’air absorbé. Il tire sur son pull, l’ajus te, tourne la page devant lui et plisse les yeux comme si cela pouvait l’aider à déchiffrer les phrases. Finalement, il rassemble son courage, lève la main et dit : « Madame, je ne sais pas ce qu’est un adjectif ».

dictionnaire

ÉDUCATION

Les jeunes des Tres Mil Viviendas ne sont pas les seuls à avoir pris leurs aises. Tout le pays a fêté le jour où Felipe González a signé l’adhésion à l’UE en 1985. Pendant les trente années qui ont suivi, l’Espagne a été l’un des pays qui ont le plus emprunté auprès de l’Europe. Bien entendu, cette décision historique a contribué à consolider la démocratie nais sante et a assuré sa prospérité. Mais elle a aussi conduit ses citoyens, protégés par le parapluie financier de Bruxelles, à se réfugier dans la bureaucratie, à regarder passer les heures en faisant semblant de travail ler et à être payés à ne rien faire. Il faut avoir pris rendez-vous dans une mairie espagnole et déposé une demande auprès des services munici paux pour saisir pleinement la nature de la bureaucratie espagnole : la longue attente, qui souligne le pouvoir du fonctionnaire qui va vous re cevoir, les remarques désinvoltes de celui-ci sur tout ce qu’il a à faire et la chance inouïe qu’a le visiteur d’être même seulement reçu. Foncti onnaires comme usagers croulent sous d’innombrables paperasses pour la moindre broutille, qui nécessite d’interminables semaines d’attente. Il n’est donc pas surprenant que, dans une étude du Forum éco nomique mondial de Davos sur la productivité au sein de l’UE, l’Espag ne arrive en avant-dernière position, juste devant la Moldavie. Comment pourrait-il en être autrement, dans un pays où talents et compétences sont relégués au second plan et où le népotisme croissant pourvoit à la répartition des emplois ? C’en est au point que le Premier ministre en exercice lui-même, Mariano Rajoy, déclare sérieusement que, si un problème survient, ses concitoyens « n’ont qu’à regarder ailleurs ». Un con

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Pendant les récréations, Antonio va chez sa grand-mère, qui l’héberge pour soulager ses parents : avec ses trois jeunes frères et sœurs, ceux-ci ont déjà assez de mal à nourrir toutes les bouches. Souvent, il n’a plus envie de retourner à l’école, alors il passe chez son oncle pour manger un morceau et faire la sieste. Antonio mène une vie déréglée de vadrouille, de désœuvrement, de fêtes qui durent toute la nuit et de journées pass ées à dormir. Une vie qui n’est pas l’exception dans son quartier mais la norme. Une vie rythmée par le confort de ne rien avoir à faire. « Ces jeunes sont abrutis par notre système de protection sociale », explique Rosa Yáñez, une enseignante qui travaille dans le quartier d’Antonio. « Ils savent qu’ils obtiennent de l’État tout ce dont ils ont besoin pour vivre. Alors pourquoi s’en faire ? Ce dont les habitants de ces quartiers ont besoin, c’est d’éducation et d’intégration sociale, et pas de la manne apparemment inépuisable qui leur arrive de Bruxelles et les maintient dans un état de léthargie dont ils ne se réveilleront jamais. ».

61 seil qu’il a prodigué lors d’un rassemblement de jeunes et auquel il sem ble croire lui-même, car comment comprendre sinon la passivité dont il a longtemps fait preuve face au conflit catalan qui couvait depuis des années ? Comment comprendre que Rajoy, et avec lui un grand nombre de cadres du Partido Popular, le gouvernement le plus corrompu de l’his toire de l’Espagne, « regardent ailleurs » face aux procès pour corrup tion en cours ?

LES SANS-VOIX DE SÉVILLE

Un groupe de jeunes d’une vingtaine d’années croise les deux amis ; eux non plus n’ont pas grand-chose à faire, mais ils font la fête sans souci.

L’un porte un coq de combat sous le bras et affiche un très large souri re qui dévoile des dents grêlées de caries. Lorsqu’il voit Antonio ré pondre aux messages de Paco sur WhatsApp, il rit et dit : « J’ai eu de la chance qu’ils me mettent dans le centre pour mineurs, au moins là-bas j’ai appris à lire et écrire ». La bande poursuit son chemin, avec son coq énervé qui bat des ailes et essaie désespérément de se libérer. L’oiseau vient de gagner un combat : voilà la journée sauvée.

Il est midi, les rues sont presque vides, la plupart des habitants dorment encore à cette heure. Il rencontre Paco, un ami, qui lui tend son smart phone. Le jeune homme de 28 ans ne sait ni lire ni écrire. Antonio doit donc lui lire les messages de sa petite amie et y répondre du mieux qu’il peut, ou alors Paco répond par un message vocal. Sa petite amie ne doit pas savoir qu’il n’a pas de travail, et encore moins qu’il est analphabète.

En allant déjeuner chez sa grand-mère, Antonio rencontre « el Murciano », le « gars de Murcie », un jeune homme qui a déménagé dans le quartier il y a quelques mois, par amour. Devant le kiosque qu’il a installé avec son épouse, Antonio s’enquiert de l’état des affaires : « Quoi de neuf, Murciano ? Chelo, 73 ans, apprend à lire.

La déclaration de Mariano Rajoy a suscité un tollé sur les réseaux sociaux : « On connaît enfin le leitmotiv du Partido Popular. » - « Quel le mascarade ! » - « Tout s’explique. ». Car la déclaration de Rajoy veut aussi dire qu’il conseille de faire le poing dans sa poche. Tel chef, tels subordonnés. La majorité des Espagnols regardent ailleurs en perma nence et ne font pas grand-chose pour arrêter la corruption rampante qui gangrène l’Espagne à tous les niveaux, tous partis confondus. Et ils regardent aussi ailleurs quand il est question d’analphabétisme. Le lendemain, Antonio vient chercher sa copie. Insuffisant. Déçu, il n’a pas envie de rentrer directement chez sa grand-mère, de lui avouer qu’il faudra probablement attendre encore longtemps avant qu’il puisse com mencer sa formation de mécanicien. Il préfère traîner dans le quartier.

en tuev sulp rehcrehc ed liavart. Roup iouq eriaf?

- Je

- Jusqu’à

Xua serT liM sadneiviV, sel senuej es tneiov rivrse sèd el trapéd rus nu uatealp sout sel stneidérgni ud egamôhc. El euqnam noitacudé'd ne sel edia ne neir à ritros ed al etitep ellub ecnarre'd snad elleuqal sli es tons séllastin. Setrec, el egamôhc iuq av ceva a'n nier elbaérga'd, saim li tse etsuj zessa elbatrofnoc roup ertê elbatroppus. Sruojuot sulp el batrofnoc euq sel sertua snoitpo. Te siup, dnauq oinotnA te ses sima es tnecnal snad al ehcrehcer iolpme'd, li tiffus sli'uq tnecnonorp el mon ed ruel reitrauq ruop euq setuot sel setrop ruel tneuqalc ua zen. Tatlusér : enu eiv ed stitep snicral te ed stitep stoluob, enucua evitcepsrep te nu xuat ed egamôhc tnanisiova sel 07%.

Aux Tres Mil Viviendas, les jeunes se voient servir dès le départ sur un plateau tous les ingrédients du chômage. Le manque d’éducation ne les aide en rien à sortir de la petite bulle d’errance dans laquelle ils se sont installés. Certes, le chômage qui va avec n’a rien d’agréable, mais il est juste assez confortable pour être supportable. Toujours plus con fortable que les autres options. Et puis, quand Antonio et ses amis se lancent dans la recherche d’emploi, il suffit qu’ils prononcent le nom de leur quartier pour que toutes les portes leur claquent au nez. Résultat : une vie de petits larcins et de petits boulots, aucune perspective et un taux de chômage avoisinant les 70 %.

- Pourtant,

Ce ghetto isolé, exclu de la société sévillane, a été construit au début des années 70. À cette époque, les touristes commençaient à affluer

ÉDUCATION

Antonio ne veut plus chercher de travail. Pour quoi faire ?

OinotnA- Non. »

62 - Rien. Je garde la boutique. Et toi ? traîne. Il chauffe, le tiroir-caisse ? va. On ne peut pas se plaindre. Mais les nouveaux voisins ! Ils ne comprennent vraiment rien. Jouer de la musique à fond en plein milieu de l’après-midi. Impossible de faire la sieste. gens pensent qu’il n’y a aucune règle dans notre quartier. ce que quelqu’un s’énerve. dans les soirées, on se passe les bouteilles pour ne pas laisser traîner des gobelets en carton comme ces gosses de ri ches du centre-ville !- Çavaàl’école, Antonio ? - T’as- Non.du boulot ?

- Ça

- Les

Les pauvres et les gens simples, les sans-abris des berges du Guadal quivir, les marginaux, tous ceux qui pouvaient ternir l’image de la vil le auprès des touristes ont été refoulés vers les Tres Mil Viviendas.

dans les ruelles tortueuses de la vieille ville. Le conseil municipal de Séville a décidé d’embellir le centre en y installant des familles aisées.

Le plan a bien fonctionné. Aujourd’hui, le centre-ville de Séville est coquet jusque dans les moindres détails. Dans une rue, des boutiques soigneusement décorées voisinent avec des magasins de souvenirs ; dans une autre, les grandes enseignes de Zara, Mango ou H&M. À tout moment de l’année ou presque, les ruelles sont envahies de touristes qui font la queue devant le palais de l’Alcázar ou l’un des innombrables bars à tapas. Même le gitan du ghetto vient juste chanter sa chanson en vitesse, puis s’en retourne après avoir quêté quelques euros. Mais ceux qui font vraiment exploser le centre-ville, ce sont les Sévillans eux-mêmes. Pendant les préparatifs de la Semaine Sainte, en particulier, l’ivresse s’empare de la cité et de ses habitants. Les rues sentent l’encens, dans chaque église les gens nettoient énergiquement les statues de saints juchées sur leurs pasos, leurs autels portatifs. Les statues de Jésus sont vêtues de coûteuses tuniques de velours et cou ronnés d’épines. Les vierges (Virgen de la Macarena, de la Esperanza, de los Dolores...) sont drapées dans des robes de dentelle chamarrées, ornées de broches et de colliers de perles, leurs visages implorants en veloppés de dentelle aux fuseaux. Les décorations florales racontent l’histoire du Christ : les lys violets symbolisent la Passion, les œillets rouges le sacrifice, les roses blanches et les orchidées la pureté. Les cos taleros, les porteurs de la procession de Pâques, transportent les autels dans les rues étroites et devant les balcons renfoncés, des balcons qui se monnaient 2000 euros pour voir la procession de près pendant la Semaine Sainte, en toute sécurité tandis que la foule se presse dans les ruelles. Les groupes de musique répètent toute la nuit, au grand dam de ceux qui doivent se lever tôt le matin et pour le plus grand plaisir de tous les autres. Les tavernes ne désemplissent pas, la bière coule à flots, arrosant un défilé incessant de tapas de toutes sortes. Pendant les jours qui mènent à Pâques, un grand vent d’allégresse souffle sur la ville et les Sévillans en oublient presque la crise économique, qui tou che pourtant l’Andalousie plus encore que les autres régions. Comme s’ils voulaient recouvrir la dure réalité de leur quotidien d’un voile éc latant. On boit pas mal avec des amis pendant la journée, parce qu’à la maison, il n’y a que l’appartement sans chauffage qui attend. La culture espagnole de la vie dans la rue, c’est aussi de montrer ce que l’on

LES SANS-VOIX DE SÉVILLE 63

ÉDUCATION

Sur la façade d’une maison, l’artiste Repo a fait le portrait du cantaor Camarón de la Isla, l’une des grandes figures de l’histoire du flamenco. Assis sur une chaise en bois, il semble chanter en souriant, à sa manière bien à lui. Le chanteur est là pour rappeler que les talents les plus pro metteurs du flamenco andalou ont grandi à Las Tres Mil Viviendas. Dans le quartier, les enfants rencontrent le flamenco avant même de naître, lorsque leurs mères enceintes se mettent spontanément à chanter ou à danser avec leurs amies sur les places. Plus tard, certains enfants sont attirés par la guitare, d’autres par le cajón, d’autres encore par le chant et la danse. Il y a des jours où ceux de Las Vegas se rassemblent et se livrent corps et âme au flamenco. Ils oublient leurs problèmes un mo ment et le monde cesse d’exister quand le cante hondo, le « chant pro fond », déchire la nuit.

Mais si Camarón de la Isla pouvait regarder derrière lui, son sourire disparaîtrait devant le paysage de désolation qui se révèlerait à lui. En cette fraîche matinée de printemps, la brise promène les déchets de plastique et les bouteilles de Coca-Cola vides sur des places semées de mauvaises herbes. Dans les immeubles, les trous ont remplacé les fenêtres. Certains ont été murés avec des briques, mais en partie seulement, afin que les habitants puissent encore voir ce qui se passe de

64 n’a pas, voire de s’en vanter. Il y a quatre cents ans de cela, Miguel de Cervantes brocardait ce travers typiquement espagnol dans son Don Quichotte de la Manche par sa célèbre formule : « Beaucoup pensent qu’il y a du lard et il n’y a même pas de pieux ».

La belle façade de Séville, « la ville la plus touristique du monde », selon le guide « Lonely Planet » de 2018, s’effrite dès lors qu’un touriste se trompe de bus et part vers les Tres Mil Viviendas. Sur ses photos, qui saisissaient jusque-là les extraordinaires églises et autres monu ments du centre-ville, s’imposent peu à peu des signes de plus en plus flagrants de dégradation urbaine. Notre touriste remarque que les vo yageurs qui montent dans le bus sont habillés plus simplement, que les logos sur les sacs de courses s’effacent au fur et à mesure que le bus poursuit sa route. Il entend que les gens d’ici parlent une langue différente, comme si elle s’était encore plus éloignée du castillan que l’andalou des Sévillans : encore plus précipitée, encore moins articulée, encore plus lapidaire. Plus le touriste s’enfonce dans le quartier, plus la pauvreté culturelle s’affiche dans ses photographies. Et quand le bus pé nètre dans Las Vegas, le quartier le plus isolé et le plus malfamé des Tres Mil Viviendas, le touriste préfère ne plus prendre de photos du tout.

À Las Vegas, quand il pleut fort, des rues entières se trans forment en torrent à cause du réseau d’égouts défaillant. Les anciennes cages d’ascenseur croulent sous les ordures. Les habitants détournent les câbles électriques pour leurs propres branchements illégaux ; de toute façon, ils seraient bien incapables de payer la facture. Les rats cou rent les rues comme ailleurs les chiens. À Las Vegas, personne ne dé pose ses déchets dans les bacs prévus à cet effet ; certains jettent même simplement les sacs-poubelles par la fenêtre. Il n’y a plus de boîtes aux lettres, toutes été vendues aux ferrailleurs. Le facteur ne passe donc plus. À Las Vegas, chaque coin de rue a son « porteur d’eau », le mail lon le plus faible dans la hiérarchie des petits délinquants. Vêtu de lo ques, il porte un sac en plastique et fait mine de ramasser quelque cho se. Encore sous l’effet de son shoot de la nuit dernière, il fait passer le mot de code (cette semaine c’est « Coca-Cola ») dès qu’une patrouille de police est en vue. À Las Vegas, les travailleurs sociaux font du porteà-porte le matin pour réveiller les enfants qui doivent aller à l’école, parce que les mères ont depuis longtemps baissé les bras. Le taux d’an alphabétisme est de 26 %, un taux comparable à celui de la République démocratique du Congo, loin des 1,6 % du reste de l’Espagne. Pourtant, peu d’adultes suivent un cours de lecture, et encore seulement pour être autorisés à passer leur permis de conduire, dont ils ont besoin pour être soit ferrailleurs, soit conducteurs sur les marchés des villages alen tour, les deux professions les plus répandues à Las Vegas après dealer, prêteur sur gages et trafiquant d’armes.

LES SANS-VOIX DE SÉVILLE

En Andalousie, la lecture n'est plus un bien culturel valorisé.

65 hors. Camarón verrait aussi le feu autour duquel on fait passer les bou teilles d’alcool pendant les chants nocturnes et où les chanteurs et les danseurs s’abrutissent pour dormir pendant la journée.

Quelques tentatives d’améliorer les choses s’esquissent pourtant. Ma ría del Carmen Utrera, 39 ans, mère de deux enfants et, comme elle se définit elle-même, « professeur d’expérience de vie », est d’accord avec l’enseignante Rosa Yáñez. Elle ne comprend pas pourquoi les subven tions de Bruxelles continuent d’affluer dans le secteur immobilier, qui fait appel à des travailleurs venus d’ailleurs, au lieu d’être utilisées pour créer de nouveaux emplois dans le quartier. « Même les balayeurs de rue viennent de Séville », explique Carmen Utrera, qui travaille au bu reau du club de sport du quartier et enseigne la lecture et l’écriture à des femmes, jeunes pour la plupart, du lundi au mercredi. Tout a commen cé quand elle a constaté que les femmes du quartier avaient du mal à remplir les formulaires de demande d’aide alimentaire de la Croix-Rou

66 ge et laissaient leurs maris s’en occuper. Elle a décidé de faire quelque chose. Pour commencer, il a fallu faire comprendre aux femmes que c’était un problème de ne pas savoir ni lire ni écrire. Ensuite, il a fallu leur expliquer l’intérêt qu’il y avait à savoir lire. Enfin, il a fallu les faire sor tir de chez elles pour venir la voir au club de sport, juste au coin de la rue. Aujourd’hui, elle est extrêmement fière quand l’une de ses élèves vient la voir et lui montre sa première liste de courses. Quique, 36 ans, lutte également contre l’analphabétisme. Chaque jeudi matin, il observe la foule lorsque le marché forain arrive à Las Vegas. Ici, étalées sur des toiles, on trouve des chemises d’homme pour un euro, des jupes pour deux, des robes du soir pour trois. Les vendeurs n’utilisent que des prix entiers en euros afin que les calculs ne soient pas trop compliqués. Mais Quique n’est pas venu faire ses courses : il cherche de jeunes chômeurs. Pour les appâter, il se donne l’allure d’un gitan avec sa guitare. Après quelques chansons, il gagne la sympathie de quelques garçons et réussit à les convaincre de participer au program me conjoint de promotion professionnelle à l’école voisine. Faut-il être inscrit au chômage ? Quelles sont les différences entre les contrats de travail ? Qu’est-ce qu’un e-mail ? Ah bon, je peux lire les mails avec mon smartphone ? Qu’est-ce qu’un CV ? Pourquoi faut-il un CV pour être em bauché ? Ces questions, et bien d’autres encore, les jeunes les lui po sent parce qu’ils ont abandonné l’école pour se marier alors qu’ils étai ent encore adolescents et vivent de petits business improvisés dans la rue. La rue, c’est probablement là que vivra Antonio, lui aussi. Il a ab andonné le cours de lecture. Pourtant, il gronde sévèrement sa petite sœur lorsqu’elle ne veut pas aller à l’école, mais il est un piètre modèle. Il a même changé son numéro de téléphone pour ne plus recevoir d’ap pels de ses professeurs. Sa professeure en sait long sur ces situations de vie. Elle n’a plus qu’à faire preuve de patience et à espérer qu’Anto nio revienne à la raison et prépare au moins un diplôme d’études secon daires. Il n’y a pas grand monde qui y parvienne dans le quartier d’An tonio, comme en témoigne la part des habitants qui parviennent jusqu’à l’université : à peine un pour cent. Peut-être que l’arrivée de nouveaux analphabètes va faire bouger les lignes. Les migrants africains, eux non plus, ne savent souvent pas lire ni écrire. Mais une chose les distingue d’Antonio et de ses semblables : eux rêvent d’un avenir meilleur.

ÉDUCATION

Chelo, dans son village andalou, n’a pas encore abandonné. Au contraire, le cours a tout changé et elle reprend vie. Elle va désormais en

Elle mène une vie tranquille dans ce village semblable à tant d’autres villages andalous, où vivent des gens simples et rusés qui, bien qu’ils ne vivent pas dans un ghetto où ils se sentiraient constamment surveillés, se racontent de maison en maison les petites affaires de tout le monde, jusqu’à ce que l’ennui les gagne et qu’ils aillent expier tous leurs ragots à l’église en égrenant leurs chapelets. Dans le village de Chelo, le taux d’abandon scolaire est élevé parce que les parents se di sent : « Si notre petit ange n’aime pas aller à l’école, ne le forçons pas à y aller ». Le chômage atteint un niveau record, mais personne ne s’en inquiète car les habitants peuvent nourrir l’espoir d’être un jour emplo yés par l’administration, comme s’il n’existait pas d’autre métier que celui de fonctionnaire. Et cette chance-là ne dépend pas de l’éducation, mais bien plutôt de la famille. Si la famille est nombreuse, les politiciens locaux sont assurés de disposer de plusieurs voix pour leur réélection.

Dans ce village andalou, les bars ne sont pas aussi fréquen tés qu’à Séville, sauf l’été où les touristes viennent de Madrid et de la moitié de l’Europe, et le dimanche où les familles vont y manger, cer taines juste pour montrer qu’elles peuvent se payer le restaurant. Les enfants sont tellement bien habillés qu’on leur interdit d’aller jouer dans la cour pour éviter qu’ils se salissent. Dans ce village andalou, les bancs du front de mer sont disposés de telle sorte qu’on se retrouve le dos tour né à la mer, face aux les immeubles, comme si les autorités voulaient éviter que quiconque soit tenté de contempler de nouveaux horizons. Peut-être ces bancs sont-ils un symbole de l’esprit des villageois qui, malgré l’absence d’emplois, préfèrent fuir les nouvelles tâches que s’y atteler. Avec un peu d’imagination, on peut voir aussi dans les bancs re tournés une vengeance sur la mer, qui ne déverse plus, depuis long temps, autant de poissons qu’autrefois, mais de plus en plus de réfu giés du Sahara. Il est bon pour l’économie locale que les touristes, qui ne n’intéressent généralement pas à ces considérations, continuent à venir pour la célèbre vie nocturne et pour le vent qui souffle ici comme nulle part ailleurs en Europe. Les gens d’ici ne l’aiment pas beaucoup, ce vent. Et l’école est très proche de la plage où il souffle encore plus fort. Mais Chelo et ses

67 classe trois fois par semaine. Avec ses nouvelles amies, elle prévoit des excursions pour déguster des vins, visiter des châteaux ou, tout ré cemment, voir la comédie musicale El Rey León à Madrid. Elle fait par tie du groupe de gymnastique, ce qui soulage enfin son arthrite. L’aprèsmidi, lorsqu’il n’y a pas école, les femmes se retrouvent pour tricoter et le soir, à la maison, Chelo s’adonne à son passe-temps, la calligraphie.

LES SANS-VOIX DE SÉVILLE

copines sont trop fortes pour que le vent les chasse. Il est vrai qu’elles restent parfois à la maison parce que leur vieux corps les tracasse, mais elles appellent ensuite les autres pour rattraper les cours. Le nombre d’élèves est même en augmentation. Depuis peu, des femmes plus jeu nes ont décidé de surmonter leur honte. Elles veulent toutes connaître plus que le nom des lettres. Elles veulent comprendre le bulletin que leurs enfants rapportent tout contents de l’école. Elles veulent lire des histoires à leurs petits-enfants avant de les mettre au lit. Elles veulent faire des calculs elles-mêmes. Et elles veulent aussi explorer enfin les nouveaux mondes révélés dans ces livres qui leur étaient si mystérieux jusque-là. Et surtout, elles ne veulent plus avoir à se taire en société de peur de se ridiculiser dès qu’elles ouvrent la bouche.

Chelo a un but plus important encore : elle écrit un poème pour l’anniversaire de sa fille. Pour elle, à plus de soixante-dix ans, la feuille cesse enfin d’être un simple morceau de papier blanc.

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69 PLUTÔT PLUS QUE MOINS Selon l’Unesco, il y a dans le monde 750 millions d’analphabètes, dont deux tiers sont des femmes. Si ces femmes savaient lire et écrire, la mortalité in fantile serait réduite d’un sixième, la mortalité maternelle de deux tiers et les mariages d’enfants d’un tiers. Dans les zones de conflit comme le Soudan du Sud, l’Afghanistan, le Yémen et la Syrie, l’analphabétisme touche trois jeunes sur dix. L’Unesco estime que l’analphabétisme chez les jeunes pauvres du monde entier ne sera pas éradiqué avant 2072. De leur côté, les pays dévelop pés ont un problème d’illettrisme et d’analphabétisme fonctionnel, c’est-àdire que des personnes qui ont suivi la scolarité obligatoire sont encore inca pables de lire ou d’écrire des phrases simples. En Suisse et en Allemagne, dix à quinze pour cent de la population sont illettrés.

TROP C’EST TROP Cette année, l’Espagne a affecté 2,6 milliards d’euros du budget de l’État à l’éducation. Rien à voir avec l’argent de la corruption qui coule dans les poches de certains Espagnols. Selon casos-aislados.com, une initiative pri vée, les dommages économiques causés par la corruption dans le pays de puis 1981 s’élèvent à 204 milliards d’euros. Ce total a été obtenu à partir d’une liste de 370 affaires. Le parti au pouvoir, le Parti Populaire (PP), est en tête du classement avec 190 dossiers, suivi par le Parti socialiste des travailleurs (PSOE) avec 65 affaires. La famille royale figure également sur la liste. La plus grosse fraude à ce jour, d’un montant de trois milliards d’euros, est allée dans la poche d’Oleguer Pujol Ferrusola, fils de l’ancien président de la Catalogne. En Andalousie, où nous avons mené notre enquête, le PSOE au pouvoir a détourné près de trois milliards d’euros par le biais de formati ons fictives (dont plus d’un milliard d’euros de fonds européens).

RocíoL’AUTRICEPuntas

Bernet, membre de la rédaction de Reportagen depuis sa création, s’est un jour étonnée de l’étonnement d’une amie qui ne pouvait pas croire à quel point l’analphabétisme est encore répandu en Espagne aujourd’hui. Elle s’est interrogée sur la prolifération de l’illettrisme dans les quartiers pauvres de Séville : « Que certains soient illettrés, comme l’est Antonio, c’est une chose. Mais que, dans un pays comme l’Espagne, des jeunes ne sachent pas lire du tout, cela m’a choquée. ».

Autre article de cette autrice : #57 Sushi aus dem Käfig

CONTEXTE

70 RUBRIK CommentenChicagodessins papier et crayon m’ont ouvert les portes du rude West Side. CHRISTOPH FISCHER

Dans le cadre d’une bourse d’études de quatre mois, je suis parti dessiner dans le West Side de Chicago, une zone de la ville particulièrement dégradée à certains endroits. Je me trouve à East Garfield Park, un quartier de 21 000 habitants – afro-américains à plus de 97 %. Selon les statis tiques, on y enregistre l’un des taux les plus élevés de crimes violents à Chicago. J’habite pour ma part dans le quartier branché de Wicker Park, à seulement dix minutes à vélo. Les disparités sociales sur une si courte distance sont néan moins frappantes. On devine un état de santé très précaire chez de nombreux passants. Les rues sont défoncées, les portes et les fenêtres de nombreuses maisons sont condamnées.

Carnet de croquis en main, je m’arrête sur l’avenue Kedzie et commence à dessiner la station du métro aérien. Des junkies sont assis sur le muret derrière un terrain vague. Leurs dents sont abîmées à force de fumer du crack, jusqu’aux gencives pour certains. Des mouettes fouillent les sacs en plastique qui jonchent le sol.

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Une voiture s’arrête devant moi : un homme blanc, qui appartient manifestement à la classe moy enne, se trouve au volant. La sueur perle sur son crâne rasé. Il y a une corde à sauter sur le siège passager. Il voudrait que je lui dessine les gratteciel de Chicago, pour le bureau de sa petite amie. Puis il demande : « Mais vous dessinez quoi ici ? Des zombies, hein ? »

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Beaucoup partagent d’ailleurs son incompréhen sion : pourquoi ai-je choisi le West Side ? Quelqu’un me propose d’aller plutôt dessiner les gratte-ciel du centre-ville. Il me servirait d’« agent », je ferais le portrait des passants et nous partagerions les bénéfices.

Un jeune vendeur de cigarettes à l’unité mal habillé feuillette mon cahier de croquis et s’exclame, stupéfait : « Look at that! He’a real nigga’! » (ce qui signifie plus ou moins : « Regarde-moi ça ! C’est vraiment un gars du coin ! »).

75 Sur Grand Avenue, une silhouette publicitaire représentant un barbu à la peau claire se dresse sur le toit d’un atelier de réparation de voitures. Lors de mon retour, quelques mois plus tard, il n’en reste que les jambes. Une tornade a balayé le haut du corps pendant l’été. Un homme jette un œil à mes dessins et conclut : « God gave him talent! » Je lui réponds : « Oui, peut-être, mais c’est aussi beaucoup de travail. » Énervé, il répète : « Non, pas peut-être. C’est un don de Dieu ! »

Goldie, qui m’a déjà croisé, m’a reconnu et gare sa voiture. Nous commençons à parler, je lui de mande comment il arrive à joindre les deux bouts avec son job de DJ amateur. Il me répond que c’est facile : recevoir une pension alimentaire, des bons d’alimentation et une carte médicale ne pose aucun problème. Une condition: vivre ici, dans le West Side, sans devoir fournir de justificatif pour prouver la nécessité de l’aide de l’Etat. Goldie m’emmène dans la maison de ses parents. Le plus souvent, il vient là pour s’assurer que personne ne squatte les lieux. Le lendemain, Goldie m’attend dans la rue adja cente, il veut que je le dessine sur le tas de gravats d’une maison effondrée. L’un des habi tants, qui passe par hasard, nous lance : « Ce n’est pas une bonne idée de dessiner ici ». Genti ment, mais avec insistance. Quand je demande pourquoi à Goldie, il me répond qu’il y a du trafic de drogue dans la rue. Une patrouille de police en maraude trouverait immédiatement suspecte la présence d’un homme blanc dans ce quartier. Parce que les Blancs ne viennent ici que pour acheter de la drogue. Goldie me demande de faire son portrait devant le mur peint de l’école, à l’angle de Chicago Avenue et de Pulaski Road. Il me pose beaucoup de questions sur la Suisse. Il se demande si de tels quartiers existent aussi en Suisse, si le service de collecte des ordures est aussi équipé de camions à pompe hydraulique, comme celui qui passe devant nous. Goldie me dit qu’il s’absente deux minutes pour aller chercher ses cigarettes dans sa voiture, mais ne réapparaît pas.

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Je dessine une Chevrolet 69, rouge avec des jantes de 26 pouces, garée devant une station de lavage couverte. Je montre mes dessins aux employés du « Touch Hand Car Wash », ils sont étonnés et m’invitent à entrer dans le bâtiment lugubre. Sur le mur, à côté des prix peints à la main en lettres jaunes, vertes et bleues, on peut lire « Drogue strictement interdite ! ». Laver, cirer et polir. Des voitures ou des chaussures. Il n’y a pas de clients ce soir-là et les employés regardent la télévision pour passer le temps. Denis, le propriétaire, a dû réduire l’effectif de 22 à 9 personnes en un an à cause de la crise. Un coiffeur ambulant passe et coupe les cheveux des hommes au milieu de la ligne de lavage vide. Deux employés regardent la télévision pendant que je les dessine. J’essaie de deviner ce qu’ils regardent en me fiant à ce que j’entends et à l’expression des visages. Il y a d’abord un reportage sur Donna Simpson, l’Américaine qui veut devenir la plus grosse femme du monde et se gave pour y arriver. Puis un feuilleton sur un Af ro-Américain émigré en Afrique, sa véritable « patrie », comme l’explique le personnage princi pal sur un ton plein de promesses et d’emphase. Les deux laveurs de voitures, fatigués et légère ment ivres, commentent tout ce qu’ils voient. L’un d’eux s’exclame, à propos d’une publicité : « Ils n’ont pas le permis de tuer, mais de blablat er, ça oui. » 78

« Outfit ! Outfit ! » crie Freeman, le vendeur. Il me croque spontanément le portrait au stylo à bille sur un bout de carton. « Est-ce qu’il y a autant de Noirs qu’ici en Suisse ? », demande Freeman. Il n’a pas grand-chose à faire dans ce centre commercial. Alors parfois, dans la galerie presque vide, il essaie d’attirer l’attention des rares flâneurs sur sa marchandise – et sur lui par la même occasion. Du moins l’attention des femmes, auxquelles il lance systématiquement un commentaire coquin sur leur derrière.

Je demande à plusieurs personnes si l’escalier est bien celui qui mène au centre commercial souterrain dont on m’a parlé. L’entrée a plutôt l’air d’une sortie de secours. En bas pourtant, j’aperçois un couloir très éclairé. Sous la lumière artificielle, des vendeurs de vêtements occupent une douzaine de stands et semblent s’ennuyer en attendant les clients. Outre des vêtements dernier cri et hors de prix, les boutiques propo sent des bijoux et des accessoires hip-hop.

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On y trouve des pitbulls hargneux, d’innombra bles variantes de crânes, des loups hurlants, des dauphins colorés, des cygnes, des papillons aux ailes ornées de têtes de mort, des corps criblés de balles, des cœurs en fil de fer barbelé…

Un jeune client qui sort du salon, un bras fraîche ment bandé, me demande si je peux lui dessiner un corps avec des bras et des jambes coupés. Je pense spontanément à un dessin de Goya, de la série « Les Désastres de la guerre ». Tracey, une employée du salon de tatouage, pose en appuyant son bras entre Mankrey et Jimmie, le pro priétaire. Il me confiera plus tard qu’il a fait agrandir le dessin dans un magasin de photocopie et l’a accroché chez lui au-dessus du canapé. La galerie est entièrement gérée par des Coréens. Même la jeune vendeuse de hot-dogs est origi naire de Corée du Sud. Dans son petit stand coincé entre les escaliers, elle vend sans doute les repas les moins chers de Chicago. Une portion de frites coûte un dollar, une canette de Coca 50 cents. Lorsqu’il n’y a pas de clients - ce qui est générale ment le cas -, elle traduit en coréen une sorte de « bible de la pensée positive » rédigée par un gourou dont le discours est teinté d’accents religieux. Elle trouve que dans mes dessins, les gens ont l’air extrêmement sérieux, triste, en colère même. Elle remue la tête et dit : « Tu as peut-être un cœur de pierre ? » Elle décroche un calendrier coloré du mur, me montre une pein ture kitsch représentant des femmes vêtues de robes vaporeuses en train de récolter du maïs en Provence, et me conseille de me tourner plutôt vers ce style. Elle commente mes croquis du salon de tatouage d’un « Dieu n’aime pas les tatouages ». 82

La galerie commerciale souterraine abrite aussi le salon de tatouage de Jimmie, couvert du sol au plafond de modèles de tatouages très colorés.

Sur le parking poussiéreux devant le « Food & Liquor Store 111 », deux frères corpulents, tous deux âgés d’une trentaine d’années, pati entent dans une vieille camionnette Chevrolet. Ils attendent la sortie de l’école pour récupérer leurs enfants. Non loin de là, dans une rue parallèle, le toit d’un semi-remorque s’encastre dans la structure porteuse du métro aérien pendant que je dessine Moose-Man. 84

Les deux frères me proposent d’apporter le dessin chez eux. Moose-Man veut préparer des spa ghettis pour tout le monde le lendemain soir. « Nous sommes amis pour la vie si tu me dessines ! », s’exclame-t-il.

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Le lendemain, je me rends à Walnut Street, là où vit Moose-Man avec sa femme Rabbit, âgée de 28 ans, qui attend leur treizième enfant pour l’été. Je suis accueilli par la dynamique grand-mère Rosie, exubérante et un peu ivre. Elle me demande de faire son portrait devant ses trois perruches et me compare à « Leonardo di Caprio dans Titan ic » lorsqu’il dessine son amoureuse.

À un moment donné, Rosie se gratte la tête et demande : « Et comment s’appelle l’autre Leonardo, déjà ? ». « Da Vinci », lui dis-je. Elle éclate d’un rire approbateur et tape sa paume dans la mienne.

Tout à coup, Michael, quatre ans, se réveille, me fixe de ses yeux écarquillés, me demande « Tu es blanc ? », puis se rendort.

Moose-Man me fait visiter sa maison et m’en traîne à l’étage supérieur. Nous pénétrons dans une pièce sans meubles. Cinq enfants dorment sur deux matelas empilés l’un sur l’autre. « Mes enfants », dit-il. Il ajoute que je peux dessiner ici sans problème puis quitte la pièce. De manière totalement inattendue, je me retrouve dans cette pièce, bercé par le souffle et les légers sifflements de la respiration des enfants. La situa tion est si touchante que j’ai envie de prendre mon temps, de ne pas finir ce dessin trop vite.

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Tante Angel coiffe Derenika de fleurs en plastique multicolores. À chaque mouvement de l’enfant, des diodes électroluminescentes font clignoter ses sandales en caoutchouc. « Les Blancs sont des gens bien aussi », l’ai-je entendu dire une fois 88 à Derenika. Une fois par jour, le salon est vidé à coups de pelles à neige et de râteaux. Tout ce qui traîne y passe, vêtements, chaussures et ca nettes de bière confondus.

Pendant que les enfants sont à l’école, Moose-Man est souvent à l’étage en train de faire une partie de basket hyperréaliste avec ses collègues ou sa femme sur le téléviseur à écran plat. La pièce est parfois assez enfumée. La marijuana flotte dans l’air, surtout lorsque des amis sont de passage.

89 Mike-Mike, le frère de Moose-Man, aime bien ce dessin parce que ses formes imposantes dis paraissent presque entièrement dans les coussins du canapé.

« Fat » Mack est de passage aujourd’hui. Pour plaisanter, on me présente comme l’artiste attitré de la maison. Fat Mack veut que je lui tire le portrait, une authentique « Olde En glish » à la main en lieu et place de la mauvaise bière qui tente de l’imiter. Une montre est cousue sur le devant de sa casquette et juste en dessous, les lettres de son surnom « Fat Mack » sont incrustées de faux diamants. Une grille en or, prothèse dentaire amovible, orne ses dents. 90

Un grand nombre de parents proches, d’amis et de voisins vont et viennent. Il est difficile de dire qui vit ici en permanence et quels sont les liens avec la famille. Moi aussi, j’en fais presque partie maintenant. Pendant près de deux semaines, je passe tous les jours pour dessiner. Si quelqu’un a envie d’une cigarette, il cherche le seul téléphone portable de la maison, appelle le vendeur de cigarettes à l’unité qui tourne dans le quartier et attend qu’il sonne.

Mamie Rosie dort pendant que le petit Michael, hyperactif, a du mal à se taire et que Derenika joue avec sa sœur Francis, un an, une pince à spaghetti à la main. Quand Rosie ne dort pas, c’est elle qui maintient le calme et l’ordre. Si les enfants ne veulent plus obéir, elle fait du bruit à l’étage, jure et appelle Moose-Man, le père des enfants. Bien souvent cependant, Moose-Man –certainement absorbé par un jeu vidéo – n’appa raît pas et les menaces se perdent dans le vide.

Lorsque je leur rends visite deux mois plus tard, Rosie me montre l’impact d’une balle de revolver au-dessus de la fenêtre centrale. Tirée de l’ex térieur, la balle s’est logée dans le châssis de la fenêtre alors que quelqu’un dormait dans le fauteuil juste en dessous. Une dispute avait éclaté entre voisins. Rosie explique que cette rue est le théâtre d’une fusillade une fois par an, puis le calme revient pendant une assez longue période.

Elle rêve d’avoir son propre appartement dans un ensemble de logements sociaux situé dans un quartier plus calme du nord de la ville, pour lequel elle a déposé une demande.

À certains endroits du West Side, on a placé des autocollants représentant le visage d’un enfant assorti du message : « Ne tirez pas, je veux grandir ici ! » Au cours de mes sorties, je ne me suis jamais vraiment senti en danger, mais je me demande quand même régulièrement si je suis bien en sécurité ici. Un jour, dans un accès de folie, un adolescent a bondi devant moi en pointant son arme dans ma direction, le sourire aux lèvres. J’ai entendu les clics du déclencheur, ce qui m’a étrangement calmé, car je pensais que cela signifiait que l’arme n’était pas chargée. Par deux fois, j’ai offert un dessin original que j’avais pu photographier au préalable en échange de ma sécurité.

Lorsque les gens se montraient soupçon neux, c’est parce qu’ils pensaient que j’étais peut-être un enquêteur sous couverture. Une fois, quelqu’un a tâté mon pull pour vérifier si je ne portais pas un badge de la police.

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DT vit chez ses parents, à quelques maisons de celle de la famille que je dessine. Il a deux enfants. Le nom de sa fille est tatoué sur le dos de sa main. Du balcon de son appartement, on peut voir le sommet de la Tour Willis (l’ancienne Sears Tower), la plus haute tour de Chicago. Un jeune pitbull de quelques semaines est attaché à la rambarde en bois. DT a fait la route jusqu’en Iowa pour aller chercher ce chien de race. Dans sa chambre, des copies de mes dessins – qui le représentent lui ou ses proches – sont collées sur le miroir de l’armoire. Je les ai échangées contre un CD de son groupe, Paperwork. Lorsque je parcours le West Side à vélo, je trouve toujours une multitude de CD de hip-hop ou de musique mexicaine nostalgique abandonnés sur la route. 94

Moose-Man m’invite à un barbecue sur les marches en bois de l’arrière-cour. Une montagne de viande attend sur d’immenses plateaux en aluminium. J’ai un mouvement de recul au mo ment où Mike-Mike verse la moitié de la bouteille de liquide d’allumage sur les flammes. On ne mange pas ensemble, ni même à table. La maison n’en a pas de toute façon, à part une table basse en verre. Les deux immenses canapés du salon et les matelas superposés de l’étage sont les seuls meubles. Je ne vois pas de jouets non plus. Un écran plat fendu sert de stéréo. Les enfants mangent assis à même le sol de la cuisine. À main nue, Keshari essaie d’attraper un petit cancrelat qui disparaît sous l’un des deux énormes réfrigérateurs. Leur repas terminé, les petits renversent le contenu de leur assiette à moitié vide sur le sol. Après chaque repas des enfants, on passe la serpillière sur le sol. Avec une cuillère à café pour tout couvert, j’aspire mes spaghettis à la bolognaise servis dans un bol avec une aile de poulet grillée et un morceau de poisson. En partant, j’aperçois mon dessin sur la porte d’entrée. On y voit les nombreux enfants de Moose-Man. Mamie Rosie me crie en riant d’être prudent sur le chemin du retour : après tout, elle voyage avec moi dans mon carnet de dessin. 96

Coire ROMANA GANZONI Au début, Coire, c’était la rue de la gare, la Bahnhofstrasse. Dissimulée derrière les montagnes, à l’écart du rude climat habituel, Coire, c’était un « boulevard » pour les femmes venues défiler, du moins sur les pre miers mètres. Quand ma mère me racontait ses rendez-vous chez le coiffeur dans la Bahn hofstrasse chaude et ventée, je m’imaginais une rue pleine de vie et ouverte à tous les pos sibles, une avenue cinq fois plus large et dix fois plus longue que la Via da la Staziun à Scuol. « Tu dois rester là pendant des heures », disait ma mère, « on te malmène, on te griffe et on te brûle le cuir chevelu, mais à la fin, quand tu te vois dans le miroir, tu rayonnes avec ta coiffure à la Farah Diba. ‘Magnifique !’, dis-tu, puis tu payes et remercies la coif feuse, mais à peine as-tu mis un pied dehors que le fœhn a tout emporté. Ta coiffure est fichue. » Puis, elle se mettait à rire. À l’école maternelle, je ne connaissais pas ce phénomène météorologique, je pensais au fœhn comme à un jouet. Dans mon imagination, il grandissait jusqu’à atteindre la hauteur des façades et poussait dans un souffle les belles dames et demoiselles des années soixante vers les rails, les montagnes et enfin la maison. Jusqu’à la fin de la maternelle, Coire évoquait pour moi la laque du coiffeur et le thé du Café Maron. Sur la Bahnhofstrasse, où le ma nège m’attendait, ma mère se promenait le sourire aux lèvres. Mais au printemps de ma première année d’école, tout avait disparu, comme balayé par un fœhn dévastateur. Après cela, il n’est plus resté qu’un seul bâtiment à Coire : l’hôpital cantonal. J’avais sept ans, quand mon ami, voisin et protecteur âgé de dix ans est mort. Ils étaient venus le chercher encore en vie au village et l’avaient ramené de la ville dans un cercueil. À cause d’un saig nement de nez abondant ? « Le crabe », avaisje entendu à l’époque. Dans la rivière, j’avais trouvé une écrevisse. Comment cette sorte de crabe aurait-elle survécu dans sa poche ? Dans l’ambulance. Sur le col de montagne. Sans eau. Pour moi, cela ne faisait aucun doute, les habitants de Coire avaient la mort de mon ami sur la conscience. D’ailleurs, ils 98

Je me rends dans toutes les librairies, aux Archives de l’Etat, à l’Institut du Dicziunari Rumantsch Grischun (Dictionnaire du ro manche des Grisons), à la radio et au journal, au théâtre de Coire, au Bündner Kunstmu seum (Musée d’art des Grisons) et aussi à la bibliothèque cantonale. C’est là que j’ai ré cemment reçu le Prix de la littérature des Grisons. Le prix le plus important de ma vie, je l’ai reçu à Coire. Aujourd’hui, en tant qu’adulte, mon plus grand plaisir est d’aller au restaurant Calanda pour y déguster un bon poulet fermier. Un plat que l’on ne peut sa vourer que le soir, sur réservation.

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n’avaient pas non plus été en mesure de sau ver mon père vingt ans plus tard lorsqu’on le conduisit à l’hôpital cantonal. Mais, lui au moins, il n’en était pas revenu complètement mort. Il était resté assis dans le salon, muet, deux mois durant. Et dix ans après, ce fut mon fils de deux ans que j’accompagnai en ambulance à travers le col. Mon enfant a survécu, Dieu merci. Ma grand-mère Lina, que l’on surnommait « Nana », habitait à un quart d’heure de Coire, à Zizers. Là-bas, où ma mère a grandi, on dit Chur et Chäs et non Khur et Khäs . Lorsque Nana Lina se rendait à Coire, elle se faisait toujours un chignon tiré qui restait toujours impeccable, que ce soit par temps de fœhn ou de grêle. Elle pouvait ainsi descen dre la Bahnhofstrasse en toute confiance. Mais elle préférait la remonter. Pour se rendre chez Disam et admirer les bijoux qu’elle ne pouvait pas s’offrir, ou chez Pedolin, pour ses articles textiles.

Konrad a forgé nos alliances et celles de la rentrée scolaire de nos trois enfants, il est devenu un ami proche de la famille, et désor mais c’était lui, l’habitant de Coire, qui prenait toujours le train pour venir nous voir en Engadine. Je viens régulièrement à Coire, et cela fait bien longtemps que j’ai été admise dans le cercle culturel et urbain de cette ville.

De nombreux chemins menaient à Coire. Parmi eux, l’autoroute sur laquelle ma mère fit son premier trajet inaugural, deux jours après avoir réussi son examen de conduite.

Assise sur le siège passager, Nana qui ne cherchait qu’à rendre service avait alors cru bon de déplier son mouchoir aussi grand qu’un lange pour chasser la grosse mouche qu’elle avait aperçue sur le pare-brise. Ma mère s’était mise à crier, et moi aussi, depuis le siège arrière, ce qui avait eu pour effet de renforcer l’empressement de ma grand-mère à chasser le bourdon. Arrivées à Coire, fille et petite-fille étaient en état de choc. Lina, quant à elle, avait seulement dit « Alors voilà... » avant de sortir du véhicule, parfai tement sereine. Ce n’est que sur l’escalator le plus beau du monde, au Vilan, que je repris mes esprits. Je trouvais les montées et les descen tes paradisiaques, même si les nombreux at traits du grand magasin me donnaient sou vent le vertige. Autres souvenirs marquants de l’époque, les tampons de la papeterie Koch, dont ma mère avait besoin pour son magasin de sport. « Payé », disait l’un d’eux de manière extrêmement rassurante. Peutêtre est-ce pour cette raison que je com mande encore chaque année mon calendrier papier chez Koch. En revanche, je n’allais jamais à la librairie. Je connaissais son nom, car ma mère avait l’habitude de le prononcer avec beaucoup d’admiration : Schuler. Mais pour moi aussi, ce lieu était des plus mystérieux, à la fois noble et étrange, un endroit où n’avait rien à faire une gamine mal élevée des montagnes.

Au collège, j’ai découvert que la librairie Schuler livrait aussi par la poste. J’ai commandé Iphigénie en Tauride (en allemand : Iphigenie auf Tauris) et deux livres de savoir-vivre. Après les avoir lus, je me suis sentie véritablement gênée vis-à-vis de mes parents. Lorsque j’ai lu pour la première fois mon propre livre chez Schuler, je me suis demandé si j’avais vraiment le droit de faire ça. Ma mère et moi avons continué à aller chez Pedolin, comme le faisait Nana, et après la faillite de Disam, nous avons trouvé Konrad Schmid, qui nous connaissait, mon mari et moi, avant même que nous nous connaissions.

100 Il y a peu de temps, du moins à l’échelle de l’évolution géologique, un remblai naturel a été créé par un énorme éboulement survenu dans la région de la Totalp, au-dessus de la vallée de la Landwasser. Le lac de Grossdavos y a pris place et bientôt des deltas se sont formés, entraînant la subdivision du lac. Ce phéno mène a aussi eu pour effet de changer le sens d’écoulement de la Landwasser dans la vallée : 20 000 ans plus tard, les strates des vallées latérales témoignent encore de l’inversion du cours de la rivière. À partir du XIIe siècle, la vallée a été coloni sée par les Walser, et au XVe siècle, elle a vu se former la Ligue des Dix-Juridictions, missi onnée pour défendre la région contre l’expan sion des Habsbourg. Les localités de DavosDorf (Davos-Village) et Davos-Platz (DavosPlace) s’y sont ensuite développées, séparées pendant longtemps par une frontière naturel le, le cours d’eau de la Schiabach, aussi syno nyme d’avalanches en hiver et d’éboulements et de glissements de terrain en été. Des siècles durant, la forêt de montagne a quant à elle été menacée par les brûlis et les installations minières. Aujourd’hui, elle protège la ville la plus haute d’Europe contre la neige qui tombe encore en masse sur Davos en hiver. De par sa couleur sombre le manteau forestier absorbe aussi la lumière du soleil et con tribue à dissiper la masse d’air froid qui se forme au-dessus de Davos en hiver. Au début, les premiers touristes ne venaient à Davos que pour de courts séjours. Mais très vite, la ville a vu affluer des personnes atteintes de la tuberculose, qui y séjournaient pendant de plus longues périodes. C’est à cette époque que fut découverte l’action antiseptique du soleil, et que l’on se mit à construire des sana toriums, à aménager les hôtels en conséquence, à développer l’héliothérapie, avec la cons truction de pavillons solaires pivotants. En 1882, le bacille de la tuberculose fut découvert à Berlin, la même année débuta la construc tion des canalisations à Davos. L’époque d’une croissance fulgurante pour Davos : en 1860, la ville compte 1700 habitants, en 1889, le chemin de fer arrive et en 1910, ce sont déjà 100

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Sur les tableaux colorés d’Ernst Ludwig Kirchner, les archers, les patineuses, les ski eurs et les bobeurs pullulent. En 1934, le premier téléski à archet du monde a été cons truit, et les Anglais sont partis à la conquête des montagnes de Davos. Aujourd’hui encore, Hollandais, Russes, Juifs et Zurichois entre tiennent des réseaux qui se sont développés au fil du temps et qui ne se mélangent guère avec la population locale. Des constructions toujours plus massives se sont succédé, le patrimoine architectural a été démoli, les logements sont devenus rares et plus chers, no tamment en raison de l’initiative sur les rési dences secondaires.

En 1943, avec la mise au point du premier médicament contre la tuberculose, la strepto mycine, les affaires thermales de la ville ont décliné, les sanatoriums sont redevenus des hôtels classiques et le nouveau cimetière s’est avéré deux fois trop grand. Lors des premiers cursus universitaires mis en place à Davos, en 1928, Albert Einstein a créé la surprise en donnant un concert de violon. Dès lors, Davos a connu un essor remarquable en tant que cité de la Science. L’Institut suisse pour la recherche sur l’allergie et l’asthme a ainsi vu le jour, tout comme le Laboratoire de chirurgie expérimentale et l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches. Des conférences médi cales et le Congrès Européen de la Lumière ont lieu à Davos, ainsi que le Forum Économi que Mondial, auquel une infection mondiale transmise par de simples gouttelettes a bien failli mettre un terme il y a peu. Lors des hivers enneigés, plusieurs tonnes se déposent sur les toitures davosiennes. Pour éviter que d’énormes blocs de neige tombant des toitures ne se répandent sur les trottoirs, tuant ou ensevelissant les passants dans leur chute, on a inventé le toit plat. Incliné en son centre, ce système de toiture conduit l’eau vers un dispositif d’écoulement qui traverse une zone chauffée de la maison. Ainsi, l’eau ne gèle jamais. Ce principe de construction est connu dans le monde entier sous l’appellation « toit de Davos ». Mais le véritable maître d’œuvre de Davos reste le soleil. C’est vers lui que se tournent les terrasses et les balcons. Quiconque veut cons truire ici doit faire vérifier par le géomètre que chaque pièce principale bénéficie d’au moins deux heures de soleil le 21 décembre. Tant que cette prescription d’ensoleillement est respectée, la distance avec les bâtiments voisins peut être réduite au besoin, ce qui donne lieu à une urbanisation toujours plus dense. L’époque de la « ville des villas » avec ses jardins généreux, dont la végétation inter stitielle servait également de protection contre les malades de la tuberculose, est révolue. Les maisons Walser que l’on retrouve çà et là n’ont pas encore totalement disparu, ce qui, selon certains, contribue à donner à Davos son carac tère atypique. On compte en moyenne sept jours de brouil lard par an à Davos. La visibilité autrement si bonne et cette lumière typiquement alpine sont dues au fait que l’air ne contient pratique ment pas de particules de vapeur. D’ailleurs, c’est à Davos que Carl Dorno, qui découvrira plus tard les rayons UV-B, a choisi de se rendre pour observer les effets curatifs du climat et y étudier pour la première fois de manière systématique les grandeurs de rayon nement ainsi que l’interaction entre le rayon nement solaire et l’atmosphère.

Si le Forum Économique Mondial devait un jour tirer sa révérence, si la neige devait man quer en hiver ou si la rivière devait une fois de plus inverser son cours, le vent continue rait à souffler imperturbablement du nord au sud à travers la vallée. Et le soleil continuera de briller probablement pendant quelques milliards d’années encore sur la ville alpine de Davos.

près de 10 000 personnes qui y résident. Et chose incongrue, Davos n’a instauré une régle mentation sur les constructions qu’en 1916, alors que la plupart des éléments étaient déjà achevés et que la structure de la ville, telle qu’on la connaît aujourd’hui, était déjà créée.

102 Je rentre un jour de bruine en juillet. J’ai froid aux pieds, et aucun banc en vue sur le quai. Bienvenue à Effretikon ! Au bas de l’escalier, un jeune homme m’accueille, rayonnant. « Non, merci », dis-je, lui faisant perdre tout enthousiasme, « Je ne veux pas faire de don. » C’est à cet endroit précis qu’Ivo se tenait autre fois, posté en équilibre sur les bornes. L’ar tiste aux cheveux longs n’était pas d’ici. Et moi, alors âgée de dix-sept ans, j’étais sus pendue à ses lèvres et je posais pour lui sur le plongeoir de trois mètres. Pour moi, il était porteur de la promesse d’un avenir meil leur : s’il pouvait transformer le gris du bé ton de la piscine locale en un monde multi colore, rien n’était impossible ! Passage souterrain de la gare. Lumière artifi cielle blafarde, espace quasi désert. Ce qui agresse mes yeux, ce n’est pas l’étrangeté de cet entre-deux mondes, ce sont les vitrines de présentation extérieures. On peut y accro cher des affiches sur le fond et utiliser la profondeur de la vitrine pour installer toutes sortes de petits objets. Comment ai-je pu les oublier ? L’antenne locale des sociaux-démo crates fait de la publicité en placardant des affiches rouges sur fond noir – sombre et clair à la fois. Dans la vitrine d’à côté, c’est le be soin de s’exprimer qui s’affirme sous diverses formes ; photos d’enfants construisant des cabanes sur un mur recouvert de bois ! « Né hémie arrive à Effretikon », écrit en bleu, suivi de « Toi aussi, sois de la partie ! », en rouge. Des chameaux transportent de mi nuscules fagots de bois sur un tapis de jute, des santons en manteaux de velours brandis sent un panneau « On cherche des collabora teurs ! ». Au moins, quelqu’un s’est donné du mal. Il ou elle n’a pas ménagé sa peine. C’est également le cas dans la vitrine de la Sec tion des Samaritains. Sans lien apparent, un paysage marin composé de poissons en bois, de perles de verre, de coquillages, de filets, d’un bateau et même d’un phare s’agite au premier plan. La scène est éclairée par une guirlande lumineuse d’un turquoise éclatant. J’oscille entre acceptation et rejet. Dans ces boîtes se reflète le visage de mon en 102

La Turquie, le Tibet, la Tchécoslovaquie, la Bolivie, voilà les autres nations avec les quelles nous partagions nos quatre étages.

Des réservoirs d’eau peut-être ? La barre à tapis est vide. À l’époque, seule Mme Stach ve nait battre ses tapis ici. Je regarde le nom sur la sonnette. Madame Stach vit encore là ! Je poursuis mon chemin. Au détour de la rue, un panneau défraîchi me saute aux yeux : « Attention, enfants ! ». Un garçon peint y joue au football devant un nuage bleu foncé. Ce panneau ! Soudain, mon cœur s’emballe. Je regarde le dessin de plus près. Les taches noires sur le ballon de foot, l’écriture, est-ce moi qui... Oui, c’est bien cela ! C’était il y a un quart de siècle ! À l’époque, j’ai certainement eu honte de l’amateurisme de ma peinture. Mais aujourd’hui, elle me rend incroyable ment Remplieheureuse.d’allégresse, je me dirige à nouveau vers la gare. Ceux qui arrivent me regardent avec curiosité. Ils me prennent sûrement pour une étrangère. « Je suis d’ici ! », ai-je envie de leur crier. Je le suis peut-être plus que je ne le voudrais.

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Comme si près de quatre décennies ne s’étaient pas écoulées depuis cette époque, les couvercles métalliques des cylindres en bé ton devant la maison continuent de claquer lorsque je saute de l’un à l’autre comme au trefois. Haut d’un bon demi-mètre pour le pre mier, un peu plus bas pour le second, per sonne ne peut vraiment dire à quoi ils servent.

fance provinciale. Tous ces samedis après-midi passés à l’église, avec pour seul divertissement des pelotes de laine et des jeux de mains. Moi aussi, j’ai voulu un jour que « Néhémie ar rive à Effretikon » pour construire des caba nes et des ponts de cordes. Les filles et les femmes qui se retrouvaient à l’église par temps de pluie pour confectionner des pompons trouvaient que j’étais une fille curieuse, moi, la fille qui marchait pieds nus et qui écou tait « Die toten Hosen » au lieu de jouer dans la fanfare locale. Toutes ces Nadja et Nicole qui grandissaient dans une petite maison avec un jardin devant et dont les parents venaient nous voir en classe pour nous faire un discours bouffi d’auto-satisfaction sur la vie dans leur biotope me donnaient le sentiment de ne pas être à ma place. Un sentiment qui s’est renforcé bien plus tard, durant mes années de lycée dans la grande ville voisine. Je me souviens de toutes ces soi rées passées à déambuler sans but dans ce bled terne, où je devais choisir entre les gar çons de la maison des jeunes (avec baby-foot et fumette) ou ceux de la maison des associa tions de l’UCJG (aussi avec baby-foot, mais sans fumette). Dans mes souvenirs d’enfant, Effretikon était une petite ville dont l’hori zon s’étendait du clocher de l’église à la piscine, tel un couperet qui sectionnait net tout ce qui dépassait trop des haies. Sortie du passage souterrain, je respire en fin. Et je revois la lumière du jour ! De même qu’un parterre de fleurs bien ordonné, mais généreusement fourni. Au-dessus des pelle teuses qui remettent en état le pont chevau chant les voies, j’aperçois le clocher massif. Au début des années soixante, cette cons truction abstraite en béton située à côté de l’église a suscité la controverse. Depuis, le clocher fait partie intégrante du paysage urbain et est devenu l’un des symboles d’Effretikon. Je tourne à nouveau le dos à l’église. Des im meubles d’habitation à perte de vue. Le fait qu’ils aient été recouverts de bardeaux ne les rend pas plus agréables, seulement plus écail leux. Toujours frigorifiée, je suis le petit che min qui passe devant le cimetière. Jusqu’à ce que j’aperçoive devant moi la haie persistante bien connue, qui semble figée dans le temps. Et derrière, les prés familiers, les balançoires, la bascule, le portique d’escalade. Rappen strasse 30. Je franchis le portail et m’assieds sur le banc. Des trois côtés, des balcons me regardent. C’est là que, lorsqu’elle était jeune, ma mère s’asseyait pour tricoter des chausset tes et des écharpes, tandis que je dormais dans la poussette. En hiver, je descendais cette petite colline en luge jusqu’à ne plus sentir mes doigts.

104 HANNES KARKOWSKI Encore un slow à Stuttgart Halleluja et Eternal Flame : un dedansrituelnouveaudeNoëlleberceaul’automobile.

La basse vibre dans mon ventre. Finalement, je vais y arriver. Ça pourrait marcher cette fois. Cette année. Peut-être avons-nous tous les deux attendu ce moment, toute notre vie. Mais peut-être aussi que tout ça va mal finir. Il y a toujours le risque. I was feeling kinda seasick Lorsque la Royal Air Force a largué 180 000 bombes incen diaires, 4300 bombes à haute charge explosive et 75 mines sur ma ville natale pour mettre fin à la peste nazie, elle a déclenché un ouragan de feu dans lequel l’air est devenu si chaud que les rues ont commencé à brûler. On a vu le même phénomène à Hiroshima. Comme dans Ter minator, quand l’enfant est assis sur la balançoire, que le vent se lève et que soudain, il ne reste plus qu’un squelette. Stuttgart a été bombardée 53 fois en tout. À la fin de la guerre, il ne restait plus qu’une maison de bout sur trois. Tant de choses avaient été rasées que ceux qui restaient

105 Sa joue effleure la mienne. Je sens sa chaleur. Elle me touche. Je perçois un peu de honte dans son regard, ses paupières se referment sur ses yeux brillants d’espoir, elle repose sa tête sur mon épaule, s’accroche à moi. Mes mains courent sur ses cheveux roux le long de son dos. Un orgue déroule au ralenti quelques bribes de la « Cantate du Veilleur » de Bach, dans les accords de basse rauques d’un orgue Hammond. Ça pourrait bien être « When a Man Loves a Woman » de Percy Sledge. Sauf que ce n’est pas ça. La vibration des cymbales grésille comme une traînée lu mineuse dans la pénombre. Procol Harum n’a plus jamais retrouvé ex actement le même son. C’était un moment unique : les bandes originales ont été égarées. Il n’y a pas eu de deuxième fois. Mais l’enregistrement sur vinyle est bien là, c’est bien lui qui tourne devant nous, sur l’estrade où trône la table de mixage derrière laquelle s’affairent les deux DJ, An dreas et André, armés pour la soirée de caisses pleines de soul et de soft rock, scrutant la foule. Comme deux capitaines qui naviguent à vue. Pour masquer la laideur du mur du fond, ils ont accroché derrière eux quelques guirlandes clignotantes. Le rythme traînant commence à faire bouger la foule, comme hypnotisée par ce mouvement très lent. Et nous avec. Elle est dans mes bras, je la sens pleine de sève et comme un peu crain tive. La voix du chanteur s’élève. We skipped the light fandango turned cartwheels 'cross the floor

REPORTAGEN UNION DES VILLES SUISSES

L’AMOUR EN VILLE

Après la guerre, de larges avenues ont été tracées dans ce qui restait du centre de Stuttgart, avec ses maisons à colombages au creux

106 avaient soit perdu toute sensibilité, soit, parce que les Souabes peuvent être comme ça, ils ont vite retrouvé leur sens des affaires. Ils ont pris cet échec comme une chance et ont fait sauter ce qui restait pour re construire. Ainsi le cœur de la ville, avec sa vieille place du marché et son hôtel de ville, autrefois aussi resplendissant que celui de Munich. Boum. Place nette. Ça n’a pas arrêté depuis. but the crowd called out for more « A Whiter Shade of Pale » est le morceau parfait pour un slow, pour cette danse qui consiste à tourner lentement enlacés. La danse la plus simple, celle qu’on apprend à 12 ans pendant les fêtes d’anniver saire, derrière les stores baissés. Quand on tourne en boucle sur des chansons de rock soft, à une main de distance de votre partenaire, une fille beaucoup plus grande et plus mûre que vous, et qu’on dérive vers les tourments de l’adolescence comme un canot sur la mer avec l’amour pour tout horizon.

La vitesse est parfaite. D’ailleurs, il n’y aura pas une chanson trop rapide ce soir, ni trop rythmée. Andreas Vogel et André Herzer, tous deux âgés de 44 ans, naviguent dans la night de Stuttgart depuis plus de 20 ans. Tous les ans, le 25 décembre exactement, c’est leur jour freestyle. Le Cap de Bonne-Espérance. Ici, ils doivent mobiliser toute leur expérience car, dans cette ville, les fêtes peuvent à tout moment dégénérer en molles or gies, avec des hommes braillant à tue-tête bras dessus, bras dessous et de femmes perchées sur les caissons de graves, un verre de vin blanc coupé de limonade à la main. Personne n’a envie de ça ce soir. Cela flanquerait tout par terre, peut-être pour toujours. Ce soir, nous voguons ensemble vers un moment assez différent et beaucoup plus doux, entraînés par Vo gel et Herzer. Je sens son souffle dans mon cou. Nous continuons à tourner lentement sur nous-mêmes dans le sens des aiguilles d’une montre.

Sur la pochette de l’album du morceau « A Whiter Shade of Pale », un capitaine et une bouée de sauvetage. Chaque note de cette chanson, chaque recoin nous sont familiers, tellement on l’entend par tout. Il y a tout dedans : quelques notes de Bach à l’orgue, une voix soul, une section rythmique soft rock. Même dans les années 60, encore co incées, ce morceau devait signaler que c’était le moment d’inviter les da mes à danser, d’enfreindre les règles de la distance sociale et de les ap procher, les effleurer, en toute légalité. Rien que le temps d’une danse.

de la vallée. L’année des 150 ans de la mort de Schiller, l’université où il avait étudié fut dynamitée pour faire place à une autoroute en plein centre-ville. Depuis, cinq larges rivières d’acier et d’asphalte traver sent l’ancienne bourgade viticole. Au centre, deux quartiers taillés à ang le droit où s’entassent des blocs de béton gris. Comme pour affirmer à jamais qu’aucune culture ne s’épanouira plus ici, mais qu’on produira des machines. Daimler, Porsche, Bosch, point barre. Dès lors, nous avons ici une vallée peuplée de 600 000 habitants bien payés. Au milieu, la Königsstrasse : deux kilomètres de magasins franchisés, les mêmes qu’à Hanovre, Düsseldorf, Dortmund ou Essen et toutes les autres villes d’Allemagne, dont les habitants ont tellement honte de leurs origines qu’ils ont l’impression que rien de ce qu’ils y ont créé ne pourra jamais avoir de valeur. D’ailleurs, le lieu de culture le plus populaire de Stuttgart est le musée Daimler. Selon les chiffres, pres que tous les habitants de la ville le visitent une fois par an.

Lorsque Stuttgart s’est dotée d’un métro ultra-moderne sur nommé « l’Eclair jaune » en 1993, une étape parmi d’autres de cette in cessante reconstruction, l’un des axes de circulation du centre-ville est devenu inutile. Il se trouve qu’il coupait en son milieu l’enfilade de boutiques. Soudain, une place s’est ouverte au milieu de la ville. Comme l’administration municipale ne savait pas quoi faire de cette nouvelle Schlossplatz, la Place du Château, on a empilé quelques énormes blocs dans ce vide pour former une sorte d’escalier provisoire, la Freitreppe. Les habitants de la ville ont commencé à se rencontrer sur ses marches. Il s’est imposé comme point de ralliement de la jeunesse. C’était le lieu public le plus évident. Tous ceux qui avaient à faire en ville pass aient forcément par ici. Tout le monde s’y retrouvait. La vie de la cité est devenue un spectacle auquel on pouvait assister depuis les mar ches de ce grand escalier. Tout à fait fortuitement, la ville s’était dotée d’un centre et, par un hasard plus grand encore, une vie culturelle s’est développée, et Stuttgart s’est même mise à produire des stars de la pop comme Max Herre, Freundeskreis et Massive Töne. Coïncidence, c’était pile pendant mon adolescence. La Freitreppe a été démolie en 2002. Juste après mon départ de Stuttgart.

ENCORE UN SLOW À STUTTGART 107

The room was humming harder Je l’attire un peu plus vers moi. Elle se laisse faire. On se connaît depuis au moins 15 ans. Je sais à quelle école son père enseignait. Je dois connaître la moitié de ses anciens amis. Ma première petite amie était

Ses taches de rousseur et sa peau claire. as the ceiling flew away Autour de nous, il n’y a que des couples qui dansent, deux ou trois cents personnes dans cette salle au plafond bas et aux murs noirs. La moitié sont des couples qui tournent lentement sur eux-mêmes, en lacés, comme absorbés l’un dans l’autre. Le rythme s’éternise. La basse, le son grave de l’orgue. Il n’y a pas de place au long comptoir noir près de l’entrée du fond. J’aperçois Martin, il a fait son doctorat et travaille main tenant dans un petit cabinet de conseil. Il offre des tournées de shots. 200 euros y passent.

L’AMOUR EN VILLE

108 dans la classe au-dessus d’elle. Nous savons tellement de choses l’un de l’autre. J’étais déjà très attiré par elle à 18 ans. Ses yeux rieurs en amande.

Le jour de Noël, tout le monde ici a les poches pleines. Même si ce n’est que du billet de cinquante euros de la grand-mère. Les gens sont bien habillés, même s’ils viennent de Stuttgart. En fait, pas seulement. Ceux qui sont ici ce soir viennent de partout. Ils ne se réunissent qu’une fois par an. Depuis quinze ans. À la fameuse soirée de slows, la « Eng tanzfeier », la fête où l’on danse serrés.

When we called out for another drink, the waiter brought a tray La plus haute colline qui surplombe Stuttgart est faite des dé combres de la ville. Au sommet de ce Monte Scherbelino, le « Mont Gra vats », officiellement « Birkenkopf », j’ai contemplé une dernière fois les lumières de la vallée. Comme tant d’autres qui partent ensuite à Berlin, Munich ou Londres à la recherche de ce qu’ils pensent ne jamais trouver à Stuttgart : la vraie vie. Souvent, pourtant, ils n’y trouvent rien de plus, ou alors des gens de Düsseldorf, d’Essen ou de Hanovre qui cherchent la même chose. Les Stuttgartois en sont venus à penser que s’ils rencon traient quelqu’un au pôle Sud, il serait forcément de Stuttgart. La ville est victime d’une fuite de cerveaux digne d’un pays africain. Mon cercle élargi d’amis comptait peut-être deux cents personnes de ma génération. Je ne peux pas en citer vingt qui vivent encore à Stutt gart. Le groupe s’est éparpillé, nous nous sommes dispersés. Ce sont les gens et les lieux qui font que l’on se sent chez soi. Et la brutalité avec laquelle ma ville se rebâtit sans cesse se reflète dans la colère que sa population manifeste depuis plusieurs années contre Stuttgart 21, le projet d’aménagement qui défigure le quartier de la gare. Parfois, quand

And so it was that later, as the miller told his tale that her face, at first just ghostly, turned a whiter shade of pale

ENCORE UN SLOW À STUTTGART

109 je rentre à la maison, c’est un peu comme après la guerre. Quatre-vingtdix pour cent de ma génération se sont pour ainsi dire évaporés.

Il y a quelques jours à peine, je me suis souvenu d’elle. Tout d’un coup. Cette danse langoureuse de l’année dernière. Juste avant la fin de la fête, vers trois ou quatre heures du matin, avant que Grant Green fi nisse la soirée avec « Idle Moments », comme tous les ans, et que les lu mières se rallument. Un baiser furtif. J’avais la tête pleine de la fête, c’était un de ces moments où c’est permis, comme au Nouvel An quand j’avais 15 ans. Je n’y avais même pas réfléchi. Juste un baiser amical. Elle habi tait loin de toute façon. De retour des Etats-Unis, sur le point de s’in staller à Berlin ou quelque chose comme ça. Après, il y avait eu mon année 2012, mon année désastreuse en amour. J’avais parcouru la moitié du globe, mais nulle part, à aucun endroit, il n’y avait eu l’étincelle. De toute façon, j’avais trop travaillé.

Elle lève la tête de mon épaule, se redresse, se penche un peu en arrière. Elle ouvre les yeux et me regarde par en dessous. Elle sourit un peu. Ses lèvres s’entrouvrent. Ses yeux verts brillent. Tout son visage s’il lumine. Je sens que les autres autour de nous remarquent ce qui se passe.

C’était peut-être ça. À 32 ans, je m’étais peut-être aussi un peu perdu. Les femmes avaient peut-être senti que je n’avais pas d’avenir, avec mon écri ture. J’étais pris de doutes existentiels. Ce n’était pas une bonne base. Et alors que je me préparais à rentrer chez moi pour Noël, j’ai soudain eu son visage en tête. Comme une lumière au bout du tunnel. Tout semble plus simple et accessible quand on est chez soi. Tout devient possible. J’avais envie d’elle. Cela m’était déjà arrivé deux ans auparavant. En 2009, j’avais 29 ans, j’étais secoué par un échec professionnel, je m’étais retrouvé à la soi rée des slows. Au milieu de mes amis qui espéraient encore que je devienne vraiment quelqu’un. Les questions, et comment ça se passe, et où tu vis maintenant. Je n’avais rien d’enthousiasmant à raconter. Rup ture. Licenciement. Alors je n’ai rien dit. Je me suis senti à l’étroit. J’ai eu le sentiment d’être écrasé parmi ces couples tout au plaisir de danser. Ces chansons, mon Dieu. Un torrent interminable de sentiments. Puis André Herzer a mis Jeff Buckley. Un petit supplément d’âme dans le trou peau bienheureux de citadins. Il les a fait chanter sur « Hallelujah ». La soirée était gagnée. Moi, j’étais tout seul.

J’ai demandé, « On danse ? ». Elle a fait « oui » de la tête. J’avais l’im pression de glisser dans un tunnel spatio-temporel. Des heures durant. À ma gauche, « June Moon » de Ton Steine Scherben. À ma droite, le fausset au léger vibrato d’Al Green susurrant «How can you Mend a broken heart». Et puis «Purple Rain». Sur «Eternal Flame» des Bangles, Herzer baisse le son et la salle entonne le refrain en cœur. Pour éviter que les choses ne dégénèrent, Vogel riposte avec l’élégant « Funny How Time Slips Away » de Joe Hinton. Puis tout se brouille. Mes amis me disent au revoir en passant. Pas de problème, nous nous connaissons as

« Oh, c’est génial ça. » Elle m’a regardé avec intérêt. Grands yeux bleus, blonde, coupe au carré à la mode. « J’ai toujours voulu être jour naliste. C’est pour ça que j’ai tellement travaillé à l’école. Beaucoup trop.

L’AMOUR EN VILLE

J’ai fait « Ouahou ! ». « Ça fait plaisir de te voir. »

« C’est moi, Sophie ! »

« Carrément ! Ça doit faire dix ans qu’on ne s’est pas vus. Qu’est-ce que tu deviens ? » Elle était rayonnante. Pas le moment de gaffer. Garde tes problèmes pour toi. Elle portait une robe en soie légère avec de petites bottes au bout de deux jambes incroyables. On ne peut plus charmant. Elle te connaît vraiment, alors. Eh bien, c’est parti. « Tout roule ! Je vis à Zurich maintenant. J’ai fait sciences éco et je suis devenu journaliste ».

110 C’est alors qu’un ange est apparu. Ce qui pourtant n’arrive ja mais dans ces fêtes, vu que je connais environ la moitié des personnes présentes. Et puis, les jolies femmes, on les connaît et elles sont déjà toutes casées. Une fille mince aux cheveux courts, qui semblait flotter au milieu de la foule. Elle est passée près de moi. Elle sentait bon. En saluant deux ou trois vieilles connaissances, je me suis glissé dans un couloir latéral. Appuyé contre un mur, à siroter une boisson tiède. La belle est apparue dans le couloir. Je l’ai suivie timidement du regard, elle m’a jeté un bref coup d’œil, puis s’est arrêtée net.

Je« Hannes ! »nevoyais pas du tout qui elle était.

Soudain, je me rappelle. Là, devant moi, c’est cette fille de mon quartier que j’avais rencontrée quand j’avais 14 ans. Sophie, la jolie créa ture pour laquelle j’étais allé à la fête et qui était rentrée trop tôt chez elle. J’avais fini par sortir avec sa copine de classe, qui était devenue ma toute première petite amie. J’avais toujours trouvé Sophie attirante, mais elle avait tout le temps l’air de courir à sa leçon de violon. Inaccessible.

Tu te souviens que je travaillais tout le temps et que je ne pouvais pas rester avec toi et ta bande le soir ? »

Nous longions la corniche au-dessus de la vallée, en passant devant l’antenne-relais de la télévision. Dans ma tête, j’ai vu notre bonheur commencer. Et puis j’ai réalisé que nous avions tout le temps devant nous désormais. Pourquoi se précipiter maintenant ? Pourquoi ren contrer déjà la future belle-famille ? J’ai dit : « Je passe te prendre de main ». Je me souviens qu’elle a eu l’air étonné. Quand nous nous som mes revus à la lumière du jour le lendemain, tout était différent. Nous avons pris un café. Nous sommes allés au zoo. Plus rien. Fini. Il m’a fallu six mois pour m’en remettre. Ça m’a donné une bonne leçon. Cette année, on est en 2012, j’arrive le premier à la soirée des slows. Sur mon trente et un. Je suis passé retirer des espèces et suis arrivé juste avant 22 heures. Mon plan est en place. Avec un peu de chance, elle vien dra ce soir. Rendez-vous à l’ancienne Maison américaine, un de ces blocs du centre-ville, juste à côté de l’avenue Theodor Heuss à six voies. Il fait un froid glacial, les voitures passent en trombe, pas âme qui vive dans la rue. La porte est encore fermée. Vous ne trouverez pas cette fête sur Facebook, elle ne figure sur aucun agenda. Apparemment, André et Andreas distribuent deux cents flyers à leurs contacts chaque année.

ENCORE UN SLOW À STUTTGART

Un déclic se produit en moi. Je prends une respiration. Je saisis son menton, nous nous rapprochons, j’ai l’impression que tout dans ma vie prend soudain un sens à ce moment-là. Même ma rupture, qui me laisse le champ libre. Nous nous embrassons et je me rends compte que c’est l’histoire de notre vie, qu’un jour, dans un jardin baigné de soleil, à l’ombre des pommiers, je raconterai à nos petits-enfants comment mon amour de jeunesse est devenu réalité quinze ans plus tard.

111 sez bien. Sophie et moi dansons, tournons. Je lui demande : « Ça te dit d’aller faire un tour sur l’Alte Weinsteige ? », en pensant que ça tombe bien que ma mère, pour une raison que je ne m’explique toujours pas, ait acheté ce coupé sport BMW et me l’ait laissé pour la soirée.

La nuit, quand on ne voit pas les chantiers, la vallée toute il luminée est magnifique. Assez irréelle. Le point de vue de l’Alte Wein steige est accessible aux voitures. J’ai allumé le chauffage, l’habitacle est éclairé par les veilleuses rouges, la ville scintille à nos pieds. Autour de nous, un quartier résidentiel de la classe moyenne stuttgartoise som meille, enveloppé dans la béatitude de la Nativité.

Je ne me souviens pas d’en avoir jamais vu un. Cette fête naît d’appels

Allongée à moitié nue sur le siège passager, elle a demandé :

« Tu sais, j’ai toujours eu le béguin pour toi quand j’étais ado », ditelle en regardant les lumières. « Tu étais juste trop sauvage pour moi. »

« Tu viens chez moi ? ». « J’ai une chambre au sous-sol chez mes parents. »

Ma première danse est avec Jelena, la copine de classe de ma première petite amie. Nous n’avons jamais été

L’AMOUR EN VILLE

112 téléphoniques entre amis. Quelques mois avant Noël, des rumeurs circu lent à Stuttgart sur l’endroit où se déroulera la prochaine soirée de slows.

Car depuis la première édition du 25 décembre 1997, organisée dans le snackbar à falafels « Vegi Voodoo King », les deux maîtres de cérémonie ont quel ques problèmes de place. Leurs premiers invités ont dansé dehors, dans la rue, dans la neige. Quand Andreas Vogel et André Herzer ont ouvert le club « Hi » en 1999, dans un ancien club de strip-tease grand comme mon sa lon, il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. Ils ont décidé d’orga niser deux jours de slows non-stop. Je me souviens du tas de manteaux de vant la porte, des murs recouverts de moquette lie-de-vin, des alcôves dont on pouvait tirer les rideaux pour ne pas être dérangés. Il y avait tellement de monde qu’on ne pouvait plus parler de couples en train de danser. Tous ces gens ne formaient plus qu’une masse frémissante, se frottaient les uns contre les autres, un peu comme ces organismes qui prolifèrent sous le mi croscope. Chaque année, la fête grandissait un peu. J’ai des amis qui fuient les soirées de slows comme la peste. Qui trouvent même ça repoussant. Ça les dégoûte d’imaginer tout ce petit monde tombant dans les bras les uns des autres, amollis par l’ambian ce de Noël. Une petite sauterie. Une farandole collée-serrée, vaguement incestueuse, où ne dansent ensemble que des gens qui se connaissent depuis le berceau. Oui, on sort pour trouver quelqu’un mais là, on ne trouve que ce qu’on connaît déjà. En ce qui me concerne, c’est justement de ça qu’il s’agit. La porte s’ouvre et à 22 heures précises, la soirée débute, comme chaque année, sur le morceau qui a terminé celle de l’an dernier. « Idle Moments » de Grant Green. Les invités commencent à arriver. Les cou ples d’abord. Puis quelques amis. Toujours plus d’amis. Tina arrive avec son compagnon. Elle vit à Munich maintenant. Ils ont trouvé une ba by-sitter. Un exploit, le soir où toute une génération en cherche une. Petit à petit, notre ancienne communauté se reconstitue. « D’où on se connaît, déjà ? Du club "Hi" ? Ou de la Freitreppe ? ». Ou encore « Ah, c’est ta grande sœur ? Nous sommes partis en vacances ensemble une fois ». Je fais attention à ne pas trop boire. J’espère qu’elle viendra. Pendant une heure ou deux, toute la salle ne fait que bavarder bruyam ment. Il faut d’abord que tout le monde se salue. Les DJ n’ont aucune chance. Puis vient l’annonce rituelle. Andreas Vogel, tel un leader étudiant de 1982, lève son micro : « Bienvenue à la soirée slows de 2012. Que la fêteÇacommence. »commencelentement.

Elle est là. Elle a une robe en laine verte. Elle danse tout le temps avec un maigrichon inconnu au bataillon. Je commence à me renseigner discrètement.

Tout le monde connaît tout le monde ici. Ce type est son ex-petit ami. Je leur laisse quelques minutes de plus. « Ah ! Ceux de Degerloch sont là », me salue Noah. Je ne peux pas ne pas rire. Degerloch, c’est le quartier où ont grandi la plupart de mes

113 aussi proches, mais quand on se connaît depuis si longtemps, à un mo ment donné, peu importe que l’on ait été ami ou ennemi il y a dix ans. J’apprends qu’elle a travaillé comme infirmière au Brésil et qu’elle y a eu deux enfants. Incroyable. Je l’avais complètement sous-estimée. Ma danse d’après est avec la belle Camille. Elle est avec mon copain de ly cée Noah depuis près de 12 ans. Le premier, et le seul. Cette soirée de Noël est une occasion unique pour elle. « On ne peut jamais avoir au tant de contacts physiques avec d’autres hommes sans qu’ils veuillent plus tout de suite », me chuchote-t-elle à l’oreille. Il y a une part d’ér otisme dans la plupart des amitiés que l’on ne peut jamais exprimer autrement, me dis-je. Mais ce n’est pas sans danger. Chaque année, cet te fête est le théâtre de scènes de jalousie et de ruptures. Une fois, j’ai failli perdre l’un de mes meilleurs amis parce que j’avais fait une danse de trop avec sa Entre-temps,chérie. la soirée de slows a un peu essaimé. À Hambourg et à Hanovre, il y a des soirées de Noël dansantes comme celle-ci. Et à Ber lin, c’est devenu très à la mode ces deux dernières années. Deux de mes amis de Stuttgart m’ont parlé de stagiaires et d’étudiantes en mal de petites aventures dans l’arrière-cour du « Picknick Club ». Ça, c’est la spécialité d’un de mes amis. Si le principe fonctionne aussi bien, dit-il, c’est parce que les règles sont très claires. Au lieu de devoir se réinven ter à chaque fois, comme en boîte de nuit, et de devoir faire preuve de beaucoup d’imagination pour draguer, à la soirée des slows au moins, il suffit que l’homme invite la femme. Il suffit de franchir le seuil de la fête pour que des règles non écrites, très différentes et très claires, s’ap pliquent. C’est un principe prometteur pour notre génération débous solée par la multitude des choix. Mais ce soir à Stuttgart, on trouve bien plus que des aventures amoureuses. Par exemple, je danse avec Thomas. Une danse qui permet d’avoir une conversation tranquille en privé, quel que chose de tout à fait normal ce soir. Thomas traverse une phase dif ficile car il ne trouve pas de travail depuis deux ans et il traîne encore à l’université. Mille euros par mois. Et son père est malade. Il n’y a qu’en tre vieux amis qu’on peut parler si franchement. Après avoir tant parta gé, on est inséparables.

ENCORE UN SLOW À STUTTGART

114 amis. Aucun d’entre eux n’y vit plus, depuis au moins dix ans. Et pour tant, pour lui, je suis la dernière personne qu’il a vue. Et il l’est pour moi, même si aucun de nous n’est plus ce que l’autre pense que nous sommes.

Je demande à Astrid : « Est-ce que quelqu’un est mort cette année ? »

« Non, tout le monde est en bonne santé. Drôle de question. Mais bon ».

Nous tournoyons. Astrid n’a pas quitté Stuttgart. Un conflit sourd oppose ceux qui sont partis et ceux qui sont restés. Deux projets de vie qui s’op posent, une course au statut social. Ceux qui reviennent à Stuttgart mé ritent moins de respect. On les soupçonne bien trop vite de ne pas avo ir réussi ailleurs, d’avoir échoué professionnellement là-bas, au loin. À gauche, Noah et Ali dansent ensemble, peut-être que Noah parle à Ali de ses projets avec Camille. Et maintenant, il la regarde dan ser avec Tim. Pour la deuxième fois, d’ailleurs. Tim a toujours été le beau gosse de notre cercle d’amis. Notre morceau se termine. Je lâche Astrid, je me fraye un chemin à travers la foule et je l’invite à danser, elle. Enfin. Elle accepte. Quand j’entends les premières notes de l’orgue, que je sens sa joue, mon cœur se met à battre un peu plus vite. Noah et Camille dan sent à côté de nous. Un contentement sans mélange se lit sur leurs vi sages. Douze ans de vie commune. Dans six mois, je serai à leur maria ge et je leur jetterai du riz. Nous tournoyons. Je vois Leanne et Thomas. Dans deux mois, il m’apprendra qu’elle est enceinte. She said, «There is no reason, and the truth is plain to see»

L’AMOUR EN VILLE

La pensée me frappe que c’est comme ça pour tout le monde ce soir. Ici renaît un Stuttgart qui a cessé d’exister depuis longtemps. Les conver sations reprennent là où elles se sont arrêtées l’an dernier. C’est comme si l’année défilait dans un flip book. Et tandis que cette petite société, qui se considère comme la vraie Stuttgart, évolue lentement d’année en année, la Stuttgart du monde réel prend une toute autre direction, façonnée par des gens qui n’ont rien à voir avec ceux qui se retrouvent ici. C’est comme un vaisseau spatial qui s’éloigne de plus en plus de sa planète d’origine. Astrid me sert de diversion. Je l’invite poliment à danser et je la guide près de la robe en laine verte qui danse avec son ex. Astrid et moi avons toujours eu des rapports un peu guindés. Même si elle est en train de me raconter qu’apparemment, elle a dansé son tout premier slow avec moi. Quand elle avait onze ans, à une fête. Je lorgne sur ma cible. Elle me regarde. Je lui fais un clin d’œil. Elle me le rend. Nous pensons exacte ment à la même chose en ce moment.

Je la serre dans mes bras, je la regarde, et tout autour de nous, les gens semblent respirer le bonheur. Les danseurs se fondent de plus en plus l’un dans l’autre, c’est comme si la scène était silencieuse, comme si les éclats de lumière de la boule disco se figeaient dans l’air, comme si la musique n’était plus que chaleur et lumière. Le temps s’arrête. Je reviens à Stuttgart, chuchote-t-elle. Ne le dis à personne. Elle sourit.

But I wandered through my playing cards, and would not let her be one of sixteen vestal virgins, who were leaving for the coast

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And so it was that later, as the miller told his tale that her face, at first just ghostly, turned a whiter shade of pale

And so it was that later, as the miller told his tale Au moment où elle me rejoint devant la porte, dans le froid, je me rends compte que ni elle ni moi n’avons nulle part où nous pourrions aller maintenant. that her face, at first just ghostly, turned a whiter shade of pale

ENCORE UN SLOW À STUTTGART

La moitié de ma vie est là qui tourne autour de nous. La moitié de notre vie. Les amis avec lesquels j’ai grandi. Les amis avec lesquels elle a grandi. Au milieu de ce bal de fin d’année toujours répété, je me deman de si on peut vraiment revenir en arrière. Ou bien peut-on seulement aller de l’avant, toujours plus loin ? Je ne veux pas faire la même erreur que la dernière fois. and although my eyes were open they might have just as well've been closed Ses lèvres s’approchent des miennes.

Je dis, « Allons ailleurs ». « L’air de rien. D’abord moi, puis toi, d’accord ? »

116 RUBRIK EVE FAIRBANKS Pénurie d'eau Au Cap, ce que nous redoutons est longtempsdepuis réalité. La pénurie que nous vivons crée des liens et suscite la créativité.

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Il y pleut cinq fois plus que dans la région centrale et aride du pays, la ville abrite une flore dont la diversité est l’une des plus riches de la planète, ses énormes fleurs rouges sont devenues des icones de cet te abondance. A cela s'ajoutent des formations nuageuses, cumulus blancs gonflés d'orages, brouillards qui parcourent la ville comme un fleuve ou brumes qui dévalent les pentes de la Montagne de la Table, la fa meuse paroi rocheuse qui surplombe la ville. Ici, le paradis semble devenu réalité. Ou du moins le semblait-il jusqu'à récemment.

Quand je me suis installée en Afrique du Sud il y a neuf ans, l'un des premiers conseils prodigués par les Sud-africains était de ne pas trop se fier au GPS. Le pays avait bien des règles en matière de circulation, mais certaines étaient trop compliquées pour un ordinateur et ne pouvaient donc être suivies qu'en ayant recours à sa propre intuition. Traverser tel quartier, c’est possible, mais pas la nuit. Tel autre quartier, seulement les fenêtres fermées, surtout si l'on est blanc. Les auteurs de ces conseils étaient majoritairement blancs, mais je trouvais de nombreux Sud-af ricains de couleur bien d'accord avec eux. C'est triste, s’accordaient-ils. C’est bien triste que le pays autrefois divisé ne semble pas avoir com plètement tourné la page. Mais c’est comme ça. C’étaient les règles. Cer tains les acceptaient, non sans mal, comme un fait de la nature et de l’espèce humaine.J'airepensé à ces conseils de la première heure lorsque je me suis envolée en mars pour Le Cap, la deuxième ville d'Afrique du Sud. Depuis trois ans, Le Cap connaît une sécheresse exceptionnelle, d’une ampleur telle qu’elle va chercher des records jamais atteints depuis 300 ans. Le changement climatique n’est pas étranger à la sécheresse d’aujourd’hui, comme l'ont confirmé la plupart des analystes. J’ai été frappée de constater combien ce fait climatique avait considérablement transformé le visage de la ville. Une chaîne de montagnes de 1500 mè tres d’altitude sépare Le Cap du reste du pays. Au nord-est, la nature ressemble à celle des brochures de safari, tout en contraste entre les terres sèches et brûlantes et les paysages de jungle. Mais dans le bassin situé entre la chaîne de montagnes et l'extrémité sud-ouest du continent africain, le climat est exceptionnel, « méditerranéen » d’après les ex perts. En observant Le Cap des sommets qui l’entourent, une ville de quatre millions d'habitants qui se distingue par son architecture élé gante et ses pentes abruptes, on pense à la Grèce, du moins l’idée idyl lique qu’on se fait de la Grèce antique, avec ses maisons couleur ivoire, sa mer bleu cobalt, ses oliveraies, une allégorie de l’opulence agrémen tée de liserés dorés et de vignes aux fruits éclatants.

REPORTAGEN UNION DES VILLES SUISSES

RESSOURCES

Les touristes adorent la ville du Cap qui, juste après les Hamp tons, figure au palmarès mondial des villes dont le « taux de fluctuation saisonnière des multimillionnaires » est le plus haut (lisez: tourisme estival en super yachts). La ville est chic: les start-ups technologiques et les restaurants branchés aux doux noms d’autrefois comme le « The Bombay Bicycle Club » sont partout. La ville est prospère: neuf des dix quartiers les plus riches d'Afrique du Sud s’affichent ici. Parfois, il m’ar rive de penser que les touristes sont attirés par Le Cap qui leur garan tit le dépaysement exotique des terres africaines et les prémunit assez de tout contact avec la population noire. Les Bantous ne s’étaient pas encore installés dans la région à l’arrivée des Européens. Ils s’y retrou vent aujourd'hui comme les nombreux chômeurs contraints de quit ter les régions rurales à l'est de la ville. Il n’en demeure pas moins que Le Cap connaît aujourd’hui encore un taux de population noire inha bituellement bas de 39 pour cent. 42 pour cent des habitants sont des personnes de couleur, des Sud-Africains métissés aux origines multi culturelles « indéterminées ». L'aéroport international accueille ses vi siteurs à grand renfort de photos de vignobles, de parades, de musiciens de jazz, de plages étonnantes et de zèbres plantés de pied en cap sur d’im menses affiches murales. Curieusement, on trouve peu de photos de villages noirs et de paysages urbains, qui constituent pourtant le reste du continent.EnAfrique du Sud, cette image a donné au Cap une réputa tion sulfureuse: celle d'un lieu pour les Sud-Africains - et les étrangers - qui ne veulent pas dire ouvertement leur racisme mais restent animés par la ferme intention de conserver leurs privilèges. Bien que la popu

118 Car en bien des endroits, le paradis n'existe plus. La palette des teintes de la sécheresse domine désormais au Cap devenu couleur beige et chaux. Les pelouses et les jardins sont secs. Les immenses townships de la ville - quartiers réservés aux people of color sous le régime de l'apartheid - se distinguaient autrefois des quartiers riches perchés à flanc de Montagne de la Table du côté de l'Atlantique. Ils étaient ren dus presqu’invisibles, masqués qu’ils étaient par la montagne. Cette nette séparation géographique, qui avait quelque chose de rassurant, était assortie d’une différence toute climatique. En effet, un microcli mat de type marécageux, exposé aux vents, sujet aux inondations par temps humide et noyé dans le smog pendant les étés secs et venteux rendent cette partie du Cap bien moins attractive. Autrefois, la pous sière qui s’accumulait le long des trottoirs indiquait que l’on pénétrait dans une « mauvaise » région. Aujourd'hui, la poussière est partout.

PÉNURIE D'EAU

119 lation blanche n’y soit représentée qu’à 16 pour cent, contre 8 pour cent au niveau national, elle est bien plus visible ici. Les bars de ses avenues huppées et les aménagements de plage rutilants comme des diamants dans le désert sont presque exclusivement fréquentés par des clients blancs. Les récits de discrimination flagrante à l'égard des Noirs dans les restaurants sont légion. L'année dernière, une place de parking dans un quartier haut de gamme appelé Clifton a été vendue 83 000 dollars. Je connais Clifton. C'est bondé, mais les places de parking ne manquent pas. Un investisseur a peut-être payé la somme qui représente la moy enne de 23 années de travail d'une famille sud-africaine pour bénéficier du privilège de ne pas avoir à faire avec des car guards, ces habitants noirs ou de couleur du Cap qui font la queue pour garder une voiture pour quelques centimes.

Un jour, alors que je traversais Johannesburg, je suis tombée sur le panneau publicitaire d'une agence immobilière du Cap qui invi tait les Sud-Africains à « semigrer », un jeu de mots constitué à partir d’« émigrer », ce verbe que de nombreux Sud-Africains blancs mena cent d'utiliser depuis 1994, l’année qui marque la fin de la domination blanche. « Émigrer » vers un pays plus blanc. Dans le cas du Cap, le vocable revêt une signification étrange: s'installer ici est presque aussi bien que de quitter complètement l'Afrique.

Je me suis laissé gagner par l'euphorie de l'épargne – non sans un certain plaisir.

Cela me permet de comprendre pourquoi la sécheresse qui sévit au Cap n’intéresse pas le reste du pays. Mes amis de Johannesburg en par lent à peine et ne semblent pas s'en soucier. « Bien fait pour eux, ils n’ont qu’à remplir leurs piscines ! », est le genre de commentaire corrosif qui circule. Alors qu'on s’approchait du « jour zéro » au terme duquel l'ad ministration fermerait les robinets, le magazine National Geographic titrait: « Quatre millions de personnes doivent faire la queue, surveil lées par des agents de sécurité armés ». Les Sud-Africains ne vivant pas au Cap ont pensé qu'il s'agissait d'une punition juste et méritée. L'idée qu’on puisse débourser 83 000 dollars pour une bagatelle de parking et qu’on soit ensuite contraint de faire la queue, sous un soleil de plomb, pour récu pérer de l’eau à un camion-citerne sonnait presque doux à l’oreille. J'ai écrit à mon ami du Cap. Paul vit dans un appartement situé dans un quartier de la classe moyenne supérieure. Il a accepté de m’héberger, mais seulement si je voulais comprendre ce qui se passait dans sa ville.

« C'est plus un défi qu'une nécessité », a-t-il expliqué. « Mais d'une cer taine manière, c'est aussi amusant ! »

L'année dernière, la consommation d'eau a diminué de manière inattendue de 40 pour cent. Les « douches au seau » - ou la récupération de l'eau dans un bassin en plastique à des fins de réutilisation - sont désormais la norme. Faire la vaisselle avec de l'eau propre est devenu un luxe ; les cuisines sentent l'eau de vaisselle de plusieurs jours. Les gens placent des récipients surdimensionnés dans la cour pour recu eillir l'eau de pluie, et finissent par étouffer le peu d'herbe qui pousse encore. Les Sud-Africains fortunés se distinguent traditionnellement par des exigences de propreté méticuleuses. Désormais, ils sont prêts à laisser un visiteur trouver de l'urine de plusieurs jours dans la cuvet te des toilettes pour prouver qu'ils ne tirent plus la chasse. Ils en tirent une certaine fierté. Les odeurs corporelles ne sont plus un tabou. De nombreuses femmes ont radicalement adapté leur routine de soins capillaires. Elles privilégient les boucles naturelles pour avoir moins à laver et à coiffer ou, comme me l'a écrit une femme lors d'une discus sion sur une page Facebook locale consacrée à la lutte contre la séche resse: « J'expérimente humidification légère de mes cheveux avec un vaporisateur végétal ».

Ce que les habitants du Cap étaient en train de vivre, expliquait-il, n'était pas seulement une période de sécheresse, mais une sorte d'expérience sociale gigantesque, non planifiée, déjantée et fantastique. « J'espère que tu es prête à tester tes limites en matière d'économie d'eau ! », m'a-t-il écrit. « Pas une goutte ne quitte l'appartement, sauf par la voie des toi lettes. Le lavabo et la baignoire sont scellés. J'utilise la machine à laver à son niveau le plus bas et ce qui en sort va dans un réservoir de 25 li tres pour une chasse d'eau supplémentaire. C'est peut-être un peu ex trême », admet-il. Lui et son invitée de passage ne consommeraient qu'environ un cin quième des 50 litres autorisés par jour et par personne, a-t-il déclaré.

Sur la page Facebook dédiée à la sécheresse, qui compte désormais 160 000 membres, il est de bon ton de s'inciter mutuellement à agir.

Les membres du groupe, issus de différentes couches sociales, s'appel lent mutuellement « compagnons d'eau ». Ils se donnent des high fi ves numériques, c'est-à-dire des likes, pour leur faible consommation d'eau, leurs « systèmes d'eau sanitaire », leurs « pompes submersibles » et les dispositifs étranges qu'ils ont inventés pour rendre la consom mation d'eau dans leurs maisons plus judicieuse. Plus c'est fou et bricolé, mieux c'est. Monique et Clint Tarling, un couple qui vit avec leurs

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Clint a converti un vieil élevage de vers en filtre. Monique, une femme au foyer qui recueille des enfants en bas âge abandonnés - vingt au cours des six dernières années – s’est prise au jeu. Pour elle, de né cessité, le projet est devenu source d’inspiration créative, un désir de beauté qu'elle ne soupçonnait pas elle-même. Elle a décoré la nouvelle douche avec des fougères et des guirlandes lumineuses étanches. C'est magique. Ses enfants prennent des douches extra longues - l'eau circu le en circuit fermé - juste pour pouvoir se tenir debout dans la douche.

Je me suis laissé gagner par l'« euphorie des économies d'eau » du Cap. La première nuit, j'ai eu un haut-le-cœur lorsque mon ami Paul a plongé ses mains dans l'eau sale de ma douche pour l'utiliser dans les toilettes. Mais un ou deux jours plus tard, lorsque j'ai ouvert le couver cle des toilettes d'un ami et que j'y ai découvert un tas d’excréments, j'ai presque hurlé de plaisir. Jamais je n'avais été aussi heureuse de ne pas trouver place nette dans les toilettes que je m'apprêtais à utiliser.

Au début, je ne comprenais pas comment la norme pouvait se déplacer aussi soudainement. Deon Smit m'a éclairée à ce sujet. Smit, un sexagénaire trapu qui vit dans la banlieue et porte la moustache façon Tom Selleck, est l'un des quatre administrateurs bénévoles de la page Facebook dédiée à la sécheresse. Presque un travail à plein temps. « Je

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Dans un pays où ménager les susceptibilités des uns et des autres est élevé au rang d’art, où une blague anodine peut passer pour tout à fait inacceptable, l'humour partagé sur cette page Facebook est plutôt rare en Afrique du Sud. On se moque un peu des efforts de ses conci toyens. Une femme a fièrement téléchargé une photo de sa machine à laver qu'elle a vissée en hauteur contre le mur afin qu'un tuyau puisse acheminer l'eau usagée directement dans la citerne. « On dirait une cham bre à gaz ! », a commenté quelqu'un. « Il y a de fortes chances qu'on se fasse écraser par une machine à laver assis sur le trône », a dit un autre.

121 enfants à la périphérie du centre-ville, m'ont montré la « douche du rable » qu'ils ont construite à partir d'un réservoir de 500 litres et de palettes en bois. La nouvelle douche se trouve sous le porche d'entrée, mais cela ne dérange pas les Tarling.

On pense souvent qu'il faut beaucoup de temps pour que les « nor mes » s'imposent ou changent. Les traces de défécation d'un étranger dans un endroit supposé intime relève du tabou, le signe qui « normal ement » ne trompe pas sur la propreté des lieux et suscite le dégoût, en vient à faire douter de son hôte de manière inquiétante. Mais au Cap, ces restes sont devenus le symbole d’un tout autre phénomène, ils at testent du sens de la responsabilité et de la communauté de l’hôte.

En découvrant la littérature blanche contemporaine d'Afrique du Sud, j'ai pu constater que la destruction des infrastructures des pri vilégiés était thème central. La ruine des maisons, des fermes, des jar dins et des piscines, jusqu'à la destruction des portes et des murs par négligence ou par vengeance des personnes historiquement défavor isées. Tout cela était en grande partie présenté comme un scénario eff

« Le premier était de devenir pompier. L'autre de m'engager dans un pro jet où je serais utile pour la communauté ».

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Smit a grandi parmi les Blancs sous le régime de l'apartheid. Il a travaillé comme pompier pendant 33 ans avant de prendre sa retraite.

« La sécheresse a rendu certains d'entre nous plus égaux » Mais dans le passé, la « communauté » était un terme plutôt flou. Pour maintenir la domination blanche, le gouvernement de l'apart heid avait déclaré que les territoires noirs d'Afrique du Sud étaient des « États souverains », bien qu’ils n’aient été reconnus par aucun au tre pays. Aujourd'hui encore, les Blancs d'Afrique du Sud disent par fois « ils » pour désigner des personnes noires qu’ils soupçonnent de « mauvaises intentions », dont il faut se méfier comme on se méfie des politiciens corrompus ou des criminels. Il est normal de se plaindre : « Ils ont volé ma voiture », avant même de savoir qui l'a volée.

Les différentes communautés d’Afrique du Sud ont toujours eu entretenu des relations entre elles. Elles partageaient une expérien ce commune, même si c'était sous des angles différents. Je décelais une certaine satisfaction chez Smit, stimulé par la sécheresse, à faire quel que chose de positif pour le plus grand nombre. C'est un sentiment que j'ai ressenti chez certains habitants de la ville. Sur la page Facebook, une femme nommée Valérie confiait que la sécheresse l'avait rendue « plus attentive à ceux qui l'entourent... Cela a rendu certains d'entre nous plus égaux ». Cela lui semblait « humiliant et exaltant à la fois ».

Je lui ai demandé pourquoi il consacrait ses journées à la page Facebook sur les économies d’eau et à d'autres missions épuisantes autour de la problématique de l'eau au Cap, alors que tout cela lui donnait un ter rible mal de tête. Enfant, il avait « deux souhaits dans la vie », m'a-t-il expliqué dans son bureau, tandis que des messages privés de ses com pagnons de lutte sur Facebook s'affichaient sur l'écran de son ordinateur.

Illustration: Dario Forlin

pourrais remplir ma piscine depuis mon robinet et je serais encore en dessous de la limite fixée par la ville », m'a-t-il dit. « Mais c'est faux ! L'eau que je prendrais appartient à quelqu'un d'autre ».

Jacob Remes de l'université de New York, qui étu die le comportement humain pendant les catastrophes, m'a expliqué que le sentiment d'appartenance à la communauté augmente lors de ca tastrophes « soudaines », comme les ouragans ou les tremblements de terre, mais que cela ne s'applique pas nécessairement aux catastrophes plus lentes. On peut prédire que les riches essaieront de « s'extraire de tous les inconvénients ». Mais ce que j'avais écrit sur Le Cap l'a amené à se demander si les classes supérieures n'attendaient pas une occasi on de prouver à leurs voisins et à eux-mêmes qu'il existait « vraiment quelque chose qui ressemble à une société ».

124 rayant. Pourtant, le sentiment que ce n'était pas seulement une peur, mais aussi un fantasme, grandissait lentement en moi. Dans les livres, la transgression des limites donnait aux personnages privilégiés un étrange sentiment d’apaisement. Dans Mon cœur de traître, publié qua tre ans avant la fin de la domination blanche, la femme d'un fermier blanc, qui réfléchit à la réconciliation avec les parents de son meurtrier, pense que « la confiance ne peut jamais s’ériger en forteresse, en abri sûr contre la vie... Sans confiance, aucun espoir d'amour ».

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Mais après l'introduction de la démocratie, les Sud-Africains fortunés et ceux de la classe moyenne se sont construits des forteres ses. De hauts murs armés de pointes de fer entouraient les maisons. Beaucoup de ces maisons n'ont même pas de sonnette pour dissuader les visiteurs inconnus. À la place, elles portent de sinistres pancartes avec un crâne ou le nom d’une société de sécurité. Si l'on passe un peu plus de temps avec les privilégiés ou les Blancs, on s'aperçoit qu'ils ont bien conscience du caractère éphémère de leurs « forteresses ».Unamidesenvirons de Johannesburg m’a récemment confié que lui et sa femme savaient « au fond d'eux-mêmes » que les Blancs d'Afrique du Sud s'en étaient « tirés » malgré des centaines d'années d'injustice. Mais sa femme ne l'admettrait jamais et n'exprimerait ja mais de sentiments ambivalents à l'égard de leur maison de cinq pièces ou de leur mode de vie isolé, de peur de devenir la « cible de représailles ». Personnellement, mon ami soupçonne « le contraire ». A savoir que la colère des Noirs monte précisément parce que les Blancs continuent à s'isoler. Et gardent le silence. Le point de vue plus prudent de sa femme, réputée plus prudente, l'emporte généralement.

Mais s'il y avait une excuse naturelle pour abattre les murs de la ségrégation et du silence et essayer une autre vie? Serait-ce vrai ment si mal?L'historien

De nombreux habitants du Cap qui ont plus de moyens va lorisent leurs jardins. Ils fonctionnent comme des pays microscopi ques, des paradis soigneusement entretenus et supposés intouchables derrière leurs murs, face à l'instabilité de l'espace communautaire dé sormais inclusif. « Cette petite pelouse », disait Smit, « était mon petit royaume ». Lorsque je lui ai demandé s'il était triste que la pelouse soit morte, il s'est contenté de rire. « Je dois m'adapter », a-t-il dit. « Elle a disparu. EtDansalors? »unquartier

autrefois « blanc » appelé Newlands, des mil liers d'habitants du Cap font la queue chaque jour pour obtenir de l'eau à une source naturelle. Hormis le petit poste de police qui surveille les voitures, la source n'est gérée par aucune autorité. Un Indien de 42 ans, Riyaz Rawoot, a œuvré pendant 14 mois à la construction de la source - un long dispositif de béton, de briques, de supports métall iques, de PVC et de tuyaux qui distribue l'eau dans 26 déversoirs - de vant laquelle des personnes de toutes origines s'agenouillent avec des cruches comme sur un banc de communion. Rawoot a expliqué qu'il avait construit cette fontaine parce qu'il était issu d'une ethnie où il est normal de « tout partager avec tout le monde ».

Anwar Omar, que j'avais rencontré sur la page Facebook et à qui j'avais dit à quel point j'aimais sa douche construite à partir d'un spray insecticide, a insisté pour que j’aille voir la source. Il m'a dit que je verrais quelque chose qui changerait mon opinion sur ce qui est pos sible dans le monde.

Mais,Omar.faitplus intéressant encore, malgré toutes les tensions, malgré leurs craintes, de nombreux habitants blancs semblaient appré cier l'ambiance autour de la source. Et elle était en effet incroyable. Des scènes de foule pacifique, une soixantaine de personnes en tongs, peig

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125 À la fin de ma visite, Smit m'a dit qu'il voulait me montrer sa pelouse, un pitoyable paysage de poussière. « Tu n'imagines pas à quel point elle était vert émeraude », m'a-t-il dit en secouant la tête.

Ce qui est intéressant avec la source, c'est qu'elle jaillit d'un quartier autrefois mixte (et aujourd'hui blanc) - le genre de quartiers qui suscitent des tensions en Afrique du Sud, car même les propriétai res historiques craignent encore que quelqu'un puisse venir revendi quer légalement leur terrain. En fait, les ancêtres de Rawoot vivaient deux rues plus loin. Des gens de partout dans les « Cape Flats » y vont, m'a chuchoté Omar. Certains viennent d'aussi loin que Mitchell's Plain, un township situé à plus de dix miles de là. « Ils veulent revenir à la source », a dit

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Mais quand il tient le tuyau, « les gens peuvent enfin se détendre! » « Ça va assez vite? », demande-t-il l’air inquiet à une étrange blonde parée d’un pendentif en forme de croix. « C'est génial! », dit-elle. Son visage s’est illuminé de joie et de fierté.

126 noirs, foulards, uniformes d'écoles privées chics et vêtements moulants, tourbillonnaient autour de Harleys et de vélos à moitié cassés, poussant des pots d'eau dans des chariots d'enfants et de supermarché, des trot teurs bricolés et sur des skateboards. Des sacs à dos et des bouteilles d'eau vides étaient éparpillés un peu partout, comme dans un couloir d'école à l'heure du déjeuner. Un jeune homme de 16 ans faisait le poirier pour quelques personnes. Pendant ce temps, Rawoot distribuait des esqui maux parfumL'ambianceraisin. était plutôt au respect du prochain. Les gens se faufilaient délicatement les uns autour des autres en s’effleurant, indi quaient discrètement quel écoulement donnait le plus d'eau, dirigeai ent les chariots des autres, se passaient des pots remplis. De nos jours, le rêve d'une société non hiérarchisée n'existe presque plus. L'anarchis me est tout au plus employé par des groupes d'étudiants extrémistes. Pourtant, à la source, on avait l'impression que le rêve était ressuscité.

Abdulrahman, un musulman d’un certain âge, m'a raconté qu'il avait travaillé pendant 48 ans dans les townships en tant que vendeur de boissons rafraîchissantes. Il en avait assez de vendre. Il voulait don ner. Il y a quelques semaines, il est venu à la source pour remplir quel ques seaux et s'est surpris à tenir le tuyau pendant une heure. Deux jours plus tard, il a refait le chemin de 10 miles - juste pour tenir le tuyau. Il a fait exprès de porter des chaussures trouées « pour que l'eau puisse s'écouler », m'a-t-il dit en riant aux éclats. Il était trempé de la tête aux pieds. Lorsque je lui ai demandé pourquoi il faisait ce travail non ré munéré, il m'a regardé et a ri une nouvelle fois, comme si c'était évident.

Tout fonctionnait de manière simple, comme une évidence.

« Tout le monde est stressé », a-t-il dit. « Tout le monde est pressé ».

Rawoot, qui a construit les tuyaux de la source et les a payés de sa poche, travaille habituellement comme physiothérapeute. Il m'a emmené dans son « bureau » près de la source - un coin d'herbe des séchée et jonchée de cigarettes - et m'a dit qu'il aimait faire passer les gens « de la douleur à la joie », en les touchant de manière plus intime qu'un médecin normal. La douleur, réfléchit-il, « est comme un sentier battu ». Une blessure initiale peut en être la cause, mais petit à petit, le corps et l'âme s'habituent à la douleur et la ressentent même lorsque la blessure est considérée comme guérie. Le travail de Rawoot en tant que

Au lieu de cela, à 15 miles de Newlands, à Khayelitsha, l'im mense township construit dans les années 1980 et habité par des mil lions de Noirs, la plupart des familles souffrent d'insécurité alimen taire et vivent dans des abris de fortune. Cindy Mkaza, une pédagogue qui y travaille et y a grandi, m'a dit que le plaisir de la sécheresse n'avait pas vraiment atteint ses élèves. La plupart d'entre eux n'ont de toute fa çon ni jardin ni douche, et pendant des années, le système d'eau sous-ali menté a été coupé à plusieurs reprises sans avertissement. « C'est comme s'ils vivaient déjà cette vie de sécheresse de toute façon », dit-elle.

Enfant, il dit avoir été bouleversé et attristé par les panneaux « Réservé aux Blancs » en Afrique du Sud. Officiellement classée comme « indienne », la grand-mère de Rawoot avait des ancêtres blancs. Il se rendait régulièrement avec sa tante à la gare centrale, où les Blancs, les Coloreds, les Indiens, les Chinois et les Noirs se mélangeaient dans le hall principal - mais partaient tous dans des directions différentes. L'ima ge de ce cosmopolitisme bouillonnant lui est restée. C'est ce qu'il avait espéré lorsque Nelson Mandela a été élu premier président noir d'Af rique du Sud en 1994. « Mais cela ne s'est pas vraiment produit », dit-il en se tournant vers la source.

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127 physiothérapeute consiste à poser ses mains sur le corps des patients, à les mobiliser et à réorganiser subtilement certaines parties du corps, m'at-il expliqué. Non pas pour les « réparer », mais pour les aider à prendre conscience qu'en eux sommeille déjà la capacité de se sentir autrement. « Il y a une nouvelle façon de penser. Un déplacement de perspective. »

La municipalité ne se soucie pas de la taille des ménages lors qu’elle impose la limitation d’approvisionnement, à moins qu'un habi tant n'entreprenne une procédure d'appel fastidieuse. Parce que les plus pauvres vivent souvent très nombreux dans une maison qui n'a été conçue que pour une seule personne, ils pâtissent davantage de la pénurie d'eau. Shaheed Mohammed, qui vit dans un autre township pauvre appelé Athlone, m'a raconté que son voisin se lève tous les matins à quatre heures pour aller chercher de l'eau dans des seaux pour sa famille nombreuse avant qu'un dispositif de limitation posé par la ville sur ses installations sanitaires ne se mette en marche et ne ferme le robinet.

Lorsque j'ai parlé à Cindy Mkaza, l'éducatrice, de la femme du groupe Facebook qui avait dit qu'elle était « pleine d'humilité » parce qu'elle de vait se soucier de l'eau, elle a simplement ri. Elle a dit que les voisins de sa mère, qui avaient rarement les moyens de payer les trois dollars né

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128 cessaires pour se rendre en ville en taxi minibus, n'avaient aucune idée des efforts consentis par les habitants les plus fortunés du Cap. Et elle s'inquiétait du fait que les classes moyennes et supérieures auraient tou jours plus d'options que les pauvres si la situation devenait vraiment incontrôlable. Les plus riches pourraient toujours forer pour trouver de l'eau, ou déménager.Mohammed, quant à lui, a ressenti une nouvelle forme de cu riosité de la part de Blancs ou de voisins de classes supérieures, dont il n'avait pas l'habitude de recevoir beaucoup d'attention. « Il y a une nou velle façon de penser. Un déplacement », dit-il. Lors de réunions d'un groupe appelé Water Crisis Coalition - association pour la crise de l'eau - dont les membres sont principalement des personnes de couleur. Il a remarqué des habitants du Cap qui ne viennent habituellement pas dans les townships. Des Blancs, des riches, et même un sioniste en fai sait partie.Historiquement, réfléchissait Mahomet, ils sont différents à tant d’égards. Mais nous avons toujours rêvé de ce genre d'unité. Nous n'étions pas sûrs que la rhétorique selon laquelle les Blancs sont les « co lonialistes » soit toujours vraie ou doive l'être. Mohammed était ravi de voir que ses nouveaux alliés étaient prêts à fournir des compétences et des ressources que lui et ses compagnons n'avaient pas. « Ces gens ont souvent un accès plus facile à Internet. Ils peuvent déposer des plain tes auprès du gouvernement et faire des propositions sur la manière dont les grands foyers devraient être traités ». Plus encore, Mohammed a été touché par la façon dont les Blancs et les plus riches ont reconnu son utilité. Lors d'une réunion de la Water Crisis Coalition, des parti cipants blancs ont fait l'éloge d'une gigantesque manifestation organi sée par des personnes de couleur dans les années 1960 pour protester contre l'injustice raciale, comme source d'inspiration sur la manière dont les gens peuvent s'allier pour changer les choses. Une femme blanche lui a dit : « Nous avons besoin du soutien des Cape Flats. Sans le soutien de Cape Flats, nous ne sommes rien ».

La sécheresse a entraîné des changements bien plus import ants que la simple attitude envers sa consommation d'eau individuelle. Un gardien de voitures dans un quartier riche m'a dit qu'il voyait davan tage d'habitants marcher, ce que les personnes aisées de certains quartiers sud-africains ne font pratiquement jamais. À sa source, Rawoot a attiré mon attention sur un groupe de porteurs qui gagnent de l'argent en poussant des récipients pour les autres. En Afrique du Sud, les travailleurs non qualifiés, comme les gardiens de voitures, se disputent

Anthony Turton, un éminent expert en gestion de l'eau, a annoncé que Le Cap ne devait plus compter que sur une « force majeure ». Dieu ou quelque machine incroyablement énorme, puissante et fantastique.

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130 souvent leur territoire. Mais ici, les porteurs qui venaient d'arriver étai ent assis patiemment sur le trottoir et laissaient le travail aux plus ex périmentés. « Ils se traitent spontanément avec un nouveau type de respect », a déclaré Rawoot. « Une nouvelle culture de la courtoisie ». Il y a une peur fondamentale de l'homme face à ceux qui n'ont pas de chance. De la peur qu'ils transforment un jour leur colère en bru talité si l'ordre n’est pas imposé par le haut. Fidèle à la devise « chacun pour soi ». Cette peur est peut-être encore plus forte aujourd'hui qu'hier, à une époque où des phénomènes comme le Brexit ou Donald Trump donnent à certains le sentiment que la volonté du peuple est synonyme de tribalisme autodestructeur, et où des élites comme les dirigeants de Cambridge Analytica nous informent que les gens ne sont rien d'au tre que des illusions que l'on peut manipuler à sa guise en puisant dans leurs peurs. Nous qualifions aujourd'hui de sage le fait de supposer que les gens ne peuvent être motivés que par l'intérêt personnel, le sta tut et la peur. Il est considéré comme imprudent de croire que nous pour rions être motivés en masse par le désir de montrer du respect - ou par l'amour.J'ai rencontré Lance Greyling, le directeur de l'économie et des investissements du Cap qui avait promis de me révéler une infor mation sur la sécheresse que peu de gens comprendraient. Greyling a admis n'avoir pratiquement jamais entendu parler du « problème de l’eau » avant de rejoindre le gouvernement en 2015. Les indicateurs de précipitations avaient certes diminué lentement et surement pendant des décennies, mais les pénuries d'électricité semblaient bien plus ur gentes. Puis, la prise de conscience d'une crise de la sécheresse a sou dainement grimpé. En mai 2017, la maire a prononcé une prière au pied de la Montagne de la Table pour implorer le ciel de lui fournir de l'eau.

Greyling, un joyeux drille de 44 ans, rit aujourd'hui en re pensant aux idées désespérées que le gouvernement a promues pour ne pas avoir à compter uniquement sur le changement de comportement des habitants du Cap. Faire venir une usine de dessalement d'Arabie saoudite, faire venir un iceberg de l'Antarctique. En novembre, la ville a recruté des spécialistes de la communication stratégique qui ont con venu que la meilleure solution était de faire craindre le pire aux habi tants. Les fonctionnaires municipaux ont remplacé leurs douces et gentilles supplications à économiser l'eau par des déclarations pessimis

« Jusqu'à ce jour », a-t-il ajouté tristement, « plus de 50% des habi tants du Cap ont ignoré nos incitations à faire des économies d'eau ».

Pourtant les dispositifs d’économie sur le principe de l’anneau gastrique ont bien fonctionné. Les autorités municipales ont pu voir comment la consommation d'eau diminuait rapidement. Pendant l’ent retien, Greyling a avoué que les déclarations les plus dystopiques du gouvernement n'étaient « pas vraiment vraies ». La majeure partie de la population du Cap avait réduit sa consommation d'eau, même si cer tains n'avaient pas réussi à passer sous la limite. La conclusion selon laquelle le « jour zéro » était une sorte de ligne rouge fixée par Dieu, au-delà de laquelle l'eau de la ville « s'épuiserait », n'était pas non plus tout à fait précise ; le jour représentait seulement cette hauteur du ni veau de l'eau dans le réservoir en dessous de laquelle la ville avait dé cidé de rationner l'eau de manière encore plus drastique.

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Les techniciens installent désormais 2 500 appareils de ce type cha que semaine. Et en janvier, la maire a annoncé que le fameux « jour zéro » n'était plus une simple supposition mais bien une certitude. Le gouverneur de la province a mis en garde contre la menace d'anarchie.

131 tes, risibles et agressives. Ils ont utilisé les dispositifs de limitation de l'eau dont Mohammed m'a parlé plus tard, connus sous le nom d'« aqualoc ». Une mesure semblable à la technique de l’anneau gastrique chez les patients obèses. Le principe est simple: si vous tentez de consom mer plus que votre quota quotidien, on ferme votre robinet.

En 2025, la moitié de l'humanité vivra dans des zones où l'eau sera devenue une ressource rare.

Dans un certain sens, ces mesures étaient extrêmement courage uses. Greyling a déclaré que le message que le gouvernement voulait envoyer aux captoniens était également le suivant : « Écoutez, les gars, nous ne maîtrisons pas complètement la situation. En fait, c'est entre vos mains ». Un gouvernement qui dirige par la force tout en ad mettant ses limites au lieu de promettre monts et merveilles, c'est une conception de la politique qui a le mérite de se démarquer. Mais peu ont reconnu au gouvernement son originalité. Et ne le feront probablement jamais. Daniel Aldrich, spécialiste de la rési lience post-catastrophes à l’université Northeastern, m'a expliqué que la perte de confiance d'une population dans son gouvernement après une catastrophe est assez classique, voire inévitable. Aldrich a mené des études de terrain approfondies au Japon après le tsunami de 2011, qui

132 avait contribué à faire passer le Japon de l'un des « pays les plus con fiants envers ses gouvernants à l’un des plus défiants ». Les gens forment de nouvelles alliances contre un ennemi commun, surtout un ennemi naturel, a-t-il expliqué. Mais si cet ennemi disparaît, les gens, malheu reux à l'idée de devoir abandonner leur nouvelle foi en l'autre, se cher chent une nouvelle cible.

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Selon Rawoot et un témoin de l’événement, un conseiller de district l'a traité de « fou » lors d'une réunion publique en mars. Un professeur qui avait rédigé un essai sociologique sur la source m'a confié que de nombreux fonctionnaires « ne voulaient pas et ne pouvaient pas croire » que Rawoot travaillait sur la source à titre uniquement gratuit. Ils étaient convaincus qu'il recevait de l'argent de quelqu'un pour entacher l'image du gouvernement. Les fonctionnaires municipaux ont qualifié la source de problème public, de risque pour la santé, de construction chaotique dressée par des personnes dépourvues de toute idée de la pla

Lorsque le chef du principal parti politique du Cap a annoncé dé but mars que les habitants devaient célébrer la réduction drastique de la consommation d'eau et que le jour zéro pouvait désormais être évi té, la colère s’est emparée du Cap. Certains ont traité le gouvernement d'idiot cette annonce risquait d’encourager le retour à certaines habi tudes paresseuses. D'autres se demandaient si la crise n'était pas une pure invention pour inciter la population à payer plus d'impôts. Cer tains ont même fait voler des drones au-dessus du plus grand lac de barrage du Cap pour savoir s'il était secrètement plein d'eau. (Il ne l'étaitEnpas).2025, la moitié de l'humanité vivra dans des zones où l'eau sera devenue une ressource rare. Cela fait du Cap un cas particulier. D'une part, on peut observer comment il est possible de gérer une crise des ressources effrayante de manière audacieuse et avec succès. D'autre part, l’exemple du Cap est en réalité un contre-exemple qui a permis de montrer comment un gouvernement qui n’est pas dénué de leader ship énergique a fait se retourner le public contre lui et finit par an éantir toute solution envisageable. Pendant mon séjour au Cap, la mé fiance et l'hostilité croissantes entre le gouvernement et les citoyens semblaient perdre toute chance de résolution. Ce n'est pas notre faute, tout est de votre faute, c'est ainsi que Greyling résumait les réactions qu'il recevait. Cela semblait le blesser. Il a soupiré quand nous avons par lé du groupe d'activistes de Mohammed. « Malheureusement, beaucoup de idées confinent à l’absurde », a-t-il dit. Et quand j'ai mentionné la source de Rawoot, il a gémi.

133 nification centrale. Ils veulent détourner l'eau vers une piscine gérée par la ville, ce qui détruirait sans aucun doute son caractère. « Il y a eu des disputes à la source », a déclaré Greyling, « et la ville y a posté des po liciers ». Mais Cindy Mkaza, qui continue de puiser de l'eau à la source, et le professeur m'ont dit que les disputes étaient extrêmement rares. Lorsque j'ai décrit à l’employé du gouvernement la scène magnifique à laquelle j'avais moi-même assisté à la source, il m'a répondu en me mettant en garde : « Je n'ai pas de preuve du contraire. Mais soyez cer tains qu'il y aurait beaucoup plus à découvrir à ce sujet si vous voulez vraiment toute « Alhamdulilah »,l'histoire ».écrivait

James G. Workman, auteur, entrepreneur et expert en eau, a su capter cette angoisse dans son livre Le cœur de la sécheresse, paru en 2009. « Nous ne gouvernons pas l'eau », écrivait-il, « c'est l'eau qui nous gouverne ». Sans certitude quant au futur approvisionnement de cette ressource essentielle - omniprésente, en grande partie cachée dans les sociétés industrialisées, rendue plus imprévisible par le changement climatique - la société pourrait se désintégrer. Workman s'est inquiété de ce que, « du point de vue anthropologique pur, l’espèce humaine dé montre combien chacun n’agit jamais que dans son propre intérêt ».

Le Cap suggère le contraire. Il se pourrait que les gens attendent sim plement quelque chose qui les mette au défi, une occasion de dépasser leur cynisme las de la politique et de prouver qu'ils peuvent être de bons voisins, qu'ils voient au-delà de l'argent et du succès, qu'ils inventent

PÉNURIE D'EAU

Quand je suis rentré chez moi, à Johannesburg, j'ai tiré la chasse d'eau. Mais avant cela, j’ai suspendu mon geste pour réfléchir. Un jour, une thérapeute m'a conseillé d’aller en vacances avec un ami avec lequel j'avais des problèmes. Elle pensait que le changement de lieu pourrait nous aider à nous voir sous un autre jour. « Mais nous reviendrons à la maison au même endroit », avais-je objecté. « Un souvenir », a-t-elle dit, « c’est aussi une possibilité ». En fait, il existe depuis longtemps un consensus sur le fait que l'inimaginable nous attend. La course aux ressources, la mondia lisation continue et avec elle les conflits culturels qui l'accompagnent, la fin annoncée du système économique qui fonde la civilisation mo derne. Et plus nous attendons, plus il sera difficile d’entreprendre quel que chose pour parer ces changements. C'est ce que l'on ressent.

Bahia. « Merci, déesse de la pluie! », répondait Wayne.

134 ensemble des solutions intelligentes pour déjouer leurs nouveaux tor tionnaires. Il se pourrait que certaines catastrophes – celles, naturelles, frappent de manière plus neutre et soient donc plus acceptables que celles qui sont le fruit de la politique - ouvrent peut-être des opportu nités de changement dans des domaines qui semblaient jusqu'à présent dans l’impasse. « Il y a une faille dans tout ce que Dieu fait », disait Ralph Waldo Emerson, un philosophe et écrivain américain du XIXe siècle, « un événement inopiné qui se glisse à l'improviste, jusque dans la poésie désinvolte et pleine d'audace où notre imagination veut nous emmener ».

RESSOURCES

« La faille est là pour laisser la lumière entrer », dit Rumi. Peutêtre pressentons-nous que la longue période de croissance et d'enrichis sement personnel prendra bientôt fin. Peut-être savons-nous, au plus profond de nous-mêmes, que nous devons revenir à l'œuvre de l'homme, qui est ancrée dans la nature et ne s'élève pas au-dessus d'elle. Peut-être même que cela nous soulagera, nous procurera de la joie. Peut-être s'avér era-t-il que nous sommes plus ouverts que prévu et que nous sommes capables d’accepter des conditions de vie moins agréables.

Je me souviens avoir conduit depuis la maison des Tarling, loin derrière la montagne, en direction du Cap, quand il s'est soudain mis à pleuvoir à verse. D’instinct, un instinct tout neuf ou depuis si longtemps oublié et qui venait d'être réactivé, je me suis garée sur le bord de la route et j'ai regardé tranquillement les gouttes frapper le pare-brise et capter la lumière des lampadaires, semblables à ces cer cles de lumière qui annoncent un film au cinéma ou la naissance d'un univers minuscule.Jesuisallée sur Facebook. 400 personnes avaient déjà posté quelque chose. « Je viens d'annoncer à une salle pleine lors d'une réunion qu'il pleuvait, et tout le monde s’est mis à applaudir! », postait Lesley. « Vous pouvez bien prendre un parapluie, personne n'arrêtera la pluie », écrivait Moegsien. « Maintenant, il pleut à Mitchell's Plain », répon dait Carmelita. « Pluie à Sea Point », renchérissait Gillian. « Merci, Dieu! Notre noble sauveur! », s’enthousiasmait Cobie. «Alhamdulilah », écri vait Bahia. « Merci, déesse de la pluie! », répondait Wayne « Le dieu des nouilles soit loué. R'amen », concluait134Roxanne.

Il est difficile de prédire lesquels de ces changements reste ront au Cap. Mais au moins, ils deviendront un souvenir.

135 En savoir plus sur le changement climatique: #38 — Wein aus Nordeaux  — par Fabian Federl

CONTEXTE EN BREF

UneCOMPLEXEchoseest sûre : il n'y a pas de quoi enjoliver le changement climatique. Il est déjà perceptible aujourd'hui. Mais même si les effets négatifs prédomi nent nettement, il existe des effets secondaires positifs. Ainsi, on peut lire sur le site Internet de l'Agence fédérale pour l'environnement d’Allemagne que « des hivers plus doux peuvent par exemple réduire les effets des pério des de froid sur la santé, diminuer les temps d'arrêt dans le secteur du bâti ment ou réduire nos besoins en énergie de chauffage. Des effets positifs sont également possibles dans d'autres domaines ». Et grâce à Greta Thun berg et au mouvement « Fridays for Future », la jeunesse vit actuellement une politisation comme on n'en avait plus vu depuis des décennies, et pas seulement en Allemagne.

Un mot désigne le manque d'eau alarmant : stress hydrique. Ce phénomène est à l’œuvre quand des quantités trop importantes sont prélevées dans les réserves d'eau douce. Celles-ci ne peuvent alors pas se reconstituer suffi samment. Pour éviter le stress hydrique, l'ONU souhaite que l'on ne touche pas plus de 25 pour cent des réserves d'eau renouvelables provenant des ri vières et des précipitations. Plus de deux milliards de personnes dans le monde souffrent déjà de ce phénomène, selon l'ONU. Et leur nombre ne fera qu’augmenter à l'avenir, car depuis les années 1980, la consommation d'eau dans le monde augmente d'environ un pour cent par an. Selon les prévisions, cette tendance va se poursuivre, ce qui correspondrait d'ici 2050 à une augmentation de 20 à 30 pour cent de la consommation actu elle. La situation est encore aggravée par le changement climatique qui provoque davantage de sécheresses et des vagues de chaleur plus fréquentes.

A PROPOS DE L'AUTEUR Eve Fairbanks, 36 ans, vit depuis dix ans en Afrique du Sud. Elle a été en voyée au Cap par son rédacteur en chef du Huffington Post pour couvrir la crise de l'eau. « Dès que je suis arrivée, j'ai réalisé à quel point la situation sur place était fascinante », dit-elle, « au Cap, les changements démographi ques et sociaux sont très rapides ». Fairbanks continue de croire que des crises écologiques comme la sécheresse au Cap peuvent laisser place à des développements sociaux constructifs. "Les habitants ont vécu leur ville d'une manière plus positive pendant la crise, même si elle ne fonctionnait pas aussi parfaitement que d'habitude". Ce changement est à l’œuvre en core aujourd'hui, ajoute-t-elle. Et son propre comportement a aussi un peu changé après ce reportage : Fairbanks ne tire plus la chasse d'eau après chaque passage. Mais elle continue à arroser sa pelouse.

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« Les villes sont des corps aux cicatrices len tes qui se ressourcent d’autant mieux qu’un fleuve coule en leur cœur », écrit Cécile Wajsbrot dans Nevermore, mon livre de che vet actuel. Genève est une ville pleine de ressources, généreusement pourvue en cours d’eaux, qui la ressourcent abondamment. Son lac et ses fleuves dessinent son anatomie, gonflent ses poumons. Ses cicatrices ne pa raissent jamais. On dit qu’il faut se méfier des eaux trop douces. Le lac Léman est une vaste étendue inquié tante. En regardant ses flots impassibles, je m’imagine sombrer telle une pierre, avalée par l’anesthésie contemplative. Il en est au trement des fleuves. Le Rhône et l’Arve sont des eaux tumultueuses. Elles se jettent l’une dans l’autre comme des loups se sautent à la gorge. Elles ont souffert et font souffrir. Elles ne s’en cachent pas. C’est Rémus et Romulus. Deux frères, le plus grand – le Rhône – ayant indubitablement l’ascendant sur son cadet. C’est pour cela que je veux regarder Genève depuis l’Arve, depuis sa marge – une rivière plus qu’un fleuve, affluent surexcité, chien fou dévalant du haut du Mont-Blanc avant de s’échouer dans le Rhône. C’est là, chez moi. Depuis ma fenêtre, j’en tends le bruissement d’une petite chute d’eau. Pour apaiser le déferlement des flots, des ro chers ont été entassés en guise de digues. L’eau tourbillonne autour, forme une petite cascade circulaire, avant de ralentir. Des versants de terre abrupte mènent à de petites plages de cailloux, des troncs fracassés flottent à la sur face de l’eau. De petits sentiers buissonneux s’esquissent, des chiens s’égarent dans les feu illages. Plusieurs tentes de sans-abris se ca chent entre les branches. Depuis la fermeture du centre d’hébergement dans l’ancienne caserne des Vernets – ouvert à la va-vite lors du premier confinement puis refermé tout aussi vite – les personnes sans domicile errent sur les flancs terreux des bords de l’Arve. Nombreux se sont amarrés ici, dissi mulant leurs sacs de couchage dans l’entrelacs des arbres, hantant ce territoire un peu sau vage, au dos d’une zone industrielle en recon

Genève sait pourtant être festive, débordante peut-être même – mais pas exubérante. On cherche en vain le moment où les nuits ba sculent du côté des jours, où la transgression farde la lumière d’ombres irisées. Genève est un corps sans organes. La Jonction, le lieu où les deux fleuves con fluent, n’évoque pas une cicatrice, la suture de deux bouts de chair s’intriquant inexora blement, mais plutôt une greffe qui aurait du mal à prendre. Les eaux du Rhône brillent d’un somptueux bleu verdoyant, celle de l’Arve gardent leurs teintes olivâtres. A Ge nève, on se côtoie plus que l’on ne s’interpénètre. Chacun s’agrippe à son étrangeté, sa singularité. Il n’y a guère autre chose à quoi se tenir.

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Dans cette ville, je ne rencontre personne, ou alors des personnages erratiques, vagabonds plus qu’habitants. Genève est un conglomé rat de veines gondolées par une eau sibylline.

Au fond du fleuve, j’aperçois parfois des car casses de vélos et des caddies de supermar ché, enlacés par les algues et la végétation fluviale. La plupart du temps, l’eau brunâtre reste opaque. Elle ne révèle pas, ne reflète rien.

version perpétuelle. Le matin, lorsque mon fils et moi nous rendons à la crèche main dans la main, certains nous saluent. Ce sont toujours les mêmes, assis sur les bancs audessus des quais. Hommes seuls, très propres sur eux. Sourires polis. Là dès la levée du jour, aspergés par la rosée de l’aube, attendant que les heures filent. L’un entasse ses pos sessions dans un caddie, l’autre a dû les entre poser ailleurs. Ils connaissent notre heure de passage. Mon fils sait d’avance qui occupe quel Nousbanc.bifurquons vers le quartier des Augus tins. A notre droite, un Théâtre de Marion nettes de Genève, blotti dans l’angle d’une cour d’école primaire. Sur la gauche, les façades roses d’un salon de massage, où des travail leuses du sexe exercent le plus vieux métier du monde. Tôt le matin, les deux bâtiments sommeillent. Mon fils ne distingue aucune différence de nature entre les deux vitrines, qui se font face en toute quiétude. Rien ne trouble son regard innocent, sûrement pas la candeur apparente des rues, où tous les com merces se valent. Il s’intéresse bien plus à l’enseigne colorée de la station-service Ta moil et à son service de lavage de voitures. Je l’embrasse et le laisse pour la journée. Mes pas me mènent à nouveau le long du fleuve. Les corneilles croassent. Je regarde les oise aux déchaînés piqueter les cailloux. Aux pre mières heures du jour, je croise quelques jog geurs sur les quais, de jeunes parents, des propriétaires de chiens. Je descends l’un des escaliers métalliques tapissés de graffitis co lorés, m’assois sur la terre sablonneuse. Des troncs enchevêtrés barrent la route. Des ado lescents se bécotent dans le feuillage. Je m’approche de l’eau. Sa pâleur verdâtre emp êche de voir le fond. Mon regard plonge vers les flots boueux. Ils sont de la même couleur que les bâtiments officiels à Berne, un kaki pâle, comme un uniforme militaire délavé. Bientôt, la caserne des Vernets sera confiée à une coopérative, qui transformera les lieux en ateliers d’artistes. Une occupation plus que temporaire : le bâtiment doit être démoli d’ici la fin de l’année prochaine. Un nouveau quartier verra le jour ici, des arbres seront rasés, des logements construits. Dans l’inter valle, cette zone indéfiniment éphémère a quelque chose d’une friche : tous les jours, je longe ses clôtures aux tags bariolés, passe devant plusieurs petits théâtres, la cour de la Parfumerie occupée par des roulottes et di vers bric-à-brac.

Si Genève était un type de personnalité, elle serait sans doute de profil évitant. Elle s’échappe dès que je tente de la saisir. On n’imagine pas épouser ses trottoirs, faire l’amour dans ses recoins. Chaque matin efface le souvenir des nuits passées, que les bris de verre ne rappellent que rarement sur l’asphalte.

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138 Kreuzlingen Bärenplatz. Je descends du bus. Nous sommes à la mi-avril, des flocons de neige fondus tombent du ciel. Dans le petit parc à côté de l’arrêt de bus, il n’y a pas de fumeurs de joints, pas de gymnasiens. Juste un garçon fait de métal. Son pénis tagué en rose est la seule tache de couleur chaude dans cette journée autrement grise. Je rabats ma capuche sur ma tête et me mets en mouve ment. À gauche de la Bärenplatz, il y a un rond-point, à droite un autre. Ils ressemblent à des roues dentées qui poussent les voitures à poursuivre leur route. Comme pris dans un énorme engrenage, les véhicules tournent au tour des giratoires et la circulation s’écoule ensuite dans différentes directions. Comme si personne ne voulait s’arrêter à Kreuzlingen, et encore moins y rester. La route qui mène directement à Constance via la douane principale s’appelle « Boulevard » depuis 2011 et est censée être une zone de rencontre. Je croise deux ou trois personnes pressées. La fine neige se transforme en pluie et j’accélère le pas à mon tour. Au centre géo graphique de la ville se trouve une colonne publicitaire, sur laquelle il est écrit dans un semblant de promesse : « Il se passe toujours quelque chose à Kreuzlingen ». Sur la colonne est collé le programme culturel officiel de la ville, de mars à juin. Et juste à côté, la photo d’un chat qui s’est échappé. Oui, il se passe quelque chose à Kreuzlingen. Mais qu’est-ce qui fait l’âme de Kreuzlingen ?

Le restaurant Traube am Zoll a fermé pour cause de pandémie, le poste de douane est in occupé depuis des années. Je passe la fron tière et me souviens que lorsque nous étions enfants, nous sautions d’un pays à l’autre à cet endroit précis : Suisse, Allemagne, Suisse, Allemagne. Nous restions les jambes écartées, pour être à la fois en Suisse et en Allemagne. Constance était ma deuxième ville. Cons tance a fait de Kreuzlingen, ma première ville, une agglomération. « Ville universitaire », c’est ce qu’on peut lire sur un panneau jaune foncé de l’autre côté de la frontière. Puis suit un kebab. Je fais quelques pas dans la rue principale, qui s’appelle ici Kreuzlingerstrasse.

139 Les rares passants qui circulent parlent le suisse allemand. Au printemps 2020, la com mune de Kreuzlingen a été séparée de sa ville. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les frontières étaient fer mées. Des clôtures traversaient les quartiers résidentiels : les couples, les familles, les villes étaient séparés. La vieille ville de Constance est quasiment limitrophe de Kreuzlingen. C’est la vieille ville qui manque à Kreuzlingen et qu’elle par tage bien entendu. Lorsqu’on s’y intéresse de plus près, on remarque que l’architecture est ici légèrement différente de celle du côté suisse. Devant les maisons, des pierres d’achop pement (Stolpersteine) dorées et brillantes sont parfois incrustées dans le sol à la mémoire des victimes du national-socialisme, un sou venir encore bien vivant. Le soleil perce les nuages, il fait plus chaud, mais peu de gens sortent. Je me demande si le passage de la frontière est autorisé en ce moment et re tourne rapidement en Suisse. Gare centrale de Kreuzlingen. Trois distribu teurs de snacks, un distributeur de café, un Prontophot. Quelques casiers de consignes, des abris çà et là. Les abris ont partout la même odeur : celle de la fumée de cigarette éventée. En train, je fais un arrêt à Kreuzlingen Hafen. Il se remet à pleuvoir. Je m’abrite sous le toit de l’Avec jusqu’à ce que la pluie s’arrête. À côté de moi, trois jeunes les yeux un peu dans le vague et deux ouvriers du bâtiment qui passent leur pause de l’après-midi attendent aussi la fin de l’averse. Personne ne se parle. École cantonale de Kreuzlingen. La dernière fois que je suis venue ici, c’était pour le jubilé en 2019. Un véhicule blindé Mowag avait été placé en plein centre de l’endroit où se tenait la fête. Lorsque j’ai demandé pourquoi, on m’a fait savoir que cela ne posait pas de problème particulier, que le Mowag Eagle n’avait rien à voir avec la guerre, qu’il était ici pour symboli ser la fierté des entrepreneurs de Thurgovie. Soit. En retournant à la Bärenplatz, je me souviens que Kreuzlingen nous semblait sou vent trop calme. Il nous manquait, à nous les adolescents, les manifestations du 1er mai ou la Streetparade. Nous rêvions d’évasion et d’anonymat. Au lieu de cela, nous allions cha que année au festival transfrontalier Fantastical. Au Siebenschläferzelt, tout le monde se Jeconnaissait.retourneen bus au village où j’ai grandi. Et tandis que la pluie tambourine à nouveau sur les vitres, d’autres souvenirs me reviennent soudain : les heures passées à flâner dans le Seeburgpark de Kreuzlingen, les herbes hautes qui dansent dans le vent, les éclats de rire, les premiers baisers, les journées de ciel bleu sans fin, la crème glacée, la crème solaire, le lac de Constance dans les oreilles. Et quand la bise arrive, les vagues qui se déchaînent et bruis sent. Comme au bord de la mer.

« Hendo de notiot ? » me demande soudain un homme âgé en désignant avec effroi sa pe tite voiture garée à côté de la mienne sur un parking. « Han extra zwe Franke inegloh ! »

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Je lui explique que je ne suis pas là pour dis tribuer des PV, mais que j’écris un texte sur Kreuzlingen. Il rit, soulagé. « Do hendo abo viel z vozelle », dit-il en continuant son che min. Je ne suis pas sûre de savoir ce qu’il voulait dire. Je le regarde passer la frontière sous la pluie et disparaître en Allemagne.

Pleine d’espoir, me voilà replongée en été.

Mais lorsque je descends du bus fin juillet à la Bärenplatz, le ciel est à nouveau gris, de grosses gouttes s’écrasent sur des routes d’un gris tout aussi implacable. Il semble que seule la végétation ait changé au cours des derniers mois : la statue près de la Bärenplatz est ent ourée de fleurs à hauteur de taille, dont la tête s’incline sous la pluie. En regardant à travers les fleurs violettes, je réalise qu’entre-temps, on a au moins pris la peine de nettoyer la meilleure partie du garçon en métal. Je refais la promenade que j’avais pour habi tude de faire au printemps. Devant le Traube am Zoll toujours fermé, je m’abrite finalement sous le toit, résignée, et j’écris dans mon car net de notes qu’il pleut et que rien ne se passe.

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140 Ma première rencontre avec La Chaux-deFonds a eu lieu dans le Toggenburg. Je jouais au Monopoly avec ma grand-mère et La Chaux-de-Fonds était l'endroit le plus exoti que qui soit. Je le prononçais en allemand, avec ce ch, ce au, ce x, et ma grand-mère riait, me donnait la carte, les maisons en plastique vertes et les hôtels rouges. Ce n'est que bien plus tard que j'ai pris pour la première fois le train régional de Bienne pour traverser la vallée de Saint-Imier avec tous ces villages qui commencent par un C - Corgémont, Cor tébert, Courtelary, Cormoret - et que j'ai at teint la limite du brouillard avec le sentiment d’arriver sur un balcon qui émergeait du reste de la Suisse. La ville est loin des grands axes. Y aller signi fie que vous en avez eu l’intention ou bien que vous vous êtes perdu. C'est qu'il faut pren dre de petits trains qui finissent immanqua blement par être annulés ou retardés indéfini ment. Vivre ainsi loin des grands axes ne semble pas gêner les gens d'ici. Au contraire. Voilà neuf ans que j'ai emménagé dans ma ville de Monopoly, et depuis que j'y suis, on ne manque jamais de me rappeler qu'à La Chaux-de-Fonds, autrefois, il y avait beau coup d'autres Suisses alémaniques, qu'ils avaient même leur église, et que tout est allé si vite : de l'alpage au village, puis à la mé tropole horlogère. En 1880, un tiers de la po pulation de la ville était originaire de Suisse alémanique. La plupart sont repartis. Le Temple Allemand est aujourd'hui un théâtre. Quel ques mots sont restés, quelques noms aussi. Aujourd'hui, les Nussbaum, les Kaufmann ou les Aeschlimann ne parlent pas plus le suisse allemand que les Dubois, les Sandoz ou les Droz. Les ancêtres de mes enfants du côté de leur père sont eux aussi originaires de Suisse alémanique. L'arrière-arrière-grand-père était garçon d'orgue au Temple, il prenait soin des soufflets et des vents. Il parlait encore le suisse allemand, mais la langue maternelle s'est pro gressivement perdue. Seuls quelques germa nismes ont survécu au fil des décennies. Quand il parle de ses parents, le grand-père de mes enfants dit le fatre et la moutre. Je

Je crois que la plupart des mots qui sont res tés ici commencent par un s : schlaguer, schwenser, schneuquer, le schnec, le steck, le speck, la strasse, les spätzli, le schlouck, les schlecks, la stimmoung, le spatz, le schnetz, le schnaps, le stamm, le stempf –Une fois, les éléphants aussi sont restés ici.

141 fais exprès de lui dire grossfatre, même si je sais pertinemment que ça ne se dit pas puis que seul le fatre se dit encore.

En 1914, les artistes du cirque Hagenbeck ont dû repartir en Allemagne pour faire la guerre, tandis qu'à La Chaux-de-Fonds, on s'occupait des éléphants, on leur faisait porter du charbon et de l'eau à travers la ville. Le plus petit est mort de froid et fait toujours partie de la col lection du Musée d'histoire naturelle.

Tous les matins, les corbeaux effectuent un vol aller du lycée vers la station de compost age, puis un vol retour le soir. Lorsqu'un bip me réveille la nuit et que des lumières orange clignotent et parcourent les rideaux et les murs de ma chambre, je sais qu’il neige. Les lames des chasse-neiges raclent les routes. Il y a de l'électricité dans l'air ces matins-là. Nous pensons à toute cette neige tombée et espé rons qu'il va encore neiger. Nous construisons des géants, des châteaux avec des toboggans, un parc plein de bonshommes de neige. Mais les hivers où la neige reste plusieurs semai nes font partie du passé, du temps où grossfa tre était encore un enfant. Aujourd'hui, les jours de neige sont entrecoupés de jours sans, ou de jours de neige fondue. Mes enfants di sent Pflotsch, ils disent pètche.

Les martinets noirs ne tardent pas à revenir dès que les stalactites se détachent des gout tières. Leurs cris, leur vol rapide. Ils fendent l’air de leurs ailes en forme de faucille et chassent au-dessus du plan en damier de la ville dont les noms de rues racontent encore la détermination et la générosité qui ont pré sidé la reconstruction de la ville après l'in cendie de 1794 : rue de l'Avenir, avenue Léo pold Robert, boulevard de la Liberté. Par les belles journées d'automne, nous nous promenons dans les champs et faisons un feu entre les grands épicéas. Une torrée. Nous enroulons les saucissons neuchâtelois dans des (véritables) feuilles de choux et du papier journal, ficelons des paquets compacts que nous humidifions avec de l'eau puis les met tons à cuire sous la cendre. Le grossfatre s’écrie : le fatre, il a schlagué le katz avec un steck en bas de la strasse. Nous rions. C'est un jeu de son enfance. Jouer à celui qui peut mettre le plus de mots sauvés dans une phrase. Mes enfants parlent comme ça. Pas avec des mots anciens mais avec des mots ajoutés. Je peux avoir un Zuckerbolle? Lueg, il y a un Bagger! Tu peux me chräzebuggele? J'ai hérité du Monopoly et de la luge en bois de ma grand-mère. Mes enfants montent des sus et je les tire dans le labyrinthe que dessi nent les hauts murs de neige et les façades rectilignes de la ville, qui s’étendent vers l'in fini, toujours plus loin, avec cette sensation qui m’est restée de me trouver sur un balcon.

Sur une pente enneigée, le grossfatre dit : on fait une rütschée ? Il fléchit légèrement les genoux et glisse sur ses talons en bas de la pente. Quand le printemps arrive au pied du Jura, l’impatience me gagne. Mes enfants crient : les tatouillards ! Les gros flocons de neige qui tombent du ciel au ralenti et qui fondent aussitôt sur le sol. Ils sont si beaux que je ne peux pas en vouloir à l'hiver qui s'obstine.

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Tes premières découvertes sont nocturnes : un spectacle, une pendaison de crémaillère, une soirée pour aller danser ailleurs qu’en boîte – car il y a cette rumeur estudiantine, au bout du lac, et malgré la rivalité des deux villes, que Lausanne c’est mieux pour aller danser, plus décontracté, moins guindé, plus de choix pour moins cher. Puis la ville compte de plus en plus dans ta vie professionnelle, c’est au café de Grancy que tu rencontres pour 142

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Ce n’est pas ta ville natale, c’est celle qui se trouve à côté. La première fois, c’est sans doute une course d’école au Musée Olympique, puis une lecture de poétesses russes par ta sœur comédienne et une exposition d’impres sionnistes, également russes, à L’Hermitage. Ensuite, il y a deux amies. La première quitte ta ville natale pour étudier le théâtre aux Teintureries, la seconde prend le train tous les jours pour te retrouver sur les bancs de l’université. La Russie, le théâtre, l’amitié, ont toutes à voir avec ta découverte de Lausanne.

A la différence de ta Genève natale, dont tu construis l’image en fouillant chaque quartier sur quelques années, ta représentation de Lau sanne se construit par touches, pixels isolés que tu relies peu à peu entre eux. Au début, les lieux que tu visites semblent ne pas avoir de lien, c’est ce qui te frappe à chaque fois, on te dit bien sûr tu prends l’ascenseur et tu y es, c’est sous la passerelle, non ça n’est pas du tout là où tu penses, c’est juste en dessous mais il faut monter d’abord. La toponymie n’aide pas, tu apprends qu’il existe une place qui s’ap pelle Tunnel, un carrefour nommé Chaude ron, un Boston francophone et un FLON be aucoup plus clinquant que sa sonorité de flan, que son histoire aussi. Au fil du temps, tu traces des lignes, composes des surfaces et des volumes. Ton expérience de voyageuse t’avait laissé croire que ton sens de l’orienta tion n’était pas trop mauvais, mais ici il te faudra plus de tout ça pour te repérer, plus de temps, d’orientation, d’expérience. Car ici on n’est pas terrien, on est poisson ou oiseau. On fait avec cette dimension supplémentaire, de la hauteur, des vallons, des ponts qui ne passent pas sur l’eau.

Tu attends le train seule sur le quai et le train n’arrive pas, parce qu’il dépend d’un autre train quelque part, parce que c’est le dernier.

la première fois un éditeur, il est plus jeune que toi, il te dit tout de suite qu’il te publie, tu griffonnes un poème au dos de l’addition, tu le gardes alors qu’il n’est même pas bon. Vous devenez amis. Par cette rencontre tu changes de vie. Tu deviens écrivaine. Tu parcours la Suisse puis l’Europe, et Lausanne constitue un bon centre. Tu y es invitée pour des lectu res, des séances de travail collectives, des in terviews. Au parc de Milan, au Simplon, dans les locaux de la RTS. Le métier et l’amitié finissent par fusionner, c’est ici désormais que tu squattes des cana pés, que tu as les yeux qui brillent, que tu liv res et recueilles des confidences. Tu es allon gée dans un parc pour le festival de la Cité, tu parles jusque tard dans la nuit sur la terrasse de la Grenette, tu marches en direction d’une pagode, tu écris dans le jardin d’un musée, tu te réveilles dans un appartement sous gare. Tes amis déménagent souvent, tu peux comp ter sur eux pour compléter ta géographie lau sannoise en habitant différentes courbes de niveaux. Ta connaissance se précise. Tu ap prends que Mont et Belmont sur Lausanne ne sont plus vraiment Lausanne, que le métro s’appelait autrefois ficelle, que tu es la seule à entendre dans Ouchy quelque chose qui fait mal, parce que le lieu est plutôt chic. Un jour, la pandémie de COVID-19 inter rompt ce lien que tu nourris avec la ville, où tu te rends désormais chaque semaine. Tu obéis aux autorités, tu ne prends plus le train, tu ne vois plus personne, tu souffres telle ment pourtant. Tu te rends compte qu’en cas de fin du monde, beaucoup plus abrupte et radicale que ne l’est cette pandémie – et par fin du monde, tu entends surtout coupure des té lécommunications –, la seule manière de re trouver tes amis serait ces lieux que tu con nais, ces adresses que tu as mémorisées à force d’y squatter des canapés. Lorsque tu reviens à Lausanne, la ville est redevenue exotique, dans tous les sens du terme, elle est étrangère et tropicale. Sur la plage de Bellerive, tu vis un moment d’éternité. Personne ne sait si cette crise est finie ou si elle est en suspens mais cela souligne l’éphémère, le caractère unique de chaque instant. Vous êtes quatre ami-e-s sur la plage, vous nagez, riez, buvez du vin dans la nuit douce, puis vous voyez pas ser un avion, et comme personne n’en voit plus depuis des mois, celui-ci a la valeur d’un ovni. Après ça, vous êtes tou-te-s allongé-e-s sur le sol, en silence face aux étoiles, et tu as la certitude que vous pensez aux mêmes cho ses, que l’immortalité passe par les autres, que l’amour, au sens large, c’est cette énergie phy sique qui relie les êtres. Ce que tu aimes le moins, dans Lausanne, fi nalement, c’est d’en partir. Parce que c’est souvent le soir, souvent il faut redescendre, dans la géographie comme dans les émotions.

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Tu t’extraies de Lausanne comme une naufra gée d’une île et tu sais que personne, à l’exté rieur, ne sera capable de se la représenter comme toi, comme une métropole de souve nirs minuscules. Elle scintille. En quatre di mensions. La place qu’elle a prise dans ta vie est impressionniste.

Pendant que vous lisez ce texte, la ville gagne du terrain.

Au Danemark, une localité de 200 habitants est déjà consi dérée comme une ville. En Allemagne et en France, un minimum de 2 000 habitants est requis, en Autriche 5 000, en Suisse, en Italie et en Espagne 10 000, au Japon 50 000. L'université de Münster constate ain si qu’« il n'existe pas de définition universelle de la ville, valable pour tou tes les époques et toutes les régions ».

La plus grande ville du monde est l'agglomération de Tokyo, qui compte aujourd'hui 37 millions d'habitants. La région métropolitai ne équivaut à près de 2 millions de terrains de football.

Au Pérou, La Rinconada, ville la plus haute du monde, doit sa fondation à la découverte de l’or. Mais aucun des quelque 50 000 habi tants ne peut rester longtemps à 5100 mètres d'altitude.

De Hum à Tokyo — de Dmitrij Gawrisch

Plus de la moitié de la population mondiale (57 pour cent), de bientôt 8 milliards d'habitants, vit dans des villes. En 2030, cette pro portion atteindra déjà 60 pour cent.

Il y aurait un peu plus de 4400 villes de plus de 150 000 ha bitants, 470 villes de plus d'un million d'habitants, 34 mégapoles de plus de 10 millions d'habitants. 21 d'entre elles se trouvent en Asie, 6 en Amérique du Nord et du Sud, 4 en Europe et 3 en Afrique.

37 pays ont des capitales qui ne sont pas leurs plus grandes villes. Parmi eux, les Etats-Unis, la Chine, la Suisse et le Liechtenstein.

Hum, située sur la péninsule croate d'Istrie, est la plus petite ville du monde. Cette petite ville médiévale, deux fois plus petite qu'un terrain de football, compte environ 20 habitants. Certains jours, le tou risme multiplie par ce chiffre par 25.

La ville la plus basse du monde - 250 mètres en dessous du ni veau de la mer - est aussi la plus ancienne selon l’état actuel des connais sances : la « ville des palmiers » de Jéricho en Palestine. Les premières découvertes archéologiques datent de 9000 av. J. -C. La ville a été dé truite et reconstruite une vingtaine de fois au cours de son histoire.

La surface de la Terre est de 510 100 000 kilomètres carrés. Les villes n'en couvrent même pas un pour cent (0,87 pour cent).

Il fait particulièrement froid à Iakoutsk. En hiver, le thermo mètre descend régulièrement en dessous de -40 degrés Celsius dans cet te ville de 300 000 habitants de la région russe de Yakoutie (Sakha). Des records de -63 degrés ont déjà été enregistrés.

Le record de chaleur est actuellement détenu par La Mecque en Arabie saoudite : en 2010 et 2016, la température moyenne annuelle était de 32,9 degrés.

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Venise ? Saint-Pétersbourg ? Ou même Pittsburgh, comme l'af firment de nombreux Américains ? C'est faux ! La ville qui compte le plus de ponts est Hambourg, qui en compte environ 2500. La vieille ville de Venise n'en compte « que » 400. A Quibdo, en Colombie, il pleut presque tous les jours (en moy enne 304 jours par an), souvent pendant plusieurs heures. Il tombe en viron 9 mètres de pluie par an. Mawsynram en Inde reçoit encore plus de pluie, près de 12 mètres. Il y pleut moins souvent qu'à Quibdo, mais plus abondamment.Assouan,en Égypte, est considérée comme la ville où il pleut le moins au monde. Il y tombe moins d'un millimètre de pluie par an. Pourtant, l’eau ne manque pas : Assouan est située directement sur le Nil.

Le plus vieux restaurant du monde est le Sobrino de Botín à Madrid. Il sert des repas depuis 1725. Ses gérants assurent que la flam me du fourneau ne s’est jamais éteinte depuis l'ouverture.

Ce n'est pas New York mais Chicago qui est considéré comme le berceau des gratte-ciels. C'est là qu'a été construit en 1885 le pre mier gratte-ciel, de 42 mètres de haut et de seulement 10 étages.

Vue de l'espace, la métropole américaine du jeu Las Vegas est la ville la plus lumineuse de la planète, suivie de près par Hong Kong. En revanche, Pyongyang est à peine visible de nuit.

Le premier métro a été construit à Londres vers 1890. Shang hai possède aujourd'hui le plus long réseau de métro du monde de plus de 800 kilomètres. La station de métro la plus profonde est Arsenalna à Kiev. Inaugurée en 1960à 105 mètres sous terre, elle devait également servir d'abri antiaérien en cas d'attaque sur la capitale ukrainienne. Ar senalna a été utilisé pour la première fois comme abri le 24 février 2022.

Au moment où vous lirez ce texte, la population urbaine mon diale aura augmenté de 510 habitants. Au moment où vous lirez ce ma gazine, elle aura augmenté de plus de 21 000 habitants. 145

A Moscou, Le Kremlin est la seule forteresse médiévale au monde encore en activité. Fondé au 11e siècle, il comprend cinq palais et quatre cathédrales. C'est à la fois un musée et le siège du président russe.

New York est la ville la plus diversifiée du monde. Au moins 800 langues différentes sont parlées dans la métropole américaine, seu les 4 familles sur 10 parlent anglais à la maison.

Je vais te traiter avec tendresse, herbe frisée Walt Whitman

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Ce que je préfère dans la ville, c’est où ça pousse librement. Par exemple dans les in terstices du vieux mur qui longe ma rue, quand elle fait un coude et se mue en pente sévère. S’accrochent à la pierre, à travers le paysage urbain, des capillaires, des orpins, des cymbalaires des murs, des centranthes rouges. Ces plantes n’exigent aucun soin. El les dévisagent le bitume et se mirent dans les jardins plus hauts. Elles déploient des stra tégies pour se nourrir de peu. Je les observe en passant. J’ai appris à les nommer. Je les ajoute à l’herbier mental qui me permet de mieux m’emparer du monde autour. Un peu plus loin, dans le Jardin anglais, s’étend une bande foisonnante située au Nord de l’allée des tilleuls, à laquelle est épargnée la tonte version gazon et les fleurs bien arrangées. Un sous-bois s’amincissant (de dix à deux pas de large et cent trente pas de long), où se déploient fougères, aspérules et barbes-de-boucs. Fraîcheur, appel de la forêt – auquel on résiste trop souvent – allez, si on n’y résistait pas aujourd’hui ? On monte en direction du Jardin botanique, situé dans l’enchanteur Vallon de l’Ermitage. L’avantage du temps, de l’expérience du temps long dans un espace, quel qu’il soit, c’est de multiplier les variations. Les transformations de la ville (chantiers, constructions, excavati ons, aménagements) mais aussi celle de la na ture qui s’y déploie : tons des feuillages, éclo sion des fleurs, mûrissement des fruits, croissance des troncs, chute des feuilles. Ne connaître qu’une saison, un seul temps d’un certain lieu, ce n’est pas le connaître. Il faut emprunter plus de mille fois le même chemin et y trouver du nouveau à chaque pas (soimême transformé par un fait divers, une lec ture, un événement historique, une émotion, un souvenir ; par un oiseau posé là ou striant le ciel, un chat sur la rue, un déchet atterri au pied de l’arbre). C’est l’attention aux détails, toujours renouvelée, qui prime.

Vous ne pensez plus aux écrans ni à l’intelligence artificielle, pas plus qu’à la blockchain ou à la conquête de la pla nète Mars. Vous observez un papillon posé sur une fleur et cela suffit à cet instant.

Si vous avez encore un peu de souffle et de curiosité, enfoncez-vous plus haut dans la forêt de Chaumont jusqu’à l’étang de Comba cervey. Au printemps, on y trouve des œufs qui deviennent têtards, très convoités par les tritons, eux-mêmes mangés par les couleuv res… Le tout survolé de libellules dont les mues encore accrochées aux prêles marquent la mémoire de leur peau d’avant. Allez, on s’en courage à poursuivre sa vie en gardant sa propre peau, tout en incorporant cette beauté, ces évidences, ces métamorphoses, en soi.

D’autres feuilles vous attendent, celles des liv res. A la bibliothèque, les pages de Rousseau herborisant ; à la Boutique du livre, celles déjà lues qui n’attendent que vous. Vous y trouverez peut-être les Feuilles d’Herbe de Walt Whitman. Ce livre sous le bras, perdezvous un peu dans la vieille ville, lumineuse de pierre jaune. N’oubliez pas de saluer chaque assaut du vivant sur tout ce qui fige. Ne dé daignez nul jardin secret et revenez, en d’au tres saisons, en de mêmes endroits.

Pour rentrer, il suffit de descendre la colline – les chemins sont multiples. Vous retrouvez la ville. Les vieux murs ne manquent pas. Ils se hérissent de plantes sauvages. Veillez à ne pas écraser les escargots (se baisser, saisir par la coquille ceux qui se trouvent au milieu des escaliers, les placer plus loin sur l’herbe).

Quand vous avez assez flâné entre lac, rues et parcs, à la recherche d’indices du vivant, et que vous souhaitez vous immerger plus pro fondément en nature, vous grimpez effecti vement jusqu’au Jardin botanique. Vous vous penchez sur de petits écriteaux sur lesquels sont inscrits des noms latins et des prove nances : une musique d’ici et d’ailleurs, tout aussi bien qu’un voyage dans le temps. Un fossile de feuille de palmier vous rappelle, au besoin, l’importance relative de notre espèce, avant de poursuivre : rocailles alpines, abeil les, jardin des simples, vous pouvez souffler dans les hautes herbes et ne plus penser à la ville, ne plus entendre la basse continue des moteurs (mais les appels au large des sirènes de bateaux, encore). Vous voici pour un temps dans l’abstraction de la civilisation post-industrielle.

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Ce qui est monumental et déjà désigné, vous le trouvez sur une carte, à l’office du tou risme. La Collégiale et le Château, la Tour des Prisons et les musées (très bien, les mu sées), le port et ses vastes bateaux d’excur sion, les rues pavées. Tout ceci n’est pas négligeable, mais ne remue pas de joie au quoti dien. La joie se déploie dans les interstices, les fêlures, les éclosions soudaines, les rais de lumière impromptue. La joie c’est une gueule de loup surgie dans le bitume fendu, les roses trémières hautes sur tige, le retour des martinets siffleurs. C’est la génération spontanée, la nature malgré tout, sa survie obstinée, ses cycles observables. Du moins telle est ma joie, au quotidien, dans la ville. Celle de l’imprévu, des invitées surprises, des cadeaux inouïs, des dormances levées. Si vous prenez place sim plement au bord du lac, un jour sans trop de soleil ni d’affluence, vous verrez avec un peu de chance passer un castor au large ou une écrevisse sur les galets de la plage. Il y aura des cygnes et des colverts bien sûr – mais peutêtre aussi l’éclair d’un martin-pêcheur ou l’élan d’un grèbe huppé plongeant sous la surface.

148 À chaque ville ses animaux. Les chats d’Istan bul, les chiens de Bogota, les poules de Kin shasa. Je suis assise place Bellevue sur un banc de la promenade. Il est neuf heures du soir, le lac brille d’un bleu argenté. Des gens mangent des olives et des sushis au bord de l’eau, boi vent de l’Aperol Spritz dans des gobelets en plastique, de nombreuses langues se font entendre. Le lac déborde sur la rive. Les cygnes nagent plus haut que d’habitude.

Les chats d’Istanbul, les chiens de Bogota, les poules de Kinshasa. Les cygnes de Zurich. Zu rich et ses cygnes. Zurich et ses mille cygnes. Les curieux cygnes de Z. C’est dans les cygnes que la ville trouve son écho. Tout ce qui existe à Zurich se reflète dans leur forme. Enveloppée de leurs plumes blanches, la ville elle-même émerge de l’eau sombre. Alors que cette image me vient à l’esprit, l’un des cygnes est pris d’un curieux battement d’aile. Les parties de son plumage bougent, mais semblent ne pas appartenir à son corps. Cela paraît étrangement mécanique, comme s’il voulait attirer l’atten tion sur les mystérieuses charnières qui assem blent les différentes parties de la ville.

Les cygnes vont et viennent de façon sou daine, mais aussi lentement que les voitures de patrouille qui descendent et remontent au ralenti la promenade du lac. Avec une inertie provocante, ils se dirigent vers tous ceux qui éveillent leurs soupçons. Tels des agents de la police municipale, ils ont besoin de lever les doutes. Comme pris dans une spirale para noïaque, ils se sentent visés par chaque mou vement, pensent que tout ce qui tombe à l’eau, même un vélo électrique, leur est destiné. Ils rejettent leur cou en arrière avec arrogance, tout en scrutant leurs admirateurs. Aucun de ceux qui sont assis là ne mérite leur attention. Ils n’ont pas besoin de nouveaux amis, ils évo luent dans leurs cercles habituels. Rien ne peut les surprendre. Imperturbables, ils font face à des centaines d’appareils photo de télé phones portables.

Un jeune homme qui a un rendez-vous avec une femme d’allure sympathique au style got hique crie à un cygne : « Bro, there is no food ». Celui-ci, le regard sombre et avide, 148

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www.basel.ch CityBasel Journée des villes 2022 125e anniversaire UVS

Bâle est une ville pionnière en matière de politique environnementale et climatique, et un modèle au niveau national et international: Bâle exploite en effet le plus grand réseau de chauffage urbain de Suisse, et l’électricité du fournisseur d’énergie régional provient à 100 pour cent de sources renouvelables. En outre, les rénovations et nouvelles constructions efficaces sur le plan énergétique ainsi que les installations visant à utiliser les énergies renouvelables sont soutenues par des subventions depuis 1984. La dernière réalisation pionnière en date est le nouveau bâtiment de l’Office de l’environnement et de l’énergie, capable de couvrir lui-même ses besoins en électricité grâce à une façade photovoltaïque sophistiquée et à un concept de bâtiment optimisé. Bâle poursuit un objectif ambitieux: zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2040.

Le moindre signe de ton amour me réconcilie, me remplit de bonheur et me donne envie de plus. Et toi ? Que veux-tu ? Où es-tu ? Quand viens-tu, Z. ? L’eau est maintenant noire dans la baie, les tramways s’allument. Entre-temps, les cygnes ont commencé à sonder l’eau avec leur bec, comme s’ils cherchaient quelque chose que je cherche aussi. Ils sont sur la piste. Un jour, ils trouveront ce qu’ils recherchent, le sortiront de l’eau avec leur bec et commence ront à jacasser sur ce qui manque.

L’animal lui échappe et s’éloigne en nageant.

« T’es stressé, mec ? » lui lance-t-elle, blessée.

Les cygnes font maintenant des bruits qui me paraissent venir de grenouilles. Ah, Z. ! Tu ne peux donc pas aimer ? Chaque jour, je t’observe, je te fais la cour, je te flatte.

Pourquoi ne pas acheter de nouvelles lunettes, faire un travail sérieux, créer un profil Tinder, apporter son ordinateur portable à l’Apple Store ? Il y a aussi les mu sées, certains sont même gratuits ! Et des soi rées. Le zoo, le jardin public, la piscine en plein air Letzigraben. Les cygnes, comme je l’ai dit. La maison de la littérature. Et de bons amis. Et même l’amour. Que demander de plus ?

Et en attendant...

claque du bec en direction de sa cigarette. Les cygnes zurichois sont des cygnes accros. Le soir, on les voit traîner nerveusement sur les rives de la Bürkliplatz, se gratter avec leurs becs et sortir soudainement de leur sommeil. Leur vie est précaire, mais ils bénéficient d’une certaine protection. L’un d’entre eux a récem ment été décapité au couteau, mais le crime n’est pas demeuré impuni. Un air poissonneux flotte au-dessus de leur dortoir et leur plu mage habituellement d’un blanc immaculé sem ble jaunâtre et affaissé. « Espèce de mannequin ! », lance la femme gothique à un jeune cygne au plumage encore tacheté de brun, avec une petite coupe à la punk. Ce dernier grogne en réponse : « Oh, il est en colère. » Le jeune homme : « Mais c’est comme ça qu’on fait de bonnes photos ! » Fiè rement, il lui montre ses prises de vue. Ils par lent de la ville. « J’ai longtemps voulu avoir de vrais amis, jusqu’à ce que je me rende compte qu’ils se baladaient sous mon nez ». Le jeune homme n’est pas originaire de Zurich, mais il se sent désormais à son aise ici et trempe ses pieds dans l’eau. Tout ce qu’il dit semble emp reint d’une certaine sagesse, comme purifié ? La jeune gothique sourit. La ville nous fait grâce en brouillant les fron tières entre modestie et résignation. D’après les statistiques souvent citées, la qualité de vie y est élevée. On ne peut pas s’en plaindre. Et puis, il est vraiment beau, ce lac. Les arbres sont verts. L’air est pur ! Celui qui vit à Zurich depuis longtemps pourra difficilement s’en défendre : un jour, il constatera avec stu peur qu’au final, il ressent une réelle satisfac tion. Cela s’est fait insidieusement. La colère et la révolte sont parvenues à trouver leur che min dans les institutions existantes et ont fait place à un sens des réalités, qui admet que les individus veulent des choses différentes, que les injustices correspondent à la volonté des majorités. Un tram bleu glisse sur le pont du Quai. De petits moustiques collants virevol tent dans l’air, presque imperceptibles. Mais Zurich, me dis-je en moi-même, ville bleue, grise, chatoyante, lumineuse, éblouis sante, emplie de la satiété latente et de la quête de cette sensation, pourquoi me rends-tu si impatiente ? Qu’est-ce qui cloche chez toi ? Le crépuscule s’est levé. Un bateau sombre glisse sur le lac et la lune se fait plus présente. Im partiale, elle est suspendue dans le ciel bleugris. Les plumes se sont gorgées d’un bleu foncé velouté et traversent les colonnes de lu mière striées de fines vagues. « J’aimerais pou voir vraiment te caresser », soupire la femme gothique avec nostalgie. Elle le dit à un cygne, mais semble s’adresser à la ville elle-même.

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ÉDITEURIMPRESSUMPuntas Reportagen AG RÉDACTION Reportagen, Monbijoustrasse 36, 3011 Bern, T +41 31 981 11 14, redaktion@reportagen.com RÉDACTEUR EN CHEF Daniel Puntas Bernet daniel.puntas@reportagen.com RÉDACTEURS Daniel B. Peterlunger, Juliane Schiemenz, Rocío Puntas Bernet, Raffaela Angstmann, Dmitrij Gawrisch, Christoph Dorner AUTEURS RÉGULIERS Amir Hassan Cheheltan, Barbara Bachmann, Dmitrij Kapitelman, Erwin Koch, Florian Leu, Urs Mannhart, Sandro Mattioli, Linus Reichlin, Marzio G. Mian, Sabine Riedel, Christian Schmidt, Daniela Schröder, Margrit Sprecher, Michael Stührenberg DIRECTION ARTISTIQUE ET CONCEPTION GRAPHIQUE Moiré: Marc Kappeler, Dominik Huber, Vera Rijks, www.moire.ch, hello@moire.ch MARKETING ET DISTRIBUTION Lucas Hugelshofer, lucas.hugelshofer@reportagen.com TRADUCTION Christine Métayer-Apfel ABONNEMENT Michael michael.borter@reportagen.comBorter, PUBLICITÉ Ivo Knüsel, ivo.knuesel@reportagen.com POLICE GT Sectra (www.grillitype.com) ILLUSTRATION COUVERTURE ET ARTICLES Gregory Gilbert-Lodge CARTE Martin Woodtli QUATRIEME DE COUVERTURE Claudia Blum PAPIER Lessebo 1.3 Natural 115 gm2, CO2-neutral, certifié FSC IMPRESSION Druckerei Odermatt AG, Dallenwil RELIURE Buchbinderei An der Reuss, Luzern Printed in Switzerland © 2022 Puntas Reportagen AG © pour les textes : Reportagen et les auteurs © pour les illustrations/graphiques: les concepteurs graphiques DISTRIBUTION CH 7Days Media Services GmbH DISTRIBUTION D/A IPS Pressevertrieb GmbH Postfach 12 11, 53334 Meckenheim PARUTION 6 x par www.reportagen.comannée Reportagen est membre de Select, le réseau mondial des indépendants de la presse long format. Afin de ne pas altérer la fluidité de la lecture, nous utili sons parfois le masculin générique. Dans ce cas, il s'agit d'une désignation de personne ou de profession et non d'un sexe biologique. Avec nos remerciements pour le soutien de : et de :

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