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No 1011 Du 19 au 25 aožt 2016
l’homme providentiel, un mal français...
iLS Se revent en
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Saint-nazaire La viLLe où
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Les dix “Ça va (vraiment) mieux” bonnes surprises rentrée Littéraire
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22 septembre 2016 à 19 h à La Cité de la Mer de Cherbourg-en-Cotentin Pour participer à ce débat, inscrivez-vous sur le site
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notre opinion Par Renaud Dély
Droit Du sol et “sang-mêlé”
U
n peu plus de trois mois. Cent six jours exactement. C’est la durée qui nous sépare de l’issue de la primaire de la droite. Ça va être long… Quand on observe le rythme effréné sur lequel s’est engagé le concours Lépine des propositions les plus radicales censé servir à désigner le vainqueur de cette compétition, on se dit que le trimestre qui s’ouvre va être long, très long. Et franchement pénible pour tous ceux qui demeurent attachés par-dessus tout aux valeurs républicaines. Quand on aime, on ne compte pas, l’axiome est connu. Et, quand on aime plus que tout gagner, quand on est prêt à tout, ou presque, pour y parvenir, on ne s’embarrasse pas d’« arguties juridiques » susceptibles d’entraver sa marche triomphale vers la victoire. Tel est à peu près l’état d’esprit de Nicolas Sarkozy au moment d’engager très ofciellement le fer avec ses frères ennemis pour reconquérir ce qu’il considère comme son dû, son trône élyséen. Ainsi donc, l’ancien président de la République oset-il proposer une « modifcation assez substantielle » du droit du sol. Il prétend lui ôter tout caractère d’automaticité, laquelle n’existe pourtant déjà pas aujourd’hui pour ceux qui naissent sur le sol français de deux parents étrangers. Peu importe, l’ex-chef de l’Etat veut aller plus loin et restreindre la portée d’un droit de la nationalité bien moins généreux qu’aux Etats-Unis ou au Canada.
Doublement mis en examen, pour corruption et trafc d’infuence d’une part, pour fnancement illégal de sa campagne électorale de 2012 d’autre part, Nicolas Sarkozy réclamait jusque-là, à raison, le strict respect de la « présomption d’innocence », sage précepte auquel l’ancien président a droit comme tout justiciable. Le voilà qui professe désormais une autre forme de présomption, la « présomption de nationalité », une novation conceptuelle hallucinante, qui permettrait au législateur de ne pas attribuer la nationalité française à quelqu’un qui n’aurait pas un casier judiciaire vierge à sa majorité, ou dont on pourrait prouver, a posteriori, que les parents étaient en situation irrégulière au moment de sa naissance. L’Etat déciderait-il alors de punir l’enfant des fautifs en lui retirant sa nationalité bien après sa naissance ? Ou choisirait-il de multiplier les apatrides en attendant que l’on s’assure du comportement vertueux de ses aïeux ? A force d’empiler les catégories de « demi- », de « sous- » ou de « présumés » citoyens, un régime mettant en œuvre de telles dispositions mettrait en péril la cohésion même de la société française. L’indiférence qui a accueilli la provocation sarkozienne ne lasse pas d’inquiéter. Il faut dire que François Hollande serait bien en peine de faire la leçon
à son prédécesseur, lui qui, un trimestre durant, a agité le chifon rouge de la déchéance de nationalité comme solution pour endiguer le féau du… terrorisme ! Parmi les apprentis sorciers, il n’a pas grand-chose à envier à son prédécesseur… Or, comme l’a montré l’historien Patrick Weil, le droit du sol n’est pas une tradition immémoriale de notre pays. Introduit sous une première forme dès 1515 par un arrêt du Parlement de Paris, le jus soli a été maintes fois abandonné au proft du jus sanguinis au gré des convulsions et changements de régime. Ce n’est qu’en 1889, au moment où le législateur restaurait la République dans la plénitude de ses principes, que le droit du sol s’est imposé comme une référence indépassable, hormis la tragique parenthèse du régime de Vichy, qui procéda à 15 000 dénaturalisations.
Depuis trente ans, sous la pression idéologique croissante de l’extrême droite, la droite française a plus d’une fois tenté de le rogner, depuis la réforme avortée du code de la nationalité portée en 1986 par Charles Pasqua à la surenchère d’un autre ancien président, Valéry Giscard d’Estaing, prônant en 1991 l’instauration du droit du sang pour faire face à « l’invasion » migratoire. Au fnal, c’est bel et bien cette définition d’une nationalité travaillée par le démon des origines, la quête d’une introuvable pureté et désormais le fantasme du « grand remplacement » qui agite les tenants du droit du sang. Nicolas Sarkozy s’est longtemps méfé de cette conception d’inspiration maurrassienne chère à son ancien gourou Patrick Buisson. Il semblait attaché à cette idée de la nation comme « conscience morale » et « plébiscite de tous les jours » chantée par Ernest Renan, pour lequel « l’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion », et pas davantage de son sang. Au printemps 2012, à quelques jours de sa défaite face à François Hollande, Nicolas Sarkozy répétait qu’il conserverait le droit du sol car « il fait partie de la tradition française ». Ainsi, l’ancien président semblait bien plus sage à la veille de perdre le pouvoir suprême qu’à l’instant où il se lance dans sa reconquête. Sa soif de revanche lui aurait-elle fait oublier qu’il se défnit, un jour, comme « un petit Français de sang-mêlé » ? Cent six jours, c’est long… n
à force d’empiler les catégories de “demi-”, de “soUs-” oU de “présUmés” citoyens, on met en péril la cohésion même de la société française.
19 au 25 août 2016 / Marianne / 3
sommaire
N0 1011 Du 19 au 25 août 2016
10 évéNemeNt L’homme provideNtieL, uN maL fraNçais
iLs se rêveNt eN sauveur suprême Arnaud Montebourg et Nicolas Sarkozy partent en quête du Graal élyséen en prétendant être les seuls à pouvoir redresser le pays. Ils ne sont pas les derniers à succomber à cette prétention-là, qui gagne les esprits les plus sains comme les dirigeants les plus impopulaires. Par Renaud Dély, Marc Endeweld et Jean Garrigues
crédits photos / couverture : pool new / reuters - françois lafte / maxppp - lee / leemage - costa / leemage - thibaud moritz / maxppp - luisa ricciarini / lemage maxime jegat / maxppp - bianchetti / leemage - vincent isore / maxppp - isadora / leemage
3 Notre opiNioN Droit du sol et “sang-mêlé”. Par Renaud Dély
44 moNde
6 l’éditorial Burkini : pourquoi il faut se mouiller. Par Joseph Macé-Scaron 8
Le vif du sujet Une révolution des aides pour sauver l’agriculture. Par Jean-Claude Jaillette
Le Kremlin livre une guerre de l’information au Vieux Continent. Par Anne Dastakian
60 société
saiNt-Nazaire, La viLLe où “ça va mieux”
70 idées
Les commandes de paquebots et l’essor du tourisme redonnent le sourire aux Nazairiens. Par Laurence Dequay
32 Le rapport qui moNtre que
daech N’est pas iNviNcibLe Extraits du travail des parlementaires sur les ressources de l’Etat islamique.
8 révoLutioNs géNétiques à veNir Santé, environnement, agriculture : l’humanité est au seuil d’une nouvelle ère. Par Aline Richard Zivohlava
26 fraNce
commeNt poutiNe dépLoie ses réseaux eN europe
reNtrée Littéraire : 4… 3… 2… 1… partez ! Notre sélection de 10 romans français.
88 oN joue Par Benjamin Hannuna 90 Ça Va MieUX eN le diSaNt Georges Séguy, la force tranquille.
Par Guy Konopnicki
cet été 6/6 36 Les saNctuaires de La poLitique Mitterrand, à Solutré pour l’éternité.
Par Soazig Quéméner 40 Les jeux oLympiques et La poLitique Les JO toujours plus privatisés.
Par Hubert Artus 42 Les théories scieNtifiques improbabLes Quelle langue parle-t-on au paradis ?
Par Alexandre Gefen 50 Les reLigioNs mécoNNues
Ethiopie, les nouveaux défs de l’Eglise orthodoxe. Par Alain Léauthier 54 Les crimes des vacaNces La tuerie de Chevalline.
78 espagNe, uNe guerre d’écrivaiNs Georges Bernanos. Par Guy Konopnicki 80 chaNgez de métier… Travailler au bord de l’eau.
Par Guy Konopnicki
Par Emmanuel Tresmontant
66 Les phiLosophes de La répubLique Jaurès, la synthèse qui change tout.
Par Bertrand Rothé 76 Les disputes eNtre artistes Aristophane et Euripide. Par Guillaume Métayer
N0 1011 - Du 19 au 25 août 2016 Marianne. 28, rue Broca, 75005 Paris. Tél. : 01 53 72 29 00. Fax : 01 53 72 29 72. direcTeur général eT direcTeur de la publicaTion : Frédérick Cassegrain. iMpriMerie : Maury S.A. Malesherbes (45). ISSN : 2425-4088 / No CPPAP 1017 C 89227 Printed in France / Imprimé en France. publiciTé : Ketil Media – 76 boulevard de la République – 92 100 Boulogne- Billancourt – 01 78 90 11 40
84 Les pLus beaux sites de L’œNotourisme Les vendanges du Mistral. Par Périco Légasse 89 Les mioches et Nous Faudrait pas que ça grandisse.
Par Pascal Gros
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l’éditorial Par Joseph Macé-Scaron
Burkini : pourquoi il faut se mouiller
T
out a commencé à Marseille lorsqu’un parc aquatique et la municipalité divers gauche des Pennes-Mirabeau (Bouches-du-Rhône) ont décidé de retoquer la demande de réservation faite par des femmes des quartiers nord de Marseille ayant prévu une sortie piscine en burkini. Dans la foulée, le maire de Cannes, suivi par d’autres édiles Les Républicains, signa un arrêté interdisant le port de ce vêtement ostentatoire sur ses plages en raison des « risques de troubles à l’ordre public ». Samedi 13 août, des heurts ont éclaté à Sisco, en Corse, qui n’étaient pas sans rappeler ceux de décembre 2015, opposant des familles musulmanes, dont les femmes se baignaient en burkini, et des Corses. Au cours de ces afrontements, il y eut plusieurs blessés dont une femme enceinte. Bref, le burkini est en passe de devenir le feuilleton de l’été. S’agit-il d’un épiphénomène, d’une mode vestimentaire comme une autre, d’une polémique montée de toutes pièces par la droite ultra qui fait ricaner les médias étrangers, et notamment anglo-saxons (vous savez, les mêmes qui prétendaient qu’il existait des armes de destruction massive en Irak) ? Ce qui est sûr, c’est que, voilà, une fois encore, l’artillerie lourde est de sortie pour nous convaincre que notre pays si éprouvé par le terrorisme est une nation hystérique prenant la mouche pour des peccadilles.
Le problème est qu’on connaît la chanson car, à moins d’être aveugle, comment ne pas voir que le surgissement de cette question du burkini vient s’ajouter à la longue liste des attaques répétées contre l’indiférenciation et à l’afrmation d’une visibilité radicalement diférente. Impossible en efet, à moins d’avoir une mémoire de poisson rouge, de ne pas inscrire cette question dans le droit fl des débats posés par le foulard à l’école, la prière dans la rue, le repas dans les cantines, les programmes scolaires, l’apartheid sexuel dans les piscines publiques, le refus qu’une femme puisse être examinée par un médecin homme à l’hôpital public… Est-il vraiment besoin de continuer quand les coups de canif portés au bon sens républicain sont si nombreux ? De même, il est aisé de prévoir ce qu’il adviendrait si la pratique du burkini s’installait le long des plages. Dans la foulée de la nouvelle antienne contemporaine : « C’est ma religion, donc il faut en respecter les recommandations, les commandements, les interdits, etc. », on verrait très vite surgir une nouvelle demande réclamant de prévoir systématiquement des maîtres-nageuses à côté de leurs collègues masculins et si possible vêtues d’un burkini rouge et jaune, comme c’est le cas en Australie. Un autre « beau » débat en perspective 6 / Marianne / 19 au 25 août 2016
assurément quand on connaît le poids et l’embarras de vêtements mouillés en cas de secours rapide. Passons. Mais ce que sentent bien l’immense majorité de nos concitoyens dans cette afaire, en dépit des plaisanteries à deux balles et des hésitations d’une partie de leurs représentants, c’est qu’il s’agit là d’une nouvelle bataille et que reculer ne mènera nulle part sauf à se trouver un jour le dos en mur.
S’agissant des tissus religieux, aucun argument ne tient la route face à cette mise en garde de Mona Eltahawy, aucun : « Les femmes du monde occidental portant un voile contribuent à asservir les femmes ailleurs dans le monde pour lesquelles le port du voile est une contrainte. » Il faut une forte dose de cynisme ou de bêtise, voire des deux, pour revendiquer de se couvrir toujours plus alors qu’au même moment des images nous proviennent des zones libérées de Daech, où l’on voit des femmes brûler leurs geôles de tissu en étreignant des combattantes kurdes et arabes tête nue. Certaines musulmanes clament que c’est leur droit, que c’est leur choix ? Grand bien leur fasse. Nous savons depuis plusieurs années déjà combien les fondamentalistes religieux sont habiles à revisiter les idéaux de 1789 et des Lumières pour les retourner à des fins obscurantistes. Parce que nous vivons encore sur la queue de comète des mouvements de libération du corps des années 60 et leurs illusions, nous avons du mal à appréhender ce qui a été décrit, il y a plus de cinq siècles, par La Boétie dans son essai sur la servitude volontaire. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une servitude volontaire. Et peu nous importe de savoir si ce rapprochement que nous faisons va provoquer les criailleries de tous ceux qui considèrent que le burkini est un « vêtement comme un autre ». Si c’était le cas, nous attendons avec un intérêt tout particulier les premiers hommes en burkini sur les plages et, bien sûr, la première « burkini pride » à Sciences-Po. Le Collectif contre l’islamophobie en France s’indigne et tempête ? La belle affaire ! Le Canard enchaîné vient de souligner, textes à l’appui, combien cet organisme n’est pas autre chose qu’une machine de guerre instruisant en permanence le procès de la laïcité en France. Dans un entretien à la Provence, mercredi 17 août, Manuel Valls a apporté son soutien aux élus à l’origine de ces décisions, « s’ils sont motivés par la volonté d’encourager le vivre-ensemble, sans arrière-pensée politique ». On ne peut dire mieux. Et d’expliquer que les plages, comme tout espace public, doivent être préservées des revendications religieuses. Un peu de sable estival pour faire grincer quelques dents à gauche. n
Le vif du sujet ÜIls ont osé le faIre
Üalerte
LA défAite en geignAnt
wang lili / xinhua-réa
A
ppre n d re à mAis Pourquoi Les frAnçAis cherchent-ils p e r d r e e s t toujours des mauvaises excuses quand ils un sport de perdent ? Ici, le perchiste Renaud Lavillenie haut niveau échoue à 6,03 m, le 15 août à Rio. pour lequel les Français ne sont pas bien préparés. Injustement sifflé, le perchiste Renaud Lavillenie a dû s’excuser après avoir comparé son sort à Rio à celui de Jesse Owens à Berlin en 1936, comme quoi il est parfois plus facile de sauter le point concurrente italienne sous l’eau à l’arrivée du Godwin que la barre. Vu son palmarès, 10 km en eau libre, la nageuse Aurélie Muller a Lavillenie devrait savoir que les supporteurs crié au complot, encouragée par un entraîneur, brésiliens ne sont pas des moines bouddhistes Philippe Lucas, qui n’est pas du genre à pédaler en retraite spirituelle. Kristina Mladenovic et dans la nuance. Toutes ces saillies verbales, Caroline Garcia ont expliqué leur élimination souvent encouragées par des journalistes du double de tennis par la perte d’énergie télé au chauvinisme décomplexé, sont dignes consécutive à un changement de tenue tardif. d’une cour d’école de gamins prépubères, Camille Lacourt, 5e de la fnale du 100 m dos, a pas d’une enceinte olympique. Certes, on accusé le Chinois Xu Jiayu de dopage. Après un comprend que les sportifs tricolores, comme match perdu, les handballeuses ont invoqué les autres, ne veuillent pas se contenter de la mauvaise qualité du parquet. A en croire participer et qu’ils aient envie de gagner. Mais les judokas Priscilla Gneto et Pierre Duprat, tous les grands champions savent qu’il faut ce sont les arbitres qui les ont cloués au sol. accepter la défaite avec dignité, ne serait-ce Disqualifée pour avoir enfoncé la tête de sa que pour en tirer des leçons. n Jack Dion
Üen deux mots La ballade des déclinistes
L
e classement des universités mondiales selon Shanghaï donne une nouvelle fois l’occasion aux déclinistes de tout poil de se couvrir la tête de cendres. Pensez, parmi les 100 premières universités du monde, la France ne place que trois facs. Honte à notre système, qui selon ces oiseaux de mauvais augure signerait notre inexorable déclin. Pour un peu, ils en rendraient responsables
8 / Marianne / 19 au 25 août 2016
François Hollande et la gauche au pouvoir. Ce qu’oublient de préciser les accélérateurs de pessimisme, c’est que ce classement a été imaginé par la Chine pour envoyer ses étudiants – qu’elle peine à former – dans des universités selon leurs goûts. Or, ces derniers préfèrent les sciences dures, spécialités des universités anglo-saxonnes. En France, les moyens alloués à l’étude des mathématiques et de la
physique sont concentrés sur les grandes écoles. L’université française, quant à elle, est pluridisciplinaire, et les sciences dites « molles » y occupent une place importante. Moralité : s’il n’est pas en grande forme, l’enseignement supérieur français n’est pas si décadent que ne le prétendent certains. Il est juste organisé de manière différente des pays anglo-saxons. Ce qui n’est pas la tasse de thé des Chinois. n J.-c. J
Ceux qui rêvent d’un “Charlie” version burkini
V
isiblement, certains considèrent que les frères Kouachi n’ont pas totalement rempli leur mission et qu’il serait temps de terminer le boulot. A preuve, les nouvelles menaces de mort lancées à l’adresse de Charlie Hebdo, qui ont amené les responsables du journal satirique à porter plainte. La cible est toujours la même, à savoir le ton caustique, libre, iconoclaste, humoristique de l’hebdo, notamment à travers sa récente une invitant les musulmans à se décoincer. Que ce soit drôle ou pas, ce n’est pas la question. Que cela plaise ou pas, peu importe. Après tout, nul n’est obligé d’acheter Charlie. Mais il en est qui rêvent d’un journal satirique sans satire et d’une liberté de la presse réduite à sa version burkini, où tout ce qui dérange devrait être caché. Le pire n’est pas qu’ils le fassent savoir urbi et orbi, mais que d’autres s’en accommodent, comme s’il fallait s’habituer au pire. n J.D.
cE quE “MariannE” En pEnsE
Eurêka ! Ü
G Gataz face à Gataz
richard damoret / réa
Y BLocage d’un entrepôt LecLerc par des agriculteurs à l’appel de la Fnsea, le 12 février, en auvergne.
Une révolUtion
des aides poUr saUver l’agricUltUre Par Jean-Claude Jaillette
L
’agriculture traverse une nouvelle crise, comme si le monde agricole était voué au chaos. Après le porc, la volaille, le lait, c’est le tour des céréales. Quand l’efondrement des cours, la surproduction mondiale et la concurrence déloyale venue de l’intérieur (même de l’Europe) ne sont pas en cause, ce sont les aléas climatiques qui laminent les rendements. Et quand toutes ces causes s’additionnent – comme c’est le cas cet été où l’efondrement des cours du lait le dispute à la chute des rendements céréaliers dus à un printemps pourri –, le désespoir gagne les campagnes. A chaque nouvel épisode, des plans d’urgence sortent des tiroirs du ministère de l’Agriculture, suivis inévitablement d’une surenchère alimentée par l’opposition et les organisations syndicales. Insoutenable. Une évidence s’impose, partagée par toutes les puissances agricoles mondiales : l’activité agricole, conditionnée par le climat et les marchés, est par nature soumise aux crises. Son maintien étant le fondement de la souveraineté alimentaire, des mécanismes durables de régulation sont donc indispensables. L’Europe l’avait bien compris en créant la PAC (Politique agricole commune). Imparfaite, chère, parfois injuste, souvent critiquée, elle a été emportée à partir de 2014 par l’esprit libéral qui soufe entre Bruxelles et Strasbourg. « Qu’importe, ont expliqué les technocrates aux paysans, puisque les
marchés tout puissants se régulent d’euxmêmes. » Erreur. De sporadiques, les crises sont devenues répétitives. Dans le secteur du lait par exemple, les paysans ont cherché à compenser la fn des quotas par l’augmentation de la production. Les conséquences sont désastreuses : 5 % des exploitations laitières ont disparu en quelques années. Il est urgent d’inventer de nouveaux systèmes de régulation. Certains experts voudraient imposer le principe des assurances de chifre d’afaires. Avec un inconvénient, majeur : quand les marchés s’efondrent, tous les agriculteurs sont touchés. Or une assurance repose sur le fait que tous les cotisants ne sont pas victimes des sinistres au même moment, au risque de faire imploser le système. Reste une piste, défendue par le groupe de réfexion Momagri : l’introduction d’un caractère « contracyclique » dans les aides. Une épargne de précaution obligatoire serait souscrite par tous les agriculteurs, soutenue par les fonds publics. Quand les cours sont au plus haut, les fonds restent dans les caisses pour être utilisés lorsque les marchés chutent afn de maintenir les revenus des paysans. Simple dans son principe, ce système réclame une gestion au plus près des exploitations. Inimaginable il y a trente ans, cette solution devient envisageable grâce à la puissance actuelle des moyens informatiques. Vite, une révolution, avant que nos paysans ne disparaissent ! n
de nouveaux mécanismes de régulation sont indispensables.
croire et agir », tel sera le mot d’ordre conquérant d l’université d’été du de Medef présidée par Pierre M G Gattaz, à Jouy-en-Josas, le 30 et 31 août prochains. les Le L patron des patrons, p pin’s rectangulaire jaune et e bleu à la boutonnière, s propose depuis 2014 de se c créer un million net d’emplois en e France, si et si… Une p promesse que le président du d Medef aura bien du mal à concrétiser avant la fn d son mandat, en 2018, de puisqu’en 2015 la France n’a p c créé que… 143 300 postes. Et E encore, exclusivement d dans les services. Sur le p premier semestre 2016, l’industrie, chère au PDG de l’ R Radiall, et la construction ont encore réduit leurs effectifs, e a abandonnant sur le bord d la reprise des régions de comme le Grand Est et des c te territoires comme la Picardie ou o le Poitou. Sans sursaut v volontariste, il faudrait donc p plus d’un quinquennat au bouillant Gattaz pour faire b c carton plein ! « Y croire et agir a » en investissant et e embauchant dès 2017 en a d’engager une solide afn décrue du chômage, c’est d p pourtant ce qu’attendent les le 5,5 millions de d demandeurs d’emploi du p pays, dont 500 000 jeunes de d moins de 25 ans. Il s serait temps de ne plus tergiverser en énumérant te d d’insatiables doléances aux c candidats potentiels à la présidentielle qui défleront p à l’université du Medef – par ordre d’apparition : François o F Fillon, Nicolas Sarkozy, A Alain Juppé, Marie-Noëlle Lienemann et… Emmanuel L M Macron (offciellement dans son rôle de ministre d d l’Economie). n de
La Laurence Dequay
19 au 25 août 2016 / Marianne / 9
politique
événement
ils se revent en sauveur supreme Arnaud Montebourg et Nicolas Sarkozy partent en quête du Graal élyséen en prétendant être les seuls à pouvoir redresser le pays. Ils ne sont pas les derniers à succomber à cette prétention-là, qui gagne les esprits les plus sains comme les dirigeants les plus impopulaires. Par renaud dély
bonaparte ClemenCeau
gambetta
Hugo de gaulle
10 / Marianne / 19 au 25 août 2016
“Je veux que la poliTique cesse d’incarner l’impuissance. Je veux qu’elle redevienne une espérance.” nicolas sarkozy descendants des rois thaumaturges capables de guérir les écrouelles jadis si bien racontés par Marc Bloch ; les électeurs s’aperçoivent rapidement qu’ils n’ont désigné qu’un fondé de pouvoir, un gestionnaire plutôt qu’un visionnaire. Te l s s o n t l e s p r i n c i p a u x ravages provoqués par cette maladie de l’homme providentiel, qui menace de ronger encore une fois la campagne présidentielle qui s’ouvre. D’ici à quelques jours, deux représentants de la tribu des sauveurs autoproclamés s’apprêtent à partir en quête du Graal élyséen. Tous deux avaient raccrochés, tous deux avaient promis d’aller tâter des délices de la « vraie vie », et tous deux ont eu tôt fait de replonger pour assouvir leur soif de pouvoir.
pas de défaiTe définiTive La semaine prochaine, Nicolas Sarkozy, celui que notre ami Jean-François Kahn avait si justement surnommé « Petit César », se lancera ofciellement dans la primaire de la droite. A Waterloo, Napoléon Bonaparte chevauchait Marengo, un cheval arabe de petite taille et de robe gris clair. Pour partir à la reconquête de son sceptre élyséen, Nicolas Sarkozy a déjà enfourché son vélo de course de marque Look (3 plateaux, 12 pignons) qu’il étrenne depuis le début du mois d’août sur les routes du Var. L’ancien chef de l’Etat l’avait pourtant dit et répété durant la campagne de 2012 : la défaite vaudrait retraite définitive, et même cure de désintoxication.
Un soir de spleen, il avait confé à quelques journalistes qu’en cas d’échec il saurait « retirer progressivement l’aiguille » de la politique. Il avait même mimé le geste du drogué tentant de se sevrer avant de jurer un peu plus tard qu’il ne serait « plus jamais candidat aux mêmes fonctions ». Deux ans plus tard, Sarkozy le junkie replongeait. Pourquoi ? Parce qu’il était « le seul », évidemment. « Le seul », répéta-t-il à l’été 2014 à pouvoir redresser une UMP ruinée par sa propre campagne, l’afaire Bygmalion, et épuisée par l’afrontement suicidaire entre Copé et Fillon. « Le seul » à pouvoir relever en 2017 un « pays afaibli » par « l’ incompétence » et la « légèreté » d’un successeur qu’il n’a jamais considéré autrement que comme imposteur. « Je veux que la politique cesse d’ incarner l’ impuissance, cesse d’ être synonyme de renoncement. Je veux qu’elle redevienne une espérance », clamait-il au début de l’année dans son livre au titre beau comme un tatouage adolescent, La France pour la vie. Et d’ajouter : « Il n’est pas un jour qui passe sans que je pense à la France. » La France, elle, espérait pouvoir cesser de penser à lui. Elle va devoir se faire une raison. La retraite d’Arnaud Montebourg, qui se lancera dans la course présidentielle dimanche lors de son rendez-vous annuel de Frangy-enBresse, ne fut pas plus longue (lire p. 13). Deux ans tout juste depuis qu’au même endroit une rasade de trop de la « cuvée du redressement » l’avait expédié hors du gouvernement de Manuel Valls. Comme Sarkozy, l’ancien locataire de Bercy avait promis de raccrocher les › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 11
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ous les mêmes ! Incorrigibles, insatiables, persuadés de leur supériorité et même de leur unicité, convaincus d’être prédestinés pour assumer une mission hors du commun, celle de faire l’Histoire et de conduire leur peuple, et leur pays, vers des lendemains qui, forcément, chanteront plus et mieux dès qu’ils seront entrés à l’Elysée. Ils ne sont qu’une poignée, des hommes pour la plupart tant le pouvoir fut jusqu’ici une affaire masculine, et ils se croient élus avant même de l’avoir été au fond des urnes. Elus pour assumer une charge à nulle autre pareille, celle de président de la République. Question d’âme, de tempérament, presque de texture. Comme dans la fable de La Fontaine, ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés du même mal. Cette pathologie a un nom, la « présidentialite ». Elle atteint ceux qui prétendent relever d’une catégorie à part, celle des sauveurs suprêmes, seuls à même de redresser le pays. L’appel à l’homme providentiel, c’est la maladie infantile de notre démocratie. Comme le raconte un peu plus loin l’historien Jean Garrigues (lire p. 16), enraciné dans notre passé, ancré dans notre culture, et même dans notre inconscient collectif, ce mal vient de loin. Il ronge les pratiques politiques, avilit les convictions, infantilise les citoyens. Jadis tous les sept, et désormais tous les cinq ans, les Français pensent désigner un surhomme, un monarque éclairé, doté, sur le papier, de pouvoirs démesurés. Durant la campagne, l’heureux lauréat a réussi à leur faire croire qu’il allait « changer la vie », faire plier « le monde de la finance » et demain, sans doute, annihiler comme par miracle la menace terroriste. Hélas, après chaque scrutin, le traumatisme est plus grave et entame un peu plus la confiance des citoyens en la démocratie. Les candidats s’étaient grimés en
politique
événement › gants. Mais la vie quotidienne de « M. Meuble » est vite apparue bien fade au vice-président d’Habitat. Lassé des labours de la vie aux champs, « Cincinnatus », comme il s’était surnommé, s’est attelé de nouveau à la charrue politique. Parce que l’homme aux 17 % de la primaire socialiste de 2011 s’est convaincu à son tour qu’il était « le seul » à pouvoir sauver l’honneur de la gauche d’abord, la face du pays ensuite. « Le seul »… comme tant d’autres à gauche qui, de l’hugolien Mélenchon au « mendésiste » Macron en passant par… l’éphémère ministre de l’Education Hamon (ofciellement candidat à la primaire socialiste), se rêvent un destin élyséen sur le désert légué par le hollandisme.
un grand classique De tous ces apprentis sauveurs, et de leurs multiples homologues de droite (Le Maire, Fillon, Copé, etc.), Montebourg est celui qui a le mieux décrit les vices et insufsances démocratiques des institutions de la V e République dans un pamphlet à succès, la Machine à trahir, paru à l’orée des années 2000. A l’époque, le jeune avocat, pourfendeur du pouvoir personnel et apôtre du passage à la VIe République, préconisait même la suppression de l’élection présidentielle au sufrage universel. Il s’est ravisé dès que l’envie de concourir lui est montée au nez. Il faut dire que l’ex-ministre de l’Economie peut se revendiquer d’un exemple illustre, celui de François Mitterrand, l’auteur du Coup d’Etat permanent, réquisitoire antigaulliste publié en 1964, qui osa se reconvertir deux décennies plus tard en « Tonton » puis carrément en « Dieu », bouclier d’une « France unie » sauvée des « factieux » du RPR menés à la hussarde par Jacques Chirac. Mitterrand poussa le cynisme jusqu’à répéter que les institutions, « dangereuses » avant lui, le redeviendraient une fois qu’il aurait quitté le pouvoir. C’est le propre de ceux qui se prennent 12 / Marianne / 19 au 25 août 2016
trente-six ans après sa disparition, de gaulle s’impose comme un totem indépassable pour quiconque lorgne l’élysée. pour des hommes providentiels que de se croire supérieurs aux textes qui établissent les règles démocratiques et fondent les pratiques républicaines. Cette ivresse-là fnit par gagner les esprits les plus sains, les dirigeants les plus impopulaires… Car voilà que le « président normal » laisse transparaître son ambition de jouer à son tour l’homme providentiel pour tenter de se faire réélire. Oui, François Hollande, le locataire de l’Elysée le plus impopulaire de la Ve République, entend se poser en rempart, en garant de « l’apaisement » et de la démocratie dans un pays « en guerre » contre le terrorisme, menacé de dislocation par les tensions communautaires, et devenue la proie conjointe d’une extrême droite conquérante et d’une droite radicalisée. Un président garant de « l’Etat de droit » faisant barrage à des conjurés pressés d’instaurer « l’Etat d’exception ». En ces temps troublés, Hollande se veut seul à même de sauver la cohésion de la société française. Cette figure du bouclier, celle du chef couturé de toutes parts, enrichi de ses échecs, lesté de nombreuses expériences et prêt à faire don de sa personne pour sauver le pays, est un grand classique dans la panoplie des hommes providentiels. Chacun dans leur genre, Alain Juppé, l’éternel « meilleur d’entre nous » reconverti en sage déplumé professant une « identité heureuse », et François Bayrou, l’homme d’Etat impartial trônant au-dessus des clivages traditionnels dépassés, enflent ce même costume. Le centriste béarnais, qui ne croit guère à la désignation de son voisin bordelais comme champion de la droite,
ajoute un semblant de mimétisme gaullien pour justifer de tenter une quatrième aventure présidentielle si son meilleur ennemi, Sarkozy, remporte la primaire. Trente-six ans après sa disparition, le Général s’impose comme un totem indépassable pour quiconque lorgne l’Elysée. Même Hollande a cru bon de faire le pèlerinage de Colombey en juin, une première pour un président socialiste, tandis que le petit télégraphiste de Marine Le Pen, Florian Philippot, s’y rend une fois par an pour mieux faire oublier les racines du FN, né d’une extrême droite qui tenta plusieurs fois de faire abattre de Gaulle. Si l’ombre du Général plane ainsi sur la compétition présidentielle de 2017, c’est bien que tous les prétendants se rêvent à leur tour en sauveur. Lionel Jospin a dressé un réquisitoire habile de ce Mal napoléonien (Seuil, 2014) qui gangrène la démocratie française. L’ancien Premier ministre y disséquait la lourde empreinte que fait peser notre fascination collective pour un pouvoir personnel fort sur un système démocratique rongé par les coups de menton plébiscitaires du césarisme et les élans démagogiques du populisme. Façon sans doute d’essayer de faire oublier que l’homme qui annonça se « retirer définitivement de la vie politique » au soir du 21 avril 2002… tenta désespérément de revenir pendant quatre ans avant d’écraser une larme en public, à l’université d’été de La Rochelle, au moment de renoncer. Même le rigoriste Jospin se rêva en sauveur suprême de la gauche et du pays. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés… n R.D.
ArnAud Montebourg : le redresseMent présidentiel ?
Par Marc EndEwEld
A
Frangy-en-Bresse, personne n’a oublié que la Fête de la rose, qui doit se tenir dimanche 21 août, fut fondée par Pierre Joxe, une des figures de la Mitterrandie. Mais, depuis qu’Arnaud Montebourg a posé ses valises en Saône-et-Loire à la fin des années 90, le barnum socialiste est peu à peu devenu une fête à la gloire de l’ambitieux. Pour le meilleur comme pour le pire. Ainsi, en 2014, la « cuvée du redressement productif » proposée au président de la République devant les caméras lui aura été fatale, le ministre qualifé de « transgressif » étant peu après congédié du gouvernement. En revanche, l’année suivante, Montebourg y réalisait son plus beau coup en faisant venir dans ce petit village de Bourgogne Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des Finances, héros du combat contre la troïka européenne. L’ancien avocat n’en était pas à son coup d’essai médiatique puisqu’en 2006 il avait déjà réussi à faire sensation en y invitant Ségolène Royal, future candidate à la présidentielle.
s’élever dAns le débAt jean-luc luyssen / réa
retour en politique Lors de sa traditionnelle ascension du mont Beuvray, en mai, Arnaud Montebourg a lancé un appel pour construire un “grand projet alternatif pour la France”.
Cette année, Arnaud Montebourg sera le seul invité de la traditionnelle Fête de la rose à Frangy-en-Bresse (Saône-et-Loire). L’occasion pour l’ancien ministre de François Hollande d’affcher son ambition présidentielle.
Mais, cette année, à quelques mois de l’élection suprême, il n’y aura qu’un seul invité à Frangy : Arnaud Montebourg lui-même. Car, à 53 ans, l’ancien ministre, considéré › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 13
la tournée des popotes Ces derniers mois, Arnaud Montebourg a multiplié les visites d’usines et d’entreprises un peu partout en France. ici, chez Manurhin, l’un des feurons français de l’industrie d’armement, à Mulhouse en juin.
par les médias comme par ses camarades comme le trublion du Parti socialiste, veut s’élever dans le débat. Début juillet, dans une longue interview à Marianne où il fustigeait « le sarkhollandisme », il nous confait : « Même moi, je ne rigole plus. La situation est tellement grave. On a pris une sorte de poids. Une gravité s’est abattue sur la France. » Résultat, selon un de ses lieutenants, l’ex-strausskahnien François Kalfon, Arnaud Montebourg proposera à Frangy « un discours charpenté, solennel ». Au menu : son « Projet France », mais également les questions de sécurité, de politique étrangère ou du vivre-ensemble. Un registre nouveau pour un homme qui s’était contenté, depuis son départ de Bercy, de multiplier les critiques à l’égard de la politique économique et sociale du gouvernement. Cette fois, pas question de tourner autour du pot : à Frangy, Arnaud Montebourg devrait annoncer sa candidature à la prochaine élection présidentielle ou, au moins, à la prochaine primaire du PS et de ses rares alliés, début 2017. Il a même prévu de
Il prépare son plongeon dans le grand baIn de la présIdentIelle : créatIon d’un mIcropartI, recherche de fInancements…
frondeur “Je vais envoyer une bonne bouteille de la ‘cuvée du redressement productif’ au président”, avait lancé Arnaud Montebourg, pour marquer son désaccord avec la politique économique de François Hollande, lors de la Fête de la rose en 2014. Cette énième provocation lui avait coûté son poste de ministre.
14 / Marianne / 19 au 25 août 2016
thierry gachon / photopqr / maxppp
› durant de nombreuses années
olivier corsan / le parisien
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s’en expliquer dès le lendemain à la télévision lors d’un JT de 20 heures. « Il rentre au meilleur moment ! se félicite ainsi un de ses proches. Il ne faut pas oublier qu’ il a été démissionné et qu’ il a connu une traversée du désert pendant deux ans, ça aurait pu mal se passer… » C e s d e r n i è re s s e m a i n e s , « M. Meuble », tel qu’il est surnommé avec mépris à Solferino (depuis qu’il est devenu en mars 2015 vice-président du conseil d’administration d’Habitat), a préparé méthodiquement son plongeon dans le grand bain de la présidentielle : création d’un microparti, recherche de fnancements (un budget d’environ 200 000 € pour la campagne de la primaire lui serait nécessaire), mais aussi mise en place de groupes de travail et… suspension de sa collaboration avec l’enseigne d’ameublement. Car, s’il pense à la présidentielle depuis longtemps, c’est bien la confrmation par le PS, fn juin, de l’organisation d’une primaire pour 2017 qui a emporté sa décision. « La primaire change tout, souligne la
députée Aurélie Filippetti, compagne d’Arnaud Montebourg, qui tient un rôle clé dans son équipe. Cela libère un certain nombre de socialistes qui hésitaient encore à nous soutenir. C’est un cadre validé par le parti. » Le ralliement de François Hollande à une primaire a au moins une vertu : elle évite à l’ancien ministre du Redressement productif d’être renvoyé à l’image du « traître » entretenue par les soutiens du président de la République. « Le fait d’avoir accepté la primaire est une première défaite pour eux, juge ainsi Aurélie Filippetti. Arnaud est un joueur d’échecs, il a plusieurs coups d’avance. » La petite équipe constituée autour de Montebourg reste pourtant prudente à ce sujet. « On espère que le processus de la primaire sera enclenché », confe ainsi François Kalfon. Mais, quoi qu’il en soit, Arnaud Montebourg ne fera pas de la fguration : « Si cette primaire ressemble à un marché au cadran, avec une multiplication des candidatures et une restriction du corps électoral, comme peut le faire Sarkozy à droite, alors, ma
liberté est totale ! » avertissait-il quelques jours après la décision de Solferino. « Ceux qui voudraient interdire à Arnaud Montebourg de faire quelque chose vont devoir s’entraîner le matin et soulever de la fonte ! » ironise Aquilino Morelle, l’ancien conseiller de François Hollande retourné auprès de son ami Montebourg. Une autre façon de dire qu’à la sortie de sa (relative) traversée du désert l’ex-ministre ne cache plus son envie présidentielle. « On dit que je ne suis pas déterminé, mais je ne sais pas d’où ils tiennent ça », nous confait-il en début d’été.
déplacements et à railler « la belle alliance impopulaire » de Cambadélis. A l’heure des permanences attaquées, des meetings protégés par des CRS et de l’annulation des universités d’été du PS, le blues socialiste n’atteint donc pas Montebourg, ancien secrétaire national chargé de la rénovation du parti du temps de Martine Aubry… Ces visites lui permettent également de tester ses formules et propositions. Fin juin, il s’est déplacé en Touraine, dans la circonscription du député Laurent Baumel, l’un de ses fidèles soutiens, pour rencontrer salariés, entrepreneurs et militants PS. « C’est comme une campagne ! » s’exclamait-il alors. Loin des pesanteurs de l’Etat et du gouvernement, on sentait que le troisième homme de la primaire du PS de 2011 était de nouveau dans son élément. Serrer des mains, écouter, convaincre, séduire : l’exercice lui plaît plus que tout. Et ça se voit. A un ouvrier qui lui demande : « On ne vous voit plus beaucoup au national. Vous reviendrez ? » il répond d’un ton assuré : « Si je suis là, c’est qu’il y a du vrai dans ce que vous dites. » Sûr de son destin politique.
Dans la course à 2017, la motivation ne peut cependant pas être le seul critère pour constituer « une alternative crédible », comme le rappelle Morelle. Encore faut-il que l’envie existe chez les électeurs… Celui que le New York Times n’hésitait pas à présenter en 2013 comme un « Charles de Gaulle de gauche » fait donc le pari qu’il réussira à les convaincre. « Je crois que l’attente est forte », confe en tout cas l’intéressé. En avril, quelques semaines avant sa traditionnelle ascension du mont Beuvray, Arnaud Montebourg était d’ailleurs venu rencontrer des militants du PS pour leur demander leur avis sur le quinquennat de François Hollande, ainsi que sur la montée du vote FN. Histoire surtout de réactiver ses réseaux locaux. Ces derniers mois, le ministre du made in France a également multiplié les visites d’usines et d’entreprises un peu partout en France. Son objectif : s’adresser à la fois aux sympathisants socialistes déçus de François Hollande et aux électeurs qui ne veulent plus entendre parler du PS… Et puis, bien sûr, tester sa popularité. « Le dialogue est bon », constate-t-il avec satisfaction et gourmandise. Auprès de ses proches, le socialiste Montebourg n’hésite d’ailleurs pas à comparer cette « attente » au faible accueil réservé à Manuel Valls lors de ses
après la primaire socialiste de 2001, Arnaud Montebourg s’était rallié à François Hollande. Depuis, les relations entre les deux hommes se sont plus que refroidies. Ici, lors de la convention d’investiture à l’élection présidentielle de 2012, en octobre 2011.
christophe petit tesson / maxppp
test de popularité
Puis, durant deux bonnes heures, il a souhaité répondre aux questions de militants au sujet de son Projet France. Sa priorité ? Rompre avec cette « construction européenne qui a abouti à un pudding bureaucratique et s’est retournée contre les peuples ». Exigeant « un inventaire de l’UE », l’ancien héraut de la démondialisation emprunte alors les accents gaulliens : « La bonne stratégie est celle du général de Gaulle. La France doit se réafrmer, sinon elle quittera la table. » Mais cette posture suffirat-elle à Arnaud Montebourg pour convaincre ? « S’il arrive à dépasser son image de Montebourg frondeur, il peut être une espèce de recours, un point d’ équilibre », assure l’un de ses soutiens. A gauche, il n’est pourtant pas le seul à faire ce pari. De Jean-Luc Mélenchon à Cécile Dufot en passant par Benoît Hamon, ils sont nombreux à vouloir jouer le rôle du sauveur suprême en cette période d’incertitudes. « Je crois que la France est au pied du mur. A nous de prendre l’ initiative. Les demi-mesures ne convaincront personne », affirme Montebourg. Solennel. Plus que jamais. n M.E.
19 au 25 août 2016 / Marianne / 15
politique
événement
L’homme providentieL, un maL français C’est une spécifcité hexagonale : à chaque fois que les Français ont été confrontés à une situation de crise, ils se sont tournés vers une fgure emblématique pour écrire une nouvelle page du roman national. De Jeanne d’Arc à de Gaulle, chez nous, pas d’homme politique normal. Tous se sentent investis d’un destin particulier. Et tous puisent dans le passé leur inspiration. Par Jean GarriGues*
L
es temps du malheur secrètent une race d’ hommes singulière qui ne s’ épanouit que dans l’orage et la tourmente », écrivait François Mitterrand dans le Coup d’Etat permanent. Et, en efet, depuis Napoléon Bonaparte jusqu’au général de Gaulle, à chaque fois qu’elle a été confrontée à une situation de crise, la République a eu la tentation d’un homme providentiel, d’un héros capable de trancher le nœud gordien de nos malheurs et de nos incertitudes. Au risque du paradoxe, on pourrait considérer que le premier homme providentiel de notre histoire fut Jeanne d’Arc, la bergère de Domrémy, qui conduisit les troupes de Charles VII à la victoire contre les Anglais. Elle fut l’héroïne par excellence des historiens
16 / Marianne / 19 au 25 août 2016
républicains du XIXe siècle Jules Michelet et Henri Martin, ainsi que des manuels de « l’instituteur national » Ernest Lavisse. Elle y côtoyait d’autres hommes providentiels du panthéon national, Vercingétorix, Du Guesclin, Bayard, Turenne, mais aussi les héros de la Révolution française, Mirabeau, Carnot ou Danton, fgures emblématiques du roman républicain en train de s’écrire.
phénomène récurrent En efet, et c’est ce qui est troublant dans notre histoire démocratique, la France républicaine a eu sans cesse besoin de reprendre à son compte l’ancestrale mythologie providentialiste, née des récits bibliques. La fonction du sauveur est d’a ssumer les malheurs et la soufrance de son peuple, comme
l’a fait Moïse, et de le guider vers la terre promise et vers le bonheur. La tentation du sauveur se nourrit de l’émotion, du religieux, de l’irrationnel et du rêve, aux antipodes de la tradition positive et raisonnée que nous ont léguée Descartes, Voltaire et la Révolution française. L’exemple des dictateurs totalitaires, Hitler, Mussolini, Staline, nous rappelle que la fascination providentialiste n’est pas réservée à la France contemporaine. De George Washington à Barack Obama en passant par Abraham Lincoln ou Franklin Roosevelt, la grande démocratie américaine n’a pas échappé à la tentation du sauveur-miracle, de même que l’Angleterre avec Winston Churchill. On peut même considérer que l’histoire du monde au XXe siècle a été faite par une cohorte d’hommes « providentiels », issus des ›
› 19 au 25 août 2016 / Marianne / 17
philippe renault / hemis.fr
sous la coupole du panthéon, les héros nationaux font, au carrefour du religieux et de l’irrationnel, rêver tous les politiques.
politique
événement
jeux de miroirs, jeux d’histoire
juppé-poincaré
montebourg-ga
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l est le meilleur d’entre nous », disait Jacques Chirac de son bras droit, Alain Juppé, normalien agrégé et énarque. On disait la même chose à la Belle Epoque de Raymond Poincaré, brillant avocat devenu ministre à 33 ans et qui s’était très vite imposé comme le chef de fle de la droite modérée. A l’instar de Poincaré, expert reconnu des questions fnancières et monétaires, Alain Juppé a su donner une image de premier de la classe, justifée notamment par ses passages aux ministères du Budget ou des Affaires étrangères. Mais l’un comme l’autre ont souffert d’un défcit d’image, jugés trop rigides, trop droits dans leurs bottes, peu charismatiques. Cela n’a pas empêché Poincaré d’accéder à la présidence de la République en 1913, puis de sauver le franc en 1926 à la tête d’un gouvernement d’union nationale. n
18 / Marianne / 19 au 25 août 2016
César
çais, fut l’objet d’un culte christique. Le premier XIX e siècle fut a première époque est celle dominé par la fgure de ce noudu César, dont le modèle est vel Alexandre, dont la légende Bonaparte, général victorieux servit de matrice à celle de son qui franchit le Rubicon de la léganeveu Louis Napoléon. Certes, lité en écrasant sous sa botte les dans les premiers temps de la atermoiements et les avanies du IIe République, au printemps Directoire. Soigneusement préde 1848, c’est le poète Alphonse paré par la propagande bonaparde Lamartine, surnommé « l’Ange jules césar tiste et par Sieyès, le coup populaire », qui apparut aux d’Etat du 18 brumaire yeux des Français apparut comme comme l’envoyé la manifestation de la providence. spontanée d’une Mais il fut rapiprophétie messiadement écarté nique enfn réalipar les turbusée, et le Premier lences de l’Hisconsul, devenu toire, et c’est parce louis napoléon Empereur des Fran- bonaparte qu’il apparut comme
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north wind pictures / leemage - photo josse / leemage - isadora / leemage
› guerres civiles, des guerres mondiales ou des mouvements de décolonisation, tels Mao en Chine, Franco en Espagne, Castro à Cuba, Bourguiba en Tunisie, Senghor au Sénégal et tous les autres. Mais la récurrence du phénomène apparaît bel et bien comme une spécifcité française, d’autant plus troublante que nous sommes l’une des plus vieilles démocraties du monde, qui se veut exemplaire, et apparemment l’une des moins disposées à tomber dans le piège de la fascination. Toute notre histoire contemporaine ayant été jalonnée par le recours au sauveur, on peut la raconter à travers les diférentes époques de l’homme providentiel.
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n dit qu’Arnaud Montebourg est un grand admirateur de Léon Gambetta, qui fut à la fois le grand patriote de la guerre de 1870 et l’un des pères fondateurs de la IIIe République. Il est vrai que le trublion du Parti socialiste partage avec le « commis voyageur » de la démocratie une formation commune d’avocat qui les a poussés l’un et l’autre vers l’éloquence tribunicienne et le goût des petites phrases qui marquent les esprits. Il est vrai aussi que Montebourg, ministre du Redressement productif, s’est lancé dans une campagne tapageuse pour la défense des produits français, tel Gambetta organisant la défense patriotique face à l’invasion prussienne. A l’instar de ce dernier, écarté au lendemain de la guerre de la scène politique, Montebourg aura connu lui aussi sa traversée du désert. Mais saura-t-il s’imposer à gauche, comme le ft Gambetta à partir de 1872, afn de refonder la République ? C’est toute la question. n
mbetta
macron-mendès france
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Périclès
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uis vint la III e République, c’est-à-dire l’avènement de la démocratie parlementaire qui se méfiait des dictateurs comme de la peste. Elle sacrifia pourtant au culte du sauveur, se donnant corps et âme aux grands républicains patriotes, périclès Léon Gambetta, « le commis voyageur de la République », et Georges Cl em enc eau , « l e Père la Victoire ». Ce fut le temps du Périclès, si l’on se réfère au stratège athénien qui défendit sa cité clemenceau contre l’invasion spar-
tiate. Gambetta en 1870 puis Clemenceau en 1917 suscitèrent un tel enthousiasme collectif, une telle fascination qu’ils furent taxés d’« apprentis dictateurs », eux qui, plus que tout autre, n’avaient qu’un seul credo : la citoyenneté républicaine. Paradoxalement, on pourrait leur associer Adolphe Thiers, vilipendé par la gauche pour avoir ordonné le massacre des communards mais qui, lui aussi, fit figure de héros national en 1871 pour avoir su négocier la paix et avoir libéré le territoire de l’o ccupation pr ussienn e. Mais l’archétype caricatural de l’ homme providentiel à cette é p o qu e n’e st autre qu e l e › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 19
costa / leemage - collection sirot-angel / leemage - bianchetti / leemage
un sauveur que Louis Napoléon, élu président de la République en décembre 1848, imposa trois ans plus tard le coup d’Etat du 2 décembre, puis la restauration de l’Empire. Il ne manqua pas à cette époque d’admirateurs et de thuriféraires pour associer le triomphe du nouveau souverain à la gloire de son oncle prestigieux, alors que Victor Hugo, opposant irréductible, l e d ésignait à la postérité républicaine sous le sobriquet de « Napogambetta léon le Petit ».
hamilton / réa - keystone-france / gamma-rapho
nterrogé il y a quelques mois sur ses principaux inspirateurs en politique, Emmanuel Macron évoqua Pierre Mendès France, qui sut, lors de son bref passage à la présidence du Conseil en 1954-55, « prendre des risques et expliquer ses décisions ». Suivant le parcours de son illustre modèle, qui fut l’un des conseillers de Léon Blum sous le Front populaire puis ministre de l’Economie du général de Gaulle à la Libération, Emmanuel Macron apparaît aujourd’hui comme une fgure majeure du renouveau. A l’image de PMF, qui suscita un enthousiasme médiatique et populaire exceptionnel, il n’hésite pas à faire bouger les lignes et à jouer la carte de la transgression. La grosse différence, c’est que Mendès France, plus jeune député de France en 1932, s’était imposé à travers le parcours classique d’un élu républicain. En quelques mois, il sut faire ses preuves d’homme d’Etat, avant de devenir la conscience de la vie politique française. Pour Macron, tout reste à faire ! n
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CinCinnatus
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a troisième époque, qui commence à la fn de la Grande Guerre, fut en revanche dominée par la recherche du père protecteur, rassurant et expérimenté, de Raymond Poincaré au maréchal Pétain. Ce fut à l’évidence le temps de Cincinnatus, qui exerça la dictature pour sauver l’unité romaine avant de retourner cultiver son champ. C’est ainsi que le poincaré
modéré Poincaré, dont l’aura présidentielle avait été quelque peu éclipsée par celle de Clemenceau pendant la Grande Guerre, réussit à composer en 1926 un gouvernement d’union nationale dans lequel radicaux et conservateurs travaillèrent ensemble, et qui lui permit de mériter le titre cincinnatus de « sauveur du franc. » Dans la décennie suivante, un autre ancien président de la République, le populaire Gaston D oum ergu e, fut tiré de sa retraite méridionale de Tournefeuille pour constituer un nouveau doumergue
dr - collection sirot-angel / leemage - albert harlingue / roger-viollet
› général Boulanger, ministre de la Guerre en 1886-1887, qui devint en quelques mois la coqueluche des Français et que l’on surnommait le général La Revanche parce qu’il avait failli déclarer la guerre à l’empereur d’Allemagne. Lancé dans une campagne électorale plébiscitaire, il parvint en quelques mois à rassembler les mécontents de tout poil, de l’extrême gauche au monar chisme pur et dur, et il fallut une mobilisation de tous les républicains, Jules Ferry et Georges Clemenceau en tête, pour mettre en échec le mouvement boulangiste, précurseur de la grande tradition du populisme français. 20 / Marianne / 19 au 25 août 2016
l’origine de l’extrême droite populiste en France, il y a le général Boulanger. Prétendre que Marine Le Pen s’en réclame serait absurde, évidemment, et pourtant les analogies sont nombreuses entre le général « La Revanche » de 1889 et la patronne du Front national. Tous deux ont construit leur notoriété sur une image de séduction. Tous deux ont prospéré sur le rasle-bol des mécontents de droite comme de gauche. Comme ce dernier, Marine Le Pen s’oppose à ceux qui gouvernent, à l’establishment, prétendant représenter le peuple face aux élites qui l’ont trahi. Comme Boulanger, qui stigmatisait les politiciens « tous pourris », elle désigne des boucs émissaires. On lui souhaite une autre fn que celle du général, suicidé en 1891 sur la tombe de sa maîtresse. n
patrick bernard / fabien cotterau / bestimage - luisa ricciarini / leemage
e petit caporal est de retour. Comme en 2007, Nicolas Sarkozy s’est d’abord posé en sauveur de la droite, annexant pour son parti l’étiquette de « républicain », avant de se présenter désormais comme le sauveur du pays, menacé par les hordes barbares. S’il revendique l’héritage du général de Gaulle, le modèle qui vient est celui de Napoléon Bonaparte. C’est ainsi qu’il est apparu à Alain Duhamel, auteur de la Marche consulaire, comme « un bonapartiste inaugurant le XXIe siècle français ». Dans le registre de la représentation, on pourrait aussi comparer la petite taille et l’hyperactivité de l’ex-président à celles de l’Empereur, leur statut d’immigré dans l’Hexagone, leur ambition démesurée, leur goût des femmes ou leur familiarité. De méchantes langues le surnommaient également « Naboléon ». Reviendrat-il de Sainte-Hélène ? n
hamilton / réa - roger-viollet
sarkozy-Bonaparte
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VaLLs-CLemenCeau
d’azur ft don de sa personne à la France à l’heure de la débâcle, et la grande majorité des Français lui frent confance lorsque les parlementaires réunis à Vichy lui ofrirent les pleins pouvoirs, le 10 juillet 1940. Il faut remonter au Second Empire pour retrouver un culte de l’homme providentiel semblable à l’idolâtrie pétainiste, à grand renfort d’affiches, de chansons, d’ouvrages hagiographiques, qui entretinrent l’illusion que le maréchal avait sauvé la France. De Gaulle
Solon
M
solon
ais une quatrième époque s’est ouverte à la libération de la France, suscitant un nouveau type d’homme providentiel, dont la vocation primordiale serait de reconstruire la société sur de nouvelles bases. C’est l’archétype de Solon, qui fut, nous dit Plutarque dans ses Vies des hommes illustres, « le réformateur de l’Etat ». Tel fut le général de Gaulle, fort de son appel du 18 juin 1940, qui le ft menDès entrer par la grande › France
19 au 25 août 2016 / Marianne / 21
luisa ricciarini / leemage - jean dieuzaide / akg - baron / getty
gouvernement d’union nationale au lendemain des émeutes d’extrême droite du 6 février 1934. S’il échoua à réformer le système institutionnel, il se retira au bout de quelques mois avec la satisfaction d’avoir rétabli le calme dans le pays. Avec le recul de l’histoire, on pourrait lui reprocher d’avoir choisi le maréchal Pétain comme ministre de la Guerre, mais qui pouvait prévoir à cette époque que le héros de Verdun, modèle universellement reconnu de l’officier républicain, deviendrait en 1940 le fossoyeur de la démocratie et l’artisan de la collaboration avec Hitler ? C’est en Cincinnatus que le bon vieillard aux yeux
villard / sipa - collection sirot-angel / leemage
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anuel Valls ne s’en cache pas, Georges Clemenceau est l’une de ses références. N’exposait-il pas la photographie du « Tigre » dans son bureau au ministère de l’Intérieur ? De son glorieux modèle, qui lui aussi commença sa carrière ministérielle place Beauvau avant de diriger le gouvernement, il entendait s’inspirer pour imposer les principes d’autorité et de fermeté. Comme Clemenceau, qui fut surnommé en 1918 le « Père la Victoire », Manuel Valls entend lui aussi mener une guerre à outrance contre le terrorisme islamiste. Mais comme Clemenceau, surnommé à l’époque par la CGT le « briseur de grèves », il est la cible des attaques d’une autre gauche, qui le désigne comme un adversaire du mouvement social. Clemenceau échoua à la présidentielle de 1920, victime d’une coalition des droites et de l’extrême gauche. Qu’en sera-t-il pour Manuel Valls ? n
politique
événement
jeux de miroirs, jeux d’histoire Bayrou-de gaulle
e
q
t si François Hollande était né trop tard, dans une époque et sous un régime qui ne convenaient pas à son tempérament ? N’aurait-il pas été plus à son aise dans la peau et dans la fonction de nos sympathiques présidents de la IIIe République, les Emile Loubet, Armand Fallières ou Gaston Doumergue ? Comme lui, ils se voulaient présidents-citoyens, familiers et proches des gens ; comme lui, ils prônaient une « présidence normale » ; et comme lui, ils étaient profondément attachés aux valeurs et aux règles de l’Etat de droit. On peut noter que Gaston Doumergue, entré lui aussi en célibataire à l’Elysée, attendit les derniers jours de son mandat pour épouser sa compagne dans le palais présidentiel. Est-ce une surprise que nous réserve François Hollande ? Par la suite, le populaire « Gastounet » sortit de sa retraite en février 1934 pour rétablir l’union nationale après les émeutes de l’extrême droite. François Hollande sera-t-il, à son exemple, le dernier rempart de la République en crise ? n
laurent vu / pool-réa - albert harlingue / roger-viollet
hollande-doumergue
› porte dans la galerie des héros patriotiques, aux côtés de Jeanne d’Arc, Gambetta ou Clemenceau. A l’instar de ses deux référents républicains, auxquels il rendit souvent hommage, Charles de Gaulle n’entendait pas se borner à son rôle militaire, mais bien dessiner une nouvelle France, forte de ses convictions. S’il échoua à imposer son projet constitutionnel à la Libération, la guerre d’Algérie lui donna, en 1958, l’occasion de revenir au pouvoir et de façonner à son image la République présidentielle dont nous sommes les héritiers. Si l’on en croit André Malraux, le Général est l’homme providentiel par excellence, « l’homme légendaire », capable d’assumer à la fois « le malheur et l’espoir », 22 / Marianne / 19 au 25 août 2016
ui de nos jours ne se réclame pas du général de Gaulle, statue du Commandeur de notre classe politique en mal de légitimité ? Le paradoxe, c’est que le plus fdèle à l’esprit de rassemblement et d’intégrité du gaullisme est un homme issu de la démocratie-chrétienne, une famille qui n’a pas toujours été tendre envers le Général et ses héritiers. Quelle ne fut pas la surprise des observateurs lorsque François Bayrou mena, en 2007, une campagne explicitement gaullienne, se déclarant en état de « résistance », intitulant son ouvrage programmatique Projet d’espoir – référence aux Mémoires d’espoir du Général – et proposant aux Français un « rassemblement » à la manière du RPF de 1947. C’est ainsi qu’il recueillit 18,5 % des suffrages au premier tour de l’élection présidentielle, un score historique dans l’histoire des centres, et que depuis il trace son sillon, au mépris des quolibets et des critiques, persuadé que le rassemblement des bonnes volontés sera la solution au mal français. n
échappant au « destin » en triomphant des « forces du mal ». Aux côtés de Bonaparte, il domine de sa stature historique la galerie contrastée de nos sauveurs contemporains. Mais on pourrait lui adjoindre un modèle de Solon tout à fait diférent, et qui pourtant a laissé lui aussi une forte empreinte dans notre mythologie républicaine : Pierre Mendès France. Adoubé par le général de Gaulle luimême, qu’il avait d’ailleurs rejoint dans la France libre et qui lui reconnaissait « l’ardeur, la vigueur et la valeur » d’un grand homme d’Etat, l’éphémère président du Conseil de 1954 suscita pendant quelques mois un enthousiasme exceptionnel, qui s’est prolongé jusqu’à nos jours par le respect absolu de la postérité.
citation mémorielle Il y eut bien sûr d’autres fgures plus ou moins éphémères d’hommes providentiels, tel Antoine Pinay, qui apparut comme un nouveau Poincaré en 1952, voire le tribun Pierre Poujade, ou quelques matamores de l’extrême droite des années 30 qui prétendaient sauver la France de son déclin. Aux yeux de la gauche française, Jean Jaurès et surtout Léon Blum, fgure d’incarnation du Front populaire, pourraient s’inscrire dans cette légende providentialiste, mais elle est en contradiction même avec l’essence collective de leur engagement. François Mitterrand, en revanche, ne rechigna pas à utiliser cette mythologie
mélenchon-huGo
lourde de symboles lorsqu’il entra seul au Panthéon, quelques jours après sa victoire du 10 mai 1981, déposant une rose sur les tombeaux de Victor Schœlcher, de Jean Jaurès et de Jean Moulin. Et que dire de sa campagne pour sa réélection, en 1988, où il laissa se développer une « tontonmania » plus proche du « moi ou le chaos » gaullien de 1965 que de l’esprit révolutionnaire de la Bastille ? Plus près de nous, bien sûr, on se souvient que la campagne présidentielle de 2007 fut marquée par les références appuyées à la mythologie providentialiste, qu’elles soient venues de Nicolas Sarkozy, de Ségolène Royal ou de François Bayrou. Le premier apparut comme
un nouveau Bonaparte, au point que le journaliste Alain Duhamel lui consacra sa Marche consulaire, tandis que Ségolène Royal cultivait les similitudes avec Jeanne d’Arc et que le candidat du MoDem se voyait en nouveau de Gaulle, rassembleur des Français. Tout récemment, Emmanuel Macron a fait revivre le mythe du sauveur lors des fêtes johanniques d’Orléans, s’inspirant de la fgure de Jeanne dans la cité de Charles Péguy. Au contraire, Nicolas Hulot a renoncé à la candidature présidentielle, ne se sentant « ni sufsamment armé ni sufsamment aguerri » pour « endosser l’ habit de l’ homme providentiel ». C’est dire à quel point cette vieille fascination a la vie dure dans notre
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P
our défendre les salariés d’Air France, à ses yeux persécutés par le pouvoir, Jean-Luc Mélenchon lut en 2012 une page des Misérables à la tribune d’un meeting. D’Hugo Chavez, son ami, à Hugo Victor, l’une de ses idoles, il n’y a qu’un pas lorsqu’on prétend défendre la cause des opprimés et des indignés de tous les pays et de tous les continents. A son époque, le grand écrivain sut trouver les mots pour plaider aux yeux du monde la cause des bagnards, des prostituées, des exploités et des communards emprisonnés. C’est désormais le combat de l’ancien sénateur socialiste, qui se voit en héritier des grandes fgures de la gauche, de Blanqui à Mitterrand en passant par Louise Michel ou Jean Jaurès. Mais n’est pas Victor Hugo qui veut, et les fanfaronnades médiatiques du chef du Parti de gauche ne sont pas toujours à la hauteur de ses références historiques et de ses ambitions révolutionnaires. Entre Victor Hugo et Beppe Grillo, entre l’universel et le bouffon, entre le populaire et le populisme, Jean-Luc Mélenchon ne joue-t-il pas un jeu dangereux ? n
monarchie républicaine. Reste à savoir si elle correspond à la réalité, alors que triomphe la démocratie d’opinion, qui produit des images mais rarement des hommes d’Etat. Au temps de l’incarnation héroïque a succédé celui de l’imitation et de la citation mémorielle, et au temps du symbole celui de la familiarité. « Maintenant, le dernier grand homme qu’ait hanté la France est seul avec elle », et « la nuit tombe », écrivait Malraux à la mort du général de Gaulle. On peut se demander s’il n’était pas le dernier homme providentiel. n J.G. * Historien, spécialiste d’histoire politique, Jean Garrigues est l’auteur de les Hommes providentiels - Histoire d’une fascination française, Seuil, 2012. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 23
mieux vaut en rire ! bonnet d’âne
parrainage de choc
iL marche sur L’eau
Nicolas Sarkozy se présente en champion incontesté de la lutte contre l’islamisme. Pour mener ce combat courageux, engagé du temps de sa présidence en livrant la Libye aux milices islamistes, il a obtenu le parrainage de deux personnages au-dessus de tout soupçon : l’émir du Qatar et le roi d’Arabie saoudite. n
D
ans son énième ode à la gloire d’Emmanuel Macron, Paris Match a annoncé que le ministre de l’Economie échangeait avec plusieurs chercheurs sur les questions de l’islam et de la laïcité, parmi lesquels l’écrivain Abdelwahab Meddeb, ce qui est d’autant plus méritoire que ce dernier est décédé le 5 novembre 2014. L’hebdomadaire a corrigé sur sa version numérique en prenant l’erreur à son compte. C’est le risque du panégyrique permanent : à force de laisser croire qu’un homme politique peut marcher sur l’eau, on fnit par s’imaginer qu’il est capable de parler avec les morts. n
Où est François ?
L
es paparazzis et la presse people se sont mis à la recherche du lieu de villégiature du président de la République. C’est bien la première fois que l’on se plaint de ne pas le voir. n
“No” MeNu fretiN ! fin août, un dîner chic sera organisé à Hollywood en soutien à Hillary Clinton. De nombreuses stars seront présentes, dont Leonardo DiCaprio, et le repas coûtera 100 000 dollars par tête, ce qui protège des intrus. n
Drôles de propositions
C
andidat à la primaire des Républicains, Geofroy Didier explique dans le JDD qu’il entend lutter contre l’ennui et la solitude, des « maux indicibles et invisibles, oubliés des politiques publiques ». Avec de telles propositions, il est certain que les Français ne vont pas s’ennuyer. n
24 / Marianne / 19 au 25 août 2016
Salaires à l’italienne Grâce à la publication sur Internet des salaires de 94 responsables et journalistes de la RAI, la télévision publique italienne, on a appris que plusieurs d’entre eux touchaient des rémunérations annuelles supérieures à 200 000 €, à commencer par le directeur général, Antonio Campo Dall’Orto, qui atteint les 650 000 €. Cerise sur la panna cotta, il existe même un directeur de la prévention à la corruption touchant 352 000 € par an. Comme quoi, certains devraient commencer par balayer devant leur porte. n
Lecture de vacances Myriam El Khomri a confé à Paris Match qu’un de ses livres de chevet, pendant les vacances, était Permis de construire, de Laurent Berger, numéro un de la CFDT. Quant à ce dernier, on espère qu’il est parti avec la dernière loi Travail dédicacée par la ministre, en remerciement des efforts qu’il a fournis pour assurer le service après-vente. n
Trou sans fond
E
voquant l’argent de la Banque centrale européenne qui coule à fots dans les caisses des banques, Yves de Kerdrel, directeur de Valeurs actuelles, écrit dans sa chronique du Figaro : « Les banques qui récoltent cet argent en replacent une grande partie sur les marchés fnanciers, faute de trouver des entreprises ayant besoin de crédits, faute d’investisseurs ayant envie de prendre des risques. » Résumons : les entreprises n’ont pas besoin d’argent et les patrons ne veulent pas investir. A part ça, il faut continuer à les alimenter en fonds publics versés dans un trou sans fond pour une inefcacité totale. n
ça m’énerve !
Par Jack Dion
normalisation ? En marge de la bataille d’Alep, le Monde évoque la « tentative de normalisation » du Front al-Nosra, ex-fliale d’Al-Qaida rebaptisée Front Fatah al-Cham, avant de reconnaître : « Jusqu’ici, le groupe djihadiste n’a pas signalé qu’il comptait modifer ses objectifs à long terme : l’établissement d’un émirat islamique en Syrie et l’imposition de la charia comme législation. » Normalisé ou pas, le djihadisme reste le djihadisme. n
L’annonce
D
ans Valeurs actuelles, Nicolas Sarkozy s’est confé sur les candidatures à la primaire des Républicains : « Ce qui compte, ce n’est pas tant l’annonce de la candidature, c’est ce qu’il y aura dedans, c’est le comment, c’est le contenu. » Ce n’est donc pas pour faire une annonce triomphale dont tout le monde parlera que l’ex-chef de l’Etat entretient depuis des mois un faux suspense sur sa propre participation. n
plus haut !
jeu d’enfer ?
Au Cambodge, grâce au jeu Pokémon Go, on peut aller chasser des personnages virtuels dans la prison Tuol Sleng, plus connue sous le nom de S-21. Signe particulier : du temps des Khmers rouges, 15 000 prisonniers sont morts dans cet enfer devenu musée du génocide. A quand le Pokémon Go à Auschwitz ? n
L’homme qui a escaladé la tour Trump à New York avec des ventouses a été arrêté par la police et inculpé. Pendant ce temps, Donald Trump continue son escalade verbale. n
Incendies volontaires
E
n Corrèze, François Hollande a prévenu les incendiaires responsables des violents feux autour de Marseille : « Nous les retrouverons ! » Cela vaut-il aussi pour les pyromanes du gouvernement ? n
les fourberies de sapin
M
ichel Sapin a le sens de l’amitié tendu comme un élastique. Sa directrice de cabinet étant partie pour d’autres responsabilités, le ministre des Finances a recruté Tierry Aulagnon. Signe particulier : ce dernier est un énarque qui était déjà directeur de cabinet de Michel Sapin en 1992-1993, preuve que les élites aiment le renouvellement à condition de rester aux commandes. Jusqu’ici, rien que de très banal. Là où l’afaire se corse, c’est que Tierry Aulagnon, entre-temps, a volé de ses propres ailes vers les cieux du privé, là où l’on sait joindre l’utile à l’agréable. Il a même fait l’essentiel de sa carrière à la très respectueuse Société générale, éclaboussée par l’afaire Kerviel, où il est resté quinze ans avant de partir en retraite et de venir reprendre du service à Bercy. Cet aller-retour n’est pas un détail. En efet, on n’en est plus à l’époque où le trader portait seul le poids du scandale. La cour d’appel de Versailles a considéré que la banque avait elle aussi mis le doigt dans le pot de confture. Si le jugement est confrmé le 23 septembre, la Société générale pourrait se voir contrainte de rendre les 2,2 milliards d’euros versés par l’Etat en dédommagement des pertes occasionnées à l’époque. Comment alors éviter l’accusation de confit d’intérêts découlant de l’arrivée à Bercy de l’ancien patron de Kerviel ? Michel Sapin a donc pris sa plus belle plume pour écrire à ses collaborateurs afn de leur expliquer qu’ils devront « ignorer » (sic) la présence de Tierry Aulagnon dès lors que seront en cause un certain nombre de sociétés auxquelles il a été lié, à commencer par la Société générale, mais pas seulement, vu que le monsieur avait un pied dans nombre d’entreprises, comme Air France ou Tales.
Bref, Thierry Aulagnon sera directeur de cabinet sans l’être tout en l’étant. Il pourra s’occuper de tout, sauf des sujets sur lesquels on pourrait le suspecter d’être l’agent de la Société générale au sein de Bercy, à toutes fins utiles. C’est la « République irréprochable » réduite à la caricature. Pour la petite histoire, on rappellera que dans le cadre de la loi Sapin 2, le ministre des Finances se fait fort de lutter contre les lobbies des afaires. Demander à Tierry Aulagnon de lutter contre le lobby bancaire, c’est demander à la Société générale de lutter contre la Société générale. n 19 au 25 août 2016 / Marianne / 25
Société
france
Saint-nazaire
la ville où “ça va m 26 / Marianne / 19 au 25 août 2016
Ils broyaient du noir il y a quelques années. Mais, portés par des commandes mirifques de paquebots et l’essor du tourisme, les 70 000 habitants de la cité atlantique reprennent confance.
un Contrat à 1 milliard d’euros Les chantiers navals de Saint-Nazaire (STX France) ont décroché la commande du Harmony Of The Seas en décembre 2012, après deux ans de traversée du désert. Sa construction a représenté plus de trois ans de travail pour les quelque 2 500 salariés de STX et ses sous-traitants.
Par Laurence Dequay (envoyée sPéciaLe) Photos : thomas LouaPre
hervé ronne / réa
C ieux”…
e n’est pas la sortie d’usine, fantastique, immortalisée par les frères Lumière en 1895, mais tout de même. 7 h 28 du matin, dans le bleu gris lumineux du bassin de Penhoët, le plus grand chantier naval d’Europe étendu sur 150 ha, fondé en 1856 par les Pereire pour relier l’Europe à Veracruz (Mexique), des milliers de soudeurs, de charpentiers métalliques, de chaudronniers, d’informaticiens, veste bleue-casque blanc pour les CDI, gris-vert pour les sous-traitants, franchissent la porte 4 dans un ballet frénétique d’estafettes électriques, de vélos jaunes, de petites berlines, s’afairent autour de la masse ivoire et brune du Meraviglia, 315 m de long, 65 m de haut, commandé par la compagnie MSC, qui croisera en Méditerranée. Sous le gigantesque portique rouge érigé pour hisser 1200 t surgissent les premiers « blocs » du sistership (« la réplique ») du Harmony Of The Seas, le plus grand navire de croisière au monde, lancé en mai dernier devant 70 000 personnes. A reculons… parce que trop haut sur l’eau pour passer sous l’élégant pont à haubans de Saint-Nazaire. A elle seule, cette
livraison a dopé de 1 milliard d’euros les exportations françaises ! « Je ne répare plus, je crée », se félicite le rondouillard Antonio, 40 ans, originaire de Porto et monteur depuis dixhuit ans à STX. Fier, quand un paquebot appareille, d’entendre ses enfants sur la grève saluer « le bateau de papa qui s’en va ».
Versailles sur l’eau Prélevant sur des chandelles des centaines de panneaux de tôle laminés par ArcelorMittal à Gijon (Espagne), des opérateurs Jedi les découpent à l’aide de torches laser avant de les ajuster. Achevée, cette structure pèsera huit fois la tour Eiffel ! « Ce navire offrira à ses passagers un bar bionique truffé de bras articulés, qui puiseront au goulot d’une myriade de bouteilles d’alcool suspendues au plafond les breuvages colorés de leurs cocktails. Les surfeurs pourront frissonner sur une piscine à vagues », égraine, intarissable, Laurent, jeune guide devant des touristes blufés par ce luxe quasi psychédélique. Y compris Jean-Pierre, retraité après trentecinq ans de navale, les poumons enneigés par l’amiante qui a emporté certains de ses collègues… › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 27
Société
france › Dans une France estivale qui doute encore du « “ça va mieux” présidentiel », une Europe qui tangue, cette démesure ofre aux 2 600 salariés de STX France, à leurs 3 500 cotraitants et au bassin de Saint-Nazaire, un répit inestimable : dix ans de sérénité planifée. D’ici à 2026, ils devront en efet livrer 14 navires. « C’est inespéré, raconte Christophe Morel, délégué CFDT. En 2012, on broyait du noir car on n’avait plus que des “gris” à faire – un navire de guerre Mistral commandé par la Russie, récupéré in fine par l’Egypte. » Aussi, pour améliorer la trésorerie de ce chantier titanesque et ravir la construction du Harmony Of Te Seas au concurrent fnlandais de Turku, ce syndicaliste a signé, avec la CFTC, le gel du paiement pendant trois ans de sept jours de RTT des salariés. De leur côté, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, et Arnaud Montebourg,
à Bercy, facilitaient le fnancement et les investissements du site dans lequel l’Etat détient une minorité de blocage. « Cette mobilisation commune – dans un bassin marqué par l’anarcho-syndicalisme, et un prix réduit – a convaincu la Royal Carribean Cruise Line américaine de nous confier son paquebot », justife Christophe. Ce voileux tatoué survole désormais, dans une salle de réalité virtuelle, les maquettes des futurs navires, équipé de lunettes 3D avec des antennes qui lui donnent un faux air d’escargot… « Regarde sous le ciel déchiré, tout s’est ensoleillé, c’est indéfnissable », chantait Barbara en 1981. En 2016, la renaissance de son chantier naval libère le cœur de la cité. C’est Noël en été ! Au troquet du Ralliement, Daniel l’Auvergnat, 64 ans, polo rayé bleu et marron, moustache d’Astérix, et son épouse, Brigitte, native de Pornic, ont
christophe morel, délégué cFDt à StX France : “c’est inespéré. En 2012, on n’avait plus que des ‘gris’ [navires militaires] à faire.”
en attendant le grand soir du plein-emploi, le chômage touche encore 10 % des actifs, deux fois plus qu’en 2002. Visite guidée du site de construction des paquebots organisée par l’offce de tourisme de Saint-Nazaire.
28 / Marianne / 19 au 25 août 2016
laissé les guirlandes. « On va pas pleurer la bouche pleine. On travaille bien, même avec les employés étrangers, on est contents », virevolte le bistrotier en servant le métallo comme le sous-traitant à attaché-case qui peaufine son Powerpoint avant son grand oral ou le cadre chevronné de STX. « Nous gérons des villes, des Versailles sur l’eau, s’enorgueillit un ingénieur en engloutissant sa tartine. C’est un beau déf stimulant ! » STX recrutant trois ou quatre personnes par jour, apprentis, cols bleus et blancs, ce gradé se réjouit d’apercevoir de « nouvelles têtes » et justife le recours massif à des travailleurs détachés, dans des spécialités introuvables ou asséchées dans le bassin d’emploi. « STX préfère embaucher des Polonais logés dans des bungalows à SaintBrevin plutôt que de former des jeunes apprentis de Loire-Atlantique qui n’ont pas de travail, tonne au contraire Philippe, soudeur, trente-huit ans d’ancienneté. Et à 35 heures, les ouvriers du chantier gagnent ce qu’ils gagnaient il y a quinze ans ! » poursuit-il amer. La CGT a pu tarir le détachement international de Nazairiens… en LoireAtlantique, via des boîtes d’intérim luxembourgeoises. Un comble ! Ça va mieux à « Saint-Naz ». D’autant mieux que l’estuaire compte un deuxième jackpot. Depuis trois ans, à Montoir, commune voisine, l’usine d’Airbus assemble la pointe avant et le tronçon central de 50 avions par mois.
Payés 2 000 € net en moyenne, une rémunération solide pour s’installer, fonder une famille dans le bassin, les 2 800 « compagnons » de ce site high-tech ont étofé leurs rangs de 500 « nouveaux », puisés dans 1 500 « extérieurs » en soustraitance chez Daher ou Stelia. « Notre carnet de commandes à dix ans nous confère une tranquillité qui n’a pas de prix », soulignent Régis Belliot et Tony Raimbault, bronzés et relax. Ces élus CGT militent cependant pour qu’Airbus recrute plus de précaires en CDI, notamment pour anticiper les départs en retraite. « La pression sur les lignes qui tourneront les samedis dès septembre ne doit pas être trop pesante. Nous devons passer du travailler plus au travailler mieux », insiste Régis, en rappelant que son groupe verse 1 milliard d’euros à ses actionnaires. Déjà Airbus, apprend-on au Pôle emploi de Saint-Nazaire, logé près de l’université et des « quartiers », facilite l’embauche de locaux, d’apprentis, en n’exigeant plus des chômeurs présélectionnés sur leur projet professionnel et leurs aptitudes détectées lors de simulations. « Une feuriste, un bijoutier et même un prothésiste dentaire, minutieux, ont pu être engagés et sont ravis de leur reconversion », se félicite Laurianne Allanic, responsable d’une équipe spécialisée de Pôle emploi. « Nos 3 712 demandeurs d’emploi, jeunes, de longue durée, doivent se projeter dans d’autres métiers, ne serait-ce qu’en
se formant plus de 400 heures. Avec l’Etat, la région, nous saurons les épauler », assurent ses chefs Catherine Pelletreau et Alain Brouillet.
Laissés-pour-compte En attendant ce grand soir du plein-emploi, le chômage touche encore 10 % des actifs, deux fois plus qu’en 2002, les deux serveuses du Trou du Fût, un bar à vins gourmand à l’ambiance bon enfant, courent les CDD « pour aller chercher leurs sous ». « Ça va mieux car les jeunes traînent moins et il y a moins de vols de voitures ou de déprédations de petits commerces, détaille Cindy, frange châtain et paupières maquillées aux couleurs de la France. Toutefois, à 25 ans, alors que je travaille depuis mes 18 ans, je me désole de ne pas décrocher un emploi stable », regrette cette maman d’une petite fille. Heureusement que mon mari occupe un poste sécurisant dans l’aéronautique,
régis BeLLiot, élu CGT chez Airbus : “Notre carnet de commandes nous confère une tranquillité qui n’a pas de prix.” Jean-pierre, ancien ouvrier des chantiers navals (à dr.) : “Je suis si fer de mon chantier que j’emmène mes amis de passage le visiter.”
retomBées économiques Fréquenté aussi bien par des cadres que des ouvriers, le Ralliement, le bar de Daniel et Brigitte, ne désemplit pas. Le couple profte de la bonne santé des secteurs naval et aéronautique.
même s’ il travaille en trois-huit, ce qui n’est pas simple. » Célibataire et sans famille sur Saint-Nazaire, Carole, 33 ans, bac pro de pépiniériste, alterne entretien d’espaces verts, production de plantes et jobs de serveuse l’été. « Il n’y a que la plonge que je refuse car je peux trouver mieux », confiet-elle. Avenue de la République, certains magasins gardent encore le rideau baissé toute la semaine… Permettre à tous de « rester et vivre au pays », selon le slogan consacré, c’est donc le défi du maire rocardien, David Samzun, 46 ans, dont le père travaillait dans la navale. « Avec les éoliennes de General Electric, la production de biomasse, nous diversifions l’ industrie dans laquelle nous avons toujours cru [28 % de l’activité du bassin]. Mais je veux en fnir avec le cliché d’un Saint-Nazaire triste où l’on s’ épuise à travailler. Notre ville doit devenir une cité plaisir, où il fait bon vivre, jouir de ses vacances. » Ces concitoyens plébiscitent la réhabilitation du front de mer, vite devenu la balade familiale incontournable, la guinguette, les portiques de bois fotté sur la plage, sur lesquels les enfants rivalisent d’acrobaties. Ingénieur du son, producteur de cold wave à Bruxelles, mais toujours ravi de retrouver les gris subtils de sa baie natale, Jonathan, 25 ans, se régale de sauts dans le skate park. Les Français connaissaient depuis longtemps la plage de Saint-Marc, sa jetée, son groupe de rochers › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 29
Société
france
Un vent de renoUveaU outre la célèbre plage immortalisée par Jacques tati et baptisée “Plage de M. Hulot”, le front de mer, en cours de réhabilitation depuis 2005, avec skate park, promenade et piste cyclable, attire Nazairiens et touristes.
› et même son hôtel de la Plage puisque Jacques Tati, conquis par son ambiance familiale, y tourna en 1951 les Vacances de M. Hulot. Près de la statue du personnage pince-sans-rire, penchée sur les baigneurs, un couple de retraités lève le voile sur sa vie culturelle « agréable ». Dominique, ancienne de l’Education nationale, fréquente l’école d’arts plastiques, le théâtre, le Grand Café, le Life, une salle de spectacle nichée opportunément dans l’alvéole 14 de l’indestructible base sous-marine construite par les Allemands. Patrick l’accompagne, s’adonne au tai-chi, milite au Secours populaire. Sans regretter d’avoir quitté Nantes. C’est dire ! Leurs enfants, en revanche bien diplômés, se sont expatriés en Suisse et à Lyon. « On aurait aimé qu’ ils puissent bâtir leur vie à Saint-Nazaire. » Permettre à ce futur d’advenir en fortifiant la résilience du
tissu économique mobilise aussi l’amène Jean-François Gendron, président de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Nantes-Saint-Nazaire, qui promeut les filières du design, de l’ameublement et des industries culturelles. « Actifs dans le programme national Usine du futur, bien représentés dans la tribu French Tech, nous offrons, à la sortie de Saint-Nazaire, à toutes les start-up, l’accès à un centre de réalité virtuelle collaboratif », vante le patron de Sotec (matériel médical). Réseau entrepreneurial très actif, Neopolia, 220 boîtes, s’appuie sur l’IRT Jules Vernes, un institut de recherche industrielle lancé en 2012 dans le plan Investissements d’avenir. Pour éradiquer deux tares du capitalisme tricolore, à savoir l’étranglement des sous-traitants et les factures réglées en retard qui coulent des PME, Gendron a créé un Club Stratégies Achats »,
mobilisant de grands donneurs d’ordres comme Total, présent à Donges, commune voisine, ou EDF, et facilitant l’escompte des traites des plus fragiles. Enfin, pour engranger de la croissance à l’international, il a lancé le premier club Stratexio du pays, un programme qui incite les grands groupes à chasser en meute avec leurs sous-traitants à l’export, comme le font les entreprises allemandes depuis trois décennies… et comme le promet Pierre Gattaz depuis son élection au Medef. « Cette symbiose exceptionnelle de nos territoires, longtemps renforcée par une grande proximité politique entre région, département et ville, contribue à remobiliser les demandeurs d’emploi », affirme Alain Brouillet, en longeant au volant de sa voiture des HLM nichés dans la verdure. Un rebond collectif qui pourrait en inspirer bien d’autres… n L.D.
la popularité de Hollande, elle, ne va pas mieux
S
aint-Nazaire n’est pas Nantes. Il n’empêche. Dans l’estuaire, le président-candidat devra aussi défendre ses réformes pour reconquérir le cœur de ses électeurs. Les manifestations contre la loi Travail ont rassemblé jusqu’à 1 000 personnes place de l’Amérique-Latine. Philippe,
30 / Marianne / 19 au 25 août 2016
soudeur, reproche au chef de l’Etat de ne pas avoir lutté contre cette Europe du dumping social, qui enrichit les banquiers mais rogne la galette des cols bleus, en tolérant une concurrence déloyale. « Avec le Brexit, François Hollande ose faire la leçon aux Anglais. Mais lui devait combattre les fnanciers et il les a arrangés ! »
s’indignent les syndicalistes. Côté patronat, on salue certes le Cice, la conversion à une politique d’offre. « Hollande doit encore, avant 2017, face à des zadistes, nous prouver qu’il est capable d’imposer l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes dont nous avons besoin ! » tonne un chef d’entreprise. Depuis l’hôtel de ville de Saint-Nazaire, David
Samzun vole donc au secours du président : « Les Nazairiens doivent se souvenir que François Hollande a aidé STX à décrocher la commande décisive du Harmony Of The Seas, quand Nicolas Sarkozy n’avait rien fait pour sauver d’autres commandes », milite le maire PS, dans un département qui a basculé à droite. n L.D.
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djihadisme
fRANcE
LE RAPPORT qUi MONTRE qUE dAEch N’EST PAS iNviNcibLE christophe petit tesson / maxppp
OPA SUR L’ARMEMENT
Rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur les moyens de Daech, éditions des Equateurs, 203 p., 15 €.
Alexis lAcroix
JEAN-fRédéRic POiSSON, député LR des Yvelines. 32 / Marianne / 19 au 25 août 2016
ExTRAiTS
KAdER ARif, député Ps de haute-Garonne.
christophe morin / ip3 / maxppp
Pour une démocratie, il ne sufft pas de désigner son ennemi ; il faut aussi, pour le vaincre, le connaître. A cette fn, plusieurs parlementaires français, emmenés par Kader Arif et JeanFrédéric Poisson, ont enquêté en profondeur sur le “califat” autoproclamé. Ils en tirent un rapport extrêmement précis sur les ressources du pseudo-Etat criminel. Marianne vous en livre, en exclusivité, les conclusions. Traitant autant des moyens matériels de Daech (armée, fnances, etc.) que de ses armes immatérielles (la viralisation de sa propagande sur Internet). Un exercice de lucidité contre la barbarie. n
Tous les experts auditionnés par la Mission ont fait état de l’importance des stocks militaires pris par Daech lors de la conquête de la ville de Mossoul. Le secrétaire général de la Défense et de la Sécurité nationale relevant que « l’essentiel des équipements militaires dont dispose Daech a été prélevé sur des stocks d’armes des armées régulières, notamment lors de la conquête des villes. Tant Saddam Hussein en Irak que Bachar al-Assad en Syrie avaient une stratégie de dispersion des armes sur le territoire ». L’essentiel des matériels de Daech est constitué d’armes individuelles, de lance-roquettes et de mitrailleuses lourdes montées sur pick-up. En mai 2016, on estimait que Daech détenait au moins 60 000 fusils d’assaut : l’organiation Confict armament research (CAR) a ainsi trouvé des M-16 d’origine américaine, des AKM 7.62 fabriqués en URSS dans les années 60 et 70, des M-80 d’origine chinoise, un fusil croate de sniper de type EM-992 ainsi que des armes de poing semi-automatiques de type Browning ou Glock d’origine belge ou croate. Daech disposerait également d’importants moyens antichars avec des centaines de lanceroquettes antichars et plusieurs dizaines de missiles antichars. […] Selon un rapport de l’équipe d’appui analytique et de surveillance
La diversifcation des moyens militaires […] Outre les équipements individuels et collectifs, Daech utilise des moyens non conventionnels à fort impact psychologique, qu’il s’agisse des engins explosifs improvisés (EEI) ou d’armes chimiques. Pour les EEI, Daech utilise essentiellement des systèmes de voiture piégée appelés Vehicle-Borne Improvised Explosive Device (VBIED) : en cas d’attaque, ils précipitent des véhicules protégés par des plaques de fer à l’intérieur desquels se trouvent des combattants qui se font exploser une fois dans les lignes des adversaires. L’organisation a également fait la preuve de son extrême capacité à piéger des zones, essentiellement urbaines. […] Même si Daech se
retire, la zone reste dangereuse et particulièrement difficile à reprendre. Plusieurs témoignages ont fait état de pièges dans les maisons abandonnées par Daech. De 12 000 à 35 000 combattants […] Evaluer le nombre réel des combattants de Daech est difcile faute de données stabilisées et vérifables. En 2014, les experts considéraient que l’organisation comptait 20 000 à 35 000 combattants. […] Pour ce qui concerne les combattants de Daech, on distingue trois grandes origines géographiques : les pays arabes du Golfe au Maghreb, l’Europe et le monde russophone. Environ 5 000 à 6 000 Saoudiens auraient rejoint le théâtre, aussi bien dans les rangs de Daech que de Jabhad al-Nosra. Les Tunisiens représenteraient un contingent de l’ordre de 3 000 à 4 500 combattants. Le contingent européen représenterait environ 5 000 personnes, la France étant le premier contributeur. Au total, les francophones seraient environ 7 000. Daech compterait également quelque 4 000 russophones dont la moitié originaire d’Asie centrale et l’autre moitié du Caucase.
palmyre, ville ouverte Les cicatrices de la bataille, dans les rues de la ville syrienne, après sa reconquête par les troupes loyalistes, le 27 mars.
Certains contingents occupent des positions stratégiques : c’est le cas du contingent tchétchène, qui constitue une unité d’élite, tout comme le contingent libyen, dont les 700 à 1 000 combattants forment la garde rapprochée d’Al-Baghdadi. Selon plusieurs sources, les combattants français ne seraient pas toujours bien considérés au sein des forces de Daech, notamment en raison de leur insufsant respect de la doctrine de l’organisation. La lutte contre les flières internationales […] Les Etats occidentaux ont mis en place dès 2014 des procédures visant à contrôler, restreindre voire interdire les départs de leurs ressortissants vers l’Irak ou la Syrie. En Europe, ces initiatives ont été coordonnées et passent notamment par l’inscription systématique dans le système d’information Schengen (SIS) des individus susceptibles de partir vers les zones de combat. Sur cette base et sur la base des informations nationales, les autorités françaises peuvent refuser de délivrer un passeport ou interdire la sortie du territoire (IST) pour › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 33
sipa
des sanctions de l’ONU, « plusieurs Etats membres se sont dits préoccupés par la prolifération illicite des systèmes portables de défense antiaérienne (Manpads) provenant du pillage d’arsenaux militaires libyens. Cependant, aucun Etat membre n’a pu à ce jour établir de lien entre ces armes et un groupe associé à AlQaida dans le pays ».
› des velléitaires adultes. Pour les ressortissants étrangers, une procédure d’expulsion peut être engagée, assortie le cas échéant d’une interdiction administrative du territoire (IAT). Autrement dit, la France rend le départ le plus difcile possible et limite l’entrée sur son sol de personnes susceptibles de participer ou d’entretenir des liens avec les zones de combat. En parallèle, les services de police et les services sociaux conduisent des entretiens préventifs qui peuvent impliquer les proches du candidat au départ. L’adoption du Passenger Name Record (PNR), fichier recensant l’identité des passagers des avions circulant dans l’espace européen, ou en entrant ou en sortant, par les instances européennes va renforcer encore l’échange d’informations et devrait permettre de renforcer les opérations de contrôle à la frontière. Il convient désormais d’en assurer la mise en œuvre efective. […]
LeS fLUX fInancIerS Les fux fnanciers venus de l’extérieur – environ 5 millions d’euros par an d’après les services de renseignement français et le Trésor américain – ne représentent qu’une part minime des ressources de Daech. On ne saurait toutefois les négliger ; faire la typologie de ces fux revient en efet à cartographier les faiblesses des dispositifs de lutte contre le blanchiment, l’évasion fscale et le fnancement du terrorisme. Les terroristes font feu de tout bois, contournent les dispositifs de surveillance des fux fnanciers et utilisent les innovations telles que les cartes prépayées ou encore les monnaies électroniques et virtuelles. […] Les investigations de la Mission ont d’abord porté sur les soupçons de fnancement du terrorisme par de riches donateurs du Golfe, abondamment relayés par la presse. […] Les cinq soutiens de Daech sont respectivement originaires ou installés au Yémen, en Libye, au Koweït, en Irak et en Syrie. […] L’implication 34 / Marianne / 19 au 25 août 2016
rodi said / reuters
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VoItUreS kamIkazeS Parmi les techniques de guérilla utilisées par le “califat”, le recours à des véhicules blindés bardés d’explosifs et lancés sur des cibles cause de graves dégâts. ici, des pick-ups abandonnés par daech à la prise d’al-houl, dans le nord-est de la syrie.
directe des gouvernements n’a pas été établie. Ainsi, le directeur général de la sécurité extérieure a-t-il pu afrmer que « les fnancements en provenance du Golfe que nous avons identifés sont d’ordre exclusivement privé ». […]
Des fonds collectés par les candidats au départ en Syrie L’analyse des flux financiers en direction de Daech force à un amer constat ; la majorité des sommes collectées aujourd’hui ne provient pas d’une poignée de riches fnanciers mais d’une myriade de sympathisants disséminés partout dans le monde, au premier rang desquels les candidats au départ en Syrie qui s’y rendent en général avec du matériel et de l’argent liquide. […] Des candidats au départ se sont aussi fnancés par des collectes de fonds sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, cagnottes Leetchi) qui aboutissent ensuite sur un compte bancaire ou évitent justement le circuit bancaire ; par l’envoi d’argent liquide par colis UPS, par mandat, par l’envoi de cartes prépayées, le recours à des monnaies électroniques ou virtuelles, ou encore le transport d’argent liquide directement par des voyageurs. Des fonds issus d’une criminalité de droit commun Les candidats au départ en Syrie et les auteurs des attentats de Paris ou Bruxelles ont aussi recours à des moyens de financement illicites. Comme le soulignait le directeur de Tracfn, « Daech n’a fnalement pas besoin d’envoyer des fonds pour ces passages à l’action
car les terroristes s’autofnancent par le microfnancement ». La police judiciaire évalue à « 40 % la proportion de jeunes Français ou résidents français partis combattre sur zone qui sont connus des services de police pour des faits de droit commun. Ces personnes sont rompues aux méthodes d’appropriation frauduleuse : abus de confance, crédit non remboursé, location de véhicule sans retour – c’est très courant ; Coulibaly et Boumeddiene le faisaient, pour ne citer que les plus connus –, escroqueries, chèques volés, cartes bancaires contrefaites, utilisation du découvert bancaire après fourniture de faux contrats de travail ou de promesses d’embauche pour obtenir l’ouverture d’un compte ». […] A lire l ’ouvra ge d e Kamal Redouani, reporter spécialiste du monde arabe, auteur d’une enquête de dix ans sur les milieux djihadistes, il ne fait aucun doute que des militants djihadistes s’installent en Europe pour constituer des cellules d’appui, de financement, ou pis, des cellules prêtes à perpétrer des attentats. Lors de son audition par la Mission, Kamal Redouani a ainsi relaté l’inquiétude qui l’a saisi lors de sa rencontre, en juin 2015, avec un jeune combattant de Daech, rasé de frais, prêt à s’envoler pour l’Allemagne où l’attendait la flle d’un sympathisant du mouvement prête à l’épouser. Les militants de Daech constituent ainsi des réseaux criminels de type mafeux, plus ou moins structurés, qui peuvent heureusement être appréhendés par les dispositifs classiques de lutte contre la criminalité. […]
rodi said / reuters
Le renforcement des dispositifs proposé par la France Au regard de ce qui précède, les nouveaux modes de financement du terrorisme mis en lumière par le fonctionnement de Daech appellent une adaptation des dispositifs de lutte contre le blanchiment et la lutte contre le terrorisme. Si le gouvernement a renforcé les moyens fnanciers et humains de Tracfn et de la Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), et pris d’emblée plusieurs mesures au niveau national, ces dernières ne seront efcaces que si elles sont adoptées par une majorité d’Etats. De manière générale, la France défend auprès de ses partenaires européens des mesures allant dans le sens d’un renforcement et d’une harmonisation des prérogatives des cellules de renseignement fnancier et une amélioration de leur coopération. […] Plutôt que de miser sur un système de surveillance de masse et de contrôle de big data, la France concentre ses moyens de contrôle publics et privés sur des personnes à risques pour détecter des signaux de basse intensité, ce qui suppose une excellente coopération entre les services de renseignement et un partage d’informations avec le secteur privé. […]
PROPAGANDE NUMéRIQUE Il y a une certaine continuité dans l’utilisation qu’Al-Qaida et Daech font d’Internet. Pour Al-Qaida comme pour Daech, Internet n’est pas seulement un moyen de propagande, mais une vraie plate-
UN ARMEMENt LéGER MAIs AbONDANt Issu des stocks des armées syrienne et irakienne saisis lors de la conquête des villes, l’arsenal de Daech est composé essentiellement d’armes individuelles, type fusils d’assaut ou lance-roquettes. Ici, les prises de guerre faites par les combattants kurdes du YPG, après la chute du village d’Al-Dahmaa, dans le nord de la Syrie.
forme opérationnelle permettant également la difusion des grandes orientations stratégiques, la levée de fonds ou le recrutement. Toutefois, l’ampleur avec laquelle Daech utilise Internet, et notamment les réseaux sociaux, est bien plus importante. Daech est désormais présent sur un nombre important de médias sociaux, d’applications ou de logiciels de messagerie instantanée. L’organisation utilise les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook sur lesquels il est possible de créer un compte personnel et de publier des messages courts, des photos, des vidéos ou partager des liens consultables par tous ou par un cercle d’amis. Daech a également recours aux sites comme pastebin. com, justpaste.it ou dump.to qui permettent de stocker des textes et des images, de les copier et de les mettre en ligne très simplement. Archive.org, YouTube, Vimeo, Tumblr, Soundcloud, Dailymotion, Instagram, Issuu, et de nombreux autres sites hébergent également un certain nombre de contenus djihadistes. […] Une endogamie extrémiste Les réseaux sociaux favorisent ce qu’il convient d’appeler une endogamie extrémiste. L’article « Comment Facebook m’a mis sur la voie du djihad » montre ainsi qu’en quelques jour, il est possible de se retrouver avec un « fl d’actualité » rempli d’images de propagande et que, alors, il est facile d’être contacté par des facilitateurs à même d’aider à se rendre sur les territoires contrôlés par Daech. Facebook est un média paradoxal puisque « ce qui fait sa réussite – à savoir le fait de créer et d’entretenir des communautés d’ intérêts – est aussi ce qui en fait le meilleur outil de la propagande djihadiste ». Cela est confirmé par de nombreux témoignages, dont celui d’A bou Naïm, djihadiste facilitateur, affirmant qu’il « attrape partout sur Facebook » puisque « Facebook, ça permet de cibler ». […] n
LA RéPONsE DEs AUtORItés fRANçAIsEs
I
l n’y a pas de moyen simple de lutter contre la difusion de la propagande de Daech. Il n’est en efet pas envisageable d’espérer fltrer tout ce qui est émis du sol irako-syrien, d’où provient une abondante propagande de Daech. D’une part, même si tel était le cas, les personnes qui publient des contenus illicites depuis ces pays pourraient toujours utiliser le Dark Net, son utilisation en tant qu’outil de propagande ou de coordination étant extrêmement marginale aujourd’hui. […] Certaines mesures ont été prises, en revanche, pour signifcativement perturber l’activité en ligne de Daech et la diffusion de sa propagande sur nos territoires. La loi du 13 novembre 2014 modifie la loi pénale et prévoit des peines allant jusqu’à sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende en cas d’apologie du terrorisme sur Internet. […] L’article 12 de cette même loi prévoit que les hébergeurs et fournisseurs d’accès concourent à la lutte contre la provocation à la commission d’actes du terrorisme et leur apologie. Les nouvelles dispositions permettent ainsi de bloquer les contenus publiés en ligne qui relèvent d’une qualification pénale, notamment la provocation à des actes de terrorisme ou l’apologie de ceux-ci. Seul l’Ofce central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC), qui dépend de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), peut demander la mise en œuvre de la mesure de blocage. […] n 19 au 25 août 2016 / Marianne / 35
maxime jegat / photopqr / maxppp
cet été Les sanctuaires de la politique 6/6
mItterrand, à Solutré pour l’éternIté Chaque année, de 1946 jusqu’à la fn de sa vie, l’ancien chef de l’Etat a gravi cet éperon rocheux qui émerge au cœur des vignobles mâconnais. Vingt ans après sa mort, les forces de son esprit hantent toujours les lieux. Par Soazig Quéméner
I
l sourit à la caméra. « Dans la nature, je vous échappe un peu », glisse-t-il aux journalistes avant de se mettre en marche vers le sommet. Au premier étage de la maison du Grand Site de Solutré, un petit écran difuse le reportage d’Antenne 2 en boucle. Les images ont été tournées à la Pentecôte, en 1986, mais François Mitterrand, en chemise rouge à carreaux, casquette
36 / Marianne / 19 au 25 août 2016
à la main, n’en fnit pas, vingt ans après sa mort, de gravir la roche, « sa » roche. Le souvenir de l’ancien président marque chacun des arpents de ce site naturel millénaire. C’est l’un des plus riches gisements préhistoriques d’Europe, situé en Saône-et-Loire, à une dizaine de kilomètres de Mâcon. Au départ du chemin qui s’enroule autour de cette immense vague de pierre, une stèle rappelle
la fidélité de l’ex-chef de l’Etat au serment fait à ses anciens compagnons de Résistance. Chaque année, de « 1946 jusqu’au crépuscule de sa vie », y lit-on, François Mitterrand est monté, une heure durant, en compagnie de ses proches, jusqu’à la crête de ce phénomène géologique rare : un massif corallien fossilisé. Ce président bâtisseur marque aussi de son empreinte, une centaine de mètres plus loin, le musée de la
jean-paul gollin
le village de solutré-pouilly Avant 1981, ce site naturel millénaire, né d’un phénomène géologique rare, était surtout connu des archéologues.
georges merillon / gamma
Préhistoire, enfoui sous les végétaux, et inauguré en 1987 grâce au soutien du président socialiste. Ses vitrines présentent les résultats des fouilles menées sur ce site de chasse fréquenté pendant plus de vingtcinq mille ans par les hommes du Paléolithique supérieur. Après une ascension sportive sous un soleil ardent, le sommet de la roche apparaît. Il était occupé
au Moyen Age par une place forte, repaire, dit-on, de bandits. Un détail qui ne devait pas déplaire à l’auteur de la Paille et le grain*. Car c’est là, sur ces dents de pierre qui se sont polies jusqu’à en devenir dangereusement glissantes, qu’une génération de journalistes a guetté des heures durant, chaque Pentecôte pendant quatorze ans, l’apparition du monarque républicain. « A
l’époque, il n’y avait pas un seul chemin balisé comme aujourd’ hui, se souvient Jean-Paul Gollin. Il y avait plusieurs itinéraires et on ne savait jamais lequel il allait emprunter. »
le père noël à la pentecôte Reporter-photographe, Gollin est la mémoire du versant bourguignon de l’identité mitterrandienne. En 1981, alors journaliste au Dauphiné libéré, il avait eu le privilège de faire partie des rares invités de la rencontre organisée par le maire de SolutréPouilly autour du tout nouveau président de la République à l’occasion de la première ascension de son septennat. Au Relais de Solutré, établissement aujourd’hui disparu, il avait bavardé avec le chef de l’Etat autour d’un verre de pouilly-fuissé, vin blanc aux notes minérales dont les vignobles encerclent Solutré. « J’ai découvert qu’ il connaissait très bien la géographie du coin, qu’il avait quadrillé quand il était résistant », observe Gollin. Un dialogue s’installe qui se poursuivra au fl ›
mitterrand élu, la France entière découvre le site grâce au pèlerinage annuel de son nouveau président, largement couvert par les médias. Ici, en 1991, en compagnie de son beau-frère Roger Gouze et de Jack Lang. inscrite à son agenda dès 1946, cette ascension annuelle, il l’a longtemps faite entouré seulement de quelques proches. Le battage médiatique a fait grossir les rangs derrière lui. Ici, en 1994.
19 au 25 août 2016 / Marianne / 37
› des visites présidentielles dans la région. Cette complicité vaudra au photographe quelques jolis scoops. Comme ce cliché du chef de l’Etat capturé en haut de la roche de Vergisson. Pour la Pentecôte 1992, il avait escaladé cette jumelle de Solutré, histoire de semer la presse. Le président avait lié, comme Lamartine avant lui, ces roches sœurs : « Deux navires pétrifés surplombant une mer de vignes. » Avant cette époque de foire médiatique, l’ancien « Morland », son pseudonyme pendant la Résistance, gravissait chaque année la roche dans l’anonymat le plus complet, fanqué de quelques proches. Ses beaux-frères Roger Gouze et Roger Hanin, et parfois des amis politiques parisiens : Jack Lang, Georges Kiejman, Pierre Bergé… Dans la Paille et le grain, il décrit cette élévation quasi mystique. « Chaque herbe de ce champ que je traverse pour monter la roche de Solutré est feur. Mes pas y tracent un chemin d’arc-en-ciel où dominent le mauve et le bleu. Ces jours de Pentecôte, en avance de peu sur le solstice, sont bien le sommet de l’année. Tout à l’ heure, dos à plat sous un cerisier, j’observerai la courbe lente du soleil. On dirait à la lettre que le temps suspend son vol. Bel à-propos dans ce pays de Lamartine. Milly est à moins d’une lieue, de l’autre côté du col du Gransart. Je m’y arrêterai ce soir, sur la route de Cluny, comme je le fais tous les ans à la même saison. » Cluny, où il séjournait dans la maison des parents de son épouse, Danielle. Une épouse justement rencontrée au village de Solutré-Pouilly, qui monte la garde avant la roche. Dans le reportage d’Antenne 2, on entend Fernand Bucchianeri, le maire, se réjouir des retombées de la visite présidentielle : « Mitterrand, ici, c’est le père Noël à la Pentecôte », s’amuse-t-il. Trente ans plus tard, son successeur, Jean-Claude Lapierre, est plus dubitatif : « Avant 1981, Solutré était surtout connu des spécialistes d’archéologie. Mitterrand a ensuite fait découvrir la roche à la France entière. Mais, aujourd’hui, on parle quand même beaucoup moins de 38 / Marianne / 19 au 25 août 2016
merillon-rey / gamma
cet été Les sanctuaires de la politique 6/6
dernière escalade en 1995, quelques mois avant sa mort, avec Jack Lang et Roger Hanin.
lui. » N’empêche, combien parmi les 200 000 visiteurs comptabilisés chaque année sont aimantés par la force de l’esprit mitterrandien ? En ce vendredi de juillet, deux amies, la cinquantaine, transpirent sur le chemin. « A chaque fois que je passe sur l’autoroute, j’aperçois cette roche. Mais c’est vraiment grâce à Mitterrand que j’ai découvert que l’on pouvait l’escalader. C’est grâce à lui que je suis là aujourd’hui », témoigne l’une d’entre elles.
métaphore de la politique Au café de la Roche, la serveuse évoque « les Chinois qui viennent par cars entiers et ne parlent aujourd’hui encore que de Mitterrand ». Il est aussi le héros préféré des organisateurs de rallyes et autres chasses au trésor qui font escale à Solutré. « Les participants doivent répondre à des énigmes. Les questions tournent toujours autour de lui », s’amuse la jeune femme à qui l’on vient souvent demander : « Comment il s’appelait, déjà, son labrador ? » Le dernier, Baltique, qui a accompagné son maître jusqu’au cimetière de Jarnac, aimait d’ailleurs se baigner à une centaine de mètres de là, dans un lavoir de pierre. Hormis ces touristes, quelques responsables politiques continuent d’accomplir ce pèlerinage. En 2004, Arnaud Montebourg, alors député de Saône-et-Loire, est intronisé par le mitterrandien Pierre Joxe et gravit pour la première fois la roche.
Il est également présent en 2013, alors ministre du gouvernement Ayrault, quand Solutré obtient le label Grand Site de France pour ses qualités « paysagères, naturelles et culturelles ». C’est là encore qu’il aime se ressourcer, « avec Aurélie [Filippetti, sa compagne], quand les vignes sont en feur, confe-t-il, avant de préciser : Mais, moi, c’est plutôt le mont Beuvray. » Dans une mise en scène copiée sur la geste mitterrandienne, Montebourg gravit d’ailleurs consciencieusement à chaque Pentecôte cette colline du Morvan située à 150 km de là, les journalistes à ses trousses. L’ascension escarpée vers Solutré, ce sentier constitué d’une succession de montées abruptes puis de faux plats, se lit comme une métaphore de la politique. « Mais ce qui marque l’histoire de ce lieu, c’est surtout le temps long, Mitterrand avait senti les forces telluriques de ce pays », explique Tomas Tévenoud, éphémère secrétaire d’Etat évincé du gouvernement pour cause de « phobie administrative » antifscale, mais également député de Solutré. A la Pentecôte 2016, pour célébrer les 70 ans de la première ascension, un Mitterrand était là. Gilbert, le fls cadet de l’ancien président, est arrivé sans prévenir, en compagnie de proches. Pour rendre hommage à son père. Parce que, à Solutré, Mitterrand a fni par se confondre avec la roche. n s.q. * Flammarion, 1975.
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CET ÉTÉ Les jeux Olympiques et la politique 6/6 Du 5 au 21 août, l’événement sportif et économique le plus important de la planète se déroule au Brésil, à Rio : les XXXIe jeux Olympiques d’été. Prenant le contre-pied du grand raout publicitaire et sportif, nous vous racontons une face peu connue du grand public, parfois honteuse, parfois héroïque, des Jeux modernes. Des destinées ou des événements oubliés de l’histoire sportive et diplomatique qui ont néanmoins contribué à raconter l’histoire du monde et des médailles.
DEPUIS 1984…
LES JO TOUJOURS PLUS PRIVATISÉS Après les campagnes de boycott des éditions 1980 et 1984, les Jeux sortirent de la logique de blocs et de la guerre froide. Comment ? En devenant une puissance fnancière capable de se jouer… des Jeux. PAR HUBERT ARTUS
P
re m i è re o ly m p i a d e presque exclusivement fnancée par le secteur privé, l’édition 1984 à Los Angeles resta longtemps inégalée en termes de rentabilité : 660 millions de dollars investis, pour un bénéfce net s’élevant à 220 millions. Selon diférentes études britanniques concernant l’édition 2012 à Londres, la capitale anglaise aurait dépensé quelque 14 milliards d’euros, mais les recettes générées par l’événement auraient atteint 53 milliards d’euros. C’est ainsi, et c’était inéluctable : après avoir été l’objet, ou l’otage, des rapports de force diplomatiques, des nationalismes, après avoir favorisé les indépendances nationales et l’émergence de nouvelles puissances, l’olympisme est entré dans l’ère du commerce mondial. Et c’est ce commerce d’infuences qui a mis fn à la guerre froide dans le sport. Tout en transformant ce dernier en bulle spéculative typique de l’ultralibéralisme. Dès la fin des Jeux de 1984, le président du Comité international olympique Juan Antonio Samaranch (mort en 2010, ce Catalan était aussi un ancien ministre de
40 / Marianne / 19 au 25 août 2016
Franco) contacta son ami Horst Dassler ( fls d’Adi Dassler, cofondateur de la marque Adidas), qui avait créé deux ans auparavant la frme ISL (International Sports, Culture and Leisure Marketing). Il voulait clairement accélérer la marchandisation des Jeux, et pour cela avait besoin de son ami.
DES JEUX TOP L’année précédente, l’Espagnol avait déjà mis en place une commission chargée d’étudier de nouvelles sources de fnancement. Michael Payne, directeur marketing du CIO, et Laurent Scharapan, représentant ISL, durent établir fissa les fondations d’un projet qui vit le jour en 1985 : le programme TOP (The Olympic Partners), destiné à réunir les principaux sponsors des Jeux. Neuf partenaires commerciaux participaient audit programme, à hauteur de 96 millions de dollars sur la période 1985-1988. Parmi eux : Coca-Cola (partenaire des Jeux depuis 1928), McDonald’s, Visa ou Panasonic, soit des multinationales capables de fournir un soutien direct, des services de parrainage ou leur expertise quant à la tenue d’événements destinés
à être vendus de par le monde. En échange d’une contribution ofcielle de 5 millions de dollars chacune, ces marques obtenaient du CIO le droit exclusif d’utilisation des symboles olympiques sur tous les produits et packagings, ou encore des concessions sur les sites accueillant les épreuves, la fourniture de produits, de services, de technologies, de savoir-faire ou de déploiement de personnel. Renouvelé tous les quatre ans, le programme TOP génère des sommes toujours plus faramineuses, qui étaient de 950 millions de dollars sur la période 2009-2012. Pour les Jeux d’hiver de Sotchi (2014) et ceux de cet été 2016 à Rio, 10 sponsors étaient réunis : Coca-Cola, McDonald’s, Atos Origin, Dow, General Electric, Omega, Panasonic, Procter & Gamble, Samsung, Visa. En quelques années seulement, le choix de la ville qui accueillerait les JO devint l’afaire non plus des sportifs, mais des partenaires. Ce nouvel idéal olympique conduisit notamment, pour l’édition du centenaire, en 1996, à préférer Atlanta à Athènes – la capitale grecque revendiquait depuis longtemps l’organisation de cette édition anniversaire et symbolique.
MARCHANDISATION DES JEUX En échange de leur contribution, les sponsors des Jeux obtiennent le droit exclusif d’utiliser les symboles olympiques sur leurs produits. Ici, à Londres en 2012.
10 autres. Jusqu’alors, seules des considérations politiques ou diplomatiques avaient entraîné colères ou boycotts (Berlin 1936, Moscou 1980, Los Angeles 1984). Depuis que le TOP de Samaranch a accroché les cinq anneaux olympiques aux chaînes de la commercialisation et de la spéculation, seule l’attribution à Athènes des Jeux de 2004 n’a provoqué aucune suspicion de corruption.
nic bothma / epa /maxppp
SPONSORING ET DÉFISCALISATION
Si Atlanta avait fait valoir certains arguments respectables (la chaleur de l’accueil sudiste, le lieu de naissance de Martin Luther King, la ville comme un des centres historiques de la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis), il sera à jamais impossible de ne pas voir dans cette attribution autre chose que des échanges de services. Outre le siège de Coca-Cola, la ville de l’Etat de Géorgie abritait aussi, heureuse coïncidence, le siège de Meridian Management, fliale du CIO chargée de négocier les droits de retransmission. Mais la suite allait faire couler encore plus d’encre. Noire.
WESTERN MODERNE À ATLANTA En 1998, Me Marc Holder, avocat suisse octogénaire et membre à vie du Comité international depuis 1963, commença à divulguer des accusations de corruption précises quant aux attributions de 1996, donc, et des Jeux d’hiver de 2002, donnés à une autre ville américaine : Salt Lake City
(Utah). D’autres allégations suivirent, et des enquêtes furent requises par le département de la Justice des EtatsUnis. On le sait aujourd’hui, toutes les parties furent par la suite acquittées. Entre-temps, dans le cadre de l’enquête parlementaire américaine, des documents sortirent, montrant que de nombreux pots-de-vin et aides en tout genre avaient été utilisés pour convaincre les membres du CIO de voter Atlanta. Les suspicions d’achat de votes sont courantes dès qu’il s’agit d’organiser une olympiade ou une Coupe du monde de football, et demeurent délicates à prouver, et ici les commissions d’enquête établirent que rien d’illégal n’avait été commis. Mais, dans le cas d’Atlanta et de Salt Lake City, on trouvait trace de billets d’avion, d’invitations à des spectacles ou à des voyages pour les membres et leurs épouses, tandis que leurs enfants se trouvaient admis dans de prestigieuses universités américaines. Des cadeaux moralement douteux, qui forcèrent l’instance olympique mondiale à opérer une purge en interne, excluant 10 de ses membres et en sanctionnant
Diversifié entre filiales et partenaires, signant dorénavant des contrats d’exclusivité avec des multinationales pour le sponsoring et pour les droits télévisés, le CIO est devenu un acteur très infuent de la mondialisation économique. Hypocrite, il vend des exclusivités et des droits de marques dans le monde et dans les villes olympiques, tout en se targuant d’organiser « la seule grande manifestation sportive du monde où il n’y a aucune publicité dans les stades ou sur les athlètes ». Les partenaires ayant signé le TOP ont, en outre, l’exclusivité commerciale totale sur le site olympique : leurs concurrents n’ont pas le droit d’y vendre. Ils bénéfcient en plus d’un privilège fscal, celui de ne pas payer d’impôts ni de taxes sur le site olympique, ainsi transformé en paradis fscal le temps des compétitions. Les villes hôtes ont l’obligation implicite de se plier à cette privatisation et de ne rien demander. En 2012, à Londres, il fallut une pétition signée par 250 000 personnes demandant l’abolition de ce privilège fiscal pour que McDonald’s, grand seigneur, cède à la pression et ne demande pas d’exemption fscale… pour mieux communiquer sur sa propre décision. Le sponsoring étant aussi une guerre d’image, Coca-Cola et Visa lui emboîtèrent le pas. Entre trente ans, les Jeux sont devenus une afaire privée, à protéger. Une afaire juteuse, à amplifer et à sécuriser. n Fin de la série. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 41
cet été Les théories scientifques improbables 6/6 les mots pour tous
Quelle langue parlet-on au paradis ? Kabbalistes, théologiens, penseurs et même linguistes : ils furent nombreux à se pencher sur le mythe babélien d’un langage humain originel, antérieur à la confusion des idiomes. par alexandre Gefen - illustration : aurel
e
t si guerre, terrorisme, violence n’étaient que des problèmes de communication ? Et si c’était la diversité linguistique, la difficulté à se comprendre universellement et précisément faute d’un langage commun, le fait qu’une même idée diverge dans ses expressions linguistiques au point d’opposer les hommes, qui était la cause ultime de toute mésentente humaine ? C’est ce que nous dit l’allégorie de la tour de Babel, comme d’autres théogonies : selon la Genèse, les hommes vivaient en harmonie après le Déluge dans la plaine de Shinar, jusqu’au moment où ils décidèrent de bâtir une tour jusqu’au ciel pour se faire un nom. Furieux d’une telle preuve d’orgueil, Dieu brouilla leur langage, baptisa leur cité « Babel » (de balali, mot hébreu qui veut dire « embrouillé »), et les dispersa aux quatre coins de la Terre. Comme le raconte Umberto Eco dans la Leçon inaugurale, la quête d’un retour à la langue parfaite a été l’une des obsessions les plus folles des savants de la culture européenne depuis le Moyen Age. Pendant des siècles, on a rêvé de retrouver cette « langue adamique » et on lui a imaginé des substituts pour réunifer les communautés humaines écartelées par la confusio linguarum. 42 / Marianne / 19 au 25 août 2016
Pour les Grecs, la langue grecque était la langue première, les autres n’étaient que barbares, au point qu’Aristote fait de la grammaire grecque une linguistique universelle, et que Platon émet dans le Cratyle l’hypothèse que les noms, dans sa langue, puissent découler naturellement des choses. Mais, pour la culture judéo-chrétienne, le problème est vraiment plus compliqué.
dialecte divin perdu Quelle langue parlait Adam au paradis ? se demandent les kabbalistes puis les théologiens. La tradition juive de la Midrash répond que c’est l’hébreu, suivie par saint Augustin et bien des théologiens chrétiens, persuadés qu’un enfant laissé à lui-même parlerait spontanément hébreu. Ou, au contraire, une langue originelle divine mais perdue, dans laquelle aurait été dictée une Torah « éternelle », comme l’assure Abraham Aboulafia, au XIIIe siècle ? Dante s’empare du problème dans De vulgari eloquentia en faisant l’hypothèse originale que c’est non Adam qui inaugura la langue humaine lorsqu’il nomma les choses dans le jardin d’Eden, mais Eve en s’adressant au Serpent – tout en imaginant que c’est Dieu qui s’est néanmoins exprimé le premier en demandant à Adam
de glorifer son nom dans un langage universel. Certains mystiques, comme Raimond Lulle, imaginent une syntaxe mathématique universelle proche de celle de la Kabbale, en proposant de tracer un arbre des savoirs universels refétant l’organisation de la réalité elle-même, préfigurant la recherche par les philosophes d’une langue philosophique abstraite qui ne produirait pas de distorsion de la nature. On peut aussi parler de Walter Benjamin, qui rêvait d’une « langue pure » où tout texte pourrait se trouver retraduit. Plus pragmatiquement, l’Europe de la renaissance et de l’âge classique se disputait pour savoir quelle serait la langue parfaite après Babel : le latin, pour bien des théologiens, mais aussi le toscan, pour Giovan Battista Gelli, qui imagine en 1542 que c’est l’Etrurie qui a reçu le langage d’Adam ; le néerlandais (et plus particulièrement le dialecte d’Anvers !), pour Johannes Goropius Becanus ; le suédois, selon Olof Rudbeck, ou encore l’allemand, qui ressemblerait à l’hébreu des origines pour les linguistiques allemandes de l’âge baroque – nationalisme qui fut moqué par Leibniz, suggérant pour plaisanter que, lorsque les Turcs et les Tartares seront aussi érudits que les Européens, ils proposeront à leur tour de faire de leur propre
langue l’étalon de la réalité… Tout comme le rêve d’une langue universelle, qui sera repris par les propositions systématiques de George Dalgarno ou de John Wilkins – si délirantes dans leur ambition taxinomique qu’elles seront mises en fction par Borges et formeront le point de départ des réfexions de Michel Foucault dans les Mots et les Choses –, la recherche d’une langue antérieure à la confusion des langages ne cessera pas. Mathématicien, astrologue et philosophe occulte, John Dee recherchera à l’époque élisabéthaine la « langue des anges », dite aussi « langue d’Enoch », patriarche biblique supposé en être le dernier locuteur, et les mystiques des saints du dernier jour (dont les mormons) du début du XIXe siècle américain afrmeront avoir entendu en révélation plusieurs mots du langage adamique et suggéreront que celui-ci sera restauré lors de l’Apocalypse. D’ici là, les linguistes n’auront de cesse de rechercher des structures abstraites premières (c’est le projet universaliste de la linguistique générative de Noam Chomsky) ou de proposer d’autres langues utopiques : pensons au rêve de l’espé-
au xixe siècle, l’espéranto, langue universelle, est créé comme alternative à l’anglais “globish”. ranto, alternative rêvée à l’anglais globish des aéroports comme langue universelle. Pour la linguistique moderne, l’idée d’une langue originelle unique, en fait, est au moins aussi débattue que, du côté de la paléoanthropologie, l’idée d’une origine africaine unique de l’espèce humaine moderne. Ainsi, on a essayé de reconstituer depuis la Renaissance et Joseph Scaliger les liens entre les principales langues européennes, jusqu’à aboutir à une langue fctive, supposée parlée au Ve millénaire avant J.-C. par les populations du nord de la Caspienne, le « proto-indoeuropéen » de la culture kourgane, avant de migrer par vagues successives au moment de la difusion de la métallurgie du bronze et de la révolution néolithique. Cette hypo-
thèse kourgane à valeur unifcatrice présentée par l’archéologue lithuanienne Marija Gimbutas a fait l’objet de débats passionnés depuis les années 50 – tout comme la reconstruction de l’indo-européen et des lois expliquant comment sa syntaxe et sa phonétique ont migré puis divergé dans les « langues-filles » européennes. Pour le linguiste JeanPaul Demoule, l’indo-européen est ainsi un mythe fondateur alternatif à la Bible né dans les années 1780, et une fction qui a justifé la colonisation européenne en fantasmant un peuple de chefs et de conquérants – mythe qui a d’ailleurs été récupéré par les idéologies fascistes et nazies (on a ainsi souvent souligné une certaine proximité du linguiste Georges Dumézil avec l’extrême droite), alors même qu’en fait, à l’origine, pour le philosophe Friedrich Schlegel, par exemple, l’origine indienne de la langue européenne avait été fantasmée comme un modèle de philosophie et de sagesse spirituelle, et que, pour le linguiste Antoine Meillet, la grande figure de la linguistique comparée du début du XXe siècle, le mythe indo-européen s’associait à un rêve socialiste… Certains historiens ont été jusqu’à reconstituer des « textes de démonstration » dans cette langue imaginaire au pouvoir si suggestif qu’elle apparaît même dans la culture médiatique contemporaine : c’est la langue des dialogues imaginaires du jeu « Far Cry Primal » ou celle du dessin animé du studio Disney Atlantide, l’empire perdu ; c’est aussi chez Ridley Scott, dans Prometheus, la langue de communication entre les aliens et les humains, le flm faisant étudier à un androïde la « fable de Schleicher », c’est-à-dire la première reconstitution de la langue indo-européenne produite par le célèbre linguiste allemand August Schleicher en 1868. C’est dire à quel point le vieux rêve d’une langue originelle ne cesse de fasciner. Quand parviendrons-nous tous à nous entendre ? n Fin de la série. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 43
politique
monde
Comment poutine d ses reseaux en eur la Chaîne publique russia today, créée en 2005 par Vladimir poutine, a comme ambition revendiquée de contrer “l’hégémonie des médias occidentaux“. implantée à londres, elle a été rappelée à l’ordre 15 fois l’an dernier par l’ofcom, l’équivalent britannique du CSA, pour manque d’impartialité.
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épLoie ope
yuri kochetkov / ap
L
Chaînes télé, think tanks, fondations poutinolâtres… le Kremlin se livre à une véritable guerre de l’information contre le Vieux Continent. Comme au temps de la guerre froide.
a Russie, si vous m’ écoutez, j’espère que vous serez capables de retrouver les 30 000 e-mails manquants ! » lançait Donald Trump à Doral, en Floride, le 27 juillet dernier. Référence évidente aux fameux e-mails d’Hillary Clinton, la sortie de Trump a provoqué un tollé aux Etats-Unis. « C’était sarcastique », s’est-il aussitôt justifé. Reste que Washington attribue à des hackers russes la récente fuite d’e-mails internes au camp démocrate – publiés par Wikileaks. Et que la fulgurance de Trump confirme l’omniprésence et la puissance de tir des réseaux d’influence russes en Occident. Plus proche de la Russie, l’Europe est pour sa part devenue le terrain de chasse privilégié des hackers, trolls, think tanks et médias venus de l’Est… Vingt-six ans après la fn de la guerre froide, le Vieux Continent fait même l’objet d’une véritable « guerre d’information », selon Edward Lucas et Peter Pomerantsev, auteurs d’une étude exhaustive sur le sujet*. Une offensive qui, à la différence de la propagande soviétique d’antan, vise à « embrouiller, stupéfer et distraire, pour éroder le soutien public aux valeurs euroatlantiques ». Diffusé via la chaîne Russia Today (RT) en anglais, espagnol, arabe et bientôt en français, ou l’agence Sputnik, un « Web tabloïd » en 35 langues qui s’autodéfnit comme « fournisseur de contenu d’informations alternatif »,
Par anne Dastakian
le message est le suivant, selon les deux auteurs : « Washington veut dominer le monde. En conséquence, tout ce que la Russie fait pour résister est justifé, et toute critique est décrite comme inventée ou injuste, découlant de préjugés “russophobes”. » « Le message, conclut l’étude, varie selon les pays, exploitant les tensions ethniques, linguistiques, régionales, sociales et historiques, et appuyant les causes antisystèmes – à droite comme à gauche. » Cible privilégiée de Moscou : la City et son marché immobilier. Londres a d’ailleurs été choisi pour implanter Russia Today (RT), qui y a recruté nombre de journalistes. Elle s’est même ofert comme éditorialiste Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, réfugié à l’ambassade équatorienne depuis 2012… Une récente étude menée par l’université d’Oxford montre les efets déroutants de RT sur les téléspectateurs non informés. Prétendument « alternative » aux médias dominants, RT a été rappelée à l’ordre 15 fois pour son manque d’impartialité l’an dernier, par Ofcom, l’équivalent britannique du CSA.
instrument poLitique C’est aussi à Londres qu’a été transférée, en 2010, la mythique Pensée russe, référence intellectuelle de la diaspora, depuis sa fondation en 1947 à Paris. Racheté par l’homme d’afaires Vsevolod Kopiev, l’hebdomadaire, dirigé par l’éditeur
franco-russe Victor Loupan, est clairement tombé dans la corbeille du Kremlin. « C’est ainsi qu’a succombé le plus grand titre de l’ histoire du journalisme russe et de la démocratie russe », déplorait l’exdissident Sergueï Grigoriants. Dans son éditorial, Loupan ne parle que de Russie. « Pour nous, résidents en Occident, l’année 2015 fut moins dramatique, moins passionnée que 2014 », écrit-il, sans même mentionner les attentats du 13 novembre, à Paris. « L’intervention militaire de la Russie en Syrie a brusquement amélioré son image à l’Ouest », se réjouit-il. De quoi satisfaire Poutine. S’adressant à ses « compatriotes vivant à l’étranger » réunis en congrès mondial, en novembre dernier, à Moscou, le chef du Kremlin remerciait d’ailleurs les « 80 médias russophones à l’étranger » qui « aident à porter jusqu’au public l’information sur la Russie et sa politique étrangère ». Promettant un soutien fnancier, il poursuivait : « Une information objective et honnête sur la Russie contemporaine, son histoire, ses réalisations, et aussi sur les plus importants événements internationaux […] sert au renforcement de l’autorité et de l’infuence internationale de notre pays, et aide à détruire les stéréotypes et préjugés du passé, et à s’opposer à toutes sortes de campagnes propagandistes et de clichés. » Voilà qui ressemble à une incitation à instrumentaliser les 6,5 millions de russophones dans l’Union. › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 45
› Particulièrement ceux des pays baltes, qui comptent pour 25 % de la population en Estonie et 27 % en Lettonie. Le Kremlin, qui traque en Russie d’imaginaires agents étrangers dans chaque ONG, finance une multitude d’« associations culturelles » dans les pays baltes. Selon le site Re:Baltica, 40 d’entre elles auraient reçu au moins 1,5 million d’euros dans les trois dernières années. « Le but de ces organisations n’est pas de bâtir des liens culturels […] mais de servir d’ instrument d’ inf luence politique », selon le ministre des Affaires étrangères letton, Edgars Rinkevics. En République tchèque et en Slovaquie, près d’une centaine de sites et de réseaux sociaux difusent un message antiaméricain, anti-Otan et anti-UE. En Slovaquie, ces sites soutiennent ouvertement le néonazi relooké Marian Kotleba, qui a obtenu 8 % aux dernières législatives et boycotte la presse « mainstream ». Animée par quelques personnages charismatiques – tel le poète chevelu Tibor Eliot Rostas –, la scène complotiste slovaque a pignon sur rue, avec le site Slobodny Vysielac (« l’émetteur libre »), basé à Banska Bystrica, ou la luxueuse revue anti-establishment Zem & vek (Terre et âge). Mais pas en Tchéquie, où 50 sites et profls sociaux pro-Kremlin ont été recensés par les autorités. Quand l’hebdomadaire
Respekt a cherché à contacter le site aeronet.cz, qui afrme mener une « guérilla journalistique contre l’ennemi », la piste menait à une boîte aux lettres fctive aux Pays-Bas, et à un mystérieux VK (tête du manège).
accuser l’occident Il s’agit de difuser une « vraie information sur la Russie actuelle », opposée au « révisionnisme des résultats de la Seconde Guerre mondiale, et à l’héroïsation du nazisme », concluait en novembre Poutine, en référence au confit ukrainien. Un discours repris, en France, par quelques kremlinolâtres présents dans les médias. Parmi eux, Dimitri de Kochko, journaliste retraité de l’AFP, très en verve sur « la russophobie », ou l’économiste Jacques Sapir. Son souverainisme et sa poutinophilie « le rapprochent des positions du FN dont les liens, idéologiques, mais semblet-il aussi financiers, avec la Russie sont souvent soulignés », estime le sociologue Michel Wieviorka, son collègue à l’EHESS. Très actif sur son blog « Dissonance », et sur Sputnik France, Alexandre Latsa, modeste homme d’afaires quadragénaire, installé et marié à Moscou, se démène pour la Russie. A tel point que Serge de Pahlen, le directeur des Editions des Syrtes, après avoir publié l’archimandrite Tikhon, le confesseur de Poutine, lui a commandé un opus,
photopress / maxppp
politique
monde
le Fn, tête de pont des “amis” de poutine en France ? le parti de Marine le pen – ici, à Moscou le 19 juin 2013 – affche selon le sociologue Michel Wieviorka des liens idéologiques, mais aussi fnanciers avec la Russie. Ce sont quelque 11 millions d’euros qui ont été prêtés au parti d’extrême droite.
Un printemps russe, véritable ode à la Russie poutinienne. Dans sa récente enquête **, l’universitaire Cécile Vaissié décrit les multiples relais sur lesquels s’appuie le Kremlin pour imposer son point de vue « alternatif » en Occident. Pour ce faire, explique-t-elle, Moscou met en avant des valeurs conservatrices, « chrétienté, famille, patrie », et courtise les partis souverainistes. En France, il mise sur le Front national (en lui prêtant 11 millions d’euros) et sur la droite des Républicains. Avec succès : à l’initiative du député LR des Français de l’étranger Thierry Mariani, une résolution en faveur de
L’ALLemAgne fAce à LA guerre “hybride”
p
our Frank-Walter Steinmeier, la crise ukrainienne est un naufrage. Pendant plus de quinze ans, le ministre allemand des Affaires étrangères a martelé sa doctrine, pour mieux intégrer la Russie dans le champ européen. Une déclinaison moderne du « changement par le rapprochement » prôné par Willy Brandt, le père de l’Ostpolitik. Mais, aujourd’hui, la doctrine ne fait plus recette. A Berlin, vingt-cinq ans après la chute du mur, l’ambiance est à nouveau à la guerre froide. La très hermétique ambassade de Russie, un palais opaque de style stalinien, est au centre de
46 / Marianne / 19 au 25 août 2016
toutes les attentions. Depuis deux ans, le contre-espionnage allemand signale une activité en hausse des services secrets russes (SVR), pour lesquels travaillerait un tiers de la mission russe. Ces « diplomates » multiplient les contacts avec des fonctionnaires et parlementaires travaillant pour l’Otan, l’UE, l’armement ou la politique énergétique. En 2014, plus de 100 tentatives de recrutement ont été recensées, un record. « C’est une très grosse déception pour notre diplomatie », explique Claudia Major, spécialiste de défense à l’Institut allemand de sécurité et de politique internationale (SWP). « A la fn des
années 90, beaucoup ont pensé que la stabilité était durablement établie en Europe. Les Européens se préparaient plutôt à intervenir loin de leur territoire et à faire face à des menaces “transversales”, comme le terrorisme ou la piraterie. Puis le “nouveau” Poutine est arrivé. Le réveil est brutal », conclut-elle. Pourtant, Mme Major ne croit ni à un confit direct, ni à une nouvelle guerre froide : « Il ne s’agit pas d’un confit mondial, mais régional. Le reste du monde ne s’est pas senti obligé de choisir un camp. Par ailleurs, les EtatsUnis ont indiqué que, au sein de l’Otan, c’était aux Européens de s’occuper de
éric piermont / afp photo
pour qui « la décision du 13 avril de suspendre le Mejlis, instance représentant les Tatars de Crimée, et d’interdire toutes ses activités au titre de la législation russe relative à la lutte contre l’extrémisme réduit à néant l’un des derniers rares droits d’une minorité que la Russie doit protéger et non persécuter ». Le propos de Mariani est une belle illustration du « relativisme » décrit par Cécile Vaissié : il s’agit d’opposer à chaque accusation visant la Russie une autre, visant le « camp occidental », pour laisser croire que « tout se vaut ».
la levée des sanctions européennes contre la Russie a été adoptée à l’Assemblée nationale en décembre dernier. Le même Mariani, de retour le 31 juillet dernier d’un voyage en Crimée, avec 11 parlementaires, en fait un compte rendu élogieux à un titre qui lui est tout acquis : Russia Beyond The Line (RBTL), supplément du journal gouvernemental Rossiïskaïa Gazeta, difusé par le Figaro. « Nous avons vu que la Crimée est dans une situation normale », affirme-t-il avant de conclure : « Aujourd’hui, il est mieux d’être tatar en Crimée que russe en Lettonie. » Une contrevérité démentie par Amnesty International,
le député lr thierry mariani – ici, avec Poutine, à Paris le 21 juin 2011 –, coprésident du Dialogue francorusse, a œuvré pour la levée des sanctions européennes contre la Russie. Il milite pour la politique étrangère russe : “Nous avons vu que la Crimée est dans une situation normale. Aujourd’hui, il est mieux d’être tatar en Crimée que russe en Lettonie.”
l’Europe. Enfn, la stratégie de Poutine est ce qu’on appelle une guerre hybride, qui mêle éléments militaires et civils. L’Occident ne s’y attendait pas. » La guerre hybride ne dit pas son nom. Un jour, on joue sur la dépendance énergétique de l’Europe en menaçant de couper les livraisons de gaz, le lendemain, on envoie en Ukraine des troupes sans insigne, et le surlendemain, c’est un sousmarin ou un avion de chasse qui viole l’espace maritime ou aérien d’un pays voisin. « Face à cela, toute la diffculté est de savoir comment, quand et avec quelle intensité réagir », précise Claudia Major. Cela d’autant plus que Moscou utilise toute la panoplie moderne de propagande
ingérence sourde Reste à s’interroger sur la portée de ce discours en France. « S’il peut y avoir quelques agents d’infuence, ils sont en réalité peu nombreux et leur infuence est plutôt fuette », juge Pascal Boniface, directeur de l’Institut français des relations internationales et stratégiques, lui-même épinglé par Cécile Vaissié. L’ambassadeur russe en France, Alexandre Orlov, quant à lui, réfute toute ingérence. « La Russie a une culture, des idéaux et des valeurs, et, bien sûr, des intérêts. Mais elle n’a pas de “soft power” – un terme qui nous vient des Etats-Unis et sous-entend l’expansion, la violence, la contrainte », écrit-il dans la revue France forum. Mais son « image est systématiquement ternie, pour ne pas dire diabolisée, par les médias
médiatique, de guerre électronique et de déstabilisation politique. Ingo Mannteufel, chef de la rédaction russe de la Deutsche Welle, se plaint amèrement des trolls qui submergent régulièrement les forums de ses émissions : « Cela va des attaques contre Kiev à des insultes aux politiciens allemands, sur un ton antisémite et antiaméricain. » Idem sur les blogs et réseaux de la droite populiste et souverainiste, et de l’extrême droite. Dans les manifestations du mouvement Pegida, « contre l’islamisation de l’Europe », on relève ainsi de nombreuses pancartes prorusses. Reste que seuls 15 % des Allemands estiment que la Russie est un partenaire fable de l’Allemagne, contre
français. C’est pourquoi la Russie attache tant d’importance à la diffusion internationale de ses médias audiovisuels ». A propos des soupçons de collusion avec le FN, Orlov dit son pays « ouvert au dialogue avec toutes les forces politiques qui le veulent […] ». Thierry Mariani copréside le Dialogue franco-russe, avec Vladimir Iakounine, ex-guébiste ami de Poutine, qui vient d’inaugurer en juin dernier, à Berlin, un « institut de recherche », le Dialogue des civilisations. Un clone de l’Institut de la démocratie et de la coopération (IDC), sis rue de Varenne, puisqu’il en partage tous les « experts ». Le « think tank » parisien, dirigé par l’historienne nationaliste Natalia Narotchnitskaïa, organise régulièrement des colloques. Mais, à l’instar des émissions de RT, la discussion y est rare, puisque tous les intervenants sont du même bord. C’est ainsi qu’en juin dernier un « débat » sur le Brexit ne réunissait que des adversaires déclarés de l’UE. Y compris dans l’assistance, où l’ex-député européen Yvan Blot, passé du RPR au FN et reconverti dans le conseil en Russie, a longuement vitupéré contre Bruxelles. n A.D. * Winning The Information War, Center For European Policy analysis (Cepa) et Legatum Institute. ** Les Réseaux du Kremlin en France, Les Petits Matins, 390 p., 18 €.
81 % qui pensent le contraire (sondage des 2 et 3 mars, Infratest dimapARD). Dans une interview au quotidien conservateur Die Welt, le spécialiste des questions de cybersécurité Jarno Limnéll confrme l’intensifcation des actions des internautes russes : « Pour Moscou, la guerre de l’information sur Internet est un élément à part entière de la doctrine militaire. L’objectif est de manipuler M. Tout-le-Monde afn de semer la discorde », précise-t-il. OutreRhin, Moscou courtise le nouveau parti antieuro Alternative pour l’Allemagne (AfD), et plusieurs dirigeants de ce parti reconnaissent avoir déjà eu des rendez-vous « constructifs » à l’ambassade de Russie. n ThomAs schnee
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MOnDE
à la lOupE GabOn la pRésiDEnTiEllE sE cOMpliquE pOuR bOnGO
R
amenée à l’aune d’une population de 1,6 million d’habitants, et à peine plus de 600 000 inscrits sur les listes électorales, l’élection présidentielle du 27 août ne devrait avoir de réelle importance que pour ceux qu’elle concerne directement, les Gabonais. Elle sera pourtant une des plus suivies de l’année, non seulement sur le continent noir, mais aussi dans les chancelleries étrangères. Dans une Afrique centrale en proie à des guerres civiles meurtrières et, ici ou là, aux menées du fondamentalisme musulman, le petit Gabon a longtemps fait figure d’îlot de relative stabilité. La France, ancienne puissance coloniale, y dispose encore d’une de ses quatre bases militaires permanentes en Afrique, et Total, d’un fief pétrolier historique. Pendant quarante-deux ans, la maison Gabon fut bien gardée, placée sous l’étroite surveillance du propriétaire des lieux et de son clan. Maniant avec un art ali bOnGO Ses adversaires : “Des aigris rongés par la haine.”
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consommé la carotte et le bâton, la répression et le pardon, le pillage des richesses nationales et la redistribution des prébendes, Omar Bongo Odimba sut se rendre indispensable à beaucoup, y compris à ses opposants régulièrement promus en collaborateurs loyaux et fdèles.
Mauvais bilan Cette sombre époque, pendant laquelle l’immense majorité de la population a vu passer le train de la prospérité sans jamais y goûter, est paraît-il révolue. « Les meilleurs emplois, les bienfaits et les opportunités n’ont été accordés qu’ à certains privilégiés issus de bonnes familles ou ayant des relations et des connexions politiques. Aujourd’hui, nous disons : plus jamais ça ! » L’auteur de cette belle promesse enfammée n’est autre que son héritier, Ali Bongo, 57 ans, dont l’élection très controversée en 2009 avait déjà donné des sueurs froides à Paris. Les deux adversaires d’Ali Bongo à cette époque sont depuis décédés. Nombre des 14 candidats qui devaient l’afronter aujourd’hui étaient des proches de son père, tel l’ancien Premier ministre Casimir Oyé Mba, 74 ans, ou Jean Ping, 73 ans, plusieurs fois ministre d’Omar Bongo avant de devenir le président de l’Union africaine en 2006. Certains l’ont soutenu en 2009 avant de prendre plus ou moins récemment leurs distances avec le Parti démocratique du Gabon (PDG), la formation au pouvoir.
Tous, malgré leurs divergences et conflits d’intérêts, sont au moins tombés d’accord sur un point central que résume Jean Ping : « Contrairement à ce qu’il prétend, le bilan d’Ali Bongo n’est pas bon. Il fait semblant de confondre le taux de croissance du pays, artificiellement gonflé par la manne pétrolière, au demeurant en baisse continue, avec le développement, resté nul. Mais, plus grave, sa candidature est illégitime. Dans un Etat de droit digne de ce nom, il n’aurait pas pu se présen-ter. » L’afaire est ancienne. A plusieurs reprises, dans deux livres et récem-ment encore dans les pages de Marianne, notre collaborateur Pierre Péan a fourni témoignages et documents illustrant la réalité de la véritable fliation de « l’héritier » : un réfugié biafrais adopté par le couple Bongo alors que l’article 10 de la Constitution gabonaise stipule que la magistrature suprême ne peut être exercée que par un Gabonais de père et de mère. Depuis des mois, Ping et d’autres opposants ont ainsi déposé une batterie de recours pour obtenir l’invalidation de la candidature d’Ali Bongo. Sans surprise, tous ont été rejetés. Le 14 août, à Libreville, devant 60 000 supporteurs venus par conviction ou contre la promesse de quelques billets CFA, ce dernier n’a pas fait dans la nuance. Ses opposants ? « Des aigris rongés par la haine. Des ennemis du Gabon. » Pas moins. Après des tractations en coulisses, la plupart semblent s’être résolus à la candidature unique de Jean Ping. Grandissime favori il y a encore peu, le « fls Bongo » l’est un peu moins. Les risques de dérapage sont, eux, bien réels. n
bart maat / pool / hh-réa
Le président sortant brigue un second mandat. La bataille s’annonce rude face à Jean Ping, si celui-ci arrive à être le candidat unique de l’opposition. Par alain léauthier
monde
à la loupe
Hillary Clinton, mois d’août gagnant La candidate démocrate a profté des bévues en série de Donald Trump. Même avec une dizaine d’Etats encore indécis, elle caracole en tête des sondages. par alexis Buisson
chris keane / reuters
C
e mois d’août 2016 restera peutêtre dans les annales comme le moment où Hillary Clinton a gagné l’élection présidentielle américaine. Après une convention démocrate réussie, fn juillet, à Philadelphie, l’ex-First Lady a bénéfcié d’une série de gafes de son rival, Donald Trump. Cela a commencé par les attaques maladroites du milliardaire contre les parents d’un soldat de confession musulmane mort en Irak. Dans les jours qui ont suivi, il a continué de creuser son trou en invitant les défenseurs du 2e amendement (le droit constitutionnel à détenir une arme à feu) à « stopper » Hillary Clinton. Il a aussi encouragé la Russie à hacker la messagerie électronique de son adversaire. Résultat : selon des sondages parus à la mi-août, Hillary Clinton a pris la main dans plusieurs Swing States, ces Etats décisifs qui peuvent basculer dans un camp ou dans l’autre. C’est le cas du Colorado, où elle jouit désormais d’une avance de 14 points, et de la Virginie, où résident de nombreuses familles de militaires. Là, elle devance le républicain de 13 points ! Selon le site d’analyse électorale 270towin, la démocrate dispose actuellement de 272 grands électeurs sur les 538 qui composent le collège électoral chargé
thomas chauvineau
d’élire le président en fonction du vote populaire. Soit deux votes au-dessus du vote fatidique des 270 nécessaires pour être élu. Trump est loin derrière avec 155 grands électeurs. Autrement dit, si le vote avait lieu aujourd’hui, Hillary Clinton serait élue, même avec une dizaine d’Etats encore indécis. Du coup, elle se retrouve dans une position plus favorable
de mire : la Floride, mais aussi l’Ohio (18 grands électeurs) et la Pennsylvanie (20). Dans ces Etats de la Rust Belt (la « ceinture de rouille ») industrielle, il compte séduire l’électorat col bleu avec ses positions anti-libre-échange. Mieux, il pense pouvoir décrocher des Etats solidement démocrates comme la Californie (55 grands électeurs) ou New York (20), d’où il est originaire. Un pari ambitieux – pour ne pas dire complèteHillary Clinton a pris la main dans plusieurs “Swing States”. Ici, ment fou –, car New à Kissimmee, en Floride, le 8 août. York n’a pas voté républicain depuis 1984, et le Sunshine State depuis 1988 ! Et, même si par miracle il les remportait, il faudrait aussi qu’il fasse carton plein dans les Etats traditionnellement républicains, tel le Texas (38 grands électeurs) ou l’Arizona (11). Or ce scénario, encore qu’avant la convention, où il autrefois très plausible, ne l’est plus lui sufsait déjà de s’imposer dans les du tout. « Trump n’a plus beaucoup de 19 Etats remportés par les démocrates chances de rattraper Clinton », analyse à chaque présidentielle depuis 1992 et Kyle Kondik, responsable de Sabato’s de gagner la Floride et son gros lot de Crystal Ball, un site de prédictions élec29 grands électeurs. torales lié à l’université de Virginie. La messe est-elle dite ? Certes, il Pour ajouter aux soucis du magnat peut encore se passer beaucoup de de l’immobilier, « Clinton et ses alliés choses d’ici à novembre, surtout quand dépensent beaucoup plus que lui en on connaît le haut niveau d’impopu- spots publicitaires – 91 millions de larité d’Hillary Clinton. Mais, pour dollars contre 8 de son côté – depuis Trump, la pente n’a jamais été aussi le début de l’élection. Cela met une fois raide. Pour gagner, il devra s’imposer de plus en évidence les faiblesses de sa dans plusieurs Etats disputés. En ligne campagne ». n
le débat de midi 12 : 00 - 13 : 00
Avec l’intervention chaque vendredi d’un journaliste de Marianne
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cet été Les religions méconnues 6/6
éthiopie,LeS noUVeaU éGLiSe oRthodoXe
L’une des plus puissantes maisons chrétiennes d’Afrique, très marquée par l’infuence du judaïsme, a résisté à l’islamisation, à la guerre civile et aux fondamentalistes de Daech. Par alain léauthier
L
e 19 avril 2015 aurait dû être un jour comme les autres pour les 90 millions d’Ethiopiens. A un mois d’élections législatives qu’il remporterait avec une écrasante majorité, une fois de plus le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), le parti au pouvoir depuis près d’un quart de siècle, était accusé de vouloir museler son opposition. Et, une fois de plus, le niait farouchement. Il y eut de brèves éruptions de violence. La routine… L’histoire contemporaine de l’antique Abyssinie s’écrit avec beaucoup de bruit, de fureur et de soufrances. Entre famines et guerres civiles, on n’y compte plus les morts : bien au-delà du million depuis la chute de l’empereur Hailé Sélassié, le négus, en 1974. Pourtant, en ce 19 avril 2015, la fn brutale de 28 des siens suft à mettre toute la population en émoi, sans distinction d’appartenance sociale, ethnique ou religieuse. A quelques milliers de kilomètres de chez eux, 12 d’entre eux ont été égorgés sur 50 / Marianne / 19 au 25 août 2016
une plage libyenne par des djihadistes de Daech et les 16 autres, exécutés d’une balle tirée à bout portant dans une zone désertique indéterminée. Très vite, l’Etat islamique revendique cette attaque inédite contre « des fidèles de l’Eglise ennemie d’Ethiopie ». Pour les tueurs d’Abou Bakr al-Baghdadi,
“L’adoption de L’aLphabet Latin à la place du syllabaire guèze est ressentie comme une atteinte à la culture dont l’église d’Ethiopie s’estime la garante”, explique le chercheur Alain Gascon. Ci-dessus, une église à Baher Dar.
massacrer des chrétiens tient de l’exercice imposé, ceux d’Irak et de Syrie en ont payé le prix. Mais, jusqu’alors, bien qu’étroitement associée au combat contre les islamistes somaliens (les shebabs), l’Ethiopie ne fgurait guère parmi les cibles prioritaires de l’EI. Est-ce une déclaration de guerre à une des
X déFis de la vieille CroyanCes et rites
Origine : l’Eglise d’Alexandrie, fondée selon la tradition par l’évangéliste Marc et « importée » au royaume d’Aksoum par le chrétien syrien Frumentius au IVe siècle. PHILOSOPHIE
Après maintes controverses doctrinales, sous l’impulsion du negusse negest Téwodros II, l’Eglise orthodoxe éthiopienne s’est unifée autour de la tendance dite « tewahedo », soit l’unité des deux natures, l’humaine et la divine du Christ. LIEUX DE CULTE
Lalibela est le haut lieu du christianisme éthiopien, parmi des centaines d’églises et monastères. TEXTES SACRéS
Avec notamment le Livre d’Hénoch, l’Eglise éthiopienne a le plus large canon biblique de la chrétienté. LANGUE RITUELLE :
Le guèze. les autres confessions, catholiques, protestants et musulmans, ayant pignon sur rue.
stefan boness / ipon / sipa
processus d’évangélisation
plus puissantes églises d’Afrique ? En tout cas, trois jours plus tard, des dizaines de milliers de manifestants en colère envahissent la place Meskel, haut lieu des grands rassemblements à Addis-Abeba, la capitale. Si le maire de la ville et le Premier ministre ont fait le déplacement, la foule se presse
surtout autour des prêtres orthodoxes, venus en tenues liturgiques, chasubles et turbans blancs, encensoirs ou croix de toutes formes et dimensions à la main. L’occasion de vérifer la forte prééminence de l’Eglise orthodoxe, 45 millions de fdèles recensés dans le pays et son importante diaspora, sur toutes
Et il en est ainsi depuis le IVe siècle de notre ère, période à laquelle on situe généralement les premiers pas du christianisme, débarqué en l’occurrence d’un bateau sur les rives du royaume d’Aksoum, englobant la partie septentrionale de l’Ethiopie actuelle et l’Erythrée. En réalité, initialement, le bateau en question, un navire marchand, cinglait vers les Indes et avait embarqué à son bord un certain Meropius, négociant chrétien d’origine syrienne et résident à Tyr (un des comptoirs de l’antique Phénicie), accompagné de deux membres de sa famille, Frumentius et Edésius. L’embarcation ayant fait naufrage en mer Rouge, les deux derniers seront recueillis par le souverain local, lequel, poussant assez loin les règles de l’hospitalité, les prendra à son service, › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 51
cet été Les religions méconnues 6/6 › leur confant des tâches relatives à la gestion du royaume. Après le décès de leur bienfaiteur, ils restent un temps auprès de son fls Ezana encore trop jeune pour régner et qui fnalement se convertira au christianisme à sa majorité. Entre 341 et 346, la future Ethiopie entame un long processus d’évangélisation parmi les plus anciens et originaux du monde chrétien.
A cette époque, après avoir été un important foyer du christianisme dans l’Afrique romaine, berceau entre autres de saint Augustin (né en 354 dans l’actuelle Souk Ahras en Algérie), le futur Maghreb connaîtra l’expansion arabe et sera irrémédiablement islamisé. A la fin du XIXe siècle, à peine 1 % des chrétiens vivent en Afrique et plus particulièrement dans cette Corne miraculeuse restée durant des siècles une des places fortes de l’Eglise copte. Ce règne commence précisément avec Frumentius le naufragé. Quand il apprend au patriarche d’Alexandrie, Athanase Ier, que dans un lointain royaume une communauté de chrétiens est en train de voir le jour, ce dernier le nomme évêque du nouveau diocèse. « Dès lors, explique Stéphane Ancel, chercheur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), chaque nouvel évêque d’Ethiopie fut choisi parmi les moines égyptiens. L’Ethiopie embrassa les thèses christologiques du patriarcat copte, thèses développées contre celles du concile de Chalcédoine de 451. » Quatrième
gil giuglio / hemis.fr
schisme fondateur
des conciles œcuméniques ayant abouti à la structuration de la chrétienté, celui-ci s’ouvre en face de Constantinople, sur la rive asiatique du Bosphore à la demande de l’empereur byzantin Marcien. Et s’achèvera sur une rupture majeure dans le vaste ensemble des chrétiens d’Orient. Entre autres subtilités théologiques, on s’y oppose rudement sur la nature du Christ, dont un moine d’Alexandrie, Eutychès, adepte du « monophysisme », nie la dimension humaine car, « comme le miel se dilue dans la mer », elle se serait fondue dans sa nature divine. Dioscore, le patriarche d’Alexandrie, croit lui aussi que Jésus est né avec tous les attributs de Dieu, mais pour une majorité des 343 évêques qui la condamnent ainsi que le nestorianisme et l’arianisme, il s’agit d’une insupportable hérésie. Humilié, le patriarcat d’Alexandrie, matrice de l’Eglise copte, rejette les conclusions
l’église orthodoxe d’éthiopie a accédé à l’émancipation canonique, grâce à l’infuence de l’empereur Hailé Sélassié, qui obtint du patriarcat d’Alexandrie l’intronisation, en 1951, de l’abouna – évêque – Basilios. Ci-dessus, célébration des fêtes de Pâques dans la ville sainte d’Aksoum, ancienne capitale de la reine de Saba.
enfants de salomon, roi d’israël
L
a chute d’Hailé Sélassié, dernier negusse negest (empereur), en 1974, met fn à la dynastie des Salomoniens, dont la suprématie proclamée sur toutes les autres se fondait sur un texte du XIVe siècle, le Kebra Nagast (la « Gloire des rois »). Rédigé en guèze, l’éthiopien ancien, il s’inspire de la rencontre « légendaire » entre la reine de Saba (dont le royaume comprenait le nord de l’Ethiopie et l’Erythrée) et Salomon, roi d’Israël. De cette union naquit un fls, Ménélik, lequel, avec l’accord de son géniteur, revint en Ethiopie avec tous les premiers-nés d’Israël. Mais, à l’insu de son père, Ménélik déroba aussi l’Arche d’alliance, le coffret censé contenir les tables de la Loi données à Moïse sur le mont Sinaï. Pour les Salomoniens qui s’inscrivaient dans ce mythe fondateur, l’empereur, note le chercheur Stéphane Ancel, était autant chef séculier que religieux. n A.L.
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du concile et entre en sécession, tout comme, pour d’autres raisons, l’Eglise de Syrie et plus tard celle d’Arménie. C’est le schisme, lequel perdure jusqu’à nos jours et, eu égard à ses liens originels de dépendance, explique la présente singularité religieuse de l’Ethiopie, cas pratiquement unique d’une Eglise orthodoxe dominante dans une Afrique noire où protestantisme, catholicisme et rites évangéliques divers n’ont cessé de gagner du terrain à partir du siècle dernier. Il faudra attendre 1881 avant que le saint-synode de l’Eglise copte ne se décide enfin à ordonner trois évêques éthiopiens en plus de l’archevêque. Entre-temps, l’œuvre initiée par Frumentius a pris de l’ampleur, approfondie, selon la tradition hagiographique, par neuf missionnaires venus de l’Empire byzantin – plutôt de Palestine et d’Egypte, nuancet-on – et désormais vénérés comme des saints. Eglises et monastères se multiplient sur le sol d’Aksoum. De cette époque date aussi l’apparition de chants religieux sans équivalent, interminables mélopées psalmodiées debout par les prêtres et les dabtara, des religieux itinérants, et qui aujourd’hui encore, accompagnés de danses, rythment les messes ordinaires et les fêtes, notamment la plus importante de toutes, le Timqet, double célébration du baptême de Jésus et de l’Epiphanie. A cette occasion, les prêtres exposent à la foule
stefan boness / ipon / sipa stefan boness / ipon / sipa
les « tabots », répliques de l’Arche d’alliance, que le clergé orthodoxe éthiopien prétend conserver dans l’église Sainte-Marie-de-Sion à Aksoum (lire encadré, ci-contre), avant de les transporter vers une rivière ou une étendue d’eau. Une fois celle-ci bénite, certains fdèles s’y plongent entièrement, comme aux premiers temps des pèlerins accourus sur les bords du Jourdain. Comme le souligne l’universitaire Alain Gascon, lui aussi chercheur à l’Inalco, cette richesse de traditions et rites originaux, profondément marqués par l’infuence du judaïsme (respect du shabbat, interdits alimentaires, circoncision, etc.), « ne doit rien à l’Europe » et a résisté aux vagues successives de l’islam. Lors de phases d’expansion dans le Proche- et le Moyen-Orient, celuici coupe l’Ethiopie de la chrétienté
des rites originaux Des chants religieux sans équivalent, sortes d’interminables mélopées, sont psalmodiés debout par des prêtres et des dabtara, des religieux itinérants. En haut, à l’église de Bet Maryam, à Lalibela. une nouvelle jérusalem, érigée à 2 600 m d’altitude par le négus Lalibela, a vu le jour au XIIe siècle, pour remplacer le pèlerinage que les fdèles ne pouvaient effectuer sur le tombeau du Christ. Ci-dessus, l’église Bet Giyorgis, taillée dans la montagne, à Lalibela.
orientale, mais loin de dépérir, son Eglise se renforce et s’étend. Ainsi, pour remplacer le pèlerinage sur le tombeau du Christ à Jérusalem, le roi Gebra Maskal Lalibela, converti au christianisme, lance l’édifcation d’une cité monastique, une nouvelle Jérusalem, composée de 11 églises monolithes, taillées et creusées à même la roche. Sis dans l’actuelle région de l’Amhara dont la population forme le deuxième groupe ethnique du pays, l’ensemble constitue aujourd’hui, à 2 600 m d’altitude, un des sites les plus visités du pays.
inquiètude face à son avenir Ce lien entre les diverses dynasties au pouvoir et l’Eglise se renforcera sans cesse, malgré les crises internes et les soubresauts de l’Histoire, jusqu’à déboucher sur une véritable théocratie. Entre 1889 et 1913, à la faveur des conquêtes territoriales entreprises sous le règne de Ménélik II, l’Eglise élargit sa zone d’infuence. Mais elle devra attendre celui de l’empereur Hailé Sélassié pour que ce dernier obtienne enfn du patriarcat d’Alexandrie la nomination d’un évêque éthiopien comme métropolite. Celle-ci interviendra en 1951 avec l’intronisation de l’abouna Basilios, et, huit ans plus tard, permettra à l’Eglise orthodoxe d’Ethiopie d’accéder à l’autocéphalie. En clair, de proclamer son indépendance. Elle possède alors jusqu’à un tiers
des terres agricoles, surtout dans les hautes terres du Nord où se recrutent les gros bataillons de ses fdèles, ainsi que de nombreux bâtiments. Bon an mal an, source de l’unité d’un pays jamais colonisé, l’osmose entre identité nationale et foi religieuse lui a notamment permis de surmonter l’occupation italienne comme auparavant les tentatives de djihad et l’importation de « fois étrangères ». La révolution « marxiste » de 1974 changera radicalement la donne, proclamant la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et sous l’égide du comité révolutionnaire dirigé après 1977 par le génocidaire Mengistu Hailé Mariam, la nationalisation de tous les biens du clergé. Le calvaire, pour l’Eglise et des millions d’Ethiopiens, se prolongera jusqu’en 1991 et la victoire du FDRPE, toujours au pouvoir depuis cette date. Si celui-ci a rétabli la liberté religieuse et nommé un nouveau patriarche (l’abouna Paulos, décédé en 2012 et remplacé par l’abouna Mathias), l’Eglise sort de la guerre civile afaiblie, appauvrie et inquiète pour l’avenir. Elle « soupçonne le fédéralisme ethnolinguistique sanctionné par la Constitution en 1994 de préparer de futures divisions, expliquait il y a quelques années le chercheur Alain Gascon. La reconnaissance des langues ofcielles régionales et surtout l’adoption de l’alphabet latin à la place du syllabaire guèze d’Aksoum […] est ressentie comme une atteinte à l’histoire et la culture dont elle s’estime la garante ». La percée, même très minoritaire, des fondamentalistes dans la communauté musulmane (33 % de la population) et parallèlement la progression des Eglises évangéliques n’ont depuis guère apaisé ses craintes. Petit dragon africain doté d’une croissance à deux chifres, l’Ethiopie attire toutes les convoitises, notamment du nouvel empire chinois, dont l’appétit en terres agricoles suscite la colère de milliers de paysans menacés d’expropriation. Des fdèles souvent. Et un nouveau déf pour les lointains héritiers de Frumentius. n A.L. Fin de la série. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 53
cet été Les crimes des vacances 6/6
tuerie de cHevaLine
Le mystérieux massacr Un scénario digne d’Hollywood, si ce n’est qu’il attend toujours son épilogue. Depuis quatre ans, les enquêteurs français comme britanniques ont suivi différentes pistes sérieuses : espionnage industriel, vengeance familiale, racket… sans résultat. Par Guy KonoPnicKi
L
e 5 septembre 2012, William Brett Martin goûte aux joies de la randonnée cycliste en montagne. Pour ce sportif anglais qui a servi dans la Royal Air Force, le site est idéal : une forêt surplombant le lac d’Annecy, le calme du parc naturel régional des Bauges en Haute-Savoie. Une route tranquille où un bon grimpeur peut se concentrer sur le pédalier sans trop craindre les automobilistes. Il est un peu plus de 15 heures quand un autre cycliste double William Brett Martin. Un peu plus tard, il croise un véhicule de tourisme, un 4 x 4, puis une moto. Parvenu sur un parking isolé, au bout de la route forestière, entre Doussard et Chevaline, le randonneur voit une fllette qui marche étrangement avant de s’effondrer. Il entend le bruit du moteur d’une voiture qui demeure immobile. Des compatriotes, le véhicule est immatriculé au Royaume-Uni. Près de l’automobile gît un cycliste. William Brett Martin regarde à l’intérieur de la BMW : le conducteur est efondré sur son volant, il y a beaucoup de sang sur les banquettes et il n’est pas bien difcile de voir qu’il provient de deux femmes dont la tête est trouée de balles. « Comme dans un flm d’Hollywood », dira le témoin. Pour l’heure, il coupe le contact de la BMW, revient vers la fllette qui respire toujours. Il l’allonge dans une position qui lui per-
54 / Marianne / 19 au 25 août 2016
mettra de survivre en attendant les secours, qu’il va chercher. Au passage, il déplace le corps du cycliste pour dégager la route et éviter qu’il ne soit accidentellement défguré. Il n’y a pas de cabine téléphonique sur le parking et William Brett Martin n’a pas de portable. Il prend donc le temps de se rendre à vélo au premier village pour donner l’alerte. Si bien qu’il est 18 heures quand les gendarmes arrivent sur le parking sanglant. La jeune blessée, âgée de 7 ans, est transportée au CHU de Grenoble, elle soufre d’une fracture du crâne et d’une blessure par balle à l’épaule. Inutile de préciser qu’elle est en état de choc et ne peut fournir aucune indication aux enquêteurs.
un travaiL de tueur à gages Les gendarmes n’ont aucun mal à identifer les victimes, qui ont toutes des papiers réguliers. Dans la voiture, les trois morts appartiennent à une même famille de Britanniques originaires d’Irak. Saad al-Hilli, le père, a reçu cinq balles dans la tête. C’est un homme de 50 ans, sa femme, Iqbal, en a 47 lorsqu’elle meurt de deux balles dans la tête. Originaire d’Irak comme son mari, elle a vécu en Suède avant de s’établir au Royaume-Uni, où elle exerçait comme dentiste. La troisième victime est sa mère, Suhaila al-
saad aL-HiLLi est retrouvé mort au volant de sa voiture. Sa femme et sa belle-mère gisent à ses côtés. La famille, des Britanniques originaires d’Irak, était en vacances dans la région. Leurs deux fllettes ont miraculeusement survécu. Hallaf, venue de Suède pour passer quelques jours avec ses enfants. Les gendarmes trouvent sur les victimes leur adresse savoyarde : ils se sont installés au Village Camping Europa, à Saint-Jorioz, au bord du lac d’Annecy. La patronne du camping les connaît, une famille avec deux adorables petites flles ! Deux ? Les gendarmes n’ont vu que Zainab. Les hommes du labo efectuent des relevés en s’entourant des précautions d’usage, si bien qu’ils n’ont pas déplacé les corps. En regardant de plus près dans la BMW, ils découvrent Zeena, âgée de 4 ans, cachée sous les
mark st george / rex fe / rex / sipa - doug seeburg / the sun / sipa
r e de La famiLLe aL-HiLLi
jambes de sa mère. Il est 23 heures, il y a plus de huit heures que l’enfant est prostrée sur le plancher de la voiture, près des corps de ses parents et de sa grand-mère. Elle ne présente aucune blessure, elle est seulement choquée, épuisée et afamée.
Le cycliste est quant à lui un habitant de la région. Il se nomme Sylvain Mollier, il est âgé de 45 ans et tout porte à croire qu’il a été éliminé de sept balles parce qu’il arrivait sur le parking au moment où les tueurs s’y trouvaient toujours.
scène de crime A côté de la voiture de la famille britannique gît une quatrième victime, un cycliste de la région.
23 Heures. iL y a pLus de Huit Heures que Zeena, 4 ans, est prostrée sur Le pLancHer de La voiture, cacHée sous Les jambes de sa mère.
LE tueur, en fait, car l’enquête balistique ne tarde pas à établir que toutes les balles, de calibre 7,65 mm, ont été tirées par une même arme, un pistolet Luger automatique. Un modèle centenaire, une arme de collection qui date de 1906. Un travail de tueur à gages, avec un fingue de cinéma, qu’il a fallu recharger deux fois pour tirer en tout 21 pruneaux avec un chargeur de huit. Le tueur serait-il le motard croisé par William Brett Martin ? Aucun indice ne permet de tracer la route empruntée par le tueur pour s’enfuir. L’audition › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 55
cet été Les crimes des vacances 6/6 › des flles, organisée avec toutes les précautions d’usage, confrme la balistique : un « méchant monsieur ». Un seul.
56 / Marianne / 19 au 25 août 2016
rex / rex / sipa
Il n’y aura aucun autre indice sérieux. L’enquête ouverte en France est confée à deux juges d’instruction d’Annecy, Michel Mollin et Christine de Curraize. Les deux magistrats français vont coopérer sans trop de difcultés avec la justice britannique, qui lance Scotland Yard à la recherche des possibles mobiles de ce quadruple crime. Comme l’avait dit William Brett Martin, on se croirait vraiment dans un superpolar tourné à Hollywood. Tout y est… Sauf qu’au cinéma les enquêteurs fnissent toujours par confondre le meurtrier. S’agissant de la spectaculaire tuerie de Chevaline, toutes les pistes se terminent en impasse. Les professions de deux des victimes intriguent les amateurs de romans d’espionnage. Saad al-Hilli est ingénieur designer, il possède sa propre société et il a été appelé à travailler sur des projets sensibles pour Surrey Satellite Technology. Mais il s’agit de microsatellites d’usage civil, sans aucune application militaire. Le cycliste, Sylvain Mollier, travaille dans l’usine Cézus d’Ugine, en Savoie, une fliale d’Areva spécialisée dans la transformation de métaux en combustible nucléaire. Mais Sylvain Mollier n’est qu’un simple employé qui, a priori, n’a pas accès aux secrets de fabrication de l’entreprise. Les perquisitions efectuées au domicile et dans les bureaux de Saad al-Hilli, à Claygate, dans le Surrey, ne fournissent aucun élément. Rien dans les ordinateurs n’indique que l’ingénieur possédait des secrets susceptibles d’attirer les convoitises. Les tabloïds britanniques fantasment sur cet Irakien naturalisé mais originaire d’un pays auquel Tony Blair avait déclaré la guerre, en prétendant qu’on y fabriquait des armes de destruction massive. Massacrer une famille, cela ressemble aux mœurs du ProcheOrient. Sauf que nous sommes en 2012 et que les services secrets de
dr
chasse à l’homme à moto
Saddam Hussein ont été démantelés depuis dix ans. Au demeurant, tout le monde sait que Blair a menti à propos des armes secrètes. Les enquêteurs britanniques sont formels : Saad al-Hilli n’a jamais été mêlé, de près ou de loin, à des afaires d’armement. Il n’est pas suspect d’avoir eu des contacts en Irak ou au ProcheOrient. L’hypothèse est séduisante, mais rien ne l’étaye. Ni du côté AlHilli, ni de celui de Sylvain Mollier, dont les proches ont bien évidemment été entendus. Cet employé en congé de paternité n’a jamais été en contact avec les autres victimes. Il se trouvait seulement sur place au mauvais moment. Toutes les pistes de l’enquête s’avèrent foireuses. Un motard a été repéré sur une route forestière inter-
les 21 balles tirées proviennent de la même arme, un pistolet Luger automatique, modèle qui date du début du XXe siècle. un portrait-robot du mystérieux motard, établi par deux gardes forestiers, est diffusé. Une piste qui ne donnera rien.
dite à la circulation. Deux gardes forestiers établissent son portraitrobot dont la justice autorise la diffusion. Une chasse à l’homme s’organise, plus de 4 000 téléphones portables ont fait l’objet d’un bornage qui permet d’interpeller un suspect, le 18 février 2014. Soit dixhuit mois après les faits. L’homme se nomme Eric Devouassoux, c’est un ancien policier municipal, collectionneur d’armes. Interpellé, placé en garde à vue par les gendarmes de Chambéry, il est interrogé par les juges Michel Mollin et Christine de Curraize. Son ADN ne correspond pas à celui qui a été relevé sur les lieux du crime. Eric Devouassoux reconnaît avoir commis une infraction en circulant à moto sur une route interdite, ce qui peut même constituer le délit de dégradation volontaire d’un site protégé, mais il tombe des nues lorsqu’il apprend qu’il est interrogé dans le cadre de l’enquête sur l’efroyable crime de Chevaline. Passionné de parapente, il a emprunté cette route forestière pour se rendre sur un site d’envol. Le Luger du crime ne se trouve pas dans sa collection d’armes, les fouilles et les perquisitions ne donnent rien. Pour les deux magistrats, Eric Devouassoux, 48 ans, chef d’entreprise menant une existence paisible, sans antécédent judiciaire, n’a pas, « à 95 % », le profl d’un tueur. Aucune charge ne peut être retenue contre lui. En Angleterre, quand les tabloïds ne parlent pas de services secrets, ils fantasment sur la fortune de la famille Al-Hilli et sur les rapports de Saad avec son frère, Zaïd. Un témoin, le Dr Alabadi, dentiste proche de la famille, affirme que l’héritage laissé par Khadim al-Hilli, décédé en août 2011, se compose de plusieurs propriétés, en Angleterre, en France, en Suisse et en Espagne. Le tout représenterait des dizaines de millions d’euros et l’on suppose qu’il existe quelque part des liquidités. Or, Zaïd al-Hilli s’est aussitôt rendu en France en apprenant l’assassinat de son frère et de sa famille. Il a spontanément demandé à être entendu. Le procureur Eric Maillaud, qui mène
but de tuer sa mère, sa sœur, son beau-frère et le témoin gênant. Il n’a d’ailleurs aucun mobile. Il est violent, caractériel, mais il ne possède pas d’arme à feu.
steve parsons / ap / sipa
coïncidence troublante
en angleterre, quand les tabloïds ne parlent pas de services secrets, ils fantasment sur la fortune de la famille al-Hilli. l’audition, trouve en face de lui un homme bouleversé, désireux de fournir à la justice tout élément susceptible de contribuer à l’enquête. Il reconnaît qu’il a eu un diférend avec son frère sur des problèmes fnanciers. Il dispose de revenus confortables, comme cadre de direction du groupe Burnhill, qui gère des golfs et des propriétés immobilières. L’héritage du père n’a pas, selon lui, l’ampleur qu’on lui prête mais il est assez consistant pour que les deux héritiers discutent âprement. Deux frères originaires de l’Orient mythique, se disputant des trésors dignes des califes de Bagdad, l’explication est au moins aussi séduisante que les afaires de services secrets. Zaïd aurait commandité un tueur à gages pour éliminer son frère ! En France comme en Angleterre, les afaires des deux frères Al-Hilli
ont fait l’objet d’investigations approfondies. Des témoins ont été entendus, les enquêteurs cherchant à comprendre les relations des frères. Mais Zaïd n’a pas le profl de Caïn, ni Saad celui d’Abel. Les enquêteurs n’ont négligé aucune piste. Haydar Thaher, un demi-frère d’Iqbal al-Hilli, l’épouse de Saad, présente des antécédents troublants. Il semble capable d’extrême violence et il a disparu de Stockholm, où il vivait avec sa mère, Suhaila al-Hallaf, également assassinée dans la voiture sur le parking de Chevaline. Un avis de recherche international est lancé. La police britannique retrouve sans difculté Haydar Taher, le 14 septembre 2012. Hospitalisé dans un hôpital britannique depuis plusieurs semaines, il ne pouvait pas s’en échapper pour se rendre en Haute-Savoie dans le
les deux frères al-Hilli auraient eu un différend sur des problèmes fnanciers. Leur père, décédé en août 2011, leur a laissé un patrimoine conséquent.
Toutes les pistes auront été explorées, jusqu’à celle d’une tentative de vol de voiture. Sauf que, sous la menace d’un voleur armé qui ne demande rien d’autre que la voiture, Saad alHilli n’aurait pas résisté, il aurait fait descendre sa famille et remis les clés à l’agresseur. Il disposait, comme tout le monde, d’une assurance couvrant en pareil cas le vol et la location d’un véhicule de substitution. Et quel voleur de voiture irait guetter ses victimes sur un parking isolé, en pleine forêt ? Il reste que ni l’arme du crime ni l’automobile croisée par William Brett Martin n’ont été retrouvées. L’enquête se poursuit, en dépit des échecs répétés. Deux ans après le meurtre, les magistrats ont découvert que Saad al-Hilli n’était que le second mari d’Iqbal. Elle avait été mariée quelques mois aux EtatsUnis. Or, ce premier mari est mort subitement le 5 septembre 2012, le jour même de la tuerie de Chevaline. Une crise cardiaque sur la voie publique ! Mourir au moment de l’assassinat d’une première femme que l’on ne semble pas avoir revue, c’est tout de même troublant. Même quand cette mort survient aux Etats-Unis, loin des forêts de Haute-Savoie. Le parquet d’Annecy a demandé l’exhumation du corps, démarche approuvée par le FBI, mais il faudrait engager une procédure longue et complexe pour que la justice des Etats-Unis lève l’opposition de la famille. Cette extravagante coïncidence ressemble, une fois de plus, à l’un de ces rebondissements dont Hollywood a le secret. Mais nul aujourd’hui ne peut écrire la séquence de fin, celle qui permettra de comprendre le mobile du crime et d’identifier l’assassin. n G.K. Fin de la série 19 au 25 août 2016 / Marianne / 57
le journal des lecteurs
La démocratie malade du libéralisme Ce système censé permettre au citoyen d’exprimer son opinion est de plus en plus cadenassé par l’oligarchie, qui ne laisse passer que la “bonne parole”. Quant à nos politiques…
I
l est de bon ton de dire que la démocratie est le moins mauvais des systèmes politiques. Certes. La démocratie est à la base un système censé permettre au citoyen d’exprimer son opinion. Or, force est de constater que la démocratie est sournoisement attaquée par le libéralisme. Que constate-t-on ? Le libéralisme cherche à priver les élus de leur pouvoir et malheureusement ces derniers, plus soucieux de leurs intérêts fnanciers que de celui de leurs électeurs, laissent faire. Conséquence : le développement de structures supranationales, type FMI, OMC, etc., qui prennent des décisions sans que les peuples puissent s’y opposer avec des dirigeants qui n’ont de comptes à rendre qu’à leurs pairs et pas aux citoyens. L’UE est également, à ce titre, une caricature de non-démocratie, avec l’hypocrisie en plus : d’un côté, une pseudo-démocratie afchée avec l’élection des députés européens qui, dans les faits, ont peu de pouvoir, ne sont élus que par moins de la moitié des électeurs et sont inconnus de ceux qu’ils sont censés représenter ; de l’autre, des référendums populaires ignorés s’ils ne vont pas dans le sens de la voie tracée ; et, pour terminer, l’arrogance des dirigeants tel Juncker,
ou des élus tel Cohn-Bendit, qui veulent priver le peuple de son droit d’expression. Pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il y ait information. Or, cette information est de plus en plus contrôlée par l’oligarchie, qui ne laisse passer que la « bonne parole ». Dernier avatar de cette confscation de la démocratie : n’ofrir aux électeurs qu’un pseudo-choix entre des candidats dont ils ne veulent pas. C’est le cas des prochaines élections américaines avec, d’un côté, un bateleur populiste ; et, de l’autre, un cheval
de retour de l’establishment. En France, on pourrait nous proposer lors de la prochaine élection présidentielle de désigner l’un de ces trois candidats : Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy ou François Hollande, dont 70 % des Français ne veulent pas ! Comment s’étonner, dans ces conditions, de voir les électeurs s’éloigner des urnes. Pour que les citoyens se déplacent, il faut qu’ils aient l’impression que leur vote leur permette de prendre en main leur destinée, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. n H. rObert, GrentHeville
Ces élus qui n’assument pas leurs responsabilités
E
n se présentant devant les électeurs, l e s é lu s d e France (telle Martine Aubry) ont accepté les responsabilités inhérentes au poste qu’ils
58 / Marianne / 19 au 25 août 2016
occupent. En déprogrammant des manifestations, ils afrment leur incapacité personnelle à assumer ces responsabilités. Ils ne sont donc pas à la hauteur de
leur charge et doivent démissionner. Pourtant, ils s’accrochent à leur fauteuil car le pouvoir, l’argent et autres douceurs que leur apporte leur fonction sont plus forts que le courage, la
probité et le désintéressement. A défaut, l’Etat devrait destituer celles et ceux dont les agissements laissent à penser que la République peut reculer devant les agissements de déran-
gés de toute nature. Déprogrammer une manifestation c’est interdire à tous ceux qui ont envie de participer, d’exprimer leur envie de vivre malgré tout. n Olivier AyrAl
Ne déviez pas sur la déviance
J
’apprécie généralement vos éditoriaux dont je ne partage pas toujours les analyses. Mais, pour celui sur la déviance, je vous baiserais sans honte la pantoufe. Il est temps d’ouvrir le débat sur les appareils religieux qui envahissent le terrain. Nous assisterons derechef, si nous n’y prenons garde, à ce que d’aucuns avaient appelés la « sainte alliance des clergés ». Je ne suis en rien antireligieux. Croit qui veut, je respecte. Mais que nos politiques cessent de donner ce rôle d’interlocuteurs du politique aux clergés. Ceux-ci, comme au bon vieux temps de leur puissance, s’en empareront sans honte pour entamer de nouveau leur croisade et leur conquête du contrôle social. Non et non ! Que la religion s’occupe du spirituel. Halte-là pour le reste ! Les curés à l’église, les pasteurs au temple, les imams à la mosquée, les rabbins à la synagogue, les bonzes à la pagode et les citoyens croyants ou athées dans la rue à s’occuper de leurs affaires, sans que des « prélats » de toute obédience tentent de diriger leurs pensées et leurs actes. n G. aScaride,
aix-en-Provence
Remettre nos cerveaux en place
P
aix aux victimes et peine profonde. Mais merci aux djihadistes. Merci douloureux. Merci à une bande d’abrutis sanguinaires de nous réveiller. De nous faire enfin lever le nez de nos smartphones et de nos tablettes. De nous obliger à voir le monde et à prendre
position. De nous sortir de notre abrutissement intellectuel. De nous permettre de voir où sont et qui sont les faisans, les imposteurs, les cyniques. Merci d’avoir contribué à remettre nos cerveaux en route. Merci d’obliger tous nos politiques à sortir du bois peinard dans lequel
ils nous taillaient des flûtes. Chers abrutis de djihadistes, croyez en mon mépris le plus profond, mais croyez en mes remerciements pour nous ramener à notre humanité ! A nous de jouer si nous ne voulons pas finir par vous ressembler. n euGénio Michel, MarSeille
marchés
LE TafTExiT EsT En rOuTE
A
l’heure des JO, Marianne nous apprend que le Tafta n’atteindra vraisemblablement pas les phases fnales de la compétition. Cela par décision des jugesarbitres Hillary et Donald : non que la décision soit objectivement fondée à leurs yeux, mais chacun se livrerait à n’importe quelle surenchère pour compliquer la vie de l’autre. Si en plus notre François national ajoute un compromis aussi mou qu’habituel… Jusqu’à présent, rien ne semblait pouvoir entraver la qualifcation du Tafta dans le cadre de séries aux critères plus qu’obscurs. Mais, cette fois, il y a dopage caractérisé à la surmondialisation. Donc, ni or, ni argent, ni bronze, juste du plomb
dans l’aile ! Une sorte de Taftexit, en somme. Méfance, cependant : le Tafta fait partie de ces créatures diaboliques, de ces traités qui, virés par la porte, reviennent par la fenêtre contre la volonté des peuples ; et, justement, le staff des experts-négociateurs entrevoit une « fenêtre » de retour dans les années qui viennent. Rien n’est jamais perdu pour ces compétiteurs hors ligne que sont les technocrates encouragés par les lobbies déjà en ordre de bataille. Mais, nous, citoyens européens et américains, resterons vigilants pour maintenir l’étanchéité de nos huisseries, quitte à dépêcher nos huissiers pour empêcher toute intrusion indésirable. n Jean-louiS Pin, le havre
à paris, LE 18 avriL 2015, manifestation contre le Traité transatlantqiue.
Les JO et la sécurité
A
ssurer la sécurité pendant l’Euro de foot a été un casse-tête. Manifestations, feux d’artifce et concerts sont annulés pour des raisons de sécurité. Le tourisme bat de l’aile à cause des risques d’attentats. Qu’à cela ne tienne, notre président est parti au Brésil militer pour l’obtention des Jeux à Paris… On marche sur la tête. On renonce à un festival de musique mais, pour des Jeux qui seront un gouffre fnancier, pas de problème. n Stella Godel
Eloge de la laïcité
J
e suis d’accord avec ce que vous avez écrit sur les religions qui portent en elles tous les obscurantismes. Il ne me semble pas que les agnostiques ou les athées aient jamais mis le monde à feu et à sang ou qu’ils aient dénié à des humains le droit d’exister hors de leurs convictions. Je suis inquiète de voir notre classe politique s’incliner devant les diktats religieux et laisser se déliter notre république Laïque. n M. lerr laMothe
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religion
Editions Amalthée 2 rue Crucy 44005 Nantes cedex 1 Tél. 02 40 75 60 78 www.editions-amalthee.com
19 au 25 août 2016 / Marianne / 59
science
enquête
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révolutions génétiques à venir
Santé, environnement, agriculture… la génétique, boostée aux technologies, peut et pourrait bien changer notre vie. L’humanité est au début d’une nouvelle ère. Par aline richard Zivohlava
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sipany / réa
C
hanger la vie. Voilà le slogan de campagne de la biologie en ce début de XXIe siècle. Et qu’il faut lire au pied de la lettre ! Changer la vie, c’est – pour de vrai – bricoler le vivant, copier-coller l’ADN, aller jusqu’à « éditer » le génome d’un être humain. Ça se passe ici et maintenant : les révolutions en cours de la génétique ofrent à Homo sapiens des possibilités inédites depuis son apparition sur Terre il y a environ deux cent mille ans. Depuis une quinzaine d’années, en efet, c’est le grand chambardement en génétique. Cette vénérable science a pris son envol en 1953 avec la découverte de la structure en double hélice de l’ADN, grosse molécule support de l’hérédité. Grâce à cette avancée fondatrice, le « livre de la vie » renfermant le message génétique a pu être lu et compris. Enfn, en théorie… Car le déchifrage des séries ACGT, les quatre bases de l’ADN, est longtemps resté lettre morte. Il faudra encore attendre cinquante ans pour qu’en 2003 le génome humain et ses 30 000 gènes soient enfn mis au jour. Dès lors, tout est allé très vite. En treize ans à peine, de nouvelles technologies alliant la biologie et l’informatique ont permis d’accumuler une masse de connaissances. Notamment grâce à des machines, les séquenceurs automatiques d’ADN. Ces sortes de gros cubes gris ne paient pas de mine mais sont extraordinairement puissants. Ils peuvent mouliner un génome entier, réduit en petits fragments qui sont séquencés, puis assemblés. Rapidité de la technique et coût réduit : les décryptages des ADN viraux, bactériens, végétaux et animaux se sont succédé : virus du sras, bactérie intestinale Escherichia coli, mouche drosophile, riz, blé et maïs, chien, chat, chimpanzé, vache, crapaud et rat… Le séquençage du premier génome humain avait duré dix ans et coûté près de 3 milliards de dollars. Mais, aujourd’hui, si vous voulez connaître votre « moi » génétique, il vous en coûtera autour de 500 dollars aux EtatsUnis. Comptez quelques jours d’attente après l’envoi par la poste d’un Coton-Tige que vous aurez frotté contre la face interne de votre joue. La voie est désormais ouverte à ce que l’on appelle la « génomique personnelle » : des tests de paternité à la détection des gènes qui nous prédisposent à de graves maladies. Santé, environnement, agriculture, contrôles sanitaires… La génétique boostée aux technologies progresse et… inquiète. Car certaines de ses applications laissent craindre des dérives. Dans le domaine de la santé, la mise sur le marché d’un test de prédisposition à 254 maladies (dont Alzheimer, le diabète, des cancers…) par la société 23andMe a d’ailleurs été interdite par la Food and Drug Administration américaine. Motif : éviter que les patients, qui reçoivent les résultats sans être accompagnés, ne fassent n’importe quoi. De même, il est possible d’utiliser ces outils puissants à des fns
le séquençage du premier génome humain avait duré dix ans et coûté près de 3 milliards de dollars. Aujourd’hui, de nouvelles technologies permettent de rebattre les cartes de la génétique, tel Crisp-Cas9, microscopiques ciseaux moléculaires qui permettrent d’éditer une séquence ADN de la même façon que l’on retravaille un texte.
de fchage génétique pour le compte de compagnies d’assurances ou d’Etats autoritaires… La crainte ultime est celle d’un nouvel eugénisme : séquencer un génome de fœtus humain, et l’éliminer en raison de la présence de gènes qui peuvent (ce n’est pas certain) engendrer maladies et handicaps. Et demain, peut-être, créer des humains aux génomes « purifés », conforme aux désirs des parents ou à ceux de la société.
nouvelles techniques d’ingénierie du gène En 2016, ces manipulations sont encore impossibles. Mais on s’en approche. Après le séquençage haut débit, des technologies apparues ces toutes dernières années rebattent à nouveau les cartes de la génétique. A commencer par cette technique née en 2012, au nom imprononçable mais qui est sur les lèvres des biologistes du monde entier : Crisp-Cas9. De quoi s’agit-il ? De microscopiques ciseaux moléculaires qui permettent d’éditer une séquence ADN de la même façon que l’on retravaille un texte. Grâce à une enzyme, dénommée Cas, guidée par une molécule d’ARN (l’autre molécule fondamentale à la vie), jusqu’à l’endroit à éditer, on peut couper le double brin d’ADN pour inactiver un gène ou bien remplacer un segment par un autre. Comme toute innovation, Crisp-Cas9 n’est pas exempt de failles : par exemple, si l’ADN est modifé à un mauvais endroit (un efet dit « hors cible »). Reste que, pour un biologiste familier de la technique, Crisp-Cas9, c’est facile, pas cher et efcace. Du coup, tout le monde s’y est mis. « La popularisation de Crisp en a fait un sujet de comptoir », ironise André Choulika, biologiste et entrepreneur, auteur d’un ouvrage sur ces questions*. Les applications se multiplient. Après les vaches sans cornes, pour éviter qu’elles ne se blessent, et les champignons Crisp qui viennent d’être autorisés à la commercialisation aux Etats-Unis, c’est la potentielle édition d’humains qui fait aujourd’hui › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 61
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the life picture collection / getty images
sCieNCe
enquête
james d. Watson, biochimiste américain, a décroché le prix Nobel de médecine, en 1962, pour sa découverte de la structure de l’ADN. Cinquante ans plus tard, les scientifques se sont transformés en ingénieurs pour créer ce qui n’existe pas dans la nature.
› l’objet des recherches les plus discutées. Le Crisp-
Cas9 est un couteau suisse dans la boîte à outils du généticien. Avec lui, on bricole, mais cela ne saurait sufre pour construire une nouvelle maison : rebâtir le vivant. C’est là l’ambition de la biologie de synthèse, une science émergente depuis le milieu des années 2000. Les scientifques se transforment en ingénieurs pour créer ce qui n’existe pas dans la nature : par exemple, une souche de la bactérie Escherichia coli transformée pour qu’elle produise des enzymes qui détruisent les chewing-gum. Ou encore, carrément, un génome artifciel. Mais le généticien et homme d’afaires Craig Venter, auteur de cette prouesse, a-t-il pour autant réussi à recréer la vie ? Les discussions sont vives au sein de la communauté scientifque. Ce qui est sûr, c’est que l’humanité est au tout début d’une nouvelle ère. Celle où, grâce à la génétique, les humains pourront agir sur le vivant pour le métamorphoser. Homo sapiens saura-t-il user sagement de ces nouveaux pouvoirs ? Revue de quelques possibilités révolutionnaires permises par la nouvelle science de l’ADN. n
rie à gènes » de Twist Bioscience via des techniques alliant la chimie organique à la biologie moléculaire. Les données – de longues chaînes de 0 et de 1 – sont transcrites sous la forme de paires de base de l’ADN (représentées par les lettres ACGT qui s’apparient deux à deux). La technologie n’en est encore qu’à ses balbutiements mais son avenir semble assuré, une fois que les obstacles techniques seront levés. Pourquoi stocker sur ADN ? D’abord en raison de la robustesse de cette molécule, qui peut rester intacte des milliers d’années, voire beaucoup plus. Ensuite parce qu’elle permet de compacter énormément de données dans un faible volume : en théorie, on peut stocker dans 1 g d’ADN près de 1 milliard de téraoctets ! S’il n’est pas adapté pour un accès immédiat aux fchiers, le stockage sur ADN est en revanche très efcace pour archiver à long terme. Considérablement plus que le plus performant des disques durs. * Un téraoctet : mille milliards d’octets.
2. Un bébé né de trois parents des brins synthétiques d’adn ont été commandés par Microsoft à une start-up californienne. L’enjeu : stocker des quantités de données pour un archivage à long terme bien plus performant que de simples disques durs.
L
’heureux événement est attendu pour cette année au Royaume-Uni, bien que l’on ne sache pas précisément quand, ni ou : un bébé né de trois parents biologiques. En 2015, le Parlement britannique a en efet autorisé une technique de procréation médicalement assistée novatrice. Elle permet la conception d’un enfant à partir de trois ADN diférents, afn de lui épargner de graves maladies. Ce qui est visé, ce sont les défaillances de ce que l’on appelle les mitochondries. Ces structures sont, en quelque sorte, les chaudières des cellules : elles transforment le glucose en molécules énergétiques. Quand elles sont défectueuses, des organes gourmands
* Réécrire la vie. La fn du destin génétique, à paraître aux Editions Hugo & Cie.
Q
uand Microsoft fait son marché, les généticiens se frottent les mains. En avril dernier, la frme a commandé à la start-up californienne Twist Bioscience 10 millions de brins d’ADN synthétique. Le géant américain de l’informatique se lance, par cet achat, dans la course au stockage de données sur ADN. Une voie qui fait rêver les grandes entreprises à l’heure du big data et des quantités monstrueuses de données qui circulent aujourd’hui sur Internet. Les brins synthétiques ont été forgés dans la « fonde-
62 / Marianne / 19 au 25 août 2016
getty images / science photo library rf
1. Un milliard de téraoctets* de données sUr 1 g d’adn
3. cochons-humains et moutons-humains donneurs d’organes
L
e journal du Massachussets Institute of Technology, Technology Review, le révèle : depuis un an, 20 grossesses d’animaux ont été menées dans des laboratoires de Californie et du Minnesota, porteurs de cochons-humains et de moutons-humains. Aucune n’a été menée à terme. Mais la production de chimères, ces êtres mixtes entre l’animal et l’homme, est un sujet chaud aux EtatsUnis : les chercheurs veulent faire pousser des organes in vivo dans des animaux de ferme pour les transplanter aux malades en attente d’un grefon. Les techniques les plus récentes de la biologie – la
le mammouth laineux a disparu des steppes de Sibérie, il y a 4 000 ans. Mais grâce à la “dé-extinction”, les scientifques, en le clonant, pourraient le faire revivre. Objectif : stabiliser le climat grâce au broutage de la toundra par le pachyderme.
les chercheurs veulent faire pousser des organes in vivo dans des animaux de ferme pour les transplanter aux malades en attente d’un greffon.
manipulation de cellules souches et l’édition de génomes – ont été mobilisées pour ces expérimentations inédites. L’ADN d’un embryon de porc ou de mouton au tout premier stade de son développement (une douzaine de cellules) est d’abord modifé pour qu’il ne puisse pas, par exemple, former de pancréas. Puis on injecte des cellules souches humaines, qui vont se multiplier, se spécialiser, et potentiellement être à l’origine d’un pancréas presque humain dans l’animal à naître. Lequel pourra être transplanté à un patient. Mieux encore, si ce sont ses propres cellules qui sont utilisées, l’organe sera compatible. On peut imaginer qu’il sera possible dans le futur de commander son organe à une ferme spécialisée à partir de son propre matériel génétique. Mais nous n’en sommes pas encore là. Outre les difcultés techniques, de redoutables questions éthiques se posent. Que se passerait-il en cas d’erreur de manipulation si, par exemple, l’animal devenait un peu trop humain ?
4. Les mammouths ressuscités
E
t si la science rembobinait le flm de l’évolution ? Les spécialistes appellent cela la « dé-extinction » : faire revivre des espèces disparues en bricolant leur ADN. Si le T. rex de Jurassic Park semble hors d’atteinte (récupérer un bout de son génome dans le sang d’un moustique conservé dans l’ambre, c’est un peu compliqué), ce n’est pas le cas du mammouth laineux. L’imposante bête a disparu des steppes de Sibérie il y a environ quatre mille ans, mais les scientifiques sont parvenus à reconstituer son génome presque en entier à partir de fragments d’animaux congelés dans le permafrost. Certains chercheurs ont alors imaginé de cloner le pachyderme. Mais, devant les difcultés, un généticien de Harvard vient de choisir une autre voie : grâce aux ciseaux moléculaires Crisp-Cas9, il se propose d’éditer l’ADN d’un éléphant d’Asie en le dotant de séquences génétiques de mammouth. Devenus superrésistants au froid, ces animaux seraient envoyés en Sibérie brouter la toundra pour stabiliser le climat. D’autres projets de dé-extinction sont à l’œuvre, par exemple pour faire revivre un oiseau de légende : le pigeon migrateur américain, dont le dernier spécimen s’est éteint en 1914. › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 63
dorling kindersley/ getty images
en énergie comme le cerveau, les muscles ou le cœur dysfonctionnent. Des myopathies et d’autres pathologies destructrices apparaissent. Le problème est génétique puisqu’une cellule porte deux types d’ADN : celui du noyau et celui dit « mitochondrial », exclusivement transmis par la mère à ses descendants. Pour stopper la transmission, les scientifiques ont imaginé une fécondation in vitro un peu particulière. Tout d’abord, on retire de l’ovule de la future mère le noyau – sain – et on l’implante dans celle d’une donneuse aux mitochondries fonctionnelles. Cet ovule recomposé est fécondé en laboratoire par le sperme du futur père puis implanté dans l’utérus de sa compagne. Résultat : trois patrimoines génétiques transmissibles, sachant que l’ADN mitochondrial ne représente que 1 % du total dans chaque cellule.
science
enquête
6. Des coups De ciseaux contre le cancer
derric nimmo / ap / sipa
L
H
aro sur l’animal le plus meurtrier de la planète : le moustique, ses 700 000 morts par an dus au paludisme et sa cohorte de malades de la dengue, du chikungunya ou du virus Zika. Pour l’éliminer, les chercheurs veulent faire de la génétique une arme fatale et deux méthodes sont actuellement expérimentées. Tout d’abord, la création d’un moustique génétiquement modifé pour être stérile. Les scientifques insèrent un gène létal chez les mâles, qui s’exprimera dans leur progéniture et, à terme, provoquera leur mort. Cette stratégie semble plutôt bien fonctionner mais elle coûte très cher puisqu’il faut réintroduire régulièrement des moustiques modifés. Nouvelle possibilité : celle dite du « forçage génétique » au moyen de l’outil Crisp-Cas9. Une équipe de l’université de Californie a inséré dans les cellules sexuelles du moustique vecteur du paludisme, Anopheles stephensi, un gène de résistance au parasite Plasmodium falciparum. Ainsi, l’insecte ne transmettra plus la maladie. Séduisant… Mais risqué. En efet, la technique Crisp n’est pas absolument parfaite et il est toujours possible de se tromper de gène et de rendre le moustique encore plus redoutable !
altérer génétiquement un moustique pourrait permettre de stopper les épidémies de paludisme, de dengue, de chikungunya ou de Zika. L’insecte, devenu stérile, ne sera plus le vecteur de ces maladies.
éditer le génome de cellules immunitaires, les lymphocytes T, devrait permettre, en les multipliant in vitro et en les réinjectant aux malades, d’attaquer plus effcacement les tumeurs.
transformer les cellules altérera la lignée humaine pour le meilleur et pour le pire : créer des êtres conformes aux désirs de groupes dominants. 64 / Marianne / 19 au 25 août 2016
agapito sanchez / ap / sipa
5. Des moustiques résistants au paluDisme
a course est engagée entre Américains et Chinois et ce sont ces derniers qui devraient entrer dans l’histoire de la cancérologie. Début juillet, des chercheurs cliniciens de l’université du Sichuan ont annoncé qu’ils allaient expérimenter un traitement contre le cancer du poumon en utilisant les ciseaux moléculaires Crisp-Cas9. Le mois précédent, leurs confrères de l’université de Pennsylvanie avaient présenté un projet similaire pour traiter 18 patients soufrants de divers cancers mais l’expérimentation n’a pas encore reçu le feu vert de la Food And Drug Administration. Dans les deux cas, il s’agit d’éditer le génome de cellules immunitaires dénommées lymphocytes T pour qu’elles attaquent plus efcacement les tumeurs. Les chercheurs vont extraire du sang des malades ces cellules, puis utiliser Crisp-Cas9 pour couper un gène qui commande la synthèse d’une protéine, la PD-1. Cette dernière « tient en laisse » le lymphocyte T et restreint son action pour qu’il ne s’attaque pas à un tissu sain. Supprimer son action aurait pour effet, espèrent les scientifques, de stimuler les cellules de l’immunité pour qu’elles prennent d’assaut le cancer. Une fois édités, les lympocytes T seront multipliés in vitro et réinjectés aux malades. Le but des deux équipes de recherche n’est pas tant de soigner que d’en savoir plus sur le potentiel de la technique. Car cette thérapie génique est porteuse d’espoirs, même si le succès n’est pas garanti et si elle n’en est qu’au tout début. Dès l’année prochaine, une autre expérience devrait être menée aux Etats-Unis contre une forme grave de cécité.
7. L’humain édité
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quand le premier humain génétiquement modifé ? Il y a quelques années, la secte Raël avait amusé la galerie avec ses projets de clonage. Aujourd’hui, avec les nouvelles techniques d’édition des génomes, l’affaire est autrement plus sérieuse. Certes, les essais qui ont déjà été réalisés sur des embryons humains n’ont rien donné, mais la question est désormais sur la table. Si éditer les cellules humaines dites « somatiques » grâce à la technologie Crisp-Cas9 relève d’une démarche de thérapie du gène, transformer les cellules germinales pose des problèmes d’une tout autre nature. Ce sont celles de l’ovule et du spermatozoïde qui contiennent l’information génétique d’un individu et qui la transmettent à l’embryon. Autrement dit, ces cellules sont les supports de l’hérédité. Les modifier altèrera la lignée humaine. Pour le meilleur – se débarrasser de graves maladies héréditaires – et pour le pire – créer des êtres conformes aux désidérata de groupes sociaux dominants. Deux équipes ont d’ores et déjà sauté le pas. En Chine, l’une d’elle a modifé, en avril 2015, un gène porteur d’une maladie du sang sur des dizaines d’embryons fécondés mais pas viables. Au Royaume-Uni, l’autre a fait, en février dernier, une expérience sur l’embryon afn d’étudier la séquence d’ADN à l’origine de la formation du placenta. Il s’agit, dans les deux cas, d’accumuler des connaissances, pas de produire des humains génétiquement modifés. Il n’empêche. Les deux annonces (surtout la chinoise) ont provoqué un tollé. Un groupe de scientifques prestigieux – dont la co-inventrice de Crisp – s’est réuni pour réclamer un moratoire. Cela sufra-t-il à brider les recherches ? Rien n’est moins sûr.
craig venter, créateur en 2007 d’un chromosome artifciel de synthèse, a mis au point, en 2010, une cellule à génome synthétique. Une première. modifier le génome d’un embryon humain pour prévenir le développement d’une maladie, c’est ce qu’a tenté, sans succès, une équipe de l’université Sun Yat-sen de Canton, en avril 2015.
ADN et des ARN artifciels. On peut imaginer de créer de novo des micro-organismes capables de produire de l’énergie, des nutriments, de dépolluer, de soigner… ou de reproduire les mécanismes de l’évolution en laboratoire. La gamme des possibles de la vie sur Terre s’élargit, non sans susciter quelques inquiétudes si ces technologies n’étaient pas maîtrisées ou si elles étaient piratées. Quant à Craig Venter, le famboyant généticien vient d’annoncer la création de Syn 3.0, forme minimale de vie bactérienne artifcielle. Les chercheurs de son institut sont partis des 901 gènes de la bactérie Mycoplasma mycoides et ont retiré les séquences génétiques les unes après les autres pour aboutir à un organisme de 473 gènes, absolument nécessaires à la vie. Le but, ici, est de comprendre comment ça marche. Pour être les créateurs de demain ? n A.r.z.
8. La vie recréée
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aleksandar plavevski / sipa
t Craig Venter créa la vie ? Pionnier du décryptage de l’ADN, ce biologiste et homme d’afaires américain à la réputation sulfureuse avait frappé les imaginations, en 2010, avec la création du premier organisme contrôlé par un génome synthétique : une bactérie au patrimoine génétique construit par synthèse, à partir de facons de produits chimiques et d’algorithmes informatiques. Cette « JCVI-syn 1.0 », première « vie artifcielle » jamais apparue sur Terre, est une bactérie capable de se diviser pour se reproduire. En réalité, ont vite souligné les critiques, un génome synthétique a bel et bien été créé mais, pour qu’il « vive », il a fallu le transplanter dans le noyau d’une autre bactérie, naturelle celle-là. Il n’empêche. Cet exploit a marqué l’essor de ce que l’on appelle la « biologie de synthèse ». Cette nouvelle science est capable aujourd’hui de produire en laboratoire des 19 au 25 août 2016 / Marianne / 65
cet été Les philosophes de la République 6/6
Jaurès La sYNtHèse
Héraut du pacifisme Le 25 mai 1913, au Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis), manifestation contre la loi dite “des trois ans”, qui prolongeait la durée du service militaire de douze mois.
qui cHaNge tout République et socialisme sont-ils compatibles ? Entre 1870 et 1914, la question a un sens. Les socialistes sont très divisés et certains refusent de s’intégrer dans le jeu démocratique. Jaurès, au prix de concessions majeures, parvient, en cofondant la SFIO, à réunir cette famille éclatée. Elle prend alors toute son importance dans la politique française.
J
ean Jaurès est né à 1859 à Castres dans une famille bourgeoise. Son père bénéficie d’une assise sociale indéniable, même s’il ne réussit pas dans les affaires. Dans cette souspréfecture, il peut s’honorer d ’a v o i r d e u x cousins amiraux dont le premier est un responsable de la prise d’Alger et le second, un éphémère ministre de la Marine. Du côté maternel, idem. Son arrièregrand-père a été maire de Castres et l’oncle Jean est saint-cyrien. Ces fonctionnaires d’épée cohabitent avec harmonie. Ils hésitent entre orléanisme, bonapartiste et républicanisme. Ces trois tendances s’articulent autour de deux concepts, la Révolution et la démocratie. En simplifiant, les républicains défendent à la fois la Révolution et
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la démocratie, les bonapartistes respectent la Révolution et se méfent de la démocratie, alors que pour les orléanistes, c’est l’inverse. Des nuances ! D’autant plus que pour faire carrière au XIXe siècle il faut se montrer modéré dans ses engagements, les régimes se succèdent trop rapidement. Dans cet environnement, le petit Jean adhère au discours de ses professeurs. Il y trouve de l’énergie. Il se plaît à l’école et se révèle vite un élève très doué. En 1876, lorsqu’il est choisi pour faire un discours au préfet, le jeune homme ne fait pas dans la nuance. Seize ans après la défaite de Sedan, il souhaite participer à « la restauration de notre gloire, de notre puissance écroulée » et veut s’engager dans un service public « éclairé, volontaire, ayant pour principe l’amour du pays et des institutions ». Premier de sa classe, il est vite remarqué par un inspecteur général. Il va profter des parcours mis en place pour les élites républicaines. Ce sera le collège Sainte-Barbe puis le lycée Louis- ›
maurice-louis branger / roger-viollet
PAR BERTRAND ROTHÉ - illusTRATiON : HERvÉ PiNEl
BiO eXPress jean jaUrÈs 1859 : naissance à Castres dans une famille de la petite bourgeoisie du Tarn. Son père, Jules Jaurès, possède une petite exploitation agricole de 6 ha, dans laquelle son fls passe son enfance et son adolescence. 1882 : nommé maître de conférences à la faculté de lettres de Toulouse. 1892 : thèse de doctorat, “De la réalité du monde sensible”. 1893 : devient député de Carmaux et défend les verriers d’Albi. 20 janvier 1898 : au moment du “J’accuse” de Zola, il refuse encore de départager “les cléricaux qui voudraient utiliser l’Affaire contre les juifs […] et les ‘capitalistes juifs’ qui, discrédités par de nombreux scandales, cherchent à se réhabiliter”. 1902 : participe à la fondation du Parti socialiste français. 1910 : prône une loi sur la préparation militaire (“Vers l’armée nouvelle”). 1914 : Meurt assassiné, au Pré-Saint-Gervais.
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cet été Les philosophes de la République 6/6 › le-Grand. La République a fait le bon choix, le boursier intègre premier l’Ecole normale supérieure. Après ses brillantes études parisiennes, il repart pour ses terres du Sud-Ouest. Professeur de lycée, il est très rapidement nommé maître de conférences à la faculté des lettres de Toulouse. L’engagement politique le travaille. Aux législatives de 1885, ses anciens professeurs de collège n’ont pas besoin de le pousser beaucoup pour le convaincre de se présenter sur la liste du comité républicain local. Les vieux notables du cru ne lui font pas de cadeaux, ils se réservent les premières places. Même s’il doit se contenter de la queue de liste, le bizut est très à son aise et il est élu. Il siège parmi les républicains « opportunistes », il serait aujourd’hui qualifé de centriste. Tout l’y destinait, « Jean va à la politique comme le canard va à l’eau », dixit le cousin amiral. A l’époque, la gauche regroupe les républicains modérés, les radicaux et les radicaux-socialistes, tous très modérés. Le temps des fondateurs de la République s’achève, le système patine. La victoire des républicains est acquise, la restauration a échoué. Les princes sont inéligibles à la présidence de la République, impossible aussi de réviser la forme républicaine du gouvernement. Le long terme est assuré : l’école est devenue obligatoire. Mais, installée, la République n’a plus de projets. Le jeune élu « patauge » entre instabilité ministérielle, affaire Boulanger et les premiers soubresauts du scandale de Panama. Pendant ce « coup d’essai vaseux », l’admirateur de Gambetta condamne les socialistes qui soutiennent la grève de Decazeville, les mineurs viennent de défenestrer le sous-directeur à l’origine d’une baisse de 34 % de leurs salaires.
de recul dont le ministère Rouvier fut la marque, tout m’apprenait qu’il s’était constitué dans la République une oligarchie bourgeoise. » Cette constatation est-elle à l’origine de son basculement vers le socialisme ? Est-ce suffsant ? Son éducation et son milieu ne le poussent pas du tout dans cette direction. Il faut aller chercher autre part. La reprise de ses études joue un rôle important. Privé de son mandat de député, il rejoint l’université de Toulouse où il termine ses deux thèses, dont « Les origines du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel ». Pour certains biographes, un entretien avec Lucien Herr est déterminant. Nous
Loin de Paris, sur le terrain, au contact de ses administrés, Jaurès découvre la condition des plus faibles. Son engagement auprès des mineurs de Carmaux accélère le processus.
ne savons pas grand-chose de cette nuit passée avec le bibliothécaire de l’ENS, mais il en sort convaincu de la nécessité du socialisme. Pourtant, il semble que le glissement est d’abord politique, ou plutôt social. Jaurès a attrapé le virus de la politique, il se fait élire conseiller municipal radical-socialiste. Un petit pas à gauche. Loin de Paris, sur le terrain, aux contacts de ses administrés, il découvre la condition des plus faibles. Son engagement auprès des mineurs de Carmaux accélère le processus. « C’est ici que En 1889, il n’est pas réélu. Jean Jau- Jean Jaurès est devenu Jaurès », rès n’est pas dupe des limites de explique aujourd’hui le directeur son engagement, il l’écrit en 1887 : du musée du Verre de Carmaux. Il y « Chaque jour, la vanité des intri- deviendra le « député des mineurs ». gues parlementaires, les scandales Les gueules noires se sont mises en qui éclataient sous nos pas, nous grève pour soutenir Calvignac, leur révélaient le pouvoir caché et sou- maire socialiste. Selon ses patrons, verain de la fnance, le mouvement l’exercice du mandat municipal est
conversion au socialisme
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incompatible avec son emploi à la mine. L’enjeu devient national. Emile Loubet, républicain de gauche et président du Conseil, envoie la troupe pour défendre la « liberté du travail ». La grève dure quatre mois. Dans la Dépêche, Jaurès soutient les mineurs. Pour sortir de la crise, le député de Carmaux, un légitimiste, membre du conseil d’administration de la mine, et son directeur démissionnent. Jaurès est approché par les ouvriers pour les représenter à la Chambre. En 1893, il rejoint l’Assemblée parmi les socialistes indépendants.
virulences antisémites Le socialisme ne ressemble en rien à ce qu’il est devenu au XXIe siècle. C’est un groupement de petits partis très virulents. Le Parti ouvrier est sa composante la plus importante et la mieux organisée. Il défend les idées marxistes les plus orthodoxes. Jules Guesde, le député de Roubaix, et Paul Lafargue, le gendre de Marx, le dirigent. Les blanquistes sont les plus romantiques, désorganisés mais pas les moins virulents, ils se soucient davantage de la révolution que du devenir de la société. Le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire de tendance allemaniste donne la primauté à l’action syndicale, sa fraction intellectuelle privilégie l’éducation populaire. Dernière grande composante, les socialistes indépendants ne souhaitent pas adhérer à l’un des partis existants. Ce sont essentiellement des élus. Ils vont progressivement devenir les plus réformistes. Au tournant du siècle, les plus connus sont Jaurès, Millerand, Viviani et Briand. Ses différentes factions se déchirent régulièrement et ont du mal à se fédérer. En dehors des indépendants, tous entretiennent des relations confictuelles avec la république bourgeoise. Pendant son mandat, Jaurès va beaucoup s’engager. Il va participer à la création d’une des plus grandes coopératives françaises, la Verrerie ouvrière d’Albi. Mais, comme de très nombreux convertis, il fait preuve d’outrance. Dans sa défense du
rotectionnisme,ilrefusede« livrer p aux frelons juifs le miel des abeilles françaises ».Sachargeanticapitalistedérapeparfois:« Les juifs […] accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique. »Mêmesurlepavé desusines,quandiltented’expliquer auxouvriersqu’ilssetrompentde cible,lephilosopheselaisseallerà lamusiquedutemps:« Vous voulez simplement déloger les fnanciers juifs des monopoles, des situations privilégiées qu’ils occupent ; mais les juifs éliminés il se trouvera des chrétiens pour prendre leur besogne. »
virage DreyfusarD Pendantl’affaireDreyfus,lessocialistesrefusentdeprendrepartidans ceconflitbourgeois.Lesouvriers etleurschefssesouviennentdela répressionsanglantedel’arméependantlaCommune.Horsdequestion desoutenirunoffcier.Jaurèsn’a pascetteretenue,ilcondamnele capitaineavecvirulence.Iljugetrop clémenteladéportation,conspue cettejusticedeclassequienvoieau bagneunbourgeoisconvaincude trahisonalorsqu’« on fusille sans pitié de simples soldats coupables d’une minute d’égarement ».Pour
Des Lectures pour aLLer pLus Loin • giLLes canDar et vincent DucLert Jean Jaurès, Fayard, 688 p., 27 €. Une des dernières et une des plus exhaustives. • Jean-pierre rioux Jean Jaurès, Tempus Perrin, 352 p., 9 €. Une des plus classiques, plutôt laudatrice. • MaDeLeine rebérioux Jaurès. La parole et l’acte, Découvertes Gallimard, “Histoire”, 160 p., 15,50 €. L’évidence. • Jean-cLauDe Michéa Les Mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Champs Flammarion, “Essais”, 132 p., 6 €. Pour la mise en perspective de la période.
Jaurès,lecapitainenedoitlavie sauvequ’au« prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l’un des siens ». Larévélationdufauxcommispar lecommandantHenrylefaitdouter,puistrèsrapidementchanger d’avis.Ilserangealorssansretenueparmilesdreyfusards.Ilymet toutesonénergie,toutsonverbe, etleurapporteunsoutienmajeur. Levoilàrevenudanssafamille: laRépubliquenepeutaccepterla condamnationd’uninnocent.
La DifficiLe union Apartirdecechangement,Jaurès vaintensiferseseffortspourtenter derendrecompatiblesocialismeet République.IlvaessayerdepersuaderlesguesdistesquelaRépublique estuneétapedanslaconstruction dusocialisme,queladynamique marxisteseulenepermettrajamais, outardivement,d’améliorerlesort desplusdémunis.Sondiscourspasse mal.La«gauche»socialisteesttrop révolutionnairepourentendreces argumentsréformistes.Enmarge, lesconfitstactiquessontnombreux etviolents.Atitred’exemple,Jaurès soutiendralaparticipationdeMillerandaugouvernementdedéfense républicainedeWaldeck-Rousseau.
Pourlesguesdistes,ilestinconcevabledeparticiperàungouvernementdelarépubliquebourgeoise etpourlatrèsgrandemajoritédes socialistesilestimpossiblequ’un ministresocialistesiègeàcôtédu «massacreurdelaCommune»,le généralGalliffet. Malgrécesaffrontements,en1905 estcrééelaSFIOquiregroupeles cinqpartissocialistes.Pouratteindre sonobjectif,Jaurèsfaitdesconcessionsimportantes.Lessocialistesne soutiendrontplusaucungouvernementbourgeoisetadhérenttousà unmarxismedesplusorthodoxes. Encontrepartie,laSFIOparticipera àladémocratieparlementaire.Une victoireendemi-teinte. Certains,dontlaplupartdeses biographes,verrontdanscetteréalisationunpremierpasversunsocialismeplushumanistequipermettra l’intégrationdeBlumetdeRocard. D’autres,dontJean-ClaudeMichéa, pensentquec’estunpointderupture dansladynamiquesocialiste.Lafn duXIXesiècle,l’affaireDreyfusetla créationdelaSFIOmarquentl’abandondesvaleurssocialistesetson absorptionprogressiveparlagauche libérale.Deuxlecturespeut-êtrepas aussiantinomiquesquecela?n B.R. Fin de la série. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 69
livres
culture
Rentrée litéraire :
4...3...2...1...
Partez !
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En 2016, comme chaque année, il y a foule sur la ligne de départ. Après beaucoup de discussions et quelques disputes, “Marianne” a choisi 10 romans réjouissants, épatants ou glaçants. Soutenez avec nous la sélection française ! IllustratIons : laurent BlachIer
es athlètes français n’étaient pas tous à R i o : co m m e l a littérature est une é p reu ve d ’e n d u rance et d’adresse, b e a u c o u p d ’é c r i vains se sont échauffés ces derniers mois, relisant à la plage ou à la campagne les épreuves de leurs livres, corrigeant çà et là une phrase maladroite, appelant leur éditeur ou leur attaché de presse en plein milieu de la nuit. Tous craignaient de ne pas être prêts pour la rentrée littéraire, qui débute très exactement le 18 août dans les librairies. Ils sont nombreux cette année : 363 écrivains français sont dans les startingblocks, chacun espérant sortir du lot – et peut-être, obtenir un prix cet automne ! La rédaction de Marianne a plongé tout l’été dans ce torrent de pages, pour vous présenter les dix romans les plus enthousiasmants de cette rentrée 2016. n Laurent nunez
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récits pour comprendre notre époque
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Le monde entier dans un roman
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’est le roman de toutes les blessures contemporaines, la fresque de notre société divisée, l’épopée d’une décennie française d’après le 11 septembre 2001, celle des engagements militaires au Proche-Orient et des montées aux extrêmes, du discours républicain qui fout le camp face aux clivages raciaux et aux cités abandonnées. Là où Michel Houellebecq peignait une France travaillée par ses fantasmes identitaires avec aigreur et mélancolie, Karine Tuil montre l’Histoire en marche et les classes sociales en guerre. Roman choral écrit au scalpel, à la surface des discours et des représentations, l’Insouciance attrape ainsi le destin enchevêtré par le désir de personnages types de leur époque, du soldat traumatisé au patron d’affaires déboussolé ; sans complaisance avec l’ambition des dominants ni avec la rancœur des dominés, épinglant aussi bien les communautarismes que l’effroyable diffculté à vouloir échapper à ses origines, renvoyant dos à dos racisme et bien-pensance, démontant la machine à broyer les êtres qu’est la politique autant que la puissance destructrice des passions privées, en montrant sans jamais juger, la romancière donne une peinture âpre, puissante, impitoyable d ’u n m o m e nt his to rique de basculement et de vies devenues sans repères. « Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur
au monde », rappelle Karine Tuil en citant Albert Camus. Savoir enfn les nommer, dans leur cruauté même, c’est nous donner l’occasion de les penser. n AlexAndre Gefen L’Insouciance, de Karine Tuil, Gallimard, 530 p., 22 €.
sans famiLLe
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l en faut du souffe pour suivre les pérégrinations d’Augustin dans l’Absente. Car lui en a à revendre, comme jamais. Reprenant le personnage de son précédant roman, Echapper, Lionel Duroy poursuit dans cette nouvelle autofiction l’introspection de son histoire, tel un archéologue, grattant sans fn les accidents de sa vie. Après son divorce, Augustin, écrivain, doit se séparer de sa maison, dernier rempart de ses certitudes. Il fourgue objets et souvenirs sauvés du déménagement dans sa voiture, deux vélos sur le toit, et fle sur les routes. Partir, vite, avaler les kilomètres non pas pour fuir, mais à la recherche du temps perdu que l’événement fait résonner : l’expulsion dans le passé de sa famille et la déchéance dans laquelle sa mère a alors basculé. Eternel torturé, Lionel Duroy n’en fnit pas d’explorer le puits sans fond de sa blessure originelle, de cette mère indigne (il n’est jamais question de « ma mère », mais de « la mère »). Mais celle qui fut l’« ouragan », l’« idiote », la « cinglée » ou la « felleuse » dans ses précédents romans trouve ici quelque grâce à ses yeux, ou du moins une certaine indulgence. Il s’agit cette fois de trouver une raison à ce désamour ravageur, de percer le secret des › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 71
livres
culture › photos de famille, de traquer la vérité. Alerte, brillante et furieuse, la plume de Duroy nous embarque dans la tourmente, généreuse pour livrer l’émotion de l’instant, le détail de la situation, toujours à l’affût de la vie des autres. n Frédérique Briard L’Absente, de Lionel Duroy, Julliard, 360 p., 19,50 €.
et tourmenté, le frère en miroir de Martin. C’est digne, poignant, une manière élégante de se tenir toujours debout, aux côtés de ceux qui sont déjà partis, en veillant sur les vivants. n HuBert Prolongeau A tombeau ouvert, de Bernard Chambaz, Stock, 207 p., 18 €.
tout va trop vite
le bonheur est dans la crise
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’est l’histoire d’un héros silencieux, triste et beau. Mort en pleine gloire, au moment où il s’y attendait le plus. C’était le 1er mai 1994, un accident d’une rare violence et un moment suspendu qui semblait ne jamais devoir fnir. Ayrton Senna, idole de toute la nation brésilienne, venait de sortir de la piste d’Imola et de percuter un mur à 260 km/h. Ce jour-là, Bernard Chambaz regardait la télévision d’un œil distrait. Sans le son. De toutes façons, les commentateurs s’étaient tus, pétrifiés et conscients de l’inexorable tragédie en train de se jouer sous les yeux de millions de téléspectateurs. Deux ans plus tôt, Bernard Chambaz avait perdu un de ses fls, Martin. Les deux garçons se ressemblaient. La course automobile est vue par ceux qu’elle fascine comme une bataille de dieux païens, leur quête de la vitesse comme un déf ordalique, une maîtrise presque absolue d’où le risque ultime ne peut pas être aboli, livré à la puissance capricieuse du hasard. A tombeau ouvert, c’est un Panthéon de pilotes qui se regardent les uns les autres, s’admirent et se mesurent, des mortels avec leurs plaisirs, leurs bonheurs et leurs angoisses. Fangio, De Cesaris, Lauda, Ratzenberger, des vies toujours en suspens, marquées par le drame même quand elles y échappent. Bernard Chambaz tourne autour de sa propre douleur, d’une blessure impossible à refermer, construisant livre après livre le mausolée de son enfant, lui créant et se créant des compagnons d’audelà. Il fait de Senna, mystique simple 72 / Marianne / 19 au 25 août 2016
’est beau, c’est rusé, c’est costaud. C’est Joncour, qui pour son onzième roman claque un titre plein d’amour et de malice. Et dès la première scène, on est convaincu du bon sens en action chez l’auteur. Depuis deux ans qu’il vit à Paris, Ludovic est recouvreur de dettes, un emploi qui va comme un gant à ce campagnard discret qui a pourtant quelques comptes à régler avec son passé. En face, dans la cour de son immeuble, il y a Aurore, styliste confrontée aux commandes annulées, aux coups fourrés de son associé, et à son mari trop absent qui va devenir trop présent. Aurore et Ludovic mettront bien du temps à se croiser, à se rencontrer, et fnalement à coïncider : Joncour fait en sorte que ce soit inévitable, indiscutable, tout en restant surprenant. Les deux protagonistes pourraient accaparer le titre de cette histoire, laquelle est une histoire d’amour où vient se loger la question… de la dette. Celle des ménages, celles d’un pays, celle de l’Europe, ou même la nôtre quand le destin vient présenter une note qu’on pensait enterrée. Jouant subtilement sur les microcosmes et les macrocosmes, l’auteur décline ces dettes, ces crises, ces échappatoires, et dessine des tangentes de courage et de liberté. Au croisement de la fction sociologique, du roman d’amour et de la tragi-comédie, Repose-toi sur moi est le roman vrai, puissant, frais et léger, sur la France en crise(s). n HuBert artus Repose-toi sur moi, de Serge Joncour, Flammarion, 431 p., 21 €.
histoi chang
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entrer dans la vie adulte ?
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ela fait déjà quelque temps que l’on entre dans chaque nouveau roman de Jean-Paul Dubois comme on pénétrerait dans une maison familière. Le mobilier n’a pas changé, tout est en place, mais – bien heureusement – les drames qui se jouent dans ces pièces fgées se renouvellent à chaque fois. Comme un inventaire de routine, la Succession redéploie donc toutes les marottes du romancier : un personnage principal nommé Paul, le deuil comme point de départ, un père mystérieux, Toulouse et les EtatsUnis (plus précisément, la Floride), des vieilles voitures, un chien sauvé
i res pour er sa vie
accueillir le monde n celui qui ne se mise m pas lui-même ? » e Tout ça est p plein d’envergure et de sens. n Hubert artus
des eaux, etc. « La succession » du titre, voilà la grande affaire de Jean-Paul Dubois : l’enchaînement et la continuité – la constance de ses œuvres, formant toujours des réceptacles recueillant les mêmes motifs que leur prédécesseur. C’est tout naturellement donc que le nouveau roman du Toulousain raconte l’histoire d’un héritage : Paul Katrakilis, fils unique d’une famille de suicidés, apprend le décès de son père et doit choisir entre poursuivre son rêve d’enfance (être joueur professionnel de pelote basque) ou rentrer au bercail pour reprendre le cabinet de médecin familial. Tout en ressassements et incessants retours, la narration spiralée de Jean-Paul Dubois avance – paradoxalement – par petites répétitions qui fonctionnent comme des coups de marteau enfonçant le clou de la mélancolie. Après tout, la vie et l’écriture auraient beaucoup à voir avec la pratique de la pelote basque : « des gestes simples cent fois répétés ». n
Le Grand Jeu, de Céline Minard, Rivages, 192 p., 20 €.
Le vert paradis des amours enfantines
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Pierre-édouard Peillon La Succession, de Jean-Paul Dubois, L’Olivier, 234 p., 19 €.
Loin des autres, mais près de soi
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ertains font le grand saut, d’autres font le grand vide autour d’eux et en eux : il s’agit de « désadhérer », comme l’écrit la narratrice du Grand Jeu. Alors elle se proclame propriétaire d’un bout de massif montagneux, et s’installe dans ce refuge qu’elle avait entièrement conçu et dessiné, dans l’objectif de vivre ici pour l’éternité. Marches, escalade, jardinage, méditation : elle s’épuise pour mieux se défer, et rédige un journal de bord qui devient un manuel de savoir-vivre avec les éléments, la nature et le vivant. Le roman est entièrement
constitué de ce journal. Mais voilà que tout bascule : une cabane non loin de là semble habitée. C’est un roman-miroir cérébral et naturaliste, qui réféchit sur la place de l’individu dans le temps, dans le monde, et la modernité. Un livre court et mystérieux, qui répond autant au précédent roman de l’auteur (Faillir être fingué), un western à grand vent, qu’à celui qui l’a fait connaître (le Dernier Monde), une science-fction bien tapée. Dans l’œuvre singulière et obsédante que compose Céline Minard, chaque roman est un grand contre-pied où elle joue avec le lecteur, avec ses personnages, avec l’espace et avec elle-même, s’appliquant cette phrase énoncée par son ermite : « Comment pourrait-il
arce qu’il a donné rendez-vous, en lui, à l’enfant qu’il a été, le narrateur se bat en duel avec ses souvenirs, ces « prisonniers repentis ». Mais le passé est un « aspirateur à matière » – un trou noir –, et la mémoire un « château des erreurs ». Comment, dès lors, renouer avec une sensation perdue ? A Nice, dans le jardin d’enfants des sœurs du Saint-Esprit, il frappait trois coups à la porte du dortoir, puis deux. Un code secret qui lui donnait accès à « l’une des chambres les plus secrètes de [s]a mémoire » : deux yeux noirs magnifques l’attendaient, et de grandes jupes évasées qui frôlaient l’enfant de cinq ans. De la nudité, des caresses de cette jeune flle vite dissoute dans les limbes, le narrateur garde une sensation très nette. Mais, avec le temps, voilà qu’il ne sait s plus s’il a rêvé, fantasmé ou vécu cet amour clandestin : « Aujourd’hui, est-ce la mémoire ou la vérité même qui m’empêche d’atteindre ce qui s’est passé entre Yeux Noirs et moi ? » C’est à travers les êtres rencontrés par la suite qu’il va désincarcérer ses souvenirs : Lac, double rêvé, frère de la nuit ; Yvonna, étudiante chinoise dont les grands yeux noirs font enfn exister des années après « un sentiment demeuré orphelin ». Autant de souvenirs futurs indispensables pour dépasser sans oublier « ce souvenir perdu ». On croyait impossible d’écrire sur l’enfance sans tomber dans la nostalgie simplette et l’écriture guimauve. On avait oublié le génie de Frédéric Boyer. n Juliette einHorn Les Yeux noirs, de Frédéric Boyer, POL, 208 p., 15 €.
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livres
culture
familles criminelles
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les Parques de californie
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imon Liberati a trois obsessions : les femmes, les destins consumés et l’Amérique des années 60. Parfois, il réussit à les combiner avec brio comme dans Jayne Mansfeld 1967, prix Femina 2011, où il faisait revivre au lecteurvoyeur le spectaculaire accident qui coûta la vie à l’actrice américaine de 34 ans sur une route de Louisiane, un soir de juin, la liant pour l’éternité au crépuscule de la broyeuse à rêve hollywoodienne. C’est dans cette optique minutieuse et captivante qu’il aborde, dans California Girls, la fn de l’illusion du Summer of Love grâce à l’un des faits divers les plus marquants du XXe siècle, l’assassinat en août 1969 de Sharon Tate, l’épouse de Roman Polanski enceinte de huit mois, et de quatre autres personnes, dans une résidence des hauteurs de Beverly Hills, à Los Angeles, par quatre membres de la Famille Manson, du nom de ce gourou paranoïaque et musicien raté, qui règne sur une communauté hippie, établie dans un ancien ranch
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de cinéma, et qui veut déclencher une guerre raciale. Liberati, choqué depuis l’âge de 9 ans par cette tuerie aussi barbare que gratuite, s’est livré à un véritable travail d’enquête. L’auteur d’Eva a tout fouillé, tout lu, les rapports de police, les récits des témoins, les journaux de l’époque, et il offre une version de l’intérieur, glacée, glaçante. Pendant une trentaine d’heures, il suit les errancess sexuelles, opiacées et saignantess de Charles « Tex » Watson et de Patricia « Katie » Krenwinkel, Susan « Sadie » Atkins et Linda Kasabian, ces California Girls, ces « gamines de 20 ans » prêtes à tout pour que l’Apocalypse version Manson advienne. Habité par la violence du monde, roman, au aussi tranchant monde ce roman qu’une lame, offre une caisse de résonance cabossée aux frénésies sanglantes de Daech, secte tout autant dévolue à la folie meurtrière que l’était celle de Charles Manson. n MyriaM Perfetti California Girls, de Simon Liberati, Grasset, 342 p. 20 €.
Les enfants, à tabLe !
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omme certaines bêtes s’acharnant sur les dépouilles, comme d’autres ne quittant pas les territoires de la nuit, certains romanciers hantent les affres de la perversité humaine, passant de crime en crime, de psychose en psychose, d’un mode opératoire à un autre. Après avoir plongé dans les affaires contemporains avec Sévère, Claustria ou encore une tentative de transposition de l’affaire Strauss-Kahn qui valut à l’écrivain il y a quelques semaines une bien injuste condamnation pour diffamation (la Ballade de Rikers Island), Régis Jauffret quitte le faitdivers pour revenir aux territoires de l’imaginaire et à l’écriture de la folie, son domaine privilégié depuis Asiles de fous (2005). Pourquoi celui qui est l’un de nos stylistes les plus élégants et l’un de nos écrivains les plus incontrôlables va-t-il chercher dans les fantasmes cannibales partagés par deux cinglées l’occasion de récrire une version désaxée des Liaisons dangereuses dans ce qui est assurément le récit le plus étincelant et barré de cette rentrée littéraire ? Nul ne le saura sans doute, même s’il faut croire dans les vérités des délires et la poésie du chaos pour comprendre et l’amour et le monde : après tout, comme le suggère Cannibales, « un jour, l’univers retournera comme une bouffée à la lampe magique d’où il est sorti il y a une infnité d’années. On ne saura jamais rien du vœu exaucé qui a eu ces conséquences hurluberlues ». n AlexAndre Gefen Cannibales, de Régis Jauffret, Seuil, 190 p., 17 €.
premier roman formidable
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Deux ou trois choses que je sais De GoDarD
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e Nantais Thierry Froger, poète et plasticien, est l’inconnu de cette rentrée. Gageons qu’il ne le restera pas très longtemps, tant son premier roman, Sauve qui peut (la révolution) est une pépite au cœur du limon littéraire 2016. Son sujet, comment raconter l’Histoire, est des plus ambitieux. Mais la gageure est tenue, tout au long de ces 435 pages
passionnantes, qui voit le cinéaste Jean-Luc Godard, connu pour ne pas raconter d’histoires linéaires dans ses œuvres, se faire confer, en 1988, la réalisation d’un film par la Mission du bicentenaire de la Révolution française. Le voilà donc qui renoue avec un ancien ami de l’époque maoïste, l’historien Jacques Pierre, tombe amoureux de la flle de 20 ans de ce dernier, Rose, et se fourvoie dans les méandres de la Loire. S’entremêlent alors trois récits, celui de l’élaboration de « Quatre-vingt-treize et demi », le scénario alternatif et laborieux de JLG, avec ses notes tapuscrites et manuscrites, celui de la vie alternative de Danton, qui n’aurait pas péri sur l’échafaud en 1794, et que peine à écrire l’historien, et celui de la relation avortée à la jeunesse. Ne reste plus aux protagonistes vieillissants de ce roman virtuose et plein de surprises, à défaut de bousculer le monde, qu’à tenter de raconter ses agitations en rêvant de l’« égalité du réel et de la fiction », confortablement installés dans le « canapé révolutionnaire du verbe ». Au carrefour du burlesque et du politique, le Sauve qui peut (la révolution) de Thierry Froger, qui pastiche le titre de l’un des flms les plus emblématiques de l’enfant terrible de la nouvelle vague dans les années 80, Sauve qui peut (la vie), interroge de façon jubilatoire, avec ses à-coups poétiques, comme dans un long travelling déroutant et métaphysique, le naufrage de l’âge et celui des illusions. Brillant. n MyriAM Perfetti Sauve qui peut (la révolution), de Thierry Froger, Actes Sud, 435 p., 22 €.
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cet été Les disputes entre artistes 6/6
aristophane et euripide
l’ancienne coméd contre la tragédie nouvell Au Ve siècle avant J.-C., en Grèce, rien ne va plus entre le poète et le dramaturge. Le premier, Aristophane, n’aura de cesse de moquer les innovations théâtrales et politiques que le second impose dans ses œuvres. Une version antique de la querelle des anciens et des modernes. par Guillaume mÉTaYer aristophane, dans les Acharniens, entend ridiculiser la mère d’Euripide, qui aurait été marchande de légumes.
S
’agit-il d’une haine ou simplement d’une forme de running joke satirique ? Aristophane (e nv. 4 4 5 -3 8 6 a v. J.-C.), le grand représentant de la comédie ancienne, s’est, plus que tous les autres poètes comiques, acharné contre son contemporain Euripide (env. 480-406 av. J.-C.), le troisième grand poète tragique, après Eschyle et Sophocle, dans l’ordre chronologique que certains considèrent aussi comme l’ordre hiérarchique… Les comédies d’Aristophane sont de redoutables satires politiques où le poète s’attaque aux grands sujets de l’Athènes de son temps : les tendances démagogiques de la démocratie, le système judiciaire athénien, la politique impérialiste d’Athènes, la place des femmes… Mais il sait aussi à quel point l’art tragique est essentiel à la cité, dont il refète et inféchit les tendances profondes. C’est pourquoi sans doute Euripide occupe une place aussi centrale dans la critique de son temps. En Euripide, il raille d’abord et avant tout le novateur. Car, pour
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Aristophane, si libre et même débridé soit-il dans son langage et ses idées, la nouveauté est, par défnition, suspecte, comme d’ailleurs pour les vieux Hellènes.
sophistication inepte Loin de notre idéologie du progrès, le neuf est péjoratif et signife le plus souvent « événement inattendu, malheur ». Du reste, les innovations proposées par Euripide sont, de part en part, politiques. Les facilités qu’il a introduites dans la versification confèrent à sa poésie un rythme plus proche de la prose, qui la fait ressembler au parler quotidien et a donné l’impression aux « bourgeois moyens » d’Athènes (selon Nietzsche) d’être enfn représentés sur la scène. Il abolit ainsi la distance et dégrade la pompe tragique de ses prédécesseurs. Dès la comédie politique des Acharniens (425 av. J.-C.), Aristophane charge Euripide. L’Athénien Dicéopolis (Justinet dans la fameuse traduction de Victor-Henri Debidour) veut signer une paix séparée d’Athènes avec Sparte et pour cette raison se trouve en butte aux
critiques des habitants d’Acharnes, des charbonniers, une composante va-t’en-guerre de l’Attique. Pour les convaincre, Justinet doit faire un grand discours. Il s’avise que, pour y réussir, il aura besoin de tout le bricà-brac sentimental des tragédies d’Euripide. Il court donc chez le poète tragique et d’emblée le spectateur devine à quel type de personnage il a affaire. Euripide est-il à la maison ? Son esclave répond : « Il n’y est pas et il y est. » Comment cela est-il possible ? « Tout simplement, vieillard », répond l’esclave, parce que « son esprit, courant dehors après des vers, n’y est pas, mais lui-même est chez lui, juché en l’air, composant une tragédie ». Ce jargon de sophiste, parodie de discours philosophique, brosse d’emblée un portrait d’Euripide qui semble annoncer la satire de son ami Socrate dans les Nuées (423 av. J.-C.), où le philosophe est représenté perché sur un panier pour méditer plus près des cieux. Ce grand poète suspendu annonce aussi les pédants de Molière. Il en a la suffsance et l’arrogance : « Je n’ai pas le temps », répond laconiquement le poète tragique à son visiteur… Ce
d ie
poète tragique, qui se prend pour un philosophe, sera d’ailleurs, tel Socrate, accusé d’athéisme, comme le proclame, non sans que la satire retombe aussi sur elle, une matrone des Thesmophories : elle tressait des couronnes sur le marché aux myrtes et gagnait sa vie tant bien que mal. « Mais voici que cet homme, dans les tragédies qu’il compose, a persuadé aux gens qu’il n’y a point de dieux, de telle sorte que ma vente a diminué de moitié. » L’Euripide d’Aristophane multiplie les maximes grotesquement alambiquées : « Il est inutile que tu entendes tout ce que tu vas bientôt voir. » En somme, Aristophane met en lumière un paradoxe : loin de proposer une simplification, la rationalité d’Euripide embrouille et produit une sophistication aussi inepte que ridicule. L’art du poète comique consiste à incarner son
de agostini / leemage - agf / leemage
le euripide était raillé pour sa sympathie envers les victimes de la société. Aristophane en fait le porte-parole d’un intellectualisme décadent.
aversion pour le mauvais goût d’Euripide dans les situations dramatiques elles-mêmes. Justinet le paraphrase parfaitement : « Tu composes juché en l’air, […] pas étonnant que tu crées des boiteux. » Aristophane confond à dessein l’auteur et ses personnages : « Et pourquoi as-tu ces haillons tragiques, ces vêtements pitoyables ? Il n’est pas étonnant que tu crées des mendiants. » Pour apitoyer les Acharniens, Justinet demande au poète tragique la permission d’emprunter ses « haillons », comme si Euripide gardait chez lui tout le vestiaire de ses pièces, réduisant les costumes tragiques à des frusques de fripier. Euripide en décline involontairement la liste hilarante : veux-tu les hardes d’Oeneus, de Phoenix, de Philoctète ? « Non, d’un autre, beaucoup, beaucoup plus mendiant », répond Justinet. Celles de Bellérophon ? Finalement, ce sera Télèphe. On semble au bout, mais Aristophane en rajoute deux louches : « Esclave, ordonne Euripide, donne-moi les guenilles de Télèphe. Elles traînent au-dessus des loques de Thyeste, mêlées à celles d’Ino. » Pourtant, pour accabler le kitsch du tragique, il ne se contente pas de le confondre avec ses héros et leurs costumes misérables. Il insiste aussi cruellement sur ses origines sociales modestes. Avant de partir, Justinet réclame un dernier accessoire de scène : « Donne-moi dans mon panier quelques légères feuilles de légumes […]. Donne-moi du cerfeuil, que tu as reçu de ta mère. » Ce pédant d’Euripide serait donc le fls d’une marchande d’herbes et de légumes. Aristophane martèle cette attaque à chaque fois qu’il est question d’Euripide, dans les Grenouilles (405 av. J.-C.) comme dans les Thesmophories (411 av. J.-C.). Dans cette comédie, justement, l’intrigue est fondée sur un autre travers d’Euri-
“Pourquoi as-tu ces haillons tragiques ? Il n’est pas étonnant que tu crées des mendiants”, dit l’un des personnages d’Aristophane à Euripide.
pide : sa misogynie. Les femmes ont tramé un complot contre lui, « parce que dans mes tragédies je dis du mal d’elles ». Le tragique, terrorisé, tente d’envoyer son confrère efféminé Agathon, accoutré en femme, pour le défendre auprès de ses accusatrices. Mais Agathon refuse, et Euripide envoie à sa place son beau-père, travesti. Celui-ci tente de défendre Euripide avec une insigne maladresse. Il argue que le tragique n’a dépeint qu’une infme partie des vilenies du beau sexe : « On ne pourrait nommer une seule Pénélope parmi les femmes d’aujourd’hui […], toutes sont des Phèdre. » Il se retrouve bien vite démasqué et bientôt presque lynché. Pour s’en sortir, il prend un enfant en otage. Cette péripétie vise, en fait, encore Euripide, et un épisode équivalent, toujours dans Télèphe. Dans les Acharniens aussi, d’ailleurs, Aristophane se moquait de la même pièce : Justinet avait pris en otage… un panier de charbon. Sans doute les spectateurs riaient-il à gorge déployée de voir reparaître sans cesse Euripide, la tête de Turc d’Aristophane, signalant ainsi l’élément de parodie inhérent à la comédie.
bête noire Enfin, une autre pièce du grand comique grec, la plus célèbre sans doute, propose une satire virulente d’Euripide. Dans les Grenouilles, le dieu de la tragédie, Dionysos, dégoûté par la nullité des poètes athéniens contemporains, s’en va chercher Euripide aux Enfers – pour ce faire, il doit franchir le marécage infesté de grenouilles coassant leur fameux « brekekekex koax koax ». Parmi nombre de péripéties, une joute oratoire se met en place entre Euripide et Eschyle, qui tourne à l’avantage de ce dernier. On pèse les mérites respectifs des deux tragiques et, à chaque fois, c’est Eschyle qui l’emporte. Finalement, c’est lui que Dionysos remmène chez les vivants, laissant Euripide à son triste sort… Tel est le dernier mot et le « jugement dernier » d’Aristophane sur sa bête noire… n Fin de la série. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 77
cet été Espagne, une guerre d’écrivains 6/6 Il y a quatre-vingts ans, en juillet 1936, la guerre d’Espagne commençait par la sédition du général Franco contre le gouvernement légal de la république. Cette guerre devint immédiatement une guerre d’écrivains. poètes espagnols assassinés, volontaires des Brigades internationales, correspondants de guerre ou spectateurs engagés, ils ont écrit la légende du siècle.
GeorGes Bernanos
l’hoMMe de foi contre franco
L’admiration que l’écrivain catholique entretenait pour le mouvement franquiste se changea vite en dégoût. L’enchaînement de la barbarie et la complicité du clergé espagnol auront raison de son engagement. par GUY KONOpNICKI
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Lorsque l’armée du général Franco, soutenue par le haut clergé, entreprend de renverser le gouvernement élu, Georges Bernanos applaudit. Il salue la formation de la Phalange, cette armée de la foi qui entend restaurer la splendeur de l’Espagne catholique. Ce ne sont pas les paysages ni les lumières des rivages de la Méditerranée qui ont attiré Georges Bernanos à Majorque, mais bien la force du catholicisme qui marque l’Espagne depuis la Reconquête de 1492. Jusqu’au moment où les franquistes s’emparent de Majorque. En janvier 1937, ce ne sont plus des statues et des images pieuses que l’on profane sur l’île. A Palma de Majorque, Georges Bernanos voit des camions
l’écrivain installé à Majorque publie, en 1938, les Grands Cimetières sous la lune, un pamphlet dans lequel il dénonce violemment les répressions franquistes. La presse de droite se déchaîne contre lui. Sa rupture entamée six ans plus tôt avec l’Action française sera alors défnitive.
laure albin guillot / roger-viollet
n 1936, Georges Bernanos profte de ses premiers succès littéraires pour s’installer à Majorque, où il entend écrire au milieu de gens simples, paysans et pêcheurs, dont il admire la piété. Catholique intransigeant, Bernanos a publié deux romans profondément ancrés dans la tradition chrétienne, Sous le soleil de Satan et Journal d’un curé de campagne. Marqué dans sa jeunesse par la pensée de Charles Maurras, il a milité avec les camelots du roi pendant ses études et il a manifesté son ardeur patriotique en s’engageant pendant la Grande Guerre. Sa pensée se rapproche du fascisme lorsqu’il publie, en 1931, la Grande Peur des bien-pensants, un pamphlet contre les élites, qui ne ménage ni les juifs ni les francsmaçons. Il rompt cependant avec l’Action française, déçu par l’étroitesse du nationalisme de Maurras, à ses yeux fort éloigné de la ferveur patriotique des années de guerre. Ce qui ne l’empêche pas d’être profondément hostile à la République instaurée en Espagne par un gouvernement de front populaire, impie et anticlérical. Comment pourrait-il approuver ces anarchistes dont il a vu les manifestations blasphématoires à Majorque ?
où l’on a entassé des suspects, qui ne sont pas des combattants républicains, moins encore des anarchistes, qui ont choisi de mourir au combat plutôt que de tomber aux mains des franquistes. Les simples gens entassés dans les camions sont conduits sur une place pour être alignés contre un mur et fusillés sans jugement. Georges Bernanos connaît la guerre, c’est peu dire qu’il a vu le feu lorsqu’il combattait dans les dragons. Ce n’est pas la guerre qu’il voit à Majorque mais un massacre d’innocents. « De pauvres types simplement suspects de peu d’enthousiasme pour le mouvement. » Les hommes ne sont pas mieux traités que le bétail, confisqué aux paysans, hissé de la même manière dans un camion pour être abattu. L’engagement de Georges Bernanos bascule lorsqu’il voit l’évêque de Majorque, paré comme pour une messe, donner sa bénédiction aux soldats qui viennent d’abattre des innocents, par familles entières. Pour l’écrivain catholique, la croix subit plus d’outrage lorsqu’elle est brandie au-dessus du massacre que lors des profanations anarchistes. Le sang des innocents rougissant le mur renvoie aux Evangiles, les prêtres qui approuvent ces crimes ne valent guère mieux que ceux qui laissèrent le Christ marcher au supplice. Sans quitter Majorque, Bernanos écrit les Grands Cimetières sous la lune, qui paraît en France au début de 1938. La presse de droite se déchaîne contre lui. A commencer par l’Action française, et Charles Maurras lui-même, qui n’a pas de mot assez dur pour ce traître, vendu aux rouges, à ces fusilleurs de prêtres. Georges Bernanos n’a que faire des applaudissements de la gauche, qui s’empare de ses Grands Cimetières sous la lune pour renforcer ses campagnes en faveur de l’Espagne républicaine. Albert Camus écrit dans Alger républicain : « Bernanos est un écrivain deux fois trahi. » Par ses anciens amis qui approuvent toutes les exactions franquistes, par les prélats d’Espagne qui piétinent le christianisme. Par les écrivains de gauche qui cherchent à le récupérer. Bernanos condamne le franquisme, mais il
ne se rallie pas à l’Espagne républicaine. Il n’a que faire des louanges qui paraissent dans Ce soir sous la plume d’Aragon. Bernanos pourrait se sentir proche de François Mauriac, qui avait lui aussi un penchant pour Franco et qui renverse les armes lorsque la légion Condor rase le village de Guernica, pour sceller le soutien de l’Allemagne nazie aux fascistes espagnols. Mais Bernanos n’a que faire de ce christianisme antifasciste dont François Mauriac se rapproche.
le sang des innocents En Espagne où il réside toujours, sa tête est mise à prix par Franco lui-même. Il revient brièvement en France, mais, en septembre 1938, les accords de Munich le décident à partir plus loin encore. Il pressent une France trahie, abaissée, et supporte d’autant moins cette perspective que, déjà, ses anciens amis de l’Action française se réjouissent du triomphe des régimes d’ordre. Avant de quitter
la France, il bataille contre ceux qui ne comprennent pas qu’il y a désormais un déshonneur à demeurer fasciste. Lui qui fut un militant antisémite, un camelot du roi convaincu de la trahison du capitaine Dreyfus, écrit alors : « Aucun de ceux qui m’ont fait l’honneur de me lire peut me croire associé à la hideuse propagande antisémite qui se déchaîne aujourd’hui dans la presse dite nationale, sur l’ordre de l’étranger. » L’expérience de l’Espagne fait de Bernanos un visionnaire qui comprend, dès 1938, que l’ex-droite nationale ne demande qu’à servir l’Allemagne d’Adolf Hitler. Franco victorieux, Hitler avalant tour à tour l’Autriche et la Tchécoslovaquie, Georges Bernanos ne supporte pas de voir la France marcher vers la catastrophe. Il ne lui reste que sa foi, inaltérable. Il s’exile, de nouveau, en terre catholique, au Brésil. Ses sombres prémonitions ne tardent pas à se confrmer. L’Action française triomphe dans la France vaincue et
rue des archives / tallandier gamma-rapho
la révolution des casseroles En 2008, refusant de payer les dettes de lnt.Am faccum explaud itibusa sum expe cus volorescit, nos dolectium fugit volutem exceper eperatur? Quis
la phalange, l’armée de la foi – ici, en parade à Séville, en décembre 1936 –, entendait restaurer la splendeur de l’Espagne catholique. Une volonté que Bernanos saluera. Son fls Yves s’y engagera avant de la déserter.
s’il condamne le franquisme, Bernanos ne se rallie pas pour autant à l’Espagne républicaine que les profanations d’église – ici, à Madrid, en août 1936 – révoltent. En août 1938, l’auteur de Sous le soleil de Satan s’exile dans une autre terre catholique, le Brésil, avant de se rallier à l’Appel du général de Gaulle, le 18 juin 1940.
occupée, Charles Maurras accueille Pétain comme une divine surprise. Dans son exil, Bernanos trouve enfn un héros français à sa mesure en la personne d’un général de brigade qui a lancé depuis Londres un appel à la résistance. Sans quitter le Brésil, Georges Bernanos apporte un soutien sans réserve au général de Gaulle. Ses deux fls s’engagent dans les armées de la France libre. Depuis son exil, Georges Bernanos n’a de cesse de critiquer, avec une verve exceptionnelle, les lâchetés, les trahisons et les crimes du régime de Vichy. Au Brésil, son désespoir croise celui d’un écrivain qui concentre tout ce qu’il détestait vingt ans plus tôt : juif, autrichien, issu de cette modernité viennoise qui a bouleversé la musique comme les beaux-arts et remplacé la rédemption par la psychanalyse. Georges Bernanos dialogue avec Stefan Zweig. Il rompt avec l’antisémitisme, d’une phrase extraordinaire, datée de 1944 : « “Antisémite”, ce mot me fait de plus en plus horreur. Hitler l’a déshonoré à jamais. » La grandeur de cette rupture avec sa propre pensée ne sera pas appréciée à sa juste mesure. Aujourd’hui encore, on reproche à Georges Bernanos de suggérer que l’antisémitisme avait pu être honorable. Ce n’est en rien son propos, il ne revient pas sur ses anciens engagements, il prend la mesure du cataclysme de l’Europe, avant la fn de la guerre, quand le monde ignore encore l’ampleur des crimes nazis. A cette époque, la destruction des juifs d’Europe ne hante pas les Alliés, mais elle bouleverse Bernanos. Tant d’écrivains se sont engagés par opportunisme, suivant les idées dominantes et les modes intellectuelles, quand leurs choix n’étaient pas dictés par de basses contingences. Georges Bernanos était, lui, bien plus qu’un homme de conviction. Habité par la foi chrétienne et par un amour mystique de la France, il avait totalement changé, en 1937, devant un mur de Majorque, rougi par le sang des innocents massacrés par les franquistes. n Fin de la série. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 79
cet été Changez de métier… 6/6
tRAVAILLeR AU BOR Avant de devenir l’un des plus talentueux sauniers IL L’A de France, Emmanuel FAIt ! Violleau, 50 ans, eut plusieurs vies : cuisinier à bord du paquebot “Mermoz”, enseignant, sommelier, dresseur de chevaux…
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es pas devaient le conduire un jour à Bourgneuf-en-Retz, ancienne capitale bretonne du sel, au cœur du pays de Retz, à 15 km de Pornic. Un lieu sauvage et puissant composé de marais silencieux fouettés par le vent. Non loin de là, et au même moment, il tombe amoureux d’une femme avec qui il décide de faire revivre ces marais salants abandonnés : Nathalie. « Changer de vie, c’est possible, nous en sommes la preuve ! » Emmanuel et Nathalie s’acharneront, dix ans durant, à faire entrer l’eau de mer dans un immense labyrinthe d’argile où le sel se fractionne en cristaux riches en calcium et en potassium. Ils établissent ainsi une synergie entre l’eau, la terre, le soleil et les vents, synergie seule capable de produire ce que les anciens alchimistes appelaient le « feu froid »… Récoltés à feur d’eau, avec une écumoire, leurs sels croquants suaves et gras ne sont pas inertes (comme les sels de terre) mais évolutifs. Leur goût diffère selon les années et les vents : « Par vent d’est, nous récoltons une feur de sel très fne et cristalline. Par vent d’ouest, au contraire, le sel est géométrique, rose, craquant avec des refets nacrés. » Une merveille pour relever un beau bar de ligne à la plancha ! Leurs sels exceptionnels viennent d’être référencés à l’épicerie du Bon Marché, à Paris. Une reconnaissance pour ce couple enthousiaste qui a su redonner sa ferté à une région oubliée. n salines-de-millac.com
D De l’eAu Qu’il compte les moutons sur la grande bleue du fond de son transat, pratique la pêche à la crevette entre les rochers ou se la coule douce au bord d’une rivière, le vacancier en short est parfois tenté de briser ses chaînes de salarié à l’année, claquer sa dèm et crier comme Baudelaire : “Homme libre, toujours tu chériras la mer !” Sérieusement, peut-on refaire carrière dans une station balnéaire ? PAR EMMANUEL TRESMONTANT
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n 1964, Claude Lelouch est au creux de la vague, ruiné, déprimé. Une nuit, à Paris, le jeune réalisateur de Scopitone (les ancêtres des clips) ressent le besoin d’aller voir la mer. Deux heures plus tard, le voici dans sa voiture, sur la plage de Deauville, le regard fxé sur les fots. Le soleil se lève. A travers la brume, il aperçoit soudain un couple d’amoureux marchant sur le sable, main dans la main. L’idée d’Un homme et une femme s’abat sur lui comme la foudre ! Son flm décrochera la Palme d’or au Festival de Cannes et lancera sa carrière à un train d’enfer. Ce pouvoir inspirant et régénérant de la mer n’a rien d’exceptionnel. Il est ratifé par les plus archaïques traditions spirituelles, qui célèbrent l’élément aqueux également comme source de vie et moyen de purifcation. A son fils qui lui demandait comment il comptait passer son temps sur l’île de Jersey, pendant son exil volontaire, Victor Hugo répondait : « En regardant l’océan. » Le génie artistique n’est pas seul concerné. Chaque année, des dizaines de milliers de Français sont prêts à tout quitter
pour venir travailler au bord de l’eau (la Charente-Maritime étant le département le plus attractif, loin devant l’Hérault, le Var et la Vendée). Beaucoup de ces candidats à la reconversion en milieu maritime ne se contentent pas d’exercer un nouveau métier : ils le réinventent, qu’il s’agisse de l’art de faire du beurre breton ou de créer un hôtel de luxe en Corse…
Se purifier le corpS et l’âme Rajeunir, puiser une force nouvelle, libérer ses énergies inconscientes et les puissances informes de son âme, se nettoyer de la boue de ses fautes : l’ablution a toujours joué un rôle essentiel, du Rigveda à la plongée dans les eaux des premiers chrétiens, de l’Iliade et l’Odyssée à la purifcation rituelle des anciens fou chouei taoïstes (maîtres de l’eau consacrée). Une enquête menée naguère par le Centre de recherche sur l’information et la communication (Cric) et destinée à préparer une campagne pour l’épuration et la régénération de l’eau a révélé la persistance de la symbolique de cet élément chez nos contemporains. Toujours perçue comme source vitale primordiale, l’eau pure apparaît d’autant plus précieuse aujourd’hui qu’elle se fait rare ; sa pollution à l’échelle de la planète inspire un sentiment d’horreur, notamment aux mères de famille soucieuses du bon arrosage de leur progéniture. Après s’être afranchie de ses racines chrétiennes et avoir remisé au placard l’eau de la vie éternelle : « Qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle » (Jean, 4,14), voici que notre civilisation technicienne voue un culte à l’eau minérale en bouteille garantie zéro nitrate, aux bains de mer, aux sources d’eau chaude, aux Spa et aux centres de thalassothérapie ! Le salut des corps s’est substitué à celui des âmes. Au XIXe siècle, Herman Melville fut le premier écrivain à pointer du doigt cette relation de causalité entre la disparition de Dieu, en Occident, et la quête de l’eau : « Revoir le monde de l’eau, c’est ma façon à moi de chasser le cafard et de me purger le sang. Quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres… je comprends alors qu’il est grand temps que je prenne le large, ça remplace pour moi le suicide. Chaque homme à quelque période de sa vie a eu la même soif d’océan que moi » (Moby Dick). Pardelà la diversité des destins individuels, il y a ce dénominateur commun : la soif d’une vie plus propre et plus substantielle, que nos sociétés spirituellement desséchées et métaphysiquement atrophiées ne sont plus capables d’étancher ! n 19 au 25 août 2016 / Marianne / 81
illustrations : jean-marc pau
cet été Changez de métier… 6/6
IRMA, L’ARTISTE QUI PEINT LA MER EN COLÈRE
Seb, L’hôTELIER QUI vENd dU RêvE
Qui est-elle ? Née au bord du lac d’Annecy, elle s’éprend dès le berceau des bateaux à voiles et se promet de devenir un jour un peintre de l’eau, entre Hokusai et Eugène Boudin. Mais elle rencontre l’amour, fait trois enfants et se retrouve prof de dessin dans un lycée technique du Jura… Pourquoi a-t-elle sauté le pas ? Faire aimer Turner à des élèves qui préfèrent tapoter sur leur iPad en matant les fesses de Nabilla est un exercice qu’il faut savoir laisser à d’autres, plus courageux (ou démagogues). Irma a su raccrocher avant la dépression. Une bicoque sur la Côte basque, acquise avant que les prix ne fambent : c’est décidé, elle vivra de sa peinture ! ce qu’elle adore dans son nouveau job ? Monet a peint des dizaines de fois la cathédrale de Rouen, elle, c’est le phare quand il y a la tempête. Comme Van Gogh, quand elle n’a plus le sou, elle échange ses dessins contre des légumes et des poulets produits par les fermiers du coin. Son chat marche parfois sur ses aquarelles pas encore séchées et laisse l’empreinte de ses coussinets. A quoi doit-elle faire gaffe ? Obtenir des commandes est une récompense, mais aussi une contrainte : « Donner uniquement ce qui plaît au public, c’est renoncer à la recherche et perdre son enthousiasme »… est-ce que ça peut marcher ? Ex-prof d’arts plastiques, Luce Clavel Davignon assiste en 2006 au naufrage d’un porte-conteneurs au large de l’île de Ré. Le bateau reste échoué près d’un an. Spectacle fascinant qu’elle viendra peindre chaque jour, avant de devenir spécialiste de ce genre de navire. Aujourd’hui,ses aquarelles réalistes et poétiques, à mi-chemin de Hergé et d’Enki Bilal, font un tabac. Luce vit et peint toute l’année au village de Sainte-Marie-de Ré. Tél. : 06 72 40 74 16.
Qui est-il ? Cet ancien coiffeur pour dames établi dans le XVIe arrondissement de Paris a amassé une cagnotte rondelette, en même temps qu’un carnet d’adresses cossu. Amoureux de la Grèce et de ses îles, il s’ennuie un peu, la cinquantaine venue, entre balayages et commérages… Pourquoi a-t-il sauté le pas ? A force de voyager, il sait que les hôtels de luxe ont le vent en poupe partout sur la planète. Aussi, quand l’occasion se présente d’acheter, au large de Rhodes, sur une île vierge de tout moteur, un lot de maisons blanches cernées de caroubiers, vue à couper le souffe, il appelle son banquier. ce qu’il adore dans son nouveau job ? La relation avec l’autre, les rencontres… On ne peut pas faire ce métier sans être généreux et psychologue : il faut connaître ses clients, leurs habitudes, leurs prénoms. Les gens ne reviennent que s’ils se sentent « en famille ». Etre hôtelier, c’est aussi jouer un rôle politique : on est un ambassadeur du coin, on reçoit les journalistes, on pousse les élus locaux à investir… A quoi doit-il faire gaffe ? Ce type de projet représente un investissement lourd et ne souffre aucun amateurisme. Soit on est patron exécutif, soit on s’entoure d’une équipe performante. Il faut aussi s’intégrer à la population, avec respect et humilité, sans « la ramener ». Autre problème : la concurrence déloyale des pseudo-chambres d’hôte sur les hôtels : un phénomène international. est-ce que ça peut marcher ? Oui, si, comme Jean-Pierre Pinelli, on est un vrai pionnier du genre. Après avoir été pilote de brousse en Afrique, il crée, en 1992, La Villa, sur les hauteurs de Calvi. Trois ans plus tard, l’hôtel intègre la chaîne des Relais & châteaux. Sa table privilégie les produits locaux et devient l’une des meilleures de Corse (deux étoiles au Michelin). Le matin, on le voit jouer à la pétanque avec ses copains Jacques Dutronc, Michel Leeb et Jean-Jacques Bourdin… hotel-lavilla.com
82 / Marianne / 19 au 25 août 2016
NorbErt, le néopaysan qui cherchait ses racines
Jacky, le pêcheur à la mouche qui devient pro
Qui est-il ? Ingénieur centralien, il parcourait la France en BMW pour vendre et installer des logiciels informatiques, tout en s’interrogeant sur ce que pouvait être une vie réussie, loin des canons de l’ambition sociale vantée par nos éditorialistes et les animateurs télé… Pourquoi a-t-il sauté le pas ? Un jour, pour déjeuner, il s’arrête dans une ferme auberge du Pays basque où tout est élevé, cultivé et produit sur place, du fromage de brebis à la truite de torrent. C’est une révélation. Il décide de troquer le costume du consultant BCBG pour la blouse du paysan de la mer et de créer une conserverie à Guilvinec (Finistère), où il a des attaches sentimentales. ce qu’il adore dans son nouveau job ? Vivre et se nourrir en respectant les rythmes naturels, dans l’amour des plantes, des animaux et des humains. Et puis il n’est pas fâché de donner tort aux tenants du déracinement et du nomadisme obligatoire. « L’universel, on l’atteint en restant chez soi », disait Marcel Pagnol. a quoi doit-il faire gaffe ? A bien s’entendre avec les pêcheurs qui lui apportent sardines, maquereaux et crabes, chaque matin. A se constituer un solide réseau pour vendre ses conserves aux restaurateurs de la région. Est-ce que ça peut marcher ? Fils d’un pilote de ligne béninois et d’une paysanne bretonne, David Akpamagbo est sorti diplômé de HEC en 2008. Alors qu’on lui offrait un poste en or à la City, il a décidé de « faire le meilleur beurre du monde » dans les monts d’Arrée de son enfance, en Bretagne. Ses vaches de race broutent dans des pâturages jamais traités chimiquement. Il n’emploie aucun ferment de laboratoire. Son beurre dont la couleur change au fl des saisons est servi à la table des plus grands chefs : Alain Ducasse, La Tour d’argent, Jean-François Piège… Beurre Le Ponclet, 29400 Locmélar. Tél. : 02 98 79 25 07.
Qui est-il ? Agent d’assurance compulsif, comme Séraphin Lampion dans les Aventures de Tintin, il fait un burn-out à 40 ans qui le mène droit à Sainte-Anne ! Là, il réalise que médecins et malades se ressemblent étrangement… Pourquoi a-t-il sauté le pas ? Entre deux prises de Prozac devant l’émission de Cyril Hanouna, il appelle un ami. Celui-ci l’invite à venir se reposer chez lui dans les Landes (plus de 6 600 km de cours d’eau) et l’initie à la pêche à la mouche. ce qu’il adore dans son nouveau job ? Dans son métier d’assureur, il voulait « gérer » le risque. Là, il n’y a pas à gérer, on vit dans l’insécurité permanente ! La solitude, le silence, l’impossibilité de prévoir quoi que ce soit : on peut passer un mois sans pêcher un seul gardon. « Tout le monde veut être normal, moi, j’assume le fait d’être un peu fou. » a quoi doit-il faire gaffe ? Au printemps, la fonte des neiges provoque des crues qui menacent d’emporter tout le matériel. Surtout, comme l’explique Jean-Benoît, champion de France de pêche à la mouche, « un pêcheur n’est bon que dans sa rivière, qu’il connaît par cœur, mais il sait rarement s’adapter ailleurs ». Est-ce que ça peut marcher ? Alsacien pur jus, Adrien Vonarb fut pendant quinze ans professeur de musique au conservatoire de Strasbourg, avant de devenir pêcheur professionnel. A 5 heures du matin, il joue de l’accordéon sur le Rhin, à bord de son bateau à fond plat : « Au milieu du feuve, l’acoustique est admirable, j’entends le brame du cerf et le chant du merle. » Il navigue à la force des rames et pratique une pêche à l’ancienne, les grosses mailles de ses flets ne retenant que les poissons adultes qui ont eu le temps de se reproduire. Il fournit les plus grands restaurants étoilés d’Alsace, comme l’auberge de l’Ill et Le Cerf. Tél. : 03 89 48 62 71. Fin de la série. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 83
cet été Les plus beaux sites de l’œnotourisme 6/6
VeNtOUX
LeS VeNDANGeS DU
Entre le Rhône et la Durance, ce ne sont que jardins et vergers regorgeant de fruits et légumes ensoleillés. Et de vignes que d’habiles artisans bachiques cultivent savamment, entre nature généreuse et art de vivre. Par Périco légasse
84 / Marianne / 19 au 25 août 2016
D
es trois montagnes sacrées de la Provence que sont le Ventoux, la Sainte-Baume et la Sainte-Victoire, toutes trois porteuses de légende, toutes trois associées à un vignoble, la première est celle dont la masse phénoménale symbolise le mieux l’idée de « massif ». Avec ses 1 911 m d’altitude, dominant une arête de 25 km, l’immense muraille naturelle barre l’horizon comme pour marquer une césure entre la rigueur des reliefs alpins et la tendresse du paysage méditerranéen. Une sorte d’Olympe provençal du haut duquel on aurait la sensation de parler aux dieux. Vue de loin, l’illustre cime semble couverte d’une neige éternelle alors
qu’il s’agit d’un efet dû à la blancheur du tapis de roches calcaires karstiques qui tapissent son sommet. Ne serait-ce que l’ascension du mont Ventoux, dont Pétrarque ft un récit entré dans les annales de la littérature médiévale (et qu’il n’efectua probablement pas), l’escalade de la glorieuse montagne continue à relever du mythe ou de la prouesse et fait encore fgure d’épreuve emblématique. Cette géographie colossale et sauvage n’a pourtant rien de violent puisque tous les alentours du « géant » ne sont que des instants de paradis terrestre. Du Lubéron, à l’est, aux dentelles de Montmirail, à l’ouest, tout n’est en efet que garrigues, vallons, plateaux, forêts aux couleurs et senteurs magnifques. Quant aux territoires qui s’étalent à ses pieds entre le Rhône
jean-daniel sudres / hemis.fr - patrick frilet / hemis.fr - camille moirenc / hemis.fr
MISTRAL
périco légasse
UN pATRIMoINE hoRTIcoLE dont les plus illustres vestiges sont le melon de Cavaillon, le muscat du Ventoux, la framboise et la fraise de Carpentras.
et la Durance, ce ne sont que jardins et vergers regorgeant de fruits et légumes ensoleillés au milieu desquels la vigne se taille la part du lion. Ici brilla durant près de deux siècles le plus glorieux patrimoine horticole de France, dont le melon de Cavaillon et la fraise de Carpentras restent les ultimes vestiges. L’œnotouriste n’y trouvera pas seulement les atouts de sites mémorables marqués par la douceur de vivre méridionale, des villages charmants et des campagnes forissantes, de gentilles auberges et des étapes épanouies sous un climat délicieux, il y rencontrera aussi la passion de vignerons amenés à lutter depuis la nuit des temps contre… le soleil. Paradoxe s’il en est, si l’astre solaire est fondamental à la vie végétale, il est aussi son pire ennemi dans des
conditions d’excès. Trop de soleil tue le soleil et, si le monde de la vigne ne redoute rien de plus que le gel, la pluie incessante et la grêle, aucun raisin bombardé à outrance de rayons infrarouges ne donnera jamais de grand vin. Sans quoi les crus les plus prestigieux du répertoire viticole français ne se trouveraient pas en Bourgogne et dans le Bordelais mais dans le LanguedocRoussillon. Il appartient donc à la viticulture méridionale de « jouer » avec le soleil – et c’est ce à quoi s’attachent les vignerons du Ventoux. Reconnue en 1973, l’appellation Côtes du Ventoux s’est rebaptisée simplement Ventoux en 2008. Prolongation de la nébuleuse des côtes-du-rhône, dont elle est un terroir spécifque, l’AOC Ventoux n’est plus le petit vin du Midi que l’on trouvait en entrée de gamme dans les grandes surfaces mais une appellation d’origine à part entière, qui peut être fère de l’être. Et, si les amateurs se plaisent à saluer l’évolution qualitative de certains vignobles en l’espace de quinze ou vingt ans, ce qui se passe dans le Ventoux relève de la performance. Non pas que toute la production soit exemplaire, loin de là, car la maîtrise de certaines pratiques et la gestion des rendements demeurent l’apanage des plus rigoureux, mais force est d’admettre que l’on déguste aujourd’hui des ventoux tout à fait exemplaires. Et puis il y a cette étroite imbrication entre une nature chaleureuse et un art de vivre qui ne l’est pas moins. Le Comtat Venaissin, relativement préservé dans certains recoins des grandes transhumances estivales, restitue l’image d’une Provence à l’ancienne où le tourisme a conservé un visage humain. On goûte bien ici à tout ce › 19 au 25 août 2016 / Marianne / 85
Les plus beaux sites de l’œnotourisme 6/6
camille moirenc / hemis.fr
cet été
› que cette terre engendre de savoureux. Rien d’étonnant à ce que le monde entier veuille venir fnir ses jours à l’ombre de ces collines enchantées. Sans tomber dans le cliché folklorique, les longues perspectives jalonnées de vignes et d’oliviers où de somptueuses lumières transforment l’horizon en tableau participent de la magie des lieux. Au terme de ce périple qui nous a conduit durant six semaines sur quelques-uns des plus beaux sites de l’œnotourisme à la française, nous parcourons un vignoble parsemé de haltes méri-
DOMAINE DE FONDRèCHE
domaine de fondrèche
E
magie des lieux De somptueuses lumières transforment l’horizon en tableau, comme ici, à Mazan, au pied du mont Ventoux.
tant le détour, du village de Crillon-le-Brave, doté d’un hôtel éponyme d’où la vue sur le Ventoux coupe le souffle, à celui de Venasque, perché sur un éperon dominant la vallée de la Nesque. C’est entre ces deux bourgs, à Mazan, épicentre de l’appellation, que l’on découvrit l’atelier d’un potier datant du Ier siècle avant J.-C., au lieu-dit le Jonquier, qui fabriquait des amphores à vin. Un don du ciel que ces parcelles de grenache noir, de mourvèdre, de cinsault, de syrah et de carignan, avec un peu de counoise pour les rouges, de clairette, de grenache blanc, de roussanne et de bourboulenc pour les blancs, avec une tolérance pour le picpoul, le pascal et l’ugni blanc s’ils ne dépassent pas 20 % de la cuvée. Tout est dans la nuance. Don du ciel ? Non pas une faveur céleste liée à quelque intervention divine, même si l’on se pose parfois la question, mais au « maître » absolu des lieux, celui dont tout provient quand son soufe purifcateur étend sa bénédiction à cette terre : le mistral. Vent du Nord chasseur de nuages et d’humidité dont la force et la fraîcheur éradiquent les maladies cryptogamiques, « lou mango fango » (« le mangeur de boue ») fait donc ici la pluie et le beau temps, agit comme un thermostat en même temps qu’il tempère la ferveur solaire. Comme leur nom l’indique, les vins du Ventoux sont vendangés par le mistral. n P.L. Fin de la série.
LE VIN IDENTI-TERRE
l’entendre, et capter les messages qu’elle envoie n acquérant ce domaine en 1993, la famille à chaque millésime pour décrypter la spécifcité Barthélemy Vincenti a choisi d’associer la d’un cru. En ce sens, le domaine de Fondrèche est culture de la vigne à une éthique portée sur un cru à part entière et se distingue désormais le respect de l’origine. Plus qu’une méthode de comme l’un des feurons de l’appellation. Tout est travail, une philosophie qui nous rappelle que, ici pensé, étudié, appliqué dans un souci profond dans l’esprit de l’appellation à la française, le et sincère d’authenticité, la seule démarche qui vin doit reféter l’âme des lieux et restituer le vaille lorsque l’on a la chance de faire du vin à caractère de son terroir. Liés à des paramètres un endroit si sublime. Située à Mazan, la parcelle géographiques précis et à une confguration historique, d’une surface de 28 ha, produit des climatique exceptionnelle, les vignerons vins rouges élégants et charnus. Nous avons du Ventoux ont pour mission de rester fdèles à ces critères s’ils veulent que leur vin dise où il est né et qui l’a élaboré. C’est ce à quoi s’attellent Nanou Barthélemy et Sébastien Vincenti lorsqu’ils défnissent leur travail comme une recherche du vin « identiterre » via un jeu de mots fort en valeurs. Le sol, la plante, l’homme, et l’esprit qui préside à la culture de la vigne comme à l’élaboration du vin, ont ici quelque chose de sacré. Sous le regard du Ventoux et l’infuence du sébastien vincenti mistral, les gens de ce pays savent travaille de manière naturelle, en mettant qui est le maître. Il faut d’abord le bon cépage sur le bon terroir. respecter la nature, la comprendre,
86 / Marianne / 19 au 25 août 2016
été interpellé par la cuvée fondrèche 2014, un rouge racé, aux tanins présents mais subtils, assortis d’une bouche harmonieuse et gourmande fnissant sur de délicats arômes de fruits noirs bien mûrs. Issu de sols argilocalcaires plantés en grenache, syrah et mourvèdre (10 %), élevé en cuves et foudres, ce vin est tout à fait représentatif de ce que l’on attend de l’AOC Ventoux, de la vigueur et du charme pour un maximum de plaisir. En dégustant ce nectar sur des côtes d’agneau premières rôties sur une braise de sarments et un fromage de chèvre des monts de Venasque, cet objectif est parfaitement atteint. La halte idéale pour les amateurs d’un œnotourisme culturel et pédagogique. n Domaine de Fondrèche, 2589, avenue Saint-Pierre-de-Vassols, 84380 Mazan. Tél. : 04 90 69 61 42. Visite du domaine, parcours viticole et dégustation sur demande. Fondrèche rouge 2014 : 9,60 €.
les parcelles de vigne, plantées à 300 m d’altitude, pour les plus basses, et à presque 600 m, pour les plus hautes, échappent à la fournaise estivale. Et développent des arômes d’une fnesse incroyable.
BONNE AUBERGE
james et joanna King, Ecossais, ont lié, en 2003, leur destin à ce monument viticole.
des ateliers gustatifs permettent de s’initier aux accords entre les vins du domaine et les fromages du cru.
CHâTEAU UNANG
CRU SIGNÉ DU VENTOUX
S
itué à la sortie du village de Malemort-du-Comtat, sur la route de Méthamis, au pied des monts du Vaucluse, le château Unang interpelle non seulement par son nom à la phonétique insolite mais aussi par sa situation au milieu d’un univers escarpé. En franchissant le seuil de la propriété, on se doute que les fondateurs de la « villa Unango » avaient trouvé là un site où il se passe des choses. Comme si un phénomène tellurique engendrait ici une force positive. On sait que le domaine appartenait aux évêques de Carpentras au IXe siècle, du fait qu’ils résidaient à Venasque, alors capitale du Comtat auquel elle a donné son nom. C’est dire si l’Histoire a marqué les lieux. Proche des gorges de la Nesque, entouré d’une géographie sauvage, Unang jouit d’une confguration presque fantastique. Rien de tel pour fasciner Johanna et James King, deux voyageurs d’origine écossaise qui tombèrent littéralement amoureux de l’endroit avant de l’acquérir en 2003. Devenus rois d’Unang, les King ont lié leur destin à ce monument viticole en lui redonnant ses lettres de noblesse. Et, si les vins de l’appellation Ventoux peuvent désormais prétendre à la considération des connaisseurs, c’est beaucoup au château d’Unang qu’ils le doivent. Alors que la vigne locale produit traditionnellement des jus assez lourds et puissants du fait d’un ensoleillement massif, ce domaine bénéfcie d’une position qui limite les dégâts. Plantées à 300 m d’altitude, pour les plus basses, et à presque 600 m, pour les plus hautes, les parcelles échappent à la fournaise estivale. Alors que les vignes de la vallée rôtissent les
années très chaudes, celles d’Unang mûrissent dans une relative fraîcheur. Réalité objective qui procure aux vins une élégance inégalée quant aux tanins toujours bien fondus et aux arômes d’une fnesse incroyable. Comme quoi un relief bien orienté peut faire toute la différence. D’autant que James King s’évertue à préserver les subtilités d’un terroir bien spécifque où le grenache noir et la syrah font des merveilles en rouge, et la clairette et la roussanne des miracles en blanc. Nous avons eu un coup de cœur pour le château-unang blanc 2015, vivace et gracieux, doté de jolis arômes de tilleul et de mirabelle, et pour le rouge 2014, au fruité délicat et persistant, avec une bouche généreuse et fuide. Il existe également un rosé charmeur, hélas épuisé, et deux cuvées de rouges structurées par un élevage en tonnes de 600 l (demi-muid), « La Croix » et « La Gardy ». Ouvert à l’œnotourisme, Château Unang organise des visites de vigne suivant un parcours pédagogique animé par Joanna King. Après une dégustation au caveau, un espace pique-nique a été aménagé autour du bassin XVIIIe contigu au château avec des produits locaux, mais l’on peut aussi participer à un atelier gustatif où l’on s’initie aux accords entre les vins du domaine et les fromages locaux sélectionnés par Claudine Vigier, maître affneur à Carpentras. Une expérience sensorielle unique dans un environnement magique. n Château Unang, route de Méthamis, 84570 Malemort-du-Comtat. Tél. : 04 90 69 91 37. Château-unang blanc 2015 : 8,50 €, château-unang rouge 2014 : 8,50 €. Pique-nique, 35 € vins compris, atelier dégustation fromages et vins, 50 € (6 personnes minimum, réserver).
R
écemment installé dans les faubourgs de Carpentras, le jeune Adrien Aumaitre a transformé l’ancienne maison familiale en auberge provençale. A partir de produits locaux et de saison choisis au marché, il propose une cuisine alerte et goûteuse qu’il affche chaque jour à l’ardoise. Sa tartine de chèvre frais du pays au mesclun et son risotto d’épeautre semblent avoir été conçus pour honorer le château-unang rosé 2015 qui donne la plus sensuelle des répliques. Une découverte sur laquelle nous reviendrons plus longuement à la rentrée. Adrien Aumaitre, 471, chemin de Villefranche, 84200 Carpentras. Tél. : 04 90 34 39 67. Formule à 18 et 32 €.
tartine de chèvre frais au mesclun et risotto d’épeautre.
une ancienne maison familiale, restaurée en auberge provençale.
adrien aumaitre
château unang
LA TABLE D’ADRIEN AUMAITRE
un restaurant-bouchon-bistrot, installé dans les faubourgs de Carpentras. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 87
QueLLe époQue !
on joue
Par Benjamin Hannuna
mots croisés I
trois joueurs s’affrontent dans un coup de texas Hold’em.
II
III
IV
V
VI VII VIII IX
X
1
1. Quelle est la main favorite, la deuxième, la troisième ?
2
C
P
3
G
4
L
5
T
6 C
Illustration tom magnier
A
I
7
A T
8 9
B
10
2. Puis viennent les trois cartes du fop. Sur quelle main pariez-vous maintenant ?
Honrizontalement 1. n’est pas enregistré par le cardiographe...(3 mots) l 2. Partie du marteau - il n’y a aucune honte à être le dernier l 3. Convient pour un propriétaire - Peut avoir chignons sur rue l 4. ne met aucun sentiment à faire la cour l 5. Se rencontre à la chapelle ou au café l 6. Beurre, viande ou fruit - Ulm, pour beaucoup l 7. montées sur leurs montures l 8. César russe d’une certaine façon - Pas très large quand il s’agit de faveurs l 9. on lui doit « trois morceaux en forme de poire » - rendit jalouse la moitié d’un travailleur l 10. Hautes tensions.
Scandinave lettre
SPort
▼
▼
Manche arbreS
idéologie
▼
la chine en
grecque
SanS fineSSe Pauvre
cuvette
▼
culinaire
troPicaux
▼
VertiCalement i. ne caractérisait pas nécessairement la voix de l’homme de Cro-magnon l ii. Grande comme frontière - enigme historique - Condense un parcours l iii. Sujet pour président Pas nécessairement juste ni même légitime l iV. remède contre les piqûres - Pair de France l V. Fut illustre en son temps - Fut classé en 47 - Partie de Sumatra l Vi.Chargés d’affaires chinois l Vii. n’offre aucune garantie - Un représentant des Hauts-de-France l Viii. terre d’etain - est vénéré dans le Sud-est l iX. Spécialistes du piano - Une femme parmi tant d’autres l X. remises en question.
solutions du no 1010 Mots féchés PéninSule
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88 / Marianne / 19 au 25 août 2016
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1) Avant le fop A : 26 % ; B : 39 % ; C : 35 % 2) Après le fop A : 28 % ; B : 40 % ; C : 32 %
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cet été Les mioches et nous 6/6 Grossesse, école, famille, religions… Entre clichés, préjugés et actualité, le nouveau recueil de Pascal Gros réunit 150 dessins qui illustrent avec une dérision jubilatoire notre rapport à l’enfance. Extraits.
faudrait pas que ça grandisse
L’enfer, c’est Les enfants des autres, de Pascal Gros, éditions du Chêne, 128 p., 14,90 €. A paraître le 7 septembre. 19 au 25 août 2016 / Marianne / 89
ça va mieux en le disant
Par Guy Konopnicki
akg-images / jacques violet
était un lutteur, un combattant, et nul ne pouvait douter de sa détermination. Mais il n’avait rien d’un aventurier et se défait de toute action intempestive. Le gauchisme qui gagnait la CFDT en 1968 le surprenait d’autant plus qu’il avait été, quelques années plus tôt, l’artisan d’un rapprochement avec ce qui était encore la Confédération française des travailleurs chrétiens. A la Sorbonne, les leaders gauchistes se gaussaient de cette « force tranquille ». Treize ans plus tard, de petits génies de la communication piquèrent la formule pour en faire le slogan de la campagne de François Mitterrand. « La force tranquille » ! La politique ayant la mémoire courte, les anciens gauchistes s’extasièrent devant le génie de François Mitterrand, oubliant ce que cette force tranquille devait à Georges Séguy, à sa vision de la CGT et des combats ouvriers.
la force tranquille
L
’affolement gagnait les milieux dirigeants comme les fgures de l’opposition, dans les derniers jours de Mai 68. A Billancourt, dans le fef de la CGT, les grévistes jugeaient insufsants les accords de Grenelle. A Paris, une manifestation s’était prolongée par une nuit d’émeutes, la Bourse, disait-on, était en flammes, bien que ce ne fût jamais qu’un petit feu allumé par des cocktails Molotov. De Gaulle criait à la chienlit, avant de disparaître ; François Mitterrand, croyant son heure venue, parla depuis Château-Chinon ; le sage Pierre Mendès-France lui-même se fourvoya dans le stade Charléty hérissé de drapeaux rouges. Georges Séguy prononça une phrase qui devait connaître un étrange destin. Dénonçant « l’agitation stérile » des gauchistes, fustigeant les provocations policières, le secrétaire général de la CGT évoqua la « force tranquille de la classe ouvrière ». Dix millions de grévistes, avec très peu d’incidents et pratiquement aucune dégradation dans les entreprises occupées. Le mot s’imposait, la principale centrale syndicale incarnait la « force tranquille ». Georges Séguy pouvait d’autant mieux s’en prévaloir qu’il la défnissait lui-même. Il 90 / Marianne / 19 au 25 août 2016
georges séguy L’ancien secrétaire général de la CGT – ici, en 1970 avec Georges Marchais à Vincennes – est toujours resté un ouvrier sans jamais céder au cynisme et au dogmatisme en cours au Parti communiste.
D’autres, en ce temps-là, parlaient de la « classe ouvrière », parfois à tort et à travers. Georges Séguy, lui, demeurait un ouvrier. Il était entré comme apprenti dans une imprimerie de Toulouse, au lendemain du certifcat d’études, dans une France défaite et humiliée. Le parcours de l’ouvrier du mouvement passait souvent, depuis Proudhon, par les caractères de plomb, l’encre et le marbre. Dans Toulouse occupé, le jeune communiste Georges Séguy et son patron libertaire imprimaient les journaux de la Résistance et fabriquaient des faux papiers. Et même de vrais faux certifcats de baptême que Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, authentifait alors qu’ils étaient destinés à des juifs pourchassés. Dénoncé, Georges Séguy fut arrêté et déporté à Mauthausen, d’où il revint avec une afection pulmonaire. Il dû renoncer au plomb des imprimeries, devint électricien et entra à la SNCF. Etait-ce l’expérience du camp qui lui donnait cette profonde humanité ? Georges Séguy portait une blessure intime, la marque de sa fragilité d’adolescent confronté à l’innommable. Etre le plus jeune déporté politique de France n’était pas un titre de gloire mais une soufrance inoubliable. Séguy n’avait pas la cuirasse et moins encore le cynisme en vogue chez les dirigeants communistes. Au bureau politique du PCF comme à la CGT, il supportait mal les intrigues de cours et les inévitables coups bas. Il ne toisait jamais les militants du haut de ses fonctions, de son âge ou de son expérience. Lorsque, jeune dirigeant étudiant, je me suis trouvé en sa présence, il m’a d’abord fait part de son regret de n’avoir pu s’expliquer avec la jeunesse en mai 1968. Il n’avait pas supporté d’être traité en ennemi par des jeunes qui croyaient à la révolution. Ce n’était pas, loin s’en faut, le langage des autres dirigeants communistes. Sans jamais rompre avec eux, Georges Séguy s’eforçait de desserrer la courroie de transmission. Son indépendance d’esprit et sa popularité lui valaient quelques inimitiés. D’autant qu’il ne se privait pas de rappeler qu’il avait, lui, commencé le combat dans la Résistance. Ayant survécu à Mauthausen, il ne craignait rien ni personne. n
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