Hubert Comte
L’Art et la manière de le regarder Un manuel Si tant de gens s’ennuient dans les musées, ce n’est pas manque d’éducation artistique mais faute de savoir tirer plaisir et profit de tels lieux. Ce que Hubert Comte veut partager, de façon pratique, à partir d’expériences vécues, c’est l’entraînement du regard et le mode d’emploi d’un musée personnel que chacun peut se construire à tout âge. CAR CE N’EST PAS ASSEZ D’AVOIR L’ESPRIT BON, MAIS LE PRINCIPAL EST DE L’APPLIQUER BIEN. DESCARTES (Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. I)
Editions Volets verts
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L’Art et la manière de le regarder
UN ŒIL AVEC DES AILES Lorsque, pour la première fois, un éditeur me demanda d’écrire un livre sur l’art, l’enthousiasme aidant, l’afflux des idées me submergea. Puis une question vint : par où, par quoi commencer ? Je voulais écrire un livre utile. La meilleure façon d’opérer était de se demander de quoi les gens ont besoin. Je me suis rendu au Louvre, exceptionnellement, non dans le but et avec l’envie de voir des œuvres d’art, mais pour observer les visiteurs. La foule n’avait pas encore pénétré dans les lointaines profondeurs du grand palais. La salle habitée par le décor du Sacre était vide. Un homme entra, son regard balaya littéralement les quatre murs de ce hangar d’aviation. Il paraissait égaré. Il y avait
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de quoi. Reconnaissant le tableau de David, il lui adressa un sourire amical. Il l’avait vu dans son manuel d’Histoire. Il fallait vérifier. Il s’approcha de l’imposante planchette de bois doré où l’on pouvait lire le nom du peintre, le titre de l’œuvre, la date de sa création. Le résultat du contrôle s’avérant positif, il soupira d’aise. Peut-être une photo ? La peinture était véritablement immense. Il fallait reculer, encore et encore. Il s’éloigna tant, tout rapetissa tellement qu’il renonça. Le couloir de la sortie le happa.
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De La Joconde, il n’émergeait que le haut du front. Sur la pointe des pieds, oscillant de gauche à droite et de droite à gauche suivant les mouvements du visiteur leur faisant écran, des amateurs en grappe, attendaient le moment de leur vie : « Voir La Joconde ». L’effort pour y parvenir avait été tel qu’il ne resterait sans doute rien de la vision. Déçus par la petite taille du tableau, poussés par d’autres arrivants, fatigués de se tenir sur leurs jarrets tendus, pensant au fond d’eux-mêmes qu’il n’y avait point là matière à longue contemplation, les amateurs quittaient assez rapidement la mêlée.
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Les choses devraient se passer mieux dans la grande galerie. La circulation y est facile, les tableaux si nombreux que l’on peut à son aise se camper devant ceux qui vous plaisent. Là, point de ces stars qui accaparent les attentions, provoquent de dangereux attroupements. De nouveau quelque chose n’allait pas.Tant de tableaux ! En choisir un et bien le regarder comme disaient souvent les gens qui s’y connaissent… mais, lequel choisir ? et pourquoi celui-ci ? Et pourquoi pas le suivant qui justement m’intrigue car je le vois un peu déformé ? Du coup, je me demande ce qu’il peut bien représenter… Allons voir. Ainsi, pour une raison ou pour une autre, les visiteurs ne s’attardaient pas devant les richesses qui méritent de longs regards. Dès le premier jour, le futur amateur d’Art portait en lui un handicap envahissant, caché. Ces yeux virtuoses, entraînés par nos ancêtres, excellaient à embrasser un vaste paysage pour y déceler à l’instant l’infime mouvement révélant la menace d’un ennemi, ou dénonçant au chasseur son gibier. L’urgence. Un livre sur l’art est le condensé d’une visite dans un musée organisée et arrangée par celui qui veut montrer l’art. Qu’allais-je devoir dire aux visiteurs de mon musée imaginaire pour qu’ils restent avec moi le temps d’un voyage à l’intérieur d’une œuvre d’art ?
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L’IMPRESSIONNANT SILENCE… Un rien peut vous faire voir les choses autrement. En regardant comme si j’étais à la place des visiteurs la galerie des statues grecques, je l’ai trouvée froide dans la lumière blafarde de l’hiver. Un défilé de corps pâles ; les alignements d’un cimetière ; l’entrepôt d’un marchand de statues décoratives pour jardins, c’est ce qu’évoquait ce lieu pour nombre de visiteurs.
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Cela se voyait à leurs yeux effarés, à leur démarche intimidée. Tant de personnages colossaux, drapés ! Parfois, pour rompre le charme, quelqu’un touchait du doigt un pied ou un genou de marbre. Encore une fois, je tentai de penser à la place des autres. Depuis longtemps, je ne le ressentais plus mais, bien sûr, eux devaient être désarçonnés par ces têtes sans corps, ces torses décapités, ces mains absentes et ces épaules sans geste. Et quel silence, pesant ici encore plus fortement que devant les tableaux, ces images. La forme, le geste, la taille de véritables êtres mais sans leur voix, le bruit de leur pas, le frôlement des tissus. Un silence de pierre, un coup de baguette pétrifiante… En fait, un double silence. Celui, normal, du marbre, de l’objet inanimé. Au-delà, celui de l’artiste. Ni Praxitèle, ni Rubens, ni Goya, ni Rodin n’ont laissé une ligne pour dire ce qu’ils avaient voulu faire ressentir à ceux qui verraient leurs œuvres après eux, durant cette très longue durée qu’est l’éternité. S’ils avaient été écrivains, cela, ils l’auraient dit avec des mots. Tout est là : ils ont parlé avec des lumières, des ombres, des matières, des couleurs. Une langue non naturelle, qu’aucun enfant n’apprendra sur les genoux de sa mère. Une langue faite de correspondances, d’équivalences variables, certes, d’un individu à un autre, mais touchant aux profondeurs de l’homme.
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L’impressionnant silence
Comme celui des êtres, le silence des musées oppresse. Bientôt le visiteur se dit : « Je ne fais rien ici, même pas échanger quelques mots, il ne se passe rien. » Alors il se lève et s’en va. En quittant la grande salle vide, je souriais en moi-même à la méticuleuse prévoyance de Louis xiv : il avait pris le soin et la peine de rédiger son fameux Manière de visiter les jardins de Versailles. Mon livre allait devoir remplir ce silence ou plutôt montrer à le remplir par autant de moyens qu’il le faudrait. De façon immanquable. A défaut de fournir le magique « rossignol », ce trousseau de clés à toutes serrures, je voulais proposer une simple, une pratique boîte à outils. De celles qui vous donnent la joie d’exercer votre savoir-faire.
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LA RUSE DU PASSEUR Mademoiselle Malo nous avait si bien raconté l’histoire de Vercingétorix et de sa fin tragique que je suis revenu de classe en serrant les poings. Il n’aurait pas fallu qu’un soldat de César se trouve sur mon chemin ! Au déjeuner, j’ai demandé à mon père de me raconter cette histoire, avec le secret espoir – j’avais sept ans – qu’elle se termine, cette fois, par une victoire. Que s’était-il passé ensuite ? Où pouvait-on voir des choses laissées par ces GalloRomains ? Mon père sourit : il tenait la réponse : nous irions ensemble le dimanche suivant voir une statue et des objets de cette époque conservés au musée de la ville. Dimanche n’était pas éloigné, le musée Denon pas davantage : de la fenêtre de la salle à manger, je dessinais sa façade en me croyant face à un temple grec.
Le cheval ailé d’une monnaie de la tribu gauloise des Elusates.
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La ruse du passeur
Lion terrassant un gladiateur (Chalon-sur-Saône, musée Denon)
Trouvé dans la ville même, le groupe en pierre Lion terrassant un gladiateur trônait, seul, dans la demi-clarté d’une petite salle voûtée. L’énorme crinière dessinait des collerettes rayonnantes, solaires, autour de la tête du fauve. L’homme vivait ses derniers moments, l’animal posait dans une attitude de triomphe face aux spectateurs de l’arène. Naturellement, je posai une question sur ces jeux du cirque : ils horrifiaient mon père. Nous devions maintenant rejoindre la maison pour aller en famille voir ma grand-mère. Du sous-sol à la sortie, notre chemin passait par deux des salles du musée. En traversant, je sentis une présence au-dessus de moi et levai les yeux. Dans une caisse en verre renforcée de
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bois aux arêtes, suspendue par des chaînes au plafond, un poisson. Féroce. Je questionnai. C’est ainsi que je fis connaissance avec l’Esturgeon… Et quelle était cette momie paraissant garder l’entrée de la salle ? La réponse vint : une armure de samouraï. En cuir bouilli. Avant que je ne m’élance vers d’autres énigmes et merveilles de ce cabinet de curiosité, mon père me rappela notre promesse de ne pas nous attarder. Main dans la main, nous quittâmes ce palais des ombres pour rejoindre le monde animé des choses familières. Bien longtemps après, un ami m’a demandé si j’avais toujours été possédé de la même fringale – la rage, même – de visiter des musées. J’ai cherché dans mes souvenirs et revu cette brève incursion dans le palais des choses étranges et inconnues. Un pédagogue virtuose avait mis en moi non pas une idée mais une expérience vécue : un musée n’était ni une nécropole, ni un orphelinat dirigé par le hasard, encore moins un parcours obligatoire mais un lieu où des voix bien vivantes répondaient à vos questions. Ce « trop peu » était une magnifique invention. L’idée était lancée : bien sûr, je saurais revenir seul. Car il y avait là les fameux silex taillés de Volgu, les boucles de ceinture des guerriers mérovingiens… Le fil qui m’a été tendu ce jour-là, je le tiens encore. (Merci).
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L’ART DE PRENDRE AUX MUSÉES CE QU’ILS PEUVENT DONNER Nombre de musées ont été bâtis avec l’idée de faire honneur à l’Etat ou à la ville qui les avait commandités. Du coup, ils ressemblent à des temples grecs, à des mairies, à des banques, à des chambres de commerce et… à rien du tout. Le résultat est qu’ils glacent dès l’abord, faisant présager un moment ennuyeux dans un lieu vaste, froid, fleurant bon le moisi. Il faut dominer ce préjugé, franchir ce minime barrage d’un saut. Entrer. En effet, on se moquerait de celui qui garderait l’écrin en velours noir du beau collier d’émeraudes et… jetterait le bijou. Si l’on vous annonce que dix dessins de Dürer sont exposés dans la grange d’une ferme, rien ne vous retiendra. Si des toiles de Matisse sont accrochées aux murs d’un garage ou d’un entrepôt, vous serez le premier à relever le défi, à vous rendre dans ce lieu avec le sourire, en affirmant même que le cadre vous est totalement indifférent. Alors, que l’on ne se laisse pas impressionner par les hauts plafonds, les fresques, les lambris. Une fois entré, l’amateur d’art doit confronter ses impératifs personnels à ses goûts, à ses possibilités. Le temps dont il
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dispose, sa résistance à la fameuse lassitude « muséenne », l’éventuelle spécialisation du musée, sa taille, enfin le degré de familiarité du visiteur avec les lieux lui suggérant la conduite à adopter. Il pourra, le cas échéant, opérer un « raid » jusqu’à l’œuvre avec laquelle il entretient une conversation. (Je ne passais pas par Rennes sans aller m’enivrer, même un bref instant, de la contemplation des monnaies gauloises ; à Berlin, il me semblait avoir un perpétuel rendez-vous avec L’Enseigne de Gersaint ; au musée d’art populaire de Lisbonne, j’allais droit à « ma » carabine si fine, si gracile, si gaie avec son fût et sa crosse passés au minium…) Il n’est pas recommandé de se boucher les yeux en traversant les salles avoisinantes du musée. C’est peut-être l’occasion de découvrir une nouvelle passion, qui sait ? Un moment, même court, face à une autre œuvre ne peut être que bénéfique : il apportera son eau au moulin de la partialité, mettra en œuvre l’effet de faire-valoir ou de contrepoids. De toute façon, JE CRAINS L’HOMME D’UN SEUL TABLEAU. * **
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DE L’AISANCE DANS LES MUSÉES, RAISONS ET MOYENS Il arrive que l’on se fasse un monde de ses ignorances… Si l’on ajoute à cette appréhension la gêne que ressentait le paysan qui se rendait au château – sans parler de celle éprouvée par le matelot convoqué chez son commandant – on perd de notables chances de tirer de lui ce qu’il peut vous donner. Il ne faut pas s’avancer vers la maison des œuvres d’art sur la pointe des pieds, comme le mendiant qui craint le chien, ni comme le mineur encharbonné ou le chasseur errant par là, qui craignent de salir… Non plus avec la résignation somnolente de qui se prépare à entendre un sermon. On doit entrer au musée du pas ferme d’un propriétaire. Nationaux ou municipaux, les musées ont été remplis par les dons et les impôts de nos ancêtres et les nôtres. Le droit payé à l’entrée correspond à un « permis de voir » pour la journée. Peut-être les diamants sont-ils au coffre, les tissus fragiles dans des tiroirs, les manuscrits délicats à l’abri de leurs armoires… quiconque en fait la demande peut se faire montrer telle monnaie du Cabinet des médailles de la Bibliothèque Nationale ou telle feuille du Cabinet des dessins du musée du Louvre. Le visiteur du musée partage donc avec ses contemporains cette qualité de cohéritier des splendeurs créées par nos
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prédécesseurs. On a tendance à opposer l’héritier au travailleur : le premier serait un fainéant dont l’assiette se remplirait, comme par magie, d’alouettes tombées toutes rôties du ciel tandis que l’autre aurait bâti, lui-même, sa fortune à force de labeur, de patience. Certes, on a vu des héritiers dilapider leur soudaine fortune, gaspiller le don qui leur avait été fait. Ils sont les mauvais riches de la parabole. D’autres jouent un rôle éminemment positif, ils relancent le moteur des choses, font fructifier les trésors amassés, arrosent les fleurs abandonnées, rouvrent les volets de la grande maison endormie. Ainsi doivent se voir les visiteuses, les visiteurs des musées. Elles, vêtues comme des fées, tenant la fameuse baguette magique qui va délivrer le prisonnier de son terrible enchantement. Eux, en princes charmants, sûrs d’eux, traversant à grands pas les salles sonores de l’effrayant château enchâssé dans sa forêt pour aller réveiller la princesse. Non seulement les œuvres d’art vont sentir battre à nouveau leur cœur durant le temps du dialogue, celui de la visite, mais l’avenir est déjà lancé. Les graines ont été semées. La mémoire est là pour les accueillir. Subtilement, elles vont habiter la vie intime des amateurs d’art, entrer dans la composition de leur moi intérieur, même de façon invisible. Attendre, illuminer d’autres œuvres d’art, parler pour elles et
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enfin, un jour, pour passer le témoin à un enfant, à un neveu, à un ami. Sortir au grand jour, comme un papillon à la lumière et, douées de la parole, celle qui fait comprendre et enflamme. Parce qu’elles étaient là. Les œuvres d’art mènent une vie double, une et multiple. L’objet unique, précieux comme une relique, demeure dans son écrin, sa châsse, son palais, sa forteresse. Pendant ce temps, son image, et l’impression qui lui était accolée, divisée à l’infini, court dans les mémoires des individus de l’innombrable fourmilière humaine. Des moulages relaient les statues. Dans des musées, chez des particuliers. Dans les bibliothèques, publiques ou privées, les livres, les reproductions sont prêts à répondre présent. Les modestes cartes postales veillent en piles dans les magasins ou chez leurs destinataires. Parfois épinglées au papier peint d’une chambre.
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ABRITANT LES TABLEAUX, LES STATUES, COMME LES BANQUES LEUR OR, CES MUSÉES, QUI SONT-ILS ? Des enfants du hasard, de l’enthousiasme, de certaines volontés et enfin du puissant aiguillon de la vanité. Un attelage de passions humaines tantôt emballé, tantôt marchant au pas, ou même ensommeillé. Une mosaïque de dons, d’achats, de collections, de trouvailles, et aussi d’échanges, même de réquisitions et de confiscations pour ce qui est du mode d’acquisition. Dans l’ordre du temps, l’échantillonnage le plus total depuis le fossile antérieur au silex taillé jusqu’à une aquarelle encore fraîche en passant éventuellement par les reliques de l’histoire de la ville. Considérant les provenances dans l’espace, tout est possible : les musées d’ethnologie affichent leur passion égale pour les cinq parties du monde ; certaines galeries d’archéologie n’exposent que les résultats des fouilles du cru. Les présentations, les rangements dépendent des goûts, des budgets des conservateurs, des règlements du lieu, des testaments, des caprices des mécènes : tel donateur impose que sa collection se présente comme un tout isolé, qu’elle reste arrangée comme chez lui, les tableaux serrés les uns contre les autres ou les sculptures modernes alternant avec les statues aztèques, les plantes vertes. En somme, le catalogue d’un musée, c’est très proche de la liste d’inventaire
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de plusieurs cabinets d’amateurs réunis en un avec, en plus, le début de la collection que le ou les conservateurs auraient souhaité posséder. Quant au lieu qui abrite les précieux objets, ce peut être d’anciens bains romains, un bâtiment public désaffecté (gare, caserne, hôpital, halle, entrepôt, chantier naval), un ensemble religieux (la chapelle, le cloître, le cellier, le dortoir, le réfectoire, l’atelier, les cellules des moines…), un château, un palais, un bâtiment édifié dans le dessein d’en faire un musée (suivant l’époque, on peut obtenir le sosie des chambres de commerce et autres succursales de banque ou une prestigieuse et transparente maison de cristal et d’acier, invitation à franchir un rayon impalpable pour accéder à la culture...) Le passage de l’air libre du dehors au dedans parfois un peu sombre, meublé d’un étrange silence surprend assurément. Un arrêt au Louvre, devant le formidable donjon du sous-sol ; au musée de Cluny devant l’agencement des bains romains ; face au Centre Pompidou l’exposé des intentions de ses créateurs, le récit de son succès, constituera une merveilleuse transition. Le visiteur s’attendra à fouler le sol d’une grande couverture piquée, il sentira le souffle d’une foule d’hommes divers ; connaissant un peu de l’origine du lieu et quelques-unes des aventures des objets qui y sont conservés : il entrera en pays connu.
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LE POISSONNIER DU LOUVRE Un jour, par le plus grand des hasards, j’ai fait la connaissance d’un homme d’affaires.Très vite, j’ai vu qu’il aimait tout ce qu’il entreprenait. Sa curiosité était infatigable. Il questionnait le maçon sur la pierre. Ecoutait. Le jardinier lui enseignait la taille des rosiers. Je vois les éclairs de ses yeux si on lui avait expliqué les principes de l’écriture cunéiforme. Naturellement, nous avons sympathisé. Il n’a pas tardé à découvrir que mon plus récent livre avait pour sujet la peinture… Ce diable d’homme devait avoir du vif-argent dans le sang : huit jours plus tard, il me rendait visite, le livre à la main, en me demandant une dédicace. Bien sûr, les mots les plus chaleureux surgirent au bout de ma plume à l’intention de ce bouillant converti. (Il n’avait jamais de sa vie croisé le chemin de l’Art.) Se sentant en confiance, il me demanda si j’accepterais de passer un moment au Louvre avec lui. Je répondis que ce serait un plaisir. Je le pensais : j’ai remarqué que l’on visite mieux en faisant visiter. — « Quelques personnes de sa famille pourraient-elles l’accompagner ? » Deuxième « bien sûr. » Son fils de dix-sept ans était, lui aussi, un passionné.
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Le poissonnier du Louvre
Une passion unique, depuis l’enfance, le dévorait : l’amour des poissons. Il aurait pu opter pour les musées océanographiques, la plongée, les films, la vente des poissons décoratifs tropicaux… non, lui, ce qu’il voulait, c’est être poissonnier. Rien d’autre. Il sursauta quand je lui dis, en montant à ses côtés le grand escalier, que cela me paraissait passionnant et que j’aimerais bien, un jour, aller le voir officier. Un pacte tranquille avait été scellé : aujourd’hui je montrais ce que je connaissais, une autre fois ce serait son tour. À cet instant même, le dieu du hasard organisait l’avenir. Tout peut arriver dans un musée. Ainsi, après avoir tourné autour du donjon, goûté la fraîcheur des arbres près de Puget, contemplé la gloire du Roi-Soleil, nous étions maintenant chez Chardin. Le mot n’est pas trop fort : ses proches étaient là, comme de paisibles apparitions, son autoportrait semblait me sourire, nous souhaiter la bienvenue, m’encourager à expliquer le monde calme, fraternel des natures mortes, ces peintures de la vie silencieuse. Les objets familiers étaient ceux-là mêmes qu’il avait eus en main. Je montrais un couteau posé en diagonale, dépassant du bord de la table de pierre quand le garçon, d’un pas décidé, quitta notre petit groupe. Il avait vu la raie.
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Dans ce lieu inconnu, dans ce palais immense, solennel, parmi ces objets nouveaux, ces statues, ces images incompréhensibles, ces tableaux, voici qu’il était chez lui. Avec une totale maîtrise, il détaillait le poisson à voix haute, comme s’il avait voulu nous la vendre, cette raie. Elle était fraîche, elle pesait certainement ses deux kilos, elle avait été ouverte en application des meilleurs principes, c’était une femelle dont on voyait les œufs… Du coup, on aurait pu déduire la saison en laquelle cette toile avait été peinte.
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Le poissonnier du Louvre
Les questions se mirent à pleuvoir. « Comment le peintre avait-il pu faire ? Assurément, il avait disposé chez lui de cette belle raie, achetée pour sa table, par son épouse ou leur servante. Il l’avait exposée face à lui afin qu’elle prenne une place d’honneur dans la peinture à venir. Offerte à une certaine lumière. Observée avec la plus grande attention. Représentée avec la plus scrupuleuse, la plus modeste exactitude, bien que… — Bien que… — Si vous regardez de près, vous voyez que l’artiste n’a pas décalqué le poisson, il n’a pas serti sa forme et son contour, il a seulement posé, bien à leur place, des touches de lumière et de couleur. De tout près, cela ressemble à un chaos, quand vous reculez, à une certaine distance, la magie opère : l’image du poisson réapparaît. C’est cela aussi la peinture. — J’ai compris » dit sérieusement le jeune homme. Ah ! Si j’avais été magicien, j’aurais, d’un coup de baguette, réuni pour lui tous les poissons de la création peints et sculptés. Les hôtes du Nil des fresques égyptiennes, les dauphins joyeux des peintures de Santorin, les rougets minutieux des mosaïstes romains, la baleine de Jonas d’un miniaturiste italien, la carpe dans un baquet de Stottskopf, la truite colossale peinte par Courbet en prison… Et aussi, parce qu’il faut savoir sortir de chez soi, sourire un peu, j’aurais ajouté à ce
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vivier les si beaux poissons en bois de l’aéroport de Bangkok, la modeste carpe en chocolat de nos pâtissiers et les poissons peints sur des tubes de tissu offerts au vent pour la fête des garçons dans le ciel du Japon… À la suite des ondulantes créatures marines, notre visiteur affectionnait peut-être les peintures de bateaux, les vues de marchés, les scènes de banquets ou encore, qui sait ? les paysages de bords de mer, les victuailles en général. Dans le grand musée, la prochaine fois, je le conduirais vers eux. Son enthousiasme, son naturel m’avaient donné une bonne leçon : pourquoi tout compliquer, pourquoi chercher une autre porte alors que le Louvre en comporte cent et que celleci est grande ouverte ? Pourquoi affirmer que tout est dans la façon de peindre, que le sujet est sans importance alors que, la première fois, il s’agit surtout de ne pas rebuter ? Entrons au Louvre par la porte des poissonniers, la poterne des fleuristes ou le porche des athlètes. Selon la passion du visiteur, son amour transformera le chemin escarpé, cahoteux, en une voie lisse, pavée de cristal et d’or. * **
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LA DISTANCE Le choix de la distance qui sépare son œil de l’œuvre d’art fait partie des libertés accordées à l’amateur d’Art, au visiteur du musée. En effet, personne n’a marqué sur le parquet d’un musée la place idéale du spectateur. En théorie, elle se situe entre une proximité dangereuse pour l’œuvre et… le fond de la salle. En pratique, elle est affaire de vue, de goût, elle est en rapport avec la taille de la surface à regarder : le visiteur la trouve tout naturellement en pénétrant dans la salle qui abrite le tableau. Que serait une « mauvaise » distance ? Deux exemples tirés de la vie pratique le feront comprendre. En utilisant la lentille d’une forte loupe – qui réduit artificiellement la distance séparant l’œil de l’image – pour examiner une photographie noir et blanc reproduite dans un quotidien, que voit-on ? La trame, un échiquier de points noirs et gris sur fond blanc, plus ou moins gros pour les zones claires et, pour les parties sombres, de minuscules points blancs sur un fond où les noirs se sont tellement élargis qu’ils se rejoignent pour créer une surface continue. L’image perd son sens, elle n’est pas reconnaissable. Le lecteur du journal est allé trop loin : il est comparable à celui qui irait au théâtre à bord d’un bolide et, trop pressé, traverserait le fond de scène pour se retrouver dans la machinerie !
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Les professionnels de la photographie travaillant avec l’agrandisseur connaissent bien cette limite à ne pas franchir pour la reproduction d’un négatif. L’image d’une monnaie de douze millimètres de diamètre – même en parfait état de conservation – pourra être difficilement agrandie au-delà d’une vingtaine de centimètres pour être reproduite dans un livre regardé à une quarantaine de centimètres. En revanche, s’il s’agit d’une affiche de quatre mètres sur six destinée à être apposée sur le mur d’un immeuble, comme elle sera vue d’assez loin, peu importe si, de près, elle n’est qu’une incompréhensible juxtaposition de points : ce n’est pas là la bonne distance. En réalité, l’image du journal et l’affiche sur le mur « fonctionnent » parce que, de façon certaine, l’utilisateur sera placé à la bonne distance. L’extrémité du bras du lecteur pour la première, la largeur d’une avenue pour l’autre. Dans l’un et l’autre cas, c’est à notre vue insuffisamment perçante que nous devons de voir des lignes continues, des plages unies là où il n’y a que des pointillés, des zones piquées de petits points. De façon comparable, c’est une impuissance de l’œil qui nous fait prendre pour un mouvement continu le passage de vingtquatre instantanés en une seconde du cinématographe… La bonne distance est celle qui permet d’embrasser d’un seul regard le tableau dans son intégralité, sans que le lointain
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produise les effets de flou. Sans être déformé, l’ensemble est perçu sans que, nulle part, l’impossibilité de « lire » un détail soit ressentie comme un manque. Cette distance que nous trouvons d’instinct, la toile elle-même la transporte avec elle. Elle correspond au nombre de pas que le peintre dans son atelier parcourait en reculant pour juger l’effet de ce qu’il venait de peindre. Ceci nous fait imaginer l’œuvre d’art dans son lieu de création.Voici le miniaturiste devant son minuscule chevalet avec sa forte lampe, sa loupe. Le graveur attablé devant sa plaque de cuivre. Soutine peignant ses harengs dorés accrochés à la poignée de sa fenêtre. Magritte dans l’ordre immuable de son appartement. Modigliani sans doute dans une chambre nue meublée d’un seul divan. Géricault dans l’immense atelier loué tout exprès pour peindre la terrible histoire du Radeau de la Méduse. Cézanne inondé d’une lumière qui illumine la nappe, se change en la matière des pommes et jette des arcs-en-ciel de cristal sur le verre des bouteilles. Certaines grandes toiles vénitiennes sortaient d’ateliers équipés de rouleaux : tout avait été si minutieusement préparé que le peintre travaillait fragment par fragment. Il verrait l’œuvre en entier quand elle serait en place. Et MichelAnge, minuscule silhouette s’attaquant à des colosses, couché en haut d’un vertigineux échafaudage, tout arrosé de peinture, dans le vaisseau vide de la Sixtine… Cette dernière évocation fait bien
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voir ce qu’est cette distance impérativement imposée au peintre et au spectateur par le lieu : on ne voit, on ne verra le plafond de la Sixtine que du sol. Michel-Ange a peint sans oublier cette loi un seul instant. Avant que l’on dévoile l’œuvre, il n’avait pu en voir, le matin en arrivant, le soir en reprenant – tout courbatu – contact avec le sol, que des fragments. Jamais le travail en cours, toujours caché par des planches. Et pourtant, comme toute œuvre sortie des mains de l’homme – et non pas seulement de son cerveau – ces peintures ont été faites à distance de pinceau tenu à bout de bras. Cette distance qui ne permet plus de voir l’ensemble est celle du travail de l’artiste.Tout n’a pas été prévu pour être vu obligatoirement de si loin que le plafond de la Sixtine. On s’avance Michel-Ange s’est vers la fresque dans une cathédrale, vers les représenté peignant mosaïques des églises de Ravenne, les tapissela voûte de la Chapelle Sixtine ries des châteaux ou tout simplement en la marge d’un direction de la peinture accrochée au mur du dans sonnet : « A faire ce salon. Alors, que découvre-t-on au cours de travail, il m’est déjà venu un goître… » cette avancée vers la surface peinte ?
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EXTRAIT DU JOURNAL D’EUGENE DELACROIX 25 janvier 1857. – Liaison. Quand nous jetons les yeux sur les objets qui nous entourent, que ce soit un paysage ou un intérieur, nous remarquons entre les objets qui s’offrent à nos regards une sorte de liaison produite par l’atmosphère qui les enveloppe et par les reflets de toutes sortes qui font en quelque sorte participer chaque objet à une sorte d’harmonie générale. C’est une sorte de charme dont il semble que le peintre ne peut se passer. Cependant il s’en faut que la plupart des peintres et même des grands maîtres s’en soient préoccupés. Le plus grand nombre semble même n’avoir pas remarqué dans la nature cette harmonie nécessaire qui établit dans un ouvrage de peinture une unité que les lignes ellesmêmes ne suffisent pas à créer, malgré l’arrangement le plus ingénieux. Il semble presque superflu de dire que les peintres peu portés vers l’effet et la couleur n’en ont tenu aucun compte ; mais ce qui est plus surprenant, c’est que chez beaucoup de grands coloristes cette qualité est très souvent négligée, et assurément par un défaut de sentiment à cet endroit.
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DE NOUVEAUX MONDES Nos yeux sont ainsi faits que, lorsque nous nous approchons d’un tableau, nous focalisons notre attention sur une partie de la toile, sans doute en forme d’ovale couché. Nous ne faisons que « sentir » la présence du reste de la peinture. C’est en déplaçant cette « fenêtre » sur la peinture que, peu à peu, nous l’aurons vue en détail et en entier. Il faut penser au rond de clarté que projette une lampe sur un mur examiné dans une pièce sombre. Ou mieux : le tableau serait divisé en un certain nombre de petites peintures apparaissant successivement par une fenêtre ménagée dans l’écran noir qui masquerait l’œuvre. Le catalogue de ce qui vient alors à votre rencontre est long, varié. Il peut cependant être ramené à deux grands ensembles : on va découvrir « comment c’est fait » et aussi des choses « nouvelles ». En ce qui concerne la technique du peintre, l’écart est ouvert à l’extrême. D’un côté, les maîtres de la peinture ancienne (qu’il s’agisse des primitifs flamands, de Dürer ou de Léonard de Vinci) qui rendent invisibles les traces de leur pinceau aussi sûrement que les fameux Peaux-Rouges balayant derrière eux pour redresser les herbes couchées sur leurs empreintes. À l’opposé, le chemin sinueux, bien affirmé, de la
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brosse de Kokoschka ; les serpents et les bâtons de la touche en épaisseur de Van Gogh ; les mille et un confettis de Signac ; la balafre d’escrimeur laissée par le pinceau de Toulouse-Lautrec ; les encroûtements des pastels de Degas… Le champ entier d’une nouvelle graphologie s’ouvre à nous. Voici la sûreté de main ou l’hésitation, la reprise et le repentir, la violence et la hâte face à l’ouvrage qui avance trop lentement. Surtout l’infaillibilité du coup d’œil de Velázquez ou de Frans Hals : ce qui était net à la fameuse bonne distance l’était en raison d’une mystification de nos yeux. Ce qui était – sûrement – un nœud de ruban de soie sur le vêtement de la ménine devient, de près, une explosion d’or et de feu. Quant aux mains de la Régente de Hals, au fur et à mesure que l’on s’en rapproche, elles perdent volume et matière pour devenir un signe élémentaire de main fait de bâtonnets clairs plus ou moins bien disposés. Et pourtant, comme on en était sûr, de ce nœud, de cette main ! À l’inverse, la proximité fera découvrir de subtiles et délicates variations là où l’œil croyait trouver de longues plages de couleur unie. Je pense en particulier aux ciels si pleins, si tremblants de Turner, de Corot, de Boudin. Parfois, on aura la surprise de découvrir, trahie par une légère épaisseur, la présence fantomatique d’une poire et d’un compotier qui figuraient en bonne place dans la première version du
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tableau. Cependant ceci appartient au domaine de ces anecdotes qui permettent aux guides des musées de ne pas rester cois devant une peinture plutôt que de faire progresser les visiteurs vers le partage du sens, ou tout simplement des plaisirs et des bonheurs que donne la peinture. Venons-en aux « apparitions ». Il n’est certainement pas question de ces jeux auxquels se livrèrent certains peintres. Le spectateur s’approche de l’image d’un gros rocher et y découvre, esquissés, les traits du visage d’un ogre. En jour rasant, une mante religieuse apparaît aux pieds de quatre saints dans une peinture de Botticelli d’une église de Lucques. Enfin, le visiteur prévenu saura voir (Tête coupée de Saint Jean-Baptiste posée sur un plat à pied, par Andrea Solario au musée du Louvre) répété deux fois, déformé dans le sens vertical, l’autoportrait de l’artiste dans un reflet lumineux sur le métal. Non. Il s’agit de parties du tableau que la distance empêche de distinguer. Exactement comme, de loin, seule la masse du figuier nous apparaît et non pas le dessin, si remarquable, de chacune de ses feuilles. De la même façon, je reconnais la silhouette d’un homme qui marche de l’autre côté de la rue, je pourrai désigner la couleur de son manteau et de son chapeau mais pas décrire la forme des boutons de son vêtement.
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Au fur et à mesure que je m’approche de l’immense toile de Véronèse Les Noces de Cana et donc que je choisis d’en examiner un fragment, des détails se précisent. Les visages et leur expression, les mains et leur position, les vêtements et leurs dessins, leurs broderies, la table et la vaisselle, les couverts qui y sont disposés, l’occupation de chacun, les regards qui relient les convives entre eux… et jusqu’à quelques pigeons passant dans le ciel.
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D’un fragment à un autre, de détail en détail, l’œil s’enchante à voyager longuement, à inventorier précisément la vaste composition. Maintenant, si je m’éloigne, tels des lampes qui s’éteindraient, les détails vont disparaître peu à peu, pour se fondre dans la teinte d’ensemble de la zone à laquelle ils appartiennent. En commençant par les plus ténus, les plus fouillés. Et le tableau va se recomposer en larges fragments. Quelques pas en arrière et ils vont se souder pour reconstituer le grand tableau. Grâce à mon déplacement, je sais qu’ils sont
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là : déjà ma vision de la peinture entière n’est plus la même. Sans les voir, là où ils sont, je les devine, je les sens. Ils sont utiles à leur place, dans l’ensemble qui semble les absorber, comme chaque pierre dans la composition du mur : il n’y a pas de vide dans une peinture. Naturellement, Les Noces de Cana, ce tour de force, constituent un cas extrême de grande surface et donc de profondeur du déplacement demandé au spectateur. Si nous prenons maintenant un tableau de dimensions beaucoup plus modestes comme la Nature morte à la raie de Chardin et nous en approchons, qu’allons-nous découvrir ? Le masque repoussant,
quelque peu diabolique, de la raie nous fera sursauter ; nous pourrons identifier et compter les objets alignés ; en voyant les taches noires qui marquent, de façon cocasse, le museau du chat et lui donnent la figure d’un apprenti ramoneur, nous
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savons que le peintre nous fait l’amitié de nous inviter à pénétrer dans son intimité : cet amateur de poisson n’est ni une abstraction, ni n’importe qui, c’est le protégé du peintre luimême ; dans Le Buffet, en haut à droite, sur fond d’ombre, haut perché, un perroquet nargue le chien. De loin, le visiteur
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du musée n’avait vu que deux animaux vivants ; de près, il en trouve un troisième. Comme nous sommes loin des objets silencieux à en être fantomatiques, de l’abandon des gibiers morts ! Chardin s’est évadé du cadre strict de la nature morte pour y introduire la vie, avec ses appétits, ses colères, ses batailles. Il vous prend l’idée d’inventer une fable qui s’intitulerait : le chat, le chien et le perroquet. Et sa morale préviendrait qu’un bon gardien doit se méfier davantage d’un voleur sur pattes de velours que d’un bruyant chapardeur… D’autres tableaux sont de dimensions si réduites que la distance-impression d’ensemble et celle permettant l’observation des détails se fondent en une seule. Le spectateur se trouve dans la position du lecteur d’une page imprimée qui règle luimême la distance de l’œil au papier pour une lecture claire et sans fatigue. Même si le visiteur du musée se concentre sur un détail, tout le reste de la peinture n’est pas loin. On devait s’y attendre – l’Art n’est-il pas d’abord affaire d’individus, de personnalités qui tiennent à manifester leur caractère unique – certains tableaux échappent à cette loi des deux postes d’observation. Les artistes qui les peignirent – et parmi eux nombre de Primitifs flamands – ont voulu étirer audelà du vraisemblable, prolonger jusqu’à un incroyable infiniment petit le champ de notre vision. C’est ainsi que, au-delà
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de la Madone au Chancelier Rolin et de son donateur, on pourra voir une fenêtre ouverte, à travers son encadrement un jardin bordé de créneaux ; ceux-ci, à leur tour, laissent entrevoir le panorama en miniature d’une ville, dans une rue un cavalier, au-delà, un pont, sur l’eau un bateau, et, à bord, quelques personnages. Même vertige dans une peinture de Bruegel l’ancien conservée au musée du Prado représentant le Golgotha : pour
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distinguer les corbeaux qui tournoient autour des bois du supplice, il faut savoir qu’ils s’y trouvent, les avoir vus sur un agrandissement photographique… et écarquiller les yeux. Le très grand peintre des paysans flamands a, fort légitimement, pu vouloir montrer une virtuosité provoquant étonnement et surprise chez le spectateur. Cependant, ce parti ne nous intrigue pas : nous connaissons son attirance pour les scènes mises à leur juste place – petite – dans le vaste monde et sa longue histoire.Ainsi, tandis qu’Icare, de la taille d’un insecte, est déjà presque complètement happé par les flots, le soleil se lève, un grand galion appareille, un berger rêve en gardant son troupeau, un laboureur trace avec ardeur et application son sillon… Le héros est bien seul. Tandis qu’il agonise, la terre tourne, le soleil luit, ses frères les hommes vaquent à leurs affaires. Parfois, en s’enfonçant dans le détail, le peintre ne fait qu’appliquer une parfaite logique. Il veut aller jusqu’au bout de sa représentation de la vérité, charger de sens même les parties du tableau qui pourraient être neutres ou inertes. Dans le retable d’Issenheim, Grünewald met un livre entre les mains de l’un de ses personnages. Nous nous doutons bien qu’il s’agit de la Bible. Le peintre, lui, veut nous le garantir. Il refuse de laisser sa liberté au spectateur. Liberté de supposer,
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d’imaginer, de rêver, même. Non, il se donnera le mal de calligraphier en caractères gothiques miniatures le passage du texte sacré. Ce texte et sa portée font partie de ce qu’expose, de ce que prouve la peinture. L’artiste sentirait l’absence de ces lignes comme un manque, un inachèvement, rétrospectivement, comme une amputation. Le thème, souvent repris, du changeur et de sa femme, ou des deux changeurs installés à leur comptoir, a donné aux artistes l’occasion de fixer des visages – pas toujours avenants –, de décrire des gestes, d’inventorier les objets de la profession (comme les registres ou les balances à peser l’or), enfin de faire briller des pièces de monnaie éparses ou empilées.Aidés certainement par des experts numismates, des historiens détectives de l’art ont voulu en savoir plus sur ces monnaies. Elles étaient déformées par la perspective. Il fallait, en quelque sorte, les « redresser » pour les identifier. Ces chercheurs y sont parvenus. Ils ont pu constater que les monnaies posées sur la table des changeurs dans le tableau étaient les reproductions absolument fidèles de pièces de l’époque provenant de divers pays d’Europe. Elémentaire, implacable logique : sans diversité des monnaies, il n’y aurait pas de changeur ! Jérôme Bosch (et d’autres ayant fait le même choix) échappe souverainement à cette règle. On devait s’y attendre :
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son génie se situe en dehors du réel, ses personnages (il vaudrait mieux, pour la plupart, user du terme « créatures » : ces êtres sont des produits de sa délirante imagination) bâtards de l’inerte et du vivant, monstres issus de rencontres impossibles, ces personnages nous laissent stupéfiés, interloqués, avant de nous entraîner dans un irrésistible tourbillon. Un
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grand axe, comme dans le Jardin des Délices , ne prétend que timidement, presque abstraitement, organiser l’espace de la peinture. Nous sommes au pays du surprenant, de l’incongru, de l’illogique, de l’impossible… Un auteur de pièces de théâtre avait eu l’idée de montrer sur un seul et même plateau deux scènes distinctes se déroulant simultanément. C’était déjà beaucoup… Dans les peintures de Jérôme Bosch, les personnages participent à cinquante ou cent scènes différentes. Le lien entre elles, fort vague, est souvent celui de la loi du coq-à-l’âne… D’un peu plus loin, c’est le royaume de l’indistinct, l’empire de la confusion… À distance de lecture de livre d’images, quel émerveillement, quels sourires, quels éclats de rire, que d’interrogations, de questions, d’inquiétudes, de frayeurs ! La démarche du spectateur qui circonscrit son regard, de tout près, sur une scène puis sur une autre, est légitime, adaptée : le tableau est une mosaïque d’une infinité de pièces taillées irrégulièrement, subtilement encastrées les unes dans les autres. Ainsi le bon examen d’un tableau qui seul, permettra de l’approcher bien, imposera au spectateur quelques règles allant de soi, découlant principalement des dimensions de la peinture et de son caractère plus au moins compliqué.Temps : on consacrera naturellement de plus longues minutes à faire connaissance avec les invités des Noces de Cana qu’à appréhender les
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trois flacons d’une nature morte de Morandi… Espace : si la bonne distance pour le regard est trouvée spontanément pour un tableau moyen, il ne faut cependant pas omettre de s’en approcher ; pour une grande toile, il faut non seulement regarder de loin et de près mais combiner les deux regards tout en s’approchant et en s’éloignant. (Travelling.)
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LA LEÇON DE LA CARICATURE L’artiste en caricature opère à la façon d’un chimiste : face à une matière brute, composite, il l’observe longuement, il la sonde, l’inventorie, puis il choisit ce qu’il va en tirer. Un métal précieux sortira du creuset, un élixir s’écoulera dans l’alambic. Cette essence, cet essentiel, il ne lui restera qu’à les grossir afin de mettre en valeur le trait choisi. Alors le miracle se produira : le personnage représenté, réduit à quelques éléments, sera parfaitement, instantanément reconnaissable. Certains s’écrieront même : « C’est plus vrai que nature ! » Une seconde étape, celle de la moquerie ou de la satire, consistera à mettre ce personnage en situation, à le faire gesticuler, à lui prêter des paroles, à inventer un dialogue. C’est le coup de griffe de la caricature politique. Choisir, isoler un élément, le grossir, ou éliminer ce qui n’est pas lui est exactement une démarche de créateur. Que l’on se souvienne de ces paysages du Midi de la France vus par les Fauves : les troncs des pins parasols au bord de la mer sont rouge vif ou bleu foncé suivant qu’ils sont exposés au soleil ou à l’ombre de leur propre feuillage. Ce que nous acceptons, ce que nous comprenons immédiatement dans le travail du caricaturiste, pourquoi ne l’accepterions-
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nous pas du peintre ? Ces arbres correspondent bien à la vision. Souvenir que nous en avions : les simplifications, les choix tranchés, les contrastes violents disent la force brutale de la lumière du Sud. Comme le caricaturiste, le peintre a traduit, élagué, exacerbé. Montrant à peindre à Sérusier, Gauguin disait : « S’il y a un vert, mets le plus fort de ta palette. » Le rapprochement de deux formes d’art en apparence éloignées ouvre un chemin aisé de plus vers l’Art.
MOYENS DE DONNER DU TEMPS À UN TABLEAU SANS POUR AUTANT S’ENNUYER : LES INVENTAIRES Pour lutter contre cette fâcheuse tendance, si répandue, si naturelle, à regarder sans voir, à passer trop vite, tous les moyens sont bons. On peut, par exemple, imaginer de se forcer à rester, montre en main, un certain nombre de minutes face à un tableau. Cependant cette attitude passive peut fort bien engendrer la lassitude et déboucher sur ce silence tant redouté. Alors que si l’on adopte une attitude active, que l’on se lance un défi, on se prend au jeu et l’on retire de cette action des découvertes simples qui représentent un profit immédiat. L’amateur, comme il a été dit, cherchera quel serait le mot caractérisant le mieux son impression par rapport à une œuvre d’art.
Moyen de donner du temps à un tableau sans pour autant s’ennuyer…
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Il peut aussi tenter, en esprit, de rapprocher cette peinture d’une autre qu’il connaît, qui appartient au même genre, et de la même époque, ou traite du même sujet… Un des très bons stratagèmes est celui des dénombrements. Que peut-on compter dans un tableau ? Le nombre de personnages, de visages, de mains, de pieds… La gamme des couleurs. Le nombre d’objets d’une nature morte… À quelle origine se rattachent-ils ? (animal, végétal, minéral, produits de l’énergie humaine…). Combien de plans dans la profondeur ? Les parties lumineuses, celles qui sont dans l’ombre. Même des énumérations aussi simplettes que le nombre de branches à l’arbre, de boutons à l’uniforme, de maisons dans le village, de fenêtres au château contribueront utilement, et de façon immédiatement gratifiante à ce travail de dressage, de domestication, de direction de l’œil. L’amateur deviendra le metteur en scène et le cameraman du film qu’il tourne en lui-même sur l’impalpable pellicule de sa mémoire. * **
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LES LUTINS LUMINEUX Un matin, au musée Rodin, j’étais à regarder L’Homme qui marche, ce grand bronze sans tête ni bras. Les deux pieds prennent appui sur le sol, dans un instant la jambe gauche va dépasser la droite, le tronc se redresser après ce début de chute en avant. Aucun détail. Ni la beauté du visage et son expression, ni la forme de la main et son geste. Cette statue vous donnait une leçon de sculpture pure. Elle appelait le regard, elle invitait à plusieurs façons de l’écouter. D’abord, on pouvait la mesurer de loin, la voir sur un fond de boiseries ou de portes-fenêtres du musée, se déplacer aussi pour l’amener à se rapprocher d’autres statues du même sculpteur. Immédiatement, le caractère monumental de ce bronze ressortait. Sa forme en Y renversé. Son jaillissement du sol sur deux racines jumelles se
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rejoignant pour former un seul tronc. Un arbre, par cette attache au sol. Mais aussi la marche, le mouvement, malgré l’immobilité du bronze. Et pourquoi cela ? Parce que Rodin avait très exactement représenté, mis en scène ce perpétuel déséquilibre, cette chute sans arrêt retardée qu’est la marche. Aussi cette double assise du corps de l’homme debout, cet effet de contrepoids, de contrebalancement : le poids du corps non seulement se projette d’arrière en avant, mais encore se déplace d’un côté à l’autre suivant le point d’appui. La sculpture, toutefois, n’agissait pas que sur mon regard mais aussi sur mon imagination. Comme si j’étais moi-même plongé à l’intérieur du bronze, je sentais cet effort, ce balancement, cette continuité de la marche. Véritable engrenage :
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on imagine le pas suivant de l’homme et l’on en arrive même à se demander comment l’on peut s’arrêter de marcher. En observant le marcheur de loin, j’avais vu que sa silhouette semblait parcourue de dizaines de petites vagues. Pourtant, un corps humain est lisse… Nous sommes en présence d’un corps d’athlète : tout poids superflu étant éliminé, rien ne vient enrober les muscles qui, seuls, apparaissent sous la peau. Ils sont le siège de la force en action, tension de ceux de la cuisse et du mollet allongés, contraction de ceux, saillants, de la jambe verticale, bombements multiples de la cuirasse qui s’étend des épaules au ventre, clé de voûte du mouvement. La découverte est bientôt faite : on marche avec tout son corps. Ces muscles qui s’allongent ou se bombent,
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s’étirent ou se resserrent, luttent entre eux pour trouver leur place sous l’enveloppe élastique de la peau. Cette illusion du bouillonnement conduisait à la vision de la vie. Je sentais que chaque portion de la surface, même de la taille d’une carte de visite n’était jamais plate, ou prise à un cylindre plus grand, vertical ou horizontal mais toujours souplement animée, fuselée, pour aller rejoindre, en douceur ou en rupture, la masse avoisinante. Comment apercevoir toutes ces variations que sur la patine brillante du bronze la lumière fait virevolter et courir comme autant de reflets dans l’eau ? À un endroit au moins, ces mouvements étaient saisissables : sur le profil de la statue, son contour, la silhouette du bronze sur le fond clair du mur. Une ligne extrêmement sinueuse, belle dans sa continuité, sa souplesse identique à celle de la découpe d’un paysage. Mais ce profil vertical saisi d’un seul point de vue
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rendrait seulement compte d’une image analogue à ces silhouettes noires que les romantiques découpaient dans une feuille de papier. Il y a, en fait, autant de profils que de positions de mon œil. Sur chacun des 360 degrés incluant la statue. Ceci tout simplement parce que seuls des volumes élémentaires (la sphère, le cylindre, l’obus…) n’ont qu’un seul profil. Ils résultent de l’opération du tournage qui est justement l’application d’une lame, du profil correspondant, à une masse de métal ou de bois dont on tirera la sphère ou le cylindre. Une statue a beau avoir été travaillée avec autant de précision qu’une pièce d’usine, aucune machine ne peut la réaliser. En effet, les profils verticaux de la silhouette – deux dimensions – se combinent avec ceux, horizontaux, que l’on obtiendrait en découpant la sculpture en tranches. En tournant autour de la statue, l’examen des profils montre à quel point ils sont subtils à saisir, fuyants, sans cesse en train de se fondre les uns dans les autres. Ils ne sont pas tout : en les suivant, on a tendance à appréhender la statue comme un dessin et non pas comme un « plein ». Comme on avait la chance de pouvoir tourner autour d’elle, j’ai minutieusement regardé la statue de face, de dos, de chaque côté. Rodin lui-même avait dû marcher longuement autour d’elle pour la modeler, ou faire tourner la sellette, ce
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qui revient au même. On ne peut pas rajouter une boule de terre sur la rotule, devant, sans vouloir contrôler immédiatement si l’on n’a pas trop épaissi l’articulation… il faudrait alors ôter de la terre glaise en arrière. Un coup d’œil sur le côté de la statue rassurera l’artiste. Les quatre faces que je choisis, de L’Homme qui marche rendaient parfaitement compte de la beauté de la statue. La torsion des muscles autour de la rigidité du squelette, la lourdeur du corps d’un homme dans la force de l’âge, la massivité des pieds, la totale interdépendance des parties qui tenait le regard prisonnier. Comme un œil qui suit, au loin, le cheminement du fil d’une route dans un paysage, le regard, d’ombre en ombre, de lumière en lumière, passait de l’orteil à la cheville, s’élançait à l’assaut du genou le long du tibia, contournait la rotule pour caresser le renflement de la cuisse… déjà il était à la hanche et à l’horizontale du bassin, cette poutre transversale posée sur l’arche des jambes. Là, se trouvait la fondation de la tour penchée du torse. Le dos, un large évasement, en voûte vers les épaules ; le devant, un cuirassement d’écailles articulées. Une façade crispée, murée sur elle-même, poussant vers l’extérieur une surface tendue prête à recevoir des coups, à leur résister. La force même. L’acte dérisoire et commun de la marche met en œuvre tous les rouages de la machine du corps de l’athlète.
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Trouver quatre « vues » rendant compte de L’Homme aussi parfaitement que possible, c’était, en somme, faire œuvre de photographe. Les photographies sont à plat parmi les pages des livres. J’étais devant une sculpture pleine, envahissante, bombant en tous sens ses formes pour occuper l’espace vide du monde. Seul, le cinéma aurait rendu compte du souvenir que je voulais emporter de ma visite à L’Homme qui marche. À moins que… Je venais moi-même de changer de pied, de me déplacer insensiblement. Quelque chose avait couru sur la patine de la statue.Verticales, horizontales, transversales, courbes, spatulées, effilées, dansantes, cent flammèches avaient changé de place, voyageant le long de la forme, la soulignant. Ces saillants, ces creux qui auraient parlé à mes mains comme ils avaient été dociles à celles du sculpteur, ils étaient parfaitement traduits, en termes de lumières courantes, d’ombres fuyantes. Encore un pas, les lumières étaient toujours là, elles ruisselaient autrement. La sculpture, c’était cela. Désormais, face aux statues et à leur mystère, je prendrais pour guides les mouvants lutins de la lumière. * **
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EXTRAIT DU JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX 25 janvier 1857 – Imagination. Elle est la première qualité de l’artiste. Elle n’est pas moins nécessaire à l’amateur. Je ne conçois pas l’homme dénué d’imagination et qui achète des tableaux : c’est qu’il a de la vanité en proportion de ce qui lui manque sous le rapport que j’ai dit. Or, quoique cela paraisse étrange, le plus grand nombre des hommes en est dépourvu. Non seulement ils n’ont pas cette imagination ardente ou pénétrante qui leur peint avec vivacité les objets, qui les introduit dans leurs causes mêmes, mais ils n’ont pas davantage la compréhension nette des ouvrages où cette imagination domine. Que les partisans de l’axiome des sensualistes, que nil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu 1, prétendent en conséquence de ce principe que l’imagination n’est qu’une espèce de souvenir, il faudra bien qu’ils accordent cependant que tous les hommes ont la sensation et la mémoire, et que très peu ont l’imagination, qu’on prétend se composer de ces deux éléments. L’imagination chez l’artiste ne se représente pas seulement tels ou tels objets, elle les combine pour la fin qu’il veut obtenir ; elle fait des tableaux, des images qu’il compose à son gré. Où est donc l’expérience acquise qui peut donner cette faculté de composition. 1 Rien n’est dans l’intelligence qui n’ait été d’abord dans les sens.
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LA COMPAGNIE DES ŒUVRES D’ART Le goût des objets d’art de pays lointains ne date pas d’hier. Des empereurs romains en ont rassemblé ; des objets africains ont été rapportés à des armateurs normands ; Dürer a vu chez l’empereur des bijoux du Nouveau Monde et Louis XIV entretenait un cabinet de curiosités… Il y a eu ensuite les voyageurs, les marchands, les amateurs d’art, les consuls archéologues, les concessions de fouilles, le butin… Des collections privées, les objets sont passés aux musées à leur tour multipliés par ces musées portatifs, itinérants, doués d’ubiquité que sont les catalogues d’exposition, les livres d’art, les films. Ainsi, l’Europe a rempli vis-à-vis d’œuvres d’art du monde entier un rôle éminent de sauvetage, de conservation, de présentation et d’étude. C’est au musée de Berlin que l’on va admirer le pur visage de la reine Nefertiti; Londres expose les chefs-d’œuvre des bronziers du Bénin, les chasses aux lions des Assyriens ou les miniatures mogholes; la Hollande conserve des bronzes de Java, Lisbonne des paravents japonais, des ivoires de Goa; Madrid présente des codex mexicains, des bijoux d’or des Incas; Copenhague fait revivre les anciens Esquimaux, Rome imaginer les monastères tibétains; c’est à Paris que l’on vient s’extasier devant le crâne aztèque en cristal de roche, les tissus coptes, les sourires khmers ou la gracieuse cuiller zoulou du musée de l’Homme.
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Ceci n’excuse en aucun cas l’avidité des vandales, les soustractions – même légales – au patrimoine d’une civilisation ou d’un pays. À l'instar du mutilé, un peuple a mal à ces pages de son génie, de son passé qui lui manquent. Dans ce domaine, le dernier mot n’est pas dit : nous sommes au début de l’ère des musées. Les objets ont encore bien des siècles devant eux. Ils sont endurants, ils attendront que leur vraie place soit prête. En effet, de même que les économistes modernes prônent la nécessité du don, après que les Occidentaux ont rendu à des rois africains leurs sceptres sacrés, il est bien possible que l’Europe offre aux Esquimaux leur musée, ou donne aux Ethiopiens de quoi composer le leur… On objectera que certaines œuvres en sont venues – à la façon d’un enfant adopté dans une famille – à faire partie du patrimoine européen. Une des réponses est que les moulages, les hologrammes, les livres et les reproductions existent. L’autre peut être empruntée à l’homme qui répondit à son ami Racine lui disant sa tristesse devant l’incendie de sa bibliothèque : « Mes livres ne m’auraient rien appris s’ils ne m’avaient enseigné à me passer d’eux. » Le patrimoine d’art des Européens est une richesse morale. Pas plus les êtres, les œuvres d’art ne sont susceptibles d’appartenir à des propriétaires. Cependant, invisibles, elles accompagnent ceux qui les aiment.
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REPONSE A UNE OBJECTION Après les démonstrations, les explications, les descriptions, les récits, les anecdotes (il faut aller à l’art avec un trousseau de clefs fourni) vient le moment du dialogue et, plus précisément, celui des questions. Une main se lève. – Je suis institutrice dans cette ville. Une ou deux fois par an nous conduisons les enfants au musée municipal. C’est le Conservateur qui fait visiter. Le lendemain, en classe, nous rédigeons, ensemble, un compte rendu de visite afin qu’il en reste quelque chose dans la mémoire des enfants.Avec l’espoir qu’ils prendront l’habitude d’aller au musée et d’en visiter d’autres de leur propre initiative.Tout paraît facile. Et puis, un jour, le Conservateur a été obligé de se décommander au dernier moment. Eh bien, c’est tout simple, j’étais perdue devant les objets, les tableaux, bien incapable de répondre aux questions des enfants. Avec vous aussi, l’art paraît proche… mais, si je comprends bien, cela a été votre vie, votre passion, votre métier même. Alors, quand vous dites que l’on peut s’en approcher comme cela, rien dans les mains, rien dans les poches, je trouve que vous exagérez. C’est peut-être une question de milieu – on ne parlait pas de peinture chez mes
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parents – et aussi d’éducation : nous n’avons pas reçu de cours d’histoire de l’Art. — Je sais parfaitement ce que vous voulez dire. Pour beaucoup de cas, vous avez raison. L’utilité des connaissances n’est plus à démontrer. Ce contre quoi je lutte, c’est l’abandon avant d’avoir combattu. Acceptez de tenter avec moi une expérience. Nous entrons ensemble dans un musée. Au milieu de la première salle, une statue de figure humaine, grandeur nature. Sur le socle, un petit cartel indique seulement : « Bouddha, pierre, XIIIe siècle. » Le mot Bouddha évoque plus ou moins précisément le nom d’un sage oriental, vaguement adepte du farniente. C’est tout. Maintenant, examinons la statue. Avec acuité, avec méthode, avec persévérance, le regard d’un détective et la volonté de ne rien laisser perdre du vigneron manœuvrant son pressoir. Alignons les indices. C’est un homme. Il est assis sur un socle orné de pétales stylisés. Peut-être une très grosse fleur. Comme s’il en émergeait. Cela montre un lien avec le monde, la végétation, la beauté, peut-être la joie. Son vêtement est un simple linge drapé laissant une épaule découverte. On pense immédiatement aux images (vues par-
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tout) du Dalaï-Lama. À l’Asie. Ce vêtement drapé, non ajusté, est celui d’un pays chaud. Suivant la qualité du tissu – que la pierre ne révèle pas – le personnage peut être riche ou pauvre. De toute façon, l’absence de tout ornement révèle un choix de vie : cet homme veut aller à l’essentiel, il refuse les effets, il a
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placé sa qualité ailleurs que dans son vêtement, donc, sans doute, à l’intérieur de lui. Il est assis dans une position proche de celle que nous nommons « en tailleur ». Un apprenti tailleur m’a dit autrefois combien, les premiers temps, elle était douloureuse. Notre personnage se l’impose donc. Certainement au nom d’une règle, d’un principe. L’homme serait donc l’adepte d’une religion. Dans ce cas, le geste, la position de ses mains, assez particuliers, non naturels, correspondraient sans doute à un rite. Le visage est de type asiatique, les yeux en amande ne sont pas fermés mais baissés. Humilité, modestie, désintérêt pour le monde et son théâtre. Ce sage ne regarde pas si on le regarde. Ses yeux pourraient bien être dirigés vers ses mains.Ainsi, il surveillerait l’orthodoxie de leur position, leur interdisant cette action qu’il refuse. Non seulement l’homme ne s’occupe pas du monde extérieur mais il vit « en cellule », replié sur luimême. Il est un monde clos à lui tout seul. Sans rigidité, sans douleur, sans tristesse. Tout au contraire : ses lèvres entrouvertes et légèrement relevées aux commissures esquissent un sourire. L’expression, loin d’être théâtrale, est paisible, toute de douceur. Sa méditation terminée, cet homme, s’il va par le monde, y manifestera la charité, la compassion. Les plis du vêtement sont naturels, dépouillés, contenus,
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sans aucune recherche d’effet.Aucun souffle d’air ne vient animer le bord du vêtement. C’est le calme total, la paix que donne l’apaisement autour de soi. La morphologie d’un corps, elle aussi, est parlante. Elle représente un choix et donc un message de la part de l’artiste : abondance et accueil paisible de la vie des femmes de Rubens ; coquetterie légèrement perverse des jeunes Vénus de Cranach ; maigreurs parcourues de flammes des saints du Greco ; royauté victorieuse des lutteurs sculptés par Michel-Ange… Le sculpteur a taillé dans la pierre un corps aux proportions harmonieuses, celui d’un homme adulte à la musculature invisible sous l’enrobement. Ceci donne à l’observateur plusieurs indications. L’idéal du juste milieu : ni trop, ni trop peu. Si méditation et ascèse il y a, c’est sans cruauté, mépris ou simplement indifférence à l’égard du corps. Cet individu est convenablement nourri. Un de ses idéaux pourrait bien être la modération. L’effacement des muscles suggère, lui, que la force de cet homme est ailleurs, qu’il n’étale pas la puissance de ses bras et sans doute ne l’utilise même pas. Ce point conduit tout naturellement à une autre idée, celle d’universalité : dans la douceur des courbes, cet homme a quelque chose de féminin. Les femmes peuvent se reconnaître, au moins partiellement, en lui. En somme, ni Gandhi, ni le dieu chinois porte-bonheur au ventre
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sphérique ; ni vraiment mûr, ni carrément jeune ; masculin mais sans affirmation tonitruante de virilité (peut-être a-t-il dominé cette pulsion en lui-même). Il devient un archétype, un être idéal, un surhomme mais dans l’ordre de l’esprit, du cœur. Restent quelques détails, comme cette légère protubérance au milieu du front. Là, nous aurons besoin du secours d’un livre… Examinons enfin la coiffure. La juxtaposition de pastilles en relief bien serrées autour de la tête et finissant en légère
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pointe sur le sommet du crâne passe tantôt pour un arrangement méticuleux de mèches de cheveux roulées sur ellesmêmes, tantôt pour un casque fait d’un assemblage de plaques de métal (précieux) ou même de perles. De toute façon, cette forme atteste la condition nobiliaire, voire princière, du personnage. Faisons le tour de la statue. Nous voyons combien elle est dense, concentrée sur elle-même (non gesticulante). À l’image de la méditation. Le dos est nettement courbé : cet homme n’est pas assis dans une attitude de laisser-aller ou de repos, sa position est le résultat d’une discipline, d’une volonté. Encore le renoncement, la concentration, caractéristiques, parmi d’autres, de l’idéal de l’ascète. Cette première vague d’investigations étant terminée, nous allons maintenant à la recherche du Savoir. Le dictionnaire nous donnera toutes les précisions concernant le nom du Prince Siddharta, devenu le Bouddha, « l’illuminé », les dates de son existence, le nom de l’idéal qu’il recherche, le nirvana. Tout le reste, de fil en aiguille, de détail en détail, nous l’avions senti, trouvé, ce qui est plus important que de l’avoir lu, parce que d’avoir œuvré pour ces découvertes fait qu’elles nous appartiennent vraiment. Comme des richesses, comme des outils pour une autre fois, surtout… Alors ?
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EXEMPLE : FÉLIX VALLOTTON (1865-1925) Au marché, les poivrons font signe à l’artiste. Alors qu’une pomme vaut toutes les pommes, ils rivalisent de particularisme et d’originalité. Ils se ramassent ou s’étendent, se tordent ou se coudent, se vissent ou se contractent, accusent leurs nervures ou les dérobent…
Poivrons rouges sur table ronde laquée blanche (1915)
Cela pour la forme. À parler de leurs couleurs, on se perdrait : ces rouges insoutenables comme on en voit dans les laques d’Asie ou la céramique turque, ces verts intenses, opaques, ces jaunes si unis qu’ils en semblent artificiels.Aussi les passages, les changements, les variations : ils évoquent une diablerie.
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Exemple : « Poivrons rouges sur table ronde laquée blanche »
Comment le même objet peut-il être à la fois rouge, vert et jaune ? L’œil erre en quête d’une frontière nette, d’une ligne séparatrice et s’irrite de ne la point trouver. Ce n’est pas tout : la surface vient encore ajouter à la complication. Quel est le revêtement paraissant procéder non des créations de la nature mais bien de l’industrie des hommes : une peinture nouvelle, un vernis puissant, un émail inaltérable ? L’esprit est tiraillé entre la fantaisie qui a construit ces formes inutiles et la rigueur froide de leur vêtement, celui des objets modernes de série. C’est alors que, poursuivant son inspection, le spectateur s’avise que le plan de la table existe. Il est laqué comme le titre du tableau l’indique précisément, sa blancheur est parcourue de délicats reflets. Blancheur glacée de patinoire, de meuble de salle d’opération. De place sans abri, où l’on se sent livré. Tout bascule. Ce rond pourrait être celui de la lampe de l’interrogatoire, celui des arènes où l’on tue. Justement, le couteau est là, placé de façon à nous interdire le passage, prêt à l’action, comme le marteau sans maître. Un reflet déjà l’ensanglante. Nous sommes chez le bourreau, devant l’étal du boucher. On vient de couper une créature vivante en tronçons qui se tordent encore. Qui ? Bien en évidence, la date fournit la réponse.
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LE DESSIN Un matériel, la légèreté même – une trace laissée par un crayon ou une plume sur du papier – le dessin est un enfant de la hâte. Il veut aller aussi vite que le regard et l’enregistrer à l’instant même par le geste. Il est si spontané, tellement personnel qu’à lui seul il est une écriture, une signature. Un simple fragment de trait annonce la main sûre de Michel-Ange, la griffe de Rembrandt, l’ampleur paisible de Rubens, la grâce précieuse de Watteau, la capture foudroyante de la forme par Rodin. Le dessin est souvent une note pour soi, une étude qui entrera dans le vivier des formes où l’artiste viendra puiser pour une future création. Ce caractère sommaire, essentiel, a pour conséquence la présence du vide, de beaucoup de blanc dans la feuille : un des charmes du dessin est qu’il respire, qu’il vous laisse respirer. Il ne doit pourtant pas être traité à la légère, il mérite infiniment mieux qu’un passage rapide. Ici encore, on s’impose ces fameuses questions qui seront le prétexte à une station prolongée face à l’œuvre. On essaiera d’identifier le médium utilisé. Est-ce le crayon, la plume, la sanguine, les craies ou les crayons de couleur, le
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Le dessin
pastel, le lavis, ou l’aquarelle, parfois si travaillée qu’elle rejoint la véritable peinture de chevalet ? On cherchera à caractériser le graphisme de l’artiste : il y a les tirets du roseau de Van Gogh, les rebondissements de volumes arrondis du Tintoret, le sertissage léger de la forme par Rodin, la perfection quasi photographique d’Ingres, le jeu du trait continu de Calder, la minutie appliquée de Dürer, les hachures de Lucas de Leyde, les ombres suffisant à faire surgir les formes pour Cézanne…
Portrait d’homme, 1521, par Lucas de Leyde.
Le Dessin
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Enfin, suivant l’intention qui a présidé à leur création, les dessins se rattachent à des familles d’esprits ou de métiers. On saura vite distinguer les dessins des sculpteurs de ceux des peintres ; les miniaturistes ne dessinent pas comme les architectes, un créateur de formes industrielles n’a pas la même main qu’un caricaturiste. Il y a aussi des dessins de mode (Gruau), de décorateurs (Bérard), d’ethnologues (P.-E. Victor), de cinéastes (Eisenstein, Kurosawa) et le monde des illustrateurs (Tardi, Hugo Pratt, Maja), vrai océan de diversité…
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LA DIMENSION Le bronze géant de la Mère patrie brandissant une épée, les portraits d’hommes d’Etat sculptés dans la paroi d’une falaise ne sont pas forcément de bonnes sculptures. En revanche, il est des statuettes qui ne sont petites que par la taille. Les soumettrait-on à un procédé mécanique d’agrandissement, on s’apercevrait qu’elles « tiennent ». Parce que tout était là. Nous reconnaissons dans certaines statues grandeur nature de Rodin quelques-uns des nombreux personnages – souvent hauts comme la main – qui hantent La Porte de l’Enfer. Les bas-reliefs de bronze créés par Ghiberti pour le baptistère de Florence sont si parfaits, si fouillés que leur reproduction photographique donne l’illusion d’œuvres monumentales alors qu’ils ont la taille d’un panneau de porte ! Et combien
La dimensions
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d’autres, jusqu’à ces records absolus représentés par les intailles (pierres dures gravées en creux, de la taille d’un ongle) des Crétois et les somptueuses monnaies grecques. Là encore, il faut s’approcher, habituer son regard, scruter et donner du temps aux choses. Elles viendront. Il en va de même, naturellement, pour la peinture et les arts graphiques. Qui se souvient que L’Indifférent de Watteau, nos enluminures du Moyen Age aussi bien que les splendeurs gravées par Lucas de Leyde ou des dessins à la plume de Rembrandt sont de la taille d’un carnet ?
La civilisation égyptienne ancienne a excellé dans les deux extrêmes. Elle nous met dans le double monde de Gulliver, écartelé entre la sensation d’écrasement face aux colosses d’Abou Simbel et celle, de vertige, devant l’infini détail du décor d’une coiffure royale…
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PHOTOGRAPHIER, DESSINER Dans ma bibliothèque, j’ai précieusement conservé l’ancien catalogue du musée archéologique d’Héraklion, le seul au monde à présenter l’ensemble de la civilisation minoenne. C’était un travail scientifique, minutieux. La méthode était infaillible : le lecteur avançait salle par salle, identifiait chaque vitrine et là, observait chaque objet. Evidemment, le livret n’avait pas pu être aussi illustré que je l’aurais souhaité. C’était vraiment dommage : comment se souvenir ? La solution se trouvait à portée de main : j’avais sur moi un crayon, le catalogue, lui, m’offrait ses pages de garde, ses marges, ses grands blancs en fin de chapitre. J’ai dessiné d’abord quelques décors de vases, une fleur sur une minuscule tasse, un poulpe sur une jarre… Puis je me suis enhardi à représenter le vase tout entier. Ensuite, je me suis exercé à saisir la forme de certaines petites statuettes en posant des ombres. Il y avait aussi des vases (ou des burettes, des bouteilles, des flacons de terre cuite) constituant à l’évidence des tours de force de potiers virtuoses, analogues à ceux que tournaient et modelaient les Mayas ou les Incas. Récipients à plusieurs becs, à plusieurs panses communiquantes, avec d’élégantes pattes joignant le col au tube verseur. Ces objets faisaient penser à
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quelque catalogue de formes créé en volume pour la démonstration : la sphère et le cylindre, le cube et le rectangle, les parallèles et les évasements, le cercle et l’oblique, l’abstraction géométrique et l’imitation des formes de la nature. On pouvait être assuré que si l’on ne surveillait pas constamment le contour gauche de la poterie tandis que l’on en reproduisait le côté droit, le résultat serait gauchi, boiteux, et le dessin à refaire. Il fallait comprendre la structure de l’objet avant de s’attaquer à sa représentation. Après des tâtonnements et la production de croquis non viables, impossibles à terminer, le pli était pris : les gargoulettes à système et autres récipients, capables bien certainement de chanter ou de siffler, commencèrent à se laisser apprivoiser. Quelle leçon ! Je savais maintenant comment le plus compliqué, le plus subtil d’entre eux était façonné, construit. Comment les différents éléments, préparés à part, avaient été greffés, assemblés les uns dans et sur les autres. Je croyais même pouvoir deviner, ici ou là, la présence de tuyauteries cachées permettant à un manipulateur expérimenté de transférer le liquide d’une panse, d’un réservoir à l’autre. (Dommage que l’on ne puisse pas en faire l’essai au musée ! …) Qu’aurais-je appris si, après avoir mesuré la distance, évalué la luminosité, j’avais seulement pressé le déclencheur de mon
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Leica ? Sans doute très peu de chose. A coup sûr moins durablement. En effet, la pratique de la photographie met en œuvre de curieux mécanismes. Une fois le sujet choisi, la décision de photographier prise, la cible du regard, l’objet unique de l’attention n’est plus la statue ou le vase mais l’image qui apparaît dans le viseur. C’est à elle que le photographe donne tous ses soins. Il imagine déjà la photographie tirée sur papier, il la compose en essayant tour à tour les possibilités qui s’offrent à lui, en rejetant ce qui ne paraît pas convenir. L’ensemble ou le détail, le gros plan ou le plan moyen, la marge en pied ou en tête, la position centrale ou décalée sur le côté, l’angle de vue plongeant ou en surplomb… ceci sans parler des accents donnés par d’éventuelles modifications de l’éclairage. Non seulement l’œuvre d’art est dépassée pendant le temps requis par la série des choix à opérer mais elle en devient presque gênante, pesante au point que le bruit du déclic sonne comme une délivrance. Déjà l’œuvre suivante requiert l’attention… En effet, pourquoi rester avec cette tête, ce vase ou cette coupe alors que son image est déjà engrangée dans cette mémoire mécanique, artificielle, parfaite qu’est l’image photographique ? Encore une fois, le regard aura été trop rapide. Pire, détourné. L’appareil photographique, ce fabricant de souvenirs, aura rendu un très mauvais ser-
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vice à l’amateur d’art. Le fantôme plat du marbre d’Aphrodite ou de la maternité africaine viendra prendre la place des courbes pleines, des élans lumineux de la statue. Quelques lignes dans un carnet fixant la relation d’une émotion auraient été de plus fidèles gardiennes, des servantes du souvenir. La vérité est que tout choix dans la vie, même subalterne, secondaire en apparence, a son importance. Jamais neutre, une option de moyens peut placer votre flèche au centre de la cible ou l’en faire dévier. Quiconque a voyagé sait que la connaissance des hommes et des choses d’un pays variera du tout au tout suivant que l’on se déplace à pied, en motocyclette, en voiture, en bus, en train, en avion, seul ou en groupe, etc. La distance qui sépare l’appareil photographique du carnet de notes et dessins vaut d’être examinée, bien mesurée. La magique boîte à images ne mérite pas l’ostracisme pour autant : bien utilisée, elle est certainement une merveilleuse associée du fameux carnet. Incidemment, photographier ou dessiner diffère dans le regard des autres, dans l’attitude qui en découle. L’un dissimule son œil derrière une grosse lentille de verre. L’autre tient dans ses mains les objets les plus simples qui soient : un carnet, un crayon. D’un côté, il y a la mécanique et le mystère. De l’autre, l’adresse et une construction qui avance sous les
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yeux de tous. D’un côté, il y a le voleur des visages que l’on fuit, ou dont on exige de l’argent, de l’autre, un artisan dont la réussite fascine. Au musée, le photographe est parfois frappé d’interdit alors que le gardien crétois prêtait sa chaise au dessinateur. Certes… tout le monde ne dessine pas…
LES MARCHANDS Je pense aux galeries d’art, aux antiquaires, aux brocanteurs, tous antichambres du musée. Il faut les voir comme ils sont : des têtes chercheuses en matière de qualité, d’authenticité, des êtres qui sont placés – aussi implacablement qu’une roue dentée dans une horloge – dans l’engrenage de l’argent. S’ils aimaient « à la folie » les peintures, il leur serait impossible de s’en défaire. Or, ils les vendent, pour en acheter d’autres pour vivre mieux en faisant l’acquisition d’autres objets qu’ils convoitent (pour le luxe, le confort, l’apparence, etc.) De la même façon qu’un collectionneur des bronzes de l’Inde ne va pas voir ceux des musées car ils ne sont pas à vendre, ainsi le marchand de tableaux trouvera belles et « importantes » les seules toiles qui sont pour le moment en sa possession. Il a souvent un assez bon œil : s’il en était dépourvu, il ne pourrait
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exercer ce métier. L’expérience d’une longue fréquentation des œuvres les plus diverses a encore amélioré ce don. Fin comme l’ambre, le célèbre marchand de tableaux Duveen prêtait au milliardaire américain Andrew Mellon, en prenant bien soin de lui fournir le commentaire correspondant, des tableaux de maîtres.Tout naturellement, le commentateur s’appropriait la leçon ; il n’y avait qu’un pas – bientôt franchi – à faire pour qu’il se sente obligé de faire l’acquisition de la peinture. On ne vend pas une œuvre d’art à un amateur muet qui la laisserait enfermée dans un coffre profond. Le tableau donne l’envie de le montrer, de le partager, d’en parler. Que penserait-on d’une personne qui dirait à ses amis, à ses visiteurs : « J’ai accroché cette aquarelle à mon mur, je ne sais pas de qui elle est, ni ce qu’elle représente et j’ignore pourquoi je l’ai achetée. » Le marchand, quoi qu’on en dise, plaidera toujours pour la vente, avec plus ou moins de sincérité, plus ou moins de bonheur… Il n’empêche que sa façon de regarder peut donner l’exemple d’une approche intéressante. * **
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LE JEU DES COMPARAISONS La paroi verticale semble lisse… pourtant le grimpeur trouve une prise pour sa main, un appui pour son pied. Le bloc de pierre est intransportable… pourtant un interstice s’offre au levier qui permettra de le mouvoir. Sans clef, la porte close paraît l’être pour toujours… pourtant l’homme de l’art, qui en connaît le principe, aura raison de la serrure à l’aide de son crochet. Un néophyte, un « nouveau » entre dans un musée, se campe devant un tableau. Il se demande où trouver cette prise, ce levier, cette clef lui permettant de lire le visible, de déchiffrer l’image. Pour les sujets les plus simples, c’est la comparaison qui viendra à son secours. Prenons l’exemple d’un bouquet de fleurs. Face à lui, ce visiteur peut me dire qu’il n’en pense rien. Si je lui demande de penser à un autre dont il a le souvenir, et de me le citer, tout s’éclaire. En effet, rien n’est jamais identique à autre chose : entre deux pains chez le boulanger, deux fruits chez l’épicier, nous savons choisir. Nous manifestons une préférence que nous saurons même expliquer quand cela ne serait que par un mot… L’observation minutieuse de l’ensemble du tableau, de ses
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détails, la réflexion sur le rapport entre l’un et les autres nous ont appris à ne plus « passer » devant les peintures, à leur donner du temps, un temps d’activité. Un moment de recherche, d’effort et non pas de semi-assoupissement rêveur, de vague complaisance analogue à celle de qui écoute de la musique en faisant autre chose.
Cette quête, elle est, pour commencer, celle d’un simple mot. A coup sûr, la comparaison le fera surgir. Le bouquet de violettes de Dürer sera qualifié de minutieux s’il est confronté à la brassée de fleurs sauvages de Courbet qui, elle, est passionnée.
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Le jeu des comparaisons
L’iris de Van der Goes (Adoration des bergers, Florence), à la blancheur vide, sera métallique, presque vénéneux si on le place à côté d’une anémone de Dufy à l’éclatante fraîcheur.
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Le chrysanthème de Mondrian est évanescent : une fleur de givre sur le carreau d’une fenêtre. Les iris de Van Gogh ont la vigueur d’une sculpture. Un pastel d’Odilon Redon émet une stridence de cymbales ; comparé à lui, un bouquet de Fantin-Latour semble un air de flûte ténu dans l’ombre. Le Bouquet de pivoines de Manet est
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somptueux, fort comme un motif d’architecture surtout quand on le compare aux derniers Nymphéas de Monet. Ainsi les comparaisons ont-elles jeté un pont sur l’espace de mutisme qui nous séparait de l’œuvre d’art. En nous donnant un, puis plusieurs mots, elles nous ont permis de fixer notre sensation. De la traduire en impression ; celle-ci, à son tour, pourra être communiquée à d’autres, notée, mise en mémoire pour être gardée dans le vivier de la connaissance et alimenter de futures, d’enrichissantes confrontations. L’instant précis de cette démarche, c’est l’entrée en art. Radieux moment. De la vie, cette dimension supplémentaire ne nous quittera pas. *** La comparaison des bouquets de fleurs, (j’ai envie de dire l’exercice des bouquets de fleurs) fait apparaître au grand jour la « signature » d’un peintre, son choix, son parti dans la vie, cette caractéristique appelée son style. Cependant, dans le cas du bouquet, les éléments à combiner, montrant l’intention du peintre, sont en nombre extrêmement limité : des pétales, des feuilles, un vase, peut-être un fond. C’est tout. La représentation d’une scène ouvre le champ d’une infinie diversité. Les acteurs, leur cadre, le
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moment de l’action choisi, l’échelle de la représentation, l’heure du jour, la palette des couleurs etc., offrent un grand jeu de variations.Allons passer certaines en revue.
LES ANNONCIATIONS Un seul des quatre Evangélistes, Luc, a raconté la scène de l’Annonciation.Voici son récit : « L’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, nommée Nazareth, à une vierge fiancée à un nommé Joseph de la maison de David, et la vierge s’appelait Marie. Entrant chez elle, il lui dit : “Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous.” A ces mots, elle se trouble, se demandant quelle pouvait bien être cette salutation. L’ange lui dit : “N’ayez pas peur, Marie, car vous avez trouvé grâce auprès de Dieu.Vous allez concevoir et enfanter un fils à qui vous donnerez le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé le Fils du TrèsHaut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il régnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n’aura pas de fin.” […] Alors Marie dit : “Voici la servante du Seigneur : qu’il me soit fait selon votre parole. ” Et l’ange la quitta. »
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Les annonciations
La liste des éléments composant le tableau est facile à établir : un lieu, deux personnages, la manifestation de leur relation, une colombe, un lys, un ou plusieurs objets indiquant l’occupation de la jeune fille, éventuellement l’inscription des phrases échangées. Dans la peinture du Maître de Flémalle, le décor est un château ; son importance est telle aux yeux du peintre qu’il a tenu à nous en montrer à la fois l’extérieur et l’intérieur, de près et de loin. Assise, la vierge est vêtue, coiffée comme une grande dame ; le manteau de l’ange pourrait être celui d’un évêque. L’instant choisi est celui qui précède immédiatement la salutation de l’ange : occupée à lire, Marie ne l’a pas encore vu arriver. Le décor de la maison vient souligner l’importance du personnage. La rencontre pourrait être mondaine. Frey Carlos nous montre une jeune fille agenouillée, occupée à lire un livre de piété, surprise par l’arrivée de l’ange dans son dos. La robe verte de la Vierge s’étale autour d’elle comme les pétales d’une fleur, calmement, majestueusement, tandis que le vêtement de l’ange est soulevé par son déplacement rapide au rythme du battement de ses ailes. Préfiguration du paradis : trois anges musiciens jouent à l’extérieur de la riche demeure. Les divers symboles n’ont pas été oubliés par l’artiste : le lys dans un vase, la colombe du Saint-Esprit, le sceptre – ou bâton
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de commandement, signe distinctif de sa mission – tenu en main par la créature ailée. Délibérément, Frey Carlos a donné à la scène un caractère religieux nettement teinté de mysticisme.
Au couvent de San Marco, à Florence, la rencontre a lieu dans une pièce voûtée, nue, identique aux cellules des moines. Gabriel et Marie pourraient être frère et sœur tant ils se ressemblent : l’auréole, la coiffure, le visage, le vêtement aux longs plis parfaitement ordonnés, le maintien modeste. Chacun des deux semble plein de respect pour l’autre : en fait, ils acceptent de se faire les serviteurs de la volonté divine. Les accessoires sont extrêmement réduits : un tabouret sous les genoux de la Vierge, un livre dans sa main.
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Le panneau du retable d’Issenheim par Grünewald, au musée Unterlinden de Colmar, mériterait, tant son caractère est violent, d’être intitulé « L’Irruption ». La scène se déroule dans un oratoire privé séparé du reste de la nef par des
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rideaux. Gabriel vient de pénétrer, par effraction, semble-til, dans la maison, son vêtement est agité comme par un grand vent. Tout un pan de son manteau le précède même dans la pièce. Cheveux d’or, ailes aux plumes de feu, il désigne, il ordonne, le sceptre à la main. Richement mais sobrement vêtue, la jeune femme aux lèvres rouges, aux grands cheveux blonds défaits a, carrément, un mouvement de recul face à cet envahisseur. Devant elle, un coffre sur lequel est posé un livre où s’inscrit un texte ; plus loin, un alignement de livres ; au-dessus d’elle, immatérielle, transparente, mais signalée par le rouge bien observé de ses pattes, la colombe est immobile. Le mot de Gabriel est le premier d’une histoire qui se terminera en tragédie. L’extraordinaire Grünewald a saisi le « premier mouvement » de la jeune fille, celui du refus. Comme il le pratique d’ordinaire, il a empoigné son sujet ; tel un visionnaire, il l’a transfiguré ; son sens aigu du détail vrai nous change en spectateurs d’un moment d’une histoire, de l’Histoire. Tout différent est le « parti » choisi par Carrache. Le décor est inexistant : c’est l’ombre. La présence de la parole de Dieu s’y manifeste par d’irréelles plages lumineuses : sur le vêtement de l’ange à l’aile flambante, sur le nécessaire de couture, sur le visage de la jeune fille, sur la fenêtre où apparaît la
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colombe. L’index levé de l’ange requiert l’attention ; tout en s’agenouillant, il tend un lys à la jeune fille aux yeux baissés sur son livre de piété. Un prie-Dieu, un autre livre, sur le sol une corbeille à ouvrage où, suivant l’habitude, le travail en cours est enveloppé d’un linge. L’atmosphère est toute de piété paisible, de douceur. Le carrelage dessine par terre un grand quadrillage et, plus spécialement entre les deux personnages, une route qui fuit pour se perdre dans l’ombre… Cette énumération comparative pourrait se poursuivre. Elle montre la diversité des peintures, la liberté individuelle des artistes, leur sens du renouvellement, la plongée profonde de chacun au cœur d’un texte afin de le reconstruire en une image fidèle à une vision. Le résultat est que chaque Annonciation donne un message différent : représentation matérielle (le décor, les vêtements), interprétation psychologique (le « moment » choisi, les caractères des deux personnages et leur relation), le sens moral du tableau (l’obéissance à la parole de Dieu, la foi). On verra rarement deux Annonciations l’une à côté de l’autre dans un musée. La comparaison pourra s’établir au moyen des reproductions des livres, ou séparées. Et l’expérience venant, avec l’entraînement de la mémoire, par le souvenir.
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INCLUSION Dans les yeux des auditeurs d’une causerie sur l’art, il m’arrive presque toujours de sentir l’émergence d’une question. Les gens se disent : « Il a la rage de partager ce qu’il sait, il veut nous donner ce qu’il aime. Bon. D’autres amateurs passionnés en font autant pour leur domaine. Mais, à la fin des fins, au fin fond des choses, cet art, à quoi sert-il ? » Chaque fois, j’ai eu envie de raconter cette belle et terrible histoire ou de lire cet article ; je n’ai jamais osé. J’ai eu peur de paraître hors sujet, de blesser, ou pire, d’être jugé sacrilège… Il me semble que le texte suivant trouve naturellement sa place dans un opuscule non pas de théorie, mais d’expérience, ouvert à la diversité de celles des autres. L’auteur, connu comme mathématicien et champion d’échecs, a combattu dans la Résistance et été déporté.
Gazette des Beaux-Arts, juillet 1965 NDLR. A l’époque où l’on évoque les horreurs des camps de concentration, il nous a paru intéressant de reprendre un article paru dans la revue Confluences (mars 1946) il y a près de vingt ans, montrant combien l’art et le souvenir des musées ont eu le pouvoir de transporter dans un autre univers certains prisonniers.
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LA PEINTURE A DORA PAR FRANÇOIS LE LIONNAIS
L
’événement eut lieu un matin au cours d’une de ces séances auxquelles nous étions accoutumés. Nous étions quelques milliers de bagnards qui stagnions sur la place d’appel pendant qu’on procédait à une fouille générale. Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s’élevait du côté de l’infirmerie. L’automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m’emportèrent avec eux. L’Enfer de Dora se métamorphosa subitement en un Breughel dont je devins l’hôte. Favorisée sans doute par l’affaiblissement physique et mental dans lequel nous nous trouvions, une vive exaltation s’empara de moi : l’impression de m’être évadé,comme aurait pu le faire une fumée,sous l’œil de mes gardiens imbéciles. Cette euphorie fut de brève durée. Elle fut assez longue cependant pour me permettre de supporter la solide volée de coups de poings et de gifles à décrocher les mâchoires (encore un cas où se révèle la supériorité expressive du langage populaire sur le vocabulaire académique : c’est « baffes » qu’il faudrait dire) qui furent mon lot quand mon tour arriva d’être fouillé.
La peinture à Dora
Je sus alors que j’étais de nouveau sollicité par l’appel d’une ancienne passion.Toutefois, il fallut la réapprendre. Ce fut dans mon « block » qu’allait se faire le réapprentissage.[…] J’avais fait la connaissance dans le camp de deux ou trois peintres […]. Je préférais m’entretenir de ce sujet avec mon meilleur ami de là-bas, un jeune homme auquel je m’étais attaché comme on ne peut le faire que dans ces exceptionnelles circonstances et qui ne devait, hélas, pas sortir vivant de cette affreuse aventure : il s’appelait Jean Gaillard […]. Le jour de la peinture arrive et Jean me demanda de lui faire part de ce que je savais et pensais sur cette question. […] Malheureusement, je ne pouvais lui mettre sous les yeux ni les œuvres elles-mêmes, ni même des reproductions. Il fallut nous contenter d’un expédient : je lui décrivis ces œuvres avec la plus grande minutie pendant les interminables heures d’attente sur la place d’appel. Doué d’une excellente mémoire,Jean réussit ce tour de force de se familiariser avec quelques tableaux célèbres au point de pouvoir en parler en meilleure connaissance de cause que tant de gens qui les ont regardés sans les comprendre, sans les aimer, et je crois, bien souvent, sans les voir. C’est ainsi que nous contemplâmes longuement avec les yeux de la pensée La Vierge à l’Enfant de Van Eyck. Je projetais
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comme avec une lanterne magique le sévère regard du donateur, les lapins écrasés sous les colonnes, l’ivresse de Noé
racontée sur un chapiteau, les petites touffes d’herbe qui poussent entre les pavés de la courette et les six marches de l’escalier qui conduit à la terrasse, tous les détails de la circulation fluviale et de l’agitation citadine du fond […]. Pierre par pierre, nous construisions le plus merveilleux musée du monde […]. Ainsi passèrent pour moi les jours à Dora, au milieu des interminables appels dans la neige et le vent froid de l’hiver […]. F.L.L.
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SI J’ÉTAIS BIBLIOTHÉCAIRE… Plusieurs fois, il m’a été demandé de réfléchir avec des bibliothécaires sur les meilleures façons d’utiliser leur bibliothèque pour donner aux jeunes lecteurs le goût de l’art. Il m’a semblé que, pour bien faire, on devait s’avancer dans plusieurs directions. L’ÉQUIPEMENT DE BASE Une bibliothèque se doit de posséder tous ces bons gros dictionnaires de l’Art et autres encyclopédies où les curieux trouveront les réponses à leurs questions. À quelle époque vivait Dürer ? Qui a bâti le Parthénon ? Comment fonctionne notre représentation de la perspective ? Et celle des peintres chinois ? DES LIVRES FAISANT ÉCHO À DES ÉVÉNEMENTS On va me dire : « Alors là, vous mettez-vous soudain du côté des engouements passagers – et quelquefois moutonniers – de la mode ? » Je réponds qu’elle est un moteur très puissant, dont je veux profiter. À la condition de choisir, bien sûr. Si j’arrive
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dans une salle de classe en annonçant qu’aujourd’hui je vais parler de Giotto, de Vermeer ou de Manet, mon auditoire est en droit de se demander : « Pourquoi ces peintres-ci, et pourquoi aujourd’hui ? » Il va falloir allumer la petite flamme de l’intérêt. Le combustible n’est pas forcément prêt.Alors que si je m’appuie sur une haute vague, ma pirogue ira loin. Ce peut être la disparition d’un grand peintre, l’inauguration d’une rétrospective d’un artiste, une violente querelle, une enchère record… à moins qu’une nouvelle subtilisation de La Joconde… L’événement, les journaux, les écrans, les conversations sont parvenus à vous intéresser, vous êtes un peu informés mais des questions se posent. Quoi de plus normal ? Celui qui « montre » l’Art va s’efforcer d’y répondre. À ce sujet, deux remarques viennent naturellement. Si minimes qu’elles pourraient bien échapper.Autant les noter. Les réponses aux questions posées peuvent être données par les publications les plus diverses. Du numéro spécial de revue d’art au livre au format de poche, en passant par le très complet catalogue d’exposition. Pour l’occasion, on ressortira de son écrin ou de son tabernacle le grand livre d’art luxueux, coûteux. Prévenus du privilège qu’il y a à le manier, les enfants en prendront le plus grand soin. Cela aussi est un apprentissage pour plus tard.
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En effet, si, pour des questions de présentation, de brièveté, de prix, de niveau de langage, les livres pour la jeunesse peuvent être différents des livres destinés aux adultes, il faut toujours garder à l’esprit que les natures mortes de Chardin ou les statues africaines ne se divisent pas : elles sont et doivent être les mêmes pour les uns et les autres. L’intrusion dans la bibliothèque des parents est toujours une bonne démarche : quelques « marques » judicieusement placées dans une biographie de Michel-Ange ou de Picasso sont plus utiles que ces albums prétendant mettre tel peintre « à la portée » des enfants. D’autant que, par mouvement naturel, le jeune chercheur aura tendance à lire en amont et en aval du passage indiqué. LA PROXIMITÉ Si des livres font découvrir et connaître des œuvres d’art nouvelles, des œuvres d’art familières peuvent conduire à la lecture des livres sur l’art. Qui n’a pas, sur place, ou dans le voisinage immédiat, un château, un manoir, une église, une sculpture, une peinture, des boiseries, ou même un meuble curieux ? Toujours avec l’idée de profiter du tremplin que donne la familiarité déjà acquise avec cette œuvre, le bibliothécaire devra posséder le livret qui la décrit et l’étudie.
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Sinon, marquer dans un plus important ouvrage le chapitre ou la page qui la concerne. À la satisfaction de la curiosité s’ajoutent les plaisirs, les bonheurs de la fierté du patriotisme local, sans parler de la joie que procure le fait de montrer à son tour à d’autres. Les promenades et excursions traditionnelles prendront un sens supplémentaire : désormais, la statue scellée dans la maison ancienne, le balcon de fer forgé que l’on finissait par ne plus voir sembleront vous envoyer un petit signe. Et la bibliothèque deviendra ce lieu amical, accueillant, où l’on a déjà un ami. Raison de plus pour y revenir. LA PARTIALITÉ Rutilant « défaut » de l’amour de l’Art, elle rend l’amateur infatigable, subtil, profond. L’un ira jusqu’au fond de Java pour l’amour des maisons de bois ; un autre ne sentira pas la fatigue après des heures passées la loupe à l’œil : il est un adorateur des miniatures ; un troisième saura tout des raffinements invisibles de la céramique japonaise… L’écueil serait de s’enfermer, d’ennuyer le monde entier avec une même passion accrochée à vous pendant quarante ans. En revanche, une année de douze mois passés à voir le
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monde entier à travers les estampes d’Hokusaï, à mettre audessus de tout les beautés et les folies des chapiteaux romans, à jurer que l’on passerait le reste de ses jours sur une île déserte avec des reproductions de Rubens, et de lui seul, quelle merveille ! Une passion unique vous pousse à être encyclopédique sur votre question, elle vous entraîne vers les plus petits détails, elle fait de vous un avocat éloquent qui enchante ses amis. Le caractère exclusif de la passion n’est qu’apparent : l’étude ardente d’un peintre fait découvrir les grandes lois de la peinture, applicables partout. L’amour des églises romanes, loin de vous enfermer, vous invite, vous incite à regarder pardessus les clôtures de votre cher domaine. On veut voir comment les Espagnols ont décoré leurs églises à la même époque, ou guetter le passage au gothique… Ces recherches ont aiguisé le regard, enseigné des méthodes, mis en marche des possibilités d’expression, affiné la sensibilité, tous acquis susceptibles de bien servir la prochaine partialité.Ainsi Picasso aura préparé la voie aux monnaies gauloises (ou l’inverse) et les portraits du lointain Fayoum auront montré le chemin qui conduit au Greco (ou l’inverse). Ce que l’on avait pris pour une clé individuelle ouvrant une seule serrure d’une chambre particulière était en fait un passepartout donnant accès aux cent, aux mille cellules de l’im-
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mense ruche bruissante de l’Art. L’adage affirmait que si l’Art est un, ses variétés sont mille. Sans une petite étincelle, le plus haut bûcher de la nuit de la Saint-Jean n’est qu’une inutile, une triste tour de rondins. Cette flamme de la partialité fera parler les œuvres d’art. Et certains commencent à s’initier, parce qu’ils sont jeunes, parce qu’ils n’en ont pas eu le loisir ou l’envie auparavant… Un adulte qui se lance dans une entreprise inconnue n’est, les premiers jours, rien de plus qu’un enfant. C’est ensuite seulement que l’on s’apercevra que ses enjambées sont plus longues… J’entends encore ce professeur de russe dire aux étudiants à l’issue du tout premier cours, après l’énumération d’une savante et vaste bibliographie : « Naturellement, il y a aussi les abécédaires… » À moins de totale allergie, de complet rejet de la part de ceux à qui l’on souhaite montrer le chemin de l’Art, les professeurs, les parents, les bibliothécaires, les oncles..., les sages, seront bien avisés d’étaler leurs passions. Si j’étais bibliothécaire… disais-je. Avec le temps, avec l’âge, on le devient tous plus au moins. Une autre approche est là, toute simple, conseillée par Rembrandt qui disait : « Commencez par regarder chez vous, tout près. » Ceux que les musées rebutent, que les bibliothèques intimident, aimeront à
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la passion pouvoir fouiller à leur aise dans le rayon « Art » d’un ami. Sans contrainte de taille, de sujet, de poids, de prix… on ouvre un album, la première image ne vous inspire pas : on le remet en place. Au contraire, un autre donne l’impression d’une rencontre parfaitement ménagée : vous étiez prêt pour lui, il vous attendait. Quel merveilleux moment, à plat sur un tapis ! Votre esprit virevolte au ras du plafond de la Sixtine ou, à la façon de quelque petite chouette silencieuse, frôle les parois d’une grotte préhistorique, tout juste découverte, aux peintures toutes neuves !
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EN PAYS CONNU Une institutrice conduit une classe d’enfants au Louvre. Passant devant L’Embarquement pour Cythère, de Watteau, un écolier s’écrie, montrant un couple : « Nous avons les mêmes à la maison ! » Etonnement. Incrédulité… L’investigation révèle qu’il y a bien, accrochée au mur de la salle à manger de ses parents une gravure coloriée représentant un détail de ce tableau. Il n’était plus un étranger au Louvre.Tout se passait comme s’il était déjà venu. L’étrangeté, le fameux effet d’intimidation était annulé. L’enfant avait saisi le fil tendu… il suffirait, désormais, de continuer à le dérouler. Au lycée de Saint-Raphaël, le but de l’une des excursions de fin d’année, avec les plus grands, est l’exposition d’icônes bulgares du musée de Nice consacré à Chagall et au message biblique. Le professeur présente la collection d’icônes et laisse chacun aller de son côté. Cela, sans trop savoir ce qui l’attend.A la fin de l’heure, il veut les rassembler et les trouve tous dans la même salle se photographiant à tour de rôle devant une très belle peinture de Vierge à l’Enfant. Cette peinture lui dit quelque chose… C’est le sujet de l’affiche placardée depuis un mois dans leur salle de documentation.
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Personne n’en avait parlé… Marteler l’importance d’un livre, énumérer ses qualités, insister sur l’urgence qu’il y a à le lire produit des effets contraires… Mieux vaut l’oublier sur une table…
LE REGISTRE ET LE FICHIER Jadis, dans les bureaux des administrations, et aussi ceux des commerçants, on pouvait voir de grands registres reliés, foliotés (le numéro de chaque page était marqué de façon indélébile), paraphés (ce qui empêchait de retirer une feuille, même la dernière). Ces documents faisaient foi. Leur contenu était inattaquable. À juste titre, on les appelait parfois, bien que recouverts d’écriture manuscrite, des « livres ». Ils avaient en commun avec ces derniers d’être reliés et paginés. Bien évidemment, que l’on parcoure les uns et les autres en avançant ou en reculant, on retrouve toujours la même immuable succession. Cela présente l’avantage de la sûreté absolue, de la totale fidélité au projet initial. Ainsi, dans un livre d’art, on trouvera dans l’ordre voulu par l’auteur les pages, les chapitres et les parties. De même pour la suite des illustrations accompagnant le texte. Cependant, on peut souhaiter avoir une autre attitude à
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l’égard des documents que l’on conserve. Plus active. On peut vouloir recourir à une méthode, à un matériel permettant d’ajouter ou de retrancher des informations, de modifier la règle de classement d’un bout à l’autre, ou de l’organiser en sous-ensembles. Cet instrument a pour nom le fichier : il est composé de rectangles de carton appelés fiches. Si nous appliquons cette méthode d’accumulation et de classement au domaine de l’Art, nous nous apercevons que ses éléments, les fameuses fiches, si mobiles, si commodes, existent déjà : ce sont les cartes postales d’art.
LA BOÎTE AUX CARTES POSTALES Je n’ai jamais eu le moindre mal à persuader des amoureux de l’Art de constituer une collection de ces reproductions de dessins, peintures et sculptures : tous me disaient que, même sans intention bien précise, ils en détenaient une petite pile à la maison. Pigeons voyageurs de l’Art adressés par des amis nomades. Souvenirs pieusement conservés de moments d’admiration, d’émotion, lors de la visite d’un musée. De temps en temps, quand le paquet vous tombait sous la main, vous le feuilletiez en jouant au jeu merveilleux de retrouver les noms des peintres ou la provenance des sculptures.
La boîte aux cartes postables
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Si l’on procède un tant soit peu plus systématiquement, de novice en art, on devient bientôt connaisseur. On aura appris de la meilleure façon qui soit : sans s’en apercevoir. Cette méthode convient naturellement aux enfants : ils aiment collectionner. La passion leur donne l’illusion d’un pouvoir, d’une maîtrise sur les choses. En outre, elle les rapproche des grandes personnes qui possèdent tout. Enfin, son côté illimité les grise. Ils aiment aussi jouer. Cette collection offre à son jeune propriétaire tout un éventail de jeux : introduire la carte dernière arrivée à la bonne place, changer les classements (par ordre chronologique, par ordre alphabétique d’auteurs, ou de pays et civilisations, par sujets, par techniques) comparer les représentations d’un même sujet en les juxtaposant (les fleurs, les portraits, l’enfant, la femme, l’Annonciation, la danse, les animaux, le sport, les batailles, etc.) et établir l’ordre de ses préférences… Les dons, les envois, les échanges, donneront le plaisir de partager, mystérieux mais fidèle compagnon de l’émotion artistique. Le rangement, le classement ne sont surtout pas, ne doivent jamais constituer des monuments, des arrêts. La file de cartes postales, ce fameux fichier, deviendrait un livre, ce qui est l’exact opposé du but visé. Qu’il soit dans une bibliothèque,
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dans une salle de documentation, dans une salle de classe, dans une chambre d’enfants ou dans la salle de jeux d’une maison de campagne, le « trésor » des cartes postales devra être considéré comme un ensemble aux mille possibles. Pièces d’un puzzle au dessin toujours à définir, cinquante-deux cartes à jouer dans leur étui prêtes aux combinaisons, aux découvertes, aux surprises… Je pense aux pions du jeu des dominos : avec un bac plein de cartes postales d’art, on peut inventer (merveilleux entraînement du regard, passionnant exercice d’imagination) un long serpent d’associations d’idées, de récurrences de parentés, de similitudes…
A TRAVERS LES SIÈCLES ET LES CIVILISATIONS, BIEN SÛR… Exemple : la chandelle de la peinture (Saint Joseph charpentier) de Georges de La Tour évoquera l’incendie de Sodome d’un maniériste du Nord ; Les anges quittant Sodome de Gustave Moreau ne seront pas loin, ils fraterniseront avec celui de L’Annonciation de Grünewald ; le décor de la scène appellera les intérieurs d’églises de Saenredam ; quelquefois un chien y passe, cousin de ceux que Véronèse introduit dans ses banquets ; les victuailles sur la table nous feront rechercher dans le bac
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une nature morte de Chardin, son chat nous conduira chez Steinlein, puis chez Foujita… chez qui une belle géante nous attend qui nous fera penser à l’Eve de Rodin… le serpent de la Sixtine n’est pas loin, suivi par les monstres de Jérôme Bosch escortant une sorte de salamandre, c’est l’emblème de François Ier protecteur de Léonard de Vinci grand dessinateur de canons crachant des flammes. Retour au feu. Il y a aussi les figures géométriques cachées dans le tableau : carré, cercle, pyramide, tourbillon, ellipses, etc.
SUR L’ACCUEIL À LA DIVERSITÉ En peinture comme en amitié, rien ne se fait sans l’accueil à la diversité, sans l’ouverture à la différence. J’ai connu un amateur d’art pour qui il a fallu batailler afin que les portes et les fenêtres s’ouvrent : il demandait à tous les peintres de lui donner la grande joie bucolique des campagnes romaines de Poussin. Quel ennui naîtrait de cette uniformité ! Pour conquérir toute notre étendue, toute notre largeur humaine, repousser toujours nos frontières, nous irons audevant du mysticisme de Rembrandt, des fureurs de Goya, du tourment de Van Gogh, des cruautés de Grosz et des destructions de Picasso. Certains jours, tel ou tel nous correspondra
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mieux, parlera plus directement à notre cœur que tel autre… Ainsi, au fil des jours, le tour des couleurs de cet arc-en-ciel des tempéraments des créateurs, de leurs combats, de leurs amours, de leurs obsessions se trouvera accompli. À ce propos, il faut ici dire un mot du goût de son époque dans lequel on baigne au point de ne pas le voir et de jouer là le rôle du mouton du troupeau. Il faut avoir son goût à soi ; tous les grands collectionneurs précurseurs l’ont dit : ils achetaient ce qu’ils aimaient sans se soucier de la rumeur ou de la valeur. Dans ce domaine, rien n’est pire que la tiédeur, le goût moyen. Si un peintre naïf vous offre à choisir une peinture, ne prenez pas celle qui se rattache à l’art d’un peintre connu, emportez celle dans laquelle il se montre le plus lui-même. À l’excès.
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AU LECTEUR Il parvient aux dernières pages de ce bref manuel. Le point final est en vue. Déjà : si cet opuscule se prolongeait, il dévierait de son but, trahirait son véritable objet. Que penserait-on du voyageur qui oublierait le monde dans une bibliothèque pleine de guides et s’enfermerait dans la chambre des cartes ? Ce point final peut, doit être le point de départ d’une vie nouvelle. À force de regarder, on est devenu un œil. Exactement comparable au « nez » du parfumeur, à l’« oreille absolue » du musicien ou au palais du dégustateur. Il faut quitter la table de lecture et aller à la rencontre des œuvres d’art pour écouter les voix de ceux qui les ont créées. Voix dont il faut accepter l’infinie diversité, les oppositions, les contradictions : elles sont celles des hommes et même des moments successifs dans la vie d’un individu. Le voyage ne s’arrêtera pas là : contempler des œuvres d’art, même activement, même en ayant l’impression de créer, de se créer, sans doute, ne peut pas être le but d’une vie. Les artistes nous auront donné à voir le monde, les hommes, et en nous. Un signe annoncera que le moment est venu, qu’une mince frontière aura été franchie : tous les nuages dans le ciel construisent des formes, toutes les taches des murs ou des
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trottoirs paraissent laissées par des dessinateurs, les tas de foin figurent des ruminants couchés et les collines des torses, des membres de géants enchevêtrés… Un autre apparaîtra, non plus du domaine du savoir-faire mais du monde profond, chaleureux, de la passion. Pour chacun d’entre nous l’accès à l’art a été donné par une personne. Il y a de l’éternité dans cette chaîne. Ce don du regard, l’amateur saura et voudra, à son tour, le passer.
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SOURCES ICONOGRAPHIQUES © Photos Réunion des Musées Nationaux : 10, 13 (haut et bas de la page), 21, 25, 32, 36 et 35, 77, 40, 61 (b. dr.), 69 (b. g.), 79 – © Corel : 12 – © Daniel Hamot : 15,16 – © Musée Denon, Chalon-sur-Saône : 15 – © Giraudon : 17, 33, 41, 60 (g.), 68 (b. dr.), 73, 90 – © Photos H.C. : 58, 60 et 61 – © Rijksmuseum : 69 (h. dr.) – © Musée Rodin et © Photos Bruno Jarret/ADAGP : 44,46,47 – © Musée Rodin (photoAdam Rzepka) : 45 – © Inv. Giraudon : 52, 54 – © Schweiz : 57 – © Daniel Maja, éditions Octavo : 59 – © Hermann G. Klein Verlag : 68 (h. g.) – © Lauros-Giraudon et © SPADEM : 68 (b. g.) – © The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York, photo David Heald : 69 (h. g.) – © Lauros-Giraudon : 69 (b. dr. et milieu) – © Orsi Bataglini Giraudon : 72 Version papier imprimée en France par la Nouvelle imprimerie Laballery à Clamecy (Nièvre). Dépôt légal 2000, ISBN 2-910090-07-8
DU MÊME AUTEUR RÉCITS
PORTFOLIO DE CARTES POSTALES
Embarqué,Editions du Gerfaut Occasions,Pierron La Cavalerie éduenne,Phénix La Force de la colère,récits de Dachau,Stock Aux éditions Volets verts : S’il faisait beau,nous passions par les quais Enfance.LaVille ancienne Yucatán
Égypte,Réunion des musées nationaux
ESSAIS Le Microscope,Casterman Le Tour de l’olivier,Régine Vallée Le Paroir,la compagnie des outils,Desforges Des outils et des hommes, Jean-Cyrille Godefroy Cent marins de légende, La Renaissance du Livre Objets de la vie bourguignonne,Minerva Le Cabinet de curiosité,Circonflexe Outils du Monde,La Martinière Le livre des «comme »,Pierron La Martinière Jeunesse : La Terre vue du ciel racontée aux enfants Les Chats racontés aux enfants Aux éditions Volets verts : l’Huître Lexique français-turc simplifié… Le Tour du livre
CRITIQUE D’ART À la découverte de l’Art, (Prix de la Fondation de France, 1981), Hachette Trésors d’Art en Europe, Éditions de l’Épargne LaVie silencieuse,les natures mortes, La Renaissance du Livre Grünewald,Le Retable d’Issenheim,Pierron L‘aventure de l’Art,Nathan Louvre Junior,Nathan L‘animal dans l’art.Bestiaire. La Renaissance du Livre
LIVRES-JEUX L’Enfance de l’Art,Circonflexe Animaux d’artistes, Circonflexe Art et Nature,Circonflexe L’Art et ses histoires,Pierron
EN COLLABORATION
TRADUCTIONS
Le Grand Livre de la France,Larousse Marine nationale Au-delà des océans,Addim
Chants Peaux-Rouges,E.F.R. L’épopée de Gilgamesh,E.F.R. J.M. Synge : Les Îles d’Aran,EMOM Le Capitaine Cook,Braun Juifs du Passé,Alta
Florilège marin deVictor Hugo,EMOM Écrits sur la peinture,Volets verts
ANTHOLOGIES
DANS LA MÊME COLLECTION JEAN CHANRION Lettres du Cuisinier du Commandant de la Jeanne d’Arc à ses Parents (1959-1961)
Récit
HUBERT COMTE l’Huître
JEAN-FRANÇOIS LAZENNEC Traces de voyageurs Anthologie
Un musée personnel Essai
ROBERTO PICCIOTTO Connaissances deVénus pour ceux qui commencent Poésie française-espagnole (Argentine)
Essai
La pesanteur et le vent,le tissu dans l’Art Essai
JACQUELINE RÉGNIER Les Couleurs
Le Tour du livre
Anthologie
Un manuel
Ecrits sur la peinture Anthologie
Enfance.LaVille ancienne Récits
S’il faisait beau,nous passions par les quais Récits
Yucatán Récits
JACQUES FONTERAY Costumes pour le cinéma Carnet de dessins
JEAN-MARIE PINÇON Le champagne Essai
RAYMOND ROUSSEL LaVue
ROGER FARELLE Je suis un rescapé des bagnes du Neckar
Poésies illustrées par Maja
Récit Texte lu en allemand disponible sur CD
SAINT-AMANT Table pour six Poésie
COMPTOIR DE VENTE : S.P.E. • 171, RUE DE LA CONVENTION • 75015 PARIS ACHATS SUR INTERNET : HTTP://VOLETS-VERTS.BLOGSPOT.COM COURRIEL : VOLETS-VERTS@ORANGE.FR EDITIONS VOLETS VERTS • 23, RUE DES LONGS PRÉS • 92100 BOULOGNE-BILLANCOURT ISBN : 978-2-910090-07-8 © VOLETS VERTS (BOULOGNE-BILLANCOURT), 2000 PRIX : 11,50 EUR