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Portfolio iranien
from Vacance n°4
LA MOITIÉ DU MONDE
Portraitiste de talent, membre de l’agence VU, Denis Dailleux avait déjà élargi le champ de son objectif aux rues du Caire, où il a vécu une dizaine d’années. Avec le désir d’approcher ceux qu’il immortalise, il fi ge sur pellicule l’âme du monde dans une géographie “habitée”. Celui qui sait avec délicatesse raconter l’histoire d’une ville par le regard de ses habitants a visité, pour Vacance, la cité verdoyante d’Ispahan, ses palais et ses âmes mélangés.
“Dès l’instant où tu vins dans le monde de l’existence, Une échelle fut placée devant toi pour te permettre
de t’enfuir.” Rumi, poète persan
Dans chaque numéro, Vacance donne carte blanche à un photographe. Il y avait une évidence à inviter Denis Dailleux, prix World Press Photo 2014 et ami de longue date de Voyageurs du Monde, à venir s’exprimer dans ces pages. Denis s’est intéressé à la ville d’Ispahan et il répond ici à nos questions.
Vacance : Comment la photographie est-elle venue à vous ?
Denis Dailleux : C’est un long chemin. Je viens d’un milieu rural, et après une scolarité chaotique rien ne me prédestinait à cela. La seule chose que j’ai su dire depuis ma toute jeune enfance, c’est “non”. Et donc quand la question de mon avenir s’est posée, j’ai eu cette volonté forte de me diriger vers un métier artistique. J’aurais aimé devenir musicien, mais j’ai toujours été un piètre technicien… La photographie me semblait plus abordable, et comme le dit Saint-Exupéry : “On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.” Je me suis donc lancé, non sans diffi cultés au début. Après une année d’école de photographie pour apprendre les bases, j’ai été fl euriste aux côtés de Christian Tortu pendant dix ans pour gagner ma vie.
D’où vient votre lien à la beauté ?
Cela vient de ma grand-mère, qui avait une élégance folle. Je vivais avec elle. Elle venait d’une famille de métayers, elle avait une poésie et une classe incroyables. Ils étaient tous très beaux et très chics dans sa famille. J’étais fasciné. Ma grand-mère m’a appris les fl eurs, elle m’a appris le jardin.
À quel moment avez-vous basculé dans un travail d’auteur ?
Enfant, j’étais très heureux. Je passais mon temps dehors, à courir la campagne, les champs, les ruisseaux, les fl eurs, mes parents me laissaient faire ce que je voulais. La vie est devenue compliquée dès lors qu’il a fallu rentrer dans le rang. Bien plus tard, un jour que j’étais sur le point d’abandonner l’idée de devenir photographe, un ami m’a dit de lire Lettre à un jeune poète de Rainer Maria Rilke. Et là j’ai trouvé les réponses à mes interrogations. J’ai pris la décision de revenir au village, où j’ai mis en place un travail d’auteur sur ma grand-tante qui était encore vivante et que j’ai photographiée pendant quinze ans. Plus tard, il y a eu mes années parisiennes, et aussi tout un travail sur la banlieue qui doit paraître l’an prochain aux éditions Le Bec en l’air, certainement mon livre le plus fort.
Pourquoi êtes-vous tombé amoureux de l’Égypte ?
L’Égypte, c’est ma rencontre avec Chérif, un jour, par hasard, dans le métro à la station Concorde. Je n’avais jamais été au-delà de l’Europe, et ce fut le plus beau voyage de ma vie. Je suis tombé amoureux du pays dans l’instant où j’ai mis le pied à l’aéroport. Je me souviens avoir été fasciné par l’odeur du Caire, qui n’existe nulle part ailleurs. Chérif venait d’un milieu bourgeois, il vivait en face du jardin botanique. Toutes ces plantes gigantesques, je n’avais jamais imaginé voir ça un jour. Surtout, venant d’un village martyr décimé pendant la Révolution, j’ai découvert qu’on pouvait vivre dans la jouissance de l’instant. Chérif m’a énormément soutenu. Il disait toujours : “Un jour tu seras le premier.” C’est grâce à ce travail et à l’Égypte que j’ai commencé à avoir des commandes et à travailler comme professionnel.
Comment procédez-vous en voyage ?
Quand je ne connais pas le pays, je cherche tout de suite à me faire une ou deux connaissances, afi n de trouver un assistant. À travers ces rencontres, des relations se tissent et se transforment souvent en amitié pour la vie. C’est comme ça que j’ai connu Joseph et Francis au Ghana. Ils me protègent, je les aide. Je travaille de façon quasi obsessionnelle. Je me déplace peu. Quand j’ai trouvé mon sujet, je ne vais guère plus loin. Je préfère retourner sur les lieux. J’ai travaillé au Caire de cette façon, rue après rue, en faisant une chose à la fois. Cela répond à ma discipline : la photo la plus belle est toujours la plus simple.
Qu’avez-vous trouvé en Iran ?
Je retiens avant tout la gentillesse des gens et leur élégance. Comme toujours, le premier jour à Ispahan je me suis dirigé vers un quartier populaire – là où j’ai fait le portrait de l’homme à la perruche. Le quartier était vide, pas un café, pas un lieu de rencontre… Les Iraniens vivent dans un carcan. Je garde en tête cette scène très émouvante à laquelle j’ai assisté. Le vendredi à Ispahan, les hommes vont chanter sous les ponts en célébration du fl euve. C’est alors qu’un groupe de 20 ou 30 hommes a commencé à entonner un chant datant de l’époque du chah. J’écoutais, sans faire de photo – j’ai juste fait un fi lm à l’iPhone… Trois policiers sont arrivés et les ont entourés ; ils ont pu fi nir le chant et puis ils se sont dispersés. C’est dans le centre-ville qu’on sent que les choses changent. Sur la grande place, on croise toutes sortes de personnes, à la fois des religieux et des gens très modernes, et aussi des jeunes fi lles qui osent davantage – dans leur tenue vestimentaire par exemple – que si elles étaient dans leur quartier.
Avez-vous fi nalement l’âme d’un nomade ?
Mon envie de retourner dans les endroits que j’aime est plus forte que celle de découvrir de nouveaux pays. Le village de mon enfance, l’Égypte, le Ghana, j’y retournerai jusqu’à la fi n de mes jours… Je suis fi dèle aux gens.
Dernier ouvrage : Ghana, éd. Le Bec en l’air, 2016.
Par ALICE D’ORGEVAL