Mutations du mÊtier de l’architecte Rencontres et analyses
Manon Wettstein 2014-2015
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En préambule à ce mémoire, je souhaite adresser mes remerciements les plus sincères aux personnes qui m’ont aidée.
A toutes les personnes interviewées pour ce mémoire. Merci de m’avoir donné de votre temps. J’espère avoir été fidèle à votre pensée dans la retranscription de nos échanges. A mon promoteur qui a su m’orienter vers certaines de mes rencontres. A la non-aide de ma collocatare Alice sur le travail mais à son soutien moral. A mes amis qui m’ont encouragée pendant les moments difficiles. Enfin, à mes parents qui m’ont soutenue au mieux pendant la fin de l’écriture de ce mémoire. A vous tous, merci
Faculté d’architecture Lacambre-Horta ULB Mémoire sous la direction de Guy Adant Master 2 année 2014-2015
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Remerciements 3 Introduction 7 Morgane et Marco ou la remise en cause Questionnement et incompréhension de l’architecture Rappels historiques Prise de conscience
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Michael Ghyoodt ou une autre façon de travailler 24 Déjà ancrés dans le paysage 34 L’empowerment 35 Sophie Ghyselen ou les spécialistes de la participation Un autre rapport au temps Des convaincus contre des réfractaires Des citoyens experts
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Antoine Aubinais ou la réponse par l’éducation Les politiciens et l’architecture Des rencontres informelles Nous sommes des architectes
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Michel Chermette ou le lien autorité/pouvoir Lien entre pouvoir et autorité La responsabilité réside dans la signature L’autorité et les compétences La frustration comme moteur de projet
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Christine Godfroid ou le vivre ensemble 83 Vivre ensemble, fonder le en-commun 89 La responsabilité dans le choix 91 Noémie Emmanuelle ou la formation d’un projet 94 Répondre à une question 99 Conclusion 100 Bibliographie 102
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Introduction « Je n’aime pas les architectes ».
Cette remarque venant d’un architecte enseignant l’architecture à de futurs
architectes en atelier projet, m’a saisie. La première idée qui m’est venue à l’esprit était : « ça y est, il a perdu la raison »; la deuxième « quelle tristesse de ne pas aimer ce que l’on fait » ; et comme on dit, jamais deux sans trois : « Pourquoi dit-il cela ? » Ayant eu la présence d’esprit de ne lui partager que ma dernière pensée, cet enseignant m’expliqua que ces architectes qu’il critique si vivement, sont ceux qui ne font pas attention à ce qui se trouve autour d’eux, ne pensent qu’à dessiner un projet fidèle à leur « patte » et sont plus narcissiques que Narcisse lui-même. Il tenta ensuite de me convaincre que faire de l’architecture, c’était désapprendre l’architecture et de laisser le temps faire son œuvre dans les espaces architecturaux et urbains. Autant de concepts difficiles à s’approprier mais qui m’ont particulièrement touchée. Une nouvelle approche sensible de l’architecture s’est ouverte à moi. Plus tard, j’ai voulu tenter l’expérience de l’atelier d’Anthropologie du Projet. Atelier décrié comme étant un espace de non-travailleurs, où avec une bouteille d’eau, tu peux avoir les félicitations du jury, mais où tu es loin de l’architecture. A force de discussions avec des professeurs aimant parler, se rappeler mais aussi mettre le doigt là où, politiquement, ça fait mal, j’ai été emballée par cette autre sensibilité de l’architecture. Pas uniquement réponse spatiale à un problème mais aussi et surtout réflexion. Notre projet se centrait sur la participation et les outils que nous pouvions mettre en place en temps qu’architecte pour que les usagers puissent s’exprimer. Car qui sont les architectes pour pouvoir décider à la place des
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gens ? L’architecture participative est elle une réponse à cette question ? Avec ces deux sensibilités, laisser le temps et les gens choisir comment vivra l’architecture et donner la parole aux usagers pour créer l’architecture, je me sentais sur la bonne voie pour être une bonne architecte. Pourtant, il manquait quelque chose. Si les usagers peuvent faire ce qu’ils veulent, si ils peuvent s’exprimer, à quoi sert-on ? Y-a-t-il encore des architectes ? Y-a-t-il encore de l’architecture ? Est-ce la fin de l’architecture et l’avènement d’une nouvelle ère ou alors une évolution du métier de l’architecte ? L’architecture participative est-elle la seule réponse pour notre futur métier d’architecte afin de répondre aux besoins de la ville, des habitants et de la nature ? Je me souviens aussi d’une conférence donnée par Gilles Clément pendant mon Bachelier d’architecture. Celui-ci nous présentait sa conception du rôle du paysagiste avec sa théorie du Tiers-Paysage : laisser la nature se développer sans que l’homme ne la dompte. J’ai tout de suite aimé cette façon d’interpréter le paysagisme. Non pas par fainéantise ! C’est vrai, laisser la nature vivre et ne rien toucher peut paraître un peu paresseux. Au contraire, c’est un geste délicat et puissant la fois. De ne pas se croire surpuissant, de ne pas essayer de plier la nature pour le plaisir des yeux mais plutôt pour voir ce qu’il en ressort de plus beau et pour enrichir la fertilité de la terre. Bref, emballée comme bon nombre d’amis paysagistes ou architectes, une question s’impose tout de même : que devient le paysagiste s’il n’y a plus d’intervention de sa part ? Si, en réponse à une question posée par une commune, le paysagiste laisse la parole à la nature, est-il utile ? Face à l’art, il y a parfois (souvent !), de l’incompréhension, des « mon petit frère aurait pu faire la même chose », de la non-reconnaissance du travail et de la valeur de l’artiste. Je me pose la même question sur la place de l’architecte dans l’architecture participative. A quoi sert-il ? D’autres peuvent-ils faire son travail ? Le citoyen peut-il être expert de son quotidien et donc de son environnement architectural ? Pourquoi a-t-on envie de se tourner vers ce type d’architecture ?
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Autant de questions sur le futur de l’architecture qui se transposent à mon futur en temps qu’architecte aussi. J’ai choisi de rencontrer des personnes aux parcours variés pour en apprendre plus sur les mutations du métier de l’architecte en m’appuyant sur l’exemple de l’architecture participative. A la rencontre de quelques collectifs, je me suis aussi rendue compte qu’il existait d’autres facettes du métier de l’architecte. J’ai eu l’occasion de discuter avec un membre du collectif Rotor ainsi que de Bellastock. Deux collectifs bien connus aujourd’hui dans le champ architectural, qui ont été précurseurs d’une idéologie écologique dans l’architecture. J’ai souhaité ensuite éclairer les questions nées de ces rencontres par des apports de chercheurs en architecture, de sociologues, de philosophes, d’anthropologues, de journalistes. J’espère que cette confrontation m’éclairera sur la nature des mutations que traverse actuellement le métier d’architecte.
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Morgane et Marco ou la remise en cause
Au sein de la faculté d’architecture de Lacambre Horta, de jeunes étudiants se sont mobilisés cette année pour questionner l’architecture. Ne pouvant se contenter de ce que leur proposaient leurs études, ils ont créé une association nommée Baya qui poursuit les grandes idéaux de sa grande sœur française Bellastock (association d’architectes qui créé des festivals à l’intention des étudiants en architecture sur le réemploi des matériaux). Amenant les étudiants à s’interroger sur le devenir des matériaux qui passent par la ville, leur premier festival se déroulera du 12 au 15 septembre 2015 dans Bruxelles. Morgane et Marco font parti des co-fondateurs de l’association Baya. Ils sont tous deux étudiants en Master à la faculté d’architecture de l’ULB. Ayant expérimenté l’atelier d’Anthropologie du Projet comme moi-même, il me semblait pertinent de les interroger sur le futur du métier de l’architecte. Entre questions sociales ou sur les matériaux, ils ont un point de vue militant qui m’intéresse. Avec eux, je voulais comprendre pourquoi ou comment certains étudiants quittent l’architecture « traditionnelle » pour suivre de nouveaux chemins. Nous nous sommes rencontrés dans un café près de la Faculté d’architecture de l’ULB dans l’après midi d’un mercredi d’avril.
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Pourquoi être entré dans le collectif Baya ? Mo : je ne sais pas si, dès le début, nous voulions être appelés « collectif ». Nous avons monté une asbl pour avoir toutes les autorisations légales, assurances, accords administratifs... Ma : par rapport à des initiatives à la fac, nous sommes plus libres. Mo : ca nous est un peu tombé dessus après une AG. Deux filles sont venues me voir pour me proposer de monter avec elle le même genre de festival qu’à Bellastock à Paris. Je ne connaissais pas encore Louis, le fondateur de Baya, et je l’ai découvert en parlant avec lui. Ma : pour ma part, j’ai rencontré Louis en atelier. C’était après la conférence, organisée par une fille. J’ai discuté avec lui puis, je me suis lancé. Les personnes qui s’impliquent dans Baya ont-elles la volonté de changer les choses ? Mo : Cela dépend des gens qui viennent. Certains voient ça comme un complément des études, d’autres comme un acte militant. Ce qui est mon cas. Ca faisait un moment que je remettais en question notre enseignement, la place de l’architecte dans le monde et la construction de la ville... J’y vois plus que le collectif de construction. Nous avons rencontré tellement de personnes pour Baya ! Nous avons commencé avec un univers d’associations très diverses ...
Avec Baya, nous passons à de l’architecture échelle 1 :1. Ma : quand on nous demande de faire un stage bachelier, il y a un petit rapport de stage et il n’y a aucune suite derrière, rien de concret. Mo : comment être architecte sans savoir mettre en œuvre les choses ? Ma : il y a un trop grand décalage. J’ai fait des études de génie civil avant. J’ai fait 5 mois dans un bureau d’archi. J’étais surtout avec les techniciens. Je visitais tous les chantiers. Le technicien faisait tous les rapports de chantier. Il avait les conversations avec les ouvriers... Mais pas l’architecte. Lui, c’est le patron assis à son bureau et toute la journée au téléphone. Il ne voit pas le chantier évoluer. Mo : il est vrai que tu peux apprendre de façon théorique, mais si tu pratiques tu apprends tellement plus rapidement. Pour le festival, allez-vous construire vous-mêmes ou être uniquement encadrants ? Mo : Nous sommes organisateurs. Pendant le festival, nous serons les encadrants. Par contre, nous devons construire tout ce qu’il y a en amont. C’est délicat car nous n’avons pas beaucoup de connaissances là-dedans. Nous travaillons avec deux associations : Disco soupe et Collect’Actif qui s’occupent de la récupération de nourriture et de la cuisine. Nous allons leur construire une cuiMo* pour Morgane Ma* pour Marco
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sine mobile qu’ils pourront réutiliser après le festival. Nous allons aussi la fabriquer pour l’Alleedukaai, une des ASBL de Bruxelles. Quelle est votre responsabilité face aux constructions du festival ? Ma : que ça tienne et que ça remplisse ses fonctions. On n’est jamais autonome. On dépend de beaucoup de gens et de choses. On se rend compte qu’il faut communiquer. Communiquer avec tout ce qui est législatif pour avoir les autorisations. Et aussi communiquer avec les gens qui seront confrontés à ce type de construction. Par exemple, les infrastructures de cuisine, ce n’est pas nous qui imposons la manière dont va être fait la cuisine. Nous avons des rendez-vous avec Disco Soupe pour savoir ce dont eux ont besoin, leur manière de faire tous les jours pour faire la cuisine. On arrive dans l’essence même de l’architecture : faire le mieux possible, rendre service en concevant pour la personne qui n’a pas forcément le temps ou les connaissances techniques pour le faire. Au lieu d’engager des entreprises, nous le faisons nousmêmes. Nous commandons les matériaux et nous nous débrouillons pour trouver les machines. Dans votre future pratique architecturale, allez-vous vous choisir ce type de pratique ? Mo : pour ma part, je ne suis pas sure
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de faire de l’architecture. Pour certains projets, je refusais la façon dont on me demandait de faire de l’architecture. Je faisais le minimum pour les points. Maintenant, je me tournerais plus vers la construction. Dans Recyclart, il y a une plateforme où tu peux apprendre toi-même à faire les choses et tu deviens plus autonome, moins dépendant à ce qu’il y a autour. Ma : comme la profession est protégée, ça fait des clivages. Mo : On a l’impression que l’architecte va pouvoir guérir tous les maux de la rue et qu’au final, les gens n’auront pas les moyens de se payer un architecte et devront le faire euxmême. Et c’est aussi bien ! Ma : avant d’aller chez Baya, j’ai travaillé sur un projet de l’ételeir Public Relation en Inde. Nous avons fait pas mal de recherches. Les gens que j’ai rencontrés là-bas construisaient des énormes villas. Tout d’un coup, ils ont pété les plombs en remarquant qu’ils ne construisaient même pas pour 1% de la population. Les Indiens habitent en périphérie des villes, n’ont pas les savoirs pour répondre aux multiples catastrophes naturelles qui leur tombent dessus. Ils ne savent pas coordonner correctement les choses pour faire en sorte que leur maison tienne. Les architectes sont donc venus sur place. Ils ont fait une recherche de l’architecture vernaculaire pour trouver une archi-
tecture plus durable. Ils ont ensuite transmis ce qu’ils avaient appris à des habitants pour qu’ensuite ils puissent transmettre aux autres à leur tour. Cet auto-apprentissage, loin des bureaux, implique de dépasser certaines échelles. Il faut trouver des financements et des ONG qui veuillent bien s’emparer de ces projets. Est-ce que être architecte c’est être un professeur de l’architecture ? Ma : Non, l’architecte n’a pas un rôle de professeur. Il est là pour apprendre aussi. Il y a tellement de lois, il faut les connaître. En Espagne, un architecte, Santi, connaît toutes les lois, mais les contourne pour pouvoir s’approcher au plus près des habitants. Il n’attend pas cinq ans, des concours et autorisations de l’état pour construire une extension pour une école ! Le rôle de l’architecte est-il donc d’autonomiser l’habitant ? Mo : Je ne sais pas si c’est propre à l’architecte. Il y a dans la société en général un assistanat immense. « On ne peut rien y faire » entend-on mais je pense que ce n’est pas vrai. En temps qu’architecte, est-il possible de donner un avis différent à ce que demande le client ? Mo : C’est là où c’est compliqué d’être architecte. Tu n’as pas forcément les compétences et le savoir faire pour déterminer ce qui est juste. Après, on
peut toujours proposer des alternatives. Par contre, je pense qu’il faut que la personne à qui tu rends service soit contente du résultat. Ma : ce qui est important, c’est de faire et de laisser le client essayer ce que tu as construit. Il faut donner des accords. Avoir confiance l’un envers l’autre. Par exemple, un chirurgien, tu ne peux pas lui dire, « attends, plus à droite, ça chatouille ». Non, le chirurgien, il sait ce qu’il fait. S’il coupe à côté, t’es mort. En architecture, ce n’est pas pareil ! Tu ne peux pas dire « stop, tu es le client, je suis l’architecte, je sais ce que je fais ». Mo : la différence entre le médecin et l’architecte vient du fait de nos études. En comparant les autres écoles, on peut déjà voir des approches différentes. Il est difficile de mettre des mots clairs sur les compétences et le savoir d’un architecte. Ca dépend de tant de gens, d’expériences... Ma : la médecine, c’est l’étude du corps. Un objet plutôt stable. Un terrain assez ciblé et fermé. L’architecture implique tellement de choses et à des échelles tellement différentes. Que ce soit à l’échelle macro ou micro, sociale, économique, culturelle, religieuse... et encore d’autres. Le cadre n’est pas fermé. Tu ne peux pas avoir le même poids. Avec l’expérience, le savoir faire ou l’éducation, le métier d’architecte, c’est autre chose que le médecin. Eux, ils expérimentent. Sur des corps, ils testent étape par étape.
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Si ça ne marche pas, ils changent et progressent comme ça. C’est l’expérimentation. En architecture, c’est toujours propre au lieu, à l’environnement. Un projet architectural, tu ne peux pas le transposer partout. Glenn Murcutt par exemple, refuse de faire des projets ailleurs que chez lui car il ne connaît pas les autres terrains. Il impose de voir en personne les clients. C’est comme un rituel. Et là, le lien à l’architecte est particulier. Il est lucide dans sa philosophie. Mo : d’autres au contraire imposent leur façon de faire. Par exemple, à la Réunion, il y a une énorme complexe en construction par des architectes londoniens. Ils ne connaissent rien au mode de vie des réunionnais et les bouleversent. C’est vrai qu’un processus de participation, c’est long et cela demande de l’implication. Etre déjà sur place peut faire avancer les choses. Ma: l’éducation à l’architecture devrait être un apprentissage de la faculté de l’immersion dans un nouvel environnement pour les études de lieux et la programmation. Nos études prouvent qu’on peut passer de l’urbanisme à la sociologie, à la philosophie en passant par la structure ou l’économie. On nous demande de mettre le nez dans plein de choses différente. L’architecture implique d’avoir une certaine sensibilité, beaucoup plus que de savoir faire des
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plans et des élévations. Mo : Nous avions fait des interviews d’architectes au premier semestre. Il en ressortait que l’architecte était le traducteur, le médiateur entre différents corps de métier, le client, la commune. C’est une place ambivalente. Ce sont des conceptions qu’on peut avoir nous maintenant. J’imagine que ça va évoluer avec le temps. Comment pensez-vous que le métier de l’architecte va évoluer ? Mo : Penser que le métier d’architecte va évoluer de façon unitaire vers quelque chose de commun, est une grosse erreur. Il y a tellement de façons différentes d’envisager l’architecture que tu ne peux pas imposer ta vision aux gens. Regarde la façon dont fonctionnent les ateliers verticaux ! Tu vois déjà un panel énorme. Quand tu parles à différents professeurs, tu te rends compte qu’il y a des différences extraordinaires dans la conception de l’architecture. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose vers quoi va tendre l’architecture. D’une certaine façon, tu peux faire tendre ta conception de faire de l’architecture vers ce que tu veux. Ma : je suis assez d’accord. Mo : ce qui est assez chouette avec Baya, c’est que nous rentrons dans le tissus associatif bruxellois. Tu te rends comptes que en Belgique, tu peux faire beaucoup de choses. Ma : c’est un terrain extrêmement
fertile pour faire émerger des gens qui veulent faire entendre leur voix. C’est beau à voir. Mo : L’Alleedukaai par exemple, voulait être un atelier urbain temporaire. Ca a tellement bien fonctionné qu’ils ne travaillent plus qu’à ce titre là. Pour revenir à ce qu’on disait plus tôt, du fait de la condition libérale du métier d’architecte, celui-ci peut se réinventer tout le temps. On a rencontré un homme qui se disait architecte voyageur. Il participe parfois aux ateliers de Alleedukaai. Il travaillait sur la cohésion sociale et sur les façons d’en faire de l’architecture. C’était très poétique et c’est sa façon à lui de faire de l’architecture. Ma : Ce n’est pas un métier codifié ou unifié. Le mois dernier, A+U a publié un article sur Rotor. C’était rigolo de voir ces collectifs qui étaient dans l’expérimentation, du paramétrique jusqu’à la déconstruction de bâtiments et à la récupération de matériaux. A la base, les gens n’en avaient rien à faire. Or cette alternative de concevoir les choses devient à la mode. Avec Baya, allez-vous faire un travail social ou êtes-vous exclusivement tournés vers le réemploi de matériaux comme Bellastock ? Mo : Pour la première édition, nous nous calquons sur Bellastock. D’une part car ils ont tous les documents et d’autre part parce que c’est plus facile
pour une première fois. Ca ne veut pas dire que par la suite ça ne va pas évoluer. Nous allons aussi intégrer un des workshops de l’Alleedukaai. Et comme nous ne sommes pas tous d’accord sur le futur de Baya, c’est difficile de dire vers quoi ça va évoluer. Personnellement, j’aimerais que ce soit fortement ouvert à la population. Ma : à la base, Bellastock était ouvert à des étudiants en architecture et d’écoles d’art. Maintenant, des gens qui n’ont rien à voir avec l’architecture commencent à s’y intéresser. Des personnes qui bricolent pendant leur temps libre ou autre. Il y a une petite partie de participants qui ne sont pas dans le milieu de l’architecture qui aimeraient venir à Baya. Peut-être deux ou trois équipes. Mo : je ne pense pas que nous voulions être seulement un complément à l’étude d’architecture. Ma : nous ne sommes pas un laboratoire de recherches de Lacambre. Mo : nous ne voulons pas être concurrents de l’Esquisse Commune, qui expérimente l’échelle 1 : 1 et commence à s’intéresser à l’aspect social. Ma : comme toute action qui se construit, les réflexions se construisent aussi au fur et à mesure. Mo : Quel poète !
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Questionnement et incompréhension de l’architecture. « Mo : Certains voient ça comme un complément des études, d’autres comme un acte militant. Ce qui est mon cas. Ca faisait un moment que je remettais en question notre enseignement, la place de l’architecte dans le monde et la construction de la ville... J’y vois plus que le collectif de construction. » « Ma : il y a un trop grand décalage. J’ai fait des études de génie civil avant. J’ai fait 5 mois dans un bureau d’archi. J’étais surtout avec les techniciens. Je visitais tous les chantiers. Le technicien faisait tous les rapports de chantier. Il avait les conversations avec les ouvriers... Mais pas l’architecte. Lui, c’est le patron assis à son bureau et toute la journée au téléphone. Il ne voit pas le chantier évoluer ». « Travailler l’espace, c’est old school. Nous, on l’a appris à l’école pendant 7 ans d’études pour créer de l’espace. Mais en 2015, ça ne peut plus être que ça. C’était une époque où tout était permis, les ressources à foison... Les profs qui te disaient « ne vous bridez pas, tout est possible ». C’est faux. » Antoine Aubinais de Bellastock, voir la rencontre plus loin « Au tout début, pour nous remette dans le contexte, Rotor n’était pas une activité économique mais plutôt de l’ordre de ce que tu fais le soir. Il y avait un côté manifeste et la volonté de concrétiser quelque chose après pas mal de mois de discussions. Discussions assez abstraites alors. Il y avait une envie de voir ce qu’on peut en faire, comment le communiquer. C’était un test. Personne ne savait ce que ça allait devenir. Rotor a mis du temps à se consolider et se construire petit à petit » explique aussi Michael Ghyoodt plus tard.
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Rappels historiques
Pour comprendre les évolutions de pensées qui ont mené vers d’autres
façons d’aborder le métier d’architectel’envie, des penseurs comme JeanPierre Boutinet ou Jean Louis Genard ont chacun des explications. JeanPierre Boutinet nous explique en partie l’éloignement de l’architecte du chantier dans Anthropologie du projet1. Ce n’est pas un fait nouveau. Dès le Quattrocento, Alberti déclare « j’appellerai architecte celui qui, avec une raison et une règle merveilleuse et précise, sait premièrement diviser les choses avec son esprit et son intelligence, et secondement comment assembler avec justesse au cours du travail de construction tous ces matériaux qui par les mouvements de poids, la réunion et l’entassement des corps peuvent servir efficacement et dignement les besoins de l’homme. »2 A l’époque, le plan est le support du projet. Plus tard, le projet est porteur de progrès. A l’époque des Lumières, « l’homme s’institue agent de l’histoire ». Avec la montée de nouvelles philosophies et la volonté de casser les idées reçues du passé, l’homme se veut créateur et veut créer l’histoire par le projet et les progrès. Jean Louis Génard3 nous explique aussi l’évolution de l’architecture pendant le XXe siècle. Tout d’abord, nous pouvons parler d’un moment fordiste, balayant la période de 1900 à 1970. La rationalité est alors le vecteur d’émancipation sociale. L’architecte moderniste veut participer à la construction d’un monde meilleur. La responsabilité de l’architecte est alors esthétique sociale et politique. C’est le temps des chartes et manifestes pour faire valoir leurs théories. L’architecte abandonne le modèle de la profession libérale pour rentrer dans l’ère de la production industrielle. Il y est de plus en plus dépendant 1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, PUF, 2008 pp. 13-48 2 L. B. Albertin Préface au De re audificatoria, 1485. 3 Jean Louis Genard, Architecture et réflexivité, Vivre ensemble au XXIe siècle, Institut de sociologie, 2005 pp. 387-403
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des principes de production. Il est question de performances et de succès économiques, l’architecte joue un rôle d’industriel. Il se transforme en coordinateur avant-chantier, qui devra anticiper les problèmes d’exécution. Il quitte tout à fait le chantier. Dans les années 1968 apparaît une crise du modernisme. Le processus de raison est délaissé au profit du « sens » donné aux actions. Apparaît dans ce contexte la commission des monuments et sites. La tradition est revalorisée. Plusieurs mouvements architecturaux prennent ce pas sous le nom de postmodernisme. Il s’agit de Robert Venturi, Graves... L’allié de l’architecte n’est plus le cartographe ou le statisticien mais l’historien de l’art, l’artiste. L’architecture devient hyper-individualiste et est surtout une image. La culture prend une place importante dans la politique et l’économie. On assiste au développement des starchitectes (star système des architectes). L’architecte joue un rôle de « signature » pour mettre en valeur la ville dans laquelle il construit. Nous connaissons encore aujourd’hui des bâtisseurs starchitectes comme les Jean Nouvel et autres Rem Koolhaas. Après les géographes, statisticiens puis historiens de l’art, de nouveaux acteurs se joignent à la profession. Déjà, dans la logique hyper-individualiste, il y a des spécialités en marketing ou communication. Les ordres professionnels doivent remettre en question leurs pratiques avec l’évolution de la profession. Les identités se flexibilisent, le champ architectural s’étend à la production d’images, de performances artistiques. L’architecte s’entoure d’anthropologues et de spécialistes de la participation tels IPE ou le collectif ETC. La gestion publique passe à un régime de gouvernance où les acteurs et les usagers sont présents dans le processus décisionnel. Cela ouvre la voie à une rationalité réflexive, le jugement est délibératif. Aux outils de rationalité déterminant (cartographie, zonage) s’ajoutent les
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caractéristiques d’une rationalité réfléchissante ouverte aux subtilités des espaces et à la sensibilité des lieux. Le rapport aux formes prend de moins en moins d’importance au profit d’une procédure de créativité. Les concours sont faits au nom de la qualité architecturale, la participation est intégrée à une conception coopérative du projet. L’usager devient un partenaire, par exemple pour Bernardo Secchi et Paola Vigano. La temporalité est prospective, pas à l’image moderniste pour un monde meilleur mais plutôt au questionnement du risque, à la précaution, au développement durable, aux économies de moyens. L’urbanisme se pense selon une logique d’accompagnement. L’architecte a alors un rôle d’accompagnement de la société. Son action s’inscrit dans un processus participatif. Les étapes décrites ici peuvent avoir une connotation évolutionniste mais sont plutôt à interpréter comme une évolution et une cohabitation. Les modèles qui se succèdent aux autres sont en réaction avec leurs précédents qui ont montré des lacunes et des effets pervers. Les évolutions ne sont pas de simples pratiques architecturales mais des pratiques qui suscitent des nouveaux dispositifs. Il n’y a donc pas un rôle de l’architecte qui a évolué mais bien des rôles de l’architecte qui évoluent. C’est pourquoi certains sont toujours éloignés du chantier et d’autres déjà engagés dans une attitude participative. Christine Godfroid l’évoque plus tard aussi en disant que « Ces périodes à un certain moment se sont croisées et les alternatives n’ont pas été marquées de façon aussi séquentielle que parfois on le caricature dans certains cours d’architecture. Les choses sont plus complexes me semble t’il. Aujourd’hui, nous sommes encore, et heureusement, dans l’idée qu’il existe différents niveaux de lecture. »
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Prise de conscience « Ma : avant d’aller chez Baya, j’étais en atelier Public Relation en Inde. Nous avons fait pas mal de recherches. Les gens que j’ai rencontrés là-bas construisaient des énormes villas. Tout d’un coup, ils ont pété les plombs en remarquant qu’ils ne construisaient même pas pour 1% de la population. Les Indiens habitent en périphérie des villes, n’ont pas les savoirs pour répondre aux multiples catastrophes naturelles qui leur tombent dessus. Ils ne savent pas coordonner correctement les choses pour faire en sorte que leur maison tienne. Les architectes sont donc venus sur place. Ils ont fait une recherche de l’architecture vernaculaire pour trouver une architecture plus durable. Ils ont ensuite transmis ce qu’ils avaient appris à des habitants pour qu’ensuite ils puissent transmettre aux autres à leur tour. Cet auto-apprentissage, loin des bureaux, implique de dépasser certaines échelles. » « Mo : la différence entre le médecin et l’architecte vient du fait de nos études. En comparant les autres écoles, on peut déjà voir des approches différentes. Il est difficile de mettre des mots clairs sur les compétences et le savoir d’un architecte. Ca dépend de tant de gens, d’expériences... »
La prise de conscience que mentionne Marco n’est pas sans rappeler le
message porteur d’espoir de Toyo Ito pour la reconstruction du Japon. Je me dois de parler de Toyo Ito dans ce mémoire car il est la preuve que l’architecte, quel que soit son niveau d’influence et sa popularité, peut avoir un discours se rapprochant de la nature et du local tout en conservant une ligne architecturale propre. En effet, au milieu de tout le système de paillettes et de prix digne des stars hollywoodiennes quelques starchitectes restent à l’écoute de leur premier leitmotivs et de l’être humain. En quelques dates et quelques mots, voici Toyo Ito : Né en 1941 en Corée du Sud, Toyo Ito rejoint l’école d’architecture de Tokyo en 1965 puis ouvre son propre cabinet d’architecture en 1971, Urbot (Urban Robot). Il exporte son architecture vers de nombreux pays tels que l’Angleterre,
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avec le pavillon de la Serpentine Gallery à Hyde Park, la médiathèque de Sendaï à Tokyo, la Tour Realia et Hôtel Porta Fira à Barcelone... Il recevra le prix Pritzker, l’équivalent du prix Nobel en architecture, en 2013 pour son travail sur les maisons pour tous : les Minna ho le. Expliquons d’où vient ce projet. 11 mars 2011. Une date qui restera dans les mémoires .A 05h46 GMT, un séisme de magnitude 9 sur l’échelle de Richter a lieu à 130 kilomètres de la ville de Sendaï au Japon, à 32 kilomètres de profondeur. Moins de 10 minutes plus tard, les premières côtes se font submerger par une vague de près de 30m de haut et ce sur 600 kilomètres de côtes. Nous connaissons les conséquences de cet accident naturel : des milliers de morts, un million de logements engloutis par la vague, des villages à terre à cause du séisme ou encore l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima Daichi submergée par le tsunami. Après cette destruction massive, il est l’heure de la reconstruction. Les politiciens, les secteurs de BTP... sont appelés et s’activent avec les habitants sans toit à remettre sur pied et organiser la ville. Parmi eux, manque la figure de l’architecte. Toyo Ito se rend compte que les habitants n’ont pas besoin de l’architecte pour réfléchir à la reconstruction car celui-ci peut paraître si autocentré sur son geste d’architecte, sa patte, sa signature, qu’il en oublierait les besoins de ces personnes dans la détresse. Après ce constat, Toyo Ito se demande depuis quand les architectes et les habitants se sont perdus de vue à tel point qu’ils ne puissent pas compter sur eux dans une situation exceptionnelle comme lors de cette année 2011. Il en déduit que « le modernisme échoue le plus souvent, hélas, à rencontrer la société ». En d’autres termes, que les architectes, avec « l’esthétique orthodoxe » du modernisme, ont oublié que l’architecture pouvait aussi être un lien entre nature et société. D’après Toyo Ito, « l’architecture moderne a toujours essayé d’éliminer les récits, d’effacer le symbolique et les repères communs ».
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Dès lors, Toyo Ito s’empare de cette erreur et met un point d’honneur à recréer un climat de confiance entre l’architecte et le citoyen. Pour se remettre au bon niveau, celui-ci va créer des maisons pour tous : les « Minna no le ». Son rôle d’architecte est dorénavant de relier les habitants à l’architecture et à l’affect. A mi-chemin entre une salle de réunion et une pièce de rencontre, les « Minna no le » ou « maisons pour tous » sont un lieu de soutien moral pour les habitants des villes sinistrées. Avant la catastrophe de Fukushima, Toyo Ito travaillait déjà sur la question de la création de rapprochements entre la nature et l’architecture, les habitants et l’affect. Sa bibliothèque à Sendaï est l’exemple de grands espaces de rencontre et lieu de rassemblement identitaire aussi important que les « Minna no le ». Les « Minna no le » sont tout de suite une réussite. Les habitants avaient l’impression de retrouver leur maison alors que l’espace proposé n’est pas privatif mais plutôt ouvert à tous. De même, pour s’opposer à l’esthétique moderniste, la maison pour tous est construite dans un style vernaculaire, et surtout avec les habitants. Ainsi, Toyo Ito présente un nouveau rôle de l’architecture. Dépasser la vision honorifique, au-delà des usagers pour donner de nouveaux espaces de liens et de rencontres autour de la ville et pour la ville.
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Michael Ghyoodt ou une autre façon de travailler
Michael Ghyoodt travaille dans le collectif Rotor. Fondé en 2005, Rotor est une ASBL dont le thème de prédilection est le réemploi des matériaux dans l’architecture, le design ou l’industrie. De part leurs recherches et leurs rapports sur les flux des matériaux, sur le terrain ou dans la littérature, leurs recommandations sont utiles dans les instances publiques. J’étais surtout intéressée par la façon dont ils sont arrivés à sortir de l’école d’architecture, ou d’autres études, pour se diriger vers cette manière peu conventionnelle de faire de l’architecture. Dans la même idée, Rotor est connu dans le monde architectural, pourtant, sont-ils architectes ? Nous nous sommes rencontrés dans la cour de la Faculté d’architecture de l’ULB un midi ensoleillé d’avril.
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Pouvez-vous nous présenter Rotor ? Je travaille avec eux depuis 2008 mais on ne fait pas vraiment de l’architecture ni de la participation. Et en tout cas, au niveau juridique, le bureau n’est pas une agence d’architecture. Nous sommes une ASBL, nous ne sommes donc pas inscrits à l’Ordre des Architectes. Peut-être Amélie Tam est architecte car elle travaille en parallèle de chez Rotor dans une agence d’architecture, c’est possible qu’elle soit inscrite à l’Ordre mais ce n‘est même pas sûr. En tous cas, avec Rotor, nous n’avons pas signé un seul plan. Nous ne se définissons pas comme un bureau d’architecture car une partie de notre travail porte sur des expositions, des études, des publications, des conférences, des processus de réemploi de matériaux pour les entreprises... Nous faisons parfois des réalisations, mais ce n’est pas le cœur de notre pratique. Et ce sont souvent des réalisations faites dans des cadres d’exception, souvent le 1% artistique, de l’aménagement intérieur ou encore des projets temporaires. C’est parfois même juste du design. Nous n’avons pas tous fait d’études d’architecture. Moi je les ai faites par exemple. Marton n’a pas étudié l’architecture, Tristan a étudié, mais ne l’a jamais pratiqué car il a achevé ses études bien après les avoir commencées. Lionel de Vliger est ingénieur en architec-
ture et a un doctorat en histoire de l’art, Mélanie a étudié l’architecture, Benjamin n’est pas architecte, Lionel Biet non plus, Renaud l’est. Grosso modo, la moitié l’est et l’autre ne l’est pas. Pourquoi ne vous êtes-vous pas inscrit à l’Ordre des architectes ? A l’origine, la volonté de Rotor n’était pas liée du tout à l’architecture. Son domaine c’était des réflexions sur les flux de matériaux, les circuits. C’étaient plutôt la possibilité de réutiliser les déchets industriels. Ma thèse était en partie sur les matériaux de réemploi. Donc au début ce n’était même pas lié aux matériaux de la construction. Nous allions visiter des usines qui faisaient du caoutchouc par exemple. On regardait ce qui sortait des containers et on se demandait ce qu’il y avait moyen de faire à partir de là. Ensuite, nous avons fait un projet un peu plus public. Un projet de réaménagement de bureaux dans le centre ville de Bruxelles avec des matériaux que nous avons trouvés ou loués à une entreprise qui fait des coffrages en béton. Ce sont donc des coffrages que nous avons reçus préfabriqués pour le projet. C’est un projet qui a été pas mal médiatisé dans la sphère de l’architecture, dans toute une série de magazines ou blog. Mais nous n’avions pas du tout la prétention de nous définir comme architectes. Et
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nous avons petit à petit tourné nos recherches vers les matériaux issus de l’industrie de la construction. Sur les chantiers et les démolitions... C’est une manière de rentrer dans la sphère de l’architecture. Plutôt par la réflexion des matériaux qui tournent dans cette industrie. Depuis combien de temps faitesvous partie de cette sphère plus architecturale ? 2007 pour le projet de bureaux. En 2008, c’est l’étude que nous avons faite sur la possibilité de faire un magasin de matériaux de construction de seconde main en économie sociale. C’est là que nous nous sommes réellement intéressés aux flux de matériaux dans la construction. Qui sont les interlocuteurs que vous voulez sensibiliser ? Comme toute ASBL en Belgique, nous avons des statuts liés à un but social. Nous, notre objectif social est très général : il est de favoriser la stratégie de réemploi. On ne se fixe pas plus que ça pour se permettre de faire des projets très différents. Ca nous arrange bien. En fonction des projets, nous touchons des publics différents. On vise un public de maitres d’ouvrage, les administrations communales, les sociétés de logements... Avant ça, nous avons fait un projet de recensement des matériaux de constructions des entreprises professionnelles, plutôt
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adressé aux architectes et entrepreneurs classiques. A la suite de ce projet, nous avons joué un rôle de fédération, même si nous ne nous sommes jamais définis comme ça et personne ne nous a appelés comme ça non plus. On sent qu’il y a pas mal d’expertise autour de ces revendeurs. Nous les réunissons autour de la table avec une série de documents qui expliquent le réemploi des matériaux qu’ils vendent. En l’occurrence, passer par des petits articles de cahier des charges formatés pour ces matériaux de seconde main. Ce qui permet à des constructeurs de facilement prescrire de la brique de réemploi car la prescription à proprement dite a déjà été établie. Concernant ce rôle « fédérateur », nous n’avons pas du tout l’ambition d’être reconnus comme tels. C’est juste que nous nous sommes retrouvés, lors de l’inventaire des revendeurs à avoir toute la liste de tous les revendeurs. Ce que eux n’ont pas. Ils ont quelques contacts et nous la globalité. Quand vous faites des projets éphémères ou de bureau, comment êtes vous catégorisés ? Comme des concepteurs. Nous ne pouvons pas construire seuls car noninscrits à l’ordre des architectes. Il y a quelques années, nous avons fait un projet avec V+ pour le réaménagement de la mode et du design dans le centre ville. C’était un fonctionnement bizarre car formellement nous
étions les architectes d’intérieur et eux les architectes tout court. Dans les faits, nous avons travaillé à l’horizontal, tous ensemble sur ce projet. Sans hiérarchie réelle entre eux et nous. Par contre, au niveau des responsabilités, c’était très clair. Eux, en tant qu’architectes, étaient responsables du projet. Pour les projets éphémères, cela dépend du contexte. Souvent, nous sommes dans le cadre de commandes plutôt artistiques. C’est une autre responsabilité. Pour le KFDA, c’était deux installations temporaires qui devaient durer deux mois. L’un dans l’église des Brigittines et l’autre au théâtre flamand au KVS. Au KVS, nous étions allés chercher dans les entrepôts les décors de théâtres que nous avons mis dehors et utilisés comme une espèce de vérandas ou orangeries devant la façade du KVS, sur le devant du parvis. Là, il y a une inspection des pompiers comme pour un festival, avant d’ouvrir. Mais ça s’arrête là. Nous n’engageons pas de responsabilité décennale. Ce qui nous différencie aussi sur le projet de KFDA, c’est que nous nous sommes occupés de la conception à la réalisation de base. Cela nous a permis de rapprocher la phase de conception et de réalisation. Du coup, nous ne devons pas passer par toutes les phases que l’architectes est censé faire (plan, métré, cahier des charges, bordereaux de prix...). Nous pouvons court-circuiter le tout car c’est nous
qui allons faire tous les documents. Cela nous a permis aussi de travailler en étroite collaboration avec l‘équipe du KVS car ils avaient des techniciens pour les décors qui ont été engagés pour le projet sur lequel nous travaillions. Dans ce sens là, il y a une sorte de participation avec des acteurs qui ne sont normalement pas impliqués dans le processus de conception. Nous avons impliqué rapidement les menuisiers du KVS pour prendre des décisions plus pertinentes et pas simplement concevoir quelque chose d’abstrait et finalement, se rendre compte qu’ils n’ont pas les outils pour le faire. Etre présent durant tout le processus, est-ce l’un des points qui a fait que vous ne vous êtes pas inscrits dans l’Ordre ? Oui, effectivement, c’est ça. Pour nous, ce n’est pas une option. Dans les quelques expériences que nous avons eues, comme le projet avec V+, nous nous sommes rendus compte des limites d’un mode de travail dans des cadres plus formels comme un marché public, un appel d’offre... Nous ne savons pas travailler comme ça. Nous avons besoin d’avoir une sorte de maitrise sur toute l’enveloppe budgétaire. De pouvoir dire, « ok, on essaie de trouver des matériaux bons marché mais on a beaucoup plus de moyens sur le travail, sur la transformation de ce matériau ». Ca, c’est un contrôle
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que tu n’as pas du tout dans d’autres processus de construction ou de conception. A quel moment avez-vous eu envie d’une liberté particulière ? Cela a été une sorte d’évolution des choses. Au début, comme je le disais, nous n’étions pas du tout intéressés par l’architecture. Petit à petit, nous sommes rentrés dedans. A titre personnel, je ne me suis jamais projeté comme architecte concepteur. Ce qui m’a toujours intéressé c’est la réflexion que l’on peut mener autour de l’architecture, les portes que ça ouvre, les disciplines connexes. Pour moi, ça n’a jamais été un problème de se dire que je n’allais pas faire mes stages ou quoi que ce soit. J’avais plein d’autres trucs qui m’intéressaient à d’autres niveaux. Ca doit être la même chose pour le reste de Rotor même si les parcours sont différents. Nous avons bel et bien commencé par des petits bricolages. La question de savoir si nous allions devenir une agence d’architecture ne s’est jamais posée. Nous ne serions pas aussi performants que ce que nous voulons faire si nous étions une agence d’architecture. Si nous n’arrivons pas à être à notre aise dans les processus traditionnels, nous allons plutôt travailler structurellement sur ce contexte, même à petite échelle, même modestement, mais nous allons faire en sorte de modifier le cadre
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général de la profession d’architecte ou de la construction en général pour permettre de travailler avec des matériaux de réemploi. Matériaux que nous trouvons très intéressants et qui offrent une série de qualité. C’est une réflexion structurelle qui est de se dire « qu’est ce que c’est de faire de la conception aujourd’hui ? Pourquoi ça ne marche pas la conception avec des matériaux de réemploi qui sont hybrides, un peu bizarres, n’ont pas les mêmes garanties que les matériaux neufs?». Nous nous rendons compte que la profession d’architecte est particulièrement efficace avec des matériaux neufs mais aussi particulièrement inefficace avec des matériaux de réemploi. Comment faire pour changer ce cadre ? Pour que ça devienne intéressant et possible de travailler avec des matériaux de réemploi. C’est ambitieux ce qu’on essaie de faire et ça touche plusieurs professions. C’est réfléchir à l’économie matérielle. Tout ce qui entoure la circulation des matériaux. Que ce soit ceux qui la produisent, la mettent en œuvre, les gens qui les produisent, ceux qui la prescrivent comme les architectes ou les gens qui la normalisent. C’était le réel sujet de ma thèse, le circuit de l’économie matérielle et par où y a-t-il moyen de les influencer pour les reconfigurer. C’est d’une certaine manière ce qu’on essaie de mettre en application chez Rotor, même si on ne pousse pas le propos théorique aussi loin que ça.
Nous savons que nous ne pouvons pas tout changer, mais nous essayons de changer un peu le contexte. La semaine dernière, j’ai rencontré Antoine Aubinais de Bellastock. Ils travaillent aussi sur le réemploi des matériaux. Pour eux, le métier d’architecte est de parler du réemploi de matériaux. Comment les architectes devraient évoluer sur leur pratique d’architecture ? J’y ai beaucoup réfléchi dans le cadre de ma thèse mais je n’ai pas un programme en 10 points sur l’évolution de l’architecte. Un des points que je constate, c’est une séparation très nette entre les phases de la conception et de la réalisation. Il y a comme un mur entre les deux : la seule chose qui peut passer entre les deux c’est le cahier des charges lié au plan et au métré. Cela crée des situations bizarres où tu rates toute une série d’opportunités qui pourraient survenir s’il n’y avait pas ce mur. Plus concrètement si l’architecte passait plus de temps sur le chantier ou si l’entrepreneur était appelé plus tôt dans la conception, il y aurait les moyens d’interagir et de prendre des choix plus pertinents. Je me rends bien compte qu’au niveau légal ou déontologique, tout est fait pour séparer le plus possible ces deux phases. A limite, tu ne rencontres jamais ton entrepreneur qu’au travers de PV et du cahier des charges. D’un certain côté, c’est surement pour se proté-
ger des conflits d’intérêts. Malheureusement, cette séparation soulève d’autres problèmes comme de demander à l’architecte de prendre de plus en plus de responsabilités sur des choses qui lui échappent, sur lesquelles il a très peu de prise. Par ailleurs, le processus se complexifie. Ce n’est plus l’architecte et le constructeur. En réalité, le constructeur, c’est toute une chaine de sous traitants et de spécialistes intermédiaires. Le réseau est trop complexe et garder cette façon de faire devient peut être anachronique. Mais cet avis n’est pas forcément partagé par tous chez Rotor. La différence entre Rotor et Bellastock, c’est que eux tiennent à garder de la pratique d’architecte pour les architectes par les architectes. Nous ne nous sentons pas autant liés au champ de l’architecture. On essaie d’éviter les classifications. Si on ne fait plus de projet d’architecture, ce n’est pas grave, on fera encore toute sorte d’autres projets qui nous intéressent aussi. On est plus externes au champ de l’architecture. Vous fonctionnez comme un collectif ? Nous fonctionnons comme un collectif. Toutes les décisions se prennent ensemble. Quel projet fait-on ? Dans quoi s’engage-t-on ? ... Dès qu’on a été six membres, nous nous sommes rendus compte que travailler tous les six sur les projets, ça n’allait pas. Le tra-
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vail devenait contreproductif. Maintenant, l’un de nous est nommé chef de projet sur chaque projet. Ca ne lui donne pas un droit de parole plus grand mais ça montre à qui se référer. Tu peux participer à un projet sans être porteur de ce projet. Toutes les configurations sont possibles. Vous avez tous une formation de base avant de rentrer chez Rotor. Finalement, est-ce que vous avez chacun un rôle ou pouvez-vous travailler sur les qualifications des autres ? Ca a toujours été un point un peu flou car nous avons tous un background différent et aussi pas mal de points en commun. Nous n’avons jamais défini les rôles. Il y a tout de même le chef de projet, les gens qui sont gestionnaires des affaires quotidiennes : quand tu reçois des informations on sait qui va les traiter. On a aussi engagé quelqu’un qui gère toute la partie administrative, compta... Il y a des sensibilités, la fibre artistique par exemple, s’il y a une page web à faire, on se réfèrera à cette personne là, si elle n’est pas là, quelqu’un d’autre peut le faire aussi. Ca n’a jamais été dit officiellement, on essaie de tourner. Les gens ont leur expérience et leur vécu, des affinités avec certains rôles. Ce n’est pas figé et pour le moment, ça fonctionne assez bien. Personne ne travaille sur ce quoi il a été formé. Nous avons un bio-ingé-
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nieur qui a sa formation de spécialiste dans la modélisation des protéines. Ce n’est pas du tout ça qu’il fait chez Rotor. Mais s’il y a des questions sur des solutions chimiques pour nettoyer du carrelage, c’est utile d’avoir un chimiste. Mais si ce n’était pas lui, on trouverait un autre chimiste ailleurs. Tout le monde peut travailler sur tous les sujets. Avez-vous déjà travaillé avec des habitants ? Nous n’avons jamais vraiment eu de projet ayant des impacts pour des usagers. En revanche nous interrogeons toujours ceux qui passent commande sur leurs ressources au niveau matériel et au niveau humain pour intégrer le tout. Le centre culturel de Namur avait demandé à un architecte de changer un ancien abattoir en nouveau centre culturel. Il avait fait le projet à 90%. Par contre, il n’avait pas poussé très loin les questions d’usage, de programmation. Il ne savait pas très bien qui allait utiliser le bâtiment. Nous, nous avons fait les derniers 10% pour que le bâtiment puisse fonctionner entièrement. Nous avons été voir tous les gens qui allaient utiliser ce bâtiment, de l’administration aux associations. Nous avons cherché quels étaient véritablement leurs besoins pour que le programme tienne la route. Par exemple, l’architecte avait imaginé deux postes de bureau pour un endroit immense
où, en réalité, une quinzaine de gens travaillaient . Nous avons été voir ces 15 personnes pour savoir quoi mettre en commun dans leurs besoins, quoi arranger... ici, nous connaissions une partie des usagers pour le centre culturel. Par contre, dans plusieurs projets, il est difficile de cerner quels sont les usagers. A quel moment laissez-vous les projets continuer seuls ? Ca dépend du projet. Souvent, nous les suivons longtemps. Pour ce centre culturel, nous l’avons suivi une partie de l’été et nous sommes même installés sur place car des résidences d’artistes étaient prévues. Nous avons commencé par l’aménagement des résidences pour pouvoir être sur place et voir quels étaient les besoins en terme d’aménagement. Nous y avons été pendant un mois, un mois et demi pour être présents lors du gros de l’aménagement. Et ensuite, nous avons gardé une partie de budget pour revenir six mois plus tard ; Les usagers ont eu le temps de s’installer, de vivre dans le bâtiment. Sont alors apparues des petites choses auxquelles nous n’avions pas pensé : les défauts ou les mauvaises idées. Nous laissons donc une partie du budget pour pouvoir rectifier tout ça. Là, nous avons suivi le projet comme un suivi haut de gamme. Ce n’est pas toujours comme ça. Parfois, nous ne faisons que l’aménagement sans suivi.
Quels sont les types de commande que vous avez ? Y a t-il eu une évolution dans ces commandes ? Au tout début, avec RDF, c’est nous qui étions nos propres commanditaires, c’était une sorte de manifeste. Très vite après ça, nous avons eu des commandes. Comme KFDA qui sont venus nous voir et nous demander si nous voulions faire le réaménagement du centre du festival 2009. Ce que nous ne faisons plus depuis quelques mois, c’est répondre à des concours en parallèle avec des architectes. Parce qu’on ne les gagne pas et qu’il s’agit de procédures très longues. Et pour nous, ce n’est pas confortable. On préfère les commandes concrètes. Les concours, c’est très hypothétique, une masse d’information démesurée. C’est trop de travail et ce n’est pas un travail très intelligent car un autre bureau est en train de faire le même travail que toi et il n’y en a qu’un qui aura la possibilité de gagner. C’est du gaspillage. Au tout début, pour se remettre dans le contexte, Rotor n’était pas une activité économique mais plutôt de l’ordre de ce que tu fais le soir. Il y avait un côté manifeste et la volonté de concrétiser quelque chose après pas mal de mois de discussions. Discussions assez abstraites alors, il y a une envie de voir ce qu’on peut en faire, comment le communiquer. C’était un test. Personne ne savait ce que ça allait deve-
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nir. Rotor a mis du temps à se consolider et se construire petit à petit. Quel est votre rapport au temps? Travaillez-vous sur de longue durée ou réussissez-vous à voir la fin à chaque fois ? Au début, c’était très explicite : nous ne voulions prendre aucun engagement à long terme pour pouvoir arrêter au cas où on faisait quelque chose de nul. Nous voulions être constamment sur un siège éjectable. Maintenant, ça fait dix ans que nous existons. C’est plus difficile pour nous de dire que nous voulons arrêter à tout moment. Malgré tout, nous évitons les procédures trop longues. Nous travaillons par projet alors chaque projet doit se financer lui même et le timing doit être relativement clair. Nous voulons savoir quand ça commence, et quand ça finit, quoi faire pendant ce temps là et combien d’argent est lié à cette mission là. Nous essayons d’avoir une maitrise sur les projets. Nous n’avons jamais demandé de subsides structurels à aucune administration pour ne pas dépendre d’elles. Par contre quelques subsides ponctuels. Par exemple, l’inventaire des revendus de matériaux était financé par Bruxelles environnement. C’était une mission précise, limitée dans le temps . Le projet V+, que nous avons fait il y a 2 ou 3 ans, en est au stade de la première pierre. Ce chantier démarre : c’est parti pour 3 ans de galère. Nous
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on ne sait pas où nous serons dans 3 ans, et nous ne voulons pas être sur ce chantier là. Notre mission était claire : intervenir dans la phase de conception et éventuellement nous pourrons donner notre avis sur le chantier mais le suivi de chantier, c’est de leur responsabilité. Comment vivez-vous toutes ces expériences ? Nous sommes assez contents car cela fait maintenant 3-4 ans que nous trouvons des modes de fonctionnement qui sont à la fois intéressants, épanouissants et viables. Au début, nous avions des trucs très épanouissants mais pas toujours viables. Et quelque chose de juste viable devient vite moins épanouissant : on le laisse tomber par manque d’intérêt. Sur les neuf membres, tout le monde ne travaille pas à temps plein. Par ailleurs, nous avons engagé d’autres personnes sur certains projets ponctuels qui travaillent à temps plein. Tout ça pour faire du boulot globalement très intéressant. Malgré les quelques phases ingrates on sait s’y retrouver. On ne roule pas non plus sur l’or. Depuis quelques mois, nous créons une structure qui sera une petite entreprise, sans doute une société coopérative car nous ne sommes pas encore fixés sur le statut de cette société. Elle se spécialisera dans le démantèlement et dans la revente de matériaux de construction. C’est une activité qu’on
fait déjà depuis cet été et nous sentons déjà que nous touchons aux limites du statut asbl. Aussi bien sur les risques financiers qu’on prend que sur les responsabilités. En engageant des gens pour aller sur les chantiers, on sort de l’Asbl. Comme nous commençons à avoir des finances qui deviennent assez saines côté asbl, nous ne voulons pas tout gâcher en faisant un pari raté sur un matériau que nous avons démantelé et que nous n’arrivons pas à revendre et qui a la valeur de tout le chiffre d’affaire que nous faisons au sein de l’asbl. On sépare donc les deux pour des raisons de prudence. Légalement, cette structure n’existe pas encore mais nous sommes sur le point de déposer les statuts. Nous sortons donc encore plus du cadre de l’architecte. On devient revendeur de matériaux. On a toujours navigué dans cette sphère sans être architecte. Il manque des noms pour désigner ces nouveaux rôles. En effet, autour de l’architecture, il y a un grand nombre de métiers qui se créent. Comme l’information sur le réemploi des matériaux ou sur la participation, où l’architecte doit trouver le moyen de faire dire aux usagers leurs avis, comment faire le choix.
pelée Re-Architecture. Un nouveau directeur a été nommé et c’était sa première exposition. Il voulait rompre avec ce qui se faisait avant au Pavillon de l’Arsenal, de l’architecture de la French Touch, très formaliste et parisienne. Il a proposé une exposition avec plusieurs collectifs comme Coloco ou Exit. Rotor était dedans, Recetas urbanas aussi. C’était l’occasion de se rendre compte que tous ces collectifs, il y a 10 ans, étaient l’underground de la contestation et de la subversion. Ils ne le sont plus maintenant. Au vernissage, la maire du 3e arrondissement de Paris est venue pour un peu faire son shopping et regarder les gens travailler. On voit que ces collectifs commencent à gérer des projets d’une certaine ampleur. Ces collectifs sont de plus en plus ancrés dans le paysage, pour le meilleur ou pour le pire. On peut discuter sur les bienfaits ou les méfaits de cette situation mais il est clair qu’ils sont devenus des acteurs reconnus. Ils ne font pas encore l’unanimité mais ils ne sont plus dans le registre subversif.
Quelle sont les mutations du métier d’architecte et celui des collectifs depuis une dizaine d’années ? Il y a quelques mois, au Pavillon de l’arsenal, il y a eu une exposition ap-
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Ancrés dans le paysage « C’était l’occasion de se rendre compte que tous ces collectifs, il y a 10 ans, étaient l’underground de la contestation et de la subversion. Ils ne le sont plus maintenant. Au vernissage, la maire du 3e arrondissement de Paris est venue pour un peu faire son shopping et regarder les gens travailler. On voit que ces collectifs commencent à gérer des projets d’une certaine ampleur. Ces collectifs sont de plus en plus ancrés dans le paysage, pour le meilleur ou pour le pire. »
Nous constatons que beaucoup de nos actions suivent un schéma cyclique.
Pour les prénoms, les sociologues s’accordent sur un cycle de courbe de popularité allant de « précurseur », « pionnier», «dans le vent», «hyperconformiste et conformiste», «à la traîne», «démodé», «désuet», «rare», «dans le flux», «plutôt conformiste», «en reflux», «classique ». Rotor, par exemple, est devenu un phénomène de mode. Lors de leur création en 2005, Rotor ne trouvait pas un accueil très encourageant autour de lui – et ne le souhaitait pas non plus de par son aspect militant. Pourtant, la crise économique de 2008 ainsi que la crise écologique majeure que nous connaissons, et dont nous avons pris conscience depuis une quinzaine d’année, ont mené cette association sur le devant de la scène. Précurseurs de leur temps, le réemploi des matériaux commence à être « dans le vent ».
Par exemple, l’exposition dont parle Michael Ghyoodt était composée de plusieurs agences créées entre 1995 pour le Bruit du Frigo et 2010 pour ETC, en passant par Coloco en 2000 ou AAA en 2001. A l’époque de leur création, tous ces collectifs étaient précurseurs de pratiques urbaines et architecturales transversales et participatives. Plus tard, ces collectifs paraissent être au plus près des demandes liées au contexte de crise économique et écologique. Dans un environnement qui semble fermer les portes des rêves de projets, ces collectifs continuent de proposer des actions, de l’auto-construction ou des interventions qui redonnent goût à de nouvelles utopies urbaines et sociales. 34
L’empowerment « Ce qu’il y a c’est que personne ne travaille sur ce quoi il a été formé. Nous avons un bio- ingénieur qui a sa formation spécialiste dans la modélisation des protéines. Ce n’est pas du tout ça qu’il fait chez Rotor. Mais s’il y a des questions sur des solutions chimiques pour nettoyer du carrelage, c’est utile d’avoir un chimiste. Mais si ce n’était pas lui, on trouverait un autre chimiste ailleurs. Tout le monde peut travailler sur tous les sujets ». « J’ai un peu du mal vis-à-vis d’une attitude où on demande à l’architecte d’être meilleur sociologue qu’un sociologue, d’être meilleur psychologue que les psychologues, ou ingénieur que l’ingénieur. Et ne faire que soulever les questions, ne faire que s’interroger sur la programmation. Il faut que l’architecte prenne la responsabilité de la réponse spatiale du projet. Et ça, ce ne sont ni les sociologue ni les ingénieurs qui y répondent. J’ai toujours du mal lorsqu’on demande à l’architecte en formation de ne s’interroger et de considérer que la réponse n’est que secondaire » analyse Christine Godfroid.
Il y a là une opposition entre deux architectes de formation. L’un explique
que c’est possible d’intervertir son rôle dans le projet qu’il mène avec ses collaborateurs alors que la deuxième soutient que cette méthode n’est pas la bonne. Finalement, c’est peut-être dans une volonté de liberté que Rotor se tourne en abandonnant volontairement les profils et les études de chacun. Un nouveau style de pouvoir que nous avons vu dans l’empowerment répond à la question des libertés. En effet, l’empowerment est la capacité d’allumer les compétences des individus. C’est une organisation subsidiaire. Pour mieux comprendre, il faut imaginer que l’on puisse laisser faire les individus selon leur capacité. Ensuite arrive le renfort de celui qui sait faire. Cela permet d’allier autonomie et assistance. Rotor joue avec cette façon de faire. Tant que nous pensons pouvoir faire un projet, nous pouvons rester maitre de ce projet. A partir du moment où nous ne pouvons plus travailler sur un sujet car notre champ de connaissance est trop restreint pour y
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répondre, alors une personne plus capable interviendra dans le projet. La capacité et la décentralisation de l’organisation est exprimée par Hannah Arendt1 dans son texte sur l’autorité en expliquant que liberté et autorité ne se contredisent pas mais fonctionnent ensemble. Pourtant, nous avons déjà souligné l’importance de la décision de l’architecte dans un projet. Lors d’un fonctionnement basé sur l’empowerment, le choix final est tout de même de la responsabilité de l’expert.
1 Hannah Arendt, “ Qu’est-ce que l’autorité ? ”, in La crise de la culture, Paris : Gallimard-Folio, 1972
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Sophie Ghyselen ou les spécialistes de la participation
Sophie Ghyselen est architecte sortant de l’école d’architecture de Lacambre. Elle a monté une agence d’architecture spécialisée dans la participation IPE Collectif. S’intéressant à la requalification urbaine et au développement local, c’est par des débats et l’implication citoyenne qu’IPE Collectif mène son combat. Spécialistes de la participation, je me suis demandée s’ils étaient toujours architectes dans leur démarche. Par quels moyens ont-ils réussi à mettre en place une participation en cohérence avec leur vision de l’architecture ? Nous nous sommes rencontrées dans les locaux d’IPE collectif, dans le centre de Bruxelles un midi de mai.
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Quelle est la structure de l’agence et sa façon de travailler? Nous sommes trois architectes et urbanistes de formation. Nous ne faisons pas de projet d’architecture. Nous sommes comme un bureau d’étude centré plutôt sur l’urbanisme. Par exemple, nous avons fait une étude purement urbanistique sur Liège pour l’aménagement de six parcelles le long de la dérivation de la Creuse. Nous devions voir quel type de programme mettre en place, quels types de gabarits poser, comment faire avec les fonctions phares sur des angles très visibles dans le contexte. Nous faisons aussi des contrats de quartiers. Dans ce cas, il s’agit plus d’une étude programmatique qui touche l’urbanisme et des sujets d’espace et d’équipement publics. Il y a aussi un axe social très important. 45% des sujets sont des questions urbaines : le reste tourne autour du social et de l’économie. La participation des habitants y est très importante et est aussi imposée par les pouvoirs publics qui commandent les études. Nous avons aussi fait des projets purement participatifs où il n’y avait pas d’étude urbaine. Comment fonctionnez-vous par rapport aux commandes ? Vous les créez ou vous y répondez ? Jusqu’à maintenant, nous répondons toujours à des marchés publics. Nous allons surement travailler sur un pro-
jet où nous demandons des subsides pour les actions que nous voulons mener. Maintenant, il faut les obtenir. Dans les projets participatifs, à quel moment l’architecte intervient-il et à quel moment part-il ? Comme nous faisons des études, c’est souvent avant la construction que nous intervenons. Donc c’est en amont du projet. Pour un contrat de quartier, on nous donne le projet d’un bâtiment à côté d’un parc, par exemple, avec espaces publics et équipements mélangés. On réfléchit au programme avec les habitants et usagers du bâtiment et de l’espace. Ce que nous allons mettre dans le programme va servir pour que la commune puisse faire le cahier des charges pour les architectes. C’est intéressant car ça vient avant que la commande d’architecture soit faite. Maintenant, il arrive aussi que des bureaux d’architectes nous contactent pour faire, spécifiquement, le projet d’architecture participative. Là, les architectes sont obligés de faire de la participation, dictée par le cahier des charges. Souvent, ils ne savent pas comment faire et font appel à des spécialistes comme nous. Or, dans le cas des marchés publics actuellement, tout est déjà décidé ! Je caricature très fort, mais on va juste demander de faire de la participation pour choisir la couleur des murs. Tout cela parce que les communes et la
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région choisissent un bureau d’architecture sur la base d’une esquisse, qui est déjà budgétisée, qui, en fonction du type de marché ont un ou deux mois pour préparer le permis d’urbanisme. Donc dans ces deux mois, tu ne peux pas faire un processus participatif correct. Où est la valeur du processus participatif ? Dans quasiment tous les projets de participation que nous avons eus, nous n’avons pas eu assez de temps pour organiser ce processus correctement. Nous n’avons pas le temps d’organiser des visites sur le chantier ou d’expliquer le budget aux habitants. La phase où réellement la participation peut engendrer des modifications est trop courte. Deux mois maximum. Dans les projets de contrats de quartiers, il y a juste un petit peu plus de temps. Sur la base d’un an pour l’étude, il faut quand même enlever les approbations de collège communal, le temps que la commune choisisse le bureau d’étude... il ne reste plus que cinq ou six mois pendant lequel nous devons faire un diagnostic et un programme et essayer de faire quelque chose avec les habitants. C’est très dur, surtout que c’est en réfléchissant à des choses qui vont se faire pendant les six prochaines années. Nous ne sommes pas encore dans l’architecture donc on peut défi-
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nir les grandes lignes, mais c’est parfois difficile de définir avec les habitants. On ne peut pas aller trop loin : ça c’est pour les architectes. Vous considérez-vous architectes pendant ces phases de participation ? C’est très utile dans certaines phases d’être architecte. Un jour, par exemple, nous devions affiner la programmation d’une maison de quartier, avant le cahier des charges des architectes. C’était dans un bâtiment existant donc il fallait savoir comprendre où on pouvait casser, où peuvent être faites les extensions, connaître les règles d’urbanisme... C’était utile d’être architecte, dans ce cas-là. Dans d’autres cas, nous avons fait un projet à Anderlecht, l’ATU pour Atelier de travail urbain. C’est le seul projet où nous avons eu le temps. Nous sommes restés trois ans : notre tâche était de faire des ateliers de travail urbain où nous discutions avec les habitants des différents projets qu’il allait y avoir dans la commune. Cela a commencé avec une place que la commune allait aménager, puis avec l’entrée du RER qui allait utiliser un périmètre autour des travaux, donc des rues allaient être refaites. Nous étions là pour être des médiateurs, parler de patrimoine, des plaines de jeux.... L’architecte n’est pas formé pour être
animateur. Il n’est pas formé non plus pour travailler avec tous types de public, car le client n’est pas toujours une quelqu’un de riche. C’est clair que ce n’est pas dans le métier classique d’architecte de faire tout ça. Mais s’il sait le faire lui-même, c’est une économie d’échelle. Sinon, il faudrait engager un bureau extérieur qui fait ça, se coordonner avec l’architecte, faire des retours... Ca demande un peu plus d’organisation, de temps et de budget. Par contre, si l’architecte est vraiment mauvais en participation, il vaut mieux qu’il demande à quelqu’un de l’extérieur. Pourquoi y a-t-il de plus en plus de participation dans les projets de ces dernières années ? Depuis dix ou quinze ans, même vingt ans, les communes et régions ont mis ça comme objectif et sont obligées d’intégrer la participation dans leurs projets. Cela vient peutêtre du fait qu’il y avait trop de recours. Les élus ont dû penser qu’il valait mieux préparer la population au projet que d’avoir autant de recours. Ce ne sont pas les architectes qui l’ont choisi plutôt les pouvoirs publics. Et ceux qui font le cahier des charges ont dû se dire qu’il était plus facile que les architectes fassent ce boulot plutôt qu’eux. Est-ce que les ateliers de travail urbain ont permis d’éviter les recours
? C’était de 2009 à 2012, nous n’en sommes plus là maintenant. Il y a eu des hauts et des bas. Je voudrais préciser avant une chose: nous sommes obligés de faire de la participation. Tout le monde le met dans son cahier des charges sans savoir ce que ça veut dire. Chaque commune et chaque région n’entend pas la même chose par la participation : c’est très frustrant. En temps que bureau, tu peux être super convaincu par la participation et avoir plein d’idées pour la mener à bien. Mais si les commanditaires pensent la participation comme information, ça ne sert à rien d’organiser plein d’ateliers. C’est quelque chose qu’il faut préciser dès le début, sinon cela créée de la frustration chez l’habitant. Une commission de concertation, ce n’est pas un peu ça ? Il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre. Il faut être très puissant pour pouvoir faire bouger les choses. Dans notre cas, nous informons avant la commission de concertation et nous nous donnons quelques semaines de plus pour travailler les choses. Pour le projet à Anderlecht, avec le temps, je suis plus positive. Je trouve que finalement, la participation a bien fonctionné. Mais tu m’aurais interrogée sur le moment, j’aurais peut-être dit autre chose. C’est un projet qui a eu des hauts et des bas et qui a subi
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plusieurs difficultés politiques, fréquentes dans le cas des commandes publiques : plus cela dure longtemps et plus il y a des problèmes !. A Anderlecht, par exemple, il y a eu une période d’élections, donc un long temps de silence politique durant lequel les élus n’étaient pas d’accord. Il y a un autre exemple avec le projet de l’aménagement de la place de la cité jardin dans le cadre du plan vert de La Roue. La commune voulait revaloriser le patrimoine de la cité jardin et notamment enlever les places de parking que les gens avaient, légalement, installées dans leur jardin. Elle voulait avoir de jolis jardins avec des fleurs... Nous avons eu neuf ateliers parlant de ces parkings. Au début, les habitants n’étaient pas du tout d’accord. Nous avons montré la valeur patrimoniale de cette cité jardin. Nous avons montré d’autre cité jardin et petit à petit, les habitants ont voulu valoriser ça et les places de parking devenaient une question superflue. Après plusieurs ateliers, les habitants ont complètement changé d’avis sur les places de parking. C’était un long travail constructif : ils ont pu voir le bénéfice de ce projet. Par contre, quand ils ont reçu le prospectus expliquant qu’ils allaient devoir enlever leur voiture du jardin, beaucoup de personnes que nous n’avions jamais vues plus tôt sont venues protester violemment Comme par hasard, à
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cette réunion-la, les pouvoirs publics n’étaient pas présents et c’est nous qui avons dû répondre pour la commune. Chose qui arrive souvent aussi. Quand les habitants ont cette réaction « partout mais pas dans mon quartier », alors ils réagissent de façon virulente. Dans ce cas j’ai l’impression qu’il s’agit plus d’éducation que d’information. En quoi sommes-nous qualifiés pour dire ce qui est mieux pour les personnes ? C’est toute la question des experts. Dans certains cas, ils sont là pour éduquer. Dans d’autres cas, pour informer. A Anderlecht, il y a eu plusieurs choses modifiées suite à des interventions d’habitants pendant nos ateliers. Or, il n’y avait pas que le bureau d’étude pour éduquer. La commune avait aussi engagé un bureau, en l’occurrence, nous, pour faire des ateliers participatifs. Et pendant ce temps, les urbanistes pouvaient dessiner la place. Et comme nous avions du temps devant nous, nous avons pu travailler tous ensemble pour un projet le plus abouti possible. Je n’ose pas trop me prononcer sur cette question d’éducation. Le tout, c’est de ne pas mentir aux habitants. Il faut donner la parole à tout le monde et, pour cela prévoir le dispositif adéquat. Pour un contrat de quartier, tu es obligé d’avoir au moins une assemblée générale et des com-
missions de quartier. L’assemblée générale est ouverte à tout le monde. La commission de quartier, elle, se réunit quatre fois par an pendant la durée du contrat de quartier. On y élit les personnes qui y siègent. Tout le monde n’est pas présent et les habitants sont ceux qui ont le temps, l’habitude de parler en publique et le courage de suivre ces réunions très techniques. Ces dispositifs-là ne permettent clairement pas d’écouter tout le monde. Nous faisons donc des actions dans l’espace public en amenant notre tonnelle sur un carrefour pour attraper les passants, les informer du contrat du quartier et aussi leur demander quels sont leurs idées et leurs besoins. Parfois, ça fonctionne, parfois non. Cela génère aussi des découvertes. Par exemple, à Schaerbeek, nous avions ouvert un stand sur un carrefour, dans une rue avec beaucoup de commerçants. Les gens venaient nous voir et nous ont montré des intérieurs d’îlot nonutilisés... Cela aide pour le diagnostic car en voyant l’intérieur d’ilot, tu passes aussi par la maison, tu vois les arrières de maisons qui ne sont jamais les mêmes qu’à l’avant. Ces rencontres informelles permettent de mieux se rendre compte. Souvent, nous essayons de travailler avec des relais au sein des associations locales. Par exemple, avec une association qui travaille avec les femmes, nous proposons un petit dé-
jeuner avec les femmes turques d’un quartier avec quelqu’un de l’association pour faire l’interprète. Cela nous permet de nous mettre en contact avec des populations plus fragiles qui ne parlent pas la langue et qui n’osent pas parler quand il y a des hommes dans la salle, ou en publique. En fonction du quartier ou de la demande, on essaie de prévoir ce type de dispositifs. Quelle est la responsabilité de l’architecte dans le processus de l’architecture participative ? La plupart des cas, c’est de donner des réponses urbanistiques et techniques. Avant tout, il faut faire les diagnostics et établir la programmation. Dans les contrats de quartier, le projet participatif représente 20% du travail. Nous en sommes garants même si cela dépend souvent de la façon dont on comprend le processus participatif. Nous, nous proposons toujours plus. Qu’est-ce-qui vous a mené tous les trois vers cette mission ? Nous avons tous les trois une fibre sociale que nous avons voulu mettre en pratique. Si j’ai fait des études, ce n’est pas pour construire des villas pour des riches. J’avais hésité avec d’autres formations plus sociales. Il y a des questions techniques comme l’urbanisme, mais aussi des questions plus sociales et cette rencontre avec
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les gens... Souvent, on est le lien entre les habitants et les politiques, les usagers et les services communaux, d’autres bureaux d’études. C’est un processus de négociation. Parfois, cette médiation fonctionne, parfois non, par exemple lorsqu’un échevin ne le veut pas. Y-a-t-il une évolution générale qui tend vers la généralisation de ce style de processus ? Oui, c’est de plus en plus inscrit dans le cahier des charges. Mais cela ne veut pas dire que l’on donne plus de moyens pour pouvoir le faire. Par contre, c’est clair qu’à Bruxelles, il y a de plus en plus de projets bottom up, c’est à dire qui viennent des habitants. J’en veux pour exemple, l’Appel à projet durable citoyen. Depuis 2008, il a évolué vers plus de participation. Avant, c’était Bruxelles Environnement, avec des experts, qui décidait qui allait avoir des subsides. Maintenant, c’est un conseil majoritairement composé d’habitants habitués, qui décide l’affectation de l’enveloppe mise à disposition des habitants. C’est très intéressant. Le citoyen expert est valorisé dans l’Appel à projet durable. D’autres projets le mettent aussi en valeur comme le réaménagement de la place Flagey qui a fait intervenir les riverains et Lacambre. L’appel à idées a influencé la commande et a permis d’inté-
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grer un peu mieux les demandes des habitants. Cela a été un combat intéressant au niveau participatif. Les habitants posaient beaucoup de questions: pourquoi mettre un aussi grand bassin d’orage sur cette place ? Ne peut on pas réaménager les rues pour qu’elles multiplier les bassins d’orage ? Doit-on tout bétonner ? Dans la foulée, certains habitants ont imaginé de créer les Etats généraux des eaux à Bruxelles (EGEB) qui réunissaient des ingénieurs, des historiens, des spécialistes. Ils ont imaginé des actions ludiques comme la création d’un superman appelé Désalphatico qui allait désimperméabiliser les sols... Ils ont gagné en crédibilité. Maintenant, on les appelle pour les projets. L’IBGE les a appelés pour travailler sur un Vademecum sur la gestion d’eau. Pendant l’enquête publique, les EGEB ont fait une liste de recommandation et ont été intégrés au projet. Les EGEB, nés d’un mouvement citoyen, sont maintenant reconnus comme experts. Les projets naissent souvent en réaction contre quelque chose. Ou bien pour créer quelque chose de nouveau comme le jardin potager des Tanneurs. Dans ce cas, il devait y avoir quatre nouveaux logements sociaux. Mais compte tenu du fait qu’il manquait des espaces verts dans le quartier, les habitants s’y sont opposés et ont proposé autre chose. La démarche était intéressante.
Je fais moi-même partie du mouvement de la friche de Josaphat. Nous réfléchissons au devenir de cette friche. La région a fait un schéma directeur. Nous ne sommes pas contre l’urbanisation mais nous voulons mieux la réfléchir. On parle de plus en plus de l’expertise citoyenne et de plus en plus de projets leur laissent de la place.
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Un autre rapport au temps « Dans quasiment tous les projets de participation que nous avons eu, nous avons eu trop peu de temps pour les faire. Nous n’avons pas le temps d’organiser des visites sur le chantier, ou d’expliquer le budget aux habitants. La phase où réellement la participation peut engendrer des modifications est trop courte. Deux mois maximum. Dans les projets de contrats de quartiers, il y a juste un petit peu plus de temps. Sur base d’un an pour l’étude, il faut quand même enlever les approbations de collège communal, le temps que la commune choisisse le bureau d’étude... tu n’as plus que cinq ou six mois pendant lequel tu dois faire un diagnostique et un programme et d’essayer de faire quelque chose avec les habitants. C’est très dur, surtout que c’est en réfléchissant à des choses qui vont se faire pendant les six prochaines années. Nous ne sommes pas encore dans l’architecture donc on peut définir les grandes lignes, mais c’est parfois difficile de définir avec les habitants. On ne peut pas aller trop loin, ça on ne peut pas, c’est pour les architectes. »
Aujourd’hui, la vitesse fait partie de notre mode de vie. Tout doit arriver tout de suite. Pour faciliter la venue des objets, des personnes, des informations plus rapidement, la technique se développe de plus en plus. Dans un souci de rapprochement, nous avons pu découvrir les visio-conférences avec Skype et autres logiciels. Internet nous permet de nous connecter au monde à n’importe quel moment et n’importe où. La démocratisation des outils numériques pour communiquer ou pour travailler accélère notre quotidien.
Ralentir devient alors une réponse qui peut apparaître comme un dommage collatéral à certains problèmes provenant d’une trop grande vitesse. On peut prendre pour exemple les ralentissements de plus en plus fréquents de la vitesse en voiture dans les zones d’agglomération. Ces limitations de vitesses sont imposées car la pollution et les embouteillages empêchent les usagers de vivre sainement (physiquement et mentalement) en addition à
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un problème plus global qu’est l’impact de la circulation sur l‘effet de serre. Là où il y a opposition, il peut aussi y avoir un travail collaboratif, en adéquation. Opposer le ralentissement à la vitesse en architecture ou dans d’autres discipline n’est pas la réponse. Au contraire, il faut que ces deux aspects travaillent de concert. Notre société ne s’arrêtera pas de s’accélérer, alors autant jouer avec et en tirer des bénéfices. Dans cette veine de réflexion, nous pouvons réfléchir à un moyen de ralentir pour mieux accélérer. Finalement, c’est le travail de l’architecture participative. En effet, s’arrêter pour se questionner sur les enjeux futurs d’un projet d’espace public ou d’un bâtiment permet de contourner des soucis juridiques, politiques, sociologiques ou écologiques à venir. C’est en prenant le projet de manière globale que les problèmes n’en sont plus car envisagés en avance et résolus au maximum. Pour l’architecte, prendre le temps dans son métier, c’est ne pas rentrer dans un cercle vicieux d’efficacité. En outre, comme le dit Bernard Deprez, il faut « résister à la division du travail qui la réduirait au formalisme »1. Combien d’architectes ne sont plus réduits qu’’à de simples dessinateurs ? L’architecture n’est pas que formalisme, n’est pas que dessin. Nous sommes plusieurs étudiants qui nous questionnons sur notre futur métier. Nous craignons d’être contraints de rester assis à notre bureau face à un écran pour répondre à des commandes, et ce dans des délais de plus en plus courts grâce à l’autonomie, l’efficacité et le développement de la technique. Nous l’avons vu précédemment pendant la rencontre avec Morgane et Marco. Envie d’aller sur le terrain ; construire à l’échelle 1 : 1 pendant nos études ; comprendre la matérialité si souvent oubliée dans nos projets ; prendre soin de notre environnement en s’interrogeant sur le réemploi des matériaux ; 1 Bernard Deprez, Les cahiers de Lacambre, n°4, p.68
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découvrir et comprendre les usagers et leur environnement avant de créer le projet d’architecture. Autant de besoins que l’étudiant d’architecture exprime pour se sentir complet dans sa discipline. Certains y répondent en devenant des professionnels de la participation comme Sophie Ghyselen. D’autres se dirigent vers l’éducation au réemploi comme Antoine Aubinais de Bellastock, que nous rencontrerons plus tard dans ce mémoire. Se poser de nouvelles questions en tant qu’architecte, voilà l’évolution du métier. « Je suis convaincu que la complexité de la modernité, son actuelle rapidité de transformation, impose à l’architecte une réflexion approfondie sur les problèmes plutôt que sur les solutions (...). Je dis toujours aux étudiants, si vous n’êtes pas capables de résoudre un problème, tant pis. Mais si vous n’êtes pas capable de poser un problème, là, ça devient dramatique » souligne Mario Botta1. L’architecte devient un « technicien de la question »2. L’architecte, dans l’architecture participative, cible le désir, le travaille et le prépare dans l’attente de la réponse. Plus tard nous reviendrons sur la notion de désir dans la rencontre avec le psychologue Michel Chermette.
Des convaincus contre des réfractaires
Pourtant, tout cela étant dit, il reste un problème : comme l’explique Sophie
Ghyselen : « Je voudrais préciser avant une chose : nous sommes obligés de faire de la participation. Tout le monde le met dans son cahier des charges sans savoir ce que ça veut dire. Chaque commune et chaque région n’entend pas la même chose par la participation : c’est très frustrant. En temps que bureau, tu peux être super convaincu par la participation et avoir plein d’idées pour la mener à bien. Mais si les commanditaires pensent 1 Mémoire Olivier Dufond, La lenteur en architecture à travers le processus de conception et de réalisation, p.86, Faculté d’architecture ULB, 2012, Jacques Lucan, Bruno Marchand, Martin Steainman, Louis I. Kahn, Silence and Lights, actualité d’une pensée, P.61-67, PPUR EPFL-CM, Lausanne, 2000. 2 ibid
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la participation comme information, ça ne sert à rien d’organiser plein d’ateliers. C’est quelque chose qu’il faut préciser dès le début, sinon cela créée de la frustration chez l’habitant. » Sophie Ghyselen pointe du doigt un souci majeur, qu’entend t’on par participation ? Est-ce que c’est faire un questionnaire de dix questions sur les besoins des usagers ? Ou bien est-ce s’installer dans un coin du quartier pendant deux ans et créer un dialogue avec les habitants ? Les mêmes enjeux se posent pour la question « Que veut dire prendre son temps ? ». A l’instar de Sophie Ghyselen et de son bureau IPE, un autre projet au succès me vient en mémoire. Il s’agit des Beaux Monts d’Henin par les Saprophytes. Fait intéressant : ce projet est commandité par la ville d’Hénin Beaumont, en France, mais sur une proposition du collectif Saprophyte1. En effet, en addition aux questionnements cités plus hauts (par Morgane et Marco ou encore par Sophie Ghyselen lorsqu’elle déclare n’avoir jamais voulu construire des villas pour les riches), avec le temps de crise que connaît le secteur du bâtiment depuis 2008, certains collectifs d’architectes créent leur propre commande. D’une part par engagement militant et d’autre part pour ne pas attendre qu’un marché s’offre à eux. A Henin Beaumont, le collectif Saprophyte s’installe dans la cité Darcy alors que celle-ci est en passe de muter avec l’arrivée imminente de chantiers de rénovation urbaine. Pour reprendre leurs mots, le projet des Beaux Monts d’Hénin se conçoit sur 3 ans avec l’objectif pour les habitants de redécouvrir leur quartier, de renouer avec l’espace public ainsi que de recréer le lien social perdu. Le collectif Saprophyte veut aussi mettre l’accent sur le faireensemble. Participer à des temps de rencontres entre habitants et leur territoire, récolter les avis, envies, désirs quant au futur de leur quartier et se 1 Saprophytes, Les Saprophytes (Mars 2012 ; Mai 2015) Disponible sur : http://www.les- saprophytes.org/index.php?cat=henin
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propulser dans un processus actif de travail pour réinvestir le quartier, voilà les maitres mots du projet. Pour comprendre cette envie radicale de se reconnecter au territoire pour ce quartier, il faut se rappeler que la ville d’Henin Beaumont est connue pour être un bastion du Front National. Ville nordiste pauvre avec un taux de chômage élevé, une augmentation d’installation d’immigrants, elle a abandonné son amour pour son propre territoire. Les Saprophytes ont tenté de redonner foi dans la vie sociale et l’espace public de la ville. Dans le projet des Beaux Monts d’Hénin, la mission des architectes du collectif Saprophyte les mène à engager un processus d’éducation dans l’exploration d’un territoire, la redécouverte du lien social et la construction de la ville de demain avec les usagers de cette ville. En prenant le temps de s’installer, de vivre comme les usagers, en adéquation avec eux, le collectif parvient à développer un projet entier regroupant tous leurs secteurs de recherche cités plus haut. A travers le projet des Beaux Monts d’Hénin, nous avons pu découvrir l’une des définitions de la participation. Malheureusement, ce long processus est compliqué à mettre en place lorsque le projet a été commandité par un contrat de quartier par exemple. En effet, le temps imparti à la participation n’est pas indiqué clairement dans la composition d’un Contrat de Quartier Durable. De même, comme la durée du Contrat de Quartier Durable est limitée dans le temps, et contient d’autres missions que l’architecture participative, alors cette dernière n’est pas souvent mise en valeur.
Des citoyens experts « Avant, c’était Bruxelles Environnement, avec des experts, qui décidait qui allait avoir des subsides. Maintenant, c’est un conseil majoritairement composé d’habitants habitués, qui décide l’affectation de l’enveloppe mise à disposition des habitants. C’est très intéressant.
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7 milliards d’urbanistes. C’est le défi que c’est lancé l’agence UFO (Urban 1
Fabric Organisation). Créateurs d’un des exemples les plus probants sur l’expertise des citoyens, ils ont créé l’application UnLi DIY, ou Unlimited Cities Do It Yourself. Cette application, disponible sur Apple store pour le moment, permet à chaque personne de dessiner le futur d’un quartier grâce à une banque d’images à disposer sur une photo de l’endroit à transformer. A l’aide d’arbres, de lampadaires, de cyclistes etc... tout le monde peut dessiner le futur de son quartier ou le quartier de son voisin. Après avoir réimaginé le quartier, l’image est stockée avec des centaines d’autres images dans l’application, et tout le monde a accès à cette immense bibliothèque de données citoyennes. Cela permet de se faire une idée sur les volontés de transformations urbaines dans plusieurs villes ou pays différents. L’application permet d’échanger des idées et des commentaires entre utilisateurs. Pour finir, l’application permet de mettre en lien les différentes images et idées sur plusieurs curseurs différents et peut créer un dossier qui résume toutes les propositions pour une ville. Dossier qui peut être transmis directement aux élus compétents de la ville. Finalement, l’outil permet d’établir l’étude et la programmation d’un quartier sans faire appel à des experts de la ville. L’application d’Alain Renk2 et de son équipe permet au citoyen de dessiner sa ville future grâce à des moyens numériques mis sur tablette. Dans les villes test, telles que Rennes ou Montpelliers, l’outil Unlimited Cities DIY a retranscrit les différentes thématiques d’urbanisme mises en place pour la revitalisation d’un quartier, comme un intérêt pour la mobilité, un environnement plus ou moins dense en habitation ou en verdure, la vie de quartier, l’accès à la création ou au numérique. Chaque citoyen ayant l’application sur tablette en main peut choisir via un curseur où pointer du doigt le travail futur dans un quartier. Le rendu est très réaliste et permet de se projeter dans le futur. 1 http://www.unli-diy.org/FR/index.php 2 http://www.7billion-urbanists.org
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Evidemment, un travail en amont s’est fait par des ateliers participatifs menés par des bureaux d’architectes et des politiques. Travail sur calques et photos sur les envies et avis des citoyens. Tout le travail est regroupé et les bureaux d’architecture et urbanisme étudient chaque proposition et, à l’aide de statistiques, dégagent des points d’attention particuliers. Pourtant, si cet outil permet de créer des échanges entre habitants et experts de la ville, de dessiner une ville rêvée, il ne porte pas sur les contraintes urbanistiques de la ville. Alors, malgré l’idée généreuse de l’application, il reste compliqué de ne faire appel qu’aux citoyens. Par contre, il met en lumière l’intérêt des habitants pour la ville et permet aussi de démocratiser l’urbanisme de façon ludique et commence à responsabiliser l’usager à des questions urbaines et architecturales. Mener les ateliers participatifs, récolter les données engendrées par ces derniers, confronter les idées et sortir un résumé en cohérence avec les lois d’urbanisme en vigueur dans la ville. Voici le rôle de l’architecte ou de l’urbaniste dans ce type d’architecture participative. Le citoyen reste expert de son quotidien, mais l’architecte, lui, est expert de sa discipline.
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Antoine Aubinais ou la réponse par l’éducation
L’aventure de Bellastock démarre il y a neuf ans. Antoine Aubinais et plusieurs de ses amis étudiants comme lui en architecture, sont mécontents de leurs études : toujours du projet mais jamais de construction. Il leur semble inconcevable de sortir de cinq ans d’étude sans avoir jamais mis la main à la pâte. Ils montent alors Bellastock, un festival de mise en pratique pour les étudiants d’architecture. Ces derniers peuvent y expérimenter certains matériaux suivant le thème donné. La problématique des matériaux a évolué sur les années pour devenir une question sur la durabilité et le réemploi des matériaux de construction. Avec 200 participants à l’origine et plus de 1500 aujourd’hui, le festival est un succès ! Lors d’une discussion après une conférence donnée à la faculté LacambreHorta, Antoine Aubinais m’évoque ses critiques sur l’architecture participative. « Un outil seulement politique et très controversé », selon lui. Il m’importait aussi de m’informer sur leur condition d’architecte : se pensentils architectes ? Je l’ai donc rencontré de nouveau pour en discuter plus longuement dans les locaux de Bellastock, au sein l’école parisienne de Belleville en fin de journée, un vendredi d’avril.
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Avez-vous déjà fait du participatif dans la mission de Bellastock ? Non, pas au début. Au tout début, il n’y avait pas du tout d’habitant. L’idée principale était de passer à la pratique et il n’y avait même pas de visite, d’ouverture pour le public. Maintenant, nous le faisons mais ce n’est pas pour autant que nous invitons les habitants à participer. Ils viennent juste voir et rencontrer les constructeurs pour qu’il y ait un échange autour de ce que les étudiants ont construit lors du festival. Mais il y a des formats où on nous demande d’intégrer les habitants à notre démarche. Ce sont souvent les élus qui nous demandent ça : pour prendre les photos ! Vous acceptez à chaque fois ? C’est devenu tellement commun. Cela fait partie de beaucoup de projets de collectifs, cette nouvelle vague d’architectes qui se regroupent, ont plusieurs compétences, se rencontrent sur les espaces publics. On leur demande souvent d’intégrer les habitants dans la démarche et dans le projet. Parfois, c’est fait de manière intelligente, d’autres fois c’est plus de la poudre aux yeux. Finalement, on a un avis assez partagé au niveau du participatif chez Bellastock. Quand nous faisons des chantiers sur des espaces ouverts et que les habitants viennent nous poser des questions, nous sommes ravis d’y répondre. On explique, on discute,
on glane de l’info. Par contre, le coup d’avoir de grands projets urbains déjà dessinés et d’utiliser le participatif comme outil pour faire passer la pilule, pour faire croire que les habitants vont avoir un quelconque poids dans les décisions alors qu’elles ont déjà été prises, je trouve ça démago. On prend vraiment les gens pour des abrutis. Si nous pouvons nous éloigner de ce genre de pratique, nous ne sommes finalement pas fondamentalement contre le regard des habitants. C’est un point important de Bellastock : parler et sensibiliser les gens à l’architecture hors les murs et pas qu’avec les initiés et les urbanistes. Il faut diffuser la culture architecturale C’est important qu’il y ait des gens qui s’emparent des questions d’architecture car c’est leur environnement de tous les jours. Comment arrivez-vous à diffuser hors les murs ? Juste avec le chantier ouvert ? Nous avons d’autres méthodes. Un des architectes de Bellastock donne des cours dans les écoles (primaires, collèges). Il va apprendre aux élèves les fondamentaux de l’architecture et leur parler de réemploi. C’est une façon de sensibiliser les plus jeunes. Il y a aussi des événements comme Atlab où nous faisons du réemploi sur un bâtiment. Dès que nous avons fini de créer une œuvre ou un mobilier,
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nous faisons un événement où nous invitons les politiques, les ouvriers de la construction et les enfants que nous avons vus dans la semaine avec leurs parents. Nous les réunissons de manière très informelle. Tout ce beau monde se mélange et nous y parlons de réemploi. Est-ce que cet endroit est spatialisé ? Ou peut-il s’organiser au bord d’une route, n’importe où ? On crée un environnement festif. Selon les gens que nous invitons, nous régulons aussi l’ambiance. Par exemple, dans le sud de la France, nous avons invité 150 étudiants en architecture pour rénover et faire du réemploi dans un quartier un peu dur. Ils ont bossé et trimé pendant quatre jours sous le cagnard et les habitants ont trouvé que c’était fort ce qui s’était passé, ce qu’ils ont fait pour le quartier. A la fin du séjour, nous avons installé deux-trois tables, des posters aux bas d’immeubles disant “ce soir, on mange un morceau ensemble” et à partir de 22h, après la rupture du jeûne du Ramadan, toutes les mamans se sont jointes à nous pour le festin, entre constructeurs et habitants. En plein cœur de la cité, avec trois tables et un poster, on a eu un lieu où les gens parlaient architecture. Cela a un côté non-forcé pour susciter l’intérêt, montrer que l’architecture est à la portée de tous, que chacun peut ré-
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fléchir sur la ville, sur l’espace public. Pas besoin d’avoir fait l’ENA pour en parler, il suffit de s’asseoir, d’avoir un peu d’ombre et un endroit pour partager une discussion. C’est ce que l’on veut faire avec des habitants. Comment est organisée votre association ? A temps plein, il y a 6 architectes, un chargé des partenariats et de la communication et un autre chargé de l’administration. Si on étend le cercle, si on est missionné, il y a alors les charpentiers, le photographe qui nous suit systématiquement avec son équipe, pour la com, le graphiste web, les ingénieurs, les urbanistes, des personnes spécialisées dans l’écoconstruction et la médiation culturelle. Une espèce d’équipe pluridisciplinaire qui permet de se mélanger. Nous pouvons alors donner à nos projets d’architecture des qualités en terme culturel. On les met en scène. Vous faites vraiment de l’architecture ou bien plutôt de l’événementiel ? Vous sentez-vous toujours architectes ? Le cœur de notre association, c’est la matière : je vais faire de l’architecture avec ce que je vais trouver autour de moi, à proximité. Pour éviter les trajets où on ramène de la matière neuve et où on renvoie de la matière « déchet » plus loin. On évite les va et vient. Nous voulons construire avec peu de moyens et de manière écono-
mique. Après, nous avons tout un tas d’artifices pour que quelqu’un qui fait de la médiation culturelle puisse parler aux habitants ou à des enfants de matériaux de réemploi. Nous allons utiliser tous les moyens possibles et imaginables pour faire en sorte que ce qui n’est pas encore répandu autour de la matière soit quelque chose qui va arriver de toutes manières. En effet, les ressources s’épuisent, on créé trop de déchets : il va falloir transformer nos pratiques. L’événementiel n’est qu’un de nos outils. Nous sommes architectes. Faites-vous toujours de la spatialité ? Non, travailler l’espace, c’est old school. Nous, on l’a appris à l’école pendant sept ans d’études pour créer de l’espace. Mais en 2015, ça ne peut plus être que ça. C’était une époque où tout était permis, les ressources à foison... Les profs qui te disaient « ne vous bridez pas, tout est possible ». C’est faux. Dans 15 ans, nous n’aurons plus de zinc par exemple. Il va y avoir des ressources que nous ne pourrons plus chercher loin et il va falloir limiter le transport... On va faire de l’espace, certes, mais avec la matière qu’on a. En premier lieu, nous, ce qui nous définirait, c’est la question de la matière.
Aujourd’hui, il y a beaucoup de collectifs qui se lancent dans le participatif car il y a une niche ou des projets intéressants à faire. Mais ce que je trouve regrettable, c’est que les architectes ne soient pas plus en amont des réflexions sur le territoire et la gestion de la matière. Finalement, les politiques devraient s’entourer d’architectes car ils gèrent des quantités de ressources qui sont finies. Ils ont les manettes pour construire nos villes et je pense que c’est là que les architectes devraient être. Plutôt en haut de la pyramide qu’à la fin pour recoller les morceaux, avec des jeunes à fleur de peau qui ne comprennent plus rien de comment fonctionne notre pays. Le problème c’est que l’élu sera toujours plus intéressé par l’impact d’un projet en terme de communication pour lui que de réel outil de développement de sa ville. Avec Bellastock, nous en sommes venu à faire de la médiation culturelle alors que ce n’est pas notre travail. Nous pouvons réfléchir à des stratégies pour que les habitants s’emparent de leur lieu de vie mais je trouve ça regrettable que nous nous concentrions juste là-dessus. Une bonne partie de Bellastock essaie de le défendre, mais je ne pense pas que tout le monde soit du même avis tout de même.
Que pensez-vous de la place de l’architecte dans le participatif ?
Pourtant, il y a des urbanistes qui travaillent pour des autorités com-
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munales. C’est vrai que ça existe déjà. Mais on sent à leur manière de faire de l’urbanisme qu’ils ne sont jamais allés sur le terrain. Je comprends que ce que je dis est contradictoire. Finalement, passer par le terrain, et après prendre du recul pour comprendre des questions d’échelle, c’est primordial. Si tu as déjà réalisé un banc dans un quartier en expliquant l’intérêt aux habitants, tu comprends tout l’accompagnement à organiser quand on fait une installation dans un quartier. Du coup, les urbanistes qu’on voit pour le moment, ils font des masters plan, et des lots qu’ils attribuent à des équipes d’architectes en espérant que ça va rouler. Mais du coup, on en arrive à des rez-de-chaussée morts, à une ville où on ne partage plus rien. Est ce que ce travail de discussion fait partie de la mission de l’architecte ? Oui, c’est un de ses rôles. Savoir mettre autour de la table des acteurs très différents de la construction d’une ville. C’est ce qu’on essaie de faire quand on invite à des événements. C’est clairement son rôle. Il est capable de faire le lien entre un politique et un habitant. Ce rôle a évolué car notre profession crève. Comme on disait tout à l’heure, on fait de la spatialité, de la lumière, on créé de beaux objets, avec des lignes pures qui nous reposent mais on reste entre
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nous. Si tu demandes dehors « qu’estce que c’est un architecte ? », on te répond, « je ne sais pas : un artiste, quelqu’un qui ne réfléchit pas ? En tout cas quelqu’un de pas compétent, que je ne prendrai jamais pour ma baraque. » Nous sommes devenus des sculpteurs. Il faut revaloriser notre métier, il faut aussi que les gens comprennent que construire avec un architecte a le même coût que construire une maison Phoenix. Et pourtant la maison d’architecte sera mieux faite car notre boulot c’est de réfléchir aux usages, aux qualités spatiales, lumineuses et matérielles à la matérialité de ce que l’on construit. Trouver les matériaux sur le territoire, cela donne une identité au lieu. Ca donne plein de bonnes raisons de prendre un architecte. Du coup, il faut se rapprocher des gens. Votre point de départ, c’était toucher la matière. A-t-il évolué ? Oui, car de nouvelles personnes sont arrivés et que nous avons vieilli. A l’origine, nous avons voulu toucher la matière, donc nous avons mis les mains dans le cambouis. Puis nous avons voulu limiter les déchets créés sur les événements donc on a créé des études sur les cycles de la matière. On s’est spécialisé sur certaines matières : aller du point de gisement où elle sort brute, comment elle est transformée, comment elle est mise en œuvre
et nous avons ajouté la question déconstruction à terme. Il fallait comprendre tout son cycle de vie. Après, nous avons rencontré des spécialistes. Nous avons commencé à faire du référencement d’idées, à structurer les données. Puis nous sommes allés sur des villes, des territoires, où on a mis en lien ce qu’on faisait avec une stratégie de développement territoriale. On a commencé à se frotter au fonctionnement des pouvoirs publics comme les communautés d’agglomération. Le réemploi, nous en faisions dès le départ par soucis de moyens. Maintenant, on le pousse pour être écolo. Même si nous ne sommes pas des écolos de la première heure, ça nous paraît aberrant de ne pas penser au réemploi. Sur un territoire comme Paris, tous les ans, sont transportées 1,4 million de tonnes de matière. Personne ne s’est jamais dit : si on déconstruit le bâtiment autrement on a déjà de la matière sur place. Le résultat général avec le réemploi ce sont moins d’allers et retours de camions, un lieu qui garde une histoire et un caractère. Tout cela paraît logique mais doit être prouvé de manière économique. Ce sont de bonnes pratiques, pleines de bon sens. Pas besoin d’être écolo pour le voir.
pose cette question pour savoir si, en faisant de l’enseignement, vous ne changeriez pas plus vite des mentalités des futures générations d’architectes ? On a de petites missions. Devenir prof titulaire à l’école, je ne suis pas sûr qu’on accepte car ça nous déconnecterait du marché et des réalités. Sans faire d’enseignement, il y a déjà beaucoup d’étudiants qui viennent nous rencontrer. Sans que ce soit avec des crédits d’études à la clé. C’est chouette de ne pas avoir de carotte comme ça pour motiver les étudiants. Les professeurs de Belleville commencent à venir nous voir, à nous demander ce qu’on fait, à parler de réemploi pour l’intégrer aux cours. Il y a une fille de chez nous qui est intégrée à la commission pédagogique. Ca vient petit à petit.
Est-ce que certains architectes de Bellastock sont professeurs ? Je
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Les politiciens et l’architecture « On a un avis assez partagé au niveau du participatif chez Bellastock. Autant on fait des chantiers sur des espaces ouverts et lorsque les habitants viennent nous poser des questions, nous sommes ravis d’y répondre et on explique, on discute on glane de l’infos. Par contre, le coup d’avoir de grands projets urbains déjà dessinés et d’utiliser le participatif comme outils pour faire passer la pilule, pour leur faire croire qu’il vont avoir un quelconque poids dans les décisions alors qu’elles ont déjà été prises, je trouve ça démago et encore prendre les gens pour des cons » s’insurge Antoine Aubinais.
En effet, si de plus en plus de projets urbains ont dans leur programme de la participation, il reste un malentendu entre les politiques et ceux qui créent le participatif. Pour les acteurs de la participation, celle-ci est synonyme de co-décision, d’indépendance et de transformation institutionnelles, sociales et politiques.
Du côté des élus, la participation a l’avantage de redorer son blason. En effet, dans un climat de méfiance envers les politiciens, ces derniers peuvent montrer leur proximité avec leurs citoyens. Afin de redonner un statut honorable à leurs actions ainsi que de les recrédibiliser dans leur compétence de meneur et de décideur, les politiciens ont beaucoup à gagner dans le processus participatif. Sans être de la manipulation ou un artifice, le citoyen a bel et bien une influence sur le projet d’architecture que ce soit aux moyens de débats collectifs, de concertation ou d’ateliers mis en place par les spécialistes de la participation. Il est certain que pour avoir plus de chance de se faire réélire, les élus ont tout intérêt à prendre en compte les initiatives et avis de leurs électeurs. C’est aussi le moment d’appréhender les frustrations futures et de limiter
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les envies des habitants par de l’information et de l’éducation civique et politique. Cela leur permettra d’éviter les « sanctions électorales »1. Evidemment, tout n’est pas tout blanc ou tout noir. Il y a bien des élus qui prendront la participation pour un dispositif sensé les aider pour la prochaine élection. D’autres s’interrogent sur la participation. Jean Frébault, président du Conseil de développement du Grand Lyon, affirme que la participation et les moyens mis en place pour y parvenir sont une bonne idée pour la participation citoyenne mais que c’est un outil cloisonnant. En effet, il estime que ce que veulent les habitants c’est que « l’on écoute leurs souffrances, leurs attentes, etc. »2. Pour lui, la participation reste un acte de participer à quelque chose de déjà déterminé. Il va proposer, à la place de la participation, des rencontres informelles. Sophie Ghyselen et Antoine Aubinais en parlent aussi :
Des rencontres informelles « Dès que nous avons fini de créer une œuvre ou un mobilier, nous faisons un événement où nous ramenons les politiques, les ouvriers de la construction, les enfants que nous avons eu dans la semaine, avec leurs parents. Nous les réunissons de manière très informelle. Tout ce beau monde se mélange et nous y parlons de réemploi. » Antoine Aubinais « Nous faisons donc des actions dans l’espace public en amenant notre tonnelle sur un carrefour pour attraper les passants pour les informer du contrat du quartier mais aussi de demander quels sont vos idées et besoins. Parfois, ça fonctionne, d’autres pas. Ca nous permet aussi de découvrir plusieurs choses. Par exemple, à Schaerbeek, nous avions
10 Pouvoir d’agir et politique de la ville, un couple antagonique. Thomas Kirszbaum. Dosser Participation ou empowerment. Urbanisme n°392, pp. 49-52 11 « Un exercice sur le fil du rasoir, entretien avec Jean Frébault » A L.Dosser Participation ou empowerment. Urbanisme n°392, pp. 61-63
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ouvert un stand sur un carrefour, dans une rue avec beaucoup de commerçants. Les gens venaient nous voir et nous ont montré des intérieurs d’îlot non-utilisés... Ca aide pour le diagnostique car en voyant l’intérieur d’ilot, tu passes aussi par la maison, tu vois les arrières de maisons qui ne sont jamais les mêmes qu’à l’avant. Ces rencontres informelles permettent de se rendre compte. » Sophie Ghyselen
Nous parlerons plus tard avec Christine Godfroid de ce que sous entend
la citoyenneté. Pour mieux saisir le concept d’usure des citoyens, Jean Louis Génard explique que la compétence citoyenne induit d’être des « citoyens actifs et responsables »1. En effet, une exigence accrue se forme autour du citoyen. Entre civisme et civilité, le pendant négatif de la citoyenneté est une pression sur la personne sur son engagement au sein de son quartier ou tout du moins de son environnement. Il faut aussi maintenir ses compétences et les développer au moyen de formations prodiguées par les pouvoirs publics. On parle d’ailleurs d’empowerment dans le cas de l’activation des compétences et de la formation de celles-ci. Au lieu de mener une évolution des espaces décisionnels ou de partir sur un concept de co- décision entre habitants et élus, l’empowerment est surtout un système d’activation des compétences citoyennes. Parler d’empowerment, c’est parler de la capacité d’agir des habitantscitoyens. Très prisée dans les pays anglo-saxons, la méthode de l’empowerment agit lorsque la participation s’est épuisée. En mettant en jeu les intérêts divergents des individus, l’empowerment tente de créer du bien commun. Nous pouvons en conclure qu’il y a une ambivalence dans la participation – ou l’empowerment. Entre la volonté de faire participer le citoyen et la fatigue de celui-ci à force de sollicitations, la solution vient peut-être des rencontres informelles comme les proposent Antoine Aubinais ou Sophie Ghyselen. 1 De la capacité, de la compétence, de l’empowerment, repenser l’anthropologie de la participation, Référence Politique et sociétés, 32, 1, 3. 2013, pp. 43-62
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Jean Frébault propose quant à lui des « cafés de la controverse » avec ses collègues de Bordeaux. Pendant ces moments-là, les « invisibles » peuvent prendre leur temps pour venir, pour s’exprimer. Sans aucun thème donné, les habitants peuvent ainsi prendre la parole sur autant de sujets qui les intéressent. En effet, les différents ateliers ou débats et conférences peuvent devenir usants au bout d’un moment. Entre obligation de participer ou usure de l’habitant, il faut renouveler les moyens de la participation et proposer des moments on demandeurs de participation mais simplement de rencontres informelles permettant de rester en contact avec les usagers, telles les maisons pour tous de Toyo Ito. Toyo Ito a l’envie que les maisons pour tous soient l’espace de rencontre qui manque aux habitants dans leur nouvel environnement, en rappel de leur ancien chez-eux. Lieu privilégié de rencontre et de partage convivial autour du feu, tous les représentants de la ville peuvent s’y voir. Lui-même se rend parfois dans la maison pour tous de Kamaishi pour y boire un saké et partager un moment convivial dans cette ville du littoral.
Nous sommes architectes « Nous allons utiliser tous les moyens possibles et imaginables pour faire en sorte que ce qui n’est pas encore répandu autour de la matière soit quelque chose qui va arriver de toutes manières. En effet, les ressources s’épuisent, on créé trop de déchets : il va falloir transformer nos pratiques. L’événementiel n’est qu’un de nos outils. Nous sommes architectes», estime Antoine Aubinais.
Dans l’école d’architecture de l’ULB, il est proposé aux étudiants de s’inscrire
à différents ateliers de projet dès le sixième semestre d’étude. Mélangeant les étudiants des cinq derniers semestres d’architecture, cela permet d’avoir un large panel d’ateliers de projet. Entre urbanisme et logement, concours et histoire théorie critique, construction 1 : 1 et fabrication digitale, l’un d’eux propose un parcours dans l’anthropologie. Atelier prônant le projet d’architecture comme un vaste terrain d’expérimentations, il permet de trouver des réponses autres que de la spatialité à la question de l’architecture, où la stratégie et la pensée sont plus importantes que la réponse finale parfois. En effet, la réponse architecturale
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n’est pas simplement dans l’espace. Elle peut se faire dans l’enseignement ou l’éducation à l’architecture. Par exemple, ces étudiants qui ont proposé un jeu de société pour répondre à la question de l’année (le Wuwa dans la capitale culturelle européenne), ou bien d’autres étudiants qui pour parler d’architecture ont créé un film explorant l’emprise du temps sur l’architecture. Ces réponses sont tout autant de l’architecture que les réponses de concours que peuvent inventer d’autre étudiants dans un autre atelier. L’architecture est plurielle.
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Michel Chermette ou le lien autorité/pouvoir
Je connais Michel Chermette, psychologue au sein du service d’aide à l’enfance du département de Saône et Loire en France, pour être un fin analyste de l’humain. Je me suis tournée vers un psychologue pour comprendre ce qui se jouait dans les relations humaines lorsque l’on parlait de participation et de prise de décision. Comment l’architecte doit-il se positionner ? Quelle importance a-t-il dans un processus de décisions ? Nous avons pu nous rencontrer par le biais de Skype le samedi 25 avril en fin de matinée.
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Que pensez-vous de l’évolution actuelle des rapports humains vers plus d’horizontalité et du développement du collaboratif ? J’essaie de t’entendre et de comprendre la relation qu’il peut se faire entre l’architecture et la psychologie. Actuellement, on essaye de développer cette relation participative, par exemple, dans les écoles de CM2 avec la participation des enfants, un élu par classe, aux conseils municipaux. Il y a également des parents qui suivent cette tendance et font participer les enfants aux décisions qu’ils prennent. Les enfants ne subissent plus les décisions mais sont acteurs les enjeux de la maison. Dans ces cas là, il y a un nivellement. Ce n’est pas qu’on est plus horizontal mais moins vertical. C’est plutôt un abaissement du vertical. Le concept de responsabilité tient sur deux lignes. Comme principe des plans orthogonaux avec abscisse et ordonnée. A l’horizontale, le pouvoir et à la verticale l’autorité. La responsabilité est la combinaison nécessaire de deux forces. I l n’y a pas une bonne ou une mauvaise force, elles sont toutes deux complémentaires. Ce qui se passe actuellement, c’est qu’on abaisse la verticale, l’autorité, vers l’ordonnée. Il a de moins en moins d’autorité. C’est de plus en plus de la consultation, on renforce le pouvoir des individus face à une décision qui serait vue comme arbitraire.
Pourtant, nous avons besoin d’autorité. Par exemple, nous ne pouvons pas tous être architecte. Du coup, quelque chose me choque : la participation ne serait-elle pas un leurre ? Car in fine, la décision appartient à l’architecte. S’il y a 10 personnes qui se réunissent pour discuter, il n’y aura toujours qu’une seule décision. Prenons un exemple que je connais bien, celui des candidats à l’adoption. Il s’agit d’un couple qui a un projet. Ils sont deux et il y aura un enfant. Comment deux êtres différents peuvent s’accorder une un même projet ? Dans mon approche, j’essaie de différencier l’homme de la femme. J’essaie d’associer la responsabilité du projet avec une part d’autorité de la décision, à l’homme. Et la concrétisation et l’actualisation qui aura lieu quand le projet sera à l’œuvre pour l’enfant, à la femme. C’est tout un débat entre le pouvoir et l’autorité qui se résume dans le fait qu’il faut les deux composants pour la responsabilité. Même si, au final la femme aura, bien sûr, de l’autorité et l’homme du pouvoir. On peut transposer cette approche dans le domaine des projets en architecture où nous retrouvons, incarné par les êtres l’autorité des architectes face au pouvoir du constructeur ou du client, qui paie. Il y a toujours une confrontation entre ces deux fonctions. La responsabilité de l’architecte doit, je pense, surtout tenir de son autorité. Mais ce qui est compliqué, c’est
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qu’on n’a pas le pouvoir quand on a l’autorité. L’autorité, c’est reconnu par l’autre. L’autorité, c’est quelque chose qui est donné. Celui qui a de l’autorité la reçoit des autres et ne peut pas la décréter. Par exemple, l’entraineur d’une équipe sportive, s’il rentre sur le terrain avec le ballon, avec des gestes actifs, avec le pouvoir, son discours va perdre de la valeur. Car il n’est pas possible qu’il soit aussi fort dans la pratique que ce qu’il expose dans sa théorie en dehors du terrain. Plus on est près du pouvoir, c’est-à-dire plus on se rabaisse dans l’abscisse, moins on est dans la verticale de l’autorité. Mais le débat extrême de l’autorité, dans la philosophie ou la religion, on appelle ça un gourou. Il a tellement d’autorité que les gens n’ont plus leur autonomie pour penser, ni leur propre point de vue. Concernant le point de vue, dans le cas de l’architecture, c’est toujours quelque chose qui est haut. Pour avoir un point de vue, il faut monter. Si on est écrasé par le bas, on ne voit rien. Avoir un point de vue, c’est quitter un peu l’horizon et monter plus haut. Je pense qu’on a beaucoup érigé des bâtiments pour montrer une sorte d’autorité (les châteaux, avec un point de vue pour défendre concrètement et voir de loin la venue de l’ennemi). Quels liens peut on faire entre horizontalité et individualisme ?
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Nous avons tous besoin de conscience collective. On a développé dans notre société un individualisme qui a fragilisé, contrairement à ce que l’on peut croire, la reconnaissance de la personnalité unique. Pourquoi ? Pour avoir de l’autorité, il faut que je tienne mon discours d’une théorie qui a un sens global et pas d’un truc personnel. Si on parle en tant que personne pour soi, ça devient du pouvoir et de la manipulation de l’autre. Quelqu’un qui a de l’autorité fait référence à une autorité supérieure à lui-même. Je vais te donner une expérience personnelle concernant les architectes des bâtiments de France. L’endroit où j’habite, à Chalon-sur-Saône, est en site classé. Je voulais installer un velux dans le toit. Il y a eu pas mal de débat pour savoir si je pouvais le mettre ou non. J’ai appelé l’architecte des Bâtiments de France, (ABF) qui fait autorité par la loi. C’est une autorité qui lui appartient car il y a une décision à prendre mais qui est lié au pouvoir de délivrer ou pas un permis de construire. Lui même, ce n’est pas son point de vue individuel qu’il donne, c’est plutôt l’harmonie du lieu qu’il recherche. Ce n’est pas lui en tant une personne qui décide. Il décide en référence par rapport à un cadre. Finalement, les architectes de France font un peu ce que tu veux faire avec le participatif. Ils regardent l’ensemble du lieu et analysent avec
leurs yeux et leurs concepts d’architecte, s’ils peuvent dire oui ou non au projet. Des règles ont été écrites pour pouvoir garder de l’harmonie au lieu.. Les gens se plient, comme moi j’ai dû me plier à la règle collective du lieu, pour rester en harmonie. Comment se place le participatif par rapport au respect de la règle collective ? Il ne faut surtout pas croire que les gens du participatif ne vont pas devoir se plier à la règle collective. Ils vont se plier à douze au lieu de se plier individuellement aux règles d’un historique centenaire ou d’un lieu. Je trouve que cette histoire de participation est un leurre. Elle fait croire aux participants qu’ils bâtissent leur propre vie à travers une architecture commune. Or ce ne sera jamais leur décision individuelle qui sera mise en œuvre. Il y aura obligatoirement un compromis. Actuellement, avec la participation des gens, on les leurre sur d’autres faits beaucoup plus importants qui sont soumis de façon bien plus insidieuse que de leur faire croire qu’ils vont faire une participation active dans un projet. Le pire, c’est quand ils organisent des parlements des enfants. Le parlement des enfants ! Ils proposent des lois ! On leur propose de participer à une vie sociale. On les met dans une position d’être adulte, alors qu’ils sont des
enfants. Pour toi, ce serait mettre les gens en position d’architectes alors qu’ils ne le sont pas. C’est ça le leurre. Concernant les enfants, leur dire qu’ils peuvent choisir et proposer, ça les enlève de l’enfance, ce n’est pas bon. Ca les met en risque. Je comprends bien pour les enfants, mais je ne comprends pas le souci pour les adultes qui prennent la place de l’architecte. On leur fait croire que c’est un projet qui répondra à leurs propres besoins alors que c’est un projet conçu par rapport aux besoins d’une collectivité.. Le JE et le NOUS est difficile actuellement dans notre société. L’architecte peut résoudre cela en « prenant langue. » Prendre langue, c’est écouter ce qui se passe, les soucis des gens... Un autre exemple, je suis angoissé quand je vais chez Castorama. Je suis tellement peu bricoleur, tellement peu capable, que me trouver au milieu de toutes ces sollicitations et que tout le monde me dise qu’il faut le faire par soi-même, que c’est facile, aetc.. Et bien, ça m’angoisse car je ne suis pas du tout là dedans. Je suis agressé. Si un jour je fais quelque chose pour ma maison, j’appelle tout de suite un architecte ! Je cours vers lui ! Il y a actuellement une forte tendance à dire : « on doit tout faire par
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soi-même » En disant ça, il y a évidemment un point positif d’autonomie mais on abaisse aussi le collectif, car plus tu fais par toi-même moins tu es pour le collectif. C’est comme une balance. Plus tu appuies sur la balance de l’individuel, plus tu affaiblis le collectif. Attention, néanmoins, aux excès du collectif, qui peuvent mener aux dérives du communisme où l’individu n’existe plus. A votre avis, quelle est la place de l’architecte dans ce débat entre individu et collectif ? Concernant l’architecte, il faut faire attention : plus il descendra dans l’arène, moins il sera dans les gradins. S’il s’approche trop près du débat des gens, il va se trouver confronté à des positions individuelles difficiles à contenter. De façon générale, plus on est proche du pouvoir, plus on s’éloigne de l’autorité. Les gens n’ont pas toujours conscience de ça. On ne peux pas toucher l’un sans que cela impacte l’autre. La juste position est de trouver, selon les moments, une autorité ou de savoir descendre un peu vers les gens pour qu’ils puissent retrouver leur propre autorité personnelle. C’est très délicat et en équilibre. Le pouvoir, c’est un acte. Avoir du pouvoir sur quelqu’un c’est de lui faire faire des actes. Là, le risque du collectif est de manipuler la personne
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de l’architecte, qui, pour faire plaisir, va perdre sa conscience d’architecte. Il va sacrifier des pensées d’architecte pour être bien avec les gens. Pour être aimé, accepté... Alors qu’il doit savoir dire non aux gens ! Il perd la valeur de son autorité. Si on ne croit plus en lui, il n’a plus d’autorité. La jeunesse n’est pas un atout pour l’autorité. Jadis, dans les tribus, l’autorité était aux anciens. On allait les consulter car ils faisaient autorité de ce qu’ils avaient vécu. Ils ne parlaient plus pour eux-mêmes car ils n’avaient plus besoin de rien. Ils avaient tout vu, tout vécu. Ils n’avaient plus que l’autorité car ils perdaient le pouvoir à cause de leur corps qui vieillissait. Concernant la responsabilité de l’architecte, je pense qu’elle réside dans sa signature. Il doit savoir agréer ou pas un projet malgré, parfois, la volonté exprimée par les gens. C’est donc très délicat. Il est évident qu’il n’a pas toujours raison. J’ai vu beaucoup d’architectes qui se faisaient plaisir au détriment de la fonction d’habiter. On peut en dire que lorsqu’il y a un excès d’architecture, ce n’est pas bon pour l’architecte. C’est un équilibre. On voit bien dans certains lieux cela. Comment l’architecte peut-il prendre en compte l’avis de tous ? Je vais m ‘appuyer sur un exemple sportif. En France, il y a environ 20 millions de sélectionneurs de l’équipe
de France de foot ! Tout le monde donne son avis. Dès qu’il y a une responsabilité, elle est attaquée par la frustration que les gens ont de ne pas être en personne dans ce rôle. En ce moment, c’est ça qui ne va pas. La frustration n’est plus vue comme motrice d’une liberté. On a une frustration et on se bloque dessus. En fait, la frustration est nécessaire pour une liberté plus grande. C’est la frustration qui créé le désir. Or le projet est sous tendu par le désir. Souvent on pense que les désirs peuvent s’exprimer grâce au débat collectif. Mais il faut faire attention aux dérives Les personnes peuvent en effet se manipuler entre elles. S’il y en a un qui est beau parleur, on appelle ça un leader. Et les leaders sont reconnus par leur pouvoir de séduction et non par un statut. L’autorité vient du statut, de la formation (5 ou 6 ans d’architecture). Ca,ça donne un poids. Or les groupes peuvent être facilement manipulés par les leaders. Il y a plus de risque de manipulations dans un débat collaboratif que dans des échanges entre un architecte, respectueux des personnes, et des habitants. Le mot séduction est aussi intéressant. Du latin seducere, qui veut dire veut détourner du droit chemin ou changer de chemin. L’architecte, lui, dans son travail, utilise beaucoup la séduction. Après avoir écouté les gens, il essaie de les confronter avec
son point de vue. Or, il faut que ses points de vue soient honnêtes. Plus tôt, je te parlais de Castorama. Dans le magasin, j’ai besoin que le vendeur me guide. S’il me vend un truc parce qu’il n’arrive pas à le vendre et voit arriver un débutant en la matière, la séduction est alors risquée. Par contre, s’il me guide dans mon besoin vers quelque chose de bon, alors il me sort de mon angoisse et m’a fait une séduction positive. Dans ces groupes collaboratifs, je pense qu’il y a un leurre de démocratie. In fine, ce sera l’architecte qui va signer. Sachant que dans sa tête, auparavant, il va essayer de les faire adhérer à son projet. Je n’accuse pas l’architecte. Si on donne la parole à des gens comme moi, alors c’est un leurre. Je ne suis capable de rien ! Je n’ai pas l’idée de la conceptualisation. J’ai peut-être les idées mais pas la pratique. Si je suis trop proche de mon désir et de ma vie je n’ai aucun recul. Il faut savoir s’éloigner de soi-même, de son désir, de son projet. On ne peut pas éloigner l’impulsion et le désir. Ceux qui sont dans leur désir sont les moins capables car les plus proches. Plus ça te touche, te concerne, t’intéresse, moins tu es loin. L’architecte a l’avantage d’être éloigné du désir des gens et de mieux voir les contraintes. Comment l’architecte peut-il connaître les désirs des habitants
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dans le cadre d’un projet collaboratif? Je pense qu’il faut faire appel à des consultants spécialisés, des psychosociologues qui savent comment faire surgir la parole et des idées auxquelles on n’avait jamais pensé. Il s’agit de techniques d’animation de groupe et non de techniques d’architecte. Il faut que les gens puissent s’exprimer sur des désirs, même ceux auxquels qu’ils n’ont pas pensé mais qu’ils ont en eux et qui, une fois exprimé, deviendraient une idée. ` L’architecte vient après car ce n’est pas du tout son travail ça ! L’architecte doit garder la hauteur. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne doit pas descendre vers les gens et prendre langue. Mais il s’agira alors de langue collective, issue du groupe. Au niveau individuel, l’architecte doit faire abstraction de lui-même pour laisser la place aux désirs des gens. Ensuite, il arrive avec le réel, les consignes, le budget, les contraintes physiques et il va amener les gens à revoir leur projet idéal. Si l’architecte est agréé, reconnu, cela rassure les gens et limite l’agressivité. C’est donc de l’autorité car cela ne vient pas de soi mais des profs et des années d’études qui ont délivré le diplôme. Si on donnait le diplôme à tout le monde, il ne vaudrait plus rien. Est ce que cela signifie qu’une réa-
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lisation collective apporte nécessairement un mieux être aux gens ? Ce n’est pas parce que quelqu’un décide pour un autre que cela n’ira pas. On devrait alors dire que ce qui est bon est seulement ce que l’on fait par soi-même. Cela correspondrait à refuser la loi et le collectif. Toujours en reprenant un exemple du foot, l’entraineur décide de faire le 4-4-2, les joueurs jouent le 4-42, sinon chacun va faire sa propre manière de jouer dans le match et le collectif ne fonctionnera plus. Les joueurs attendent cette dynamique là. Ils en ont besoin pour s’exprimer individuellement. Ils ont le même maillot, sont de la même équipe mais ont leur individualité quand même. Grace au cadre, l’individu peut s’exprimer. Le pire, c’est quand il n’y a pas de cadre. Pour moi, les structures comme les communes, par exemple, représentent quelque chose de sain dans un collectif, avec une frustration saine par rapport à un projet d’architecte.
Lien entre pouvoir et autorité « Le concept de responsabilité tient sur deux lignes. Comme principe des plans orthogonaux avec abscisse et ordonnée : la responsabilité est la combinaison nécessaire de deux forces, il n’y a pas une bonne ou une mauvaise, elles sont toutes deux complémentaires. A l’horizontal, le pouvoir et à la verticale l’autorité. Ce qui se passe actuellement, c’est qu’on abaisse la verticale, l’autorité, vers l’ordonnée. Il a de moins en moins d’autorité. C’est de plus en plus de la consultation, on renforce le pouvoir des individus face à une décision qui serait vue comme arbitraire. Alors que nous avons besoin d’autorité. Nous ne pouvons pas tous être architecte. »
Dans cet extrait de la rencontre avec Michel Chermette, celui-ci fait part d’une donnée importante dans la responsabilité : le lien entre le pouvoir et l’autorité.
Nous nous efforcerons de présenter le concept de pouvoir et son analogie dans l’architecture participative. Ensuite, nous expliquerons le terme d’autorité et son importance dans le statut et la fonction de l’architecte dans un projet d’architecture participative. Selon Michel Foucault, le pouvoir, c’est « de l’action sur l’action »1. Basée sur une relation inégalitaire entre deux parties, le pouvoir renforce l’action menée de l’un sur l’autre. Lorsque nous parlons d’action, il faut préciser que c’est de la décision qu’il est question et non de l’action que l’architecte peut entreprendre dans le projet. Ensuite, on lui impute les diverses actions faites par les entrepreneurs et ouvriers. Nous parlons plus souvent du Philarmonique de Paris par Jean Nouvel que du Philarmonique de Paris par des centaines de couvreurs ou des nombreux architectes associés qui ont travaillé sur les plans de l’édifice. 1 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris : Gallimard, 1989
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Il est nécessaire de différencier le pouvoir comme dimension collective et le rapport au pouvoir qui, lui est plus intime. Le deuxième terme prend sa source dans le désir d’obtenir le pouvoir. Mais nous nous intéresserons plutôt à l’aspect social du pouvoir. Le pouvoir s’appliquant à une relation entre plusieurs parties, il est exercé de deux façons différentes : avec la force ou avec l’autorité. Imposé par la force, le projet est subi et en réaction, ceux qui y sont soumis s’y opposent. Dans un parallèle avec l’architecture, de nombreux projets ont reçu un accueil très virulent car ils avaient été imposés par les autorités élues. « Depuis dix ou quinze ans, même vingt ans, les communes et régions ont mis ça comme objectif et sont obligés d’intégrer la participation dans leurs projets. Cela vient peut-être du fait qu’il y avait trop de recours.» déclarait Sophie Ghyselen pendant notre rencontre. Au contraire, les projets amenés avec autorité ont le mérite d’être acceptés par le fait que ceux qui l’ont conçu sont reconnus comme légitimes dans leur décision. Quand celui qui détient le pouvoir sait dynamiser, entrainer et organiser ceux qui sont sous son pouvoir, alors ces derniers peuvent reconnaître son autorité. « L’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté »1 exprime Hanna Arendt. Cette dernière est persuadée que l’autorité a disparu dans son sens étymologique. Pour reprendre ses mots “s’il faut définir l’autorité ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par argument »2. Opposée au pouvoir, l’autorité n’est ni la force du lion, ni la ruse du renard comme l’entend Machiavel dans le Prince. L’autorité ce n’est pas cela. L’autorité prend racine dans une fondation qui pousse à développer et à faire grandir son environnement. D’après Hannah 1 Hannah Arendt, “ Qu’est-ce que l’autorité ? ”, in La crise de la culture, Paris : Gallimard-Folio, 1972 2 Hannah Arendt, “ Qu’est-ce que l’autorité ? ”, p. 123, in La crise de la culture, Paris : GallimardFolio, 1972
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Arendt, la personne qui a de l’autorité est aussi celle qui augmente l’empire, développe la créativité artistique. Finalement, c’est celle qui apporte une plus value sans besoin de séduction ni d’argumentation. Arendt prend exemple sur le Senat romain. En effet, celui-ci n’est présent que pour augmenter une loi, conseiller sur celle-ci sans que son avis n’ait un caractère obligatoire. L’architecte, par ses connaissances multiples venant de sa formation en architecture et de ses expériences passées, est institué d’autorité par sa possibilité de donner des conseils. Nous pouvons nous demander s’il existe un profil de personne dont l’autorité est reconnue. Hannah Arendt affirme que n’importe qui peut être porteur d’autorité. Stanley Milgram approuve la philosophe et expérimente la théorie1. En 1961, Stanley Milgram veut comprendre pourquoi autant d’allemands ont suivi le IIIe Reich. Est-ce un caractère spécifique de la société allemande ou autre chose ? Il élabore une expérience qui consiste à poser des questions à un cobaye. Celui-ci est assis sur une chaise et est relié à des fils électriques. Si le cobaye répond juste à la question, on passe à la suivante. Par contre, s’il n’a pas la bonne réponse, un vrai sujet (car le cobaye est un acteur) peut délivrer une décharge électrique. Au fur et à mesure des erreurs, le voltage augmente. Le cobaye-acteur hurle de ne pas continuer ou feint d’être inconscient/mort que le véritable sujet continu son test. Le sujet qui appuie sur la libération du courant électrique est étudié sur son aptitude à désobéir ou non à la demande du médecin qui livre l’expérience. Expérience faite sur plus de 600 sujets de classe sociales et types différents, il en ressort que la moitié de la population auraient mis à mort le cobaye-acteur si une personne étrangère (le médecin) prenait en charge la responsabilité de l’acte. 1 Stanley Milgram, La Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, 1994 (2e éd.)
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Ici, l’autorité était représentée par le médecin, habillé d’une blouse et travaillant dans les locaux de Yale. Le sujet pouvait donc reconnaître en lui une valeur sure au niveau moral. D’autant qu’il pense agir en toute légalité. De même, le médecin parlait avec assurance et sans signe d’hésitation. Tout cela repose sur l’apparence. L’armée et l’Etat portent les mêmes signes d’autorité que ce médecin. Entre médailles et uniformes, discours sûrs et clairs, il est facile de se laisser tenter à suivre des signes de stabilité et légitimes. C’est par cette autorité que l’on peut se dire que nous ne sommes pas responsables de nos actes car nous suivions des ordres. L’expérience de Stanley Milgram fait référence à la perte de l’individualité au profit d’une idée donnée par un être de grande autorité. Pourtant la différence est mince entre le besoin du collectif ou celui de l’individualité. Le tout est de ne pas tomber dans l’excès de l’individualité ou dans celui de la collectivité pour ne pas perdre le sens commun. Michel Chermette fait référence à la conscience collective, qui stabilise les pensées et les actes des hommes : “Nous avons tous besoin de conscience collective. On a développé dans notre société un individualisme qui a fragilisé, contrairement à ce que l’on peut croire, la reconnaissance de la personnalité unique. Pourquoi ? Pour avoir de l’autorité, il faut que je tienne mon discours d’une théorie qui a un sens global et pas d’un truc personnel”. D’après Durkheim, la conscience collective est un « ensemble de croyances et de sentiments communs à la moyenne des membres d’une société »1. Ici, Durkheim explique qu’une société saine se doit d’avoir des interdits et des règles. Cela créé un consensus et permet d’avoir une supériorité de pouvoir morale sur l’individu.
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La responsabilité réside dans la signature « Pour la responsabilité, je pense que pour l’architecte, elle réside dans sa signature. Il doit savoir agréer ou pas un projet » s’exprime Michel Chermette.
Il y a trois sortes d’autorités qui, menées de front, donnent à l’architecte la reconnaissance de l’autorité.
La première, l’autorité statuaire, est légitimée par l’Etat par la délivrance d’un diplôme ainsi que par l’Ordre des Architectes. Article 1er. Nul ne peut porter le titre d'architecte [...] s'il ne possède un diplôme établissant qu'il a subi avec succès les épreuves requises pour l'obtention de ce diplôme. Loi du 20/02/1939 sur la protection du titre et de la profession d’architecte Cette autorité prend la fonction « d’être ». C’est du fait d’être diplômé en architecture que l’architecte détient son autorité. La relation d’autorité est reconnue de tous par sa justesse et est généralement hiérarchique. Ne pouvant se suffire à elle-même, l’autorité statuaire se confond parfois avec le pouvoir. Le statut peut être imposé de force et à ce moment, l’autorité n’est plus reconnue.
L’autorité et les compétences « La jeunesse n’est pas un atout pour l’autorité. Jadis, dans les tribus, l’autorité était aux anciens. On allait les consulter car ils faisaient autorité de ce qu’ils avaient vécu. Ils ne parlaient plus pour eux-mêmes car ils n’avaient plus besoin de rien. Ils avaient tout vu, tout vécu. Ils n’avaient plus que l’autorité car ils perdaient le pouvoir à cause de leur corps qui vieillissait», souligne Michel Chermette. 1 E. DURKHEIM, De la division du travail social, p.46, PUF, 1991 (1893). 2 P.J. Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, p.245 A. Lacroix et Cie, 1873 (1ère édition : 1843)
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Il n’est pas entier l’architecte qui n’est architecte que par son statut. Il doit
aussi avoir des connaissances dans sa discipline ainsi que des compétences qui lui permettront d’accéder au titre d’autorité par « l’avoir », soit l’autorité de l’auteur, notre deuxième type d’autorité. En ayant des connaissances et des acquis personnels provenant de son éducation à l’architecture, l’architecte peut conseiller l’autre. De même, il doit avoir confiance en lui et ses capacités pour pouvoir faire preuve d’autorité. C’est en s’enrichissant et se formant tout au long de sa vie que l’architecte peut garder cette autorité là. Prendre la responsabilité, c’est faire preuve de conscience, de manière autonome, de ses facultés et en cohérence avec son environnement.1 Nous avons pu intégrer la notion « d’être » et « d’avoir » avec les deux premières propositions. La troisième est dans le « faire ». La façon dont vont être mis en scène les compétences personnelles et les statuts reconnus par les autres pour augmenter autrui sont une question d’autorité fonctionnelle. En cela, nous entendons que c’est par les actes que l’architecte peut faire preuve d’autorité. La façon dont il va mettre en œuvre ses acquis dans le projet aura pour but d’augmenter autrui ou augmenter son environnement. Dans l’action d’augmenter l’autre, il y a un processus d’échange qui se fait. Ainsi, l’architecte va exercer une influence sur l’autre et va en recevoir une reconnaissance. L’influence de l’architecte permet aussi au sujet d’être auteur de lui-même. Sans rapport de force mais en mettant la volonté du travail d’architecte, la reconnaissance sera la base du processus de d’autorité. Michel Chermette ne parle pas de la façon dont l’architecte doit « faire » autorité. C’est la spécificité du métier qui prend le pas sur les dires du psychologue. « Même au niveau individuel, l’architecte doit passer dans un niveau d’abstraction de lui pour laisser au maximum les gens. Ensuite, il arrive avec le réel, les consignes, le budget, les contraintes physiques... Il va amener les gens à revoir leur projet idéal. » 1 Bruno Robbes, Les trois conceptions actuelles de l’autorité, 28 mars 2006 / http://www. cahiers- pedagogiques.com/Les-trois-conceptions-actuelles-de-l-autorite#nh2-37
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L’importance de l’architecture va à l’harmonie du lieu. Christine Godfroid l’appellera plus loin la plus value paysagère. Lors d’un projet d’architecture, l’architecte se place comme un juge lors d’un procès. Prenant de la hauteur tout en connaissant l’entièreté de la vérité qui lui est servie, il pourra se montrer juste envers la loi. Par contre, à partir du moment où le juge connaît l’accusé, il doit se retirer car la sentence ne pourra être juste. Interférer en faveur ou en défaveur du coupable car des sentiments personnels entrent en jeu. « Art. 828. Tout juge peut être récusé pour les causes ci-après : si lui-même ou son conjoint a un intérêt personnel à la contestation. » Code Judiciaire, Chapitre V. Les récusations La participation permet à l’architecte d’avoir les connaissances nécessaires pour pouvoir faire son propre jugement. Avec l’appui des concertations, de la participation et de rencontres informelles pendant l’étude et la programmation du projet, il peut faire un choix en sa qualité d’architecte reconnu par l’Etat. De la même manière, Durkheim explique l’Etat comme nous pourrions expliquer l’architecte. C’est dans la troisième pathologie de l’Etat que nous pouvons faire un parallèle. Durkheim explique que lorsque les décisions sont submergées par la communication politique venant de la société, l’Etat perd son rôle d’éducateur au profit de l’opinion public1. De plus, les décisions seront de plus en plus primitive et se porteront vers des choix à plus court terme, à des passions et des émotions. « Le rôle de l’État n’est pas d’exprimer, de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée » de même, l’Etat, « c’est l’intelligence mise à la place de l’instinct obscur 2».
1 Yves Sintomer « Délibération et participation : affinité élective ou concepts en tension ? », Participations 2011/1 (N°1) p.247 2 Durkheim É ., « L’État », in Textes 3 : Fonctions sociales et institutions, Paris, Minuit, 1975, p . 174
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La frustration comme moteur du projet « En France, il y a environ 20 millions de sélectionneurs de l’équipe de France de foot ! Tout le monde donne son avis. Dès qu’il y a une responsabilité, elle est attaquée par la frustration que les gens ont de ne pas être en personne dans ce rôle. En ce moment, c’est ça qui ne va pas. La frustration n’est plus vue comme motrice d’une liberté. On a une frustration et on se bloque dessus. En fait, la frustration est nécessaire pour une liberté plus grande. C’est la frustration qui créé le désir. (...) Souvent on pense que les désirs peuvent s’exprimer grâce au débat collectif. Mais il faut faire attention aux dérives. Les personnes peuvent en effet se manipuler entre elles. S’il y en a un qui est beau parleur, on appelle ça un leader. Et les leaders sont reconnus par leur pouvoir de séduction et non par un statut. L’autorité vient du statut, de la formation (5 ou 6 ans d’architecture). Ca, ça donne un poids. Or les groupes peuvent être facilement manipulés par les leaders. Il y a plus de risque de manipulations dans un débat collaboratif que dans des échanges entre un architecte, respectueux des personnes, et des habitants.
Plus tôt, nous parlions de la volonté de spécialistes de la participation et de politiques de contrer les frustrations possibles des usagers. De ce fait, ce serait en devançant les frustrations, par de l’information ou des débats publics etc que les habitants seraient plus en accord avec le projet, et de ce fait, plus heureux. Pourtant, du point de vue de la psychologie, aller au devant d’une frustration n’est guère bénéfique. Au contraire, c’est avec les frustration que l’être humain se construit et peut vivre en communauté. La frustration de l’individu fonctionne en accord avec les interdits et règles expliquées avec les consciences collectives. Gérer ses frustrations amène à un vivre ensemble cohérent pour tous. De même, si toutes les frustrations se tarissent, le désir se tarit de la même
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manière. C’est en gardant des frustrations que nait le désir, essence de l’être humain. En effet, le manque et l’attente permettent de faire monter le désir et de comprendre la valeur de l’Objet ainsi que ressentir du plaisir quand celuici est obtenu. Les frustrations faisant partie de la vie, il est important de l’apprendre dès le plus jeune âge avec l’éducation des parents. En architecture, il y a des limites sociales, financières ou physiques. Il faut les accepter et les intégrer pour pouvoir passer par dessus. Il est possible qu’avec une éducation très permissive, une simple frustration puisse se transformer en grande souffrance. Pourtant, l’architecture n’est faite que de frustrations. Lors de son enseignement, les professeurs parlent de « contraintes » ou de « problèmes ». A partir du moment où travailler avec des contraintes et des problèmes fait partie de la vie d’un architecte, alors il pourra produire des projets de grande qualité. Dans l’architecture participative, il peut être dangereux de contrer toutes les frustrations, comme peut le proposer Sophie Ghyselen. D’une part car cela annule tout sentiment de désir et d’autre part car cela peut créer un nouveau type de frustrations bien plus difficiles à contrer. C’est bien là le paradoxe du désir. Comme l’exprime Platon à ses disciples dans Le Banquet : « On ne saurait manquer de ce qu’on possède » et « Or ne sommesnous pas convenus que l’on aime les choses dont on manque et que l’on ne possède pas ? »1 Finalement, ne restons nous pas dans un état de frustration permanent ?
1 Platon, Le Banquet, pp. 23 et 24, e-book.
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Christine Godfroid ou le vivre ensemble
Enseignante du projet d’architecture pour les étudiants de première année ainsi que des cours d’exercice de la profession pour les étudiants de Master 2, Christine Godfroid travaille aussi dans le bureau MA2. Son avis d’experte sur l’exercice de la profession d’architecte et sa position d’architecte bâtisseur dans son agence d’architecture m’intéressait. L’Ordre des architectes est-il un obstacle à l’architecture participative ? Quelle est la responsabilité de l’architecte vis-à-vis du projet construit dans le cadre d’une architecture participative ? Nous nous sommes rencontrées dans la cafétéria de la Faculté d’architecture de l’ULB lors d’un froid mardi de mars.
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Il y a actuellement une tendance à faire participer les habitants aux grands projets d’architecture. Or, avec votre agence MA2, vous travaillez sur de grands projets à l’image du travail des grands maîtres de l’architecture. Comment le vivez-vous ? Ce que tu énonces ici est vrai mais seulement en partie. Cette évolution existe sûrement pour certains, mais n’est pas aussi globalisante que ce que tu sembles dire. De tout temps, l’architecture s’est déclinée sous différentes façons et l’architecte a eu des chemins relativement personnels pouvant être assimilé à des grandes familles. Effectivement, je ne sais pas si en disant famille, on utilise le bon mot ou s’il faut associer des périodes à des mouvements en architectures, mais de tout temps, ces mouvements ont été multiples et se sont, à certains moments, croisés. Les alternatives n’ont pas été marquées de façon aussi séquentielle que parfois on le caricature dans certains cours d’architecture. Les choses sont plus complexes me semble-t-il. Aujourd’hui, nous sommes encore, et heureusement, dans l’idée qu’il existe différents niveaux de lecture. Il n’y a pas tout l’un ou tout l’autre. Apres une période où l’humanité a évolué vers une société individualiste où le rapport à l’argent est l’apport premier, il y a eu une intuition nous amenant à penser que ce n’était pas le
schéma idéal du vivre ensemble. Or, la société c’est le vivre ensemble. Inévitablement, l’architecte s’inscrivant dans ce processus global, s’est interrogé sur ce chemin qui fut le notre depuis les années 80. Après les années 70, nous avions vécu le souhait de la vie «Peace and Love», dans la suite de mai 68. 1968 a amené une période où il y a eu énormément d’événements participatifs précurseurs : on peut penser à Kroll... ils n’ont pas attendu. Il y a eu en tout cas cette période là et l’architecture s’est inscrite dans un nouvel éclairage, une façon de vouloir revoir la façon de vivre ensemble. Cela a mis 15 ans, pour arriver vers les années 80. Dans le même temps, à l’opposé de ce mouvement, l’argent a pris, dans une société plus individualiste, une place plus importante. Nous sommes en train de revivre le même type de cycle : nous nous sommes rendus compte, et la crise nous en a aidé, de l’importance du problème écologique. En quoi la crise a-t-elle été un événement majeur pour le changement ? La crise oblige à penser à de nouvelles façons d’habiter. C’est fini l’idée de penser, même si ça reste encore très présent, à la maison individuelle, avec ses quatre façades et son jardin, pour vivre dans le meilleur des mondes. Oui, il y a 30 ans, c’était un
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idéal. Même si parallèlement à ça, il y avait aussi d’autres volontés. Aujourd’hui, la crise nous oblige à essayer, pour le grand nombre, sans parler des plus nantis, de créer de nouvelles façons de vivre ensemble. Or l’architecte heureusement, est au service de cette société. Dans la mesure du possible il doit à la fois sous l’effet de la crise et les problèmes écologique sur lesquels on ne peut plus se voiler la face, trouver d’autres façons de vivre ensemble. C’est extrêmement passionnant. Du coup le citoyen a une place plus importante. Car justement, on doit analyser ses attentes d’une façon plus pointue qu’avec le profil lambda d’habitant tel qu’on l’envisageait il y a 30 ans. On s’intéresse aujourd’hui à la cohabitation, à la façon dont les gens doivent tenter de trouver des formules nouvelles pour réduire les coûts, dans tous les sens du terme. Je pense que cette contrainte de cohabitation peut être parfois difficile à vivre. Pourtant, si on l’envisage d’une façon positive, cette nouvelle façon d’habiter peut créer des opportunités sous la forme d’une nouvelle solidarité, d’un nouveau rapport à l’autre et d’un nouveau rapport à l’environnement aussi. Car tout est lié. La crise donne l’occasion de réinventer. Il s’agit d’une opportunité de créer de nouvelles ambitions, de quitter ces chemins qui étaient sans doute un peu réducteurs.
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Est-ce que des projets spontanés, qui proviennent d’architectes créant la commande et la demande à cause de la crise, peuvent être reconnus par l’Ordre des Architectes ? L’Ordre n’a pas grand-chose à y voir et peut être malheureusement en terme de regard sur l’architecture. Je trouve que l’Ordre justement, et on peut peut-être le regretter, est très peu présent dans l’univers architectural. Il est d’ailleurs, à mon avis, trop peu présent dans le monde des architectes. Je n’entends jamais l’avis porté par l’Ordre sur l’architecture sauf quand il y a l’obligation de signature des plans. L’Ordre est donc là uniquement pour la protection des clients ? Si l’ordre des architectes pouvait être plus présent dans la façon de promouvoir l’architecture de qualité, ce serait sans doute la manière la plus efficace de défendre le rôle de l’architecte auprès du grand public. Lors de ma première intervention en exercice de la profession, je demande « quel est le rôle de l’architecte aujourd’hui ». Je pense que la véritable question que nous devons nous poser, nous les architectes, est celle de savoir quelle est encore notre réelle valeur ajoutée, vis a vis des autres professions, qu’elles soient nouvelles ou anciennes. Il y a de nouveaux métiers, de nouveaux
profils comme par exemple la maîtrise d’ouvrage délégué qui ont une incidence claire sur la production architecturale. Mais je ne pense pas qu’ils aient un vrai poids sur la qualité architecturale. C’est encore clairement l’Etat sous toutes ses formes, qu’elle soit régionale ou communale qui a un droit de lecture sur les projets. L’Ordre, je le trouve très éloigné de tout ça. La seule chose que l’Ordre fait, c’est de vérifier, lors de l’introduction d’un permis d’urbanisme, si l’architecte est bien inscrit sur sa liste. C’est la seule chose qu’il contrôle actuellement. Quel est le cadre légal des projets qui proviennent de collectifs d’architecture participative ? Il est le même que pour les autres projets. Il n’y a pas d’attendu en terme communal ou autre. Les attendus seront les mêmes. Est ce que la responsabilité de l’architecte sera la même quand ce sera produit par des habitant ? Tu en reviens à la première question : est ce que l’architecte a encore un rôle important ou à un certain moment, l’architecte peut-il déléguer ? Est-ce qu’un collectif peut avoir cette clairvoyance qui couvrirait toute la responsabilité ? Est-ce qu’un collectif peut prendre le relai, mettre sur la table des constats ? En fait, la question pour moi, ne réside pas dans les
analyses et les constats et l’écriture d’un programme etc. La vraie question c’est de savoir si la réponse spatiale peut être amenée de façon aussi adéquate par un collectif. Est ce qu’on peut se passer alors d’un architecte ? Est ce que l’Ordre peut aujourd’hui dire « oui, un collectif peut s’emparer d’un projet spatial » ? La loi 36 dit : « pour construire, il faut un architecte qui assure non seulement le permis d’urbanisme mais aussi le suivi de chantier. » Ce sont des lois et non l’Ordre des architectes, qui déterminent l’obligation d’avoir un architecte pour son permis d’urbanisme et mais aussi pour le suivi de chantier, ce n’est pas rien. Cela veut dire que l’on reporte sur l’architecte la responsabilité de respecter le permis d’urbanisme au moment de sa réalisation. Et d’en assurer le contrôle et la qualité d’exécution. C’est cela qui est important au regard de la loi : la conformité et la qualité de la mise en œuvre pour la sécurité du public. Des collectifs d’architecture participative essaient de contourner ces lois et créent des projets qui sont généralement des projets éphémères ou légers type poulaillers, bancs publics, aire de jeux. Peut-on dans ce cas toujours parler d’architecte ou s’agit-il d’un nouveau rôle ? La vraie question c’est l’incidence
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sur le paysage. Il faut aussi réfléchir aux éventuels risques dans l’autoconstruction même si elle se fait aujourd’hui de façon très qualitative. C’est toujours l’idée qu’il y a des gens compétents et d’autres qui le sont moins. C’est aussi pour ça que la loi belge dit que l’on ne peut pas être à la fois architecte et entrepreneur. Est ce que c’est vraiment important ? Il y a des entreprises qui sont tout à fait capables de construire et certainement de façon plus qualitatives que certains architectes aujourd’hui. Nous en revenons à la question centrale : quel est le rôle de l’architecte aujourd’hui. Est ce que c’est simplement d’assurer la bonne exécution ? Je ne pense pas que cela se résume à cela. L’architecte doit assurer la bonne exécution tout en veillant à la qualité dans la réponse apportée par le programme. Il doit aussi répondre à la question sur la plus value paysagère de l’intervention dans son contexte plus large. C’est pour moi véritablement l’enjeu. Je remarque que les étudiants des ateliers Ba1, ont énormément de difficulté à intégrer cette double incidence. Il ne faut pas uniquement réfléchir à la qualité du logement et à comment ce logement va pouvoir bénéficier de son contexte. Il faut aussi se demander ce que le logement, dans ce contexte, va apporter comme plus value. Ce regard là, souvent les étudiants ne l’ont pas. Le logement devient le centre du monde. Dans le
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meilleur des cas, ils s’intéressent à comment ils vont pouvoir profiter au maximum des orientations de la vue etc. mais pas du tout de l’incidence que leur intervention aura sur l’environnement et le paysage. Qu’il soit urbain ou pas d’ailleurs. Cela, c’est un rôle de l’architecte : s’assurer qu’après son intervention le lieu soit à priori plus qualitatif qu’avant. Avez-vous déjà pris part à un travail participatif ? Dans ma pratique professionnelle et personnelle, je n’ai pas eu l’occasion de m’atteler de façon intense à ce genre de réflexion. Je trouve par contre qu’à travers d’autres exemples, d’autres parcours d’architectes, il y a des choses très intéressantes qui se font. Je trouve néanmoins que cela devient un processus un peu à la mode et assez confortable de s’appuyer sur des collectifs, sur des communautés de quartier et sur la production architecturale. Il est évidemment très important de s’assurer l’écoute des habitants, des usagers de ce qui va être reconstruit ou rénové. Mais le rôle de l’architecte ne se réduit pas à faire l’analyse de toutes ces choses là et de toutes ces attentes. Il suffit de le vivre une fois, et j’en ai déjà eu l’expérience : les attentes sont souvent très contradictoires. C’est bien dans l’analyse des propos des uns et des autres et non dans leur addition que l’architecte a un rôle :
être a l’écoute soupeser l’importance des remarques et la justesses d’éventuelles craintes, et avoir le courage de faire des choix. C’est là le rôle de l’architecte : avoir la responsabilité de choisir, de trancher et de proposer la solution la plus qualitative. C’est comme le pouvoir politique, qui doit porter des projets demandés par une partie de la population et incompréhensible pour une autre grande partie. Nombreux sont les projets très contestés, qui, quelques années plus tard, sont acceptés par tous et dont les gens ne pourraient plus se passer. Beaubourg, par exemple c’était l’esclandre, à l’origine avec des manifestations hostiles. Aujourd’hui, on dirait aux parisiens qu’on va raser Beaubourg, ce serait tout aussi insupportable pour eux. N’est-ce pas très français de faire un gros projet provenant d’un politicien haut placé, tel Hausmann ? C’est vrai, mais je parlais plutôt du regard que les usagers et les riverains peuvent porter sur un projet. Je ne parle pas forcement de la taille d’un projet mais du fait que les riverains ne pourraient plus se passer de ce qui est maintenant devenu un symbole dans la ville comme il y en a beaucoup d’autres. Ce n’est pas l’échelle du projet mais la crainte du changement qui anime les opposants. Le rôle de l’architecte, à cet instant du projet est de s’assurer de la qualité
des espaces qu’il propose vis-à-vis des usages qu’il va rencontrer mais aussi de la plus value paysagère. C’est SA responsabilité. Se reporter sur un comité, dans la définition spatiale du projet ou dans l’incidence que ça peut avoir, cela me pose question. Si je continue à avoir de l’intérêt pour ce métier et pour la formation de futurs architectes, c’est parce que je crois encore à la plus value de l’architecte dans une société complexe, soumise à de nombreuses contraintes. J’espère que l’architecte, avec toutes ces contraintes peut sortir à priori ce qu’il y a des mieux dans l’analyse et dans la réponse architecturale. Vous parliez de Beaubourg, le regard des usagers a dû changer par obligation, par soumission de ce projet. Sommes-nous obligés de passer par cette soumission pour qu’un projet fonctionne ? Non, je ne dis pas que c’est obligatoire, mais d’une certaine façon, il est dans la nature humaine, d’être choquée par toutes les formes d’art — est- ce-que l’architecture c’est de l’art, c’est encore une grande question—. Puis progressivement, l’art entre dans le patrimoine et les gens ne font plus la même analyse. Ils seraient révoltés, par exemple, à l’idée, qu’on brûle tous les Picasso. Car, aujourd’hui, le grand public l’a assimilé comme ayant de la valeur. A un moment, il y a des ambitions de faire évoluer une société en
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train de se chercher et les nouvelles formes d’art vont dans ce sens. Elles mettent le doigt sur des problèmes, soulignent des malaises et, dans le meilleur des cas, ouvrent de nouveaux horizons. Finalement, l’architecte doit aussi être « devant », même si c’est sur la base d’analyse de problèmes. Mais c’est vers ça qu’on doit tendre. Quitte à devoir habiter, c’est de proposer des schémas, des nouvelles façons d’habiter, des façons de faire évoluer le paysage, qu’il soit urbain ou autre, vers plus de qualitatif. Tous ces changements sont toujours à priori difficilement approuvés par le grand public. Ils provoquent souvent des craintes tout à fait compréhensibles. Tout en entendant ces craintes, il ne faut pas renoncer à un projet qui pourrait être qualitatif à partir du moment où l’architecte prend ses responsabilités. A moyen ou long terme, le projet doit avoir une plus value pour le plus grand nombre. On ne peut donc pas toujours rester sur de l’horizontalité et le collaboratif dans les décisions? A un moment, il faut mettre les mains et les pieds dans le cambouis pour comprendre les choses, les entendre, les tester, les partager. Puis, l’architecte doit extraire de tout cela toutes les pièces du puzzle et proposer un projet qui, selon lui, pourra être audacieux s’il veut et sera une plus value
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de la récolte qu’il aura fait. Il ne s’agit pas d’être supérieur mais d’apporter sa valeur ajoutée au collectif. Ma formation, ma sensibilité, mon expérience ne sont pas nécessairement les mêmes que celles du grand public, ce qui m’aide à prendre mes responsabilités d’architecte. C’est pour cela que je m’interroge visà-vis d’une attitude où on demande à l’architecte d’être meilleur sociologue qu’un sociologue, d’être meilleur psychologue que les psychologues, ou ingénieur que l’ingénieur. Et ne faire que soulever les questions, ne faire que s’interroger sur la programmation. Il faut que l’architecte prenne la responsabilité de la réponse spatiale du projet. Et ça, ce ne sont ni les sociologue ni les ingénieurs qui y répondent. J’ai toujours du mal lorsqu’on demande à l’architecte en formation de ne s’interroger que sur la programmation et de faire passer la réponse c’est - dire le projet, au deuxième plan. Car je crois que la réponse demande beaucoup de courage et que c’est une vraie responsabilité. La réponse peut être multiple, ça, c’est ce qui faut l’intérêt de notre métier. Formaliser une réponse, c’est déjà extrêmement ambitieux. Et l’assumer aussi évidemment.
Vivre ensemble, fonder le en-commun « Il y a peut-être une intuition qui nous amène à penser que ce n’est pas le schéma idéal du vivre ensemble et la société c’est le vivre ensemble. » dit Christine Godfroid
Qu’est-ce que le vivre ensemble ? Une première approche, portée par l’état français1 dessine le vivre ensemble comme une façon de porter des valeurs telles que la culture citoyenne et le respect des règles de la société et de l’Autre. La culture citoyenne s’appuie sur trois fondamentaux : le civisme, la civilité et la solidarité. Le civisme, c’est l’état d’esprit qui nous permet de reconnaitre les lois et de les respecter. La civilité, quant à elle, décrit une considération entre citoyens. Généralement qualifiée de politesse, la civilité ne s’arrête pas aux humains, elle s’étend aussi aux espaces publics et privés. Pour finir, dans une volonté d’atteindre une équité entre les citoyens, la culture citoyenne s’oppose à un individualisme trop fort et se tourne vers plus d’ouverture aux autres.
Nous pouvons donc déduire de cette approche que le dialogue mis en place pour parvenir au vivre ensemble est un chemin à construire et à entretenir en permanence. Maintenir le cap sur la générosité pour plus d’entraide sociale, savoir faire des compromis entre différents partis ainsi qu’allier une prise de conscience de notre ville et de notre environnement permet de bâtir un en-commun durable. Bel et bien rattachée à la ville, cette notion est résumée dans une expression : être urbain. La déontologie de l’architecture propose des points qui s’orientent vers l’objectif du vivre ensemble que nous venons de décrire précédemment. « L’exercice de la profession d’architecte, en exprimant les aspirations de son époque et en les transposant, autant qu’il se peut, dans ce qui formera le cadre de vie et de l’activité de l’homme, tend à y sauvegarder des valeurs 1 Quelles sont les valeurs attachées à la citoyenneté, vie-publique.fr, octobre 2013
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essentielles. Quel que soit dès lors son statut, l’architecte réglant son comportement de façon à assurer au mieux sa mission, doit témoigner d’un respect constant de tous les facteurs qui ont une incidence sur le milieu. Il se doit de créer des œuvres qui enrichissent le patrimoine naturel et culturel, qu’il convient de sauvegarder. L’architecte doit exercer sa profession avec compétence et diligence en respectant l’éthique professionnelle. » Article 1er du règlement de déontologie établi par le Conseil national de l’Ordre des architectes le 8 mai 1985. Pour résumer ce premier article, la déontologie de l’architecture préconise d’être au service de ses convictions et de l’humain avec le respect de son environnement. Etymologiquement, la déontologie est la science des devoirs1, c’est l’ensemble des règles et des devoirs qui régissent une profession, la conduite de ceux qui l’exercent, les rapports entre ceux-ci et leurs clients et le public.2 Les valeurs éthiques et morales qui peuvent paraître du bon sens pour certains, ne sont pas toujours suivies pour plutôt s’axer vers une architecture simplement au service de convictions personnelles. L’humain et l’environnement sont les premiers atteints dans la fabrique de l’architecture quand des enjeux politiques, personnels ou encore économiques sont présents. L’architecte, en temps que citoyen et porteur d’une déontologie, une idéologie du vivre ensemble, se doit de respecter la culture citoyenne dans l’exercice de sa profession. Pour y parvenir, l’architecture participative est une belle réponse. En effet, s’enquérir auprès des habitants de l’histoire du lieu, des cultures partagées etc... peut permettre d’accéder aux valeurs essentielles du projet dans son environnement global. Concernant l’incidence sur le lieu et l’écoute des habitants, Christine Godfroid a son mot à dire :
1 Encyclopedia Universalis 7, editeur à Paris, 1993, p.183 2 Dictionnaire de langue française Larousse
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« J’espère que c’est un rôle de l’architecte. S’assurer qu’après son intervention le lieu soit à priori plus qualitatif qu’avant. »
La responsabilité dans le choix Par la suite, Christine Godfroid ajoute : « C’est là le rôle de l’architecte, avoir la responsabilité de choisir, de trancher et de proposer une solution la plus qualitative. » « C’est bien dans l’analyse des propos des uns et des autres et non dans leur addition que l’architecte a un rôle : être a l’écoute, soupeser l’importance des remarques et la justesses d’éventuelles craintes, et avoir le courage de faire des choix. C’est là le rôle de l’architecte : avoir la responsabilité de choisir, de trancher et de proposer la solution la plus qualitative ».
Plus tôt, nous avons vu une technique d’architecture participative en la
figure du collectif d’architecture Saprophyte pour le projet des Beaux Monts d’Hénin. Commençant par s’installer dans le quartier d’étude, le collectif organise des ateliers et des jeux collaboratifs pour créer un dialogue et entretenir la cohésion sociale et l’intérêt autour du futur projet. Ensuite, grâce à une boite à outils personnalisés sur le lieu du projet, le collectif récolte des données, envies et avis de tous sur le devenir du quartier. C’est à ce stade que l’architecte doit avoir le courage de faire des choix pour que le vivre ensemble corresponde au plus grand nombre et non à celui de quelques personnes ayant parlé plus fort que d’autres. La création du programme pour le futur projet se fait en corrélant les fruits de l’étude de terrain et les savoirs de l’architecte, en respect avec la déontologie qu’il sert. Pouvant ainsi créer une programmation, certains pourraient s’arrêter à cette étape. Effectivement, à ce moment là du projet, nous avons réussi à faire une étude et nous avons déterminé un programme. D’autres architectes pourront alors se placer sur les décisions du programme. Pourtant non. C’est ici encore qu’il faudrait avoir le courage de faire de l’architecture. Non pas
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que la démarche précitée n’en soit pas déjà. D’après Christine Godfroid, c’est à ce moment qu’il faut savoir représenter ce que le programme demande. « A un moment, il faut mettre les mains et les pieds dans le cambouis pour comprendre les choses, les entendre, les tester, les partager. Puis, l’architecte doit extraire de tout cela toutes les pièces du puzzle et proposer un projet qui, selon lui, pourra être audacieux s’il veut et sera une plus value de la récolte qu’il aura fait. » Elle reconnaît pourtant : « ...que la réponse demande beaucoup de courage et que c’est une vraie responsabilité. » Nous venons de confirmer que la création de la programmation et l’étude du site sont des gestes architecturaux. En effet, le rôle de l’architecte est pluriel. Il est « technicien » de l’architecture dans le sens le plus direct qu’on puisse lui connaître. Nous lui reconnaissons historiquement cette connaissance des sciences techniques et c’est par son diplôme que nous pouvons lui attribuer son expertise. Mais il a aussi un autre rôle majeur. Celui d’être acteur de la construction des politiques de la ville. L’architecte informe et est décisionnaire de ces schémas directeurs territoriaux. L’architecte est ainsi un «expert mêlant ingénierie technique et sociale dans l’élaboration et la conduite des projets.» 1
1 Thérèse Evette, « Décision et conception : l’expertise comme ressource et langage », in T. Evette et J.-J. Terrin, Projets urbains. Expertises, concertation et conception, Cahiers Ramau 4, éd. de la Villette, Paris, 2006, pp. 9-20
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Noémie Emmanuelle ou la formation d’un projet
Noémie Emmanuel a été étudiante en philosophie à l’ULB et a tenté de faire des études d’architecture dans le même temps. Pour finir, elle fait des études d’urbanisme à St Luc en cours du soir. Mon intérêt pour Noémie était lié à la question de la clairvoyance de l’architecte qui peut se comparer à celle des philosophes. Y-a-t-il un lien à faire avec la philosophie ? Comment se crée le projet ? Nous nous sommes rencontrées dans un café sur la place Flagey un jeudi soir de mai.
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Quelles similitudes avez-vous trouvées entre vos études de philosophie, d’architecture et maintenant en urbanisme ? Le philosophe et l’architecte parlent et dessinent comme s’ils n’étaient pas engagés dans le monde. En philo, on nous apprend tard à questionner notre position. En architecture aussi. Il y a ce détachement au monde, un rapport un peu scientifique. La similitude se retrouve dans l’état d’esprit. L’architecte et le philosophe construisent et mettent en place des choses pour faciliter la vie des petites gens. Dans son esprit, le philosophe est celui qui se sacrifie pour penser à ce à quoi les autres n’ont pas le temps de penser. L’architecte comme le philosophe, ne font pas de geste gratuit comme le fait l’artiste. Ils doivent être utiles au commun des mortels, à l’homme de la rue comme disent les philosophes. C’est un peu méprisant d’ailleurs. Je retrouve aussi ce côté méprisant dans l’éducation à l’architecture. Par exemple, la philosophe qui dit l’homme de la rue, c’est Isabelle Stengers. Elle prend sa retraite cette année, et elle est reconnue pour être la dernière grande philosophe de l’ULB. Elle a travaillé avec Gilles Deleuze. C’est une militante de gauche. Elle a sorti un article dernièrement qui dit «la gauche a besoin de manière vitale que les gens pensent ». Mais enfin, qui lui dit que les gens ne pensent pas ? Qui est-elle pour dire de quoi a besoin
la gauche ? Mais vous, comment définiriezvous le rôle du philosophe dans la société ? La question de l’utilité du philosophe... Je voulais faire de la philosophie parce que j’avais plein de questions. Et que je me disais que si je n’en faisais pas des études, je n’y répondrais jamais. Finalement, j’ai fait des études, et je n’ai pas de réponse. Je ne comprenais pas bien comment on pouvait construire quelque chose qui semble être normal alors que c’est nouveau. C’est comme lorsque les enfants jouent en cachant les choses et les sortent de derrière leur dos en faisant comme s’ils le découvraient. Il y a quelque chose comme ça dans la philo. Tu construis un système pour répondre à tes questions. Quand tu lis Kant, Critique de la raison pure, il est fou ! Il construit tout un système pour savoir le rapport entre l’imagination et l’entendement. Comment une telle idée vient-elle à l’esprit ? A partir de rien, il monte un système hyper compliqué et hyper cohérent alors que c’est de lui seul que ça vient. C’est très beau car on ne sait pas pourquoi, mais on a besoin de lire Kant. Et Kant avait besoin d’écrire cela et de le sortir. Finalement, je ne sais pas à quoi le philosophe sert, mais il y a des gens qui ont besoin de la philosophie, qui ont besoin de lire de la philosophie. Des gens qui ont besoin de réponse.
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Le philosophe est-il précurseur de son époque ou ne fait-il référence qu’à des éléments passés ? Je pense que lorsqu’un philosophe dit quelque chose de nouveau, c’est juste qu’il a eu l’intelligence de voir ce qui se passait autour de lui dans le monde. Par exemple, Kant et son rapport à la subjectivité, maintenant, dans l’histoire de la philosophie, on le relit beaucoup avec la révolution Copernicienne. Ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais l’inverse. Et du coup, ça a changé le rapport de l’homme au monde. Kant réagit à ça. Sa philosophie du sujet né des sciences de l’époque. L’humanisme et les sciences des Lumières ont donné ces données là. Le philosophe arrive à donner des mots et à mettre en système tous les mouvements de pensées qui parcourent les sociétés dans lesquelles il vit. Et il y a beaucoup de philosophes réactionnaires qui eux, parlent du passé. Du côté de l’architecture, il y a eu plusieurs collectifs d’architectes qui se sont créés, par opposition ou en adéquation avec des phénomènes de société, tels que la crise économique ou écologique. Et ces collectifs ont été précurseurs de leur époque. A l’époque, ils étaient en dehors des sentiers battus. Maintenant, ils sont nos modèles, on parle d’eux, on écrit des articles sur eux.
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Je me demande donc si l’architecte peut ou doit être précurseur de la société ? Je pense que l’architecte, comme le philosophe, est précurseur quand son architecture, ou sa philosophie, devient un instrument pour faire bouger les choses dans la société. Par exemple, Michel Foucault était très militant pour les prisons, les droits homosexuels... Sa pensée lui a permit de pointer là où ça n’allait pas. Comme pour les architectes qui se disent, là il manque quelque chose. Ils sont rentrés dans le tas et ça a influencé leurs travaux futurs. Maintenant, Foucault est enseigné alors qu’à l’époque, il rentrait dans le lard. Tout ça pour dire que l’innovation des architectes et des philosophes se passe dans un aller retour entre le monde des idées et la réalité et l’action. D’où vient cette faculté de pouvoir faire des allers retours de l’un à l’autre ? Je pense que c’est une question personnelle, d’études, de rencontres. En philo, il y a plein de gens, les plus grandes têtes qui font maintenant des thèses, mais qui n’ont pas forcément d’intérêt pour les questions sociales comme se les posait Michel Foucault. De même, les meilleurs architectes se posent-ils la question de la participation ? Je pense vraiment que c’est très personnel.
Pensez-vous que l’architecture puisse mettre en place des théories philosophiques ? C’est ce que j’ai essayé de faire ! Ce serait bien qu’il y a ait un réel échange entre toutes ces disciplines. Est-ce que c’est possible ? Je le pense.
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Répondre à une question « Tu construis un système pour répondre à tes questions. » « L’innovation des architectes et des philosophes se passe dans un aller-retour entre le monde des idées, la réalité et l’action. » Le système dont parle Noémie Emmanuel est l’équivalent en architecture de ce que nous appelons le projet. Le spécialiste en la matière est Jean-Pierre Boutinet, avec son ouvrage Anthropologie du projet1. D’après lui, le projet est déterminé par quatre dimensions qui fonctionnent en adéquation. Le projet ne pourrait pas vivre sans l’une ou l’autre dimension mais prend vie avec chacune d’entres elles. Jean-Pierre Boutinet définit les quatre dimensions par les termes suivants : la dimension d’inspiration vitale, la dimension à connotation culturelle, la dimension existentielle et la dimension pragmatique. La dimension vitale développe l’idée que le projet est formé par des expériences personnelles vécues par l’individu. L’être humain n’aimant pas se complaire dans un système de répétitions, il va créer de l’inédit en opposition. Cet inédit n’est pas si inédit que cela car il serait formé de toutes les expériences vécues par l’individu qu’il transformera en projet. Le projet répondrait à un besoin vital de ne pas revivre les moments passés pour ne pas rester à la même place et mourir. C’est une manière de conjurer la peur de la mort. Finalement, le projet est la conceptualisation de notre avenir en ce qu’il permet de répondre à « l’affirmation de l’identité personnelle, au développement de l’autonomie, d’actualisation progressive de soi au travers d’une histoire personnelle »2. La dimension culturelle donne le ton de ce qu’est le projet en temps de prospérité ou de crise. Pour le cas du contexte de crise, à cause du caractère négatif de la situation, les projets passent du global au local car les investisseurs se font plus frileux. En réaction à cette situation, quelques 1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, PUF, 2008, pp.349-367 2 ibid
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projets éclosent pour imaginer des futurs plus beaux. Cela redonne espoirs aux usagers comme aux architectes, pourtant il n’est pas impossible que les projets soient des impasses et qu’ils deviennent de grandes déceptions pour les acteurs desdits projets. Généralement, le projet reflète le contexte sociotechnique dans lequel il est créé. La dimension existentielle est un retour sur soi. Le projet devient le moyen de comprendre ses expériences passées et de comprendre pourquoi nous sommes « jetés là ». La pensée existentielle du projet essaie de donner une raison au hasard qui nous a mené là. La façon dont va être mené le projet sera déterminée par l’histoire personnelle de l’individu, de sa manière de penser au moment du projet et des modèles culturels à la mode que le sujet suivra par mimétisme. Finalement, le projet tente de définir ces impératifs personnels dans l’espoir de se comprendre à un certain moment. La dimension pragmatique est la méthode dans laquelle l’anticipation et l’action vont constituer le projet. En gardant à l’idée que le projet peut être un échec comme un succès, le projet devient un guide opératoire permettant d’aider l’action. En liant les quatre dimensions, nous pouvons percevoir comment un architecte peut nourrir un projet ou devenir précurseur de son époque. Par la volonté de combler une absence liée à une histoire personnelle et un environnement adéquats, l’architecte établie un processus qui alimentera un projet. Noémie Emmanuelle raconte que les systèmes qui sortent de la tête des philosophes proviennent de nulle part, pourtant c’est avec toutes ces dimensions qu’ils sont constitués.
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Conclusion « Qui est-elle pour dire de quoi a besoin la gauche ? » s’exclame Noémie Emmanuel à propos d’Isabelle Stengers. Qui sommes-nous, architectes, pour dire de quoi ont besoin les habitants ? A quoi sert-on ? Ces questions, je me les posais avant l’écriture de mon mémoire. Finalement, à force de questionnements, de rencontres et de lectures sur cette question, j’ai pu construire un début de réponse. Ayant pris conscience que le métier de l’architecte n’a pas qu’un facette— celle du bâtisseur— j’ai pu découvrir que plusieurs collectifs et architectes ont commencé à être reconnus dans leur façon peu commune de faire de l’architecture. Entre participation et réemploi des matériaux en passant par l’éducation à la matière, chacun, à sa manière, revisite l’architecture et tente de la mener vers une pratique plus proche du local et de l’éthique sociale et écologique. Profitant d’un nouveau souffle dans la façon de travailler, ces architectes peuvent établir un nouveau rapport au temps. Plus long pour apprécier les échanges avec les habitants- citoyens, je trouve que l’initiative de créer des rencontres informelles pour mieux comprendre l’âme du lieu du projet est très généreuse et porteuse de sens. Dans ces projets, l’architecte ne sert pas à rien. A l’instar de Gilles Clément pour le Tiers Paysage, lorsqu’il créé un dialogue entre la nature et le paysagiste, finalement, nous avons un dialogue entre l’environnement et l’architecte ; entre les habitants et leurs élus... Cette sensibilité, non nouvelle mais de plus en plus acceptée par le plus grand nombre, favorise les mutations du métier de l’architecte. C’est rester sensible et délicat dans l’écoute de l’usager et l’environnement pour ne pas les faire plier.
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En prenant garde de ne pas être trop proche des habitants-citoyens, de peur de ne plus pouvoir prendre du recul sur le projet, il reste important de savoir activer la capacité d’agir des habitants-citoyens et de permettre à ceux-ci de s‘intéresser à leur environnement. Je veux dire par là que même si le projet n’éclot pas, la dynamique créée aura peut-être été un déclencheur d’intérêt pour quelques usagers à propos de l’urbanisme et de l’architecture. Quant à l’architecte, son rôle dans le projet reste celui du responsable. Responsable car c’est lui qui s’engage par sa signature à ce que le projet ait une plus value paysagère, une plus value sociale, une plus value pédagogique. Il doit savoir ce qui conviendra le mieux aux habitants présents et futurs et pour leur environnement. L’important est de pouvoir créer un vivre ensemble durable. Oui, je pense que l’architecte et l’architecture existent toujours. Dans mon futur métier d’architecte, j’espère que concilier la valorisation des usagers et de l’environnement en prenant le temps dans le projet sera une normalité. Dans l’optique de créer des projets plus riches et porteurs de sens, il faut donner un nouveau souffle à l’architecture et l’architecte.
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