Mixer le musée

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Je remercie chaleureusement mon directeur de mémoire, Eric Leguay, pour ses conseils énergiques et avisés, ainsi que Patrick Olivier, directeur de la formation, pour ses encouragements tout au long de l’année. Je tiens aussi à remercier tous les professionnels et museogeeks qui ont bien voulu répondre à mes questions et qui ont contribué à l’orientation du sujet de ce mémoire : Omer Pesquer (consultant indépendant), Yves-Armel Martin (Centre Erasme), Maïté Labat (Château de Versailles), Philippe Rivière (Paris-Musées), Gaëlle Lesaffre (chargée d’étude indépendante auprès de musées), Edwige Lelièvre (maître de conférences à l'Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines), Laure Pressac (CMN), Antoine Courtin (ingénieur au Labex, « Les passés dans le présent »), Sébastien Cotte et François Forge (société Réciproque), Aube Lebel (ClicMuse)

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TABLE DES MATIERES INTRODUCTION ................................................................................ 4 1 – EFFERVESCENCE NUMERIQUE : UNE NOUVELLE RENAISSANCE ? ........................................................................................................ 11

1 – UN MOMENT FAVORABLE : LE KAIROS CULTUREL NUMERIQUE ................. 13 A - LE MOT D’ORDRE DU POLITIQUE : INNOVEZ ! .............................................. 13 B – LE NUMERIQUE AU MUSEE : TRANSMUTATIONS............................................ 33 C - RENCONTRES PROFESSIONNELLES TOUS AZIMUT ........................................ 37 2 – MIXER LE MUSEE : « ORGANISER UNE INVASION MASSIVE DU MUSEE ».... 43 A - MUSEOMIX........................................................................................................ 43 B – LES COMMUNAUTÉS MUSEOGEEK ................................................................ 47 C – CRISE DE CROISSANCE ? ............................................................................... 53 3 – L’AVANT-GARDE NUMERIQUE FACE A SES PARADOXES ........................... 55 A – LA LIMITE DE L’EXPERIMENTATION : UNE MULTIPLICITE DE PROTOTYPES SANS DESTIN ? ........................................................................................................ 55 B - UNE MINORITE « TENDANCE » ......................................................................... 58 C – DEMOCRATISATION CULTURELLE ET NUMERIQUE CULTUREL..................... 59

2 – UNE NOUVELLE CULTURE : LES CULTURES NUMERIQUES IMPORTENT LEURS VALEURS AU MUSEE ......................................... 64

1 – MUSEOGEEKS RISING – LES ORIGINES ........................................................... 65 A - UNE BIBLE MUSEOGEEK : LA CULTURE DE LA CONVERGENCE, HENRY JENKINS ................................................................................................................... 65 B – COMPRENDRE LA CULTURE GEEK ................................................................. 71 C- UN HUMANISIME NUMERIQUE ? ..................................................................... 75 2 - LES « MANIFESTES » MUSEOGEEK .................................................................... 78 A- LE MUSEE-LEGO – SAMUEL BAUSSON ............................................................ 79 C - DES ACTIONS-MANIFESTES : INTRODUIRE DES EXPERIENCES AUTRES AU MUSEE ..................................................................................................................... 86 3 – L’AVENEMENT DES MUSEOGEEKS ? .............................................................. 91 A - EMERGENCE D’UN LANGAGE SPECIALISE, D’UN JARGON....................... 91 B – CULTURE (MUSEO)GEEK VERSUS CULTURE CULTURELLE (LEGITIME) ? ....... 94 C – LE MUSEE : UNE HETEROTOPIE POUR MUSEOGEEKS ?................................ 96

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3 – ELEMENTS POUR PENSER UNE STRATEGIE NUMERIQUE RAISONNEE AU MUSEE ....................................................................................... 99

1 - L’INNOVATION N’EST PAS QUE NUMERIQUE .............................................. 100 A – L’INNOVATION STRUCTURELLE : DECONSTRUIRE LA HIERARCHIE VERTICALE STRUCTURANT LES INSTITUTIONS ..................................................... 100 B – LA REVOLUTION COPERNICIENNE VISITEUR / MUSEE ................................ 105 C - PENSER LES DISPOSITIFS DE MEDIATION NUMERIQUES AVEC LE PUBLIC ET LES AUTRES ACTEURS DU MUSEE ........................................................................ 115 2 – METTRE EN PLACE UN ECOSYSTEME NUMERIQUE ..................................... 122 A - POSER DES PRINCIPES DE DEVELOPPEMENT DURABLE ............................. 123 B - ARTICULER REEL ET NUMERIQUE ................................................................... 128 C – QUELLE INNOVATION ECONOMIQUE POUR FINANCER LE NUMERIQUE CULTUREL ? ........................................................................................................... 134 3 – PENSER LE MUSEE COMME MONDE............................................................ 137 A - LA NOTION D’UNIVERS ................................................................................. 139 B – CRISE DE LA CULTURE, CRISE DU DISCOURS .............................................. 144 C – LE MUSEE : DU TEMPLE DE L’ART AU TEMPLE DE L’IMAGINAIRE .............. 143

CONCLUSION .............................................................................. 164 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................ 174 ANNEXES ...................................................................................... 178

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INTRODUCTION « Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices. » Paul Valéry Cette phrase de Paul Valéry date de 1934 1. La critique qu’il fait du musée est celle d’un esthète doublé d’un intellectuel. Aujourd’hui encore, seul un personnalité appartenant au monde de l’art ou de la culture, pourrait se permettre d’interpeller de la sorte cette vénérable institution. Car, pour elle, le mot « sanctuarisation » semble avoir été taillé sur mesure. Et pourtant. L’âge du web 2.0 – ou web collaboratif - vient mettre en question le musée, en donnant de plus en plus la parole à ses visiteurs ; et met du coup en lumière les personnels qui y introduisent les valeurs de la culture numérique. Cette étude pose en quelque sorte une équation dont la résolution viserait à imaginer le musée de demain. Imaginons que cette équation comporte deux inconnues : le musée et l’innovation numérique. Car, nolens volens, le musée tel que nous le connaissons aujourd’hui est appelé à faire sa mue s’il veut avoir un sens pour le public du 21e siècle. Et la question de l’innovation numérique est peut-être la fenêtre par laquelle ce 21e siècle pénètre le mieux aujourd’hui l’institution. Il semble donc qu’interroger la multiplicité des dispositifs de médiation numérique mis en place dans les musées, offre un angle particulièrement intéressant pour observer les mutations qui s’y préparent – qu’elles soient d’ordre structurel ou culturel. Le musée dont il sera question ici, est avant tout le musée des Beaux-Arts. En effet, les musées de science, les musées d’histoire ou les sites patrimoniaux trouvent un allié naturel dans le numérique. Celui-ci leur propose des expériences dématérialisées, des reconstitutions 3D qui enrichissent l’interprétation des objets. Dans les musées des Beaux-Arts, au contraire, les œuvres se suffisent à elles-mêmes. La médiation est toujours seconde. C’est donc dans ses murs aussi qu’on mesure le mieux les tensions entre l’ancien et le nouveau.

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Paul Valéry, Pièces sur l'art, Le problème des musées, 1934

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LA CRISE DES MUSEES

Le musée, en France, a une histoire particulière 2 . Même s’il a subi des modifications profondes depuis plus de vingt ans, il conserve les valeurs qui l’ont fondé, et la trace des pouvoirs qui se sont succédé. Ces valeurs anciennes restent largement inscrites dans ses mœurs. Le Louvre est à cet égard le musée par excellence, qui marie dans ses murs le pouvoir politique et le pouvoir symbolique. C’est au palais que le visiteur vient recevoir une certaine idée du beau, mais aussi un message politique qui varie selon les régimes. Les collections royales sont devenues collections nationales. Au 19e siècle, et pendant la majeure partie du 20e siècle, le musée est un outil destiné à forger l’identité des citoyens français, rassemblés autour d’un patrimoine commun. Et c’est pourquoi d’ailleurs les bâtiments, anciens ou modernes, choisis pour abriter les œuvres, sont des architectures intimidantes, de véritables « châteaux de la culture ». Le musée est aussi, plus que tout autre lieu, la forteresse de la « culture légitime », au sens de Bourdieu 3 , c’est-à-dire l’ensemble des références culturelles qui font consensus pour le plus grand nombre (en fait, l’élite bourgeoise, on l’aura compris). C’est ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui la culture classique. Or, cette culture légitime, telle que le sociologue en établit un corpus dans les années 60 et 70, est justement en crise depuis cette période. L’école, rempart de la culture légitime depuis plus de cent ans, est tombée. Il ne reste que quelques ruines de ses anciennes splendeurs symboliques. Et si l’on y étudie encore Molière et Stendhal, c’est sans l’appui de la société qui entoure, déborde, envahit l’enceinte sacrée qui séparait encore hier l’école du monde « barbare » des cultures populaires, de la publicité et de la religion-foot. Les parents demandent aux professeurs d’emmener leurs enfants à Disneyland pour réduire la fracture sociale - et beaucoup moins à la Comédie française et au musée. Il ne s’agit pas de déplorer mais de constater : la culture dominante a changé, et s’est popularisée. Les enfants des classes supérieures ne sont plus les courroies de transmission par lesquelles serait sauvegardée la culture légitime, mais ils ont au contraire adopté les mœurs et les coutumes des classes médianes et défavorisées, par le biais de l’égalisateur médiatique par excellence : la télévision. Reste l’internet, comme champ de fabrication d’une culture autre, moins homogénéisée, que certains s’approprient pour construire des références qui les distinguent. 2 3

Dominique Poulot, Une Histoire des musées de France, La Découverte, 2005 Bourdieu Pierre, La Distinction - Critique sociale du jugement, Editions de minuit, 1979

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D’autre part, depuis vingt ans, les musées se sont vus sommés de trouver des sources de financement autres que les subventions publiques. Beaucoup d’entre eux ont été encouragés à prendre le statut juridique d’Etablissement Public (EP) et ont pour consigne de générer un maximum de ressources propres. Les dotations de l’Etat et des collectivités se réduisent chaque année davantage, et le financement est cherché de plus en plus du côté du privé. Le temple de la tradition a vu s’introduire les marchands, avec l’implantation, improbable pendant longtemps, de services communication, marketing ou mécénat. Dans ce contexte économique difficile, la question des publics est devenue centrale – car ce sont eux qui légitiment maintenant leur existence. Comment faire venir ce public ? En faisant construire de nouveaux musées aux architectures hyper-contemporaines, comme ceux de Bilbao, de Metz ou de Marseille ? En adaptant les parcours ? Ou en proposant des médiations numériques dont la technologie séduise presque davantage que le contenu ? La plupart des musées a donc fait des ajustements pour placer les visiteurs au centre de leurs établissements : l’une de ses missions principales est aussi devenue de favoriser le développement culturel de l’individu – et non plus de former des citoyens partageant les mêmes valeurs culturelles. Le statut du patrimoine s’est donc considérablement infléchi. Depuis une génération, le public a changé aussi. Chacun est désormais invité à construire sa propre culture de référence. Et si dans les établissements les plus anciens, une certaine idée de la haute culture est toujours défendue par les conservateurs mais aussi une partie des équipes, cette vision traditionnelle est bousculée par les changements de valeurs de la société actuelle. Le musée est aussi lentement investi par des personnels qui ne s’identifient pas forcément totalement à ce modèle culturel classique.

L’INNOVATION NUMERIQUE : LE XXIE SIECLE FAIT EFFRACTION AU MUSEE

C’est dans ce contexte critique qu’on constate actuellement, dans certains musées, une inflation des médiations et expérimentations numériques. Normalement destinés au grand public, ces dispositifs innovants ne concernent en fait qu’une frange réduite de professionnels des musées, et d’abord les responsables des services numériques et des nouveaux médias 6


donc ceux-là même qui sont à l’initiative de ces projets – mais aussi une frange de public spécialisé, technophile, relativement jeune, alliant intérêt pour l’objet musée et les nouvelles technologies. Donc, un nombre de personnes relativement réduit. Néanmoins, le musée a pris ces dernières années une allure de laboratoire numérique des tendances. Les enjeux sont donc largement expérimentaux, et ne peuvent être considérés que de manière secondaire comme des médiations destinées à un large public. Mais c’est cette frange pro-active qui apporte le changement dans le musée, forteresse par excellence de la culture classique. En fait, le musée est un parfait observatoire des changements culturels. La « mode » numérique compte aussi pour beaucoup. Le musée craint de ne pas être dans le coup, et devance l’appel, pour ainsi dire, en mettant en vitrine ses services nouveaux médias. Cette attitude est de nature conjuratoire. Communiquer via Twitter ou Instagram met en valeur l’institution, mais ne la sauvera peut-être pas. Si le mot « nouveauté » a régné dans les imaginaires de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle 4, le terme « innovation » a pris le relai jusqu’à nos jours. « Nouveauté » et « innovation » ont d’ailleurs (et ce n’est pas un hasard) ce point commun de venir du monde économique et marchand. L’innovation redouble le concept du nouveau, en introduisant, par une légère contorsion du sens, un changement dans la nouveauté même. L’innovation technologique se doublant des idées de progrès, le mot prend des allures de plus en plus incantatoires. Le mot « numérique » est bien entendu un autre mot magique. Même si il nous accompagne quotidiennement, le numérique possède une part d’invisibilité qui en fait une sorte de dieu caché pour ceux qui ne sont pas initiés au code – c’est-à-dire le plus grand nombre. Il mêle le familier et l’inconnu. En lui réside le mystère de nos pratiques les plus banales. C’est aussi une technologie absorbant tous les autres médias, possédant un immense pouvoir de synthèse. C’est une interface technologique transparente. Un système qui semble parfois échapper au contrôle des hommes et peut-être pourvu de pouvoirs propres. Ce revers obscur de la toute-puissance du code numérique constitue la trame de la trilogie de 4

Walter Benjamin, Paris capitale du 19e siècle, Editions du Cerf, 1989

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Matrix – une des premières sagas à introduire ce thème dans l’imaginaire populaire. L’innovation numérique condense donc des fantasmes propres à la société actuelle, et sa fétichisation assurerait au musée des recettes inédites de succès social et commercial. Elle permettrait au musée de se renouveler miraculeusement pour trouver sa voie dans ce 21e siècle qui le menace. En tout cas, l’innovation numérique suscite au musée une ferveur sur laquelle il convient de s’interroger.

PROBLEMATIQUE Le musée a une histoire déjà longue avec le numérique. Après une phase d’imprégnation lente, dont le point de départ peut se situer avec le lancement du plan national de numérisation des collections en 1992, puis la mise en place progressive de services multimédia, l’institution traverse une période d’ « ivresse numérique ». Les dispositifs innovants sont devenus des objets de prestige, et les musées rivalisent pour se pourvoir des plus pointus. Pour ce, on intègre de nouveaux personnels spécialisés, capables de concevoir ces objets. Derniers arrivés, les community managers sont chargés de propager la parole du musée et d’attirer les publics 2.0 – ce public jeune qu’il est si difficile de capter. Bien entendu, ce phénomène touche certains établissements plus que d’autres. Cela dépend de leur taille, de leurs moyens, de la stratégie du directeur/président – et aussi de la bonne volonté des personnels. L’on voit émerger des institutions « vitrines », dont les innovations deviennent plus ou moins prescriptrices pour les autres. En bref, c’est un moment extrêmement créatif car les moyens sont débloqués pour réaliser les projets. Il ne s’agit pas dans cette étude de faire la liste exhaustive ou raisonnée des nouveaux dispositifs, mais d’explorer le nouvel esprit qui se manifeste à travers ces innovations, ces expérimentations. Pour ne pas limiter la prospective, on ne limitera pas non plus le champ d’exploration aux musées des beaux-arts – même si c’est là que se pose le mieux la question de la crise de la culture. Les outils numériques sont partout, dans les musées de civilisation, d’archéologie, de science, en France comme à l’étranger. Enfin, nous n’entendrons pas l’innovation numérique sous son seul aspect technologique, même si sa manifestation la plus évidente est l’introduction 8


de nouveaux outils à l’intérieur du musée. En fait, ce déploiement technologique a aussi des incidences sur l’organisation interne des institutions, sur les manières de travailler. C’est le cheval de Troie d’une nouvelle culture qui s’introduit dans la culture traditionnelle, hiérarchique, du musée. Car il s’agit avant tout d’une révolution de la culture - et pas simplement de l’accès à la culture, que ces outils sont censés faciliter. Cette phase d’expérimentations tous azimuts que nous traversons, permet d’observer l’émergence d’une communauté numérique à l’intérieur des musées : les museogeeks. Ces derniers sont essentiellement composés de personnels des institutions ou d’indépendants gravitant autour d’elles. C’est par leur biais que se formule le plus clairement l’apport de la culture numérique et des réseaux sociaux au musée. Cet apport est celui de la culture participative, qui vient modifier la vision de l’institution. Les réflexions des museogeeks portent en effet sur la place des publics, sur les relations de subordination médiation/conservation, sur le rôle et la fonction du musée dans les années qui viennent. Cette « avant-garde » donne des pistes pour réélaborer la fonction du musée, ses pratiques et ses représentations. Nous nous appuierons dans ce travail sur des ouvrages théoriques, des rapports publics, des études universitaires, mais aussi sur des blogs – parce que c’est là que se formulent les interrogations les plus directement liées à notre sujet. Une dizaine d’entretiens a aussi été menée pour recueillir la réflexion vivante des museogeeks. Ce mémoire n’a pour ambition d’être seulement un état des lieux à l’instant « t ». Il propose des éléments de « prospective » à très court terme, en analysant la crise du musée à travers le prisme de cet engouement pour l’innovation numérique. Il s’agit aussi de comprendre cette nouvelle culture numérique qui vient bouleverser l’ordre culturel du musée.

Cette étude se propose d’explorer cette problématique en trois temps. La première partie explorera les conditions qui favorisent l’expérimentation de nouveaux dispositifs, aussi bien au niveau des institutions publiques que grâce à des initiatives qu’on pourrait qualifier de militantes, issues des services mêmes des musées (notamment Museomix). 9


Dans la deuxième partie, nous analyserons les nouvelles valeurs portées par la culture numérique, en analysant l’ouvrage de référence théorique des museogeeks, La Culture de la Convergence de Henry Jenkins, mais aussi des textes écrits par certains d’entre eux. Nous verrons aussi comment les valeurs du web 2.0 peuvent contaminer positivement les musées. Enfin, dans un troisième temps, nous verrons comment la circulation de ces nouvelles valeurs, dissimulées derrière l’étendard de l’innovation numérique, peut contribuer à penser la stratégie numérique globale, mais aussi à refonder les relations entre services et à faire émerger de nouveaux récits. Nous développerons enfin l’idée que le numérique « englobe » le musée, abolit ses frontières pour le relier à d’autres lieux réels ou imaginaires.

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1 – EFFERVESCENCE RENAISSANCE ?

NUMERIQUE :

UNE

NOUVELLE

Au milieu du 16e siècle, naît en France un mouvement qui va renverser l’ordre culturel du temps. La Pléiade, un collectif de sept poètes, dont Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay restent les membres les plus fameux aujourd’hui, décident de donner ses lettres de noblesse au français, c’est-àdire à la langue vernaculaire de leur époque, en fixant sa syntaxe et son orthographe qui jusqu’alors batifolaient sous les formes les plus fantaisistes. Le français sera désormais l’égal du latin et du grec, les langues savantes de l’époque. Ce lissage linguistique rencontre une technique nouvelle, l’imprimerie. Grâce à cette nouvelle technique et cette langue unifiée, les textes sont plus accessibles, mais ils sont aussi compréhensibles par un plus grand nombre de personnes. Ce phénomène concerne en fait une grande partie de l’Europe, puisque « l’anoblissement » des langues vulgaires prend son origine dès le 14e siècle en Italie, avec les œuvres écrites en toscan de Dante, Pétrarque ou Boccace. Pourquoi évoquer la Renaissance au début de cette étude consacrée à l’innovation numérique ? Pour rappeler que les mouvements les plus novateurs ont des trajectoires qui se ressemblent. Certains traits communs lient ces deux émergences culturelles (et d’autres aussi probablement) : - la mondialisation d’un phénomène culturel ; - le bouleversement dans la hiérarchie des valeurs et des références culturelles ; - le lien avec l’invention technologique ; - le déchirement éternel entre les Anciens et les Modernes ; - le caractère éphémère de toute révolution culturelle ; - l’assimilation progressive de la nouveauté immanquablement en culture dominante ;

qui

se

transforme

- la survivance de la culture « vaincue », dans la culture qui s’est imposée. 5 5

On pourrait convoquer la notion d’”Aufhebung” chez Hegel : « Par aufheben nousentendons d'abord la même chose que par hinwegräumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en conséquence, par exemple, qu'une loi, une disposition, etc., sont

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L’idée qui essaie d’émerger ici, à travers ces références anciennes et nouvelles, est évidemment celle d’une Renaissance numérique. Dans son essai, Petite Poucette 6, Michel Serres évoque directement ce moment de transition historique que nous traversons aujourd’hui. « Nous sommes à un moment qui ressemble à la Renaissance. À cette époque, le Moyen Âge s’arrête, et les docteurs de la Sorbonne regardent Rabelais avec stupéfaction faire la liste des cent et une manières de se torcher le cul, dans Gargantua. Aujourd’hui, une nouvelle culture débarque. C’est tout simplement ce qui nous arrive : nous sommes face à une nouvelle renaissance de l’humanité. 7 » Pour le philosophe, nous sommes à la jonction de deux cultures, dont l’une s’efface (ou du moins se retire), et l’autre prend sa place. C’est un moment de crise où deux mondes coexistent : l’ancien résiste et le nouveau, incarné par le personnage de Petite Poucette, attend son heure. Cette rupture, Serre en trouve l’origine aujourd’hui comme hier à l’émergence d’une technique.

« En Grèce, avec l'écriture, arrivent la géométrie, la démocratie et les religions du Livre, monothéistes. Avec l'imprimerie arrivent l'humanisme, les banques, le protestantisme, Galilée, la physique mathématique… Il suffit de voir tout ce qui a changé lors du passage à l'écriture et à l'imprimerie. Ce sont des changements colossaux à chaque fois. On vit une période historique. Petite Poucette n'est pas générationnelle. Ce n'est pas l'héroïne de la rentrée, elle est historique. D'ailleurs, une part de la "crise" d'aujourd'hui vient aussi de cela, de la coexistence actuelle de deux types d'humains… Petite Poucette et ceux de l'ancien monde. Son temps à elle arrive. 8 »

aufgehoben (abrogées). Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que aufbewahren (conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben (bien conservé).” Encyclopédie des sciences philosophiques, tome I, Vrin, 1970, p. 530 6 Petite Poucette, Michel Serres, Éditions Le Pommier 7 http://www.lavie.fr/actualite/societe/michel-serres-nous-sommes-face-a-une-renaissancede-l-humanite-16-05-2013-40284_7.php http://www.lejdd.fr/Economie/Actualite/Serres-Ce-n-est-pas-une-crise-c-est-unchangement-de-monde-583645 8

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Cette première partie va donc montrer que toutes les conditions sont aujourd’hui réunies pour que les valeurs associées au nouveau monde numérique puissent faire leur chemin au cœur de l’institution muséale, et triomphent de l’esprit « sorbonnard » qui refuse de renoncer à une certaine idée de la hiérarchie des arts, des pratiques et… des services.

Aujourd’hui, toutes les conditions sont rassemblées pour donner ses lettres de noblesse au numérique, le faire entrer dans le cercle restreint de la culture légitime, ou plutôt reconfigurer le paysage culturel et les hiérarchies qui y régnaient sans partage depuis si longtemps.

1 – UN MOMENT FAVORABLE : LE KAIROS CULTUREL NUMERIQUE A - LE MOT D’ORDRE DU POLITIQUE : INNOVEZ ! LA LOI MUSEE DE 2002 Depuis le 4 janvier 2002, le vent du changement souffle sur les institutions culturelles. La loi relative aux musées de France a officiellement révolutionné leur rôle dans le champ social et éducatif. LOI ARTICLE 2 Les musées de France ont pour missions permanentes de : 
 a) Conserver, restaurer, étudier et enrichir leurs collections ; 
 b) Rendre leurs collections accessibles au public le plus large ; 
 c) Concevoir et mettre en œuvre des actions d'éducation et de diffusion visant à assurer l'égal accès de tous à la culture ; 
 d) Contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu'à leur diffusion. Si la loi de 2002 réaffirme les missions traditionnelles de conservation, elle en introduit de nouvelles. Le musée devient un acteur qui n’est plus en marge du champ social, mais qui doit se positionner en son centre comme un instrument de développement et de démocratisation culturels. L'objectif de démocratisation culturelle, inscrite au cœur de la loi, s’exprime à travers les termes d' « accessibilité au public le plus large » et d' « égal accès de tous à 13


la culture ». Le patrimoine est non seulement objet de souci scientifique, mais doit servir également des objectifs d'éducation et de diffusion. L’inscription officielle de ces nouvelles missions pérennise et légitimise en quelque sorte dans les institutions les services des publics et l’action des médiateurs. Elle a aussi pour effet de rendre obligatoires tous les moyens susceptibles d’aider à cette mission. Et, en 2002, cela veut bien évidemment dire aussi favoriser les dispositifs de médiation numérique. Le numérique, en rendant possible la diffusion et la circulation des œuvres, c’est-à-dire de leurs représentations, semble offrir l’ampleur maximale pour accomplir la mission d’accessibilité à tous, quel que soit le lieu où se trouve le public, quel que soit l’écran devant lequel il se place, chez lui ou au musée. L’œuvre patrimoniale (et le discours qui s’attache à elle) se démultiplie à l’infini, disponible à tout moment pour le citoyen connecté, même pendant les heures de fermeture et les périodes de restauration. Comme de la mère de Victor Hugo, on peut dire de l’œuvre à l’ère du web : « chacun en a sa part et tous l’ont tout entier ». Ces nouveaux outils de diffusion, grâce à leur flamboyante technologie, sont objets de tous les fantasmes, et supplantent aussi dans l’esprit du siècle les anciennes stratégies de médiation jugées peu adaptées aux « nouveaux publics ». Ils sont les armes magiques, transparentes et quasi-immatérielles, par lesquels l’œuvre et son appareillage pédagogique vont conquérir ce « public jeune » dont les musées s’alarment de l’absence de curiosité à leur égard. Il faut aller pêcher ces « jeunes » dans les flux numériques où ils se retrouvent et partagent leurs expériences. Pendant ces dix dernières années, ils seront la cible des services de médiation, en même temps que le « public empêché », ce drôle de club où voisinent dans la novlangue du politiquement correct les aveugles, les tétraplégiques, les prisonniers, les pauvres. Tout public qui ne bénéficie pas d’une étiquette spécifique, aura droit à un traitement général – mais à une dose croissante de numérique aussi. Le « Zeitgeist » l’exige. La loi de 2002 va contribuer à changer la perception du musée par le public et du public par le musée. Symptomatiquement, le public va d’ailleurs se multiplier et se diviser pour devenir, par le biais d’une analyse chère au marketing (la segmentation du marché, la catégorisation des des consommateurs), ces singularités étranges, leS publicS, désormais au cœur des préoccupations comptables des institutions culturelles. 14


Dix ans plus tard, un rapport de la Mission Prospectives du ministère de la Culture et de la Communication va entériner le triomphe du numérique dans la sphère culturelle en général, et patrimoniale en particulier.

UN MINISTERE NOUVELLE GENER@TION Culture & Médias 2020, un Ministère de la Culture nouvelle génér@tion 9 . L’intitulé de ce rapport, publié en avril 2012 sous la direction de Philippe Chantepie sur le site du Ministère, apporte la réponse en même temps qu’il pose la question du devenir de la politique culturelle, en introduisant ce « symbole - clin d’œil » : l’arobase. Cette étude s’inscrit dans la continuité directe du rapport du 22 mars 2011, Culture & médias 2030 – Prospective de politiques culturelles. Ce travail de prospective stratégique s’était donné pour but de dégager différents scénarios concernant l’avenir des institutions et des industries culturelles, mais aussi les enjeux majeurs qui attendent les acteurs politiques, c’est-à-dire en premier lieu le ministère lui-même. Le rapport de 2012, rédigé dans la foulée du précédent, et reprenant les axes de ses prospectives, tâche de définir « une stratégie ministérielle pour la décennie », en déclinant quelques « quarante chantiers stratégiques, indispensables pour la décennie 2010, afin que le ministère de la Culture et 9

A télécharger sur internet en pdf : Culture & Médias 2020, un ministère nouvelle génér@tion

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de la Communication soit en mesure de porter des politiques de la culture et de la communication adaptées aux enjeux du 21e siècle. » Sans surprise, la problématique du numérique occupe une place importante, en soulignant les risques de « déconnexion » voire d’ « impertinence » de politiques culturelles du ministère au regard des évolutions rapides de son environnement social et industriel depuis le dernier quart du 20e siècle - dont la mondialisation des échanges, le changement des valeurs, et bien évidemment la « révolution accélérée des techniques numériques ». Le texte préconise donc une sorte d’up-dating urgent de politiques culturelles jugées dangereusement obsolètes. « Au début du XXIe siècle, la mise en œuvre d’un ministère nouvelle génér@tion est donc non seulement nécessaire mais urgente, s’il entend établir une politique culturelle du numérique, rattraper les effets de renouvellement ou non renouvellement générationnel des pratiques culturelles et agir sur les transmissions culturelles (…) » 10. Pour résoudre l’une des problématiques centrales de la mission patrimoniale (les nouvelles générations ne vont pas au musée et la transmission des valeurs ne fonctionne pas), l’ange du numérique est immédiatement convoqué – mais c’est un ange dont on connaît apparemment mal la puissance, quoi qu’elle soit pressentie comme immense : « Enfin et au premier plan, la mise en œuvre d’une politique culturelle du numérique, point aveugle des politiques culturelles contemporaines, ne pourra qu’occuper un rôle évidemment crucial, d’abord en tant que levier pour forger les outils de sa définition, ensuite et peut-être, comme politique transversale, capable d’irriguer la politique culturelle. Le numérique ne change pas tout. Parce que la « révolution numérique » est d’abord culturelle, ce que le numérique change est si large et parfois si profond, que tout le champ culturel et de la communication, même les éléments les moins en lien avec lui, ne peut qu’être revisité et repensé. 11» Le texte montre bien qu’en matière de numérique, on ne sait pas où l’on va ni comment y aller. Le numérique est une évidence et une fatalité. Il s’impose sans qu’on puisse en faire un objet de pensée. Comme s’il collait 10 11

idem, p15 idem, p 16

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trop à nos pratiques, comme s’il fusionnait avec nos vies et s’infiltrait dans nos valeurs, ce « déjà-là-partout » déborde toute politique et il faut le mettre en œuvre avant de savoir ce qu’il est et ce qu’il peut : « une politique culturelle du numérique (…) en tant que levier pour forger les outils de sa propre définition ». La formule est intrigante, et il ne s’agit pas de s’en moquer. L’homme est souvent débordé par ses propres inventions technologiques, et un tel « point aveugle » existe ou a existé, lors de l’introduction dans notre quotidien des locomotives ou, plus proche de nous, de l’énergie nucléaire. Un parfum de soufre et de myrte accompagne donc le numérique, les uns le vouant aux gémonies, les autres en en faisant une divinité libératrice. Le recul historique manque, voilà tout. Le rapport d’ailleurs ne sait pas où définir le champ du numérique : « transversal », il « irrigue la politique culturelle ». Mais la dernière phrase est importante pour notre travail, puisqu’elle décrit la « révolution numérique » comme un phénomène culturel qui a le pouvoir de modifier complètement les domaines de la culture, en déployant une puissance inconnue, mais infinie. Les auteurs gardent cette force prudemment enserrée dans les limites de deux guillemets, puisqu’on ne connaît pas son nom véritable et que son action reste si peu prévisible. En tout cas, il s’agit de ne pas déplaire à ce nouveau dieu, et de devancer ses exigences sous peine d’être anéanti pour lui avoir résisté. La « révolution numérique » implique un « changement d’état » (rien que ça !) qu’il faut anticiper ni trop tôt ni trop tard, mais « au moment opportun (kairos) » (p31).

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Kairos, le mot grec désignant le moment favorable, celui où l’on peut/doit agir pour l’emporter dans un combat, pour prendre une décision, décider d’un changement. Dans les documents iconographiques le représentant, le dieu grec Kairos est représenté comme un jeune homme ne possédant qu'une touffe de cheveux sur la tête. Quand il passe à proximité, s’offrent trois possibilités : on ne le voit pas ; on le voit et on ne fait rien ; au moment où il passe, on saisit sa touffe de cheveux, c’est-à-dire l'opportunité qu’il symbolise. Le numérique est ainsi fantasmé comme un train à grande vitesse dans lequel il faut monter à temps sans que l’on sache au juste sa destination. Ce rapport utilise un champ sémantique qui montre de la part de ses rédacteurs une assimilation des concepts basiques de la culture numérique, celle qu’Henry Jenkins nomme « la culture de la convergence » 12 : l’intelligence collective, par exemple, ici mixée à la thématique de l’innovation. En creux, cet extrait met aussi au cœur de la nouvelle politique culturelle les réseaux sociaux, leurs animateurs (les community managers), l’expérimentation et le collaboratif. « L’innovation est donc centrale pour assurer l’évolution et l’adaptation des politiques culturelles aux défis et mutations économiques, sociales et technologiques. Elle repose sur l’identification des enjeux, l’analyse des réponses possibles. Elle doit pouvoir s’appuyer sur l’intelligence culturelle collective, la mise en réseaux et leurs animations, des processus d’expérimentations, de partages d’informations, d’évaluation. 13 » L’open data occupe également une place de choix dans cette politique de démocratisation qui compte s’appuyer sur « la réutilisation des données publiques culturelles » : « L’enjeu culturel n’est pas seulement celui d’un « âge de l’accès » aux données numériques mais déjà celui d’un « âge des usages culturels », déterminés, pour l’essentiel, par des facteurs socio-économiques et culturels. Dans ce cadre, l’utilisation et la réutilisation des données publiques doivent permettre des modes d’appropriation et des usages créatifs pour les consommateurs, amateurs, fans, créatifs, etc. 14 » La pensée de Jenkins sera explicitée dans la 2ème partie de ce mémoire. idem, p 33 14 idem, p 44 12 13

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On retrouve quasiment transposé ici certaines expérimentations proposées au public en leur offrant l’accès à des œuvres numérisées (essentiellement des peintures), afin qu’il se les réapproprie en les transformant de manière créative et/ou ludique - la distinction entre le ludique et le créatif ayant tendance à s’effacer à l’ère numérique 15. Enfin, plus en direction des institutions culturelles, des injonctions très claires sont lancées dans ce rapport sous la forme de reproches non-dissimulés : « La plupart des équipements et des lieux culturels ont développé une présence numérique. Moins nombreux sont ceux qui ont déployé une offre numérique et, plus rares encore, ceux qui ont lancé des politiques de diversification, d’extension, de fidélisation, d’interactions avec les publics numériques. Les établissements culturels sont donc appelés à développer des stratégies numériques qui peuvent s’appuyer ou se généraliser à travers : - le déploiement de projets expérimentaux : visites virtuelles et visite participatives ; retransmission de spectacles, concerts et opéra ; - l’enrichissement numérique systématique des expositions, spectacles, etc. - la fidélisation numérique à travers des offres spécifiques, notamment par des projets faisant appel aux publics et à leurs contributions. 16 » En bref : pour une institution culturelle, un site ne suffit pas. Il faut savoir communiquer avec son public pour le fidéliser, via des stratégies d’ensemble, des dispositifs innovants et un appel à la contribution participative. En fait, ce marketing muséographique a fait son entrée dans les plus gros établissements depuis une bonne dizaine d’années, mais les petits musées restent, faute de moyens bien souvent, en retrait sur ces sujets de stratégie numérique. Néanmoins, le rapport contient des indications précieuses quant à l’attitude à tenir en matière de politique numérique au musée, et nous verrons combien les initiatives de médiation numérique suivent ces directives informelles, à moins que ce ne soit plutôt les rédacteurs du rapport qui adaptent leur discours à ce qui se met en place actuellement dans les On pense ici notamment à l’initiative du Rijksmuseum, le Rijksstudio, sur laquelel on reviendra en détail : www.rijksmuseum.nl/en/rijksstudio 16 idem, p 88 15

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musées. La date de publication – 2012 - indique d’ailleurs que le Ministère rattrape son retard en ayant pris note de ce qui se passait déjà dans certains établissements publics « pilotes », particulièrement à la pointe en matière d’innovation numérique et de présence sur les réseaux médias. Néanmoins, ce manifeste, qui appelle à un ministère pro-actif en matière numérique, ne surgit pas du néant. Le ministère accompagne heureusement les institutions dans leur démarche numérique bien avant l’écriture du rapport, puisque dès le début des années 90, le plan de numérisation des collections a été mis en œuvre.

DEUX EXEMPLES D’INCITATION DU MCC Concrètement, quelle aide propose aujourd’hui le MCC en matière d’innovation numérique ? Deux initiatives retiendront notre attention : un appel d’offre ayant lieu tous les deux ans depuis 2010, et un blog regroupant diverses actions en faveur du numérique culturel.

CULTURE LABS

http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Recherche-Enseignement-superieurTechnologies/Innovation-numerique/Culture-Labs

Culture Labs se définit comme une « plateforme d'expérimentation de services culturels numériques innovants ». Son action consiste principalement en un appel à projet lancé par le ministère de la Culture et de la Communication, ayant lieu tous les deux ans depuis 2010, année de la première édition. Culture Labs a été mis en place avec le Leden, un programme de veille technologique et de recherché, de la Maison des Sciences de l’Homme, appartenant à l’Université de Paris 8. Le Leden a pour but de donner à voir et à comprendre des pratiques innovantes de médiation numérique dans les 20


lieux culturels et scientifiques. Le partenariat avec les universités et les laboratoires de recherche est d’ailleurs fondamental dans le secteur de l’innovation et du patrimoine en général. Depuis 2010, à travers cet appel à projet, le ministère de la Culture et de la Communication s’est engagé dans le soutien des innovations numériques contribuant à développer de « nouveaux usages culturels numériques à destination du grand public ». Les appels à projets 2010 et 2012 « services numériques culturels innovants » ont permis d’identifier une soixantaine d’expérimentations. Notons que les projets concernent le secteur culturel au sens large, et pas seulement les musées et les monuments : - visites et connaissance du patrimoine, visites enrichies de musées et d'expositions, favorisant la mobilité, le participatif ou encore l’interactivité ; - spectacles enrichis : par exemple services participatifs sur les textes dramatiques, diffusion d’opéras innovante, critique participative... ; - éducation artistique et culturelle ; - bibliothèques et archives collaboratives...

 Parmi la cuvée 2010, voici quelques projets (parmi les 16) qui ont été soutenus dans la catégorie « Musée-Expositions-Œuvre » :

- Versailles en direct : un parcours interactif développé par le château de Versailles -www.chateauversailles.fr/versailles-en-direct

Il s’agit pour des élèves de CM1-CM2 de découvrir à distance le château et son histoire. Le principe en est simple : les élèves d'une classe se connectent en ligne à une plateforme d'échange sur laquelle ils suivent en direct sur un

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tableau numérique interactif un parcours pédagogique animé par un conférencier présent au Château de Versailles. - CitéRepères - Une application Iphone et Ipod pour personnaliser la visite de la Cité de l’Immigration (société de jeux vidéos Wizarbox). Afin de définir correctement un parcours de visite adapté, le visiteur répondra tout d'abord à un questionnaire, qui nous permettra de cerner ses motivations et centres d'intérêts, ainsi que le contexte de sa visite (temps imparti, tranche d'âge,...).

- La Documentation de Robinson – Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière.

Il s'agit de proposer une application mobile comme une nouvelle façon d'interagir avec le site de Vassivière, sur place pour le visiteur, mais également en dehors de l'île, à travers la création d'une sorte d'ambassade numérique de l'esprit de Vassivière.

- Table tactile à objets pour le Musée d’Histoire Naturelle de Lille – Ville de Lille.

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Le dispositif de table tactile à objets qui sera développé en partenariat avec les Services Informatiques de la Ville de Lille, fait appel à la technologie des tables multitouch.

 En 2012, 15 projets ont été soutenus, dont :

- Site « une guerre photographique » - Corpus de la Grande Guerre – Nicéphore Cité - www.uneguerrephotographique.eu

Le projet « Corpus de la Grande Guerre » consiste en une exploration en ligne de fonds photographiques de la première guerre mondiale en utilisant de nouvelles formes d'interactions, d'interfaces, de narration et d'organisation de données. L'objectif du projet est de permettre à un large public d'avoir une expérience muséographique interactive en ligne en explorant un corpus de documents multimédia diversifiés sur la première guerre mondiale. - QRiosité – URBAN EXPE 23


[Qr]iosité permet le renouvellement automatique de contenus selon des créneaux temporels, à travers des codes QR. S'adressant à tous les publics, il permet d'adapter le discours, de moduler les contenus, de renouveler les pistes d'entrée et de découverte.

Les usages de [Qr]iosité sont multiples : 
U sa g e p a rc de créer des contenus différents pour un même parcours, contenus qui s'enchaînent de manière automatique selon des paramètres temporels. Les parcours peuvent prendre la forme de jeux multimédia. 
U ifs sa : g e in fo rm a t [Qr]iosité diffuse un contenu adapté à un lieu, à un moment de la journée et permet de découvrir d'autres contenus liés. Par exemple, il sera possible de connaître les activités d'un lieu au moment où l'on scanne le code. 

 [Q r]io sité p e rm e t d 'in sé re r de manière pérenne des codes QR dans une brochure, sur une affiche, un mur ou sur tout autre support étant donné que le contenu accessible par celui-ci est facilement modifiable et change automatiquement selon les paramètres que l'on a choisis. - Les Mystères de Rennes – groupe Regards

Ce projet innovant mis en place en partenariat avec le Musée de Bretagne Les Champs Libres et l'IRISA a pour but de favoriser l'accès des étudiants et de la jeunesse aux collections du musée de Bretagne. Le dispositif sera déployé début 2013 et s'appuiera sur un jeu interactif territorialisé se 24


déroulant dans la ville de Rennes. L'objectif sera de faire interagir le joueur avec les collections du musée, en utilisant les réseaux sociaux, le web et différents réseaux de capteurs disposés dans la ville. 

 C e p ro je t le groupe Regards est le fruit de plusieurs mois de travail avec le Musée de Bretagne - Les Champs Libres et l'IRISA. Le soutien du ministère de la Culture va permettre de mettre à disposition du grand public ce dispositif innovant de valorisation du patrimoine.

- Visite conférence 360° de l’exposition « Bohèmes » au Grand Palais – RMNGrand Palais Proposé sur le web et sur iPad ce programme permet de parcourir en immersion totale l'exposition Bohèmes présentée au Grand Palais à partir du 26 septembre 2012. 
L'u tilisa te u r reconstitué à l'identique à l'aide des technologies de prise de vue photographique à 360°, par un conférencier du Grand Palais dont la conférence aura été filmée et intégrée dans la représentation virtuelle de l'exposition.

www.grandpalais.fr/bohemes360/bohemes_360_web/tour.html 
 Le procédé reconstitue de manière parfaite une visite conférence individuelle de l'exposition : l'utilisateur est en mesure de contrôler son champ de vision et la perspective, comme s'il tenait la caméra. L'utilisation de l'iPad ajoute la sensation viscérale d'être dans la vidéo, puisque les mouvements de l'utilisateur lui permettent de manipuler l'angle de vue. 25


- Vol de nuit (sans effraction) – Goût d’idées Au cœur de la ville d'Arles, le Museon Arlaten, à partir du 3 mai et jusqu'au 31 octobre 2013, propose au public d'expérimenter un nouveau concept en attendant sa réouverture : voir un musée fermé au public- grâce à un drone équipé d'une caméra, et ajouter une visite virtuelle inédite du futur musée.

Ainsi, dans une cabine de pilotage installée devant le musée, les passants sont invités à prendre possession d'un joystick pour piloter un drone qui évolue dans la cour intérieure du Museon Arlaten. À travers les écrans, le pilote et les passants découvriront le site du forum secondaire et se trouveront entraînés, comme dans les jeux vidéo, à accomplir une mission : tirer sur les idées reçues liées au musée. Le pilote pourra alors commencer un vol magique dans le Museon Arlaten rénové et se projeter dans le futur.

Voici la liste des technologies innovantes qui ont trouvé ainsi un lieu d’expérimentation grâce aux appels d’offre 2010-2012 : les technologies NFC, les codes barres QR, la réalité augmentée, des applications pour téléphones intelligents, écrans tactiles et tablettes, l'expérimentation d’environnements sonores, de nouvelles formes de concerts, des expérimentations autour de matériel urbain innovant, ou encore des expérimentations sensorielles appliquées au mouvement, au toucher, aux technologies immersives et augmentées, la géolocalisation de contenus, de nouveaux outils interactifs en milieu rural, des applications ludiques ou jeux sérieux en mobilité pour des jeunes publics, des technologies adaptées aux handicaps visuels ou auditif, des contenus vidéos enrichis et interactifs.

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Selon Sonia Zillahrdt 17, qui pilote Culture Labs au Ministère de la Culture, les projets retenus répondent aux objectifs suivants : - faciliter l’expérimentation par le grand public de nouveaux usages numériques culturels et intégrer des contenus et des technologies disponibles pour créer, avant tout, des services innovants ; - pour compléter ces aspects d’innovation, les expérimentations doivent aussi avoir une dimension de valorisation : promouvoir de nouvelles approches de consultation et de réutilisation des ressources numériques culturelles, et plus largement encourager de nouveaux partenariats entre opérateurs culturels, monde de la recherche et entreprises. Le site Culture Labs permet de suivre le degré d’avancement de toutes ces expérimentations : fiches descriptives, agenda, carte, liens, vidéos et interviews y sont disponibles : http://culturelabs.culture.fr/carte.html

En 2014, un nouvel appel d’offre a été publié le 11 juin. Les candidats pouvaient déposer leur dossier jusqu’au 21 juillet dernier. Si les deux premiers appels avaient retenus des applications ou des dispositifs innovants, celui de 2014 favorisent davantage les plateformes de contenus numérisés déjà existant : Chargée de mission au sein du Département de la recherche, de l'enseignement supérieur et de la technologie, Service de la coordination des politiques culturelles et de l'innovation, Secrétariat général, Ministère de la Culture et de la Communication. Elle pilote les appels à projets nationaux « Numérisation du patrimoine et de la création » et « Services numériques culturels innovants » 17

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« Le ministère soutient l’innovation numérique pour développer des usages culturels innovants en s’appuyant sur des contenus numérisés disponibles. Il souhaite aussi stimuler de nouveaux partenariats entre établissements publics, services de l’État et des collectivités locales, partenaires privés et laboratoires de recherche. » 18 Sonia Zillhardt note une « légère » baisse du budget affectée à l’appel d’offre 2014 : 1 million d’euros, au lieu de 1,5 en 2010 et 2012. 19 Trois axes principaux sont privilégiés en 2014 : - une priorité : le public jeune - le tourisme culturel - la mise en réseau d’acteurs culturels Dans les éditions antérieures, elle précise qu’il s’agissait d’abord de soutenir une institution, tandis qu’en 2014 Culture Labs appelle au mariage entre partenaires privés et publics partageant un objectif commun pour développer des services numériques durables : « L’objectif principal est donc de conjuguer numérique et durable. Pour cela, une des pistes envisagées est de mettre en réseau des acteurs susceptibles de partager les contraintes budgétaires, et de mutualiser leurs expériences ». Le texte officiel de l’appel d’offre rappelle et précise ces objectifs 2014 : « Pour 2014, le ministère de la Culture et de la Communication soutient des projets qui permettront de fédérer davantage les acteurs afin de faire émerger plus d’innovation d’usages. Le dispositif de soutien repose ainsi sur la collaboration, la mutualisation et l’innovation ouverte sur tout le territoire pour l’ensemble du champ culturel. Il vise à créer des réseaux numériques culturels multipartenaires. Ce dispositif permettra l’émergence de nouvelles formes d'innovation et de création de valeur durable, tirées par les usages et les services. » 20 Deux axes prioritaires sont retenus : jeunesse et tourisme culturel. http://culturelabs.culture.fr/objetifs.html Rencontres Muséogeeks, Arts Déco,17 juin 2014 20 http://culturelabs.culture.fr/objetifs.html 18 19

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Quant à la contrainte budgétaire, elle est franchement entérinée par la voix du ministère : la baisse de budget entraîne la recherche de partenaires financiers. L’innovation numérique culturelle innovante est donc aujourd’hui clairement liée à une vision économique, et doit posséder une dimension durable. Contrecoup aux dispositifs « one shot » développés en 2010 et 2012 ?

CBLOG Le Cblog existe depuis 2011. Depuis juillet 2013, le Ministère a lancé une nouvelle version de cet « outil de réflexion et d'échanges sur les enjeux du numérique ». Le blog se veut le laboratoire numérique du ministère, « ludique, interactif, innovant ». Nous ne retiendrons ici que quelques-unes des initiatives en lien direct avec notre sujet.

http://cblog.culture.fr/

Orienté sur la politique de l’open data public, il veut informer sur le cadre légal dans lequel les données publiques sont réutilisables, et faire comprendre les liens avec les sites institutionnels, tel data.gouv.fr (la plateforme française d'ouverture des données publiques). Mais ce n’est pas 29


tout. Il offre un panorama des projets, initiatives et plateformes de réflexion qui sont portées par le MCC, ses établissements publics et ses partenaires. Nous retiendrons quelques-unes de ces initiatives par lesquelles le ministère joue un rôle de soutien et d’encouragement en ce qui concerne la réflexion sur les enjeux actuels du numérique culturel.

Automne numérique 2013

Le ministère de la Culture et de la Communication propose en octobre et novembre une série de grands rendez-vous, de moments d’échanges et de moments de pratiques artistiques. Le public, et plus particulièrement les jeunes, sont invités à découvrir de manière concrète les enjeux croisés du numérique et de l’éducation artistique et culturelle. C’est dans le cadre de l’automne numérique qu’ont également lieu les Rencontres Numériques, dont il sera question plus bas, mais on y trouve aussi : - un atelier mash-up 21 , proposé en octobre 
2013. « A partir d’œuvres tombées dans le domaine public mises à la disposition du public, le ministère organise un atelier mash-up en partenariat avec Ouishare, Open Knowledge Foundation France et Wikimedia France. - Un hackathon 22 , sur trois jours.
 « Pour accompagner la libération de données des établissements culturels, le ministère de la Culture et de la Communication organise le premier hackathon autour des données culturelles. Celui-ci permettra de faire émerger de nouveaux talents et

Le mash-up ou contenu transformatif est un assemblage, au moyen d’outils numériques, d’éléments visuels ou sonores provenant de différentes sources. 22 Un hackathon est un événement où des développeurs se réunissent pour faire la programmation informatique collaborative sur plusieurs jours. Le terme est un mot-valise constitué de hack et marathon (Wikipédia) 21

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services innovants favorisant les interactions culturelles et l’éducation des plus jeunes à l’ère numérique. » - Une conférence culture et numérique.
 La séquence prévoit débats et échanges autour de la transmission culturelle par le numérique.

Data cooking

« Le ministère de la Culture et de la Communication initie de nouveaux formats pour sensibiliser les acteurs du monde de la Culture à l’ouverture des données publiques culturelles. A partir de jeux de données fictifs, chaque groupe de participants, souvent détenteurs et/ou producteurs de données, changeait de rôle pour passer de l’autre côté des fourneaux et concocter une idée d’application ou de service innovants à partir d’ingrédients (les données) fictifs. »

Partenariat Creative Commons

Le MCC a conclu un partenariat avec Creative Commons France 23 pour accompagner la création à l’ère numérique via les œuvres en licence ouverte, un type de licence par laquelle un auteur concède tout ou partie

Creative Commons est une organisation à but non lucratif qui a pour dessein de faciliter la diffusion et le partage des œuvres tout en accompagnant les nouvelles pratiques de création à l’ère numérique. http://creativecommons.fr/ 23

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de ses droits de propriété intellectuelle sur l’œuvre afin d’en faciliter la diffusion, la réutilisation et la modification. Le but est de lancer « un cycle de formation autour des enjeux des licences ouvertes avec pour objectif principal d’accompagner une démarche d’éducation artistique et culturelle ». Les licences ouvertes, et particulièrement les licences Creative Commons « s’inscrivent parfaitement dans le cadre du droit de la propriété intellectuelle et de la politique des usages numériques voulue par la Ministre dans le cadre de son grand projet national en faveur de l’éducation artistique et culturelle ».

Joconde Lab

Le site internet JocondeLab est le fruit d’une expérimentation menée par le ministère de la Culture et de la Communication. Il vise à démontrer les possibilités du web sémantique ou « Web 3.0 » et de la mise en relation de données culturelles « liées », tant en termes de multilinguisme, que d'ergonomie et d’interactivité. L'expérimentation vise notamment à faciliter l'accès aux ressources culturelles françaises auprès de nouveaux publics et en particulier les publics étrangers. Elle donne donc accès en 14 langues à plus de 300 000 notices illustrées extraites de Joconde, catalogue des collections des musées de France. Elle permet également d'explorer de nouvelles formes de navigation au sein des ressources culturelles en ligne, d'expérimenter l'indexation collaborative et de compléter les informations de Joconde avec des données de l'encyclopédie en ligne Wikipédia. Cette expérience a vocation à servir d'exemple aux autres sites internet patrimoniaux.

Le MCC mène donc clairement une politique d’encouragement et de soutien du numérique culturel particulièrement visible. L’enjeu numérique concentre la problématique de la démocratication culturelle, de la 32


pédagogie et de la transmission générationnelle, mais répond aussi à une demande nouvelle, à la naissance d’un mouvement venant des personnels des établissements publics.

B – LE NUMERIQUE AU MUSEE : TRANSMUTATIONS « Il est courant de lire ou d'entendre que les musées viennent tout juste de s'ouvrir au numérique et qu'il s'agit même d'une révolution ! (…) Si la présence du numérique s'intensifie au musée comme dans le reste de la société, elle est loin d'être nouvelle. » 24 Voici comment Omer Pesquer, un des experts actuels en matière de stratégie numérique culturel, reconsidère l’un des clichés les plus répandus sur les musées, en s’appuyant sur un article de l’Inria de 2012 intitulé Les Musées à l’aube d’une révolution numérique 25 . Hier poussiéreux et réfractaires à l’innovation, les institutions viendraient donc seulement de tomber dans la marmite numérique où s’élaborent les potions magiques du 21e siècle. Omer Pesquer propose donc dans son blog une chronologie 26 qui témoigne de la présence déjà longue histoire du numérique innovant dans les musées. Il l’estime que cette aventure a commencé dure avec la création d’une base de données des peintures des musées français par le Ministère… en1975 ! Au milieu des années 80, les premiers postes de consultation font leur apparition au Musée d’Orsay. En 1992, la base Joconde passe sur Minitel. 1995
 est l’année où est inauguré le site internet du Louvre, le CDRom du Louvre “Peintures et Palais”. L’année suivante, le jeu vidéo « Versailles 1685 : Complot à la Cour du Roi Soleil » est mis en ligne. En 2001, l’installation « Pockets Full of Memories » au Centre Pompidou propose la première expérience participative dans un musée. En 2004, le centre Erasme propose Museolab-1. En 2006, le Louvre commence sa collaboration avec DNP dans le cadre de Museum Lab. En 2007, le musée du Quai Branly ouvre sa chaîne YouTube (suivi par le Château de Versailles en décembre). Les http://omer.mobi/notes/pratiques/france-numerique-pour-les-musees-reperes/ http://www.inria.fr/actualite/actualites-inria/les-musees-a-l-aube-d-une-revolutionnumerique 26 http://omer.mobi/notes/pratiques/france-numerique-pour-les-musees-reperes/ 24 25

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Abattoirs de Toulouse propose en 2008 leur fil Twitter : @les abattoirs, suivi par de nombreux musées, dont un grand nombre possèdent déjà une page Facebook. En 2010, le Museum de Toulouse diffuse ses photos sur Wikimédia Commons. La même année, le Centre Pompidou organise un premier livetweet et le Louvre lance son éphémère Communauté Louvre. Versailles accueille un wikipédien au château en 2011 et lance un partenariat avec le Google Art Project. En 2012, la Cité de l’architecture créée une application mobile pour la visité utilisant la technologie NFC pour l’exposition « Circuler ! ». Le Louvre adopte les Nintendo 3DS pour remplacer ses audio-guides classiques. Et la Centre Pompidou Virtuel signe la première tentative de construire un site selon les principes du web sémantique. En 2013, ont lieu l’expérience transmédia des jeux de la basilique et en 2014, la promotion transmédia elle aussi #bisons du Quai Branly. Ces innovations numériques, pour se développer, ont trouvé des soutiens non seulement auprès du Ministère, mais des relais à l’intérieur des musées. Service informatique, multimédia, nouveaux médias, etc : l’histoire des compétences numériques dans les institutions patrimoniales restent à retracer précisément. En tout cas, la place et le rôle de ces personnels ont suivi les développements du web et des nouvelles technologies – surtout dans les grands établissements publics qui en avaient les moyens… et la volonté. Des services qui étaient - et sont toujours bien souvent - assujettis aux départements de la communication ou des publics, se sont autonomisés, ses personnels multipliés et ses actions déployées de manière plus transversale. De nouveaux acteurs, de nouveaux services ont trouve leur place dans les organigrammes : nouveaux médias, pôle numérique… Ces dernières années, le plus emblématique d’entre eux est sans conteste le Community Manager, chargé d’animer les réseaux sociaux. Avec lui, le loup du web 2.0 entre dans la bergerie patrimoniale : cette (relativement) nouvelle fonction apporte les valeurs collaboratives et contributives de la phase actuelle du développement de l’internet. L’arrivée du community manager correspond à une prise de conscience des musées qui se voient bon gré mal gré obligés de prendre en considération les médias sociaux et le potentiel de public qu’ils peuvent drainer. En effet, les réseaux sont d’abord appréhendés par les musées comme des outils de communication incontournables. Les médias sociaux et les plateformes de 34


partage de contenus servent à faire transiter les informations liées à l’actualité du musée : expositions, spectacles, activités culturelles, etc.

Source : #CMMin - compte Twitter

Les musées ne peuvent pas ignorer les flux de population qui échangent sur les réseaux sociaux (cf le tableau ci-dessus, qui comme tant d’autres chiffres, impressionnent forcément) : selon Médiamétrie 27, en 2013, 8 Français sur 10 sont inscrits sur un réseau social, et deux-tiers d’entre eux les fréquentent tous les jours. Mais bien entendu, s'inscrire ne veut pas dire être actif. En fait, moins de 20% des profils Facebook sont vraiment actifs (soit 8 millions sur 26 millions d’inscrits). Néanmoins, le musée se doit d’être « dans le coup », et a intégré au plus vite dans ses rangs des spécialistes qui leur permettent de développer de nouveaux instruments susceptibles de mobiliser un nouveau public - ciblé comme jeune évidemment – pour essayer de créer des communautés de « fans » et de « followers » culturels. Au départ, cette tâche est confiée à des stagiaires enthousiastes, mais a débouché – en tout cas dans les grands établissements – à de véritables postes à part entière. Néanmoins, la fonction de community manager est souvent dévolue à des personnels ayant en charge d’autres missions. Par exemple, Sébastien Magro est « chargé de projets nouveaux médias ». Voici comment, lors d’une interview, il définit ses missions : http://www.mediametrie.fr/internet/communiques/l-annee-internet-2013-l-internauteultra-connecte-expose-engage.php?id=1017#.VBlPikvKaw0 27

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« J’ai quatre missions principales : je coordonne le comité éditorial pour le site web du musée ; en tant que community manager j’administre les comptes du musée sur les réseaux sociaux et les plateformes de partage de contenus ; je travaille sur les applications mobiles ; enfin, j’effectue une veille technique et une veille des pratiques numériques liées à la culture. 28 » Sébastien Magro travaille sous l’autorité d’un responsable du Service numérique, lui-même sous la tutelle d’une Direction du développement culturel. En fait, chaque musée bricole son organigramme selon son « idéologie » : sa culture interne, l’histoire de ses services, les orientations stratégiques de son directeur. Le CMN, par exemple, vient de refondre ses services et a choisi de créer une mission de la stratégie, de la prospective et du numérique, ayant pour référent direct la direction générale du musée – tandis que le musée de Cluny compte sur le savoir-faire 2.0 de Claire Séguret, sa responsable communication adjointe. La fonction de communtiy manager est donc endossée par des personnels différents, munis de casquettes différentes. Les fiches de poste, qui changent selon les institutions, disséminent donc la compétence du web 2.0 à des individus dont l’appellation officielle (la fiche de poste) est très variable. Autre exemple, celui de Gonzague Gauthier. Il essaie dans son blog d’expliquer sa position au Centre Pompidou : “Je travaille au Centre Pompidou. Le petit nom inscrit sur mon contrat est "responsable éditorial" mais je trouve que ce nom ne correspond pas tout à fait à ma fonction. Quand je me présente, j’explique selon les cas que je suis chargé de projets mobiles, chargé d’une partie de l’alimentation du site internet (même si j’y mets de moins en moins les main) ou encore responsable de la stratégie réseaux sociaux du Centre Pompidou. Tout ceci peut sembler hétéroclite mais compose en réalité un ensemble très cohérent qui s’est constitué au fil du temps…29” La mission du « community manager » (au sens large, on le voit) reste soit de diffuser du contenu produit par le musée (tendance Pompidou), soit d’entrer 28http://www.blogdumoderateur.com/community-management-musee-du-quai-branly/

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http://gonzagauthier.wordpress.com/curriculum-vitae/

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une logique de dialogue avec son public… soit un peu des deux. Ses objectifs restent si divers, qu’on verra qu’elle est l’objet de questionnement de la part de ceux qui en exerce la fonction 30. Néanmoins, l’entrée dans le musée de cette entité qu’on nommera par commodité « Community Manager » signale peut-être un bouleversement dans l’institution, que celle-ci n’avait pas prévu. Gonzague Gauthier, dont les réflexions nous accompagneront, formule très bien l’incompréhension du changement qu’apporte avec lui le CM : une crise de l’identité du musée. “Il y a encore des gens pour se poser la question du rôle du Community Manager… Et tant mieux ! Car si celle-ci est un peu passée de mode, force est de constater qu’elle est toujours d’actualité et que, surtout, elle n’a pas 
C a r e n fin, été correctement traitée. de la marque, crée de l’engagement, réponde aux exigences techniques des plateformes sociales, effectue une veille numérique, traduise la stratégie de la marque sur les platerformes externes, élargisse le public ou la clientèle, serve de SAV,… bref, quelles que soient les missions, les vertus ou les quelques défauts qu’on lui accorde, le Community Manager n’est à mon sens pas suffisamment vu comme l’agitateur politique d’une communauté qu’il ne contrôle pas. 31

C - RENCONTRES PROFESSIONNELLES TOUS AZIMUT « Si je voulais, je pourrais me rendre à une rencontre par semaine 32 » Les rencontres professionnelles organisées autour du musée, de la médiation et du numérique sont pléthore, et se mulitplient même au fil des années. Selon Jean-Christophe Théobalt, chargé de mission numérique au MCC, elles ne font que répondre à la demande particulièrement importante des personnels des musées, des laboratoires de recherche, des chercheurs et des partenaires privés. Cet événementiel permanent est donc orchestré par de nombreux acteurs – universités, musées, ministères, collectivités territoriales, associations, communautés.

Cf la présentation de #CMMin, p58 de ce mémoire. http://gonzagauthier.wordpress.com/2013/03/19/le-community-manager-est-il-toujoursune-bete-politique/ 32 Omer Pesquer, entretien du 10 juillet 2014 30 31

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LES RENCONTRES NUMERIQUES

http://www.rencontres-numeriques.org Les Rencontres Numériques ont lieu depuis 2009 sous l’égide du ministère, avec le concours des collectivités locales, des laboratoires de recherches et des universités. C’est sans doute l’événement « matrice » dédié au numérique, à la médiation et au culturel, qui a présidé à la naissance de tous les autres. A la tête de cet événement, un homme : Jean-Christophe Théobalt, du Service de la coordination des politiques culturelle et de l’innovation, du Département d’Education artistique et culturelle. Lors des Rencontres Cross média (LEDEN) 33, le18 janvier 2012, il a rappelé combien au départ les Rencontres Numériques développaient des problématiques qui n’étaient pas spécifiquement celles des musées : pratiques numériques des jeunes, éducation artistique ou cohésion sociale et numérique. Mais en 2011, une forte demande a mené à organiser pour la première fois à la Gaîté lyrique une grosse rencontre sur la médiation numérique dans les équipements culturels. Le succès de la manifestation a révélé une grande avidité de la part du monde des musées. D’autres rencontres « Médiation & Numérique dans les équipements culturels ont donc été organisées sur deux journées consécutives en 2012 au 104, en 2013 à la Bibliothèque Nationale de France et en 2014 au Centre Pompidou. Voici la présentation de l’événement en 2013 : « Les rencontres « Médiation & Numérique » traitent de la manière dont les équipements culturels s'approprient le numérique dans leurs politiques et leurs actions à destination des publics, et en particulier des publics jeunes. http://www.dailymotion.com/video/xr0gyt_jean-christophe-theobalt-ministere-de-laculture-et-de-la-communication-valorisation-du-patrimoine-p_tech 33

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Elles visent à valoriser et à partager expériences, projets et pratiques dans les équipements et à susciter réflexions et échanges. Elles visent prioritairement les professionnels en exercice dans les structures culturelles (s'occupant de médiation, action culturelle et éducative, numérique, communication, etc.), les financeurs de ces structures (Collectivités locales, Etat), ainsi que les universitaires et prestataires (société d'études, de conseil, de production numérique) investis sur ces sujets. 34 » Les Rencontres « Médiation & Numérique » privilégie une approche décloisonnée en présentant des exemples émanant de tous les grands domaines culturels : musées, bibliothèques, patrimoine, spectacle vivant, etc avec en plus cette année la culture scientifique et technique. Cette pluridisciplinarité permet de faire bénéficier les musées des Beaux-Arts des pratiques souvent plus innovantes des musées de sciences ou des sites archéologiques pour lesquels le numérique est un outil d’interprétation se mariant particulièrement bien à leurs besoins et à leurs missions. Enfin, audelà des exemples de dispositifs, les Rencontres accueillent des présentations de travaux d'étude et de recherche pour nourrir la réflexion, en complément des projets concrets de terrain. On ne peut s’empêcher de ressentir que les établissements porteurs de ces projets-pilotes sont proposés comme des modèles au public composé en majorité de représentants des musées français. Les Rencontres Numériques, portées par le ministère, ont donc, volontairement ou involontairement, un caractère prescriptif et incitatif. Ces rencontres éphémères sont bien archivées sur le site. S’y ajoute le portail NetProjets 35 qui permet la mutualisation des projets et pratiques numériques dans le domaine culturel. Sa base de données regroupe des fiches présentant des projets pensés avec des outils multimédia, à destination du grand public. Voici quelques autres rencontres toutes plus ou moins soutenues par le MCC ou le Ministère de la Recherche.

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http://www.rencontres-numeriques.org/2013/ http://www.netprojets.fr

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SITEM

http://www.museumexperts.com/simesitem/salon/ Créé à l’origine par l'OCIM (Office de Coopération et d'Information Muséographiques), le SITEM est un salon professionnel géré par la société MuseumExperts. Il présente des fournisseurs et des prestataires, dont les services s’adressent aux musées. Cet événement annuel depuis 2004, soutenu par le MCC, est le « marché » sur lequel les professionnels des musées peuvent trouver des solution à leurs problématiques de publics, de sécurité, d’accueil, de scénographie, de marketing et… de médiation numérique. Car plus d’un tiers des exposants en 2014 étaient des prestataires du secteur numérique. Des ateliers permettent aux exposants de faire une intervention sur leurs meilleures pratiques. On assiste donc au Sitem à une « numérisation » progressive d’un salon qui, jusque là, n’était pas dédié aux nouvelles technologies. C’est un signal qui permet d’affirmer que le numérique devient une question centrale de la muséographie française.

RENCONTRES NATIONALES CULTURE & INNOVATION(S) Clic France propose un site au service de la veille technologique, et depuis 5 ans les Rencontres Nationales Culture & Innovation(s).

http://www.club-innovation-culture.fr/rnci-2014/ Depuis 5 ans, Clic France organise des rencontres où les acteurs des institutions culturelles français ou étrangers viennent exposer leurs 40


expérimentations numériques. En 2014, participants sont venus écouter les seize intervenants de ces rencontres qui ressemblent beaucoup aux Rencontres Numériques.

FUTUR EN SEINE

http://www.futur-en-seine.fr Futur en Seine est organisé par Cap Digital, pôle de compétitivité de la transformation numérique. Des stands permettent aux professionnels, mais aussi au grand public, de découvrir les dernières innovations numériques françaises et internationales. Relayé et parrainé par certains médias (France Télévision en 2014), le “festival” se clôt par la remise de différents prix. Mais Futur en Seine n’est pas uniquement dédié au secteur culturel : il est ouvert sur l’urbanisme, l’éducation, le design, etc.

RENCONTRES PIC NIC Voici une manifestation qui a connu sa première édition cette année, en juin 2014 à l’Institut Catholique de Paris. Elle porte sur l’intégration et les usages des technologies innovantes dans les institutions culturelles et muséales.

http://branly.hypotheses.org/218

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Les rencontres PICNIC sont à l’initiative du Centre Edouard Branly, équipe de recherche et d’innovation spécialisée dans les technologies et les humanités numériques, en partenariat avec le service des Etudes et de la Recherche du musée du Louvre, l’Ecole des Médias et du Numérique de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’équipe Culture & Communication de l’UMR CNRS Norbert Elias et l’OCIM.

MUZEUM NEXT

http://www.museumnext.com Cette effervescence numérique touche aussi les musées à l’étranger. Depuis 2009, Museum Next est une rencontre étalée sur trois jours qui a lieu à chaque fois dans une institution différente en Europe, mais où se retrouvent des professionnels du monde entier. L’édition 2015 se tiendra à Genève. Le fondateur de cette manifestation internationale est le consultant britannique Jim Richardson. L’objectif est de répondre à la question : « what’s next for museum ? », l’enjeu étant d’identifier les meilleures pratiques d’aujourd’hui pour anticiper le musée de demain.

L’effervescence numérique culturelle se manifeste aussi par les nombreux sites/blogs/comptes Twitter ou Facebook qui participent à la veille technologique. Nous sommes dans un contexte d’accélération des échanges, des idées, des rencontres interpersonnelles aussi. Ce bouillonnement révèle aussi peut-être que les musées traversent une zone de turbulence et se préparent à une mutation profonde. Les institutions doivent changer, s’adapter, pour trouver de nouveaux chemins vers ce public qui, pressent-on, n’accepte plus les règles qu’elles lui ont imposées jusque là. Le numérique révèle une crise. Il procure un lieu de débat, peut-être même un prétexte, où les acteurs culturels peuvent s’interroger ces changements incontournables. Mais lesquels ? La visibilité reste faible quant à ce musée à venir. 42


Pour le père de la pensée des médias qu’était Marshall McLuhan, l’électronique a créé un nouvel environnement, qui a entrainé des changements sociaux et culturels. Et sans doute le numérique n’opère-t-il pas autrement. Ce nouvel environnement technologique bouleverse depuis plus de 20 ans nos expériences les plus quotidiennes. Il a changé notre manière d’être dans le monde. C’est la raison pour laquelle il fournit un point de vue intéressant à partir duquel on peut interroger ce qui met en crise le musée. Bien sûr, on ne peut que louer ce foisonnement de projets, d’ateliers, de réflexions – mais ils traduisent aussi une sorte de malaise. Ils donnent l’impression que le ministère tâtonne dans la nuit obscure pour trouver le chemin à une politique d’envergure, dépassant la simple problématique du numérique. Et le musée paraît être devenu le centre privilégié de ces interrogations.

2 – MIXER LE MUSEE : « ORGANISER UNE INVASION MASSIVE DU MUSEE » C’est dans cet environnement particulièrement propice aux développements les plus ambitieux de la médiation numérique qu’a pu naître un événement aussi révolutionnaire que Museomix.

A - MUSEOMIX L’événement Museomix est né de rencontres entre professionnels de la culture, que ceux-ci se trouvent à l’intérieur ou à l’extérieur des institutions. L’effervescence de manifestations que nous avons évoquées précédemment a au moins eu le mérite de favoriser les échanges de personne à personne, le partage d’expérience et la circulation d’idées.

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http://www.museomix.org Il faut comprendre qu’à la base d’une telle initiative se trouvent une poignée d’individus partageant des affinités de parcours, et toutes convaincues que le musée doit se réinventer. Hors de ce contexte, difficile d’imaginer cet événement qu’est Museomix, un événement qui, pour le consultant Omer Pesquer » était « impossible à penser cinq années auparavant ». Car il s’agit bien d’apporter la révolution au musée. Pour Yves-Armel Martin du Centre Erasme, l’un des fondateurs de l’événement, l’idée de Museomix est la suivante : « Pour changer les musées, il faut une sorte de manifeste – et donc organiser une invasion massive ». 36 C’est donc en 2011 que se tient le premier Museomix. L’idée est la suivante : un musée ouvre ses portes à une communauté de « museomixers » pendant trois jours. Sébastien Magro, du Musée du Quai Branly, explique sur son blog que « le mot d’ordre de Museomix est "Let’s remix museums !". Sur le modèle des hackathons ou des workshops en design, le principe est de faire concevoir à des équipes d’amateurs (au sens, des fans du musées, pas de professionnels rémunérés répondant à une commande), des dispositifs s’appuyant sur des technologies et/ou des pratiques numériques en l’espace de trois jours 37 ». Le nom de « Museomix » exprime directement le désir de « mixer le musée », les œuvres et le savoir scientifique avec les nouvelles technologies. 36 37

Yves-Armel Martin, Centre Erasme (itv juillet 2014) http://dasm.wordpress.com/2013/04/15/qui-sont-les-museogeeks/

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Pour matérialiser l’idée, il faut un lieu qui accepte l’expérience. C’est le Musée de Arts Décoratifs qui, grâce en grande partie à Catherine Collin, responsable du service des publics, ferme ses portes au public pendant trois jours les 11, 12 et 13 novembre 2011, pour offrir un terrain aux museomixers. Le Ministère de la Culture et de la Communication joue pleinement son rôle de soutien, en finançant l’expérimentation. Avec l’équipe du musée, les personnes et collectifs à l’origine de l’événement, vont aussi le piloter à l’intérieur du musée. Il s’agit en 2011 de : - Les membres de la société prestataire Nod-A (dispositifs d’innovation collective) 
; - Samuel Bausson (webmaster du Muséum de Toulouse, créateur du blog Mixeum.net) ; - Julien Dorra (design d’événements créatifs) ; - Buzzeum (agence de communication et stratégie culturelle dirigée par Diane Drubay) ; - Knowtex (média social de la culture scientifique et technique) ; - Erasme (centre d’innovations numériques, dirigé par Yves-Armel Martin). Pendant ces trois jours, des équipes de 3, 4 ou 5 personnes ont pu proposer des systèmes de médiation innovants dans le musée, en s’appuyant sur les nouvelles technologies. Ces petits groupes sont composés de personnes travaillant à la croisée des institutions culturelles du web, du multimédia et du numérique. Ce projet collaboratif d’un nouveau genre a suscité 140 candidatures en ligne sur le site dédié. Soixante participants seulement ont été retenus en fonction de leur profil et de leur motivation.

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La première journée, le vendredi 11 au matin, après une visite du musée, les organisateurs présentent aux participants les technologies mises à leur disposition : smartphones, tablettes tactiles, tables multitouch, puces RFID, mondes virtuels, webnapperons 38, canons à son, découpe laser, imprimante 3D... Certains exposent alors brièvement une idée de projet, à laquelle les museomixers intéressés viennent collaborer. Onze équipes ont ainsi été formées et ont travaillé dans la bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, aménagée pour l’occasion. Durant ces trois jours, les groupes ont été assistés par des « personnes ressources » capables d’optimiser les technologies disponibles. Chaque jour, les équipes doivent également réaliser une vidéo pour faire le point sur l’avancée de leur projet. A la fin des trois journées, le dimanche après-midi, le musée ouvre ses portes au public, qui vient tester les dispositifs créés dans les espaces d’exposition du musée. Au terme de l’expérience, les 11 projets sont déclarés en Creative Commons et peuvent donc être (ré)utilisés non seulement par le Musée des Arts Décoratifs mais par toute institution voulant l’adapter à ses besoins. Le site Museomix recense tous les prototypes créés lors de cette première manifestation : http://www.museomix.org/editions/edition-2011/

Exemple d’un prototype Museomix 2011

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“Le webnapperon reconnait les objets manipulés devant lui et affiche sur un cadre photo les contenus qui y sont associés. Il s'intègre totalement au mobilier de la personne. Il a besoin d'une prise de courant et d'une connexion au réseau. Le webnapperon est une réalisation du Centre Erasme” - http://www.webnapperon.com

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Museomix 2011 crée le buzz dans le monde des musées, et ceux-ci sont un certain nombre à se porter candidats pour d’éventuelles prochaines éditions. Lesquelles ont en effet lieu les années suivantes. L’édition 2012 se déroule aux Musées Gallo-Romains de Lyon ; en 2013 dans six musées, dont quatre en France et deux à l’étranger (le Musée de la civilisation de Québec et l’Ironbridge Gorge Museums de Shropshire en Grande-Bretagne). L’édition 2014, se déroulera comme tous les ans en novembre, cette fois-ci dans huit musées dans le monde (à Nantes, Lille, Saint-Étienne, Arles et Paris pour la France, et à Montréal, Genève, Derby pour l’étranger). De nombreux comités Museomix se mettent en place un peu partout en France et à l’étranger pour expérimenter ce travail communautaire. L’événement dispose actuellement d’un site, d’une groupe Facebook, d’une page Facebook et d’un compte Twitter, auquel s’ajoute un hashtag #museomix. Le projet Museomix est une sorte de prototype, qui évolue et s'ajuste au fur et à mesure de ses éditions, mais aussi des museomixers qui s’en emparent. De fait, la « décentralisation » de Museomix, via les communautés créées en province, a pour effet de démocratiser le mouvement des fondateurs.

B – LES COMMUNAUTÉS MUSEOGEEK Le 17 juin 2014, le Musée des Arts décoratifs a accueilli une rencontre assez confidentielle :

Une soixantaine de personnes, dont un grand nombre de community managers ou responsables numériques des musées, se retrouvent à l’heure dite dans une petite salle au sous-sol des Arts Décoratifs. Il s’agit sans doute pur eux de rompre l’isolement dans lequel ils se trouvent bien souvent dans 47


leurs structures. En fait, la majorité des participants font partie d’au moins une des communautés devant présenter son activité. Tout le monde se connait - à part une quinzaine d’individus venus par intérêt ou curiosité. La majorité des personnes présentes sont donc des convertis de la première heure et partagent la joie de se retrouver.

Rencontre avec les communautés museogeeks, juin 2014

Car Museomix est la partie émergée d’une communauté plus vaste qui se dissimule dans et à la périphérie des musées : les museogeeks. Qui sontils donc ? En avril 2013, Sébastien Magro consacre un des posts de son blog à l’histoire et à l‘identité de cette « communauté dynamique aux contours fluctuants ». Le titre est explicite : « Qui sont les #museogeeks ? » Voici sa réponse à la question : « Les #museogeeks (de muséo, préfixe évoquant le musée et -geeks, suffixe qui fait référence à l’intérêt pour le numérique et les TICE), forment une communauté informelle qui s’est agrégée en France autour de l’été 2011, après de nombreux échanges entre des divers acteurs du numérique au musée. Si mes souvenirs sont exacts, le terme a été forgé autour à l’occasion du "pique-nique numérique" qui s’est tenu en juillet 2011. Il a rapidement été adopté sous la forme d’un hashtag, #museogeeks (ou parfois au singulier #museogeek). Dans cette communauté se retrouvent : des agents d’institutions culturelles ; des professionnels, consultants indépendants et ou en agences ; des étudiants en histoire de l’art, en médiation, en design, en 48


marketing, mais aussi des amateurs de musée dont ces disciplines ne sont pas le métier 39 ». Sans aucune surprise, Sébastien Magro cite quelques événements professionnels qui ont permis la construction progressive de cette communauté : les Rencontres Wikimédia de décembre 2010 consacrées au Patrimoine culturel et au web collaboratif, les Rencontres numériques, organisées par le Ministère de la Culture en mai 2011 à la Gaîté Lyrique et Futur en Seine en juin de la même année. Ces événements ont permis de tisser des liens IRL (In Real Life, c’est-à-dire dans la vraie vie), qui avaient déjà été amorcés par des échanges virtuels. Le « pique-nique numérique » du 6 juillet 2011, organisé par Célia Dehon (aujourd’hui community manger au Centre Pompidou), a définitivement lancé le mouvement et contribué à structurer un groupe.

Pique-Nique numérique de juillet 2011 @Flickr, Audrey Bardon

De ces échanges sont nés quatre initiatives, dont le manifeste le plus visible reste Museomix. Voici une présentation des trois autres :

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http://dasm.wordpress.com/2013/04/15/qui-sont-les-museogeeks/

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Muzeonum

http://www.muzeonum.org/wiki/doku.php Créé en août 2011 à l’initiative d’Omer Pesquer, Muzeonum a pour but d’agréger des ressources autour du numérique au musée. Cette plateforme s’articule autour d’un wiki qui est l’outil central de Muzeonum. Elle fonctionne sur le même principe que Wikipédia, puisque chaque membre peut améliorer ses pages. Le site propose aussi un inventaire de bonnes pratiques, des fiches recommandant des prestataires. Muzeonum est d’abord consulté par les professionnels des institutions, même s’il ne s’adresse pas qu’à eux. On y trouve des réponses à des questions pratiques : comment choisir des tablettes pour son musée ? Quelles sont les solutions techniques, institutionnelles pour tel problème ? Muzeonum propose une veille technologique et une rubrique « emploi ». Enfin, les membres organisent des Rencontres Muzeonum en France mais aussi à l’étranger autour de thématiques. Trois axes de travail sont privilégiés : rassembler ressources et infos pour les membres ; favoriser les bonnes pratiques ; valoriser les métiers du numérique dans les institutions en collaboration avec le ministère. Le projet s’est enrichi d’outils de communication et d’échanges, dont un groupe et une page Facebook, un compte Pinterest collaboratif, un compte Twitter, un hashtag #muzeonum et un groupe LinkedIn. Le groupe Facebook possède de plus de 500 membres. S’y échangent des expériences, de bons plans entre professionnels du numérique dans les musées.

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La carte des #museogeeks permet aux membres de la communauté de se retrouver en France, en Europe et partout dans le monde. Par la suite, des rencontres IRL, programmées tous les deux mois à Paris et ponctuellement en régions, sont venues compléter le dispositif. La création d’une association est en cours, prévue pour l’été 2014. Muzeonum assume le fait de s’adresser en priorité aux professionnels, tout comme le #CMMin.

#CMMin, les community managers des établissements culturels et patrimoniaux http://cmmin.fr Ce groupe apparaît en 2013, à l’initiative cette fois du département de la politique des publics du Ministère de la Culture, qui organise des rencontres entre les community managers des établissements culturels et patrimoniaux. Il s’agit pour le ministère de mieux connaître ce type de personnel. Une enquête est donc menée par Noémie Couillard (que nous retrouvons sur le 51


projet expérimental « Photos-souvenirs » du château de Versailles), et qui est doctorante à l’École du Louvre/UAPV/UQÀM. C’est Florence Vielfaure qui accompagne le groupe au ministère. Là aussi, les #CMMin (« Min », comme Ministère), possèdent un site, un hashtag et un compte Twitter. Le groupe CMMin ne regroupe pas que les « community managers » au sens propre, mais les personnels des pôles numériques ayant en charge des projets multimédias, l’animation des réseaux sociaux (bien sûr), et d’autres responsabilités. On a vu combien était flou le statut et l’appellation de ces professionnels dans l’organigramme des musées.

Un Soir, un Musée, Un Verre

http://legroupesmv.tumblr.com Kristel Fauconnet et Laurent Albaret, tous deux à l’origine de l’initiative, ont eu le désir de créer des occasions hebdomadaires de se retrouver autour d’un verre après la visite d’une exposition. Apparu en août 2011, le SMV s’adresse à toute sorte de public, qu’il s’agisse de professionnels de la culture ou non. Il s’agit d’abord de réunir des amateurs curieux dans différents lieux et de leur proposer un moment convivial autour d’un verre. Pour Kristel Fauconnet, l’objectif est d’abord de « dédramatiser le musée ». Le premier SMV en août 2011 a réuni 6 personnes, puis chaque sortie a rassemblé en moyenne 15 et 20. Certaines visites se font avec la complicité des musées, qui rendent l’entrée gratuite, proposent une visite-conférence ou même de prendre un verre dans ses locaux. Le groupe SMV dispose d’un site internet, mais l’essentiel de son actualité passe par une page Facebook (3500 followers) et un compte Twitter (3700 followers). Chaque soirée possède son hashtag, qui permet aussi de connaître le nombre de soirées déjà organisées (ex : #SMV145 – la 145e sorties des SMV). La communauté s’est organisée en février 2013 en association, qui compte aujourd’hui une centaine d’adhérents. 52


Contrairement aux autres communautés museogeeks, la technophilie n’est pas le centre de ralliement des membres SMV qui tient à ce que son groupe reste ouvert aux simples curieux et amoureux des musées. Bien sûr, son mode de communication très 2.0 l’apparente aux autres initiatives museogeeks.

D’autres projets sont nés de ces communautés museogeeks. On peut citer #jour de fermeture, un hashtag que les musées francophones utilisent les lundis ou mardis, en fonction de leur jour de fermeture au public, pour faire entrer les visiteurs dans les coulisses des musées. Les institutions partagent principalement des photographies de montage, de démontage ou d’itinérance d’exposition, de réaménagement des collections permanentes, mais aussi des informations liées à l’activité au musée lorsque celui-ci est fermé. La créativité et le dynamisme de ces communautés manifestent la vitalité impressionnante des services numériques de certains des grands (bien souvent) établissements culturels. Le Ministère de la Culture, qui accorde une grande attention au développement numérique innovant culturel, stimule et encourage ces initiatives, qui aident les professionnels à promouvoir et à intégrer le numérique dans leurs institutions – et apparemment, il y a du travail !

C – CRISE DE CROISSANCE ? Néanmoins, plus la communauté museogeek grandit, plus les positionnements « idéologiques » pour ainsi dire, divergent. Omer Pesquer de 53


Muzeonum évoque « une crise de croissance ». Ce qu’il nomme ainsi, c’est le succès rapide, peut-être trop rapide, qu’a remporté l’armée des museogeeks sur le terrain des institutions. Museomix est sans doute l’initiative où les dissensions sont les plus vives. Le problème se pose en termes structurels. Les communautés s’agrandissent, et en devenant plus nombreux, leurs membres développent des positions dissidentes. Qui détient le pouvoir ? La bonne définition ? Ces questions sont cruciales pour des communautés qui se sont construites dans l’idéal collaboratif du web 2.0. Tout leadership est forcément vécu comme une trahison et une déviance. Ce mouvement jeune, né en 2011, vit en 2014 la crise de toutes les organisations qui doivent affronter le succès. Les museogeeks ont obtenu, dans une certaine mesure, une reconnaissance. Celle-ci se manifeste par une « institutionnalisation » des communautés qui se voient, pour la plupart, « contraintes » de prendre le statut juridique d’association loi 1901 (Muzeonum, SMV, Museomix). Ce statut permet de simplifier les démarches auprès des institutions pour organiser une visite, une réunion. Il permet aussi de recevoir des aides publiques pour développer des actions. Ce passage d’une communauté idéale à un statut juridique officiel traduit une nécessité administrative, un « retour au réel », qui force les membres à adopter le langage de leurs interlocuteurs institutionnels. Mais ce lien « officiel » aux institutions pose problème, un problème que l’on pourrait qualifier de moral à certains membres de ces communautés issues du web et nourries de ses valeurs. Les museogeeks des institutions culturelles sont naturellement les premiers visés, puisqu’ils occupent de postes - sinon de pouvoir – au moins de prestige. Ce qui est en partie injuste, puisqu’ils sont aussi ceux qui portent le message numérique dans des lieux qui ne leur sont pas que favorables - la culture-musée est on ne peut plus étrangère à l’horizontalité du web 2.0. Claire Séguret, de SMV, marque bien cette défiance d’une partie des membres de ces communautés participatives à l’égard de cette reconnaissance institutionnelle accordée aux professionnels en place. Ellemême travaille pourtant au sein du musée de Cluny. Elle déclare pendant la soirée du 17 juin : « La particularité de SMV, c’est de rester hors institution, ouvert à tous. On ne veut pas être pourvoyeur de communautés pour les institutions. Ce que nous proposons, ce n’est pas le principe de la visite augmentée où l’on rencontre d’autres professionnels, où nous organisons des visites entre nous avec un conservateur ». 54


Une question rôde néanmoins. La crise de croissance, l’engouement museogeek, ne doit pas masquer que ce mouvement ne concerne que très peu d’individus, même si on peut la qualifier sans exagération d’avantgarde.

3 – L’AVANT-GARDE NUMERIQUE FACE A SES PARADOXES A – LA LIMITE DE L’EXPERIMENTATION : UNE MULTIPLICITE DE PROTOTYPES SANS DESTIN ? Les rencontres numériques sont essentiellement émaillées d’interventions où les musées (ou prestataires) présentent leurs dispositifs innovants devant une assemblée de professionnels émerveillés. Tous utilisent souvent les technologies les plus pointues, tel le drone d’Arlaten 40 ou le mur de twitts de l’édition Monumenta 2014 consacrée au travail des artistes russes Kabakov 41. Le modèle de ces dispositifs, c’est celui du prototype. L’innovation suppose souvent cette production d’objets solitaires et exceptionnels - et bien souvent inexploitables et « indéclinable »s (faute de moyens, faute de stratégie de développement). Mais répéter, ce n’est plus innover. Et dans un secteur où la technologie se renouvelle sans cesse, reprendre un dispositif implique déjà n’être plus dans la course. Car une course à l’événementiel existe. Mais qui concerne-t-elle vraiment à part les établissements et les professionnels qui les mettent en place ? On peut s’interroger sur la raison de cet engouement des musées pour ces innovations éphémères, qui ont un coût, et dont les « effets » de médiation auprès du public ne sont pas souvent évalués. L’absence de réflexion quant à leur pérennisation pose aussi problème. Le Centre Erasme fait figure d’exception, puisque son Muséolab expérimente des dispositifs qui seront susceptibles d’être mis en œuvre dans le futur Musée des Confluences. Mais, fait exceptionnel, les concepts développés dont l’objet d’un retour d’expérience et donc de tests d’évaluation : 40https://www.facebook.com/museedepartementaldethnographie.arles/posts/64244881912

6009?ustart=1 41 http://www.grandpalais.fr/fr/article/monumenta-kabakov-le-guide-lapplication-mobile

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“La veille et les retours d’expérience permettent de développer un « vocabulaire » muséographique, d’identifier des briques technologiques structurantes et de confronter à la pratique les fausses bonnes idées ou les concepts qui ne fonctionnent pas. 42” Il faut d’ailleurs remarquer que le Centre Erasme se distingue, puisque l’édition Museomix 2012 organisée au Musée Gallo-romains de Fourvière, a fait l’objet d’un rapport d’évaluation 43. Néanmoins, à notre connaissance, il n’existe pas d’études sur la réutilisation de dispositifs innovants élaborés lors de Museomix ou plus largement lors d’expositions ou d’événements temporaires. C’est en effet Museomix qui prête sans doute le mieux le dos à la critique. Un des développements possible du site de Museomix pourrait consister en un retour des utilisateurs des prototypes proposés lors des manifestations. La chercheuse Gaëlle Lesaffre 44, comme Yves-Armel Martin du Centre Erasme, souligne les apories de l’événement. « Museomix implique la participation gratuite des museomixers qui créent donc pendant trois jours des dispositifs sans recevoir de rémunération. Selon ce modèle, le musée ne paie pas le développement, mais peut profiter des prototypes 45». Mais la critique la plus sévère vient comme souvent de l’intérieur de la communauté. Gonzague Gauthier, du Centre Pompidou, assiste au lancement de Museomix 2012, et écrit un long post critique sur son blog Véculture 46. Ce n’est pas le lieu de détailler son article passionnant et sans concession, mais il dénonce plusieurs déviances de Museomix : - les musées attendent de l’événement une expertise leur permettant de résoudre leurs problèmes de médiation ; - la gouvernance de Museomix reproduit celle des musées, et ses organisateurs ne partagent pas de vision commune, ce qui donne

http://www.erasme.org/-museolabhttp://www.museomix.org/wp-content/uploads/2013/06/rapport-inmediats.pdf 44 Entretien du 23 juin 2014 45 Entretien du 28 juillet 2014 46 http://gonzagauthier.wordpress.com/2012/08/27/que-pouvons-nous-faire-de-museomix/ 42

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l’impression d’une « anarchie politique » qui n’a plus rien de l’esprit collaboratif affiché. Le problème intrinsèque de l’expérimentation est évidemment de se heurter à l’échec. Mais c’est aussi en analysant les raisons de l’échec d’un dispositif que celui-ci peut devenir mature et trouver un déploiement efficace. En fait, critiquer l’expérimentation numérique au musée, c’est comme critiquer les premières tentatives d’envoyer des fusées dans l’espace. Selon un principe de la sagesse Shadock : « Plus ça rate, plus on a de chance que ça marche ». Un des exemples de ratage le plus exemplaire de ces derniers mois est sans doute celui du site du Centre Pompidou. Porté par Gonzague Gauthier, et voulu par le président de l’établissement Alain Seban, le nouveau site devait mettre en œuvre les principes du web sémantique. L’idée était, en quelque sorte, de prendre exemple sur le « white tube » des galeries d’art, où tout le monde viendrait participer à l’élaboration du contenu. L’idée consistait en effet à ce que le public participe à l’éditorialisation - mais les choix techniques imposent des formes préétablies - et donc une éditorialisation de facto. Au final, le site est sorti avec deux ans de retard, en raison des problèmes de droits d’auteur dont devait s’acquitter le musée. Mais l’échec véritable réside dans une interface difficile à pratiquer pour le visiteur. Le moteur de recherche donne accès à une infinité de données où il se perd. Les informations pratiques restent, quant à elles, déraisonnablement placées au second plan. L’idéal d’un site co-construit avec les publics s’est perdu en chemin. Est-ce pour autant un échec total ? Certainement pas. Le web sémantique trouvera sa voie vers le grand public. Et le site du Centre Pompidou peut-être aussi. Un autre bon exemple est celui de la Communauté Louvre. En créant ce projet en 2010 avec le concours d’Orange, l’équipe du Louvre comptait sur une auto-gestion des membres de la communauté, en se reposant sur le fait que « le Louvre est un réseau social à lui tout seul” (Anne-Myrtille Renoux) 47. Or, la communauté ne s’est pas gérée toute seule, et certaines demandes des questions n’avaient pas été anticipées, comme le désir de poser des questions aux conservateurs. D’autre part, trop peu d’œuvres avaient été mises à disposition pour permettre aux gens de composer des collections : 47

Intervention, lors des Rencontres numériques 2011

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1400 seulement. L’expérience de la Communauté Louvre a dû s’interrompre. L’échec ici réside plutôt dans une absence de stratégie lors de la conception : non, le web 2.0 ne « marche » pas tout seul, car in nécessite une animation efficace. Pourtant, l’analyse de la demande était correcte. La demande d’un tel espace de communication et d’échange existe bien. A l’opposé, il existe des succès remarquables dans le domaine du numérique culturel innovant. C’est la cas de Monet 2010 48 ont permis de tester les ARG (Alternate Reality Games) dans le contexte d’une exposition. L’expérience proposait des jeux transmédia sur plusieurs plateformes, des espaces collaboratifs avec des énigmes à résoudre à plusieurs et une ambiguïté de l’ancrage fiction/réalité (« faintises »). D’autres expériences innovantes ont pu s’appuyer sur cette première tentative, comme par exemple les « Jeux de la Basilique » 49 à Saint-Denis en 2012. Donc, tout dispositif n’est pas pertinent, mais il est parfois difficile d’anticiper son succès ou son échec. Une réflexion en amont est tout de même nécessaire pour saisir tous les tenants et aboutissants : analyse du public, du média envisagé, problématique récurrente des droits d’auteur, etc.). Mais il faut attendre le retour sur les expériences menées avec un esprit optimiste – car souvent la réception, l’appropriation du dispositif est difficile à prévoir. Attendons donc avec curiosité ce que va donner les expériences menées actuellement, comme celle du drone du musée Arlaten ou le développement du site « Photo-Souvenir » qui a lieu au château de Versailles.

B - UNE MINORITE « TENDANCE » Mais il ne faut pas se voiler la face. Les expériences numériques innovantes dans les musées sont mises en place par des museogeeks essentiellement à destination… des museogeeks. Les technophiles et autres geeks forment une partie assez réduite de la population, mais une minorité d’avant-garde. C’est en observant ses comportements que les devins du futur essaient de prédire les usages de demain. Il s’agit ni plus ni moins que d’une prospective

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http://www.conseil-creation-artistique.fr/4.aspx?sr=6 http://www.armaghia.fr/projets/ghost-invaders-les-mysteres-de-la-basilique/

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du public, inspirée des méthodes du marketing, qui devrait (et est bien souvent effectivement), invoquée ici. Tel est le dessein qu’Henry Jenkins s’assigne dans son livre, La Culture de la Convergence 50. L’ouvrage développe d’abord une analyse des stratégies marketing des marques d’aujourd’hui. Les « consommateurs » qu’il se propose d’étudier correspondent aux « fans » et aux « geeks » au sens large soit une partie de la population dont les comportements ne sont pas (encore) adoptés par la majorité. Mais l’analyse du marché doit toujours avoir une longueur d’avance. Et dans son ouvrage, Jenkins décrit l’idée qu’il se fait de ces consommateurs du futur. Voici comment Jenkins décrit ces « adopteurs précoces » : « Ce sont des gens qui ont un accès privilégié aux nouvelles technologies et maîtrisent les compétences nécessaires pour participer pleinement à ces cultures nouvelles et ces nouveaux savoirs. Je ne crois pas que ces pratiques demeureront les mêmes à mesure que progresseront l’accès et la participation. L’extension de celle-ci provoquera forcément de nouveaux changements. Pourtant, aujourd’hui encore, c’est en examinant l’expérience de ces pionniers, de ces premiers habitants, pourrait-on dire, qu’on peut le mieux comprendre la culture de la convergence. 51 » Nous reviendrons sur ce que Jenkins appelle la « culture de la convergence », et comment ce concept imprègne la manière dont on analyse aujourd’hui la société et ses évolutions – mais aussi comment le monde de la culture s’en est emparé. Toutefois, ce qu’il faut retenir ici, c’est que les museogeeks, producteurs et récepteurs des dispositifs numériques innovants, sont les précurseurs d’une nouvelle génération de visiteurs et d’une nouvelle vision du musée.

C – DEMOCRATISATION CULTURELLE ET NUMERIQUE CULTUREL A la lumière de cette analyse, on voit comment la principale mission assignée au musée est - tout en étant officiellement visée - totalement esquivée. Il s’agit bien évidemment des objectifs de démocratisation culturelle. 50 51

Une présentation du livre de Jenkins est proposée dans la 2e partie de ce mémoire. La Culture de la Convergence, Henry Jenkins, Armand Colin, 2013 - p 43

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Là encore, partons de l’aveu qu’Henry Jenkins glisse à la fin de son livre : « Il me faut reconnaître que tous les consommateurs n’ont pas également accès aux ressources et aux compétences nécessaires pour pouvoir participer pleinement aux pratiques culturelles examinées dans ce livre. De plus, le fossé numérique suscite des craintes en termes de participation. 52 » On peut certes de moins en moins parler de fracture ou de « fossé » numérique (Jenkins a écrit son livre en 2006 53 ). Lors des Rencontres nationales Culture & Innovations organisées par le CLIC en janvier 2014, Raphaël Berger de l’IFOP présentait une étude récente portant sur les Français et le numérique : équipements et usages 54.

Cette étude montre que les Français sont bien équipés : 78% (40,5 millions) possèdent par foyer un ordinateur fixe ou portable, 52% (27 millions) au moins un smartphone, 22% (11 millions) une tablettes. Contrairement à la tendance des visiteurs asiatiques ou anglo-saxons, les Français visitent les musées en y apportant plutôt un smartphone qu’une tablette. Mais les mobinautes (smartphone connecté) ne sont que 37% et les tablonautes 21% - ce qui est peu si on attend que le public utilise aujoud’hui son propre matériel au musée (tendance « bring your own device »), mais ce qui sera sans doute le cas demain. En effet, les smartphones et tablettes sont de plus en plus utilisées pour des recherches spécifiques, en particulier pour accéder à des informations pratiques (horaires, etc.). Viennent ensuite la recherche d’idées pour sortir (quel musée en famille ?) et la demande de localisation. L’IFOP La Culture de la convergence, p 42 Mais il n’a été traduit en français qu’en 2013 (Armand Colin) 54 http://www.club-innovation-culture.fr/wp-content/uploads/Présentation-IFOP-CLIC-DEF_29_01_2014.pdf 52 53

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prédit la démocratisation de l’internet mobile et la progression des pratiques mobiles. En bref, l’internet mobile est en passe de devenir la norme. Ce qui est une bonne nouvelle pour les dispositifs numériques qui nécessitent souvent le matériel du visiteur et sa connexion internet.

Du côté des réseaux sociaux, les inscriptions continuent à progresser, notamment sur Facebook depuis 2009. On compatit 1,9 millions de Français inscrits sur un ou plusieurs réseaux en 2009 ; ils sont 4,5 millions en 2013. Par contre, on l’avait déjà signalé, on s’inscrit souvent mais on n’y fait rien. Facebook et You Tube sont les plus connus. Facebook le plus utilisé. Mais Twitter est très peu utilisé malgré sa notoriété. Les Français sont donc bien équipés, mais n’ont pas forcément le désir et/ou la compétence pour utiliser toute la panoplie de nouveaux dispositifs dont ils disposent. L’hypothèse de Jenkins - comme celle des museogeeks et des institutions qui encouragent l’innovation - est donc qu’un jour des usages minoritaires deviendront ceux de la majorité. Le problème restant la difficulté à anticiper la rapidité avec laquelle le public va s’approprier la technologie – et quels chemins nouveaux, pas toujours prévisibles, celle-ci va emprunter 55. L’argument des musées qui investissent les réseaux est souvent la doctrine suivante : « Il faut aller chercher le jeune public et les jeunes adultes (15-25 ans) avec les nouvelles technologies ». Souvent invoqué, répandu dans les musées, cet argument est-il valide ? Les musées vont-ils devenir plus séduisants pour les jeunes parce qu’ils utilisent les technologies qu’ils Pour une analyse élargie à la sphère anglo-saxonne, voir l’étude de 2013, commanditée par le Victoria&Albert Museum http://www.vam.ac.uk/blog/digital-media/museum-visitorsusing-mobile 55

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maîtrisent ? Faudrait-il qu’ils parlent aussi leur langage, mais qu’avant tout il leur soit connu et désirable… On y reviendra.

Le chercheur Antoine Courtin a développé un outil statistique permettant d’analyser les actions des community managers, en comptabilisant et en sourçant par exemple les twitts et RT (re-twitts) de manifestations, telles que #MuseumWeek. Sa conclusion est que la majorité des twitts émanent des CM (20 museogeeks), tandis que le public du réseau social se contente de RT 56.

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http://museumweek.antoinecourtin.com/home.html

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En tout cas, une démocratisation culturelle vue à travers le prisme salvateur d’une médiation numérique innovante, reste sans doute illusoire – d’abord parce par principe l’expérimentation (quel que soit le secteur envisagé) ne concerne qu’une frange mineure de la population. Cet objet de démocratisation culturelle est d’ailleurs balayé de manière lapidaire par une des membres de Museomix venue présenter l’événement aux Arts Décoratifs le 17 juin : « Museomix n’a pas vocation à s’adresser au grand public : c’est la mission du musée. C’est le musée qui le prend en charge, qui accueille ».

 Cette partie a permis d’explorer le contexte favorable dans lequel l’innovation numérique culturelle trouve ses conditions de possibilités. On voit dans les musées l’émergence décisive d’une nouvelle génération, dotées de compétences numériques très pointues, en vielle technologique continue et porteuse de valeurs propres à renouveler la vision et l’usage du musée. Gonzague Gauthier finit sa longue lettre désillusionnée sur son expérience de Museomix par le rappel de ce que doit ou plutôt devrait être à son sens cet événement : « Pour moi, Muséomix est un grand mouvement de prise de conscience collaborative du pouvoir que les cultures numériques peuvent avoir sur les musées. Mais à la lumière de ce que j’ai pu écrire plus haut, l’événement n’incarne pas encore ce possible. 57 » Cette phrase, qui est centrale pour notre étude, ne décrit pas, comme la vulgate le dit, une révolution numérique, mais plaide pour une prise de pouvoir (le mot est là) plus globale, portée par les valeurs de la « culture numérique ». Cette culture émergente mixe technologies, valeurs collaboratives-contributives et « culture légitime ». Il s’agit maintenant de comprendre ce mouvement transgressif (sans être pour autant agressif) qui s’introduit, par le moyen d’une effraction à demiconsentie, dans le lieu par excellence de la culture classique : le musée. 57

http://gonzagauthier.wordpress.com/2012/08/27/que-pouvons-nous-faire-de-museomix/

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2 – UNE NOUVELLE CULTURE : LES CULTURES NUMERIQUES IMPORTENT LEURS VALEURS AU MUSEE Ce que les museogeeks apportent au musée, ce n’est pas seulement ce pour quoi ils ont été recrutés : animer les réseaux sociaux, booster la communication, etc. Leur travail consiste certes à aller piocher dans les différents services (médiation publics, conservations) de quoi alimenter les contenus éditorialisés qu’ils mettent en ligne. On pourrait aussi penser que leur expertise du web pourrait les rendre assez réfractaires à la culturemusée. Mais ce n’est pas le cas. Les museogeeks ne sont pas de simples transmetteurs techniques. Ils aiment le musée, les contenus du musée. Ce que le musée ignorait peut-être, c’est qu’en les faisant entrer par la petite porte, il a introduit dans ses murs une nouvelle culture : la culture technophile geek, certes, mais plus largement l’idéologie diffuse qui imprègne les médias sociaux. Le community manager 58 est un cheval de Troie très peu virtuel grâce auquel débarquent les cultures numériques, ses pratiques et ses valeurs. La révolution ne survient pas sous la forme d’une innovation technologique concernant les outils de médiation. Car une invasion de dispositifs numériques n’est pas à soi seule susceptible de mettre en danger le musée et ses hiérarchies. La présence d’une borne multimédia dans une salle consacrée au mobilier du 18e siècle peut agacer les conservateurs. Mais elle ne remet en question ni leur pouvoir, ni la culture scientifique qui règne dans les lieux. La révolution dont on parle ici est née avec les nouvelles technologies (NTIC), mais elle n’est révolution que parce qu’elle vient bouleverser l’ordre ancien pour essayer moins d’imposer que d’introduire une autre culture. Car la révolution est bien d’ordre culturel. La technologie n’est qu’un élément favorisant ce grand mouvement idéologique. Telle est en tout cas la thèse d’un des gourous des museogeeks, dont le nom revient sans cesse dans les entretiens menés avec les museogeeks ou leurs articles : Henry Jenkins 59. Les thèses de Jenkins (et d’autres bien entendu) ont largement inspirés les museogeeks, qui produisent dans leurs blogs de

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Au sens large, tel que nous l’avons décrit dans la première partie (I-1-B) Nous explorerons ce corpus un peu plus loin (II-2)

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nombreux textes-manifestes, des analyses « in process » pour tenter de penser leurs expérimentations ou leurs initiatives quasiment en temps réel. Ce qui est intéressant c’est qu’on voit naître et grandir un mouvement, porté par somme toute peu d’individus, mais dont la vitalité fait effraction dans l’univers feutré des musées. Des voix s’élèvent, un nouveau langage se fait entendre, qui proposent une nouvelle vision des institutions et des publics.

1 – MUSEOGEEKS RISING – LES ORIGINES A - UNE BIBLE MUSEOGEEK : LA CULTURE DE LA CONVERGENCE, HENRY JENKINS Dans l’introduction qui précède l’édition française de La Culture de la Convergence, le sociologue Eric Maigret, spécialiste des médias, décrit le livre de Jenkins comme un « vaisseau amiral », « peut-être l’ouvrage le plus important consacré aux transformations de la culture à l’âge numérique »60.

Henry Jenkins à Paris pour une conférence en 2012

C’est donc tout naturellement que nous allons commencer par présenter les thèses principales du livre d’Henry Jenkins, paru en 2006 aux Etats-Unis et traduit (tardivement) en 2013 en France. Il ne s’agit évidemment pas d’en 60

La Culture de la Convergence, Préface (Armand Colin, 2013)

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proposer une description exhaustive, mais d’en extraire les grands concepts qui ont pu inspirer les museogeeks, et plus largement les communautés numériques. Il est d’abord important de signaler que Jenkins n’est pas un penseur de la culture, ni un homme des musées. L'auteur enseigne au prestigieux MIT (Massachussets Institute of Technology) comme spécialiste des médias. Le point de départ de ses réflexions réside dans son expérience personnelle d ‘aca-fan (academic fan) - c'est-à-dire un fan de culture populaire, qui participe en tant que tel à des communauté de fans. Le champ de ses recherches concerne donc la culture populaire américaine. Son objectif est donc d’analyser les liens complexes qui se nouent entre les producteurs des industries culturelles et les publics/communautés de fans qui se réapproprient ces produits (séries, dessins animés, films, jeux vidéos, etc.). Les enjeux soulevés sont ceux inhérents aux stratégies marketing des marques. Jenkins étudie les contre-stratégies que mettent en place les communautés pour les contourner et créer librement des contenus nouveaux, en prenant pour source d’inspiration les univers créés par ces industries. Et c’est à cellesci que Jenkins s’adressent en priorité. Pour lui, la culture fan est aussi un laboratoire de pratiques qui vont ensuite être intégrées par un plus large public. Jenkins définit lui-même les limites de son champ d’analyse, a priori étranger à celui qui nous intéresse ici : « Je veux montrer comment la pensée de la convergence est en train de transformer la culture populaire aux EtatsUnis » 61. Son livre prend donc appui sur des films (Star Wars, Matrix), des shows de télé-réalité (Survivor, American Idol), des livres grand public (Harry Potter). Une question se pose immédiatement : comment les museogeeks ont-ils pu trouver dans cet ouvrage une source d’inspiration, puisque les musées se trouvent aux exacts antipodes des logiques propres aux industries culturelles ? Son analyse ne s’adresse en effet pas à la sphère des institutions à but nonlucratif, mais aux industries culturelles et à leurs services marketing. Il serait donc légitime de s’étonner que son livre soit devenu une référence essentielle pour les museogeeks. Les geeks reconnaissent dans les analyses 61

La Culture de la convergence, p31

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de Jenkins certaines de leurs œuvres fétiches : Star Wars, Matrix. Et si les geeks et les consomm’acteurs de la culture de la convergence partagent une chose en commun, c’est bien une capacité à se réapproprier les objets que le monde marchand leur propose. On ne peut donc finalement pas s’étonner que les museogeeks ne retiennent de Jenkins que les concepts qui peuvent leur servir d’outils. De plus, les thèses du professeur du MIT dépassent les simples enjeux du marketing pour s’emparer d’un sujet bien plus vaste : celui d’un changement médiatique et culturel mondial. Ce qui ne peut que conforter les museogeeks dans l’intuition que si la culture change, elle change d’abord dans les lieux où elle se trouve le plus chez elle : les musées.

LA CONVERGENCE MEDIATIQUE On ne peut faire abstraction de présenter le point essentiel de l’analyse de Jenkins : qu’est-ce que cette « culture de la convergence » qu’il oppose à l’idée de « révolution numérique ». « Dans les années 90, la rhétorique de la révolution numérique à venir se fondait sur l’hypothèse implicite que les nouveaux médias allaient remplacer les vieux médias, que l’Internet remplacerait la télévision, et que les consommateurs auraient accès plus facilement aux contenus médiatiques qui les intéresseraient personnellement. 62 » Jusqu’à l’éclatement de la bulle internet au début des années 2000, on croyait que les anciens médias de masse allaient voir leur public s’effondrer et qu’ils étaient voués à disparaître au profit d’une « box », une « boîte noire », comme l’appelle Jenkins, où le consommateur aurait accès à tous les contenus souhaités. Pour Jenkins, il n’y a pas et il n’y aura pas une telle « boîte noire » : « Si le paradigme de la révolution numérique reposait sur l’hypothèse que les nouveaux médias allaient remplacer les anciens, le paradigme de la convergence repose sur l’hypothèse que les médias anciens vont interagir avec les médias nouveaux de façon plus complexe. 63 »

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La Culture de la convergence, p 25 La Culture de la convergence, p 25

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C’est de cette conviction que la boîte noire « uni-médiatique » n’existera jamais que Jenkins salue l’émergence d’une nouvelle culture médiatique : « Bienvenue dans la culture de la convergence, là où entrent en collision anciens et nouveaux médias, où se rencontrent les médias élaborés par le bas et les médias commerciaux, où les pouvoirs du producteur et du consommateur de médias interagissent de manière imprévisible64. Au cœur de ce changement, Jenkins souligne l’importance du numérique qui favorise la circulation et la multiplication des contenus en les détachant, en les libérant de leur média d’origine. Autrefois, chaque média (télévision, journal, radio, cinéma, bande-dessinée) possédait des marchés différenciés. Les nouvelles technologies de la communication permettent aujourd’hui au même contenu de circuler sur différents réseaux (web, papier, radio, chronique télé, etc.) et de prendre des formes différentes pour le récepteurconsommateur. Cette transformation de la circulation des contenus médiatiques implique aussi un changement de comportement du public. Pour Jenkins le phénomène de la « convergence » a donc changé la manière dont nous consommons les médias. Par exemple, un adolescent peut en même temps écouter de la musique sur son Ipod, surfer sur le web sur son ordinateur, télécharger des fichiers, chatter avec un ami, feuilleter un BD et regarder du coin de l’œil une série à la télé. « Par convergence, j’entends le flux de contenu passant par de multiples plateformes médiatiques, la coopération entre une multitude d’industries médiatiques et le comportement migrateurs des publics des médias qui, dans leur quête d’expérience et de divertissement qui leur plaisent, vont et fouillent partout. » Que vont retenir les museogeeks de la convergence médiatique de Jenkins 65 ? Essentiellement deux choses. L’idée d’un flux de contenu migrant d’un média l’autre - et qui permet le récit transmédia (autre concept de Jenkins). Et l’idée d’un changement de comportement du public (appliqué à celui du musée) : le public est devenu volatile, il faut lui proposer des La Culture de la convergence, p 22 La notion même de « culture de la convergence » devrait faire l’objet d’une approche critique approfondie. Mais tel n’est pas notre sujet. 64 65

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expériences nouvelles, prendre en compte ses désirs – donc l’écouter et communiquer avec lui.

L’INTELLIGENCE COLLECTIVE Ces nouveaux consommateurs/publics curieux et actifs nous conduisent au second concept qui définit la culture de la convergence pour Jenkins : celui de « l’intelligence collective ». Il emprunte l’expression au philosophe français Pierre Lévy 66. Ce dernier a développé au début des années 90 une vision idéaliste de l’internet, que permettait l’époque : « Toute prise de contrôle par un petit groupe de ce qui procède de tous, toute fixation d'une vivante expression collective, toute évolution vers la transcendance annihile immédiatement le caractère angélique du monde virtuel, qui choit alors immédiatement dans les régions obscures de la domination, du pouvoir, de l'appartenance et de l'exclusion ». On notera d’ores et déjà que l’idéalisme à l’œuvre dans cette citation de Lévy (malgré un champ lexical dénotant une forte imprégnation de la pensée des années 60-70), résonne favorablement dans les oreilles des museogeeks et des communautés numériques d’aujourd’hui. Jenkins, quant à lui, tire une version édulcorée de cet angélisme supposé des acteurs du web – puisque son approche « à l’américaine » est axée sur une analyse ne diabolisant nullement le capitalisme et les valeurs commerciales. Pour lui, l’intelligence collective veut d’abord dire que la consommation des produits des industries culturelles est prise dans un processus d’élaboration collective. « Personne ne peut tout savoir ; chacun de nous sait quelque chose ; et il est possible de réunir tout cela en mettant nos ressources en commun et en associant entre elles nos compétences. L’intelligence collective peut être définie comme une source alternative de pouvoir médiatique. Nous apprenons à faire usage de ce pouvoir à travers nos interactions quotidiennes dans le cadre de la culture de la convergence. 67 » Cette phrase reste un peu nébuleuse. Mais certains de ses éléments sont séduisants. Disons que pour les museogeeks, le concept d’intelligence

L'intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Pierre Lévy, La Découverte, Paris 1994 67 La Culture de la convergence, p 23 66

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collective trouve sa résonance la plus convaincante dans le projet Wikipédia - qui se définit lui-même ainsi : « Wikipédia est un projet d’encyclopédie collective établie sur Internet, universelle, multilingue et fonctionnant sur le principe du wiki 68. Wikipédia a pour objectif d’offrir un contenu librement réutilisable, objectif et vérifiable, que chacun peut modifier et améliorer. 69 » Pour Jenkins, l’intelligence collective à l’œuvre dans les pratiques de la culture populaire influence déjà d’autres domaines plus « sérieux », comme « la religion, l’éducation, le droit, la politique, la publicité et même l’armée ». Le museogeek peut interpréter cette hypothèse ainsi : les musées, dont les murs enserrent et protègent ultimement la culture légitime, sont appelés eux aussi à s’ouvrir sur cette fabrication désormais collective du sens. Quant à la communauté Muzeonum, elle se retrouvera sans peine dans cette phrase de Jenkins : « Les communautés de savoir se forment autour d’intérêts intellectuels mutuels ; leurs membres travaillent ensemble pour forger un nouveau savoir, souvent dans des domaines où n’existe aucune expertise traditionnelle ; la recherche et l’évaluation des connaissances sont à al fois collectives et conflictuelles. »70

LA CULTURE PARTICIPATIVE Le troisième pilier de la pensée de la convergence peut se résumer dans l’expression « culture participative », laquelle s’oppose à l’idée commune de la passivité du spectateur-consommateur. Pour Jenkins, les cartes sont aujourd’hui rebattues entre producteurs et récepteurs, selon les règles d’un jeu encore difficile à comprendre. Même si « tous les participants ne sont pas égaux au départ », la règle implicite du participatif est que tout le monde participe ou peut participer : ainsi l’exige l’utopie démocratique de la communauté des fans, assez « wiki » est un terme hawaïen signifiant « vite ». Un wiki est un site web dont les pages sont modifiables par les visiteurs, ce qui permet l'écriture et l'illustration collaboratives des documents numériques qu'il contient. 68

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La Culture de la convergence, p 39

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semblables à celle des communautés numériques. Chacun participe à des degrés différents, voilà tout. Jenkins s’appuie pour analyser la culture participative sur Star Wars, la fameuse épopée de George Lucas. Il montre combien les jeux et les films produits par les fans modifient activement la mythologie de Lucas, et revitalise le « vieux processus de la culture populaire, en réaction au contenu de la culture de masse ». Là aussi, en transposant cette phrase à notre problématique, on voit combien cet esprit participatif vient de plus en plus, grâce à la complicité interne des museogeeks, se jouer des discours et plus globalement des contenus élaborés par le musée. Terminons cette présentation succincte de la pensée de Jenkins par cette dernière citation résumant sa position : « La convergence ne doit pas être entendue comme une un processus technologique qui rassemblerait les multiples fonctions médiatiques dans un seul appareil. La convergence est au contraire, un changement d’ordre culturel : les consommateurs sont encouragés à rechercher de nouvelles informations et à établir des connexions entre des contenus médiatiques dispersés. 71 »

On comprend maintenant mieux les notions-clés qui ont retenu l’attention des museogeeks dans le livre de Jenkins : convergence, intelligence collective, participation. Comment ces notions vont-elles trouver leur chemin dans l’espace du musée ? C’est ce que nous verrons à travers les textes produits par les museogeeks 72.

B – COMPRENDRE LA CULTURE GEEK Il semble indispensable à ce stade, et dans l’idée de comprendre cette nouvelle culture numérique, de définir plus précisément ce qu’est la culture geek.

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La Culture de la convergence, p 23 Voir plus loin : II-2

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Rappelons d’abord que les museogeeks sont souvent imprégnés de la culture-musée. Ils ont souvent un parcours universitaire diversifié, alliant sciences de l’information et histoire de l’art (ou littéraire, philosophie, etc.). Certains sont passés par l’Ecole du Louvre. D’autres ont des parcours beaucoup plus singuliers. Avant d’être webmaster, Samuel Bausson a fait des études d’ethnologie en Arizona. Omer Pesquer a un diplôme en informatique industrielle et en électrotechnique ; il a travaillé pour des auteurs de BD et de science-fiction, avant de se rapprocher des musées. Laure Pressac a fait l’essentiel de sa carrière comme consultante marketing à Cap Gemini avant d’arriver au CMN. Mais ils sont tous, de manière évidente, « muséo-compatibles ». Néanmoins, leurs références viennent parfois aussi d’ailleurs : du jeu vidéo, de la bande-dessinée, des séries télévisées, de la littérature de science-fiction, etc. Autant de « mauvais genres » - éventuellement tolérés pour le public enfant – qui, aux yeux de beaucoup de conservateurs et même de médiateurs, ne doivent pas franchir la porte du musée. La culture geek développe une vision du monde qui passe par la technologie, et aujourd’hui la technologie numérique. Si l’on veut, Jules Verne est le premier geek, parce que son imagination prend sa source dans le machinisme du 19e siècle. Un geek d’aujourd’hui n'est pas d’ailleurs forcément un grand consommateur de technologies. Il regarde un monde recréé au travers du prisme technologique. Le numérique lui offre des possibilités d’assemblages nouveaux et de narrations semble-t-il sans limite – car c’est un rêveur qui aime voyager dans certains types d’univers imaginaires (liés au futur, mais aussi au passé), qui ont pour lui la même valeur que le monde réel. Une vision du monde à travers le prisme numérique ; un goût pour les nouvelles technologies et les mondes imaginaires : voilà comment se reconnaît un geek. Un jeune docteur en sciences de l’information et de la communication, David Peyron, a consacré en 2013 un ouvrage à la Culture Geek, dont il annonce la prochaine domination : « Ce que l’on qualifie de culture geek n’est finalement que la partie émergée de cette évolution globale de la culture populaire contemporaine. 73 »

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Culture Geek, David Peyron, Editions Fyp, 2013, p 16

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Les œuvres fondatrices de la culture geek ne correspondent pas à celles autour desquelles se fédèrent les détenteurs de la culture légitime. Leurs références communes sont des jeux vidéo, des cycles littéraires, des séries télé, des films, des comic books ou des jeux de rôle : Matrix, StarWars, Alien, Dune, le Seigneur des Anneaux, Fondation, Donjons & Dragons, Star Treck, Spiderman, X-men, Final Fantasy, Zelda ou le Guide du Voyageur intergalactique. David Peyron fait des geeks les pionniers de la culture de la convergence de Jenkins : « Le style et l’imaginaire de la culture geek sont ceux de la convergence culturelle, un double phénomène médiatique et social. D’un côté, un rapprochement entre médias s’opère, permettant des croisements, des références et des interactions pour créer des univers de plus en plus vastes : c’est la convergence médiatique. De l’autre côté, le public s’engage de plus en plus vis-à-vis de la fiction. Il développe un goût pour l’immersion et la prise de contrôle par la participation au processus de production. Les fans – en particulier les fans d’œuvres de genre, représentants des univers fantastiques – sont les pionniers de ce processus de convergence sociale. Les œuvres-mondes sont déclinées sur de nombreux supports… Cette double convergence remet en cause la séparation entre production et réception des objets. Elle permet de décrire non seulement le mouvement geek et son émergence, mais aussi le contexte dans lequel il s’inscrit. 74 » Pour Peyron, la culture geek n’est finalement que la partie émergée de l’évolution globale qui travaille la culture populaire contemporaine. Il faut s’interroger si cette culture n’infiltre pas d’ores et déjà aussi la culture des élites. Car n’est pas geek qui se proclame tel : la passion geek mobilise des compétences, des facultés de mémorisation, d’invention, de collaboration, qui ne sont pas à la portée de tous. Réduire les geeks à l’image puérilisante qui ne connaissent pas leur univers, serait une erreur grossière. Les gamers, les fans, les rôleurs et même les amateurs de cosplay, développent des savoirs, même si l’apprentissage passe essentiellement par le jeu. Edwige Lelièvre, maître de conférence à l’université de Saint Quentin, est spécialisée dans les sciences de l’information et de la communication et les arts numériques, en particulier l’infographie 3D, les jeux vidéo et la culture du multimédia. C’est 74

Culture Geek, p 16

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elle qui a conçu OFabulis, le premier jeu vidéo MMORPG 75 développé pour une institution culturelle, le Centre des Monuments Nationaux. Elle confie : « Les jeux en ligne permettent d’apprendre comment vivre en groupe et partager des informations au niveau mondial. Via des serveurs, les joueurs français collaborent avec de jeunes Chinois, et apprennent à construire une culture partagée. Beaucoup de chefs de guildes développent des qualités de managers. Certains doivent animer des équipes de pas moins de 200 joueurs ! Je trouve que professionnellement, on pourrait mettre en avant sa pratique de joueur. On pourrait dire : j’ai fait tel jeu vidéo, comme j’ai fait telle école 76 ». L’idéal participatif est aussi au cœur de la culture geek qui s’approprie les cultures populaires comme les produits des industries culturelles. Participer renforce le sentiment d’appartenance à la communauté. Le geek ne se contente évidemment pas de consommer des films, de jouer à des jeux vidéo. Il s’implique dans la production, écrit des critiques, crée des blogs, invente des suites, etc. Fan participatif, le geek se fait auteur. Il réalise des montages ou des doublages à partir des images de son jeu vidéo préféré (machinima 77 ) ; il croise des univers différents dans des mashups. Il interprète, déconstruit et reconstruit les objets et les œuvres culturels qu’il aime. Pour lui, « la culture n’est pas un objet de consommation, mais d’appropriation individuelle et collective 78 ». Les geeks formeront l’élite de demain, et ils seront considérés comme « de véritables experts en nouveaux médias, mais aussi en mondes imaginaires » 79. Les museogeeks se revendiquent comme geeks. Ils aiment Starwars, Tolkien ou Asimov comme ils peuvent Proust, Faulkner ou Stockhausen. Des geeks, ils partagent l’esprit communautaire, la foi dans un collaboratif numérique et un goût pour des univers complexes – et le musée n’en offrent-ils pas de toutes sortes ?

75 Acronyme de l'expression anglaise "Massively Multiplayer Online Role Playing Games", signifiant "jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs" 76 Entretien du 1er juillet 2014 77 http://fr.wikipedia.org/wiki/Machinima : “Le mot machinima est un mot-valise formé à partir de machine, cinéma et animation. Il désigne à la fois un ensemble de techniques de production audiovisuelle utilisées conjointement, et un genre cinématographique.” 78 Culture geek, p153 79 Culture Geek, p12

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C- UN HUMANISIME NUMERIQUE ? Au croisement de la culture de la convergence et de la culture geek, des cultures numériques et des communautés nées sur les réseaux sociaux, se trouve peut-être un système de représentation commun qu’encore aucun texte/manifeste/théorique n’aura précisément fixé. Sans qu’elle soit toujours clairement affirmée, on retrouve dans la culture participative une foi dans l’homme, ou plutôt dans la collectivité formée par tous les individus qui, selon le principe de l’intelligence collective, peuvent contribuer, chacun selon ses moyens, à l’avènement d’un internet ouvert et créatif, où chacun pourrait « s’exprimer » et accéder aux sujets qui l’intéressent, sans limite et sans contrainte. Mais où s’arrête l’internet et où comme l’utopie sociale/numérique ? Difficile de le dire. Contentons-nous de tirer quelques fils qui permettent de comprendre la philosophie des réseaux – et en ce qui concerne cette étude, les croyances/valeurs que les museogeeks veulent introduire au musée.

LE PRINCIPE COLLABORATIF La croyance en l’intelligence collective a pour fondement nécessaire la participation du tous à la construction du sens. Cette croyance infiltre les réseaux sociaux et semble aboutir au mieux à un contre-pouvoir – et au pire à un bavardage mondialisé. Néanmoins, on ne peut nier que les communautés sont animées d’un optimisme profond envers la capacité des individus à pouvoir créer ensemble du savoir, de l’information, de la solidarité. Les pratiques d’échanges numériques contribuent à déconstruire les anciennes hiérarchies et à installer une sorte d’horizontalité égalitariste entre les internautes. Cet humanisme du net – ou cet idéalisme – est évidemment un héritage des pionniers de l’informatique des années 70. Voici comment David Peyron, l’évoque : « Cette culture qui va totalement forger l’imaginaire moderne autour des technologies informatiques, puis plus tard d’internet, repose sur une forme d’utopie, celle du partage, de l’échange, de la simulation d’univers, de la possibilité de créer des mondes numériques nouveaux. 80 » 80

Culture Geek, David Peyron, p 42

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Le web 2.0 a hérité de la générosité de leurs précurseurs, même si ses utilisateurs ne sont pas tous des développeurs maniant le code pour créer des outils open source et même s’il n’ont pas adopté Linux. Pour Eric Maigret 81, le mouvement de convergence a débuté bien avant le numérique qui n’a fait qu’en radicaliser le progrès, dans un contexte de démocratisation généralisée. Il souligne que les thèses de Jenkins prennent leur origine dans la conception de la culture populaire qu’a développée Michel de Certeau, particulièrement dans l’Invention du quotidien. Le penseur français y affirme en effet que les minorités sont capables de se regrouper et de produire du sens, et pas seulement d’en consommer. La pensée collaborative implique en tout cas un renversement profond. Le discours ne peut plus uniquement venir d’en haut, sans que ceux d’en bas s’en emparent et le transforment pour se l’approprier. Cette vision collaborative du sens, c’est en quelque sorte l’avènement de la république numérique des égaux. Le travail « collaboratif » fait partie intégrante de la culture numérique. Un projet « collaboratif » fait appel à l’intelligence collective, en regroupant plusieurs personnes via des outils internet, mais aussi lors de sessions de travail IRL. La hiérarchie traditionnelle n’existe pas, et aucun leader n’est censé mener le projet. Wikipédia ou Muzeonum fonctionnent de cette manière. Ce n’est pas un hasard si se multiplient les fablabs dans les lieux culturels, où chacun est invité à « bricoler » des objets ou dispositifs à partir de machines et outils informatiques libres d’accès et réutilisables par tous. L’imprimante 3D, reine du fablab, en l’outil iconique. Citons la session FabLabs du Forum des usages coopératifs de Brest, soutenue par les Rencontres numériques du MCC, ou encore la toute récente première édition de Maker Faire au 104 à Paris. Cette tendance collaborative s’exprime souvent par le suffixe « co » (de « cum en latin, avec) : co-design, co-thinking, co-working. Mais aussi dans les différentes appellations désignant des rencontres mobilisant l’intelligence collective et l’esprit participatif : « pic-nic », « camp », « workshop », « bac à sable », etc.

81

Culture de la convergence, Préface.

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OPEN DATA ET OPEN SOURCE Les thuriféraires de cette foi collaborative ont évidemment besoin d’objets pour « jouer », créer, inventer. Un autre crédo de cette nouvelle culture est donc de pouvoir disposer d’outils et de données gratuites. Les racines de cette idéologie de la gratuité plongent là encore dans les pratiques des années 70, même si le lien à la contestation politique s’est dilué en route. En effet, dans les années 90, la démocratisation des outils informatiques marque la fin de « l’utopie de la communication » et du mythe alors répandu du « village planétaire » comme projet global de société 82. Comme David Peyron l’explique dans son livre Culture Geek 83 , les seuls débats qui mobilisent aujourd’hui les usagers du net se limitent à la liberté sur internet, c’est-à-dire au téléchargement illégal, de surveillance de la toile et des logiciels libres. L’opinion qui domine est celle qu’un code informatique ouvert est une chose positive. Le domaine des logiciels libres et des projets open source fait aussi consensus. S’ajoute aussi le discours sur la confiscation des ressources et des technologies par de grands les groupes industriels, tels Google ou Apple. Mais comme le dit Peyron, « on est très loin d’un projet de société ». C’est sans doute vrai pour les geeks mais un peu plus faux pour les museogeeks. Comme l’invention de l’imprimerie en son temps, mais à un degré jamais réalisé jusqu’ici dans l’histoire, l’internet réalise le rêve de l’accessibilité totale au savoir. Il est logique que ce rêve s’accompagne d’une gratuité de l’accès à ce savoir. Mais ce n’est pas tout. Cette utopie obsède d’ailleurs actuellement les politiques culturelles publiques qui encouragent la « libération » des données. Mais elle met en danger les logiques commerciales propres aux industries culturelles – dont la gratuité ne constitue pas, de toute évidence, l’horizon. Dans tous les cas, le mot d’ordre est celui de l’ouverture, de la libération : vive l’open data public 84! L’idéal de l’open data n’est donc pas simplement l’accès libre aux données mais la possibilité de les réutiliser, de les modifier sans être limité par le droit d’auteur. Il s’accompagne donc de la mise en place de « licences libres » Philippe Breton : L’utopie de la communication : le mythe du village planétaire, La Découverte, 2004 83 Culture Geek, p 95-98 84 http://wiki.data.gouv.fr 82

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(Creative Commons, par exemple) qui autorisent les individus à manier, modifier, c’est-à-dire pour employer le mot magique : « s’approprier » les contenus.

La plateforme culturelle Muse Open Source 85 est un exemple de cette tendance : elle propose aux musées et aux archives de partager leurs données pour permettre le crowd-sourcine, le co-développement et la cocréation de contenus.

Maintenant que nous avons une idée plus juste des sources idéologiques des museogeeks, il est temps que nous découvrions la manière dont ces idées nouvelles entrent en contact avec le musée à travers les textes produits par les acteurs numériques des institutions.

2 - LES « MANIFESTES » MUSEOGEEK Nous savons maintenant quel est le bagage intellectuel et artistique de nos museogeeks, et quel système de croyances, quel type de culture ils apportent avec eux en franchissant les portes du musée. Ils ont donc doucement mais sûrement introduit ces nouvelles valeurs et ces références autres dans les institutions où ils vont exercer leurs fonctions. Un peu comme

85

http://muse-opensource.org

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Zadig débarquant à Babylone, ils se heurtent à des mœurs non pas incompréhensibles mais qui n’ont pas d’oreille pour entendre leur langage. Pourtant, certains d’entre eux, armés d’un bel enthousiasme, vont entreprendre d’articuler la conception de leur mission et la vision qu’ils ont du musée. Les pionniers de cette démarche un peu suicidaire vont produire une multitude de textes, de blogs, tout un corpus où ils cherchent à penser leur fonction dans l’institution, mais aussi les chemins que celle-ci devrait emprunter pour entrer dans l’ère des réseaux 86. Ce sont ces analyses, ces pensées en cours, que cette section a pour objectif de présenter. Le museogeek doit-il s’adapter au musée, ou le musée écouter le muséogeek ? Le rapport de force continue, le résultat est là. Après des débuts difficiles, le community manager est écouté. Semble-t-il.

A- LE MUSEE-LEGO – SAMUEL BAUSSON En novembre 2011, Samuel Bausson, qui est alors webmaster du Museum de Toulouse, publie sur Knowtex 87 un texte-manifeste : Le Musée-Légo 88 . La polémique est immédiatement sensible dans le choix du titre. Dès la première phrase, qui pose une définition du terme, affleure toute la nouvelle culture des réseaux : « Le Musée-Légo est un musée ouvert et accessible de façon la plus disponible possible, adapté aux modes de vie des visiteurs. Un musée en réseau et multi-plateformes, présent là où les visiteurs et les communautés le sont (en ligne et hors ligne). Un musée ludique où la relation aux œuvres est décomplexée et créative. » On notera d’abord que la référence aux Légos est « muséo-incompatible » pour la plupart des équipes scientifiques des musées, et en premier lieu pour Dans son blog DASM, Sébastien Magro du Quai Branly, propose un guide bien utile pour les curieux et les néophytes : http://dasm.wordpress.com/2012/05/24/kit-de-demarrage-dumuseogeek-debutant/ 86

Knowtex est une communauté qui explore les transformations du XXIe siècle provoquées par la recherche scientifique, le design industriel et l’innovation technologique 88 http://www.knowtex.com/blog/le-musee-lego/ 87

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les conservateurs - à moins qu’il ne s’agisse d’un musée d’art contemporain, bien entendu. Mais les Légos (comme des Playmobils, d’ailleurs) font pleinement partie de la culture geek 89. Ils sont souvent utilisés, à cause de leur plasticité, comme une métaphore du participatif et un modèle de l’innovation créative. Pour Bausson, l’idéologie participative doit contaminer le musée dans toutes ses pratiques : « Si la démarche ouverte et participative est souvent influencée par les pratiques du web, elle doit se déployer au-delà pour faire partie de la politique du musée dans son ensemble. » Ce long texte est un plaidoyer pour révolutionner le musée, en y introduisant des expériences qui n’y sont pas habituellement associées : « Il (le musée) n’est pas réservé à ceux qui “savent se tenir” sur le mode exclusif de la contemplation. Les modes d’accès à la connaissance et aux œuvres par le mental, les émotions, les relations, le geste… sont multiples et adaptés aux envies des visiteurs. » L’attaque contre l’institution classique se fait plus précise dans le paragraphe suivant : « Autrement dit, le musée-Légo n’est plus un “musée-cathédrale” mais un “musée-bazar” – pour reprendre la métaphore du logiciel libre – où chacun pourrait trouver “sa” place de façon organique dans un projet culturel commun. » Le « musée-cathédrale ». Voilà la description du musée traditionnel, où l’on se rend pour révérer l’art à travers les œuvres, et où chacun doit avoir l’attitude compassée du fidèle venant prier son dieu. Ce n’est rien moins que la vision du musée depuis Malraux que Bausson ose remettre en cause. Rendons d’abord à Malraux ce qui lui appartient : l’idée du musée imaginaire… qui n’a rien à voir avec les musées.

89

http://mashable.com/2010/03/02/geeky-lego-creations/

80


Malraux a des mots sévères pour le musée, dont il écrit qu’il est comme « un palais où l'art semble avoir pénétré comme une dépendance de l'ameublement 90 ». Il déplore la dénaturation des œuvres qui s’y trouvent arrachées du contexte qui leur donnait sens : « Le musée transforme l'œuvre en objet : que l'on compare les salles gothiques du Louvre et même le musée des cloîtres de New York avec une cathédrale ! Alors que le Musée imaginaire ajoute à chaque vrai musée (outre ce que possèdent tous les autres), la cathédrale, le tombeau, la caverne qu'aucun d'entre eux ne pourrait posséder. 91 » On retrouve la cathédrale, mais pour y réimplanter l’œuvre dont on l’a arrachée pour la replacer dans cette autre cathédrale de l’esprit qu’est le musée imaginaire… Il n’en est pas moins vrai que le visiteur est appelé à entrer au musée avec déférence. Pour certains, l’art est une religion ; le musée son lieu de culte. Cette conception est datée, mais reste néanmoins présente dans les esprits. Le silence doit règne (ou est supposé y régner). Les « maîtres » imposent le respect et leurs œuvres sont objets de vénération. Il s’agit là bien évidemment des musées des Beaux-Arts (art ancien et moderne confondus). Un autre esprit règne dans les musées de science (tel le Museum de Toulouse, musée d’histoire naturelle), éventuellement dans les musées d’art contemporain - mais surtout dans les sites archéologiques ou les monuments historiques. Il n’empêche que c’est le musée sous son avatar le plus classique que Bausson choisit comme contre-exemple. Ce qu’il attaque aussi, c’est bien entendu la culture légitime, la haute culture, propre à imposer ses rites et ses lois à ceux qui ne la maîtrisent pas, dans le but à la fois de les intimider et de les dominer. C’est une tension entre deux acceptions de la culture qui est en jeu ici. Comment Samuel Bausson explicite-t-il sa métaphore du Légo ? Par la mise en place d’espaces modulaires : « A quoi pourrait ressembler le musée-Légo ? Peut être à un musée constitué de plusieurs espaces modulaires. Des espaces dédiés à des expositions

90 91

André Malraux, Le Musée imaginaire, Editions Folio Essais, 2010 André Malraux, Le Musée imaginaire, Editions Folio Essais, 2010

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abouties pour les visiteurs en mode “réception”, des espaces conviviaux de détente (coins détentes, salons et cafés) dédiés aux visiteurs qui peuvent y venir et revenir à loisir, pour quelques minutes comme pour une journée… Ailleurs, des espaces dédiés aux échanges, au co-design de futures expositions et d’animations “beta” avec des visiteurs en mode “acteurs” (comme des ateliers de prototypages collectifs)… Ces espaces intègrent les opportunités du numérique (pour des visites “augmentées”) et s’articulent en intelligence avec les réseaux où ils trouvent un écho. Le musée-Légo se déploie en ligne avec ses offres intégrées et distribuées. Le musée-Légo se fera avec les amateurs d’art, de science et d’histoire qui voudront vivre autrement le musée et y apporter leur morceau de créativité. » Ce texte remet tout de même à plat la conception traditionnelle du musée et de ses missions. Il est symptomatique qu’il n’ait pas fait vraiment débat dans le monde des musées. On imagine tout de même très bien dans le journal Le Monde une page où il serait publié et étrillé par une réponse virulente de Jean Clair. Le problème est que le texte n’a eu jusqu’à présent de portée qu’à l’intérieur des cercles des museogeeks. Comment exporter le débat ? Comment le rendre davantage public ? Quelles sont les raisons (peut-être également éditoriales) qui laissent ce type de texte dans la marge de la réflexion sur le musée de demain ? Ceci dit, le participatif a fait son chemin dans l’esprit des services, surtout dans ceux qui prennent en charge le public.

B – THINKING IN PROCESS : LES BLOGS DES MUSEOGEEKS Les blogs sont des mines d’or pour comprendre la tendance museogeek. Beaucoup des « community managers » des grands établissements, ainsi que certains indépendants travaillant dans leur sillage, publient de manière régulière des posts où ils font de la vieille technologique, recensent les réunions, rencontres et événements auxquels ils ont assisté, relaient leur expérimentations ou celles de leurs collègues. Bien entendu, chacun possède un fil Twitter et essaiment des informations sur les réseaux sociaux. Mais les blogs permettent forcément des développements plus longs et sont les terrains privilégiés où les expérimentations et événements sont commentés en temps réel. Il est donc intéressant d’en mentionner quelques82


uns, même si la liste n’est évidemment pas exhaustive. Pour en savoir davantage, on peut se référer aux sources que Sébastien Magro recommande dans son Kit de démarrage pour museogeek débutant 92. Les extraits d’article que nous proposerons ici ont principalement pour but d’alimenter la réflexion en cours dans cette étude.

MIXEUM.NET DE SAMUEL BAUSSON

http://www.mixeum.net A voir aussi : http://www.minixeum.tumblr.com - le carnet d’images minixeum, qui constitue son « carnet de notes et de curiosités visuelles », vivant d’inspirations http://www.scoop.it/t/minixeum - le carnet de veille. Actuellement, Samuel Bausson travaille aux Champs Libres de Rennes, un équipement qui regroupe trois entités : une bibliothèque, un espace de sciences et le musée de Bretagne. Il y publie sa réflexion théorique sur les changements que la culture numérique, et en particulier les valeurs participatives, peuvent apporter au musée. Sa ligne est restée fidèle à celle défendue dans Le Musée-Légo. En voici un extrait récent, qui critique la « fonction-vitrine » à laquelle la structure du musée est aujourd’hui confinée : « Et si on s’inspirait d’avantage des communautés de partage de savoirs hors de nos murs ? Et si on ouvrait en grand la porte des musées aux 92

http://dasm.wordpress.com/2012/05/24/kit-de-demarrage-du-museogeek-debutant/

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communautés contributives ? Et si on adoptait leurs modes de fonctionnement pour faire évoluer les nôtres ? Et si on prenait une part active et engagée dans ces communautés ? Ça voudrait dire quoi ? Ça ressemblerait à quoi ? Le web a son histoire propre et ses particularités d’usages : un copier-coller des pratiques en réseaux sur nos pratiques institutionnelles ne serait pas adapté et reviendrait à faire de l’internet-centrisme. Nous pourrions tout de même regarder de plus près comment fonctionnent ces communautés (en ne confondant pas Facebook et Wikipédia, en considérant celles qui sont réellement ouvertes, où les “règles du jeux” sont négociables par les contributeurs, où la valeur produite n’est pas captée mais appartient à tous et à personne en particulier). Nous pourrions mettre à jour, par contraste, ce qui peut faire défaut dans nos structures et imaginer comment nous pourrions adopter, et adapter, certains principes. »

VECULTURE DE GONZAGUE GAUTHIER http://www.veculture.com Chargé de projets numériques (réseaux sociaux et collaboratifs, e-publishing, etc.) au Centre Pompidou, Gonzague Gauthier publie avec parcimonie, mais ses textes proposent toujours des problématiques intéressantes et complexes. Il aborde des sujets qui ne sont pas forcément traités ailleurs - par exemple, l’aspect économique des projets numériques portés par les institutions publiques, en abordant la question des partenariats avec des entreprises privés, comme Twitter pour #MuseumWeek. “First I was very suspicious about this week. I said that to Twitter France and colleagues from others museums. I for example asked, from a public institution, why we have to work to a private project without any return on (time) investment. (…) My point is : of course, we can work for a private company such as Twitter; Centre Pompidou creates the main part of his social strategy on this social media for the moment. It’s obviously a good point for innovation to mix

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different points of view doing that. However we have to keep in mind that Twitter and others can live with two different things : data and content. (…) So, public cultural institutions can offer these things to Twitter, I repeat it again: this is not the problem. But, what does Twitter offer to them in return?93” Véculture offre des pistes de réflexion d’une telle richesse qu’il est impossible de tout exposer dans l’espace de cette étude. Gauthier expose la stratégie publics de certaines de ses initiatives (comme #PaperToy, lancée parallèlement à l’exposition Lichtenstein de 2013 http://centrepompidou.tumblr.com), explique le fonctionnement du partenariat entre Wikimedia et le Centre Pompidou (#WikiCP), et ouvre des pistes de réflexion concernant les écosystèmes numériques des musées. Nous y reviendrons forcément dans la dernière partie de ce mémoire.

DASM DE SEBASTIEN MAGRO

Sébastien Magro est community manager au musée du Quai Branly. Son blog, extrêmement vivant, est un observatoire “des transformations que vivent les musées avec l’essor des outils numériques : nouvelles formes de médiation, expériences collaboratives et participatives, nouvelle organisation interne, nouvelles relations avec le public”. Ses analyses sont très souvent basées sur des expériences menées au Quai Branly, ou sur des visites critiques d’exposition (Star War identities à la Cité du Cinéma, son parti pris transmédia et ses bracelets équipés de puces NFC/RFID pour personnaliser le parcours). On y trouve des réflexions plus larges, dont un article intéressant sur les Logiques participatives en muséologies aujourd’hui 94 (datant déjà de 2012) qui est un plaidoyer pour développer les dispositifs transmédia au musée.

http://gonzagauthier.wordpress.com/tag/twitter/ http://dasm.wordpress.com/2012/12/15/les-logiques-participatives-en-museologieaujourdhui-enjeux-et-perspectives-du-transmedia-comme-mode-decriture-de-la-mediation/ 93 94

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Dans un souci plus pédagogique, et à l’adresse des personnels des institutions, un article d’avril 2014 95 est consacré aux idées reçues sur le numérique au musée, et résume bien le malentendu qui existe entre la demande des musées et ce que peuvent offrir les dispositifs de médiation. Ces trois poncifs se résument ainsi : - les musées doivent être sur les réseaux pour capter le public jeune, alors qu’en réalité « la majorité des adolescents se fichent bien que des musées viennent leur parler sur les réseaux sociaux » ; - les réseaux sociaux doivent contribuer à accroître le public du musée : « je pense qu’il est inutile de calculer un quelconque ROI (return on investment, ou retour sur investissement en marketing) pour l’usage des médias sociaux par les musées. À mon sens, il s’agit aujourd’hui d’un service public qui doit être proposé aux visiteurs par les institutions culturelles » ; - les écrans empêchent les visiteurs de regarder les œuvres. Magro rappelle que bizarrement, on ne reproche pas cela aux photographies des œuvres ni aux catalogues : « Si rien ne remplace la confrontation physique avec les œuvres, les technologies permettent d’en appréhender de multiples aspects. Et réciproquement, si les technologies enrichissent la découverte et la visite, rien ne saurait remplacer la présence de l’œuvre ».

C - DES ACTIONS-MANIFESTES : INTRODUIRE DES EXPERIENCES AUTRES AU MUSEE Pour mettre à l’épreuve leurs convictions, les museogeeks multiplient les expériences numériques dans leurs établissements. Il est essentiel pour eux de sortir du rôle d’animateur de communauté dans lequel l’institution les confine trop souvent pour affirmer leur force de proposition et de création via des dispositifs participatifs innovants. Ces dispositifs accompagnent en général une exposition (#Bisons) ou un événement (Nuit des Musées, MuseumWeek), révélant leur aspect expérimental et bien souvent aussi la faiblesse des moyens économiques mis à disposition. D’autres, plus rares,

95

http://dasm.wordpress.com/2014/04/30/trois-idees-recues-sur-le-numerique-au-musee/

86


s’inscrivent dans la durée, et accompagnent une stratégie plus large menée par l’établissement. Il n’est pas possible d’exposer la multitude de ces expérimentations. En voici donc trois exemples (parmi tant d’autres !) que nous emprunterons au Quai Branly, au CMN et au Rijksmuseum, exploitant les dernières « tendances » en matière de numérique culturel. Du 21 mars au 18 avril 2014, le musée du Quai Branly lance sa première expérience transmédia. Tandis que le cross-média suppose la déclinaison d’un même contenu sur différents supports, le transmédia construit une narration complexe en en dispersant les éléments sur différentes plateformes qui peuvent numériques ou pas (bande-dessinée, article de journal, émission de radio, fil Twitter, site dédié, représentation de théâtre, etc.).

TRANSMEDIA AU QUAI BRANLY #LESBISONS Sébastien Magro a décidé d’utiliser le transmédia au service d’une communication intrigante autour de la prochaine exposition du musée, consacrée aux Indiens des plaines. Le bison, animal totémique de ces peuples, va servir de fil conducteur à cette expérience transmédia menée avec le concours de Michel Reilhac, directeur du cinéma d’Arte France, le journaliste Bruno Masi et le designer transmédia Romain Bonnin. Voici en bref le déroulé de la campagne : - en amont de l’ouverture de l’exposition, un mystérieux personnage, Wacochachi, lance des twitts où il est question de bisons et crée un hashtag #lesbisons. - le 29 mars, des vidéos de bisons sont projetés sur les murs de Paris dans des quartiers touristiques (Concorde, Champs-Elysées, Louvre, Hôtel de Ville), mais aussi dans des quartiers populaires (Jaurès, Quai de Valmy, Canal Saint Martin, Place de la République). Pour Magro, ces événements servent de rabbit hole, c’est-à-dire de point d’entrée du dispositif. Pendant les projections, des cartes portant le hashtag #lesbisons sont distribuées. 87


- un ARG (Alternate Reality Game) est organisé. Il s’agit en l’occurrence d’une chasse au trésor multimédia mêlant de manière floue jeu et réalité. Du 7 au 18 avril, six énigmes ont été proposées sur le compte Twitter de Wacochachi, et relayées par celui du musée. Les gagnants ont reçu des prix. L’opération est difficile à évaluer, puisqu’aucune enquête qualitative n’a été effectuée à cette occasion. Mais, lancée seulement une semaine avant l’ouverture de l’exposition, elle a su faire le buzz, au point que le musée compte renouveler l’expérience prochainement.

OFABULIS JEU VIDEO DU CMN OFabulis 96 est un prototype de jeu d’aventure et de rôle en ligne multiutilisateurs. Il utilise des espaces mixtes en 3D et en temps réel. Son but est de mettre en valeur certains monuments historiques du CMN.

96

http://www.ofabulis.fr

88


Pour son centenaire, le CMN désirait développer un « projet pour les jeunes » (on pense bien entendu ici à la critique de Sébastien Magro sur les idées reçues du musée sur le rôle du numérique…). Edwige Lelièvre, déjà conceptrice en 2012 d’un ARG-RPG (jeu à réalité alterné – jeu de rôle)

original pour le CMN (Les Mystères de la Basilique – Ghost Invaders ») se met au travail avec Emissive, une PME spécialisée dans la reconstitution archéologique 3D et les visites virtuelles. Le projet dispose d’un budget de 100 000 euros (70 000 euros d’apport de la part de la Région IDF et 30 000 de la part du CMN). Le jeu est une histoire à embranchements pour espace 3D, qui développe un univers de fiction. Trente joueurs peuvent jouer en simultané à l’écran : ils doivent trouver des indices et résoudre des énigmes leur permettant de passer les « portes du temps » qui les propulsent d’un monument à l’autre. Edwige Lelièvre s’est inspirée des jeux de rôle « papier » traditionnels pour créer un grand espace de scénarisation. Elle s’est inspirée de jeu vidéo comme Nephilim 97. De petites vidéos mettent en scène les véritables agents de surveillance, lesquels délivrent des informations. Aucun combat dans ce jeu, qui nécessite par contre de la réflexion. Les joueurs peuvent s’aider mutuellement dans leur quête. Nul n’est tenu de se rendre dans les monuments dans la réalité - mais si on le fait, on obtient une récompense. Il est prévu que le jeu soit en ligne jusqu’à fin décembre 2014. Pour Edwige Lelièvre, l’obstacle principal réside dans la stratégie de communication autour du jeu. Celui-ci ne doit absolument pas passer auprès de la presse spécialisée et des gamers pour un serious game. Le serious game est la grande tentation des musées, parce qu’il est considéré comme une alternative à l’apprentissage. L’enjeu pédagogique domine toujours la médiation que ce soit celle à destination des adultes ou des enfants. Mais le serious game est jugé sévèrement par les joueurs qui n’y voient pas, à juste titre, un véritable jeu. Là encore, les « cultures jeunes » s’opposent aux « cultures culturelles ». OFabulis est une expérience qui essaie de prendre de la distance avec la mission pédagogique. Et elle est d’autant plus innovante qu’il n’existe pas encore de jeu « point and click » multijoueurs sur le marché.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Nephilim_(jeu_de_rôle) : “Il s'agit d'un module contemporain, se basant sur le monde de l’occulte. Les joueurs y incarnent des êtres immortels, au passé vaste et complexe, généralement dévoilé de façon partielle, dans un univers d'apparence très proche du nôtre mais en fait extrêmement divergent (cf. Background). Le jeu, complexe, demande de façon générale une certaine expérience de la part des participants.” 97

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Notons au passage que cet exemple est pris dans un secteur beaucoup plus ouvert aux innovations numériques que les musées : celui du patrimoine, où le numérique pallie bien souvent à des manques et des absences (reconstitution 3D d’un monument endommagé ou disparu) -ou bien sert de support interprétatif dans le cas de sites archéologiques (celui du Mont Beuvray, par exemple : http://www.bibracte.fr).

OPEN DATA AU RIJKSMUSEUM RIJKSSTUDIO

Le Rijksmuseum a créé l’événement et suscité la polémique en mettant à disposition des son public numérique, sur un site dédié, les images de sa collection gratuitement, mettant en acte l’idéal de l’open data. Le Rijksstudio 98 propose environ 150 000 images à consulter, partager, explorer en zoomant, et à télécharger. L’utilisateur peut soit stocker les images dans des répertoires soit les télécharger sur son ordinateur. Chacun est appelé à créer des images à partir de celles de la collection, mais aussi à créer des objets : tee-shirts, mugs, etc. De cette façon, chacun peut s’approprier un petit morceau du Rijksmuseum dans sa vie quotidienne. Le directeur des collections, Taco Dibbits, affirme dans un entretien, ce qu’aucun conservateur français ne pourrait entendre sans frémir : “Il nous est souvent demandé ce que nous ferons lorsque nos images seront utilisées d’une manière que nous n’aimerons pas. La réponse est simple : cela nous est égal. Si quelqu’un souhaite imprimer du papier de toilette avec la reproduction de la Laitière de Vermeer, nous préférons que ce soit notre image de la Laitière qui soit utilisée plutôt qu’une autre. Nous ne pensons pas que cela puisse dégrader l’image de l’art en quelque façon que ce soit (comme l’a dit Walter Benjamin dans son fameux essai publié en 1936 L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique). Il est 98

https://www.rijksmuseum.nl/en/rijksstudio

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démontré chaque jour par les plus grands musées du monde que la rencontre individuelle avec une œuvre d’art originale constitue une émotion forte et puissante qui n’est en rien affadie par des rencontres antérieures avec ses reproductions. 99” Une des innovations proposées consiste dans la possibilité de créer son Rijksstudio personnel et le partager avec d’autres. 100 000 Rijksstudio composés par des visiteurs du musée existent déjà en ligne, dont les thématiques sont très variées : la mode, la couleur bleue, la calligraphie, les portraits, etc.

Pour Omer Pesquer, mettre les images des musées dans le domaine public permet aux gens de s’en emparer et de renvoyer ce qu’ils en font. Il voit dans cette nouvelle plateforme « un dispositif qui peut s’inscrire dans le long terme et qui crée de la participation ». Le Rijksstudio présente « un contenu principal, constitué par les images du musée, et des contenus créés par le public ».

3 – L’AVENEMENT DES MUSEOGEEKS ? A - EMERGENCE D’UN LANGAGE SPECIALISE, D’UN JARGON « … on doit se garder d’oublier que les rapports de communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de 99

http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2013-05-0061-015

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pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de force entre els locuteurs ou leurs groupes respectifs. 100 » Sur certains sites, on trouve des vidéos qui mettent en scène de manière parodique le problème suivant : le langage geek est incompréhensible au non-initiés 101. Le langage museogeek parfois aussi… Pour exemple, voici l’extrait d’un interview 102 de Nathalie Paquet, talentueuse fondatrice de la société Urban Expe : Qui êtes-vous ? Pouvez-vous vous présenter rapidement ? Me définir est un peu compliqué, disons que je fais de la mise en récit numérique du territoire. (…) J’ai toujours été intéressée par les technologies, les mutations en cours et la narration transmedia. J’ai créé Urban Expe en 2012 avec l’idée de mélanger les jeux de piste et les nouveaux types de jeux émergeants (ARG, narration transmédia, jeux pervasifs) pour créer des expériences urbaines. J’ajouterai que je suis fan de SF cyberpunk mais cela n’influence pas (encore) mon travail mais j’y songe. Quels outils utilisez-vous ? Pour Twitter j’utilise Tweetdeck. Pour la création de site c’est WordPress, Cyberduck, Simultron, Mamp, Photoshop. J’utilise aussi des outils de map pour concevoir et cartographier les scénarios pour mes clients. Pour toutes les expériences il y a des nombreuses outils et services numériques différents : cela va de la géolocalisation à la réalité augmentée, en passant par mon service [Qr]iosité ou une Pirate Box, des capteurs, des kits Arduino, etc. (…) Les médias sociaux et le rapport à l’intelligence collective sont indispensables dans nos métiers. Il y a aussi toutes les transformations sociétales que cela engendre. Comme le démontrait Sherry Turkle dans The Second self dès les années 80, les NTIC impliquent une nouvelle manière de pensée. Ce que parler veut dire -L’économie des échanges linguistiques, Pierre Bourdieu, Fayard, 1982 – p 14

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Voir par exemple ces deux articles en ligne : http://www.lemag.bouyguestelecom.fr/pratique/le-langage-des-geeks-pour-les-nuls/ http://www.01net.com/editorial/505231/savez-vous-parler-correctement-le-geek/ 102 http://widewildweb.wordpress.com/2014/07/31/1103/ (j’avais été personnellement très impressionné par l’intervention au Sitem 2014 de Nathalie Paquet, et je retrouve dans cet interview une version édulcorée de son intervention) 101

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« Where is my museogeektionary ? » Tel est sans doute le premier réflexe de celui qui ne saisit pas les codes de cette novlangue, navigant entre noms de logiciels, références bibliographiques, et jargon technologique. On sait depuis les travaux de Foucault et de Bourdieu qu’un pouvoir n’émerge pas élaborer son propre langage, un langage spécialisé qui n’est pas accessible à tous – et qui tient à distance et qui crée une « distinction » 103. L’élaboration d’un tel discours a pour but d’impressionner (l’adversaire ?) et… d’exclure – ce qui n’est pas du tout dans la logique de la culture participative ! « Le mystère de la magie performative se résout ainsi dans le mystère du ministère (…), c’est-à-dire dans l’alchimie de la représentation (aux différents sens du terme) par laquelle le représentant fait le groupe qui le fait. 104» Cette citation de Bourdieu nous éclaire un peu sur les raisons de l’hermétisme relatif du vocabulaire museogeek. Pourquoi les museogeeks emploient-ils des mots que les autres ne comprennent pas ? Cette émergence d’un langage spécifique s’explique par : - l’appropriation des nouvelles technologies et l’invention d’un vocabulaire pour décrire de nouvelles pratiques ; - la professionnalisation des personnels et des prestataires numériques des musées ; - le désir de reconnaissance des muséogeeks dans un milieu où ils étaient considérés par les conservateurs comme des béotiens, voire des philistins, et où le discours scientifique des historiens de l’art est lui-même excluant ; - et surtout l’élaboration, l’articulation (au sens du langage) d’une nouvelle culture issue du croisement de l’informatique, de la culture geek et des réseaux sociaux. Le « groupe » génère son propre langage, ses propres mots, ses valeurs, et ses slogans. Un monde nouveau émerge, et avec lui, fatalement, de nouveaux outils linguistiques. C’est un phénomène qui signale l’émergence d’une communauté, d’un groupe – mais un double mouvement de reconnaissance. D’une part, la reconnaissance des membres du groupe 103 104

La Distinction, Critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu, Editions de mInuit,1979. Ce que parler veut dire, p 101

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entre eux. D’autre part, la demande de reconnaissance et l’affirmation du groupe vis-à-vis des autres groupes détenteurs de pouvoir symbolique – d’abord les conservateurs, qui ont la maîtrise du discours scientifique, mais aussi les personnels administratifs qui détiennent le pouvoir de décision. Les museogeeks ont donc élaboré un « langage autorisé » ,au sens que lui donne Bourdieu, qui leur confère un pouvoir symbolique certain. « Les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, déchiffrés, ce sont aussi des signes de richesse destinés à être évalués, appréciés et des signes d'autorité destinés à être crus et obéis. 105 »

B – CULTURE (MUSEO)GEEK VERSUS CULTURE CULTURELLE (LEGITIME) ? La question qui se pose naturellement est celle-ci : y a-t-il une petite guerre de pouvoir entre la culture museogeek et la culture légitime ? Sans doute est-il trop tôt pour que le combat soit frontal. Mais de toute évidence, la culture dominante a changé de visage depuis une petite vingtaine d’année que les pratiques des écrans traditionnels (télé) et des écrans numériques ont sûrement contribué à accélérer le déclin de ce qu’on appelle encore jusqu’à présent la culture légitime 106. Le rapport du ministère que nous citions au début de cette étude, Un Ministère nouvelle génér@tion, en s’appuyant pour les travaux antérieurs du DEPS sur les Pratiques culturelles des Français - ne manquait pas de relever la disparition programmée de la « culture des élites », celle au fond que l’école a essayé (et essaie encore) de transmettre aux nouvelles générations depuis les années 60, sous la bannière de la démocratisation. Or, cette culture cultivée, de moins en moins « légitime », ne bénéficie même plus du soutien de la classe bourgeoise privilégiée qui en était comme la forteresse. Les courroies les plus solides de la transmission ne fonctionnent plus. Et les enfants de la bourgeoisie ont adopté les codes de la culture populaire, et en particulier les produits des industries culturelles. Leurs références « suprêmes » ne sont plus Racine ou Michel-Ange, ni même Andy Warhol et David Bowie, Ce que parler veut dire, p 60 Rappelons que pour Bourdieu, la culture légitime désigne les connaissances et les savoirs qui apparaissent légitimes pour tous les individus d’une meme société.

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mais les séries télévisées et les jeux vidéos – même si dans ces domaines, le jeu des discriminations fonctionne, et même très bien. Les rédacteurs du ministère formule le problème ainsi : « résoudre la question du non-renouvellement de la pratique des élites 107». « Cette question n’est que faussement paradoxale au sein des objectifs d’une politique de démocratisation culturelle. Elle traduit un changement de la place de la culture dans l’échelle des valeurs et les effets de distinction que celle-ci pouvait produire. La relative désaffection des élites à l’égard des pratiques culturelles procède de la dissociation progressive du capital social et culturel du capital économique, pénalisante pour toute politique de démocratisation culturelle. » Bien entendu le non-renouvellement de certaines pratiques culturelles (comme aller au théâtre, au concert et… au musée) est un problème soulevé par le rapport. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de savoir ce que devient la mission de l’Etat dans cette mission de transmission : « Rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français 108 ». Peut-on encore s’accorder sur la liste du patrimoine à transmettre ? Certainement pas. C’est que la culture légitime ne l’est plus tant que ça, ni l’idée que l’on se fait de sa transmission. Le rapport suggère donc indispensable de « disposer d’une phase d’innovations et d’expérimentations » pour repenser notre « cadre de référence » : « L’importance des transformations des rapports aux institutions, aux modes d’accès à la culture, aux désirs d’expression, aux logiques identitaires et communautaires attachés à la consommation et aux pratiques culturelles, aux formes ouvertes de créativité et d’enseignement de la créativité, offre un chantier intellectuel et politique de grande ampleur qui peut impliquer dans la décennie 2010 une phase expérimentale significative. 109 »

Un Ministère nouvelle génér@tion, p 93 Décret du 24 juillet 1959 (écrit par Malraux lui-même) définissant la mission du ministère des Affaires culturelles. 109 Un Ministère nouvelle génér@tion, p 90 107 108

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Nous sommes au cœur de ce processus d’observation, d’adaptation et d’innovation. Le musée en est le terrain d’essai privilégié. En lui se rencontre actuellement le fer de lance générationnel de la « nouvelle culture » et le camp retranché d’une face de la culture légitime représentée par la figure du conservateur. Bien entendu, il faut voir dans cette image rien qu’une image : la réalité est heureusement souvent bien plus nuancée que cela. Mais la crise de la culture n’en est pas moins réelle.

C – LE MUSEE : UNE HETEROTOPIE POUR MUSEOGEEKS ? Dans un texte célèbre, Michel Foucault invente la figure de l’hétérotopie 110, laquelle a rencontré une fortune considérable dans des domaines autres que celui de la philosophie - l’architecture, par exemple. Pourquoi ne pas la convoquer ici ? Ce texte semble aussi avoir été écrit pour être réutilisé par les museogeeks. Foucault commence par évoquer les utopies, après tout si proches de ces mondes fantastiques des œuvres de la culture geek : « Il y a donc des pays sans lieu et des histoires sans chronologie ; des cités, des planètes, des continents, des univers, dont il serait bien impossible de relever la trace sur aucune carte ni dans aucun ciel, tout simplement parce qu'ils n'appartiennent à aucun espace. » Mais il poursuit - et ceci ne pourra que plaire aux amateurs de jeux de rôle IRL : « Pourtant je crois qu'il y a - et ceci dans toute société - des utopies qui ont un lieu précis et réel, un lieu qu'on peut situer sur une carte (…). Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c'est le fond du jardin, bien sûr, c'est le grenier, ou mieux encore la tente d'Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore,

Des espaces autres – les hétérotopies - Conférence de Michel Foucault au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967- Dits et écrits, Gallimard, 1984 110

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c'est - le jeudi après-midi - le grand lit des parents. C'est sur ce grand lit qu'on découvre l'océan, puisqu'on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c'est aussi le ciel, puisqu'on peut bondir sur les ressorts ; c'est la forêt, puisqu'on s'y cache ; c'est la nuit, puisqu'on y devient fantôme entre les draps ; c'est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni. » Ces contre-espaces, Foucault les nomme les hétérotopies, c’est-à-dire des lieux différents, qui existent à part, en dehors, selon d’autres règles. Le philosophe nomme alors quelques exemples des hétérotopies de l’âge adulte : les jardins, les cimetières, les asiles, les maisons closes, les prisons ou encore… les villages du Club Méditerranée. Il ne nomme pas le musée. Mais il ne refuserait sans doute pas qu’on l’ajoute à sa liste. Car les musées font bien partie de « ces utopies situées, ces lieux réels hors de tous les lieux ». ARG, rencontres, hackathons, pique-niques, workshops… Il est clair que la culture numérique du web 2.0 aspire à hanter d’autres mondes que les espaces éthérés où se plaisent encore les « no-life » et autres « otakus ». Elle cherche aujourd’hui à croiser de plus en plus le réel, à se mixer avec lui. Elle désire des lieux d’ancrage, des parenthèses géographiques, où les communautés museogeeks peuvent se réaliser hic et nunc. Le musée comme hétérotopie leur offre ce lieu d’exception, en leur fournissant un monde clos, des objets, des contenus, des histoires et des moyens – en bref, dans leur jargon, un bac-à-sable géant. Omer Pesquer, consultant numérique, explique ainsi la raison de cet engouement de certains « geeks » pour le musée : « Le musée offre un lieu physique, un endroit précis, des données. On peut y construire du contenu de référence. On peut y créer des parcours, des circulations, des flux, de la transmission. Les gares présentent un peu les mêmes avantages : ce sont des lieux de passage, de connexion, où on peut créer des passerelles entre la culture et le numérique. » Le musée envahi par les museogeeks ? C’est déjà fait avec Museomix. Et ce que marque cet événement-manifeste, « impossible à penser il y a quelques années ». A ce stade, le museogeek a obtenu une certaine reconnaissance, voire une très grande place dans certains établissements, lorsqu’il obtient 97


l’aval de la direction. Cette ascension se marque aussi à la rentrée 2014 par la création d’un master 2 à l’université de Paris 3 – Censier : Muséologie et médiation/parcours muséologie et nouveaux médias. Un certain nombre des museogeeks les plus en vue devraient en constituer l’équipe pédagogique… La preuve, s’il en faut une, de la reconnaissance des museogeeks au sein du musée, c’est l’inquiétude que leur montée en puissance soulève chez les autres personnels. Aux rencontres PicNic organisées par le Centre Edouard Branly (26-27 juin 2014), Anne Krebs, de la Direction de la recherche et des collections au musée du Louvre, a insisté sur les tensions que crée la fracture numérique au sein des équipes, mais aussi sur l’effet prescriptif de certains musées leaders – et elle prend pour exemple du museum de Toulouse. Pour elle, la course à l’innovation dans les musées risque de les amener à une concurrence dénuée de sens. Elle met en garde contre l’engouement sans critique des musées pour l’innovation numérique, appelant à garder une collégialité des regards au sein du musée. Mais elle souligne aussi que les effets positifs qu’introduit le régime numérique dans les institutions culturelles reste à penser. Le régime numérique apporte en effet des bouleversements dans les us et coutumes des institutions culturelles. Et les effets du numérique sont loin de n’être que numériques. Car comme on l’a vu, les museogeeks introduisent au musée certes des technologies nouvelles, mais aussi et surtout une culture nouvelle. Ce sont ces apports – qu’ils soient considérés positifs par les uns, négatifs par les autres - qui seront traités dans la dernière partie de ce mémoire.

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3 – ELEMENTS POUR PENSER UNE STRATEGIE NUMERIQUE RAISONNEE AU MUSEE « La mission du musée consistant à créer des citoyens, c’est fini. 111 » Au-delà de cette tension encore confuse entre culture « classique » et culture numérique, il s’agit de faire un exercice de prospective ou d’imagination pour anticiper ce que pourrait être le musée de demain, un musée qui aura tenu compte (ou pas) des valeurs apportées par ses museogeeks. L’avenir se situe donc quelque part à l’intersection de ces deux conceptions culturelles, qui ne sont pas si antagonistes qu’on pourrait le croire. La question est donc la suivante : qu’est-ce que les museogeeks apportent au musée qui puissent servir de leviers pour changer le musée, non pour le simple plaisir de faire la révolution ou de suivre les tendances de la « mode numérique », mais bien pour l’adapter aux demandes des publics du 21e siècle ? La réponse réside sans doute dans une assimilation réciproque des museogeeks par le musée classique, du musée classique par les museogeeks. Revenons à la subtile réinterprétation que les museogeeks ont faite des thèses de Jenkins. Soit la phrase suivante : « Dans ces cinq chapitres, je montrerai que des institutions établies, en empruntant leurs modèles aux communautés de fans, se sont réinventées pour s’adapter à une époque de convergence médiatique et d’intelligence collective. 112 » Le museogeek peut s’approprier cette pensée en y incluant les termes de son équation et la reformuler ainsi : « Comment une institution établie comme le musée s’inspirer des nouveaux usages numériques pour s’adapter à une époque où la culture classique peine à trouver ses courroies de transmission ? »

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Entretien du 10 juillet 2014 La Culture de la convergence, p 41

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Dans cette partie, nous nous servirons majoritairement d’entretiens réalisés avec les professionnels du numérique dans les musées, ainsi que de textes publiés sur le net par les museogeeks.

1 - L’INNOVATION N’EST PAS QUE NUMERIQUE Ce que beaucoup de professionnels soulignent quand on leur parle d’innovation, c’est qu’il ne faut pas uniquement la considérer sous l’angle de la technologie. L’innovation est d’abord relationnelle. Comme dirait Jenkins, la convergence médiatique n’est pas d’abord technologique, mais culturelle. La culture numérique, et celle du web 2.0 d’abord, apporte certes des outils nouveaux, mais aussi des manières de travailler ensemble - entre institutions, mais aussi en interne entre services.

A – L’INNOVATION STRUCTURELLE : DECONSTRUIRE LA HIERARCHIE VERTICALE STRUCTURANT LES INSTITUTIONS

PENSER LA PLACE ET LA FONCTION DU NUMERIQUE Quelle place pour l’acteur numérique dans l’institution culturelle ? C’est une des questions primordiales que se pose la communauté #CMMin. Quel est le rôle du community manager dans l’établissement ? « Les établissements patrimoniaux et culturels, au delà de leur présence sur le web, ont déjà investi les réseaux sociaux, et pour certains, dès leur apparition. Ainsi une nouvelle activité se développe et donc un nouveau métier émerge : celui de community manager ou « animateur de communauté ». Quelle place occupe-t-il dans l’organigramme ? Sur quels principes se fondent ses relations avec les autres services ? Quelles sont ses missions ? Sont-elles explicitement définies dans la stratégie de présence des établissements sur le web ou plus largement dans leur politique des publics ? 113 »

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Texte de présentation de #CMMin - http://cmmin.fr

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La question du positionnement de l’action numérique dépasse évidemment celle du community manager, tant les fonctions et les missions sont bien souvent disséminées dans les musées sous diverses appellations 114. La place du numérique varie en fonction des politiques d’établissement, de la vision de l’équipe dirigeante ou des services. Communication, publics et médiation, modération et animation des réseaux, éditorialisation des contenus du site principal, etc. : autant de missions qui créent des sections, des sous-sections dans les services dédiés à la communication, au développement des publics, à la médiation ou à l’édition (e-publishing). Néanmoins, une constante revient : le numérique irrigue tous les services, il est transversal par nature. Le Community Manager (c’est-à-dire la figure la plus emblématique du pôle numérique, donc la plus exemplaire) est une sorte d’agent de liaison, un go-between entre les différents services du musée. Il fait penser à ce que Deleuze appelle dans Logique du Sens le « précurseur sombre ». Deleuze emprunte ce terme étrange à la physique de la foudre : « La foudre jaillit entre intensités différentes, mais elle est précédée par un précurseur sombre, invisible, insensible, qui en détermine à l’avance le chemin inversé et en creux, parce qu’il est d‘abord l’agent de la communication des séries de différences 115 ». La définition qu’il en donne dans l’Abécédaire (« Lettre Z comme Zen ») montre qu’il se sert du terme comme d’outil pour penser - ce que nous en ferons ici aussi. « Comment mettre en rapport des potentiels ? Alors, je ne sais plus dans quelle discipline vaguement scientifique, on a un terme qui m’avait tellement plu que j’en avais tiré parti. C’était un livre où il (sous-entendu l’auteur) expliquait qu’entre tels potentiels, se passait un phénomène qu’il définissait par l’idée d’un sombre précurseur. Le précurseur sombre, c’est ce qui mettait en rapport des potentiels. Et une fois qu’il y avait le trajet du 114 115

cf I-1-B Logique du Sens, 1969, Editions de Minuit, p 135

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sombre précurseur, les deux potentiels étaient comme en état de réaction, et entre les deux fulgurait l’événement visible : l’éclair. C’est comme ça que le monde naît, quoi. Il y a toujours un précurseur sombre, que personne ne voit, et puis l’éclair qui illumine, et c’est ça le monde. Ou ça devrait être ça la pensée, ça devrait être ça la philosophie. C’est ça le grand Z, et c’est ça aussi la sagesse du Zen. Le sage, c’est le précurseur sombre. Puis le coup de bâton – puisque le maître Zen passe son temps à distribuer des coups de bâton – le coup de bâton, c’est l’éclair qui fait voir les choses. 116 » Le CM, qui zigzague entre les services du musée, en cherchant sa place, c’est un peu le précurseur de Deleuze. Il annonce un événement, un changement dans les relations entre les différentes entités de l’établissement. Et même s’il n’est pas un maître zen et qu’il n’assène pas de coups de bâton (ses coups de bâton à lui, ce sont les projets innovants qu’il introduit par bribes, par bout d’essai, en faisant appel à des alliés dans le musée) – il est comme l’annonciateur d’une modification dans la structure même des établissements. Sa présence mobile plaide pour un décloisonnement des services, un mixage des équipes, un « devenir-égal » des personnels. Comme beaucoup de museogeeks, Omer Pesquer plaide pour la création dans les musées d’un vrai poste transversal, d'un éditeur ou d'un directeur artistique en fait, qui se situerait au même niveau que les autres directions – et qui ne serait plus un service ancillaire du service de la communication (par exemple). Le numérique « irrigue tout l’écosystème du musée, les bases scientifiques comprises. Le référent direct du pôle numérique doit être le président d’établissement lui-même. 117 » C’est déjà le cas dans quelques établissements, comme le Centre des Monuments Nationaux, où une restructuration a eu lieu, suite à un changement de présidence en 2012. Outre un service de communication digitale, un pôle numérique a été créé qui, selon Laure Pressac, « met en œuvre l’écosystème numérique du CMN selon une transversalité globale 118 ». Selon Laure Pressac 119 , le pôle numérique a pour rôle de produire « l’étincelle », de proposer des idées à l’adresse des autres http://www.dailymotion.com/video/xe28fr_le-precurseur-sombre_creation Entretien du 10 juillet 2014 118 Entretien du 5 août 2014 119 Responsable de la mission de la stratégie, de la prospective et du numérique au CMN 116 117

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directions (e-publishing, applications, etc.). Mais cette vision du numérique est encore minoritaire dans les institutions même les plus importantes.

MIXER LES SAVOIR-FAIRE Une des idées fondatrices de Museomix étaient de faire travailler ensemble des gens détenteurs de savoir-faire différents. C’est ce que soulignent Yves Armel Martin et Nathalie Candito dans le rapport qu’il consacre à l’évaluation de Museomix qui, en 2012, a investi le musée gallo-romain de Fourvière à Lyon. « Des évènements comme Museomix offrent un contexte particulier pour découvrir de nombreuses pratiques numériques professionnelles et des méthodes de travail. C’est un moment intense pour rencontrer d’autres personnes venant d’horizons variés et disposant de talents et de méthodes de travail très diversifiés. Le premier mix de Museomix est un croisement des domaines et des acteurs. Les acteurs de l’innovation, de la technologie croisent les acteurs de la médiation culturelle, du savoir académique, de la communication ou du design... (…) Les différents métiers se voient obligés de trouver des niveaux de langage commun. (...) Parmi les méthodes de travail découvertes, il y a aussi l’expérience de l’utilisation intensive des outils numériques pour documenter, échanger, collaborer, créer. Si certains des participants les pratiquent déjà quotidiennement, pour une grande partie des autres c’est, sinon une découverte, au moins l’occasion de mettre à jour et de découvrir de nouvelles méthodes. 120» Les museogeeks cherchent à introduire de la différence dans l’univers fermé des institutions. Ce faisant, ils se heurtent à une résistance d’autant plus forte que le musée possède une culture d’établissement ancienne. Les musées « sans histoire » (ou plus petits) ont de toute évidence la possibilité de choisir un management plus souple, et ont la faculté de penser en amont la place du numérique. Tel est le cas du Louvre Lens ou bien du Musée d’Histoire de Marseille qui ont pensé leur médiation numérique en même temps que la création des espaces du musée.

Opportunité de la culture numérique pour la diffusion de la culture scientifique et technique : retours de Museomix 2012, p44 (disponible sur le site de Museomix : http://www.museomix.org/wp-content/uploads/2013/06/rapport-inmediats.pdf 120

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Cette philosophie des museomixers, on pourrait l’appeler le « métissage ». Yves-Armel Martin précise cette idée : « Pour changer le musée, il faut mettre en œuvre une stratégie consistant à croiser des regards, à confronter ses pratiques avec celles d’autres professionnels et des prestataires. Il faut organiser des métissages entre domaines différents 121 ».

INSTALLER DES RELATIONS PLUS HORIZONTALES EN INTERNE Le numérique, transversal par essence, implique un « détricotage » des hiérarchies verticales, très marquées au sein du musée. Les nouveaux métiers importent avec eux une manière de travailler plus collaborative et commencent, on l’a vu, à transformer la structure des organigrammes. Samuel Bausson, dans son manifeste Le Musée-Légo, plaide pour un musée participatif, où la chaîne des validations s’allégerait pour libérer la créativité des acteurs de la médiation et du numérique. « Pas de musée ouvert et participatif avec une organisation interne fermée et descendante. Le musée-Légo, à l’image de sa relation externe avec les visiteurs, implique un mode de fonctionnement ouvert à la créativité de ses contributeurs premiers : les personnes qui y travaillent. 122 » Impossible d’initier ce mode de fonctionnement sans une volonté forte portée par la direction de l’établissement, qui doit donc au passage renoncer à la bureaucratie qui inhibe et ralentit les initiatives des personnels. « Mais ce modèle “organique” n’est pas compatible avec le cloisonnement vertical inhérent au fonctionnement interne des institutions. Un fonctionnement descendant par des tuyaux “métiers” aboutit à des offres construites sans concertation et sans prendre en compte la cohérence globale de ces offres d’un point de vue des visiteurs. (…)Avec une démarche partagée par tous, les différents acteurs peuvent se concerter pour sortir de cette logique “métiers” et proposer un éventail d’offres plus lisible du point de vue du visiteur. L’ensemble des responsables métiers (accueil, communication, web, expositions, médiations, collections, etc.) 121 122

Entretien du 28 juillet 2014 http://www.knowtex.com/blog/le-musee-lego/

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coordonnent leurs démarches et déploient leurs offres en ligne en supplément de celles sur place. » Par conséquent, la prochaine étape de ce bouleversement dans la hiérarchie est interne à l’établissement mais doit aussi s’étendre à la relation externe avec le public : « (…) Dans un musée-Légo chacun prend en charge, en fonction de son métier, la responsabilité de s’associer autour d’un “hub” de projets communs, non plus définis en terme de “métiers”, mais en terme d’offres faites pour et avec les publics. »

B – LA REVOLUTION COPERNICIENNE VISITEUR / MUSEE Traditionnellement, celui qui détient le pouvoir de valider les contenus élaborés par les médiateurs, c’est le conservateur. Il est pour ainsi dire le « maître du discours » au musée. C’est lui l’expert, le référent suprême. Rien ne se dit des œuvres qu’il ne surveille, cautionne ou corrige. Et cela semble bien normal tant que la médiation se limite à une mission pédagogique de démocratisation du savoir scientifique. Derrière cette conception du savoir et de la médiation, il y a aussi une autre idée préconçue : celle d’un visiteur ignare, qu’il faut instruire. Cependant, inutile de rappeler la trilogie savoir-pouvoir-discours, pour sentir que le public est, dans cette configuration, cantonné au rôle de « grand muet » ou de « non-sachant ». La parole de vérité vient du haut de la pyramide, et les médiateurs avec leurs outils numériques ou non, retouchent avec précaution le discours pour le rendre accessible à la compréhension de tout à chacun. Ce modèle est aujourd’hui en crise. Eric Maigret, dans son introduction à la Culture de la convergence, évoque « le pouvoir disruptif des publics 123 ». Et ce nouveau pouvoir conteste non seulement les tactiques marketing des industries, mais aussi nos institutions publiques chargées de la transmission du savoir.

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La Culture de la convergence, Préface

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BOTTOM-UP VERSUS TOP-DOWN Dans le langage d’aujourd’hui, venu du secteur marchand, c’est ce qu’on appelle le passage d’un mouvement top-down à un mouvement bottomup. Dans la stratégie des « économies affectives » (love mark, buzz), les marques gardent le contrôle des récits (transmédia ou pas) qu’elles génèrent en direction des consommateurs, dans une logique top-down (qui part du haut et va vers le bas). Au contraire, le mouvement bottom-up inverse le rapport produit/consommateur. Les communautés participatives s’emparent en les modifiant des récits créés par les industries culturelles et celles-ci doivent s’adapter à ces discours ou créations surgies de la base (grassroots, en anglais : la base, le peuple). Le mouvement bottom-up va plutôt dans le sens d’une « dispersion du pouvoir, qui n’est pas forcément au profit des entreprises » 124. Ce mouvement bottom-up commence à faire son chemin dans les institutions publiques, via la pensée du particpatif/collaboratif/contributif portée essentiellement par les réseaux sociaux et importés dans les musées via les community managers. Si le consommateur actif a remplacé le consommateur passif sur le terrain du marché, le visiteur actif est en passe de se transformer (ou de se laisser transformer) en visiteur actif.

METTRE LE VISITEUR AU CENTRE DU MUSEE ? Les « réseaux » et les « communautés » ont tendance à remplacer les anciens « consommateurs » dans le vocabulaire marketing. Ils remplacent aujourd’hui également le mot « public(s) » dans les musées. Dans la première moitié du 16e siècle, Copernic affirme, avec sa théorie de l’héliocentrisme, que c’est le Soleil qui se trouve au centre de l’Univers, et non la Terre. Se faisant, il change irrémédiablement un système de représentation remontant à l’Antiquité. En fait, la culture participative 125 appelle aussi à une sorte de petite révolution copernicienne. Elle conteste moins la place centrale qu’occupe l’œuvre dans le musée que la place ancillaire qui y est faite au visiteur.

Eric Maigret, Introduction à la Culture de la Convergence, p A prendre selon l’acception anglo-saxonne : Participatory culture is a neologism in reference of, but opposite to a Consumer culture — in other words a culture in which private persons (the public) do not act as consumers only, but also as contributors or producers (prosumers). http://en.wikipedia.org/wiki/Participatory_culture 124 125

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L’évolution que l’on sent poindre ici n’est pas neuve, et tous les professeurs de l’Education Nationale savent la traduire dans leur domaine. Depuis la loi d’orientation de l’éducation nationale française, dite loi Jospin (1989), ce n’est plus le savoir qui au centre de l’école, mais l’élève – lequel doit construire son savoir, découvrir qu’il sait déjà. Le professeur n’est là que pour l’aider dans cette révélation. Inutile de rappeler les débats que suscite toujours cette révolution copernicienne dans le domaine pédagogique. Ce que des museogeeks réclament, c’est de considérer la participation du visiteur au musée comme une expérience innovante en soi. Il s’agit de lui proposer une autre place que celle de spectateur-élève. Notons qu’ils ne remettent d’ailleurs jamais en question la nécessité d’une médiation des contenus scientifiques. Les museogeeks sont des révolutionnaires conservateurs. Omer Pesquer rappelle que dans la définition du musée donnée par l’ICOM, figure le mot « délectation » 126 : « Cela veut dire qu’on peut aussi prendre du plaisir au musée – ce qui n’est pas une approche très française. Pour Bourdieu, le savoir mène à la délectation, mais c’est un plaisir réservé aux élites. Pourquoi ne pas prendre en considération que la construction d’une personne ne se fait pas que par le biais de l’apprentissage intellectuel, mais qu’il existe d’autres canaux ? Le participatif, c’est une notion anglo-saxonne. On est passé du public au singulier, aux publics au pluriel, et maintenant aux « communautés ». Aujourd’hui, le musée cherche à intégrer ses publics. Il faut arriver à créer quelque chose où la culture devienne un lien entre les gens dans un mouvement de co-construction entre le musée et sa communauté. La plupart des organisations n’ont pas encore compris que faire participer le public en proposant des concours, par exemple, ce n’est pas l’esprit de la culture participative127 ».

126

http://icom.museum/la-vision/definition-du-musee/L/2/

Article 3 - Définition des termes Section 1. Musée. Le musée est une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d'études, d'éducation et de délectation. 127

Entretien du 10 juillet 2014

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NINA SIMON ET LE MUSEE PARTICIPATIF

THE PARTICIPATORY MUSEUM NINA SIMON

A cette étape, on ne peut pas manquer d’évoquer un autre livre de chevet des museogeeks : The Participatory Museum. Cet ouvrage de 2010 a été écrit par Nina Simon, la directrice de la société californienne Museum 2.0, dont l’objectif est, entre autres, de changer les relations entre le musée et son public. Le livre est accessible en anglais en ligne, et chacun peut le commenter dans un forum dédié. En bref, l’ouvrage obéit lui aussi aux idéaux du participatif et de l’open data : http://www.participatorymuseum.org Voici comment Nina Simon définit son idée du musée participatif : « J’appelle participative une institution culturelle, si elle est un lieu où le visiteur peut créer, partager et communiquer avec les autres autour du contenu. Créer signifie que les visiteurs, en apportant leurs idées, leur créativité et les objets qu’ils produisent, rendent plus riches l’institution et les autres visiteurs. Partager signifie que les gens discutent, emportent chez eux, remixent, et restituent ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont fait pendant leur visite. Communiquer signifie que les visiteurs rencontrent d’autres personnes – les équipes de l’institution ou d’autres visiteurs – avec lesquels ils partagent des intérêts communs. Autour du contenu signifie que les conversations et les créations des visiteurs sont dirigées vers les œuvres, les objets et les idées qui sont centrales pour l’institution en question. 128 » 128

The Participatory Museum, Preface : I define a participatory cultural institution as a place where visitors can create, share, and connect with each other around content. Create means that visitors contribute their own ideas, objects, and creative expression to the institution and to each other. Share means that people discuss, take home, remix, and redistribute both what they see and what they make during their visit. Connect means that

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Simon avance trois « thèses » qui permettront l’avènement de ce nouveau musée participatif : - une institution « centrée sur le public » - qui doit être aussi pertinente, utile et accessible qu’une galerie marchande ou une gare ; - le visiteur y construit sa propre interprétation à partir de son expérience culturelle ; - la parole des utilisateurs peut façonner et vivifier la conception du projet et les programmes destinés au public. 129 Ce schéma établi par Simon montre le mouvement ascensionnel du visiteur intégrant le principe participatif. Le « Moi » s’élève vers le « Nous » en 5 étapes qui l’engagent de plus en plus en tant qu’acteur du musée et membre actif d’une communauté. Cette nouvelle conception participative du musée vient tout droit de la pratique et de la philosophie des réseaux sociaux – et donc de la culture numérique. Ce n’est pas pour rien que les museogeeks multiplient depuis ces dernières années les expériences participatives. Les institutions culturelles lancent des partenariats avec Twitter (#Muzeumweek), organisent des dialogues en temps réel entre le musée et les visiteurs. Citons aussi l’expérience « Partagez vos photo souvenir de Versailles », lancée dernièrement, où les visiteurs sont appelés à mettre leurs archives personnelles en ligne sur Flickr (http://www.chateauversailles.fr/partagez-vosphotos-souvenirs-de-versailles). Ces actions expérimentales interrogent en profondeur les normes, les valeurs et les représentations du musée.

visitors socialize with other people—staff and visitors—who share their particular interests. Around content means that visitors’ conversations and creations focus on the evidence, objects, and ideas most important to the institution in question. 129 The Participatory Museum, Preface. “The idea of the audience-centered institution that is as relevant, useful, and accessible as a shopping mall or train station. The idea that visitors construct their own meaning from cultural experiences. The idea that users’ voices can inform and invigorate both project design and public-facing programs.”

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Dans son livre, Nina Simon cite cinq des reproches récurrents que le public adresse au musée : - les institutions culturelles sont sans rapport avec ma vie ; - l’institution ne change jamais. Je l’ai visité une fois, et je n’ai aucune raison d’y retourner ; - la parole de l’institution qui fait autorité, n’inclut pas mon point de vue et ne me donne pas de moyens pour comprendre ce qui est présenté ; - l’institution n’est pas un lieu créatif où je peux m’exprimer et apporter ma contribution à l’histoire, la science ou l’art ; - l’institution n’est pas un endroit plaisant où je peux échanger des idées avec mes amis ou d’autres personnes. On voit que Nina Simon conçoit son visiteur comme un consommateur, un « client » que l’institution ne parvient pas à satisfaire. Et on voit ici combien l’analyse du public des musées se fait par le biais d’outils marketing, pensés d’abord pour le secteur marchand ! En tout cas, la vision française de la culture ne correspond nullement à celle, très anglo-saxonne, de Simon. Mais même si on n’est pas en Amérique, les reproches du public qu’elle signale, ne sont pas étrangers à ceux que les Français pourraient adresser à leurs musées, s’ils y étaient autorisés. Ceci dit, différence culturelle oblige, ils formuleraient les choses sans doute avec d’autres mots : ennui, pas intéressant, compliqué.... Il va sans dire que Nina Simon propose comme remède à cette désaffection du public des réponses participatives : le musée doit prendre en compte les idées et les créations du public ; ils doit développer des plateformes numériques où les visiteurs puissent échanger entre eux ; il doit proposer d’autres récits ; il doit prendre en considération ceux qui préfèrent « faire » plutôt que « voir » ; et enfin, il doit devenir un lieu où l’on aime venir dialoguer avec les autres. 110


Au final, selon la conception de Nina Simon : « L’institution doit servir de plateforme qui mette en relation les différents utilisateurs, qui agissent en créateurs de contenus, en distributeurs, en consommateurs, en critiques et en collaborateurs » 130.

LIMITES DE LA CONCEPTION PARTICIPATIVE DU VISITEUR Le modèle du visiteur participatif fonctionne-t-il à la manière de celui du consomm’acteur de l’économie affective, tel que l’analyse Henry Jenkins à travers le rendez-vous de télé-réalité American Idol 131 : « Regarder la publicité ou consommer le produit ne suffit plus ; la firme invite le public à devenir membre de la communauté de marque. » Le visiteur de l’institution culturelle est-il appelé à devenir une sorte de « museum fan », qui s’implique dans le musée ? Va-t-il s’engager dans les activités du musée ? Va-t-il, par ses contributions, animer la vie des collections en créant des galeries sur internet, ou en twittant sur les murs géants à l’entrée/sortie d’une exposition ? L’avenir du musée dépend-il de The Participatory Museum, Preface - “The institution serves as a “platform” that connects different users who act as content creators, distributors, consumers, critics, and collaborators ». 130

131

La Culture de la Convergence, Chapitre 2

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ses actions ? Pour Jenkins, « if it doesn’t spread, it’s dead », une formule qu’on peut traduire ainsi : « si ça ne circule pas, ça n’existe pas ». Et cette circulation dépendrait du « fan », qui va diffuser largement l’image du tableau qu’il aime, ses impressions concernant l’exposition qu’il a visitée, etc. Dans le musée participatif idéal de Nina Simon, le public est un enfant gâté à qui l’institution doit plaire en répondant à tous ses désirs. Pour qu’on puisse aborder la question du public de cette manière, à quoi le musée est-il comparé : à un centre commercial ? A un parc de loisirs ? Qui saura dire au fond ce que veut le public ? Le public a mille visages. Il est aussi difficile de répondre à cette question qu’à celle que Freud se pose quand il se demande : « Was will das Weib ? » (Que veut la femme ?). Répondre à des questions de la sorte se révèle un exercice d’imagination (périlleux) davantage qu’une réponse à valeur de vérité. Au contraire, c’est le rôle du musée de créer des désirs et des rôles nouveaux dans lesquels viendra se glisser le public. Le « client » de la pièce de Bernard-Marie Koltès est vis-à-vis du « dealer » dans la même position que le visiteur (en tout cas européen) face à l’institution : «J’attendais de vous et le goût de désirer, et l’idée d’un désir, l’objet, le prix, et la satisfaction. 132 » Ce que sous-tend cet extrait, c’est que l’offre est souvent à l’origine de la demande. La question est donc plutôt : que veut le musée ? Car ce que veut le public, c’est bien le musée qui doit le décider. Les enquêtes auprès du public doivent évidemment se multiplier, mais c’est aussi à l’institution d’inventer son public. S’il le désire passif, il sera passif ; s’il le désire participatif, nul doute qu’il le deviendra. L’histoire des musées français, nous l’avons vu dans l’introduction, s’est forgée autour de l’idée de forger l’identité nationale et de modeler le citoyen. Aujourd’hui, cette conception est en crise, c’est le moins qu’on peut dire. Quelle est donc la prochaine étape ? La démocratisation culturelle, puis la diversité culturelle ont été des outils qui ont essayé de remodeler l’approche d’une culture commune. Mais ces éléments de discours se sont révélés insatisfaisants, voire inadaptés, pour renouveler le musée et ses publics. En fait, la définition du public se révèle profondément politique et met en question la direction des politiques culturelles d’aujourd’hui. 132

Dans la solitude des champs de coton, Editons de minuit, 1986, p43

112


Si le public devient les publics, que se passe-t-il ? Le site du musée peut proposer des visites selon des catégories de public, selon le principe marketing de la segmentation. Par exemple, le MoMA à New York propose des comptes s’adressant à des publics différents : MoMAteens pour les adolescents, MoMAStudio pour les fans de design ou encore MoMAevents pour informer des événements spéciaux.

MoMAteens

MomaStudio

Un grand champ de recherche et d’expérimentation concerne d’ailleurs la personnalisation de la visite selon le profil de la personne (et non plus du groupe) venant au musée, via des puces RFID ou NFC. A la Cité des Science, Visite + permet de créer un portail personnalisé ou de constituer un « Cyber-carnet” de visite à l'aide de l’identifiant utilisé sur une exposition, et de poursuivre chez soi, en ligne, la visite.

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Mais la culture participative et collaborative portée par les réseaux sociaux a-t-elle le pouvoir à elle seule de révolutionner les musées et ses publics ? Il semble que c’est la conception de ses deux entités qui est appelée à se transformer, non par le biais des visiteurs, mais aussi et surtout via les personnels qui travaillent pour/avec eux. Ce sont probablement les spécialistes des musées qui sont les plus à même de redéfinir la relation entre l’institution et ses publics. Car, enfin, qui est apte à créer le public participatif du musée sinon le community manager qui anime les réseaux et propose des expériences participatives ou collaboratives ? L’égalitarisme qui est un des principes de l’intelligence collective se heurte à cette vérité toute simple : c’est le CM qui garde le contrôle sur la participation. Pourquoi ? Parce que c’est lui qui met en place les dispositifs ; c’est lui qui modère les échanges ; c’est enfin lui qui éditorialise les contenus proposés par le public. Prenons l’expérience de Versailles avec sa proposition de galerie de photossouvenir 133. Pour l’instant, aucune grille de lecture n’est vraiment proposé par le château : les photos sont proposées en vrac, mais quel propos servent-elles ? A terme, elles doivent venir prendre place dans une frise chronologique qui se présente pour l’instant comme un document sociologique sur la pratique de la photo-souvenir. Mais en quoi une telle frise rend-elle le visiteur plus collaboratif ? En quoi modifie-t-il la hiérarchie musée/visiteur ? Il s’est simplement contenté, comme on le lui proposait, de poster une ou plusieurs photos sur Flickr. En fait, quand la participation du visiteur devient-elle vraiment significative ? Quand il « like » une exposition ? Quand il écrit un commentaire ? Quand il cherche une information sur un écran tactile ? Quand il manipule l’image d’une peinture du 18e siècle ? Quand il suit sur plusieurs jours un récit transmédia ? Participer n’est pas toujours synonyme de « collaborer » et « contribuer », et l’ambivalence du terme en français crée des zones de flou. Le participatif est-elle un nouveau mot d’ordre ? Ou bien un objectif idéal qui cherche encore à fabriquer ses acteurs et ses pratiques ?

133

https://www.flickr.com/groups/versaillesfamille/pool/

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C - PENSER LES DISPOSITIFS DE MEDIATION NUMERIQUES AVEC LE PUBLIC ET LES AUTRES ACTEURS DU MUSEE Omer Pesquer plaide pour créer une relation autre entre le musée et son public, en inventant une « autre médiation » : « il faut que l’apprentissage entre dans un cercle de réciprocité134 ». La médiation est sans doute le centre à partir duquel les notions de participatif et de collaboratif peuvent trouver le plus pleinement leur sens, puisque c’est là où se croisent les équipes du musée et les publics. Bien sûr, généralement, les services des publics élaborent des dispositifs (numériques ou non) de médiation en interne, « sans » le public, c’est-à-dire sans le rendre acteur de cette construction d’outils.

LIVING LAB DU CENTRE ERASME, LYON, MUSEE DES CONVERGENCES Le Centre Erasme de Lyon essaie de résoudre ce problème en amont.

Depuis 2005, le programme Museolab135 du centre s’est donné pour mission de rechercher, via une veille technologique constante, les dispositifs les plus à même de convenir au futur Musée des Convergences de Lyon. A l’époque, l’horizon du numérique se bornait encore au site web, à la borne multimédia ou encore à l’audio-guide. Pourtant, au fil des années, le but est resté le même : réaliser le maquettage de dispositifs qui pourraient figurer dans les espaces du musée. « Il s’agit d’identifier et d’évaluer les briques technologiques 136 nécessaires, de les confronter aux difficultés de mises en œuvre, d’évaluer leur intérêt et inconvénients. » Entretien du 10 juillet 2014 http://www.erasme.org/ - musees 136 On note qu’on retrouve cette idée d’élément mobile qui permet la construction d’un tout, comme dans la métaphore du Légo. La plasticité du numérique permet cette multiplicité de possibilités dans l’utilisation des outils. La brique est comprise ici une unité d’information destinée à « s’imbriquer » dans un ensemble plus vaste. Wikimédia focntionne sous formed e briques, par exemple. 134 135

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Museolab se propose donc de confronter des dispositifs innovants à l’expérience. Un plateau de 200m2 a été créé pour recevoir ces expérimentations, le Centre Erasme, où sont imaginés des usages numériques de médiation. Le principe est de tester la place du numérique dans la muséographie sous forme de maquettes, et ensuite de les tester in situ dans des équipements ou des manifestations ouvertes au public. Dans cette perspective, Erasme a développé Muséotouch 137 ou Paper Zoom 138, deux dispositifs techniques qui ont été placées sur des forges en open source.

Museo Touch

Paper Zoom

Le Living Lab du Centre Erasme permet d’expérimenter dans un environnement grandeur nature où des utilisateurs et des producteurs cocréent des dispositifs innovants. “L’idée qui sous-tend les Living Lab est que l’innovation doit prendre en compte les dimensions sociales, que le laboratoire, espace où l’on expérimente et teste de nouvelles idées ou technologies, doit être en prise avec la réalité sociale. D’où l’idée de « lieux » d’innovation et d’expérimentation qui soient sur le terrain et impliquent des utilisateurs d’une manière particulière. Il s’agit d’ouvrir le processus de design et d’innovation en y intégrant le bénéficiaire ultérieur comme un véritable acteur et http://www.erasme.org/museo-touch ( Museotouch a d’ailleurs été développé en réponse à l’appel à projet innovant du ministère de la Culture 2010. 138 http://www.erasme.org/paper-zoom 137

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partenaire. On parle alors de co-design voire de « crowdsourcing ». 
Il me semble que cela s’inscrit aussi dans le mouvement du libre (le logiciel, les contenus et les données libres) qui crée une dynamique autour de l’ouverture du droit d’accès et de modification des sources. 139” Le Living Lab permet d’observer comment les utilisateurs s’approprient les outils numériques, et comment intégrer leurs remarques dans leur développement.

« Pour pouvoir faire émerger des usages intéressants, il convient d’intégrer le plus tôt possible les retours des utilisateurs. En effet au début d’une implémentation d’une technologie, il est encore simple de changer de cap, plus le travail avance et plus le système se rigidifie. 
O n s’ in sp ir méthodes de développement agile en informatique où l’on remplace l’écriture de cahier des charges par des réunions fréquentes et de courte térative 
O n e st bavec ie n d a n s u n e d é durée avec les utilisateurs. un système de sélection : c’est un peu comme un jardin que l’on sème, on observe les usages qui émergent, on élimine les fausses pistes, on sélectionne et valorise les plus prometteuses, voire, on les croise entre elles. » La première phase d’expérimentation se fait avec des professionnels, les gens du réseau, qu’on pourrait qualifier de publics spécialisés. 80 % des dysfonctionnements des dispositifs imaginés sont déjà perceptibles à cette étape. Lors de la deuxième phase d’expérimentation, les publics sont consultés, après manipulation, lors d’entretiens qualitatifs. Pour Yves-Armel Martin, le directeur du Centre Erasme, ce travail collaboratif est nommé « co-design ». Dans le programme Web Napperon 140, il s’agit par exemple d’inclure le public âgé et handicapé dans la conception d’un terminal leur donnant accès aux réseaux web 2.0. Lors de ces ateliers, les professionnels se montrent davantage créatifs, mais doivent changer d’attitude face au public et prendre en considération leurs questions. « C’est très différent d’expérimenter ces outils, de les avoir en mains, de se familiariser concrètement, que d’avoir une simple démonstration extérieure ou une description par un tiers. 141 » http://www.erasme.org/Living-labs-territoires-d http://www.erasme.org/-Webnapperon141 Entretien du 28 juillet 2014 139 140

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Associer publics et professionnels dès le processus de fabrication s’avère extrêmement riche et productif – mais pareille initiative paraît bien exceptionnel dans les musées, que ce soit dans les services de médiation traditionnels que dans les services numériques où la règle demeure : proposer un outil puis évaluer sa réception par le public. Il est alors bien tard pour rectifier le tir si besoin est.

INCLURE LES MEDIATEURS DU MUSEE DANS LA CREATION DES OUTILS NUMERIQUES Une idée répandue veut que la médiation numérique ait pour fonction de faire disparaître la médiation humaine traditionnelle. Certains directeurs y voient parfois là une occasion de réduire les coûts en créant des outils qui soient des super-médiateurs. A Lyon, Yves-Armel Martin insiste au contraire sur l’importance de la collaboration avec les services des publics selon une logique bottom-up, Certains personnels du futur Musée des Convergences, dont les chargés d’exposition et le service des publics, se sont saisi des possibilités de développement offertes par Museolab, et se sont associés aux recherches du Centre Erasme. Des expériences utilisateurs concrètes ont permis de faire sauter les préjugés des médiateurs, car ceux-ci ont pu bénéficier d’un retour direct du public. Par exemple, ils pensaient qu’il fallait développer des contenus différents pour correspondre aux besoins de publics différents. En travaillant sur un projet d’espace d’accueil interactif, ils ont pu expérimenter qu’avec les mêmes contenus, ils pouvaient s’adresser à des publics différents en faisant des visites différentes 142. Yves-Armel Martin est loin de prédire la fin de la médiation humaine, mais inclut le numérique dans les compétences de celui-ci : « L‘aspect relationnel sera très important et le rôle du médiateur amplifié. Le musée peut être un lieu de contemplation mais c’est aussi un lieu public et de rencontres humaines. Les interfaces multi-utilisateurs offrent, de ce point de vue, une véritable nouveauté et peuvent être à l’origine de scénarios favorisant l’échange, la construction de savoir commun ou des occasions

142

http://www.erasme.org/museolab4

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ludiques de confronter des points de vue en présence ou non d’un médiateur. 143»

(RE)CONCILIER CULTURE NUMERIQUE ET CULTURE « CLASSIQUE » Dans son blog, Gonzague Gauthier souligne le risque d’une fracture entre les personnels du numérique et les autres au sein du musée. Une fracture évidente lors des éditions du Museomix. « Il ne faut pas oublier cependant que tout ce qui se fait en dehors de l’institution mais à son contact va créer des tensions avec les métiers du musée : la médiation qui est mise en place au travers de ces projets va bouleverser les méthodes traditionnelles issues des politiques culturelles et des querelles esthétiques. Doit-on faire rempart à l’œuvre ou laisser les publics à son contact ? Doit-on expliquer, ou faire comprendre ? Doit-on créer avec les publics ou sanctuariser l’acte de production artistique ? Tant de questions que les cultures numériques, chantres du Do It Yourself et adeptes des écrans, ne se poseront pas. Pourtant, le fond du sujet est toujours le même : dire en mots simples ce que l’artiste veut faire passer dans un langage que les novices ne peuvent pas encore décrypter, donner des clefs d’un contexte qui dépasse les notions de culture générale… bref, les contenus de médiation que les métiers traditionnels transmettaient avant sont les mêmes. Il semble nécessaire d’éviter la rupture médiationnelle qui semble à l’œuvre en accompagnant et en intégrant ses métiers aux nouvelles pratiques des cultures numériques. 144 » Cette scission ne menace pas que les services de médiation, mais l’institution elle-même qui ne voit bien souvent dans le numérique qu’une possibilité supplémentaire de communiquer leurs contenus – ce qui se situe aux antipodes de la culture participative. Mais l’incompréhension est souvent réciproque : « La culture la plus éloignée des cultures web est très certainement celle de l’institution qui régit les musées, les archives, les lieux de culture ainsi que chaque structure ayant pour ambition de réaliser des projets d’ampleur. (…) S’il est important de faire remonter, je crois qu’il est aussi nécessaire de "faire http://www.erasme.org/Innovations-numeriques-revolution http://gonzagauthier.wordpress.com/2013/01/22/literation-ou-la-grand-messe-questionsde-strategies-numeriques/ 143 144

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descendre" en quelque sorte ! Une méconnaissance totale des dispositifs et des raisons d’être de l’institution se répand en effet dans les milieux prônant la co-construction, figeant peu à peu l’image de l’institution vue comme un ennemi de la cause. A tort ! Ce que chacun veut, c’est la diffusion de la culture – seuls les moyens diffèrent. Il faut donc que la compréhension et mise en place de la démarche de digitalisation de l’entreprise soit étendue et faite de manière collaborative. 145 »

Cette incompréhension mutuelle, Museomix l’illustre parfaitement :

« Sur un temps court, Museomix est le reflet parfait de cet esprit participatif et non professionnel où les publics sont invités à repenser autrement leurs pratiques en fonctions des cultures très éloignées de celle de l’institution. Le positionnement idéologique n’est pas assumé, mais ma lecture en est la suivante : d’année en année, le projet de Museomix n’est en fait pas de repenser l’institution, mais de la court-circuiter146. » La chercheuse Gaëlle Lesaffre fait écho au reproche de Gonzague Gauthier, en relayant le ressenti(ment) des autres personnels du musée lors de certaines éditions de Museomix : « Ils se sentent exclus. Le musée devient un terrain de jeu pour geeks, et même s’ils sont sur place, leurs compétences ne sont pas sollicitées 147 ». En réalité, il manque dans les institutions un espace neutre ou un agent neutre pour réconcilier les museogeeks et les représentants de la culture musée classique. Gonzague Gauthier oppose à Muséomix une réflexion de longue haleine menée dans une série d’ateliers thématiques rassemblé sous le titre : « Fantasmons le Centre Pompidou ». « Fantasmons le Centre Pompidou prend le temps long de l’institution comme une force réflexive. S’il manque de réactivité immédiate, il permet surtout d’enregistrer les évolutions profondes des pratiques culturelles qui mutent au contact des pratiques numériques. (…)De fait, il s’agit de mêler les pratiques du web (co-construction, ouverture, etc.) aux pratiques de

idem idem 147 Entretien du 23 juin 2014 145 146

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l’institution (mise en place d’un projet sur le temps long pour qu’il s’inscrive profondément dans sa pratique). 148 » Ce type d’initiative suffira-t-il à réconcilier et faire dialoguer la culture classique déclinante et la nouvelle culture museogeek ascendante ? Ne manque-t-il pas un maillon « médiateur » entre les deux ? Les personnels numériques endossent souvent un rôle de missionnaire du numérique, en essayant de diffuser leur culture dans les services. Les consultants externes viennent également prêcher les vertus du numérique dans les musées. Les rencontres professionnelles vantent les exemples de dispositifs innovants. Mais à qui ? Quels sont les personnels qui se déplacent ? Par contraste, il suffit de voir avec quelle la facilité se met en place une collaboration entre chercheurs, archéologues et développeurs 3D. Là où est nécessaire une reconstitution de sites patrimoniaux ou archéologiques, la technologie est la bienvenue. Quand l’œuvre est au cœur de l’institution, comme dans les musées des beaux-arts, et que le numérique n’intervient qu’en deuxième position, après l’expérience de l’œuvre elle-même, la place du numérique fait débat. En fait, il ne peut s’agir de considérer ces deux approches – numérique et classique - comme antinomiques. Chacune possède son cercle de compétence et son autonomie l’une vis-à-vis de l’autre. Seulement des zones de contact existe où le dialogue doit s’installer, plutôt que l’incompréhension réciproque. Il s’agit de parvenir à une coexistence non seulement pacifique mais aussi créative et…collaborative. La culture participative peut donc offre de nouveaux modèles de travail et contribuer à déhiérarchiser les relations entre personnels du musée. Le collaboratif et le contributif offrent des prismes qui changent la perception du musée et de son public. Car il s’agit de rendre tous les personnels acteurs du musée aussi - et pas seulement le public. Il ne s’agit donc pas en définitive de remplacer la culture musée classique par une vision museogeek, mais de faire jouer les points de vue sur les missions du musée, sa fonction vis-à-vis de la société. Lancer des hypothèses : « et si… ». Les valeurs museogeek permettent de poser des questions et peut-être d’amorcer les modifications internes et externes qui permettront au musée 148

idem

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de trouver la position adéquate dont il a besoin pour accueillir les publics du 21e siècle.

2 – METTRE EN PLACE UN ECOSYSTEME NUMERIQUE L’innovation technologique, parce qu’elle est incessante, pousse à la dissémination de dispositifs orphelins (prototypes) qui suivent la mise sur le marché de nouveaux outils. Hier, le smartphone et le multi-touch, demain les Google glass et les objets connectés. Au final, le tempo de l’innovation technologique a dominé les créations numériques selon une « logique projet ». Pour les musées, le numérique reste bien souvent un outil de communication puissant. Il s’agit de faire un « coup » (de pub), de servir l’image de l’établissement dans un esprit de concurrence avec les autres institutions : « nous voulons être les premiers à introduire un mur de twitts, une expérience transmédia, etc. ». Aujourd’hui, il s’agit de basculer dans une autre logique, celle d’un temps plus long, mais aussi d’inscrire le projet numérique dans un plan plus vaste, celui du « projet d’établissement ». Les équipes du musées, personnel numérique ou non, doivent donc développer une réflexion en amont, élaborer une stratégie donc, et qui tienne compte d’un maximum d’éléments essentiels à sa formulation. Certains de ces éléments essentiels seraient les suivants : - LES PRINCIPES – qui assurent la logique de l’écosystème : L’interdépendance et la communication des atomes entre eux ; La cohérence des circulations, des liaisons, des carrefours ; La fonction nodale des plateformes, leur lisibilité ; Les actions/missions/intentions qui relient chacun des atomes ; Les acteurs du schéma de communication (qui parle à qui, de quoi, comment).

122


- LE DEVELOPPEMENT - qui anticipe la connexion possible à d’autres entités plus grandes ou plus petites : - La connexion de la plateforme principale à des hyper-systèmes (smart city) ; - La fluidité et la compatibilité des langages (homogénéité) ; - la création d’un système évolutif, donc ouvert. - LE TEMPS - qui englobe les facteurs de vie et de mort de l’écosystème : La durabilité (3 ans, 10 ans) – prise en compte de l’obsolescence de la technologie ; Usage de l’open source - Eviter le dispositif one-shot – supports de lecture médias ; L’irrigation financière du système en termes de budget, de moyens de financement des projets, maintenance, etc.

A - POSER DES PRINCIPES DE DEVELOPPEMENT DURABLE Mais, bien entendu, la première menace qui plane sur les dispositifs numériques, est celle de l’obsolescence qui touche les technologies. En somme, l’innovation constante est le pire ennemi de la mise en pace de systèmes innovants. Une prospective numérique à plus de cinq ans semble impossible. L’univers de l’innovation possède donc un horizon court. A chaque projet correspond évidemment un plan de développement durable. A chaque établissement de décider d’en dessiner les contours.

LE SITE-PLATEFORME ET SES EMBRANCHEMENTS La vision qui domine aujourd’hui semble être celle d’un site principal, « un site plateforme, d’où tout rayonne 149 » (Omer Pesquer). Laure Pressac, chargée de créer un nouveau site pour le CMN, reprend l’idée d’une plateforme qui serait une sorte de vitrine des dispositifs destinés aux visiteurs… « et aux non-visiteurs », ajute-t-elle très justement. Son idéal est celui de la simplicité, et son désir est de développer les visites personnalisées. Un des enjeux de la personnalisation est de développer les trois temps de la visite. Avant, où l’on prépare sa venue (informations pratiques, 149

Entretien du 10 juillet 2014

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téléchargement d’application, création de son profil pour personnaliser son parcours de visite). Pendant, où l’on bénéficie de contenus supplémentaires via une application, où l’on peut prendre des photographies, envoyer des twitts, etc. Après, où l’on approfondit la connaissance des objets, où l’on partage des photos avec les autres visiteurs, où l’on obtient des indications sur des sites, livres ou musées susceptibles de nous intéresser. Pour être à l’écoute des demandes, Laure Pressac a mis en place un groupe de travail avec des visiteurs et une enquête en ligne sur le site.

http://www.bibliobsession.net/2013/02/08/une-mediatheque-des-dispositifs-dedans-un-ecosysteme-territorial/

mediation-

LA SIMPLICITE COMME PREMIER PRINCIPE DE LISIBILITE En exposant la méthodologie qui lui permet d’articuler son travail de modélisation pour le projet du web sémantique, Antoine Courtin courtcircuite paradoxalement le tout-numérique : « Je travaille avec une pan de papier déployé sur une grande table, comme un architecte, le crayon à la main. 150 » C’est peut-être avec cette simplicité qu’il faut procéder, en posant d’abord sur le papier ce que le site-plateforme principal doit porter comme information, et en prévoyant les extensions prévues et hypothétiques 150

Entretien du 18 juillet 2014

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du site. Il s’agit à ce niveau de se poser des questions très simples : Qui parle ? A qui ? De quoi ? Comment ? Des objectifs doivent être fixés : Attirer / Communiquer / Faire apprendre/ Ecouter / Emouvoir / Raconter / Partager (qui met en crise, comme nous l’avons vu les rôles traditionnels de l’émetteur et du récepteur). Bien entendu, ce travail est généralement fait au moment de l’écriture du cahier des charges. Mais pourquoi ne pas prendre exemple sur le Living Lab du Centre Erasme et modifier la version beta au fur et à mesure des retours utilisateurs – une période d’ajustement prévue par avance ? Mais la rigidité des marchés publics s’oppose trop souvent à la souplesse nécessaire à ce type de projets… Cette première étape de réflexion sur la conception éviterait certaines maladresses. Les sites des musées semblent parfois s’adresser en premier lieu… aux musées eux-mêmes. Or, le public ne comprend pas la structure des institutions. Prenons le site de Paris-Musées qui « dessert » tous les sites des musées de la Ville de Paris. Quel visiteur va avoir l’idée d’aller chercher des informations sur le musée Carnavalet, par exemple, sur cette plateforme centrale ?

Paris-Musée semble réfléchir à ce problème. En cette rentrée 2014, parmi les 15 projets du « budget participatif » proposés par Mairie de Paris, ParisMusées propose « Musées Parisiens 3.0 151», « une plateforme interactive (…) proposant les œuvres marquantes des 14 musées de la Ville de Paris, mais aussi une plongée dans la grande et petite histoire de la capitale ». Les « petits et moyens » établissements ne rencontrent pas les mêmes dangers qui guettent souvent les plus grands : une surabondance de contenus vient souvent brouiller la lisibilité du site. Par exemple, celui de Versailles fourmille de propositions de visites, d’expositions virtuelles, mais les

http://parismusees.paris.fr/fr/musees-parisiens-30-un-projet-du-budget-participatif-deparis 151

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embranchements innombrables en font un labyrinthe pour l’e-visiteur. Sa richesse est devenue paradoxalement son pire ennemi.

Capture d’écran de l’accueil du site du Château de Versailles.

Depuis onze ans, chaque année, la société de consulting NMC (New Media Consortium), basée à Austin, publie un rapport qui identifie et analyse les innovations technologiques susceptibles d’avoir un impact dans les cinq prochaines années sur la médiation dans les musées, au niveau de l’apprentissage et de l’interprétation. L’édition de 2013 souligne certaines défaillances fréquentes dont les musées sont responsables. « Les musées font insuffisamment d’effort (…) pour créer un environnement durable pour administrer et mettre en valeur l’information sur leurs collections et leurs outils digitaux. La prolifération des liens et plateformes destinés à fournir des informations sur les collections est de plus en plus difficile en terme de maintenance et de durabilité. Les data des collections et les outils numériques incluant du texte, du web, de l’audio, de la vidéo et de l’image, existent à plusieurs exemplaires à des endroits qui ne sont en général pas interconnectés, ce qui entraîne souvent des informations contradictoires/conflictuelles. Une stratégie du management d’outils numériques cohérente et durable, est plus importante que jamais pour répondre à la nécessité de créer, gérer, découvrir et délivrer des contenus digitaux de manière efficace et productive. 152 » NMC Horizon Report: 2013 Museum Edition, p10 : « Museums are not doing a sufficient job for creating a sustainable environment to manage and deploy collection information and digital assets. The proliferation of destinations and platforms for collection information is becoming increasingly difficult to support and sustain. Collection data and digital assets including text, web, audio, video, and image files exist in multiple and largely unconnected locations, presenting often conflicting information. A comprehensive and sustainable digital asset management strategy is more important than ever to address the need to create, manage, discover, and deliver digital material effectively and productively.”

152

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IMAGINER DES PLATEFORMES EDITORIALES ? Jim Harrison, un des fondateurs de Muzeum Next, a publié en 2014 sur le site de MuzeumNext un texte 153 où il donne quelques conseils pour une stratégie numérique optimisée. « Quel est le but principal du site d’un musée ? En parcourant le web, vous en concluez rapidement qu’il sert à promouvoir l’institution auprès de visiteurs potentiels. Bien sûr, c’est un but louable. Les musées ne pourraient pas exister sans public, mais je crois que les sites peuvent être beaucoup plus que cela. » Pour Harrison, le nombre de visiteurs est important, mais ne constitue pas le but ultime d’un musée qui est « d’éduquer, d’être source d’inspiration, de conserver et de partager ». « La réponse, selon moi, est que les sites des musées deviennent des ruches (hubs) d’idées, des plateformes éditoriales qui permettent aux institutions de poursuivre leurs missions en partageant leur savoir et leur enthousiasme avec le public. 154» Harrison s’appuie sur son expérience au Walker Art Center, dont il a refondu le site. Il ne s’agit pas de communiquer simplement sur les collections, mais de proposer un vrai « hub » sur l’art contemporain en général. Au final, il note que le site a vu sa fréquentation augmenter de 40%, tout en étant parfaitement en phase avec la mission du musée.

153 154

http://www.museumnext.com/impact/museum-websites-terrible/ idem : “What is the main aim of a museum website? Browsing the internet, you quickly conclude that this is to

promote the institution to potential visitors. This is of course a worthwhile aim, museums would not exist without an audience, but I believe that museum websites can be much more. (…) The solution I believe is for museum websites to become hubs for ideas, publishing platforms which allow institutions to pursue their missions by sharing knowledge and inspiration with the public.”

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Capture d’écran du site du Walker Art Center

B - ARTICULER REEL ET NUMERIQUE Il n’y a évidemment pas de séparation entre réel et numérique. L’un est étroitement enlacé à l’autre. Dans notre vie quotidienne, nous prenons un café tout en surfant sur le net pour obtenir les horaires d’ouverture d’une bibliothèque ou d’un magasin, ou en envoyant des SMS ou des mails de notre smartphone. Notre environnement est un métissage entre réalité physique et numérique qui a créé une manière d’être au monde nouvelle. Mais les lieux de passage ne sont pas forcément fluides pour tous. Et bien entendu, perdure une fracture numérique, non pas entre ceux qui possèdent les outils et ceux qui ne les possèdent pas, mais entre ceux qui savent se servir d’un grand nombre d’options et ceux qui se contentent de quelques-unes. Au musée, on compte de plus en plus sur le fait que le visiteur vienne équipé de son propre outil : BYOD (Bring your own device) 155. Nous voici à l’heure du 155

NMC Horizon Report: 2013 Museum Edition, p11 : « The term BYOD, which stands for “Bring Your Own Device” refers to the practice of people bringing their own laptops, tablets, smartphones, or other mobile devices with them to the learning environment.”

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visiteur connecté. L’environnement numérique crée des expériences nouvelles. A présent, il s’agit de penser la complexité de l’agencement entre le musée physique, le visiteur connecté et les outils numériques qu’on lui propose. L’écosystème dont il est question dans cette section, n’est donc pas que numérique. Celui-ci, s’il se réfère au musée, se connecte fatalement à des points de réalité physique pour créer des expériences spécifiques. Le musée devient ainsi un milieu « mixte » où les briques numériques s’emboîtent entre elles mais aussi et surtout avec les espaces des collections. On peut parler d’écosystème dans la mesure où chaque élément numérique participe d’une logique vivante et évolutive en lien avec le réel. L’écosystème numérique ne se justifie en effet qu’en étroite connexion/conversation avec ses implantations externes : le musée, ses personnels, ses publics. Samuel Bausson souligne dans Le Musée Légo la nécessité d’une interface public/numérique/musée en analysant la fonction « accueil » des établissements. « Il s’agit d’envisager l’offre “accueil” comme un tout, aussi bien sur place que en ligne. Le responsable “métier” de l’accueil au musée étend sa responsabilité au delà du “guichet” et vers les espaces numériques pour y articuler en complémentarité : les propositions d’accessibilités, de traductions, d’informations sur les offres, de relais et réponses aux questions et problèmes remontés par les visiteurs… Il inclut, entre autres, l’équipe web dans sa démarche et fait appel à ses compétences en terme d’outils et d’usages web, pour garantir une cohérence entre l’accueil sur place et celui en ligne qui sert souvent à préparer sa visite ou à la prolonger par la suite. 156 » Un accueil numérique suppose des personnels formés en conséquence. Et c’est aux services numériques de délivrer une formation en interne qui permette aux personnels de s’approprier l’outil numérique. Associer toutes les équipes du musée en lien avec le public s’avère donc primordial pour que le numérique soit un fluide qui alimente les espaces des collections comme l’électricité le fait, par exemple.

156

http://www.knowtex.com/blog/le-musee-lego/

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Ce n’est pas par hasard qu’Omer Pesquer affirme qu’une des « briques » de l’écosystème est d’assurer une connexion wifi dans le musée. Peut-être pas dans tous les espaces, mais dans ceux où le public entre en contact avec ces médiateurs nouvelle génération qui allient - ou allieront bientôt compétences de la médiation traditionnelle et compétences spécifiques de la médiation numérique. Un exemple de réussite d’une médiation mixte, in situ, est celle du Musée d’Histoire de Marseille, où les gardiens sont devenus des médiateurs. Présents dans tous les espaces, ils donnent aux visiteurs d’emblée le mode d’emploi de ce musée qui a été reconfiguré entièrement en implantant des outils numériques ambitieux.

Musée de l’Histoire de Marseille

ORGANISER LE DEVENIR MEDIA DU SITE DU MUSEE ? « Les musées entrent dans une ère où le nombre d’œuvres digitalisées est en train de dépasser celui des objets physiques à l’intérieur du musée” 157. Jim Harrison a organisé une large partie du site du Walker Art Museum comme un magazine d’art contemporain, en faisant donc des choix éditoriaux forts, car il introduit sur le site des œuvres et des réflexions qui élargissent la fonction non seulement de son site, mais la mission de l’institution. La RMN-GP publie également ce qu’elle appelle un magazine 158, 157 NMC Horizon Report: 2013 Museum Edition, p 32 : “Museums are entering an era where the number of digital artifacts is quickly surpassing that of physical objects within a museum.” 158

http://www.grandpalais.fr/fr/magazine

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mais les « articles » prennent pour objets les expositions ou les conférences qu’elle organise. Le style adopté est certes plus journalistique qu’institutionnel. Mais le contenu éditorial semble davantage avoir été écrit par une agence de communication que par des experts ou des critiques d’art. Le but est clair : promouvoir les « produits » du musée, avec une visée marketing peu encourageante pour des lecteurs qui attendaient un « vrai » magazine. Les contenus du musée semblent n’avoir que fait l’objet d’une éditorialisation un peu plus « punchy ».

Le site de Versailles propose des expositions, en partenariat avec Google, qui n’existent que pour le web. C’est le cas de Louis 14, construction d’une image 159, qui permet de découvrir à travers plus de 200 portraits comment le roi Soleil a su se servir de l’art comme d’un instrument de pouvoir. Le commissariat de cette exposition virtuelle a été assuré par une conservatrice du château.

159

https://www.google.com/culturalinstitute/exhibit/louis-xiv/AR9JhTFH?hl=fr

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Le Jeu de Paume160 va plus loin, puisqu’il ne se contente pas de produire un « faux » magazine comme la RMN-GP. On y trouve des articles, des interviews qui ne sont pas toujours connectés directement à l’actualité des événements de l’espace d’exposition – comme par exemple une rencontre avec Quentin Bajac, conservateur de la photographie du MoMA de New York.

Le Jeu de Paume produit également des expositions numériques sur un site dédié : « Jeu de Paume – espace Virtuel » 161.

160 161

http://lemagazine.jeudepaume.org http://espacevirtuel.jeudepaume.org

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Une exposition d’art numérique sur un site satellite : cette initiative prolonge la mission du Jeu de Paume en allant dans le sens d’une autonomisation des contenus digitaux et en mettant en avant la création numérique. Malheureusement, aucun lien ne relie ce site à la « plateforme » principale que constitue celui de la galerie. Autant le magazine et l’espace virtuel proposent des passerelles vers le site principal, autant l’inverse est faux. Il y a donc là une sorte de rupture dans l’écosystème tout à fait significative, puisque la séparation physique/numérique est actée ! Gonzague Gauthier souligne dans un article de son blog cette difficulté du devenir-média des musées. « Il est assez étrange de voir à quel point ce devenir média se fait en complète déconnexion de la TV connectée et a même du mal à intégrer les stratégies numériques. Cela est certainement dû au fait que les métiers de base de nombreuses institutions restent liés non à la diffusion des contenus, mais aux contenus eux-mêmes. La dématérialisation de ceux-ci qu’implique le devenir-média des musées engendre inévitablement une évolution de ces

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pratiques, qui n’est pas encore prise en compte dans les institutions muséales (…) 162 » Pour Gauthier, dans un futur proche, certaines institutions (publiques ou privées) se cantonneront de diffuser, tandis que d’autres deviendront productrices de contenus. « Heureusement ! Il faut bien que certains musées continuent à produire des expositions, des contenus à partir des fonds, tandis que d’autres produiront du sens à partir de ces contenus (un sens répondant aux enjeux de la société, pourvu que ces futurs médias soient plus préoccupés d’une identité discursive que d’un audimat). 163 »

C – QUELLE INNOVATION ECONOMIQUE POUR FINANCER LE NUMERIQUE CULTUREL ? Nous évoquerons ici une question qui n’est pas centrale dans notre problématique, mais dont nous ne pouvons faire abstraction, tant elle est récurrente dans la bouche des museogeeks : la question de l’innovation financière. Nous l’aborderons rapidement, tout en sachant qu’elle constitue en soi l’objet d’une étude approfondie. Il n’est plus d’actualité de montrer de la pudeur lorsqu’on parle d’argent au musée. On rappellera donc que mener une politique numérique dans les institutions culturelles demande des moyens financiers. Non, le numérique et la numérisation ne permettent pas de faire des économies. Il peut certes être considéré comme un investissement pour le futur. La numérisation répond à des enjeux importants pour les missions de conservation, de documentation et de démocratisation culturelle. Mais le numérique en général ne fait et ne fera pas faire des économies au musée. Bien au contraire.

http://gonzagauthier.wordpress.com/2013/01/14/economie-culturelle-nouvelle-donnede-reseaux-a-redessiner/ 163 idem 162

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PARTENARIATS ET MECENATS Pour le développement de leurs projets numériques innovants, les musées travaillent de plus en plus en partenariat avec des universités, des laboratoires de recherche, donc avec d’autres partenaires publics. Le coût est alors dissimulé en partie derrière ce type de financement où les sources d’argent public se mêlent. Seuls demeurent visibles le coût des prestataires spécialisés auxquels il faut faire appel. Tant que la culture dépendait entièrement des financements publics, l’Etat ne pouvait être relayé dans cette mission d’intérêt général par une quelconque intervention du privé. Mais il y a bien 20 ans que les marchands ont fait leur entrée dans le temple, d’abord avec retenue, aujourd’hui avec davantage de décontraction. D’autres tactiques sont donc aujourd’hui courantes, et consistent notamment à s’appuyer sur des partenariats et des mécénats avec le privé. En 2012, les Rencontres Nationales Clic France ont consacré une partie de leur temps à faire le point sur les partenariats public-privé, tirant des conclusions en demi-teinte sur ces expériences. En général, les entreprises sont peu enclines à soutenir des projets numériques. Et encore est-il ici question des grands établissements. Les petites structures rencontrent encore plus de difficulté à trouver des financeurs ou des partenaires privés. Quant au partenariat avec Google, certains musées l’acceptent avec entrain (Versailles 3D), d’autres avec prudence (Paris-Musées). Les conséquences de ses liaisons avec le géant du net sont-elles dangereuses ou non ? Les avis divergent.

L’INNOVATION FINANCIERE : TROUVER LE BUSINESS MODEL Au-delà de ces moyens devenus classiques de financer les musées (et leurs dispositifs), la question qui se pose est maintenant celle-là : Existe-t-il un modèle économique numérique ? Comment générer des recettes ? L’économie des subventions est en effet de plus en plus critiquée. L’agence de conseil et d’ingénierie Réciproque 164 fait partie du consortium qui a remporté l’appel à projet du grand emprunt, en proposant la plateforme Culture 3D Cloud 165. En gagnant l’appel d’offre, le consortium dispose d’une enveloppe globale comprise entre 300 et 400 000 euros qui doit financer la recherche théorique et la plateforme. La question du business model est lancée par Réciproque sans jamais trouver d’écho chez ses partenaires 164 165

Entretien avec François Forge et Sébastien Cotte (Réciproque) du 17 juillet 2014 http://c3dc.fr/partenaires/

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publics. Pour les entreprises partenaires, l’objectif est que l’outil soit le plus grand public possible ; pour les laboratoires de recherche, qu’il soit le plus précis possible (et tant pis si seulement quelques personnes savent s’en servir !). L’économie des subventions marche à rebours de l’économie de marché. Des technologies nouvelles sont développées. On pense parfois à les diffuser via des forges, en les mettant en open source. Mais peu pense encore à tirer un profit économique de ces nouveaux outils. Les principes de la gratuité dominent, on l’a vu, le milieu des développeurs. Mais la question du modèle économique se pose néanmoins avec de plus en plus d’insistance.

LA SILICON VALOIS

Le MCC est forcément sensible au financement des projets numériques, comme il l’est plus globalement à celui des musées. Sans doute est-il aussi tentant de se servir du bouillonnement numérique actuel pour trouver de nouveaux modèles économiques aux contenus culturels ? L’idée de transformer la culture en ressource économique est dans l’air du temps. Les « industries créatives » sont ainsi à l’honneur, même si le terme ne recouvre pas jusqu’à présent l’univers des institutions publiques, mais plutôt le monde de la publicité, du design, du graphisme, etc. 166 En décembre 2013, l’Inspection Générale des Finances et l’Inspection Générale des Affaires culturelles sortent conjointement, à la demande du ministre de l’économie de l’époque (Pierre Moscovici), un rapport vantant L’apport de la culture à l’économie en France 167 . L’accent est mis sur l’impact positif qu’une implantation culturelle a sur le dynamisme socioéconomique d’un territoire. Fantasme ou réalité : la culture, dans un sens très large, est considérée non plus comme un poids mort dans le budget du pays, mais comme un nouvel or noir… Voir l’étude commanditée par la Sacem au cabinet Ernst&Young : Premier Panorama des Industries culturelles et créatives. 167 Rapport L’apport de la culture à l’économie en France, 2013 http://www.economie.gouv.fr/files/03-rapport-igf-igac-culture-economie.pdf 166

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Et, enfin, en mai 2014, à la demande des entrepreneurs, le MCC parraine la Silicon Valois 168. Forger un jeu de mots entre la Silcon Valley et la rue de Valois (adresse du MCC) – manifeste bien ce souhait de faire de la culture, du musée et des contenus culturels en général, le laboratoire d’un miracle économique. L’événement a donc consisté donc à faire se rencontrer travailleurs indépendants et entrepreneurs afin de mixer les compétences économiques et créatives. Que la culture puisse apporter son inspiration à l’entreprise, et que l’entreprise puisse suggérer des business models à la culture – cela correspond parfaitement au désir de l’Etat : le monde culturel doit s’émanciper de la logique des subventions. Evidemment, la France ne fait qu’entériner une position politique plus large, marquée par le libéralisme du Conseil européen et plus globalement du monde anglo-saxon. Le numérique est-il vraiment un des principaux fers de lance pour introduire une innovation économique dans les modes de financement de la culture ? A quel point cette tactique est articulée consciemment de la part des pouvoirs publics ? Tout est bon, on le sait, pour essayer de faire financer la culture par le secteur privé. Par ailleurs, comment les mécènes peuvent-il s’emparer des projets numériques et y trouver une retour en terme d’image pour leurs marques ? Financer des dispositifs innovants est moins visible que d’aider à la restauration d’une façade célèbre ou d’un élément de patrimoine donnant du sens, et moins valorisante que de s’impliquer dans une action socio-culturelle…

3 – PENSER LE MUSEE COMME MONDE Pour la plupart des visiteurs, le musée est une institution respectable, organisée et bardée d’interdictions. Elle est en effet considérée comme le « musée cathédrale » dont parlait Samuel Bausson dans Le Musée Légo. La visite s’accompagne de rites : le silence, l’admiration savante ou non, l’objectif pédagogique, la valeur ajoutée culturelle. Bien sûr, le musée est le temple de l’Art, cette divinité inventée en grande partie au 19e siècle et dans la première partie du 20e siècle. Il possède ses gardiens, au sens propre, 168

http://cblog.culture.fr/siliconvalois/

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et ses prêtres : les conservateurs qui sont les intermédiaires entre le dieu et les profanes. Malheur à ceux qui pénètrent dans ses espaces sans en connaître les codes ! En fait, il suffit de mettre les pieds dans le Temple des temples, le Louvre, pour savoir que tout cela a dramatiquement changé. Si la plupart des visiteurs se comportent encore avec retenue, une partie de plus en plus importante d’entre eux déambule dans les corridors et les salons comme dans les rayons d’un supermarché ou d’une parc d’attraction. Les gardiens retrouvent des chewing-gums collés derrière le cadre des Noces de Cana, certains touristes sortent leur sandwiches et leurs canettes de bière pour improviser un piquenique (pas du tout numérique) dans les alcôves des salles des peinture françaises, les Chinois enlacent les statues grecques dans la salle du Manège le temps d’une photographie… Les museogeeks réprouvent ce comportement « décomplexé ». Ce ne sont pas des profanateurs. Ils ont intégré le respect des œuvres, et s’ils plaident pour un musée renouvelé, ce n’est pas non plus pour en faire un lieu de « consommation culturelle ». Ils rêvent d’espaces autres dans le musée (ou à côté), mais ils ne remettent jamais en cause sa mission de protection et de conservation. Ce ne sont pas des iconoclastes. Ce sont des réformateurs. Ils apportent simplement une nouvelle vision du musée. Nous avons vu les idées que les museogeeks apportent au musée pour repenser la structure hiérarchique interne et le rapport aux publics. Mais quelles sont leurs propositions en matière de transmission culturelle ? Et, en adoptant leur point de vue : comment s’adresser à ce public volatile, insaisissable, multiple - qui ne considère plus l’art comme chose aussi sacrée que les générations précédentes ? C’est ce à quoi s’intéresse cette partie, qui ne se fonde pas sur des pratiques ou des propositions émanant directement des museogeeks qui, dans les musées, acceptent pleinement le fait qu’ils doivent transmettre le discours et qu’ils n’en produisent qu’à la marge. L’innovation des contenus n’est pas encore une question qui se pose de manière frontale dans les services muséaux. Nous essaierons ici d’en démontrer pourtant l’intérêt à notre sens primordial.

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A - LA NOTION D’UNIVERS Le museogeek aime l’univers des musées. Et on peut ajouter qu’il en est l’un de ses défenseurs les plus dévoués – même s’il désirerait qu’on y fasse quelques aménagements. Il connaît les nouvelles pratiques de sociabilité et d’échanges du web 2.0, et peut-être a-t-il des propositions susceptibles de faire venir ces nouvelles générations au musée ? En somme la culture geek peut-elle aider à sauver les musées ?

LES MUSEOGEEKS, NOUVEAU REMPART DE LA CIVILISATION ? Dans son livre Culture Geek, David Peyron insiste sur le fait que les geeks ne sont pas de simples férus de technologie, mais qu’ils se distinguent aussi par des références culturelles communes complexes – et d’abord par leur passion pour les mondes imaginaires de la science-fiction et de l’heroïcfantasy. Peyron brosse un portrait suffisamment large des geeks pour lui permettre d’englober toutes sortes de profils, et ses simplifications gomment un aspect essentiel de nos museogeeks : une compétence culturelle. Les geeks possèdent souvent une immense culture classique. Après avoir dévoré Le Seigneur des anneaux, le lecteur curieux ira explorer les sources savantes de l’ouvrage : l’épopée germanique du 13e siècle (Nibelungenlied) ou l’opéra de Wagner (L’Or du Rhin). Le museogeek est donc doté d’un large spectre culturel, et navigue à l’aise entre « haute culture » et « culture populaire ». A cette agilité culturelle s’ajoute la maîtrise des outils digitaux. Mieux que quiconque, ils connaissent les arcanes de ce monde mixte, où s’entrelacent désormais inextricablement réalité et numérique. Le futur leur appartient. Ils sont les « maîtres du feu ». Ils ne contestent pas non plus la valeur des musées. S’ils sont dans leurs murs c’est qu’un désir puissant les y a poussés. Du musée, ils apprécient la richesse des contenus, le foisonnement des mythologies, des cosmogonies, des mondes disparus.

LA PASSION POUR DES UNIVERS COMPLEXES ET IMMERSIFS « Etendre l’univers : derrière chaque homme doit se trouver un univers entier, accessoires, amis, ennemis, buts, famille, responsabilités, règles, religion (regarder du côté de l’anthropologie) 169» - George Lucas

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Note de George Lucas pour Star Wars, cité dans Culture Geek, p 62

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L’avènement progressif d’une culture geek, et plus particulièrement des museogeeks, amorce paradoxalement le retour des grands récits. La chercheuse Anne Besson, membre du Centre d’Etudes et de Recherches sur les Littératures de l’Imaginaire, qualifie le geek de « lecteur idéal » 170, car il est capable de venir à bout de longs cycles de fantasy ou de sciencefiction. Cette compétence vaut aussi pour les jeux vidéos ou les jeux de rôle, dont les règles sont parfois complexes à l’extrême et demande au joueur d’avoir intégré un très important nombre d’informations pour avancer dans les niveaux de jeu. Nos geeks s’intéressent donc à des mondes imaginaires complexes, extrêmement développés et cohérents. L’incohérence va entraver la croyance dans le monde imaginaire. David Peyron affirme même que le geek développe un « plaisir cartésien de l’imaginaire 171». Ces univers imaginaires sont pour eux autant de bacs à sable fictionnels. Certains geeks préfèrent rester à la surface de la narration et se laisser submerger par la croyance enivrante - parce que littérale - dans le monde imaginaire. Ainsi, le plaisir peut-être le plus vif d’un jeu comme Assassin’s Creed consiste peut consister à simplement parcourir les villes historiques. Mais si certains geeks se contentent de ces joies procurées par une immersion dénuée de recul, d’autres vont adorer se livrer à des analyses plus approfondies. N’oublions pas que les grands classiques de la science-fiction offrent souvent des miroirs critiques à la société « réelle ». Les deux mages de Tolkien, Gandalf et Saroumane, opposent deux visions de l’humanité : l’une qui demeure conscient des limites morales de l’homme et proche de la nature ; l’autre qui s’affranchit par cupidité de ces limites jusqu’à la destruction. Les interprétations du Seigneur des anneaux est multiple et suscite de nombreux débats entre fans. En tout cas, dans la culture geek, on aime moins une œuvre qu’un univers. Les œuvres-mondes débordent leur média d’origine de toute part. Et elles infiltrent d’autres médias qui ne sont pas leur support d’origine 172. Complexité, immersion. Ces deux termes ne peuvent-ils pas trouver aisément des adaptations possibles dans l’expérience muséale ? Amateurs d’épopées, de mythologies et de cosmogonies, les geeks peuvent trouver dans les musées de quoi étancher leur soif d’univers complexes.

Culture Geek – cf chap 2 (Anne Besson, Fantasy Editions Klincksieck, 2007) Culture Geek, p 73 172 Nous analyserons cet aspect plus tard, avec la notion de storytelling transmedia développée par Jenkins. 170 171

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DU MONDE CLOS DU MUSEE A L’UNIVERS INFINI DU RECIT Prenons une partie du résumé Wikipédia de Fondation le célèbre cycle de science-fiction d’Isaac Asimov : « 22 000 ans environ dans le futur, soit 13 à 15 millénaires après la perte de la Terre dont les Hommes ont oublié l’emplacement, un Empire Galactique s’est formé qui englobe toute la Voie lactée et regroupe 25 millions de mondes habités. Sa capitale, Trantor, est une planète entièrement recouverte de dômes en métal, la plus proche du centre de la galaxie ; seul le palais impérial est à l'air libre. Au cours du 13e millénaire de l’ère impériale, un homme, Hari Seldon, prédit au moyen d’une science statistique dont il est le concepteur — la psychohistoire — la chute de cet empire suivie de 30 000 ans de barbarie qui précéderont la naissance d'un autre Empire. Pour réduire cette période de barbarie à 1000 ans, il suggère la création d’une Fondation dont le rôle sera de rassembler le savoir de toute l'humanité dans une Encyclopédie. 173 » Ce ne serait pas offenser Asimov que d’affirmer que son épopée s’appuie en partie sur ce qu’il sait de l’histoire des civilisations humaines. Il joue avec la notion d’empire, les datations, l’écriture d’une encyclopédie renfermant l’ensemble du savoir. En quoi le passé de l’humanité n’offre-t-il pas les mêmes éléments narratifs que ce récit futuriste ? Ne peut-on pas formuler de manière au fond assez semblable la chute de Babylone, l’histoire de l’empire romain ou l’entreprise encyclopédique des Lumières ? La complexité de l’histoire humaine rivalise sans peine avec celle des grands livres de science-fiction ou d’heroic fantasy. Le voyage dans le temps est d’ailleurs un des grands classiques de la culture geek. Voici par exemple le cadre narratif du jeu vidéo Assassin’s Creed : « L'histoire est axée sur Desmond Miles qui revit les actions de son ancêtre à l'aide d'une mystérieuse machine nommée l'« Animus ». Son aïeul, Altaïr est un assassin d'élite agissant en Terre Sainte à l'époque de la troisième croisade. Tombé en disgrâce, Altaïr doit exécuter plusieurs missions pour regagner son rang dans sa communauté. Le joueur contrôle librement le héros dans quatre villes (Damas, Jérusalem, Acre et Masyaf), à la recherche de ses cibles. 174 »

173 174

http://fr.wikipedia.org/wiki/Fondation_(Asimov) http://fr.wikipedia.org/wiki/Assassin's_Creed

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La culture geek prend ses racines dans la culture pop américaine et japonaise, mais aussi dans les grands récits historique ou mythologiques de l’humanité. Au moins par le biais des auteurs qui forment le socle de référence des geeks. Il n’est donc pas étonnant que certains geeks s’intéressent aux musées et aux sites patrimoniaux : ces lieux regorgent d’histoires et de mystères. Comment s’étonner, dès lors, que le CMN développe un jeu vidéo qui fasse traverser des « portes de légendes » par lequel le joueur passe d’un monument l’autre en résolvant des énigmes ? L’histoire pullule de dieux, de récits fondateurs, de batailles, de héros, d’apocalypses et de renaissances. Les œuvres des musées sont des objets magiques venus de mondes disparus. Le passé est l’objet de récits, de reconstitutions, d’interprétations. Les uns en font une science ; d’autres en tirent des fictions. Qu’est-il arrivé aux grands récits ? Ils sont peu à peu sortis de la culture commune. Une vision caricaturale du structuralisme des années 60 a banni l’histoire et la narration des écoles, au profit de l’analyse des textes et des discours. Les professeurs de français ont pour mission de faire comprendre à leurs élèves la différence entre narrateur homodiégétique ou hétérodiégétique… au collège ! Quant à la dimension imaginaire des textes ou le plaisir de la lecture, elles passent largement au second plan. Adieu Pantagruel, d’Artagan, Rastignac : ils ne font pas partie des « apprentissages » pédagogiques. L’histoire, elle aussi, a pendant longtemps été un récit essentiellement rempli de héros et des batailles. Adieu Vercingétorix, Louis 14 ou Saint-Just. Il n’est pas question ici de plaider pour le retour d’une ancienne manière d’enseigner. Mais l’esprit humain ne se nourrit pas pourtant que de faits et de science : il a aussi besoin de rêves. Et si les personnages de la littérature et de l’histoire, si Jean Valjean ou Achille ont pu rester vivants dans la mémoire des jeunes générations, c’est grâce aux productions des industries culturelles, aux comédies musicales ou aux films hollywoodiens truffés d’effets spéciaux – et pas grâce à l’école, pourtant première courroie de transmission culturelle. Or, le musée et le site patrimonial offrent la possibilité de conter un multitude de mondes, de redonner vie à des civilisations disparues. Ce sont des réservoirs de connaissances précises à transmettre, mais aussi d’histoires à raconter… et pourquoi pas à inventer. 142


Une des grandes questions de la culture est aujourd’hui celle-ci : A qui revient aujourd’hui la charge de transmettre les grands récits ? Par quels moyens ? Quels sont les meilleurs intermédiaires ? Les stratégies médiatiques les plus efficaces ? Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? Le musée offre pléthore d’univers. Chaque objet recèle d’histoires. N’est-ce pas cela aussi que le visiteur vient chercher, lorsqu’il parcourt les salles ? Voici au musée Carnavalet le portait d’un homme hâve, décharné, inquiétant. Qui est-il ? Voici l’abbé Tournus, peint en 1720 par Jean Restout. Ce portrait permet d’évoquer l’épisode des « convulsionnaires de Saint-Médard ». L’abbé Tournus est un proche du janséniste François de Pâris. Quand ce dernier meurt, à cause des privations et de mortifications qu’il s’inflige, il est enterré au cimetière Saint-Médard. Sur sa tombe a lieu une série de guérisons miraculeuses qui rend très populaire le lieu. Là, on lieu de véritables scènes d'hystérie collective, à tel point que le cimetère est fermé par la police. Les "convulsionnaires" se replient alors dans des maisons privées où ils s’adonnent à des pénitences de plus en plus dures, vivement moquées par Voltaire. On est loin de la problématique de l’innovation numérique, me direz-vous. Mais si les museogeeks apportent à première vue des compétences technologiques, certains d’entre eux peuvent aussi (ré)introduire le goût de œuvres-mondes. Sans toucher aux espaces, le numérique, et n’est-il pas, d’ailleurs, le lieu parallèle et néanmoins connecté à l’œuvre, qui permet l’élaboration de ces récits ?

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B – CRISE DE LA CULTURE, CRISE DU DISCOURS LA DOMINATION D’UN DISCOURS Les personnels chargés de la conservation ou de la médiation ont en très grande majorité fait l’Ecole du Louvre ou suivi un parcours universitaire en histoire de l’art. Rien de plus légitime que de les voir exercer des fonctionspivots dans les institutions. Dans un article paru en 1992, Jean Davallon décrit très bien la logique qui sous-tend la présentation (« exposition ») des œuvres au public. L’organisation de cette monstration trouve sa légitimité dans ce qu’il nomme leur « patrimonialisation ». « Cette question du statut des œuvres et du sens de leur articulation au regard d'un public va recevoir sa réponse dans la reconnaissance du caractère patrimonial des œuvres. À ce moment-là, l'exposition croise une autre émergence : celle du patrimoine. Car l'on aurait tort de croire que cette reconnaissance va de soi en se référant à des critères déjà établis. En réalité, émergence du patrimoine et émergence du musée vont de pair. De la même manière que la relation au public se définit à travers l'exposition, le statut des objets se définit à travers leur patrimonialisation. Or celle-ci met en jeu trois processus. 1) Le premier est la reconnaissance de l'œuvre comme « monument ». Il est pris acte que ce sont de grandes œuvres, au caractère exceptionnel, qui sont expression du génie. Ce caractère d'exception sera d'ailleurs institutionnellement garanti et légitimé par des experts réunis en commission. L'expertise devra s'appuyer alors non sur l'esthétique comme théorie d'une relation individuelle à l'œuvre, mais bien sur un savoir établi, public, reconnu et stable. 2) La constitution de ce savoir correspond à celle de l'histoire de l'art. Non seulement celle-ci va permettre d'authentifier les chefs d'œuvre, mais elle permettra surtout de le faire en donnant sens à la collection. Ces derniers sont autant de points de repère qui scandent cette histoire, de sorte que celle-ci offre le canevas d'une présentation rationnelle des progrès du génie humain. De ce point de vue, la collection idéale serait composée de tous les chefs-d'œuvre de tous les moments ou de tous les génies de l'histoire. 3) Cependant, avec ces deux premières opérations, nous n'avons pas encore la conception moderne du patrimoine comme bien

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inaliénable d'une communauté. Un troisième processus est nécessaire : une reconnaissance de ce bien par un public. 175 » Pour Davallon, c’est sur la reconnaissance implicite par le public du savoir de référence - c’est-à-dire le discours de l’histoire de l’art - que repose la légitimité de l’institution. « Chaque visite du musée répétera ce rituel de reconnaissance / appropriation, pour peu que le visiteur, entrant en rapport avec l'œuvre, la resitue dans l'histoire de l'art, lui accorde sa valeur et se trouve ainsi mis en relation physique, par l'objet même, avec le monde transcendant du génie humain ou national, celui du patrimoine. 176 » Si l’on comprend cette logique, un seul discours justifie l’ordre du musée et organise le sens de la visite : celui de l’histoire de l’art. Selon Davallon, sans cette justification, le musée perdrait la légitimité de l’exposition des œuvres. Autrement dit, le musée comme média délivre le discours des experts, lequel trouve sa légitimité dans l’acceptation du public à reconnaître le commentaire patrimonialisant des œuvres. Ce texte est assez daté : 1992. Plus de vingt ans plus tard, il n’est plus si certain que le public approuve cet ordre du musée – en tout cas, pas tout le public. La démocratisation culturelle a eu pour effet désirable ou indésirable une consumérisation des comportements. Le visiteur achète avec son ticket l’accès aux grandes œuvres de l’humanité, certes, mais aussi une distraction. Il déambule dans le musée également à la recherche de divertissement. Il attend d’être étonné, ébloui, par ces objets de luxe que sont les œuvres d’art. Souvent, elles suffisent d’ailleurs à le contenter par leur simple présence. Mais parfois, plus que le discours sur la valeur patrimoniale, résonne à ces oreilles l’information sur la valeur économique des œuvres. En 1987, Les Tournesols de Van Gogh se sont vendus pour l’équivalent de 40 millions d’euros ; en 2011, Les Joueurs de cartes de Cézanne pour 230 millions… Le marché de l’art brouille de plus en plus le regard sur les œuvres chez le grand public. L’appréciation esthétique devient plus rare – sans parler des touristes des pays émergents qui ne comprennent pas forcément la fonction que l’art joue dans la civilisation occidentale. Sous le regard contemporain, les œuvres sont en train de redevenir d’abord des objets de luxe - car c’est ce qu’ils ont été, rappelons-le, dans des périodes pas si lointaines de notre propre histoire. Il n’est donc pas étonnant que le Louvre soit devenu au même titre que 175 176

Jean Davallon, Le musée est-il vraiment un média ? p 110. Publics et Musées n°2, 1992. idem, p 111

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Chanel une marque de luxe – qu’on peut s’offrir si on y met le prix. L’exemple du Louvre Abou Dhabi l’illustre particulièrement bien. Le devenirmarchandise des œuvres ou des monuments s’est installé dans les esprits et les comportements. Si l’art reste une religion pour certains, ou un objet d’étude et d’expertise pour d’autres, la vision économico-centriste de nos sociétés est en train d’opérer sur lui une nouvelle métamorphose qui n’aurait pas beaucoup plu à André Malraux… Depuis vingt ans, le musée, comme temple de la tradition, a vu s’introduire les marchands, avec l’implantation de services marketing ou mécénat. La consigne politique est claire : les institutions culturelles doivent devenir autonomes et générer au maximum leurs ressources propres. Le musée doit prendre pour modèle l’entreprise privée. Malgré ces révolutions internes qui attaquent le sens de l’institution, le discours délivré au public n’a pas bougé d’un iota – même s’il s’est profondément enrichi d’une panoplie d’outils de médiation généralement performants. En fait, on peut d’abord s’en réjouir. Dans les musées américains, il est rare qu’en écoutant les commentaires d’un audioguide lambda, on ne ne vous assomme pas de chiffres et de dollars. En France, et plus largement, en Europe, les valeurs patrimoniales restent donc au cœur du discours sur les œuvres. Attention : le propos n’est pas ici d’invalider le discours dominant, celui de l’histoire de l’art, et par là même ceux qui en sont les premiers détenteurs : les conservateurs. Ceux-ci forment la colonne vertébrale des musées. Ils en sont l’âme la plus essentielle. Grâce à leur travail, la vision des œuvres est renouvelée, et sans leur vigilance, leur « devenir marchandise » s’accélérerait sous la pression politique et économique. Les conservateurs sont des sources d’inspiration et incarnent la continuité du musée. Mais celuici est d’abord pour eux objet de science, lieu d’étude. Le public est parfois même considéré comme un danger pour la sauvegarde des œuvres dont ils sont responsables. On le comprend d’ailleurs très bien dans le cas des grands musées hyper-fréquentés comme le Louvre ou Orsay. Dans le cursus de l’Institut National du Patrimoine 177, seule une option (parmi 6 au choix) est consacrée à l’action culturelle et artistique. Autant dire que le souci du public est considéré comme secondaire dans la formation des métiers de la conservation. Pourtant, la loi 2002 met bien la mission de médiation à égalité avec celle de la conservation et de la transmission des œuvres aux 177http://www.inp.fr/index.php/fr/formation_initiale_et_permanente/formation_des_conserv

ateurs/deroulement_de_la_formation

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générations futures. Mais là aussi, aucune généralité ne fait loi. Certains conservateurs collaborent avec le service des publics (numériques ou pas) ; d’autres moins. Le principal problème n’est pas là de toute façon. La question est celle-ci : le discours scientifique (de l’histoire de l’art, donc) suffira-t-il à remplir les objectifs de transmission de la culture ? Certes, le public a soif de la parole de l’expert et la reçoit encore avec attention. C’est la parole du savoir, après tout. Mais recevoir la bonne parole venue d’en haut peut-il convenir à tous les publics ? Pourquoi le public n’a-t-il pas le droit de poser ses questions, d’exprimer son opinion ou son point de vue ? Et pourquoi n’y a –t-il pas la place pour d’autres discours ? Pourquoi le musée exclue-t-il trop souvent tous les autres, même ceux qui sont le plus susceptibles de renforcer la légitimité patrimoniale des œuvres : l’histoire, l’esthétique, la sociologie, voire la parole des écrivains et des artistes vivants reconnus ?

EDITORIALISATION : UN ART DE L’ADAPTATION ? Le souci avec les contenus fournis par les musées, c’est qu’ils proviennent tous du même discours, formulé en interne par des spécialistes de l’histoire de l’art. Les institutions ont remis en cause leur fonctionnement budgétaire, mais pas la production de leur discours. Ceci permettant peut-être de faire passer la pilule amère des changements de management. Les museogeeks eux-mêmes ne cherchent pas à introduire des bouleversements dans l’ordre du discours. Ce ne sont pas de toute façon des professionnels du discours. Ils apportent l’innovation technologique, la compréhension des réseaux sociaux, mais assument leur position de médiateur quant au discours des experts. L’innovation n’est donc pas au centre des contenus. Les museogeeks possèdent par contre l’art de l’éditorialisation des contenus. Voici une définition de cette fonction éditoriale, proposée par de Marcelo Vitali-Rosati, professeur de littérature et culture numérique à l’Université de Montréal : « L’éditorialisation est le processus d’insertion d’un contenu dans l’environnement numérique. Les dispositifs d’éditorialisation sont l’ensemble des pratiques d’organisation et de structuration de contenus sur le web. Ces pratiques sont les principes de l’actuelle production et circulation du savoir. La différence principale entre le concept d’édition et celui d’éditorialisation 147


et que le dernier met l’accent sur les dispositifs technologiques qui déterminent le contexte d’un contenu et son accessibilité. 178» Plus largement, l’éditorialisation est l’ensemble des dispositifs qui permet la circulation du savoir à l’ère numérique. Il est peut-être utile de rappeler que ces dispositifs ne sont pas neutres : la technologie possède aussi ses règles de syntaxe et ses sens interdits. Le discours doit s’adapter au moule technologique. L’exemple le plus simple est celui des 140 signes maximum qu’impose Twitter pour ses utilisateurs. Mais après tout, écrire des haikus ou des sonnets impose aussi de respecter des règles (même si elles ne sont pas technologiques). Ecrire « en numérique » suppose donc des formats, des styles, des codes, auxquels sont formés les webmasters. Peut-on pour autant accuser les nouvelles technologies d’appauvrir la langue et la pensée ? Ce serait leur faire un mauvais procès. Le blog permet d’approfondir le commentaire sur Facebook, le contenu du twitt ou la photo mise sur Flickr. Les écritures numériques offrent des multitudes de possibilités – et, de toute façon, davantage que les anciens médias dont disposaient les « écrivants 179 » d’hier. Les limites de l’éditorialisation au musée consiste dans la pauvreté du contenu. Par pauvreté, il faut comprendre absence de variété du contenu. En fait, le musée (é)puise toujours le même discours : celui de l’histoire de l’art. Le seul que se permet officiellement l’institution. En quoi consiste l’éditorialisation : en un remix infini des mêmes contenus. Combien même le ton change, se fait « magazine » ou « twittisant », le contenu est le même. Même si le CM part souvent à la chasse aux informations auprès des conservateurs, afin d’enrichir leurs productions. Certes, des créations de contenus vraiment originales ont récemment créé la surprise. Pour commémorer le conflit de 14-18, le Musée de la Grande Guerre de Meaux a ouvert un compte Facebook non pas au nom du

http://blog.sens-public.org/marcellovitalirosati/editorialisation/ (NB : Vitali-Rosati a développé son analyse récemment en posant que la différence majeure entre édition et éditorialisation est le temps, puisque dans le dernier cas, le contenu peut évoluer grâce à la participation de chacun). 179 Au sens de Roland Barthes : si l’écrivain travaille le langage pour lui-même et a pour souci principal le style, l’écrivant utilse le langage comme un instrument de communicatio, de pensée. Cf Essais critiques, « Ecrivains et écrivants » , Seuil, 1960 178

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musée, mais à celui d’un poilu imaginaire : Léon Vivien 180 . On pouvait y découvrir son journal de guerre, tenu au jour le jour, pendant un an environ (Le journal commence fin juin 1914 et finit à la mort de Léon sur le front en mai 1915). Mais cette aventure éditoriale au long cours n’a été possible que grâce à un mécénat de DDB, et l’écriture des posts Facebook a été prise en charge par un concepteur-rédacteur de cette agence de publicité 181 même si les éléments du contenu étaient fournis par le musée.

Samuel Bausson critiquait le lourd processus de validation des contenus 182, qui empêche parfois toute spontanéité. L’écriture reste sous le contrôle permanent de l’institution, et consiste en un éternel remix d’un contenu identique. L’innovation est donc fatalement quasi absente au niveau des contenus.

https://fr-fr.facebook.com/leon1914 CLIC, 31 janvier 2014, intervention de Lyse Hautecoeur, Chargée de communication et de relations presse, Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux 182 http://www.knowtex.com/blog/le-musee-lego/ 180 181

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EROSION DES MEDIAS CLASSIQUES, PERMANENCE DES CONTENUS FORTS Jenkins convoque dans la Culture de la Convergence l’analyse de Lisa Gitelman concernant les deux niveaux de ce qu’on appelle « média ». Selon elle, à un premier niveau, le média est une technologie qui permet la communication. Au deuxième niveau, on appelle aussi « média » l’ensemble de protocoles associés, des pratiques sociales et culturelles qui se forment autour de cette technologie. Elle distingue donc d’un côté les systèmes de fourniture, qui sont seulement des technologies, et de l’autre, les médias qui sont, en plus, des systèmes culturels. Cette fusée à deux étages peut se scinder, et ses parties devenir indépendantes l’une de l’autre. Car, en conséquence, « le contenu d’un média peut se déplacer, son public peut changer, et son statut social peut s’élever ou s’abaisser 183 ». Par exemple, le mot imprimé n’a pas tué le mot parlé. La télévision n’a pas tué la radio. « Tous les médias anciens ont dû coexister avec les médias nouveaux. C’est pourquoi la convergence constitue un paradigme plus crédible, pour comprendre le changement médiatique des dernières décennies, que l’ancien concept de révolution numérique. Les médias anciens n’ont pas été remplacés. C’est leur statut et leurs fonctions qui ont été modifiés par l’introduction des nouvelles technologies. 184 » Jenkins en conclut (mais nous l’avons déjà vu) que les aspects technologiques du changement médiatique sont moins importants que la « modification des protocoles grâce auxquels nous produisons et consommons des médias 185 ». Cette analyse aide à faire comprendre combien il est parfois important de savoir changer de média pour qu’un contenu puisse continuer à circuler. La BD peut adapter le roman Madame Bovary et permettre au roman original d’être transmis même si elle le dénature fatalement. Le roman est un média sur le déclin. Sur You Tube, les adolescents regardent les adaptations télévisées des œuvres littéraires qu’ils sont censés étudier – au lieu de les lire. Même le Journal d’Anne Frank a récemment, sous l’égide d’Arte, fait l’objet d’une BD documentaire interactive 186 ! Cette transmission, même partielle, est-elle répréhensible ? A l’heure de la démocratisation et de l’abandon La Culture de la Convergence, p 33 idem, p 34 185 idem, p 34 186 http://annefrank.arte.tv/fr/ 183 184

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d’un modèle culturel bourgeois (haute culture, « culture légitime » du temps de Bourdieu), nous dirons que c’est là un moindre mal.

BD documentaire interactive, inspirée du Journal d’Anne Frank

Pour les musées, il est évidemment essentiel de diffuser son contenu scientifique par le biais des nouveaux médias numériques afin de s’adapter aux pratiques médiatiques d’un public plus jeune. Jusque là, rien de nouveau sous le soleil, puisque c’est justement la mission des community managers. Seulement c’est s’arrêter à la moitié du chemin. Car si il faut changer de média, il faut aussi changer de contenu - c’est-à-dire se détacher du discours scientifique et de son système de validation, afin de mener une politique éditoriale dont le but serait de vraiment toucher le public qui se sert de ces nouveaux outils de communication et de partage. Les services de médiation le savent, qui inventent des discours destinés au jeune public ou aux adolescents – via des quizz, la résolution d’énigmes, la gamification des parcours. En fait, l’objectif est toujours le même : apprendre sous couvert de « jouer ». Mais le serious game est le contraire même du jeu... Prenons l’excellent jeu en ligne Mission Zigomar développé par ParisMusées. Les caractères du jeu sont là : des personnages, une quête, des obstacles, des énigmes ou des missions.

Captures d’écran de Mission Zigomar

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« Durant cette véritable aventure animée, les enfants doivent résoudre des énigmes, emmenés par de jeunes héros, Gab l’aventurière, Hugo le rêveur et Selim l’intellectuel féru de nouvelles technologies, pour empêcher l’affreux Zigomar de confisquer aux enfants les œuvres des musées de la Ville de Paris. 187 » On touche presque au but du jeu pour le jeu – sauf que l’objectif en est clairement énoncé comme « ludo-éducatif ». Les missions ont pour but d’appréhender le genre du portrait, la thématique plus légère des monstres et des dragons, et les différents types d’écriture. Là encore, le discours scientifique s’infiltre dans le récit d’aventure. L’interactivité proposée n’a également rien à voir avec un véritable dispositif collaboratif. Il n’y a pas non plus co-construction d’un savoir : les réponses sont prédéterminées. La relation établie est entre un professeur invisible et un élève à qui l’on soumet un dispositif pédagogique plaisant. L’imaginaire n’accède au musée que s’il est éducatif. Ne faut-il pas sortir de cette logique pédagogique du serious game en proposant des récits alternatifs ? Nina Simon, l’auteur du Musée participatif, se fait l’écho, on se le rappelle de certaines frustrations qui tiennent les visiteurs à l’écart du musée. Parmi elles, il y a celle-ci : « La parole de l’institution, qui fait autorité, n’inclut pas mon point de vue, et ne me donne pas les moyens de comprendre ce qui est exposé. » Voici la solution qu’elle propose : « En proposant des histoires et des voix différentes, les institutions peuvent aider leurs publics à privilégier et clarifier leur propre interprétation en leur offrant des points de vue différents 188. »

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http://parismuseesjuniors.paris.fr/mission-zigomar Nina Simon, The Participatory Museum, Preface : “The authoritative voice of the institution doesn’t

include my view or give me context for understanding what’s presented. By presenting multiple stories and voices, cultural institutions can help audiences prioritize and understand their own view in the context of diverse perspectives. »

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En laissant le visiteur élaborer son propre point de vue, le sens de l’œuvre reste ouvert. Nina Simon plaide bien sûr pour une implication cognitive mais aussi émotive du visiteur dans le musée. En fait, on peut rêver d’un musée multiple : différents parcours, différentes expériences, différents niveaux d’implications. Au lieu de n’y énoncer que des interdits, il faudrait pouvoir y affirmer des libertés. Pas forcément dans le rapport à l’espace où se trouve les œuvres. Comme dirait Gonzague Gauthier à propose de Museomix : « Danser dans une salle de musée ? Tout libre que je me crois, je n’en ai jamais eu envie. 189 » L’iconoclasme des comportements soi-disant libres ou décomplexés n’apporte que très peu à l’imaginaire du musée. Même s’il faut saluer les spectacles des nocturnes du Louvre par exemple qui font investir les salles par des chorégraphes, des comédiens, des musiciens 190 . Mais il existe aussi un espace intérieur, infiniment plus vaste, où peuvent se glisser entre l’esprit et les œuvres des sens possibles, des narrations autres, des paroles différentes.

C – LE MUSEE : DU TEMPLE DE L’ART AU TEMPLE DE L’IMAGINAIRE Des possibilités s’offrent donc, qui ont toujours été là mais qui jusqu’alors ont été écartées : ouvrir le musée à l’imaginaire, métisser culture classique et culture numérique, contenus scientifiques et contenus autres. Que peut craindre le musée de ces métissages ? Le contenu du musée est fort, qu’il propose des images, des savoirs, des interprétations. Qu’il accueille d’autres discours, des récits - plus libres ou moins nobles - ne lui enlèvera qu’une solennité qui a pour effet principal de figer l’œuvre dans une approche unidimensionnelle : celle du discours de l’histoire de l’art comme discours d’autorité, porteur de la vérité. N’est-il pas temps de libérer les paroles venues d’ailleurs (d’autres domaines scientifiques, de gens de lettres, d’artistes contemporains, de designers, etc.) mais aussi d’encourager les imaginaires inspirés des grands mythes du passé, des religions, des grands récits déjà présents par le biais des œuvres présentes au musée ? Le musée n’est-il pas un espace presque idéal pour laisser libre cours à la rêverie et à l’imagination ? 189 190

http://gonzagauthier.wordpress.com/?s=museomix http://www.louvre.fr/nocturnes-passions-oeuvre/nocturnes-du-vendredi-au-louvre

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N’est-il pas temps aussi de trouver des chemins différents pour transmettre la culture et les grands récits ?

ECRITURE COLLABORATIVE, ECRITURE TRANSMEDIA Les nouvelles écritures sont en général comprises comme des écritures conçues pour les nouveaux outils technologiques : comment écrire un parcours QR code, une page Facebook. Il s’agit de comprendre les formats, les contraintes et les possibilités de chaque média technologique. Si la question de la participation du public à l’élaboration du contenu se pose, c’est en terme d’éditorialisation des contenus qu’il propose. C’est encore le musée qui doit donner un ordre, une ordonnance, aux interventions des visiteurs, soit en lui donnant des cases dans une structure numérique pensée à l’avance, soit en organisant les données recueillies pour leur donner une forme, une signification. Une écriture vraiment collaborative peut-elle exister au musée ? On a vu combien rares étaient les collaborations véritables existant entre le public et les médiateurs dans le processus de création de dispositifs numériques. Que se passe-t-il lorsqu’il s’agit d’ « écrire le musée ». L’expérience collaborative entre Wikipédia et certains musées correspond peut-être le mieux à cet objectif. L’entreprise de Wikipédia est basée sur l’écriture collaborative, effet de la croyance en l’intelligence collective. Mais la visée est encore une fois celle de la connaissance. L’encyclopédie mondiale se donne pour but l’élaboration, certes collective, un discours de vérité :

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« Le contenu de Wikipédia est rédigé par des personnes telles que vous, les « Wikipédiens ». Wikipédia ne serait pas la plus grande encyclopédie en ligne du monde sans ces contributeurs bénévoles, qui ajoutent sans cesse des informations vérifiables, des images et des données chiffrées.”

http://www.chateauversailles.fr/multimedias/multimedia/partenariat-wikipedia

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Pour Jenkins, l’écriture de la culture de la convergence médiatique est, on l’imagine, multi-support. C’est ce qu’il nomme le transmédia. Le transmédia est une « nouvelle esthétique apparue en réaction de la convergence médiatique 192 ». Dans son introduction au livre, Eric Maigret définit cette notion élaborée par le penseur américain comme « la circulation de plateforme médiatique en plateforme médiatique d’un récit unifié ou du moins coordonné dès sa conception ». Là où le crossmédia décline le même contenu en l’adaptant à différents supports, le transmédia crée « un immense feuilleton dont le centre est partout, la circonférence nulle part 193 ». Mis au service d’un récit fort, ce nouveau type d’écriture ne peut que séduire la communauté geek en raison de sa qualité immersive. Jenkins appelle l’élaboration d’un récit transmédia : le storytelling transmédia. Matrix 194 est pour lui l’exemple le plus réussi du cette « forme esthétique idéale ». « Le storytelling médiatique, c’est l’art de fabriquer le monde. Pour vivre pleinement un monde fictif, quel qu’il soit, le consommateur doit jouer le rôle de chasseur-cueilleur, toujours à la recherche de bribes et de fragments d’histoire sur les différents canaux médiatiques, comparant ses observations sur des groupes de discussions en ligne, collaborant afin de faire en sorte que toute personne investissant du temps et de l’effort vive, grâce à cela, une expérience de divertissement plus riche 195 » Le chasseur-cueilleur transmédiatique participe-t-il pour autant à l’élaboration du scénario ? Non. Certes, il agit, mais sa parole ne sert en rien la progression d’une histoire qui a été écrite à l’avance. A première vue, en tout cas. En janvier 2014, au Sitem, Nathalie Paquet a présenté plusieurs projets qu’elle a développés via sa société Urban Expe, « créateur d’expériences numériques urbaines ». En 2012, le Musée des Arts Décoratifs demande à Urban Expe de proposer une découverte ludique et décalée de l’exposition Trompe l’œil. Urban Expe La Culture de la Convergence, p 40 La Culture de la Convergence, Préface 194 La Culture de la Convergence. Le chapitre 3 est entièrement consacré à Matrix. 195 La Culture de la Convergence, p 40 192 193

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choisit alors de mettre en scène le personnage de Lewis Caroll pour créer une « Alice au Pays de l’Illusion ». L’exposition est découverte à travers les yeux de l’héroïne. Choisir Alice n’est évidemment pas neutre : les initiés nomment le point d’entrée dans le récit transmédia le « rabbit hole ». Il s’agit évidemment d’une métaphore reprenant le terrier dans lequel Alice tombe au début du récit. Les POI sont définis par les conservateurs, le parcours libre et non accompagné. Pour chaque POI, plusieurs niveaux d’exploration sont proposés. Au niveau 1, on déambule à travers le regard d’Alice. Au niveau 2, on découvre des citations du livre de Lewis Carroll, mises en lien avec les œuvres. Au niveau 3, le chat du Cheshire pose une question philosophique au visiteur, souvent en rapport avec le transhumanisme, les liens entre passé et présent.

Extrait Slideshare – Urban Expe

Même si le projet proposé aux Arts Décoratifs n’est pas à proprement parler totalement transmédia, il innove d’un point de vue du contenu : le dispositif n’a pas pour objectif de commenter purement et simplement les objets de l’exposition, mais de faire découvrir le monde de Lewis Carroll.

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En 2013, Urban Expe conçoit une autre expérience à la mesure, cette fois-ci, d’un territoire, les Contes de l’estuaire, une fiction transmédia autour de Nantes. Sept contes sont dispersés sept supports différents. L’expérience a lieu sur trois jours, et commence par l’annonce de la disparition d’un écrivain. La narration transmédia comprend une pièce de théâtre, un court métrage, un roman photo, une création radiophonique. Pour connecter la fiction au territoire, un conte sur la crue de la Loire est raconté sur un bateau. Mais là aussi, la conceptrice n’est pas libre, puisque ce sont les collectivités territoriales ou le musée qui sont les initiateurs des projets. La question de la collaboration du public reste tout de même floue dans ces propositions d’expériences transmédia. On propose au participant une activité de braconnier textuel. Le parcours est prédéterminé malgré la multiplicité des embranchements et des « rabbit holes ». Y a-t-il une vraie place faite au pouvoir disruptif des publics dans ces dispositifs ? La collaborativité reste bien souvent un horizon idéal. La faute en est moins aux concepteurs qu’aux moyens dont ils disposent et à la commande qui leur est faite par les institutions. La création transmédia en est à ses balbutiements. Connaitra-t-elle un âge d’or ? Est-elle une illusion ? Un mot d’ordre ? Dans son blog, Jenkins lui-même se montre déçu par les narrations transmédia que proposent les industries. Sa « forme esthétique idéale » aurait dû aboutir à une fusion économique des médias, avec la cession de licence d’exploitation, mais surtout au développement d’univers encyclopédique complexes, gouverné par un système narratif d’ensemble. Mais l’absence de productions transmédia fortes est si patente que Jenkins ne parle plus

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aujourd’hui que de « fonction transmédiatique ». Par là, il entend la constitution de micro ou méso-récits plus ou moins éphémères. Si les industries ne se sont si peu emparées des récits transmédia, est-ce parce qu’au-delà du buzz dans les réseaux sociaux, peu de gens entrent dans l’expérience ? Est-ce parce que les auteurs (professionnels de la communication, du cinéma) ne s’intéressent pas au transmédia ? Pourtant, le transmédia est un objet d’engouement et de réflexion dans les milieux universitaires, les colloques internationaux, les revues de tout poil. Lancer une nouvelle idée provoque toujours des ricochets inattendus dans les esprits. En même temps, sans nul doute, un chercheur pourrait faire le travail critique que Lev Manovitch a accompli sur les structures du langage des nouveaux médias, et montrer que le récit transmédia possède des racines historiques profondes.

STORYTELLING COMPLEXE : LE RETOUR DE L’HISTOIRE (AVEC UN PETIT « h ») Ce qui manque au transmédia, c’est parfois une véritable profondeur de l’histoire elle-même. Le concept remplace l’histoire. C’est peut-être à ce moment qu’il est utile de convoquer à nouveau les geeks et leur amour des œuvres-mondes. L’art de raconter permet l’immersion dans un monde, et transcende le désir de se cultiver ou d’apprendre. Le plaisir d’entrer dans un récit semble aujourd’hui être réservé aux enfants. Mais les adultes - et pas seulement les geeks - adorent les histoires. La littérature dénuée d’histoire est en berne : elle est affaire de spécialistes. Une bonne histoire trouve toujours ses lecteurs. Une bonne histoire peut se raconter sur divers médias : le livre imprimé, la BD, la série télévisée, le film de cinéma, le feuilleton journalistique, la web-série, le webdoc, le blog et pourquoi pas le projet transmédia ou quelque autre dispositif numérique. Grâce au Da Vinci Code, des milliers de personnes se sont passionnés pour l’œuvre de Léonard de Vinci, et se sont déplacées au Louvre. Les gros ressorts du roman populaire étaient à l’œuvre : énigmes à résoudre, société secrète, complots, aventures et rebondissements. Le livre a connu des déclinaisons crossmédia multiples : un film, et même un parcours audio avec la voix de Jean Réno à l’intérieur du Louvre. Sans parler des groupes de salariés à qui des agences de communication ou de teambuilding

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proposent, à la marge d’une réunion professionnelle, de découvrir les espaces du musée en résolvant des énigmes inspirées par le Da Vinci Code.

Parcours audio Da Vinci Code, proposé au Louvre par Soundwalk

A-t-on mesuré l’impact financier sur le musée de cette fiction ? A-t-on évalué le nombre des visiteurs venus au musée parce qu’ils étaient fans du livre ou du film ? Ces productions ne brillent peut-être pas par leur qualité. Mais l’effet n’en est pas moins là. Ce n’est pas parce qu’une œuvre est stylistiquement mauvaise qu’elle ne fonctionne pas auprès du grand public. L’appréciation du style, au fond, est réservé aux connaisseurs - et donc à une élite. Ce qui compte pour la plupart des gens, c’est que l’histoire soit bonne.

Belphégor, autre fiction inspirée par le Louvre (version de 1967, remake de 2001)

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Les Américains ont compris depuis longtemps l’intérêt de savoir raconter de bonnes histoires. Celles-ci permettent au politicien de retenir l’attention de son électorat potentiel et des médias, à l’industrie de vendre son produit. Le pouvoir et l’argent savent manipuler les récits. C’est l’art du storytelling que l’on enseigne des dans les écoles de marketing. L’efficacité du storytelling repose principalement sur la force émotionnelle des histoires inventées autour d’une marque ou d’un produit : il en accroît la mémorisation, l’attachement et le partage. Christian Salmon a, en 2007, décrit cette « machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits 196 ». Un schéma trouvé sur internet décrit le processus simplissime du storytelling à la sauce marketing. Malheureusement, il décrit aussi ce qu’on demande bien souvent au rédacteur du web : l’art de l’accroche, une narration courte et des idées simples. Prenons l’exemple de Barbe-Bleue. Le storytelling « pitcherait » le conte de Perrault avec un sous-titre accrocheur du type : « Jeunes filles, ne faites pas confiance aux hommes barbus » ou encore « Les hommes barbus cachent des cadavres dans leurs placards ».

C’est tout l’inverse du discours culturel qui, souvent riche et complexe, demande du temps... Et pourtant, raconter une histoire permet aussi de transmettre des idées complexes. Même un conte de Perrault peut donner lieu, on le sait, à des mutitudes d’interprétations. 196

Christian Salmon, Storytelling, La Découverte, 2007

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Or, les institutions culturelles détiennent les plus beaux récits, à travers leurs objets, l’iconographie de leurs tableaux. Pourtant, ils ne savent souvent pas les raconter - ou plutôt elles ne savent pas exploiter ou optimiser le pouvoir de captation qu’ils représentent. Pourquoi ? Parce que raconter des histoires ne serait pas sérieux ? Est-ce par un ascétisme de principe que le musée se refuse à « accrocher » son visiteur ? N’est-ce pas aujourd’hui une partie de sa mission ? Transmettre ne se fait pas que par la diffusion d’un savoir scientifique, via sa « vulgarisation », comme on disait autrefois, avant de nommer ce processus par le terme plus neutre de « médiation ». Heureusement, les musées commencent à intégrer que pour toucher un certain public il faut diversifier les niveaux de langage, de discours. Pour Yves-Armel Martin, on vient aussi au musée « pour rêver, se reposer, pas forcément pour apprendre. Le numérique participe à ce 197 décloisonnement. » Au sein du Living Lab, avec des Ipad munis de puces RFID, il a organisé un jeu de piste pour l’exposition Le musée des Confluences dévoilent ses réserves 198 . Un site en ligne permettait aux visiteurs de reprendre le jeu à domicile 199 – ce qu’ils ont fait pendant 50 minutes en moyenne 200 . Les concepteurs ne s’attendaient pas à ce que le public accorde autant de temps à cet « après-visite ». L’enseignement qu’ils en ont tiré est le suivant : quand les visiteurs rentrent dans une narration, ils vont au bout. Yves-Armel Martin compare ce phénomène à celui des séries : les téléspectateurs qui investissent 3 à 4 heures dans les premiers épisodes de la saison 1, sont susceptibles de devenir de vouloir suivre la saison jusqu’au bout et d’attendre avec impatience la saison 2. Le modèle de la série est intéressant à exploiter pour le musée, et plus largement celui du bon scénario. Il faudrait donc introduire au musée un nouveau métier : celui de scénariste culturel, ou même créer un vrai poste transversal, d'éditeur ou de directeur artistique. C’est-à-dire un professionnel qui inventerait des récits composés pour attirer de nouveaux publics, en fidélisant leur attention via des procédés narratifs piochés dans d’autres secteurs culturels ? Le numérique n’offre-t-il pas des médias technologiques Entretien du 10 juillet 2014 http://erasme.org/Jeu-tablettes-RFID-Exposition 199http://www.museedesconfluences.fr/jeudesmetiers/game/game-online.html 200 cf le rapport d’évaluation en pdf disponible en suivant ce lien : http://erasme.org/Evaluation-Ipad-Museotouch 197 198

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susceptibles de porter ces nouveaux populaires, romans graphiques, etc. ?

récits : web-séries, feuilletons

Le média numérique occulte trop souvent le message qu’il véhicule par son effet de séduction technologique. C’est le cas également pour l’art numérique, dont la « forme » (média) laisse trop fréquemment au second plan le « fond » (message). Dans ce cas, comme dirait McLuhan : « the medium is the message 201 ». Mais n’est-ce pas aussi parce que les auteurs ne se saisissent pas assez du numérique ? Les sollicite-t-on seulement ? L’innovation est aussi à chercher du côté de l’écriture.

201

Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Mame/Seuil, 1968

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CONCLUSION Alors, qu’est-ce que l’innovation numérique apporte au musée, quand ce dernier en est encore à comprendre ses logiques ?

UN OUTIL DE REFLEXION POUR LE MUSEE DE DEMAIN

L’institution est attaquée dans ses missions traditionnelles. Le politique l’enjoint de trouver des ressources propres, en exploitant plus ou moins directement les œuvres dont elle a le soin. Les peintures voyagent d’exposition en exposition, servent des desseins diplomatiques ou souffrent simplement de la surpopulation des musées stars. Ce faisant, le musée met ses œuvres en péril, allant contre sa mission essentielle de conservation et de transmission. A ces objectifs économiques s’ajoutent les objectifs en terme de publics. Certes, les établissements se sont réinventés. Ils séduisent les visiteurs par des travaux de rénovation, des muséographies nouvelles, une médiation riche et efficace. Néanmoins, ces changements ne suffiront sans doute pas à renouveler sa fréquentation dans les années qui viennent. Comment rester en phase avec ce nouveau monde où les références culturelles communes ont changé et dont le musée ne fait pas forcément partie ? La conquête des nouveaux publics est primordiale, mais peut-on encore utiliser les stratégies élaborées il y a plus de vingt ans ? Quel discours tenir si le discours par excellence du musée, celui de l’histoire de l’art, perd son autorité et par là même son audience ? Quel tactique adopter pour rester en phase avec les jeunes générations ? Pour la puissance publique, une des réponses semble être d’encourager la médiation numérique, les projets innovants et le développement des réseaux sociaux. Le ministère de la culture soutient très clairement l’innovation numérique pour des raisons d’image mais aussi dans l’espoir, on l’a vu un peu trop grand, de renouveler le public des musées. Le numérique est perçu comme un outil de réflexion et d’action, susceptible d’apporter des impulsions pour définir le musée de demain, et répondre plus globalement aux crises du secteur culturel. La nomination récente de Fleur Pellerin à la tête du ministère renforce l’hypothèse selon laquelle le numérique est la clé pouvant sauver (ou perdre) la culture – et qu’il vaut mieux par conséquent se positionner rapidement sur le terrain digital.

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Les musées ont donc introduit dans leurs murs le numérique, et ce faisant, la culture qui s’attache à lui. On a créé des postes pour accueillir les représentants des « nouveaux usages », adeptes des réseaux sociaux. Ces personnels numériques, dont la figure emblématique aujourd’hui est celle du community manager, ont investi les lieux en essayant d’y importer un peu des valeurs du web 2.0 ou web collaboratif. Cette étude a fait en grande partie le portrait de cette génération qui s’empare avec enthousiasme du musée.

MIXER LES CULTURES

Les museogeeks vont-ils sauver le musée ? En tout cas, pas de la manière dont ceux qui les y ont fait entrer l’avaient supposé. Vont-ils accroître le public, en lançant des twitts, en lançant des projets innovants qui ne touchent qu’une frange minime de gens ? On peut douter que cette stratégie fonctionne, même si grâce à ces initiatives, le musée réussit à changer son image. On peut douter aussi que ce soit le public qui soit en demande de ces médiations innovantes ou de ces événements numériques. Ce que cherche le visiteur, si on le consulte, ce sont plutôt des améliorations concernant le paiement des billets, des informations diverses (parking, restauration), que n’offre pas souvent les projets digitaux – même si aujourd’hui ces demandes sont de plus en plus intégrées dans le développement des nouveaux sites internet, ce qui signale un retour à la réalité du visiteur lamba. De toute façon, la plus-value du numérique au musée, nous l’avons largement vu, n’est pas de multiplier le public de manière magique, mais d’apporter une autre vision du musée : musée décloisonné, musée-Légo, musée collaboratif, etc. Reste qu’un équilibre reste à trouver entre la culture numérique de ces nouveaux personnels et la culture classique du musée. L’introduction presque accidentelle de ces valeurs a priori hétérogènes à l’institution, est en fait une chance qui lui est offerte de se renouveler. Le musée doit en effet se réinventer pour redevenir le miroir social qu’il a toujours été. Quelle fonction le patrimoine doit-il avoir dans la société d’aujourd’hui ? Sur quels modes le transmettre ? Que peut-il apprendre mais simplement offrir aux jeunes générations ? Comment rendre le musée compatible avec le 21e siècle ? Les cultures numériques donnent, semble-t-il, une perspective (au sens d’un point de vue) sur cet avenir possible. Loin de se réduire à des posts, des twitts ou des blogs, elles changent les manières de penser, elles 165


redistribuent les rôles. Elles peuvent servir de tremplin pour imaginer le musée du futur. C’est ce à quoi elles seraient le plus utiles. L’idée n’est évidemment pas de faire une «tabula rasa de la culture « classique » du musée. Celle-ci possède non seulement une légitimité historique, mais constitue le fondement de l’institution – et, là, nous parlons du travail et du corps des conservateurs, bien évidemment. La fonction scientifique ne saurait être remise en cause – et sans doute devrait-on cesser de lui demander plus qu’elle ne peut ou ne doit. Seulement, d’autres visions du musée doivent aussi pouvoir gagner en légitimité. Les cultures, l’ancienne et la nouvelle (si on peut se permettre ce raccourci), doivent au pire coexister, au mieux collaborer. Citons encore une dernière fois Gonzague Gauthier : « Il est donc possible de mixer des cultures à la base très éloignées. La culture la plus éloignée des cultures web est très certainement celle de l’institution qui régit les musées, les archives, les lieux de culture ainsi que chaque structure ayant pour ambition de réaliser des projets d’ampleur. Si on étudie ce que cette culture centralisée a apporté à nos institutions, il n’y a pas que de mauvaises choses ; certes, avec le temps elle ne permet plus tout à fait l’innovation dont le monde actuel a besoin, mais elle a donné des orientations communes, des règles de conservation utiles à la préservation de nos œuvres ou documents, une normalisation des pratiques… Cela ne vous rappelle rien ? Oui, c’est exactement le moment dans lequel se trouve le web ! Ce n’est donc pas ce système en lui-même qui est à jeter, mais seulement ce qu’il est devenu qu’il faut questionner. Nous ne réinventerons pas toutes ces règles construites au fil des années – il nous faut donc les mixer avec celles qui font le web. 202 » La solution ne consiste donc pas à tourner le dos au passé, à détruire les fondations et les règles du musée, mais bien à les mixer à d’autres règles, correspondant aux nouveaux usages. Mais pour arriver à un mélange réussi de ces valeurs, de ces codes, il faut d’abord que chacun comprenne la logique de l’autre. Le numérique et ses enjeux doivent être entendus par les autres acteurs de la structure-musée. Et l’inverse est vrai aussi : les acteurs

202

http://www.veculture.com - post du 22 janvier 2013

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numériques doivent comprendre la logique de l’institution dont ils font partie. Car tous s’accordent sur un même objectif : celui de la diffusion culturelle. Si on considère le musée comme média (producteur et diffuseur de contenus), on peut lui appliquer la théorie de McLuhan 203. Pour le penseur canadien, un nouveau média importe d’abord le modèle médiatique du média précédent : le cinéma imite le théâtre, la télévision imite le cinéma. Ensuite, en s’émancipant, il peut créer un modèle médiatique propre, aux formes spécifiques. Or, un média est une histoire sans fin, il ne meurt jamais vraiment : nous en sommes encore à écrire, à regarder la télévision, à aller au cinéma, etc. On pourrait penser le problème de nos institutions culturelles en s’appuyant sur la théorie de McLuhan, mais lui faisant subir une légère torsion : conserver l’ancien média (le musée classique) tout en incluant/ajoutant le nouveau (le musée numérique- – pour refonder le musée du 21e siècle. L’enjeu est donc la suivante : comment le musée peut-il rester le même tout en devant autre chose ?

LE MUSEE INFINI – TERRITORIALISATION, DETERRITORIALISATION Dans ce mémoire, nous avons essayé de voir comment la culture numérique, à travers les projets innovants portés par les museogeeks, peut changer le musée. Ce dernier, nous l’avons envisagé comme un monde mais essentiellement un monde clos. Or, ce que le numérique permet de penser également, c’est la relation du musée avec l’extérieur, avec le dehors. Il reste donc à mener une réflexion sur le musée et l’espace. Car le numérique tend à « raccorder » l’institution physique à son environnement immédiat, mais à l’inverse, il tend à abolir ses murs pour créer l’utopie d’un musée inifini. Il y a donc deux manières de penser le musée et l’espace. La première consiste à considérer le musée dans son ancrage territorial ; la deuxième, à l’envisager dans sa déterritorialisation maximale, rendue possible grâce au numérique. Dans le premier cas, il est quelque part ; dans le deuxième cas, il est partout. Ces deux points de vue nous permettent de donner de nouveaux éléments pour envisager le musée de demain, pour esquisser le début d’une réflexion élargie sur notre sujet.

203

Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Mame/Seuil, 1968

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LE « SMART MUSEUM » - MUSEUM IRL (IN REAL LIFE) On a examiné le musée sous différents angles – sa fonction sociale, son origine historique, son contexte juridique et économique – mais on a fait l’impasse sur une évidence : le musée est d’abord une entité physique, implantée dans un territoire, située le plus souvent dans un tissu urbain. En fait, il est aisé de l’oublier, tant le musée semble avoir une existence qui se suffit à elle-même. Par la nature de sa mission - conserver les œuvres – on le considère facilement comme une arche, arraché au temps historique, dépris de son appartenance géographique. Et, il faut le dire, son architecture majestueuse participe à cette impression. Mais en protégeant les œuvres de la destruction, il se protège aussi, en quelque sorte, des populations qui l’entourent – et paradoxalement légitiment son existence. Les grands musées nationaux, directement rattachés à l’Etat, sont tout particulièrement coupés de l’espace où ils se trouvent ; les établissements plus modestes restant plus conscients de cet ancrage. Qu’on le considère comme un hétérotopie ou pas, le musée n’est pas un lieu dont on franchit les portes comme celles de n’importe quel autre lieu. Une des gageures du musée français du 21e siècle consiste sans doute à s’approprier son environnement, à accepter aussi à interagir avec lui. Déjà, les personnels numériques développent des sites internet qui font une place au « smart museum 204 » - ce musée qui délivre non seulement des informations sur ses contenus, mais aussi une aide pratique à la visite. Le public n’est plus considéré comme composé de purs esprits venus par amour de l’art et de la connaissance. On envisage enfin qu’il se pose des questions concrètes : comment éviter de faire la queue ? Où se restaurer dans les environs ? Où trouver un hébergement ? Où garer ma voiture ? Aujourd’hui, le musée envisage d’être concerné par ces demandes. Il va donc proposer de plus en plus les services qu’on trouve généralement auprès des offices de tourisme. Cette « touristisation » du musée existe d’ailleurs dans les faits depuis très longtemps. Beaucoup de visiteurs viennent le pas léger, à la recherche d’un divertissement ou d’une sortie familiale pour le dimanche. C’est une réalité que prennent en compte aujourd’hui beaucoup de services de médiation. Le « smart museum » pourrait étendre L’expression « smart museum » dérive du terme « smart city », : « Une ville peut être qualifiée d’intelligente quand les investissements en capitaux humains, sociaux, en infrastructures d'énergie (électricité, gaz3), de flux (humains, matériels, d'information) alimentent un développement économique durable ainsi qu’une qualité de vie élevée, avec une gestion avisée des ressources naturelles, au moyen d'une gouvernance participative et d'une utilisation efficience et intégrée des NTIC.” http://fr.wikipedia.org/wiki/Ville_intelligente

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ses objectifs en considérant son implantation dans un territoire de proximité qui comporte d’autres établissements culturels, d’une nature proche (un autre musée) ou pas (un cinéma, une forêt domaniale, etc.). Il pourrait proposer un service numérique qui mette en évidence cette « zone de chalandise » culturelle en quelque sorte – en faisant abstraction de la connotation commerciale du terme. C’est toute une politique de visibilité territoriale qu’il s’agirait de mettre en place, en utilisant bien sûr ce qui, avec le GPS, est devenu un « nouvel usage » ordinaire : la géolocalisation. Cette stratégie a aussi un avantage énorme : celui de donner une visibilité à des équipements culturels ou des sites patrimoniaux plus modestes, satellites des musées importants. Mais ce n’est pas tout. Cette nouvelle approche, présente dans les stratégies numériques actuelles de certaines institutions 205, a autre manière d’infléchir la conception d’un musée clos sur lui-même. Car conquérir le territoire de proximité veut aussi dire que le musée doit devenir un lieu ouvert à la ville. La population doit pouvoir venir non seulement pour voir les collections ou une exposition, ou à l’occasion d’un spectacle, d’une conférence – mais aussi pour s’y retrouver librement. Le musée doit être un lieu plus globalement ouvert aux échanges, un lieu familier et populaire. Le Centre Pompidou représente cette tendance : on vient y prendre un verre, étudier, découvrir une exposition, acheter un livre, se réfugier dans le hall quand il pleut. On peut aussi convoquer le modèle canadien qui fait du musée un partenaire social. Néanmoins, la spécificité du musée français et de chaque établissement doit être pris en compte pour trouver une formule adéquate. Une idée, plus ou moins applicable partout, serait d’emboîter dans le musée classique ou de créer à sa marge un/des espaces réservé(s) au public, où celui-ci pourrait se détendre, prendre un verre, se voir proposer des ateliers, etc. Certains nouveaux musées ont été conçus en créant des espaces de médiation, comme le centre de ressources du musée du LouvreLens – mais leur vocation ne s’étend pas au-delà de cet objectif. Le Mucem est un exemple de musée qui « s’accroche » bien à la ville, en particulier grâce à ses jardins et à la proximité de la mer. C’est un lieu de balade que se sont tout de suite appropriés les Marseillais. Cependant, le musée fonctionne tout de même comme un musée classique – et pose des limites à l’appropriation culturelle elle-même. Le Centre des Monuments Nationaux, par exemple, envisage de développer son nouveau site en prenant en compte le territoire – mais l’ancrage territorial du site patrimoniale va plus de soi que celle des musées des Beaux-Arts.

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UNE CONSTELLATION PLANETAIRE – LE MUSEE MONDIAL Le numérique permet une autre opération : celle consistant à l’inverse d’abolir les distances et l’implantation géographique de l’institution. Dans l’espace numérique, chaque musée est confronté, mais aussi potentiellement relié, à tous les autres. On peut donc postuler l’existence d’un « musée mondial » rassemblant tous les musées, où des expositions numériques pourraient être conçues par les conservateurs d’établissements situés aux antipodes géographiques l’un de l’autre. Pour le moment, le dialogue numérique public (c’est-à-dire accessible à tous) entre musées du monde n’existe pas. Ces expériences permettraient pourtant des échanges scientifiques fructueux et des expériences de visite nouvelles rassemblant des « navigateurs numériques » venus du monde entier. Ces publics pourraient échanger entre eux autour des œuvres, et créer eux-mêmes, collectivement ou individuellement, des expositions amateures ou des travaux singuliers à partir des collections du monde entier. Ces travaux, scientifiques ou pas, disposeraient de lieux dématérialisés ou de galeries bien réelles où ils pourraient être présentés. Car, bien entendu, le numérique met à la disposition de chacun toutes les œuvres (numérisées) de tous les musées du monde. C’est un rêve dont la réalisation ne semble pas si lointaine. Ce serait en quelque sorte l’ultime métamorphose du musée imaginaire, tel que l’a conçu Malraux. Pour lui, le musée réunit des œuvres qui n’y sont arrivées que par les hasards de la constitution des collections : acquisitions, donations, etc. Le musée n’offre pas de cohérence intellectuelle satisfaisante. Mais ce que le musée réel ne peut offrir, le musée imaginaire le peut. L’homme dispose des reproductions des plus belles œuvres de l’humanité, qu’il peut confronter dans l’espace idéal de son esprit. " J'appelle Musée Imaginaire la totalité de ce que les gens peuvent connaître aujourd'hui même en n'étant pas dans un musée, c'est-à-dire ce qu'ils connaissent par la reproduction, ce qu'ils connaissent par les bibliothèques, etc. 206"

Malraux André, Le Musée imaginaire, Gallimard, Folio Essais, 2010- Evidemment, nous faisons l’impasse sur la dimension mystique de l’art selon Malraux 206

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Le numérique rend cette opération encore plus aisée aujourd’hui qu’hier. Les reproductions sont disponibles en un simple clic. Constituer son propre musée imaginaire est désormais à la portée de tous. Je peux à ma guise dans Flickr, ou quelque autre galerie numérique, collecter les images de mes œuvres préférées, les partager, les commenter, etc. Peut-être davantage que la photographie, la reproduction numérique peut en certains cas rendre déceptive la rencontre avec l’œuvre originale. Voyez les œuvres numérisées en HD par le Google Art Institute, visibles sur d’immenses écrans high-tech. L’art est véritablement magnifié par la technologie. Mais après ce « grand spectacle », comment va être preçue le tableau ? Devant l’œuvre, certains visiteurs seront déçus : la taille de l’œuvre paraît petite, les couleurs différentes de celles de l’œuvre numérisée. Paradoxe : la copie devient plus séduisante que l’original. La question se pose depuis plus longtemps que le numérique, dès l’apparition des reproductions photographiques en fait - qui aggrandissent les détails, altèrent les dimensions et les couleurs. Mais la question de l’aura de l’œuvre d’art se pose avec une pertinence renouvelée, à l’époque de sa reproductibilité numérique 207 . Reste encore à approndir la spécificité de cette reproductibilité de l’ère numérique, et d’en dégager les différences avec la reproductibilité photographique des œuvres d’art. La circulation des œuvres s’accélère grâce au numérique. La quantité des images n’a comme limité que l’absence de qualité de celles-ci. Mais, sans nul doute, à l’instar du Rijksmuseum, les musées vont bientôt diffuser leurs images haute définition. C’est une bonne nouvelle et pour la démocratisation, et pour ce qu’on pourrait appeler notre héritage culturel. Nous allons assister à un « décloisonnement » mondial. Dans l’espace numérique, les murs des musées tombent. D’autres modes de visite et de relation aux œuvres vont se développer. Projetons-nous dans un siècle – ou même moins. Que se passera-t-il si le palais continue à être fréquenté comme il l’est aujourd’hui par des hordes de touristes et d’amateurs venus du monde entier ? On peut supposé que le palais comme ses chefs d’œuvre pourraient être sérieusement menacés par cette sur-fréquentation. En bref, le plus grand musée du monde se met en péril à cause de son succès mondial. Les planchers se sont dangereusement 207

Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia 2011

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détérioriés ; la respiration des millions de visiteurs a abimé les surfaces picturales ; les voyages diplomatiques et les prêts toujours plus nombreux ont causé des dommages quasi irréversibles ; les mains baladeuses ont usé le marbre des statues antiques. En bref, les dégradations ont prise une ampleur considérable. Le plus grand musée du monde est justement mis en péril à cause de son succès mondial. Le musée ferme pour des raisons semblables à celles qui ont conduit à la fermeture de la grotte de Lascaux. Dès lors, l’accès en est sévèrement régulé. Comme on a réalisé un Lascaux II (et bientôt III et IV 208), on réalise un Louvre 2 – un Louvre numérique qui, lui, reste ouvert à tous. Au-delà de cette vision apocalyptique, une logique s’est mise en marche. En fait, le plus grand musée du monde n’est plus le Louvre : c’est le musée numérique mondial – un musée dont le potentiel peut être activé à tout moment, et plus vaste qu’aucun esprit érudit puisse le contenir. Si l’on va au bout de l’idée on arrive à cette conclusion : le musée numérique tend à faire disparaître les musées ! Le numérique signe donc potentiellement le triomphe du musée imaginaire, du musée numérique mondial – et la fin des musées. Mais cela reste un horizon encore lointain, voire une simple hypothèse qui permet simplement de pousser la réflexion. Le musée tel que nous le connaissons va-t-il pour autant disparaître ? La question n’est pas (encore ?) d’actualité. Le voyage vers l’original, vers l’objet sacralisé ou au pire fétichisé, ne va pas cesser pour autant. Bien entendu, cela suppose que les œuvres – et cela ne dépend pas du numérique - conservent au 21e siècle toute leur puissance esthétique et symbolique. « Les images ne possèdent un sens que si on les considère comme des foyers d’énergie et des croisements d’expériences décisives. (…) Les œuvres d’art n’acquièrent leur véritable sens que grâce à la force insurrectionnelle qu’elles enferment. 209 »

Lascaux IV sera la version intégrale et numérique de la grotte : http://www.projetlascaux.com/fr/lascaux-4 209 Carl Einstein, cité par Georges Didi-Huberman dans un ouvrage rassemblant les conférences qu’il a données à l’auditorium du Louvre en septembre 2013, et proposant une 208

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Puissent, au 21e siècle, les sociétés conserver, tout en la renouvelant, cette vision de l’art.

critique du Musée imaginaire de Malraux. L’album de l’art au temps du « Musée imaginaire », Louvre Editions, 2013

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BIBLIOGRAPHIE LIVRES - Benjamin Walter, Paris capitale du 19e siècle, Editions du Cerf, 1989 - Benjamin Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Editions Allia, 2011 - Benkler Yochai, La Richesse des réseaux, PUL, 2009 - Besson Anne, Fantasy, Editions Klincksieck, 2007 - Philippe Bouquillion et Jacob T. Matthews, Le Web collaboratif, PUG, 2010 - Bourdieu Pierre, La Distinction - Critique sociale du jugement, Editions de minuit, 1979 - Bourdieu Pierre, Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982 - Breton Philippe, L’utopie de la communication : le mythe du village planétaire, La Découverte, 2004 - Certeau, Michel de, L’Invention du quotidien, 
Fo lio Gallimard, 1980 -Essais. - Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968 - Didi-Huberman Georges, L’Album de l’art au temps du « Musée imaginaire », Louvre Editions, 2013 - Foucault Michel, Des espaces autres - Les Hétérotopies, Dits et écrits (tome IV, texte 360), Gallimard, 1994 - Jenkins, Henry, La Culture de la Convergence, Armand Colin, 2013 - Lévy Pierre, L'intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, La Découverte, Paris 1994 - McLuhan Marshall, La Galaxie Gutenberg, Gallimard, 1977 - McLuhan Marshall, Pour comprendre les médias, Mame/Seuil, 1968 - Malraux André, Le Musée imaginaire, Gallimard, Folio Essais, 2010 - Manovitch Lev, Le langage des nouveaux médias, Les Presses du réel, 2010 - Peyron David, Culture Geek, Editions Fyp, 2013 - Poulot Dominique, Une Histoire des musées de France, La Découverte, 2005 - Serre Michel, Petite Poucette, Editions Le Pommier, 2012 - Simon Nina, The Participatory Museum http://www.participatorymuseum.org/read/ - Valéry Paul, Pièces sur l'art, Le problème des musées, 1934

RAPPORTS ET ETUDES 174


- Culture & Médias 2020, un Ministère de la Culture nouvelle génér@tion, direction Philippe Chantepie, MCC, 2012 http://cpdo.fr/resources/Documentation/Rapp_etudes/Ministere_CC/Rapp_ 11042012.pdf - Culture & médias 2030 – Prospective de politiques culturelles, MCC, 2011 http://www.culturemedias2030.culture.gouv.fr/annexe/fiches.html - L’apport de la culture à l’économie en France, IGF/IGAC, 2013 - Premier panorama économique des industries culturelles et créatives, 2013 http://www.francecreative.fr - Médiamétrie : L'Année Internet 2013 : l'internaute ultra connecté / exposé / engage http://www.mediametrie.fr/internet/communiques/l-anneeinternet-2013-l-internaute-ultra-connecte-exposeengage.php?id=1017#.VBlPikvKaw0 - Understanding the mobile – Victoria & Albert Museum, 2012 http://www.vam.ac.uk/blog/digital-media/museum-visitors-using-mobile - Horizon report, New Media Consortium, Museum Edition 2013 http://www.nmc.org/pdf/2013-horizon-report-museum-EN.pdf

TRAVAUX UNIVERSITAIRES - Aubin Laetitia, Museum 2.0, La construction de la collaboration sociale, Université Paris 1, UFR Histoire de l’art, 2010 - Ben Sassi Myriam, Musée 2.0, De l’entrée du musée dans les réseaux à la remise en cause du public, Université Paris 1, UFR Histoire de l’art, 2008 - Mouton Swanny, Le Musée participatif, L’Ecole du design Nantes Atlantique, 2012

BLOGS http://www.knowtex.com/blog/ http://www.mixeum.net (Samuel Bausson) http://www.minixeum.tumblr.com (Samuel Bausson) http://www.scoop.it/t/minixeum (Samuel Bausson) http://dasm.wordpress.com (Sébastien Magro) http://www.veculture.com ( Gonzague Gautier) http://www.buzzeum.com ( Diane Drubay) http://henryjenkins.org (Henry Jenkins) http://blog.sens-public.org/marcellovitalirosati/editorialisation/ Vitali-Rosati)

(Marcello 175


COMMUNAUTES MUSEOGEEK http://www.museomix.org (Museomix) http://www.muzeonum.org/wiki/doku.php (Muzeonum) http://cmmin.fr (CMMin) http://legroupesmv.tumblr.com (SMV)

RENCONTRES PROFESSIONNELLES http://www.rencontres-numeriques.org http://www.club-innovation-culture.fr/rnci-2014/ http://www.museumnext.com http://branly.hypotheses.org/218 http://www.futur-en-seine.fr http://www.museumexperts.com/simesitem/salon/

ARTICLES - Les applications mobiles de musées et de sites patrimoniaux en France : quelles propositions de médiation ? Émilie Flon, Gaëlle Lesaffre et Anne Watremez – Lettre de l’OCIM n°154, juillet-août 2014 - Yves-Armel Martin, Innovations numériques/Révolution au muse ? http://www.erasme.org/Innovations-numeriques-revolution - Jean Davallon, Le musée est-il vraiment un média ? p 110. Publics et Musées n°2, 1992

EXPERIENCES ET INNOVATIONS http://www.erasme.org http://www.ofabulis.fr http://muse-opensource.org www.rijksmuseum.nl/en/rijksstudio https://www.facebook.com/museedepartementaldethnographie.arles/post s/642448819126009?ustart=1 RESSOURCES MCC http://culturelabs.culture.fr/index.html http://www.netprojets.fr 176


http://cblog.culture.fr/

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ANNEXES - Henry Jenkins, extraits de Convergence Culture – Introduction - Yves-Armel Martin, Innovations numériques/Révolution au musée - Samuel Bausson, Le Musée-Légo - Gonzague Gauthier, Que pouvons-nous faire de Museomix ? - Sébastien Magro, Trois idées reçues sur le numérique - Nina Simon, The Participatory Museum - Preface

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Introduction: “Worship at the Altar of Convergence” A New Paradigm for Understanding Media Change Worship at the Altar of —slogan, the New Orleans Media Experience (2003)

Convergence

The story circulated in the fall of 2001: Dino Ignacio, a Filipino-American high school student created a Photoshop collage of Sesame Street’s (1970) Bert interacting with terrorist leader Osama Bin Laden as part of a series of “Bert Is Evil” images he posted on his homepage. Others depicted Bert as a Klansman, cavorting with Adolf Hitler, dressed as the Unabomber, or having sex with Pamela Anderson. It was all in good fun. In the wake of September 11, a Bangladesh- based publisher scanned the Web for Bin Laden images to print on anti-American signs, posters, and T-shirts. Sesame Street is available in Pakistan in a localized format; the Arab world, thus, had no exposure to Bert and Ernie. The publisher may not have recognized Bert, but he must have thought the image was a good likeness of the al-Qaeda leader. The image ended up in a collage of similar images that was printed on thousands of posters and distributed across the Middle East. CNN reporters recorded the unlikely sight of a mob of angry protestors marching through the streets chanting anti-American slogans and waving signs depicting Bert and Bin Laden Representatives from the Children’s Television Workshop, creators of the Sesame Street series, spotted the CNN footage and threatened to take legal action: “We’re outraged that our characters would be used in this unfortunate and distasteful manner. The people responsible for this should be ashamed of themselves. We are exploring all legal options to stop this abuse and any similar abuses in the future.” It was not altogether clear who they planned to sic their intellectual property attorneys on —the young man who had initially appropriated their images, or the terrorist supporters who deployed them. Coming full circle, amused fans produced a number of new sites, linking various Sesame Street characters with terrorists. 179


From his bedroom, Ignacio sparked an international controversy. His images crisscrossed the world, sometimes on the backs of commercial media, sometimes via grassroots media. And, in the end, he inspired his own cult following. As the publicity grew, Ignacio became more concerned and ultimately decided to dismantle his site: “I feel this has gotten too close to reality.... “Bert Is Evil” and its following has always been contained and distanced from big ia. This issue throws it to convergence culture, where old and new media collide, where grassroots and corporate media intersect, where the power of the media producer and the power of the media consumer interact in unpredictable ways. This book is about the relationship between three concepts—media convergence, participatory culture, and collective intelligence. By convergence, I mean the flow of content across multiple media platforms, the cooperation between multiple media industries, and the migratory behavior of media audiences who will go almost anywhere in search of the kinds of entertainment experiences they want. Convergence is a word that manages to describe technological, industrial, cultural, and social changes depending on who’s speaking and what they think they are talking about. (In this book I will be mixing and matching terms across these various frames of reference. I have added a glossary at the end of the book to help guide readers.) In the world of media convergence, every important story gets told, every brand gets sold, and every consumer gets courted across multiple media platforms. Think about the circuits that the Bert Is Evil images traveled—from Sesame Street through Photoshop to the World Wide Web, from Ignacio’s bedroom to a print shop in Bangladesh, from the posters held by anti-American protestors that are captured by CNN and into the living rooms of people around the world. Some of its circulation depended on corporate strategies, such as the localization of Sesame Street or the global coverage of CNN. Some of its circulation depended on tactics of grassroots appropriation, whether in North America or in the Middle East. This circulation of media content—across different media systems, competing media economies, and national borders—depends heavily on consumers’ active participation. I will argue here against the idea that convergence should be understood primarily as a technological process bringing together multiple media functions within the same devices. Instead, convergence represents a cultural shift as consumers are encouraged to seek out new information and make connections among dispersed media content. This book is about the work—and play—spectators perform in the new media system. The term, participatory culture contrasts with older notions of passive media spectatorship. Rather than talking about media producers and consumers as occupying separate roles, we might now see them as participants who interact with each other according to a new set of rules that none of us fully understands. Not all participants are created equal. Corporations— and even individuals within corporate media—still exert greater power than any individual consumer or even the aggregate of consumers. And some consumers have greater abilities to participate in this emerging culture than others.

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Convergence does not occur through media appliances, however sophisticated they may become. Convergence occurs within the brains of individual consumers and through their social interactions with others. Each of us constructs our own personal mythology from bits and fragments of information extracted from the media flow and transformed into resources through which we make sense of our everyday lives. Because there is more information on any given topic than anyone can store in their head, there is an added incentive for us to talk among ourselves about the media we consume. This conversation creates buzz that is increasingly valued by the media industry. Consumption has become a collective process— and that’s what this book means by collective intelligence, a term coined by French cybertheorist Pierre Lévy. None of us can know everything; each of us knows something; and we can put the pieces together if we pool our resources and combine our skills. Collective intelligence can be seen as an alternative source of media power. We are learning how to use that power through our day-to-day interactions within convergence culture. Right now, we are mostly using this collective power through our recreational life, but soon we will be deploying those skills for more “serious” purposes. In this book, I explore how collective meaning-making within popular culture is starting to change the ways religion, education, law, politics, advertising, and even the military operate (…) The Black Box Fallacy Almost a decade ago, science fiction writer Bruce Sterling established what he calls the Dead Media Project. As his Web site (http://www.deadmedia.org) explains, “The centralized, dinosaurian one-to-many media that roared and trampled through the twentieth century are poorly adapted to the postmodern technological environment.” Anticipating that some of these “dinosaurs” were heading to the tar pits, he constructed a shrine to “the media that have died on the barbed wire of technological change.” His collection is astounding, including relics like “the phenakistoscope, the telharmonium, the Edison wax cylinder, the stereopticon ... various species of magic lantern.” Yet, history teaches us that old media never die— and they don’t even necessarily fade away. What dies are simply the tools we use to access media content—the 8-track, the Beta tape. These are what media scholars call delivery technologies. Most of what Sterling’s project lists falls under this category. Delivery technologies become obsolete and get replaced; media, on the other hand, evolve. Recorded sound is the medium. CDs, MP3 files, and 8-track cassettes are delivery technologies. To define media, let’s turn to historian Lisa Gitelman, who offers a model of media that works on two levels: on the first, a medium is a technology that enables communication; on the second, a medium is a set of associated “protocols” or social and cultural practices that have grown up around that technology. Delivery systems are simply and only technologies; media are also cultural systems. Delivery technologies come and go all the time, but media persist as layers within an ever more complicated information and entertainment stratum.

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A medium’s content may shift (as occurred when television displaced radio as a storytelling medium, freeing radio to become the primary showcase for rock and roll), its audience may change (as occurs when comics move from a mainstream medium in the 1950s to a niche medium today), and its social status may rise or fall (as occurs when theater moves from a popular form to an elite one), but once a medium establishes itself as satisfying some core human demand, it continues to function within the larger system of communication options. Once recorded sound becomes a possibility, we have continued to develop new and improved means of recording and playing back sound. Printed words did not kill spoken words. Cinema did not kill theater. Television did not kill radio. Each old medium was forced to coexist with the emerging media. That’s why convergence seems more plausible as a way of understanding the past several decades of media change than the old digital revolution paradigm was. Old media are not being displaced. Rather, their functions and status are shifted by the introduction of new technologies. The implications of this distinction between media and delivery systems become clearer as Gitelman elaborates on what she means by “protocols.” She writes: “Protocols express a huge variety of social, economic, and material relationships. So telephony includes the salutation ‘Hello?’ (for English speakers, at least) and includes the monthly billing cycle and includes the wires and cables that materially connect our phones.... Cinema includes everything from the sprocket holes that run along the sides of film to the widely shared sense of being able to wait and see ‘films’ at home on video. And protocols are far from static.” This book will have less to say about the technological dimensions of media change than about the shifts in the protocols by which we are producing and consuming media. Much contemporary discourse about convergence starts and ends with what I call the Black Box Fallacy. Sooner or later, the argument goes, all media content is going to flow through a single black box into our living rooms (or, in the mobile scenario, through black boxes we carry around with us everywhere we go). If the folks at the New Orleans Media Experience could just figure out which black box will reign supreme, then everyone can make reasonable investments for the future. Part of what makes the black box concept a fallacy is that it reduces media change to technological change and strips aside the cultural levels we are considering here. I don’t know about you, but in my living room, I am seeing more and more black boxes. There are my VCR, my digital cable box, my DVD player, my digital recorder, my sound system, and my two game systems, not to mention a huge mound of videotapes, DVDs and CDs, game cartridges and controllers, sitting atop, laying alongside, toppling over the edge of my television system. (I would definitely qualify as an early adopter, but most American homes now have, or soon will have, their own pile of black boxes.) The perpetual tangle of cords that stands between me and my “home entertainment” center reflects the degree of incompatibility and dysfunction that exist between the various media technologies. And many of my MIT students are lugging around multiple black boxes— their laptops, their cells, their iPods, their Game Boys, their BlackBerrys, you name it.

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As Cheskin Research explained in a 2002 report, “The old idea of convergence was that all devices would converge into one central device that did everything for you (à la the universal remote). What we are now seeing is the hardware diverging while the content converges.... Your email needs and expectations are different whether you’re at home, work, school, commuting, the airport, etc., and these different devices are designed to suit your needs for accessing content depending on where you are— your situated context.” This pull toward more specialized media appliances coexists with a push toward more generic devices. We can see the proliferation of black boxes as symptomatic of a moment of convergence: because no one is sure what kinds of functions should be combined, we are forced to buy a range of specialized and incompatible appliances. On the other end of the spectrum, we may also be forced to deal with an escalation of functions within the same media appliance, functions that decrease the ability of that appliance to serve its original function, and so I can’t get a cell phone that is just a phone. Media convergence is more than simply a technological shift. Convergence alters the relationship between existing technologies, industries, markets, genres, and audiences. Convergence alters the logic by which media industries operate and by which media consumers process news and entertainment. Keep this in mind: convergence refers to a process, not an endpoint. There will be no single black box that controls the flow of media into our homes. Thanks to the proliferation of channels and the portability of new computing and telecommunications technologies, we are entering an era when media will be everywhere. Convergence isn’t something that is going to happen one day when we have enough bandwidth or figure out the correct configuration of appliances. Ready or not, we are already living within a convergence culture. Our cell phones are not simply telecommunications devices; they also allow us to play games, download information from the Internet, and take and send photographs or text messages. Increasingly they allow us to watch previews of new films, download installments of serialized novels, or attend concerts from remote locations. All of this is already happening in northern Europe and Asia. Any of these functions can also be performed using other media appliances. You can listen to the Dixie Chicks through your DVD player, your car radio, your Walk- man, your iPod, a Web radio station, or a music cable channel. Fueling this technological convergence is a shift in patterns of media ownership. Whereas old Hollywood focused on cinema, the new media conglomerates have controlling interests across the entire entertainment industry. Warner Bros. produces film, television, popular music, computer games, Web sites, toys, amusement park rides, books, newspapers, magazines, and comics. In turn, media convergence impacts the way we consume media. A teenager doing homework may juggle four or five windows, scan the Web, listen to and download MP3 files, chat with friends, word- process a paper, and respond to e-mail, shifting rapidly among tasks. And fans of a popular television series may sample dialogue, summarize episodes, debate subtexts, create original fan fiction, record their own soundtracks, make their own movies—and distribute all of this worldwide via the Internet.

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Convergence is taking place within the same appliances, within the same franchise, within the same company, within the brain of the consumer, and within the same fandom. Convergence involves both a change in the way media is produced and a change in the way media is consumed.

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Yves-Armel Martin, 2011

Les technologies numériques modifient notre manière d’accéder à l’information, notre manière d’échanger, de nous déplacer, d’acheter, de créer. C’est pourquoi elles ont et elles auront certainement un impact considérable sur les musées mais pas forcément là où elles sont les plus attendues. Très souvent, elles sont considérées par les professionnels de musées du point de vue de la diffusion de contenu : elles devraient permettre de délivrer une information sous une forme plus variée, plus séduisante. On se situe alors dans l’ordre de l’efficacité et de la quantité : image haute définition, image en relief... Ou alors leur rôle est souvent réduit à des formes variées et déclinées de l’audioguide, de la borne interactive et du site web. En restant sur le plan théorique, il est en effet difficile d’imaginer des usages et pratiques nouvelles : nous avons besoin de ressentir les choses avec notre corps, de nous y confronter pour pouvoir penser autrement. Il y a bien un effet d’horizon : tant qu’on n’a pas essayé un nouveau dispositif, tant qu’on n’est pas confronté à une expérience nouvelle, il nous est très difficile de nous projeter l’utilisant et de percevoir ce qu’il peut nous apporter. La démarche de Living Lab qu’Erasme a engagé auprès du Musée des Confluences en créant le Museolab vise bien à répondre à cet écueil en présentant des preuves de concepts tangibles qui seront rapidement confrontées à du public et feront appel à des méthodes de co-design. Une des difficultés rencontrée pour tirer tout le potentiel des technologies numériques réside dans le fait qu’elles ont un impact considérable sur l’organisation des structures et sur les modèles économiques. Elles demandent alors aux acteurs concernés de prendre du recul sur leur propre cadre de travail pour accepter de le réinventer autrement. Suivant le type de musées, les œuvres et l’espace d’exposition peuvent avoir un statut extrêmement différent et les technologies auront parfois un rôle qui pourra être opposé. Les musées de beaux-arts mettent naturellement l’œuvre au centre de l’expérience du visiteur et les technologies ne doivent qu’ajouter une autre dimension (cognitive, ludique...) sans dénaturer cette expérience première. Au contraire, les musées de sciences et de société utilisent les objets exposés au service d’un discours et la technologie, comme la scénographie, pourront avoir, si nécessaire, un rôle prépondérant dans ce discours sans que cela ne dénature le statut de l’œuvre exposée. Les musées de patrimoine et d’interprétation sont plutôt dans une posture intermédiaire, où l’on peut se permettre de modifier l’expérience de confrontation au patrimoine afin de le valoriser. C’est pourquoi on ne trouve que peu de dispositifs scénographiques immersifs dans les musées de beaux-arts (sauf lorsque le dispositif est une œuvre d’art en soi) et que les audioguides sont moins développés dans les musées de sciences au profit de manips. La mutation des technologies Tournons-nous maintenant du côté des technologies afin d’observer leurs tendances et leur

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évolution. Ce sont, en effet, les nouveaux possibles offerts par elles qui détermineront le contexte des usages qui pourront être développés au musée. Il nous semble qu’une des grandes tendances actuelle des technologies numériques est de quitter la virtualité pour devenir de plus en plus tangibles et concrètes. Les interfaces naturelles déferlent : le toucher remplace le clic, les gestes et le mouvement du corps sont utilisés en guise de manette. Leur propriété est d’être plus simples et plus rapidement intégrées par l’utilisateur qu’un périphérique relativement abstrait comme la souris. L’expérience montre que, pour certains publics peu familiers de l’informatique, l’utilisation d’une souris est loin d’être intuitive à cause de la distance entre le geste et sa métaphore à l’écran. Mais l’effet majeur de ces technologies est de donner une place nouvelle au corps, de permettre de nouvelles postures et une nouvelle emprise sur l’interaction numérique. En enlevant des efforts, en permettant d’utiliser des gestes intuitifs, une nouvelle appropriation est possible, plus immédiate, libératrice d’attention et générant une perception nouvelle. Avec l’internet des objets (4) ce sont tous les objets nous entourant qui potentiellement pourront être interconnectés et prendre une autre dimension. On quitte le monde strict de l’image pour entrer dans celui du tangible. La robotique est une manifestation de cette rematérialisation du numérique : les robots sont de nouveaux terminaux Internet et permettent d’interagir avec l’espace physique d’une manière nouvelle. Mais il ne faut pas se refermer sur l’imaginaire qui entoure ces appareils et prendre en compte tous les objets qui pourront gagner à être connectés au réseau. Là encore, c’est notre manière d’interagir avec le numérique qui va être modifiée : au lieu d’être dans le face à face avec l’écran (un quasi visage) qui capte notre attention, nous pouvons déléguer des fonctions à d’autres parties de notre corps pour libérer notre attention : ergonomie qui est à l’œuvre, par exemple, dans le poste de conduite d’une voiture. Une hybridation du réel et du numérique est en marche. Les technologies de visualisation qui, de plus en plus, rendent perceptibles ou intelligibles des données collectées vont se superposer au réel pour le commenter, l’augmenter, l’expliquer ou le détourner. C’est le fait de deux technologies particulièrement prometteuses pour les musées : la réalité augmentée (5) et le projection mapping (6). Dans les deux cas, il s’agit de surimposer une information numérique à la perception de notre environnement que ce soit par le truchement d’un appareil ou en projetant des images sur des objets ou bâtiments. Le numérique s’empare des objets, de l’espace public, de l’espace éducatif et aussi, bien sûr, de l’espace personnel avec la multiplication des appareils connectés. Derrière le discours marketing pour directeur informatique de « l’informatique en nuage » (cloud computing) se cache un fait technologique plus simple mais porteur de nombreux possibles : tous ces appareils sont interconnectés et nos données sont accessibles en tout temps et depuis tout endroit. Il en découle une pervasivité des espaces : les sphères publiques, professionnelles, personnelles se croisent, voire se confondent. On craint l’envahissement à mesure que les possibles se multiplient. Néanmoins, on ne peut pas passer à côté du fait que nos concitoyens ont Internet dans leur poche quand ils arrivent au musée et que l’espace urbain est en passe, lui aussi, de devenir numérique et interactif. Nous entrons dans une phase de généralisation et de massification des usages des technologies. La diffusion d’une culture et de pratiques numériques doit modifier notre manière de les intégrer. Par exemple, le fait qu’une partie des publics passent la majorité de son temps en ligne sur les réseaux sociaux nous invite à les rejoindre là où ils sont et à nous adapter à leurs pratiques plutôt qu’à les contraindre à entrer dans le cadre de nos sites institutionnels. La contrepartie de cette massification des usages est la banalisation des outils : alors qu’ils sont souvent utilisés comme symbole de modernité, ils seront très rapidement passés de mode, voire désuets. Quels impacts les musées peuvent attendre de ces nouveaux possibles offerts par les technologies ? Plaçons-nous tout d’abord du point de vue du visiteur. Celui-ci vit dans une société de l’information

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où l’accès aux contenus est surabondant et où il est saturé de messages. Sa visite au musée devra se différencier nettement de l’offre dont il dispose par ailleurs. Il sera à la recherche en premier d’une expérience vécue dans un espace particulier, face à des objets tangibles. On devra rechercher la simplicité, le dépouillement et le non empilement des médias. Les technologies qui impliquent le corps, si elles sont cohérentes, profondément, avec le sens que l’on souhaite transmettre, pourraient contribuer à offrir une expérience unique et participer à l’enchantement du visiteur. L‘aspect relationnel sera très important et le rôle du médiateur amplifié. Le musée peut être un lieu de contemplation mais c’est aussi un lieu public et de rencontres humaines. Les interfaces multi utilisateurs offrent, de ce point de vue, une véritable nouveauté et peuvent être à l’origine de scénarios favorisant l’échange, la construction de savoir commun ou des occasions ludiques de confronter des points de vues en présence ou non d’un médiateur. Le numérique nous a habitué par l’ordinateur individuel, les bornes interactives et les audioguides à une expérience interactive individuelle, pourtant notre environnement analogique est naturellement multi-utilisateurs et « multitouch » (7) . En se numérisant, l’espace muséographique va bénéficier des propriétés d’adaptation propres au numérique. Evolutivité Avec la multiplication des expositions temporaires et la programmation culturelle, les musées ont intégré la nécessité de proposer à leurs publics une offre évolutive. Celle-ci va encore atteindre une granularité plus fine dans un avenir proche. En effet, aujourd’hui lorsqu’une exposition ouvre au public, elle est terminée dans sa conception et son contenu. Elle est figée et n’évoluera plus avant la fin de l’exposition (à quelques exceptions près comme les œuvres d’art contemporain évolutives). Demain, lorsque l’espace d’exposition sera en partie numérisé, on peut penser que l’exposition ne cessera d’évoluer au contact du public et sous l’action des médiateurs et des chargés d’exposition. Par analogie, on peut se reporter au rapport entre le quotidien imprimé (qui n’évolue plus dans la journée) et le site web d’un journal qui lui ne va cesser d’intégrer de nouvelles actualités, analyses de dépêches, les commentaires de lecteurs et l’activité des réseaux sociaux. Pour quelle raison devraiton considérer l’exposition comme une œuvre figée (comme le livre ou le film) plutôt qu’une œuvre vivante (suivant les modèles du spectacle vivant), alors qu’elle dispose d’un public actif et de médiateurs ? L’enjeu ne sera pas tant la question du traitement de l’actualité et de l’instantanéité, comme c’est le cas pour la presse, que la prise en compte des retours de la médiation et du public avec toute sa diversité de sensibilités et de pratiques. Nous en avons connu les prémisses lorsqu’en donnant la main aux médiateurs du Musée des Confluences sur l’ensemble des contenus numériques de l’atelier « objets en transit », nous avons constaté que tout au long de l’expérience ils n’ont cessé de faire évoluer les textes ou les médias pour les rendre plus compréhensibles et cohérents. Cette évolutivité de l’exposition sera absolument capitale pour des expositions « permanentes » traitant de sujets en prise avec leur époque, comme les sciences ou les technologies. Dès lors que l’espace d’exposition et les contenus sont sous forme numérique (y compris le texte), ils deviennent adaptables et donc un formidable support pour toutes les formes de médiation. Le champ des possibles est tel que seule la sensibilité du médiateur, en prise avec le public et le moment présent, pourra en tirer un usage utile et subtil qui ne se perde pas dans la confusion. Sensibilité En ayant recours à différentes technologies (lien avec le téléphone portable, analyse d’image ou carte RFID (8), l’espace muséographique accédera à une certaine forme de « perception » de ses visiteurs. Il sera possible de proposer un contenu et une expérience muséographique différente pour un amateur éclairé, une visite en famille ou une visite de groupe sans être obligé d’enfermer le visiteur dans une visite individuelle sur un terminal mobile. Les technologies de la personnalisation semblent prometteuses et pourtant elles s’opposent en partie à l’expérience collective et partagée.

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C’est pourquoi on verra probablement émerger d’autres utilisations des technologies issues de l’informatique ambiante. Plutôt que de proposer des contenus adaptés au profil du visiteur, il semble plus prometteur de proposer des types de parcours différents. Lors d’un dispositif testé avec le service des publics du Musée des Confluences à la Fête de la science 2009, nous avons ainsi pu proposer deux modalités différentes de visite d’un espace d’exposition : visite par exploration personnelle ou jeu de piste. Les contenus dans les cartels changeaient en fonction du type de visite choisie au départ et permettaient une scénarisation plus forte pour certaines tranches d’âge et une visite plus libre pour d’autres. Ces technologies pourront aussi aider le musée à mieux connaître ses publics, leurs parcours et, pourquoi pas, proposer une signalétique dynamique, s’adaptant en temps réel à la charge du musée. Enfin, ces solutions pourront être mises au service de l’accessibilité à tous les publics.

Pervasivité Selon une étude Médiamétrie datant de janvier 2011 (9), quinze millions d’internautes français utilisent Internet sur leur téléphone mobile. Ces « mobinautes » représentent une part de plus en plus importante des visiteurs. Les musées ne peuvent pas ignorer ce fait et doivent en tenir compte. Il y a, certes, un effet de mode et un jeu de communication autour de la multiplication des applications sur Iphone des musées. Néanmoins, la disponibilité de contenus et de parcours du musée sur les équipements personnels du visiteur simplifient les problèmes de logistique, de maintenance et ouvre à une meilleure appropriation. Dans le cas d’une scénographie numérique, il faut considérer le mobile du visiteur non pas comme l’écran à tout faire dans lequel il devrait consulter les contenus du musée, mais comme son interface personnelle pour interagir avec le musée. Il va donc falloir ouvrir le système d’information du musée pour qu’il puisse offrir une certaine continuité entre l’appareil mobile personnel du visiteur, les dispositifs muséographiques et de médiation, le site web du musée... Le site web pourra rendre compte de ce qui se vit à l’intérieur du musée et réciproquement l’espace muséographique pourra rendre visible la vie du musée sur Internet et les réseaux sociaux. Cette continuité pourra aussi s’étendre à la ville numérisée (10) : celle-ci va de plus en plus devenir un terrain de jeu et d’échanges numériques publics. Les musées devront fonctionner en connexion avec cet environnement proche et rendre visible leur rôle de pôle culturel et éducatif. Le musée débordera sur la ville et celle-ci interagira avec lui. Auparavant, des fonctionnalités plus évidentes se généraliseront : avec ses appareils personnels, le visiteur pourra acheter son billet et gérer son accès, marquer les contenus qui lui plaisent pour les retrouver chez lui en ligne, bénéficier de contenus enrichis, échanger, contribuer, converser avec le musée, avec son public, avec ses amis. Souvent, les musées cherchent à impliquer le visiteur en lui permettant d’exprimer son point de vue et de l’exprimer. On retrouve cela « du livre d’or » aux interactifs participatifs. Or il est délicat de prendre la parole publiquement car on ne sait pas à qui on s’adresse, quelle est son audience, ses attentes et comment on se positionne vis-à-vis d’elle. C’est tout autre chose au sein des réseaux sociaux : là, on dispose d’une identité numérique qui s’exprime d’une manière adaptée (dans l’idéal du moins) au réseau de personnes avec qui on est en lien. Les musées gagneront donc à donner la parole aux visiteurs dans leurs cercles sociaux numériques. Nous voyons une première concrétisation de cela avec la possibilité de marquer des objets d’un « J’aime » à la façon de facebook. Cela reste encore rudimentaire et d’une valeur d’usage limitée, mais cette piste se développera certainement tout comme, dans d’autres domaines, la télévision sociale et la lecture en réseau.

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Dans tous les cas, les musées doivent intégrer comme une contrainte externe et une opportunité la généralisation de la culture numérique. Celle-ci se développe avec ou sans les structures culturelles. Il y a donc un véritable enjeu à centrer l’attention de l’institution sur les publics, ses attentes et ses pratiques, pour aller le rejoindre et inventer de nouvelles dynamiques. Les musées (11) qui, aujourd’hui, explorent toutes les possibilités offertes par les réseaux sociaux sont entrés dans cette démarche : aller rejoindre les publics là où ceux-ci sont présents et actifs. Du point de vue interne Nous venons de parcourir quelques grandes pistes d’évolution dans l’offre du musée pour le visiteur. Pourtant l’impact et les enjeux les plus importants relèvent plutôt de l’usage interne que fera le musée de ces outils. Déjà, de manière assez naturelle et en lien avec leurs prestataires, les musées ont perçu tout le potentiel de productivité qu’offre le numérique. La production des expositions utilise largement les supports numériques et les échanges en ligne. Par contre, on observe encore principalement le recours à une informatique structurée en domaines d’application déconnectés les uns des autres (informatique en silos). Quel musée archive de manière cohérente sur tous ses métiers l’ensemble de ses productions et est capable de réutiliser le contenu d’un cartel ou le fragment d’un audiovisuel quelques années plus tard pour un support différent ? Comment sont archivés numériquement les évènements liés à la programmation culturelle ? Les cessions de droits et les formats sont-ils bien pensés pour un usage ultérieur sur les multiples supports qui seront inventés ? Les outils de production interne du musée doivent de plus en plus fonctionner en lien avec ceux des prestataires et des partenaires. Cela demande à penser un système d’information qui non seulement résolve les problèmes internes mais puisse aussi être interopérable avec des plateformes extérieures. Ainsi, à l’heure de la généralisation des environnements numériques de travail dans l’éducation, les musées ne peuvent plus se contenter d’une rubrique éducative sur leur propre site web mais doivent pouvoir interagir directement sur les espaces de travail des élèves. La production de contenus et de dispositifs numériques est aussi un nouveau défi pour les musées. Sortant de la linéarité de la production audiovisuelle ou textuelle traditionnelle, il faut intégrer des notions nouvelles, moins maîtrisées et parfois assez floues de design d’interaction, design de jeu, de storytelling et de transmedia (12)... Les productions se font sur des temps plus courts, demandent des compétences plus pointues et plus variées, par contre elles peuvent être itératives et intégrer de nouvelles manières de travailler. Les nouvelles interactions proposées par les interfaces naturelles sont séduisantes mais il est très difficile de deviner comment les publics vont réagiret comprendre ce qu’il leur est proposé. Comme il s’agit d’intégrer des gestes les plus intuitifs possibles, il n’y a pas d’autre solution que de confronter les concepteurs au dispositif en cours de réalisation pour faire évoluer le cahier des charges. Des démarches de programmation agile et de co-conception vont demander des rencontres entre différents métiers, voire les publics eux-mêmes, dès le stade de conception. En réponse à cette complexité de réalisation, le numérique offre une plasticité importante. Il sera ensuite possible de réutiliser sous de nombreuses formes ce qui a été développé une fois. Cela demande d’intégrer des contraintes d’ouverture dans le cahier des charges et d’avoir une certaine forme d’esprit ouverte au détournement et à la transposition. Ces nouvelles formes de production vont demander de nouveaux modes de travail avec les prestataires et doivent être pris en compte dans les logiques de marchés publics qui ont des difficultés à intégrer ces logiques floues. Le management des équipes internes, l’intégration de compétences nouvelles internes ou externes, la gestion transversale et interdisciplinaire des productions sera un défi pour les musées les plus gros et les

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plus structurés. Les propriétés de pervasivité du numérique apportent aussi des opportunités en interne dans le pilotage du musée. On dispose, là, d’une voie de retour qui favorise la perception des attentes et pratiques des publics. Avec simplement quatre points d’échantillonnage dans l’exposition « Ni vu ni connu » (13), nous avions, par exemple, appris que les durées de visites d’une exposition étaient liées au jour de la semaine avec des différences significatives. Mais, même sans avoir recours à des technologies sophistiquées de comptage, on peut se demander pourquoi les statistiques des sites web et des réseaux sociaux ne sont pas utilisées pour anticiper l’affluence des publics dans une exposition. Cela implique de décloisonner ce qui trop souvent relève de la communication (le webmaster) et de créer un lien avec l’évaluation, voire la programmation. Avec ce dernier exemple, on voit que, par sa transversalité, le numérique tend à brouiller les frontières. Il pose de sérieux défis à la structuration interne des musées. La logique qui consiste à séparer la production d’un contenu savant de sa médiation et des échanges avec les publics est battue en brèche. De notre point de vue, la médiation qui n’a cessé de prendre de l’importance dans les dernières évolutions du musée va continuer de connaitre un rôle de plus en plus central et devra être associée le plus en amont possible dans la conception même des expositions et sera ensuite légitime pour faire vivre l’exposition dans sa confrontation au public. Le public lui-même pourra être associé dans des dynamiques de co-construction. Les services d’évaluation auront un rôle qui ne sera pas positionné systématiquement sur l’aval des projets mais tout au long de ceux-ci, ils pourront donner des éléments qui permettront de piloter les projets et de les faire évoluer au cours de leur vie. Cela peut sembler une vieille utopie de vouloir associer activement des publics à la conception de l’exposition, mais remarquons, dans un domaine connexe de collecte et diffusion de la connaissance, le choc que représente le phénomène Wikipédia pour les éditeurs d’encyclopédie. Le poids qu’a pris un tel projet participatif était proprement inimaginable il y a dix ans. Pourtant on aurait tort de croire que Wikipédia n’est que l’émergence spontanée d’une communauté de passionnés. C’est d’abord un système très intelligent qui a été pensé, organisé et qui nécessite beaucoup de suivi pour lui permettre de produire un contenu de qualité et de rendre visible les controverses du savoir. Cela ouvre des perspectives quand au rôle nouveau et délicat des musées en vue de réussir à transformer l’idée de participation croissante des publics en un système générant véritablement de la valeur et du sens. Le numérique au musée ne doit pas être restreint à la question des « dispositifs » dans les expositions ou de l’audioguide mais bien positionné comme moyen de porter une vision du musée, de créer une dynamique de changement des organisations et d’intégrer la question des publics au cœur du management de l’institution. Dans les enjeux précédemment cités, nous retrouvons des tendances de fond portées par le numérique, par exemple, l’ouverture des données publiques, fort à la mode actuellement, qui est une étape nouvelle après la publication de contenus sous licences libres. Il s’agit d’ouvrir non seulement son contenu éditorial mais la source même de ses données pour que des tiers puissent se les approprier et les valoriser sous des formes qui échappent au producteur de données. De même, tout ce que nous avons évoqué sur la participation accrue des publics fait écho à la montée en puissance du « Faites le vous même » (DIY : Do it yourself) et du souci de plus en plus affirmé de passer du statut de consommateur à celui d’acteur, producteur de savoirs et d’échanges. Toutes ces évolutions possibles impliquent, pour l’institution culturelle, un lâcher prise à beaucoup de niveaux : des modèles économiques se déplacent, des nouveaux métiers apparaissent (animateurs de communauté, artisans numériques...), les rapports de pouvoir internes se portent sur la question

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numérique, des pressions extérieures apparaissent pour suivre les modes et tendances technologiques... Cela demande d’aborder ces questions avec une véritable lucidité. Il n’y a pas de fatalité technologique : certains choisiront en toute légitimité d’offrir au public un musée garanti sans technologies, revendiquant le droit à la déconnexion, un refuge dans une société hyperconnectée... Néanmoins, ces choix doivent être réfléchis et conçus en parfaite connaissance de cause, et non pas fondés sur une ignorance ou la défense d’une posture ancienne et menacée. Avec le temps, le fourmillement des possibles offerts par la convergence des technologies finira par se clarifier. Des usages vont émerger et se banaliser, d’autres pistes s’éteindront d’elles-mêmes. Des archétypes apparaîtront pour l’écriture et la conception d’expositions numériques avec des réussites et des déceptions. Il suffit d’observer l’évolution d’autres domaines plus avancés dans leur intégration du numérique : les promesses de l’écriture hypertextuelle n’ont pas eu les débouchés espérés, par contre le jeu électronique a vu émerger une écriture extrêmement codifiée et une véritable typologie de scénariis. Ce même chantier est maintenant ouvert aux musées.

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Le Musée-Légo est un musée ouvert et accessible de façon la plus disponible possible, adapté aux modes de vie des visiteurs. Un musée en réseau et multiplateformes, présent là où les visiteurs et les communautés le sont (en ligne et hors ligne). Un musée ludique où la relation aux oeuvres est décomplexée et créative. Il n’est pas réservé à ceux qui “savent se tenir” sur le mode exclusif de la contemplation. Les modes d’accès à la connaissance et aux oeuvres par le mental, les émotions, les relations, le geste… sont multiples et adaptés aux envies des visiteurs. Le musée-Légo est un musée que l’on peut faire sien comme on peut facilement construire une “oeuvre” personnelle complexe à partir de simples morceaux de Légo conçus pour être faciles à assembler et libérer le potentiel créatif (1) Autrement dit, le musée-Légo n’est plus un “musée-cathédrale” mais un “muséebazar” – pour reprendre la métaphore (2) du logiciel libre – où chacun pourrait trouver “sa” place de façon organique dans un projet culturel commun. Le musée-Légo veut avant tout faire du lien pour faciliter la mise en relation entre son patrimoine et les visiteurs par le biais d’une “architecture participative”, à tous les niveaux de sa démarche. C’est un musée qui privilégie une relation autour d’intérêts partagés, de la simple conversation au co-commissariat d’expositions en passant par les animations participatives ou les tests de prototypes de services numériques… Une démarche globale Si la démarche ouverte et participative est souvent influencée par les pratiques du web, elle doit se déployer au-delà pour faire partie de la politique du musée 192


dans son ensemble. En cantonnant le “participatif” aux plate-formes web, on produit un décalage entre les propositions des différents lieux du musée et un manque de cohérence pour les visiteurs qui ne retrouvent pas sur place les propositions et l’esprit qu’ils ont rencontré en ligne. De plus en plus d’offres “hybrides” franchissent cette frontière entre “sur place” et “en ligne”. Le numérique s’immisce dans les lieux physiques du musée avec les offres de visites, sur mobile par exemple, avec les objets communicants… entre virtuel et réel la distinction devient floue et “l’esprit” du web ne s’arrête pas aux portes du musée physique. Les principes du “musée Légo” s’appliquent partout dans tous les “lieux” du musée, aussi bien en ligne, sur les réseaux, que sur place. Le musée devient un musée ”multi-médias” fait de personnes médiatrices, d’objets supports, de médias et de lieux-media où sont partagées les mêmes valeurs et principes de relations avec les visiteurs. Le musée-Légo inscrit cette démarche dans sa politique globale d’établissement et la met en œuvre au delà du périmètre numérique. Un musée orienté “visiteurs-utilisateurs” Le musée-Légo est un musée vivant et son action est orientée vers les visiteurs. Un musée qui s’adapte de façon pragmatique dès que possible aux demandes et aux modes de vies les visiteurs (dans ses horaires, ses modalités pratiques…). Il reste garant d’une expertise patrimoniale sur ses collections, celle qui fonde sa légitimité. Il n’est pas question de la négliger, mais le musée-Légo se donne les moyens de la mettre en relation avec les visiteurs. Il s’enquiert également des “non-visiteurs”, révélateurs de demandes non explicites ou d’usages pas adaptés. Il prends soin de connaître leurs besoins et de les articuler au mieux avec son “offre” patrimoniale.

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C’est un musée qui ne se contente pas d’exposer des œuvres de “toute pièce” en vitrine et de construire un discours d’expertise autour d’elles. C’est un musée qui s’enquiert d’une démarche de qualité avec les publics pour qu’ils “s’y retrouvent”. C’est une musée qui fait l’effort de sortir du cadre flou du “grand public” ou des “représentations” habituelles (“familles”, “jeunes”…) et s’efforce d’être en phase avec des “motivations” réelles à la visite (en ligne ou sur place) : envies d’inspiration, de curiosité générale ou bien de découvertes précises, de calme et d’échapper au monde “extérieur”, d’expériences sensitives, de création et d’ateliers, d’échanges, d’affiliation, de reconnaissance, d’accompagner des amis… Le musée-Légo ménage une large place d’expression aux visiteurs autour des oeuvres avec des ateliers d’échanges et de co-création ouverts et informels avec les créateurs, les scientifiques, les conservateurs, les autres visiteurs… Un musée qui s’inscrit dans un réseau de relations entre individus Un des ressorts du participatif en ligne est basé sur la mise en relation de profils qui s’affilient par affinité. Ces regroupements forment des réseaux basés sur les motivations et centres d’intérêt de chacun. Ces relations inter-individuelles s’enrichissent mutuellement du fait du tissu d’échanges au sein du groupe et de la masse d’informations générés collectivement. Le musée-Légo ne passe pas du mode “contrôle” au mode « abandon » en se contentant de réunir les “participants” ensemble et en espérant que la “sauce participative” prenne toute seule. Il ne peut pas y avoir d’un côté le musée “générique en bloc” et de l’autre “les communautés” de visiteurs. Au contraire, il comprend que le musée est un “organisme” dont font partie ceux qui y travaillent. Chacun s’y implique, avec son expertise, en assumant sa place, en relation avec les autres, ni plus, ni moins. Les personnels du musée prennent place avec leur individualités

professionnelles

et

prennent

une

part

assumée

à

la 194


“conversation”. Le musée-Légo retire le masque institutionnel de la relation générique “façade/logo” avec le « grand » public. Il embrasse une relation interindividuelle assumée entre professionnels et visiteurs du musée. Un réseau intégrant la communauté professionnelle dans son ensemble Pour être riche et représentative du musée, cette démarche doit être adoptée par l’ensemble des personnes associées à son fonctionnement. Or les relations avec “l’extérieur” sont souvent reléguées à quelques métiers spécifiques “paravents” (communication, accueil, médiateurs, webmaster…). Le musée-Légo met en place des circuits ouverts et réactifs pour faciliter les échanges où chacun est en mesure de répondre et de s’adresser directement aux interpellations des publics, de participer, à sa mesure, à la “conversation” globale de l’établissement sur les réseaux (selon quelques principes de bon sens partagés). Au

final,

le

musée-Légo

met

en

relation

la

communauté

professionnelle du musée et les communautés de visiteurs-utilisateurs. Pour proposer des offres ouvertes, évolutives et distribuées Aux “plans quinquennaux” et aux catalogues d’offres fixes, ce musée préfère une démarche “agile”, ouverte et itérative. Une démarche inspirée des communautés du logiciel libre et du web collaboratif. Le musée-Légo ne pense plus son action à partir des lieux fixes et des “métiers” spécifiques qui les occupent, mais à partir d’offres de contenus et de services en flux et évolutives. Il sait faire émerger des besoins, faire évoluer et adapter ses offres de façon organique, en résonance avec les communautés de visiteurs-utilisateurs devenus acteurs du musée. Il facilite les hybridations en ouvrant ses contenus (par exemple avec des licences ouvertes ou bien facilitant la ré-appropriation des contenus par les internautes pour une rediffusion ou une réutilisation sur un autre support…) Il co-construit des offres modulaires et distribuées dans des écosystèmes où elles peuvent rencontrer un public demandeur et source d’un enrichissement contextuel (par 195


exemple sur Wikipedia, ou bien par une ouverture des données de collections auprès de développeurs indépendants…) Cette démarche inclusive des “visiteursacteurs” dans la production des offres permet de s’assurer qu’elles sont adaptées et qu’elles seront adoptées in fine. Un musée-Légo avec un fonctionnement-Légo Sortir de sa “zone de confort” pour aller à la rencontre des visiteurs, s’ouvrir à la contribution comme à la contradiction, s’inscrire dans des flux complexes d’échanges sur de multiples plate-formes, déléguer vraiment la parole et l’initiative en interne…tous ces changements génèrent de l’angoisse pour le musée. Cette démarche rencontre beaucoup de réticences de « principe » dans les musées. Quand bien même ces réticences seraient-elles dépassées de façon théorique par une compréhension des enjeux et bénéfices d’une démarche plus ouverte, cela ne suffit pas à passer au niveau opérationnel quand tout le musée, dans son ADN,

dans

ses

pratiques

de

longue

date,

s’y

oppose

de

façon

systémique. L’injonction au travail transversal ne suffit pas. Une véritable remise à plat des modes de fonctionnement interne est nécessaire. Un musée qui se connaît d’abord lui-même Le musée doit alors trouver une nouvelle stabilité, non plus en se focalisant sur le contrôle des discours et la maîtrise des débordements à priori, mais en se construisant une identité globale forte, mieux définie, affirmée et partagée : une identité sociale, ouverte aux opportunités des échanges. Comme évoqué plus haut, les échanges en ligne sont d’abord une question de “profils” qui s’associent par affinités. C’est aussi, en miroir, parce que le musée projette une identité lisible qu’il est plus facilement identifié et qu’il facilite la relation avec les visiteurs-utilisateurs. Il ne s’agit pas d’enfermer le musée sur luimême ni de “capter” les publics (qui ont bien d’autres sollicitations par ailleurs). 196


Il s’agit de définir l’empreinte du musée, qui attire, mais surtout qui “parle” aux visiteurs-utilisateurs et incarne sa promesse d’expériences de visite et d’offres. Un musée avec une personnalité “aimable”. Pour que ces changements dans les modes de relations avec les visiteurs s’opèrent, il faut donc sans doute commencer par l’essentiel et reconsidérer ce qui fait l’ADN du musée : poser de façon explicite quelles sont les valeurs de l’établissement (pourquoi il existe), quelle sera sont attitude (son mode relationnel avec l’extérieur) et quelles seront ses offres propres (ce qu’il apporte de différent à ses publics) Ce travail sur l’identité d’établissement vaut aussi en interne pour les personnels du musée qui pourront se l’approprier et la mettre en relation avec leur propre identité professionnelle. Avec une identité solide du musée, les multiples “voix” du musée peuvent trouver plus d’harmonie entre elles et le musée peut s’autoriser à les laisser s’exprimer plus ouvertement sans craindre pour sa stabilité. Moins de validations, plus de créativité Pas de musée ouvert et participatif avec une organisation interne fermée et descendante. Le musée-Légo, à l’image de sa relation externe avec les visiteurs, implique un mode de fonctionnement ouvert à la créativité de ses contributeurs premiers : les personnes qui y travaillent. Cette logique ouverte et décentralisée, implique de “valider que tout n’est pas à valider” de façon systématique. Un principe de confiance s’en remet à la responsabilité sensible de chacun. La direction du musée élargie sa tolérance, a priori, aux quelques rares “dérapages” possibles, au bénéfice de la très grand majorité des échanges qui y gagnent en réactivité, ouverture, spontanéité et authenticité. Cette démarche ne peut émerger de façon viable que sous l’impulsion de 197


directions qui appliquent elle-même les principes qu’elles appellent de leurs voeux, en commençant par faciliter au maximum l’autonomie “articulée” des acteurs du musée autour d’un projet d’établissement partagé. Des directions qui abandonnent le micro-management et la bureaucratie rassurante au profit d’ orientations fortes et de périmètres-projets clairs que chacun peut s’approprier et traduire dans sa responsabilité “métier”. Le musée-Légo libère les échanges inter-individuels sans passage obligé par les “portes-paroles”. Il libère les initiatives sans circuits de validations superflus. Au final, il facilite l’émergence de conversations et d’activités créatives grâce à des individus qui sont libres de s’associer en bonne intelligence, en fonction des offres du musée, des demandes des publics et des contextes. Moins de cloisonnement, plus d’intégration Les offres sont orientées visiteurs lorsqu’elles sont intégrées ; c’est à dire construites de façon cohérente les unes par rapport aux autres, puis distribuées de façon articulée, en terme de supports et de rythme. Dans un musée-Légo chacun prend en charge, en fonction de son métier, la responsabilité de s’associer autour d’un “hub” de projets communs, non plus définis en terme de “métiers”, mais en terme d’offres faites pour et avec les publics. Mais ce modèle “organique” n’est pas compatible avec le cloisonnement vertical inhérent aux fonctionnement interne des institutions. Un fonctionnement descendant par des tuyaux “métiers” aboutit à des offres construites sans concertation et sans prendre en compte la cohérence globale de ces offres d’un point de vue des visiteurs. Avec une démarche partagée par tous, les différents acteurs peuvent se concerter pour sortir de cette logique “métiers” et proposer un éventail d’offres plus lisible du point de vue du visiteur. L’ensemble des responsables métiers (accueil, communication, web, expositions, médiations, collections…) coordonnent leurs démarches et déploient leurs offres en ligne en supplément de celles sur 198


place. Les offres numériques (mobiles, objets communicants…) ont tout intérêt à être construites avec les équipes d’animation pour en faire des outils de médiation à part entière, en collaboration avec les équipes des expositions pour faire des compléments d’une visite “augmentée”… Cela signifie ne plus se focaliser sur la prochaine “expo” qui impose son “calendrier” à l’ensemble du musée. Il s’agit de faire émerger une “offre” (une thématique, un service…) autour de laquelle un ensemble de propositions, d’animations, de services… sur place et en ligne sont agrégés et dont les expositions ne sont qu’une composante. Là aussi, les directions doivent prendre soin de signifier concrètement leur soutien à une démarche transversale en intégrant “le déploiement numérique” des offres de médiation, d’exposition, d’accueil…. dans les grilles d’évaluation des projets et des responsabilités “métiers” de chacun. Au Brooklyn Muséum, l’offre “1st Fan” a renouvelé l’offre de fidélisation des “amis du musée” avec une offre privilégiée aussi bien sur place (rendez-vous avec un artiste tous les premiers samedis du mois) qu’en ligne (contenus avec accès restreint produits par ces artistes). Cette offre intégrée implique une concertation rapprochée et une ouverture mutuelle aux apports “métiers” de chacun entre le département marketing et le web. Au Muséum de Toulouse, les conférences ont fait l’objet d’un effort d’intégration particulier avec le web. Régulières (presque tous les jeudis soirs), elle assurent un rythme dans l’agenda événementiel du muséum. La semaine précédent une conférence, l’équipe de médiation invite les membre du groupe Facebook dédié aux conférences. La communication publie une actu sur le site et fait le lien avec l’évènement sur Facebook. L’équipe web relaie l’annonce sur Twitter et fait un rappel le jour même, puis publiera souvent un retour sur le blog les jours suivants. Toute la semaine, l’équipe de documentation orientera sa veille en ligne (Netvibes pour les ressources, Twitter pour les liens en continu, Delicious pour 199


archivage…) en fonction du sujet de la conférence, permettant d’anticiper et de créer une continuité thématique entre l’offre de veille et les conférences… Les offres du musée-Légo sont intégrées en terme de développement et sont articulées en terme de distribution : espaces (articulées sur les plate-formes physiques et numériques du musées) et temps (déclinées selon un calendrier qui prend en compte les rythmes longs et courts de chaque environnement). Avec l’accueil comme porte d’entrée de la démarche Il s’agit d’envisager l’offre “accueil” comme un tout, aussi bien sur place que en ligne. Le responsable “métier” de l’accueil au musée étend sa responsabilité au delà du “guichet” et vers les espaces numériques pour y articuler en complémentarité : les propositions d’accessibilités, de traductions, d’informations sur les offres, de relais et réponses aux questions et problèmes remontés par les visiteurs… Il inclut, entre autres, l’équipe web dans sa démarche et fait appel à ses compétences en terme d’outils et d’usages web, pour garantir une cohérence entre l’accueil sur place et celui en ligne qui sert souvent à préparer sa visite ou à la prolonger par la suite. En aparté, je trouve que c’est la notion « d’accueil » au sens large qui devrait bénéficier d’une attention particulière et être la première intégrée. Les retours rapides, les relations conviviales avec les visiteurs (en dehors des animations prévues) sont primordiaux et à prendre en charge par toutes les personnes du musée de façon plus spontanée. S’engager dans des projets de co-creation de contenus ou même simplement être présent sur les medias sociaux, n’auraient pas de sens si les demandes quotidiennes, les plaintes, les conseils des visiteurs sont mal relayés et peu pris en considération par les équipes du musée. Un musée à imaginer… A quoi pourrait ressembler le musée-Légo ? Peut être à un musée constitué de plusieurs espaces modulaires. Des espaces dédiés à des expositions abouties 200


pour les visiteurs en mode “réception”, des espaces conviviaux de détente (coins détentes, salons et cafés) dédiés aux visiteurs qui peuvent y venir et revenir à loisir, pour quelques minutes comme pour une journée… Ailleurs, des espaces dédiés aux échanges, au co-design de futures expositions et d’animations “beta” avec des visiteurs en mode “acteurs” (comme des ateliers de prototypages collectifs)… Ces espaces intègrent les opportunités du numérique (pour des visites “augmentées”) et s’articulent en intelligence avec les réseaux où ils trouvent un écho. Le musée-Légo se déploie en ligne avec ses offres intégrées et distribuées. Le musée-Légo se fera avec les amateurs d’art, de science et d’histoire qui voudront vivre autrement le musée et y apporter leur morceau de créativité.

201


Muséomix est une expérience. Cette année, la deuxième édition à été lancée à la maison du Rhône par une concertation collective sur le choix des musées qui ont répondu à l’appel à participation. Contrairement à l’année dernière, je me suis rendu à cette réunion afin de voir dans quelle mesure il était possible d’apporter ma pierre à l’édifice. J’écris cet article dans le but de mettre en avant certains éléments qui ont à mon sens manqué lors de la première édition et ainsi de ne plus être en position de simple critique. Il reflète mon point de vue particulier, avec des centres d’intérêt qui m’incitent à mettre en lumière certaines choses, et d’autres moins. J’invite donc le lecteur à commenter, augmenter cet article, mais aussi à consulter

la

documentation

disponible

directement

sur

le

site

de

l’événement.

Je suis allé à Muséomix et… Il fallait se rendre dans les beaux quartiers pour le lancement de Muséomix. J’étais donc vraiment en terrain inconnu ! Je me suis rendu compte que le public présent était un peu différent de celui des museogeeks habituels : Muséomix permet à une communauté plus large de se rencontrer et de tenter de créer quelque chose. Cependant, ces cultures différentes, ces attentes différentes, sont forcément plus difficiles à combler, à agencer les unes avec les autres. Ainsi pour Anthony

Masure,

que

j’ai

rencontré

juste

avant

le

rendez-vous,

l’introduction était « brouillonne et manquait de socle théorique. » (voir le très utile Storify de Nicolas Loubet). Il est vrai que moi aussi j’ai eu cette impression : l’effervescence créée par toutes cette énergie n’était pas 202


canalisée. En arrivant sur les lieux, je n’avais qu’une vague idée du programme de la soirée. Celui-ci consistait en fait surtout en une présentation des musées qui candidataient pour recevoir l’événement. Contrairement à ce que je redoutais, aucun des trois n’était parisien : la deuxième édition aurait forcément lieu en banlieue parisienne ou en province. Bonne nouvelle, car à mon sens Muséomix avait cette ambition d’aider aussi et surtout de plus petites structures à adopter des solutions de médiation nouvelles, respectant des budgets souvent bien différents de ceux des grandes institutions, sur des territoires moins propices. Cependant, très vite, les choses ont pris un tour moins favorable : les musées étaient venus sans projet. Ils n’avaient en réalité aucune autre envie que de demander une expertise à la communauté, qui leur permettrait de résoudre comme par miracle les problèmes de médiation qui étaient devenus les leurs. Quoi ! Muséomix est devenu un expert ? Après une conversation avec YvesArmel Martin, je me suis rendu compte que la démarche manquait cruellement de réciprocité, alors que pour moi Muséomix aurait dû fédérer et encourager les positions amateurs afin de faire évoluer les musées en symbiose avec eux. Voilà une impression fort déplaisante de ce que peuvent comprendre les musées d’un dispositif qui avait tant de promesses à sa naissance…

Est-ce vraiment collaboratif? Pour rajouter une couche à cette mauvaise impression, un twitte a été diffusé pendant la soirée par le compte de Muséomix : "Le but de notre soirée de #museomix 2012 : quels sont les enjeux des candidats ? Les questions qui émergent ? Aidez-nous à choisir !"

P eu t"notre soirée" englobe-t-elle -être 203


bien les participants dans une démarche collective, admettons. Mais cette interprétation tient plus difficilement définitivement lorsqu’on lit "aideznous"… Il y a bien entre ceux qui choisissent et ceux qui aident une différence, qui crée donc un troisième groupe distinct de celui du musée et des organisateurs : celui des participants. La réciprocité tant recherchée est une fois encore absente de l’organisation proposée et on est assez loin dans ce cas d’un mode de gouvernance nouvelle. Il faudrait pouvoir faire en sorte qu’on ne cherche pas à se faire aider, mais simplement à participer au choix… Mais peut-être ne s’agirait-il ici que de mots auxquels il ne faudrait pas s’attacher plus que ça (déformation de sémioticien). Et alors qu’une organisatrice n’a cessé de répéter tout au long de la soirée un ralliement ambigu sous forme de "C’est vous qui allez bosser après tout", un autre twitte "Ne te demande pas ce que Muséomix aurait pu faire, mais fais-le". Alors, quelle direction prendre? Car pour assurer un comportement collaboratif et pallier les quelques défauts de la première édition, l’équipe organisatrice a fait ce qu’il fallait ; une organisation a été présentée, qui clarifie le rôle de chacun. Des groupes se voient attribuer des tâches spécifiques, et au sein de ces groupes une sorte de petite équipe encadre les participants…

C ela n e vo u

si. En fait, ça a un sacré goût de quotidien. Désolé de le dire, mais plus j’y réfléchis et plus je trouve que ce petit détail a même un arrière-goût de déception. Encore une fois, l’ambition du Muséomix de changer un peu les méthodes de gouvernance des institutions culturelles afin de retrouver le goût du partage des savoirs est plus que justifiée. Mais comment penser qu’on puisse profondément changer ces structures si on les reproduit en réponse aux problèmes nouveaux rencontrés par les organisations fortement décentralisées qui sont la raison d’être de Muséomix? L’adaptation maladroite de ce système cloisonné ne semble pas permettre a 204


priori une meilleure organisation transversale des projets que celle que nous connaissons déjà. Peut-être cela fonctionnera-t-il cette année car les participants ont cette culture, cette volonté. Mais il ne faut pas oublier que les membres fondateurs d’une institution ont toujours des buts nobles qui, petit à petit, sont dévorés par la nécessité de structurer son action. L’un

des

grands

défis

de

Muséomix

est

de

répondre

à

cette

institutionnalisation des projets collaboratifs, de mettre en place une structure qui en garantisse l’esprit autant que la lettre. La première édition ne m’avait pas donné satisfaction, la seconde ne semble pas en prendre le chemin non plus. Mais je concède qu’il faudra réaliser une évaluation de ces dispositifs organisationnels sur le long terme – ceux-ci sauront peut-être évoluer au fil des ans.

Muséomix, et après ? En attendant de réaliser ce travail pour la deuxième édition, il est déjà possible de chercher à comprendre ce qu’on a retiré de la première. Je crois avoir souvent été assez explicite sur le sujet, aussi quelques-uns d’entre vous savent déjà ma position tranchée sur Muséomix autant que l’espoir que je peux placer dans ses différentes itérations à venir. Aussi, une fois encore j’invite le lecteur à prendre d’autres points de vue et à compléter le mien en commentaires de cet article s’il le juge nécessaire. Car pour moi, le bilan de la première édition de Muséomix renvoie surtout à une perte d’ambition. De nombreuses fois, il m’a été répondu à ce sujet par Sébastien Magro (voir son retour sur Muséomix #1) que, contrairement à ce que je pensais, le dispositif n’avait pas le dessein de transformation globale que je lui prêtais. Mais ma perception n’avait pas été celle-là – un groupe de la deuxième édition a d’ailleurs été mis en place de manière à 205


contrôler l’image que produit Muséomix de lui-même. Mes deux critiques principales à l’égard de la première édition ont donc été cette impossibilité à mettre en acte ce but présupposé, d’une part. Mais je mettrai cette critique de côté pour renvoyer à la question de l’expertise traitée ci-dessus : le groupe des amateurs est vu par les institutions comme un regroupement d’experts, une sorte de prestataire de la dernière chance. Il serait alors impossible de modifier en profondeur cette structure, commanditaire d’un travail dont elle pose les cadres qui la préserveront. Je continue à penser qu’une plus grande radicalité, un positionnement plus ferme dans la volonté de changement auraient grandement profité à toute la communauté, aux musées… au secteur culturel dans son ensemble. D’autre part, voici donc ma deuxième critique. À y regarder de plus près, les deux sont en quelque sorte liées. Je crois même que la seconde est la cause de la première. Ce que je retire de première édition, c’est effectivement le modèle de gouvernance choisi pour le projet. Là encore, de nombreuses conversations m’ont aidé à mettre des mots sur une impression diffuse : il y a bien un modèle qui préside à la gouvernance de Muséomix. Cependant, la définition de celui-ci n’est pas partagé entre ses membres organisateurs (pour preuve, les oppositions citées plus haut), ni même conscientisée par ses participants. Ce modèle est pour moi celui de l’anarchie politique. Un modèle qui à mon sens, d’ailleurs, n’est pas assez étudié et mis en rapport avec les projets sociaux et collaboratifs, lesquels préfèrent souvent puiser aux sources théoriques du libéralisme (acquérant une plus grande légitimité lorsque les plateformes sociales finissent par se revendre des millions…) Je le dis tout de go, je ne crois pas à ce modèle. Il a selon moi des faiblesses de fond et de forme qui l’empêchent de maintenir une gouvernance anarchiste lorsqu’un système devient trop important. Et je crois que le système Muséomix a réussi dès le début à atteindre cette taille critique. Des enjeux particuliers, ou pour le moins des horizons d’attentes et des 206


habitudes de faire, ont ainsi très vite brouillé les schémas collectifs. Si on analyse un tant soit peu la composition des membres "fondateurs" de Muséomix, d’ailleurs, ces divergences inconciliables sont facilement visibles. Il eût fallu un réel effort pour les rendre minoritaires dans la façon dont le projet a été pensé. Ce non-dit a mené, à mon sens, à un refus de penser des solutions et des positionnements communs plus exigeants que les simples déclarations de principe consensuelles auxquelles j’adhère autant que les autres. Il n’existe ainsi pas de moyen d’empêcher le devenir-spécialiste ou le devenir-expert du projet. Pas de moyen pour le moment d’en faire autre chose qu’une machine à produire de l’expertise et des prototypes qui pourront ensuite à loisir être exploités par les uns ou les autres. Je n’ai d’ailleurs à ce sens pas compris clairement comment les copyrights (ou autre forme de droits) étaient attribués au sein de Muséomix : tout le monde est-il propriétaire de tout, ou seul le groupe peut-il développer un projet issu de la réflexion collaborative ? Ce qui pourrait m’amener à de nombreuses autres questions, dont celle du modèle économique. Un défaut récurrent dans l’anarchie politique, d’ailleurs. Comment justifier de penser la survie d’un dispositif au sein d’un système qu’on cherche à contourner, à assécher ? Muséomix n’a alors pas tenté de mettre en place de valorisations des projets, de financement collaboratif… Quoi d’autre ? Son financement semble basé sur les partenariats et autres formes de mécénats classiques. À l’heure où le financement de la culture est un des enjeux premiers de sa survie, Muséomix est pour le moment passé à côté de la question. Une bonne illustration du fait qu’en évitant de questionner des évidences pour assurer chacun de sa probité, on oublie de traiter les questions économiques. On ne peut pas pour le moment accuser les organisateurs, majoritairement des agences de conseils ou de prestations cultuelles, d’avoir instrumentalisé le projet ; 207


pourtant, rien n’a été pensé sur ce terme. Peut-être a contrario une volonté de ne pas investir le marché déjà dur par des solutions collaboratives?

Une entreprise osée. Entre la volonté de mettre à bas le musée Cathédrale (voir Le musée-Légo, de Samuel Bausson) et la réalité du hacking provisoire des musées, la première édition a donc ménagé un espace qui motivé ma critique sur le fond. De l’extérieur, il semble que le fantasme du musée d’Art (je mets ici la majuscule à dessein) ait guidé la conception de l’événement. À mon sens, l’image du musée Cathédrale doit beaucoup à ce type de conservateurs qui ont une plus haute opinion des avatars culturels dont ils ont la charge que des autres. Mais, enfin… Danser dans une salle de musée ? Tout libre que je me crois, je n’en ai jamais eu envie. Si ce peut être un symbole, ou même une envie pour certains après tout, portés par la douce euphorie des œuvres, pourquoi pas ? Les symboles sont souvent marginaux et il faut les comprendre comme des symptômes – le musée empêcherait donc le rapport spontané à l’œuvre, relation qu’il faudrait privilégier parmi d’autres ? Or, ce n’est pas celui qui est porté par les musées de manière prioritaire, force est de le constater ; il ne resterait pas de nombreuses solutions pour retrouver ce lien direct à l’œuvre. Pourtant, le réel enjeu selon moi n’est pas la destruction du musée dans un geste néofuturiste ou un ersatz dada ; il serait plutôt de faire évoluer les règles muséales (grand fourre-tout de règles de conservation, de vivre ensemble, de muséographie, etc.) pour leur permettre de sortir de carcans parfois plus étroits qu’il n’est nécessaire. Pour moi, Muséomix est un grand mouvement de prise de conscience collaborative du pouvoir que les cultures numériques peuvent avoir sur les 208


musées. Mais à la lumière de ce que j’ai pu écrire plus haut, l’événement n’incarne pas encore ce possible – j’ai souvent dit qu’on ne saurait vraiment ce qu’est Muséomix qu’après plusieurs itérations. Voici la deuxième, voyons et surtout… Faisons.

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Alors que les dispositifs numériques (réseaux sociaux, dispositif in-situ ou mobile, en ligne ou hors-ligne) sont aujourd’hui omniprésents dans les institutions patrimoniales, il n’est pas rare de tomber sur des articles de blogs, des conférences de professionnels ou encore des discussions de comptoirs qui regorgent d’idées reçues sur le numérique, supposément sauveur ou démon de la culture, selon les paroisses. Je vous propose ici quelques notes jetées sur la papier (ou plutôt, à l’écran) autour de trois poncifs : pour les réseaux sociaux, les jeunes publics et le retour sur investissement ; pour les dispositifs in-situ, la confrontation entre expérience esthétique et expérience numérique. Évidemment, il ne s’agit que d’observations personnelles basées sur mon parcours professionnel, non de résultats d’une enquête scientifique. En outre, ces réflexions ne reflètent pas la position officielle du musée du quai Branly sur ces sujets.

Il faut être sur les réseaux sociaux : c’est là que sont les jeunes C’est l’une des leçons les plus claires que j’ai tiré en deux ans de community management au quai Branly : la majorité des adolescents se fichent bien que des musées viennent leur parler sur les réseaux sociaux. Le musée du quai Branly a une politique des publics très orientée vers les scolaires, qui bénéficient de conditions de visite spécialement adaptées. Forcément, entre la généralisation des smartphones et le succès grandissant de Twitter auprès des ados, il est très fréquent que certain-e-s parlent de leur visite au musée, pas toujours dans les termes les plus flatteurs. Je m’efforce de les accueillir par un petit mot aussi souvent que possible. J’ai choisi cette attitude car je pense que "la première impression compte". Si ces gamins ont le sentiment qu’ils sont les bienvenus, qu’ils peuvent poser des questions et avoir des réponses, peut-être auront-ils une image positive du musée. La majorité ne répond pas, beaucoup semblent ressentir ces messages comme une agression, quelques-uns au contraire sont demandeurs d’informations. Enfin, plus rarement, certains ont une attitude provocatrice. 210


Comme le montrent les travaux de danah boyd ou de Laurence Allard, les ados considèrent les réseaux sociaux comme des espaces qui leur permettent de se retrouver, de discuter hors du regard de leurs parents. La preuve : ils se méfient à présent de Facebook et lui préfèrent des outils moins "exigeants" comme Twitter ou Snapchat). Ils ont un usage identitaire de Twitter, par affinités, dans laquelle le musée ne cadre pas. Leur logique conversationnelle n’est pas celle de l’institution et, en général, ils ont peu d’abonnés et d’abonnements. Ils parlent entre eux, éventuellement, tentent des interactions avec des marques et/ou des stars qui font partie de leur univers (cf les Directioners, les Beliebers, les Gleeks, etc). Un exemple, plutôt drôle, de ces confrontations entre jeunes utilisateurs et institutions est celui de la préfecture de la Moselle sur Twitter en janvier 2013. Alors, faut-il s’acharner à essayer d’établir le contact ? Si oui, comment leur parler ? De quoi ? Quel niveau de langue adopter ? Je n’ai pas de réponse et ma réflexion continue à accompagner ma pratique. Un peu de lecture pour enrichir le débat : Teens, Social Media, and Privacy sur le site de Pew Research Internet Project (mai 2013).

Le problème avec les réseaux sociaux, c’est qu’on ne peut pas mesurer le véritable impact sur les visiteurs L’une des questions les plus fréquemment posées avec les réseaux sociaux est : comment en mesure-t-on l’efficacité sur les utilisateurs ? C’est l’une des problématiques les plus importantes des marques, auxquelles les nombreux gourous 2.0 consacrent beaucoup de temps à conseiller tel outil maison ou tel service tiers censé répondre à toutes leurs attentes. Or, les institutions publiques sont confrontées à des enjeux sensiblement différents : leur objectif n’est pas de développer et d’entretenir une clientèle chargée de consommer des produits, mais de répondre aux besoins d’utilisateurs, d’usagers, de visiteurs. Aussi, si un projet comme le NOS (Nouvel Outil Statistique) a toute sa pertinence et s’il est important de mettre au point des outils permettant d’évaluer les actions de community management dans les institutions culturelles, je m’interroge de plus en plus sur l’intérêt de ce type de questions. Ça n’est que mon avis, mais plus le temps passe et plus je pense qu’il est inutile de calculer un quelconque ROI (return on investment, ou retour sur investissement en marketing) pour l’usage des médias sociaux par les musées. À mon sens, il s’agit aujourd’hui d’un service public qui doit être proposé aux visiteurs par les institutions culturelles. Pour autant qu’elles en aient les ressources humaines et financières, elles doivent être présentes sur les réseaux sociaux numériques pour répondre aux besoins que les utilisateurs pourraient exprimer à leurs égards. Bien sûr, quelques milliers de fans sur Facebook et ou 211


d’abonnés sur Twitter n’auront pas la portée d’une campagne d’affichage en 4×3 dans le métro parisien, mais là n’est pas la question. Car dans ces quelques milliers d’abonnés figurent nos plus fidèles visiteurs, ambassadeurs du musée et de ses activités.

Les écrans empêchent les visiteurs de regarder les œuvres La multiplication des occasions de consulter des informations sur écrans (qu’ils soient mobiles ou non, et qu’ils soient proposés par le site qu’on visite ou ceux de nos terminaux personnels) pose problème à certains observateurs, qui craignent un éloignement des œuvres. L’exemple le plus frappant de ce danger est le Google Art Project, dont la proposition de visiter les musées du monde entier confortablement installé dans son fauteuil fait craindre à certains l’abandon de la visite physique des lieux. Si je demeure réservé sur les motivations de Google et la participation enthousiaste de bien des établissements culturels dans le monde, il n’en demeure pas moins que ce projet permet une visite en ligne de belle qualité et offre un aperçu de lieux que je ne pourrai sans doute jamais visiter. Ironiquement, lors l’apparition de la photographie comme outil de documentation des collections (et la création du catalogue d’exposition tel qu’on le connait aujourd’hui qui en a découlé*), le même argument était utilisé par ses détracteurs : forcément, les visiteurs ne viendraient plus visiter la Grande Galerie de Peinture du Louvre, dès lors qu’ils pourraient se procurer un livre reproduisant les tableaux avec une qualité plus ou moins correcte. Aujourd’hui, les plus hostiles à la valorisation des collections sur formats numériques ne jurent que par les supports éditoriaux papiers, souvent considérés comme bien plus honorables que les dispositifs numériques. Le temps est passé et a rendu le livre légitime alors qu’il n’en est pas moins un support technique, tout comme l’écran. Or, je me rappelle d’un cours de méthodologie à l’École du Louvre dans lequel on nous enjoignait à nous méfier des reproductions des œuvres – les diapos projetées sur l’écran géant de l’amphithéâtre Rohan autant que les vignettes dans les ouvrages de référence -, notamment car elles ne permettent pas toujours de se rendre compte des dimensions des objets représentés, d’une fibule de quelques centimètres à une façade de palais. Explorer les trésors des musées grâce à un outil, que ce soit sur papier ou sur écran, est un premier pas dans la découverte de l’œuvre et c’est déjà formidable. Parfois, cette découverte ne va pas plus loin, quelles qu’en soient les raisons (éloignement géographique, prix de la visite, etc). Parfois, cet avant-goût débouchera sur une visite des lieux. Si rien ne remplace la confrontation physique avec les œuvres, les technologies permettent d’en appréhender de multiples aspects. Et réciproquement, si 212


les technologies enrichissent la découverte et la visite, rien ne saurait remplacer la présence de l’œuvre. *Voir Culture & musées n°21.

Preface : Why participate ? At the end of 2009, the National Endowment for the Arts released a sobering report on the state of arts attendance in the United States. The authors didn’t mince words; in the preface, they wrote, “The 2008 survey results are, at a glance, disappointing.”[1] Over the last twenty years, audiences for museums, galleries, and performing arts institutions have decreased, and the audiences that remain are older and whiter than the overall population. Cultural institutions argue that their programs provide unique cultural and civic value, but increasingly people have turned to other sources for entertainment, learning, and dialogue. They share their artwork, music, and stories with each other on the Web. They participate in politics and volunteer in record numbers. They even read more. But they don’t attend museum exhibits and performances like they used to. How can cultural institutions reconnect with the public and demonstrate their value and relevance in contemporary life? I believe they can do this by inviting people to actively engage as cultural participants, not passive consumers. As more people enjoy and become accustomed to participatory learning and entertainment experiences, they want to do more than just “attend” cultural events and institutions. The social Web has ushered in a dizzying set of tools and design patterns that make participation more accessible than ever. Visitors expect access to a broad spectrum of information sources and cultural perspectives. They expect the ability to respond and be taken seriously. They expect the ability to discuss, share, and remix what they consume. When people can actively participate with cultural institutions, those places become central to cultural and community life. This book presents techniques for cultural institutions to invite visitor participation while promoting institutional goals. Community engagement is especially relevant in a world of increasing participatory opportunities on the social Web, but it is not new. Arguments for audience participation in cultural 213


institutions trace back at least a hundred years. There are three fundamental theories underpinning this book: The idea of the audience-centered institution that is as relevant, useful, and accessible as a shopping mall or train station (with thanks to John Cotton Dana, Elaine Heumann Gurian, and Stephen Weil). The idea that visitors construct their own meaning from cultural experiences (with thanks to George Hein, John Falk, and Lynn Dierking). The idea that users’ voices can inform and invigorate both project design and public-facing programs (with thanks to Kathy McLean, Wendy Pollock, and the design firm IDEO). I wrote this book not to update or stake claim to these ideas, but to present specific techniques and case studies to make them actionable in contemporary institutions. This doesn’t require flashy theaters or blockbuster exhibits. It requires institutions that have genuine respect for and interest in the experiences, stories, and abilities of visitors. I define a participatory cultural institution as a place where visitors can create, share, and connect with each other around content. Create means that visitors contribute their own ideas, objects, and creative expression to the institution and to each other. Share means that people discuss, take home, remix, and redistribute both what they see and what they make during their visit. Connect means that visitors socialize with other people—staff and visitors—who share their particular interests. Around content means that visitors’ conversations and creations focus on the evidence, objects, and ideas most important to the institution in question. The goal of participatory techniques is both to meet visitors’ expectations for active engagement and to do so in a way that furthers the mission and core values of the institution. Rather than delivering the same content to everyone, a participatory institution collects and shares diverse, personalized, and changing content co-produced with visitors. It invites visitors to respond and add to cultural artifacts, scientific evidence, and historical records on display. It showcases the diverse creations and opinions of non-experts. People use the institution as meeting grounds for dialogue around the content presented. Instead of being “about” something or “for” someone, participatory institutions are created and managed “with” visitors. Why would a cultural institution want to invite visitors to participate? Like all design techniques, participation is a strategy that addresses specific problems. I see participatory strategies as practical ways to enhance, not replace, traditional cultural institutions. 214


There are five commonly-expressed forms of public dissatisfaction that participatory techniques address: 1.Cultural institutions are irrelevant to my life. By actively soliciting and responding to visitors’ ideas, stories, and creative work, cultural institutions can help audiences become personally invested in both the content and the health of the organization. 2.The institution never changes – I’ve visited once and I have no reason to return. By developing platforms in which visitors can share ideas and connect with each other in real-time, cultural institutions can offer changing experiences without incurring heavy ongoing content production costs. 3.The authoritative voice of the institution doesn’t include my view or give me context for understanding what’s presented. By presenting multiple stories and voices, cultural institutions can help audiences prioritize and understand their own view in the context of diverse perspectives. 4.The institution is not a creative place where I can express myself and contribute to history, science, and art. By inviting visitors to participate, institutions can support the interests of those who prefer to make and do rather than just watch. 5.The institution is not a comfortable social place for me to talk about ideas with friends and strangers. By designing explicit opportunities for interpersonal dialogue, cultural institutions can distinguish themselves as desirable real-world venues for discussion about important issues related to the content presented. These five challenges are all reasons to pursue participation, whether on the scale of a single educational program or the entire visitor experience. The challenge—and the focus of this book—is how to do it. By pursuing participatory techniques that align with institutional core values, it is possible to make your institution more relevant and essential to your communities than ever before.

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