A P PA R E I L S APPRIVOISÉS
Charles Bowers, A wild Roomer,1926, 24’27, Slapstic
A P PA R E I L S APPRIVOISÉS
Axel Morales Sous la direction de Xavier Guchet • Mémoire de fin d’études ENSCI 2013
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1 La "capacitance" désigne la capacité d'un corps quelconque, organique ou non, à stocker des charges électriques. 2 Micol Assaël, artiste italien né en 1979 à Rome, présente en 2009 à l'occasion de l'exposition Gakona au Palais de Tokyo son installation "Chizehvsky lesson", où deux rangées de panneaux de cuivres sont suspendus en hauteurs et traversée par un courant de 10 000 V ionisant l'air. 3 Alexander Chizhevsky (1897 - 1964), physicien russe, est le fondateur de l'héliobiologie, dans son livre Physical Factors of The Historical Process, il émet la thèse selon laquelle les cycles d'activité électromagnétique solaires influent sur les comportement humain et sont à l'origine des excitations de masse. 4 Leon Thérémine (1896-1993), ingénieur russe, passionné de musique, invente en 1917 le thérémine. Composé d’un boîtier électronique équipé de deux antennes, le thérémine a la particularité de produire de la musique sans être touché par l’instrumentiste. Dans sa version la plus répandue, on commande la hauteur de la note de la main droite, en faisant varier sa distance par rapport à l’antenne verticale. L’antenne horizontale, en forme de boucle, est utilisée pour faire varier le volume selon sa distance par rapport à la main gauche.
TABLE DES MATIÈRES
Préambule ~ p.7 | Imaginarium ~ p.13 • Introduction ~ p.47 • PARTIE I L’objet technique éclaté I.I Rodage ~ p.55 I.I.1 Décrypter des dekatrons ~ p.55 I.I.2 Brancher et jouer ~ p.59 I.I.3 Trois phases d'adoption ~ p.63 I.I.4 L'objet n'est plus seul ~ p.67 I.I.5 Des apprivoisements réciproques ~ p.71 I.II Des Objets Statiques ~ p.79 I.II.1 Regarder les photons qui passent ~ p.79 I.II.2 L'Amérique Streamline : rupture phylogénétique ~ p.88 I.II.3 Évolution morphologique contemporaine ~ p.98 I.III Ce que la forme suit et fuit ~ p.107 I.III.1 Deux machines modernes ~ p.107 I.III.2 L'expiration des solutions fonctionnalistes ~ p.113 I.III.3 Une autre approche de la technologie ~ p.126
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TABLE DES MATIÈRES
• PARTIE II Le schème et la forme II.I Des relations étrangères ~ p.139 II.I.1 Dépasser l'étrangeté technique ~ p.139 II.I.2 Formes du discours homme-machine ~ p.149 II.II Affordances et manières d’user ~ p.159 II.II.1 Appareils de geste ~ p.159 II.II.2 Le concept d'affordance ~ p.164 II.II.3 L'affordance interpretée dans le design ~ p.169 II.II.4 L'enquête d'usage : un processus exploratoire ~ p.175 II.III La récalcitrance de l’objet technique ~ p.183 II.III.1 L'action médiatisée ~ p.183 II.III.2 Apprivoisement et résistance ~ p.190 II.IV Le design d’un comportement ~ p.201 II.IV.1 L'apparition du comportement ~ p.203 II.IV.2 Un design de compromis ~ p.209 • Conclusion ~ p.219 • Références ~ p.225 | Remerciements ~ p.237
~ Imaginarium ~
Fig 1 - Toast-o-lator , 1948 | p.87
Fig 2 - Publicité pour la caméra Sem Veronic de Roger Tallon, 1961 | p.116
Fig 3- Publicite Kodak Brownie par George Eastman, 1889 | p.66
Fig 4 - Julien Previeux - What Shall We Do Next?, 2011 | p.160
Fig 5 - Photographie de traces sur un Ipad par application, 2012 | p.161
Fig 6 - Façade d’un four micro-ondes, 2012 | p.60
Fig 7 - Façade d’une box WiFi, 2012 | p.149
Fig 8 - « Words of a middle man », 2012 | p.153
Fig 9 - Analyse de la séquence sonore d’un modem, Oona Räisänen, 2012 | p.153
Fig 10 et 11 - Radio Emerson, Norman Bel Geddes, 1940 | p.119
Fig 12 et 13 -Radio Braun RT 20, Dieter Rams 1961 | p.119
Fig. 14 - Glass Radio Cabinet, Gerrit Rietvield, 1922 | p.112
Fig. 15 - Le Corbusier posant devant une maquette de la villa Savoye, 1935 | p.121
Fig. 16 -Buckminster Fuller à côté d’une maquette de la Dymaxion House, 1929 | p.121
Fig 17 - Maquette du Centre pompidou, 1973 | p.107
Fig 18 - Toaster « The Steelcraft », 1920 | p.87
Fig 19 - Peter Vogel : Le dernier mot, 2000 | p.127
Fig 20 - Imprimante Ithaca, Donald Carr, 1990 | p.134
Fig 21 - Schéma d’un régulateur à boule de James Watt | p.140
Fig 22 - Modulateur Espace-Lumière, Lazlo Moholy-Nagy, 1922-1930 | p.110
Fig 25 - Polytope de Cluny, Iannis Xenakis, 1972 | p.130
Fig 24 -Dekatrons en fonctionnement | p.55
Fig 25 - R2-D2 | p.150
Fig 26 - Evolution de la luminosité d’une LED de Macbook pro | p. 150
Fig 27 - Hardcoded Memory, Trïoïka, 2012 | p.131
Fig 28 - Schéma d’une maquette de moteur à vapeur | p.84
Fig 29 - Cafetière Cona | p.205
Fig 30 - Bobine en mĂŠtal et poudre de fer sur plexiglas, Berenice Abbott, 1958 | p.204
Fig 31 - Illustration de la loi du destin commun | p. 207
Fig 32 - Robot readable world, 2012 | p. 147
Fig 33 - Double pont en racines, 2010 | p.194
Fig 34 - Etienne Jules Marey : Mouvements d’air, 1901 | p.79
Fig 35 - Tapiserie thermochromique , Elisa Strozyk, 2010 | p.206
Fig 36 - Etienne-Jules Marey Le coup de marteau, 1895 | p.186
Fig 37 - Colin Stetson jouant du sxophone basse, 2011 | p.198
Fig 38 - Alexander Calder suspendant un de ses mobiles | p.95
Fig 39 - Dunne and Raby, Technological dream series : Robot n°2, 2007 | p.209
Fig 40- Leon Theremin jouant un trio pour theremine, voix et piano, 1924 | p.8
* Introduction
Pour qui entreprend d’écrire à propos de la technique, de la technique objectivée en artefacts qui fonctionnent, des objets techniques sous leurs formes les plus contemporaines qui tracent les contours de nos habitudes, un premier vice de forme est à éviter : Une tentation constante, tout au long des réflexions, d’employer le terme “technologique”, soit indistinctement avec son cousin “technique”, se supplantant l’un l’autre à la convenance de l’auteur, soit encore pour désigner une somme de techniques plus récentes, plus avancées, qui muteraient l’archaïque technique en technologie. Sur cette dérive d’une traduction hâtive du “technology” d’outre-Manche, André Leroi-Gourhan nous éclaire, concluant L’homme et la matière : « Sur ce point, en ce qui concerne la technologie et par extension l’ethnologie, ma position est restée catégorique : il n’y à pas de coupure, sinon verbale, entre l’en-deçà et l’au-delà de cette frontière mystérieuse du civilisé. La technologie, mot précis dans le
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Appareils Apprivoisés
vocabulaire industriel moderne, s’étend progressivement du poste de télévision au silex éclaté. »1 La technologie désigne originellement une activité de connaissance sur la technique, mais les discours contemporains lui prête un sens tout autre quand on l’abuse pour en faire le qualificatif par excellence de l’appareil moderne. Dans la technologie « [...] nous ne parvenons plus à nous souvenir de ce qui gît emprisonnée une reflexion quelconque sur cette technique. Nous n’hésitons pas à dire de la plus humble machine pleine de puces qu’elle est une “technologie”, mais nous n’attendons d’elle aucune leçon [...] »2. Voilà ce qu’était le but de l’opération, 2Bruno Latour, l’ambition portée au travers de ces pages : “Prendre démonter cette étrange frontière. Cette le pli des techniques” différence prêtée naturellement, cet abus dans Réseaux, de langage qui distingue maladroiten°163, 2010, p. 15-31 ment le technique et le technologique, esquissait déjà en creux de ce mémoire. L’indéfectible habitude qui définit des castes de complexité entre artefacts, et induit des méthodologies de design distinctes, devait être révisée. Dès lors, on pourrait donner forme à la plus complexe des machines avec la même intelligence à l’oeuvre dans le dessin d’une chaise, et l’utilisateur serait à même d’en disposer aussi librement. Mais il est nécessaire auparavant de comprendre où s’est dissoute 1André LeroiGourhan, L’homme et la matière, Paris : Albin Michel, 1943, p. 315-316
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Introduction
cette puissance d’interprétation chez l’individu, et la force maïeutique d’un design qui par le passé sût faire naître naturellement les usages sur la seule base de formes simples et didactiques. Des formes qui évitaient l’écueil consistant à définir ce que serait la vie de l’objet et sa relation à l’individu, comme cela semble se produire dans tant d’appareils contemporains. Avec l’émergence d’objets communicants, de “néoobjets”, le design se propose de dépasser la barrière de la conception pour dessiner les usages de l’objet technique, sa relation à l’utilisateur. Incursion du designer dans un domaine où il se gardait autrefois d’intervenir. Le design, qui vit dans l’objet la fonction, puis le signe, se voue aujourd’hui à l’usage, pierre angulaire de l’adoption sociale et individuelle des techniques. Le designer se porte désormais garant et guide de l’usabilité des machines domestiquées. Dans cette optique, une tendance actuellement dominante dans le design et la prospective met en avant des appareils dont la manipulation et la compréhension se veulent intuitives, l’intuition s’y entendant comme une facilité d’usage optimisée. Des appareils dont l’utilisation se livre d’emblée in extenso, par la multiplication des signes clairement articulés pour piloter l’utilisateur, et qui occultent leur fonctionnement, leur commerce interne. Il semble nécessaire ici de se défaire quelque peu de la fonction, du signe et même de l’usage, sainte Trinité périphérique à l’objet dont chaque acteur occupe tour à tour depuis un siècle et demi le choeur de la paroisse
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Appareils Apprivoisés
des designers. Il semble nécessaire de positionner le regard “à même l’objet”, comme structure matérielle qui fonctionne. Un regard susceptible de mettre en lumière la manière dont les objets ne cessent pas de se redéfinir dans la pratique, alors même qu’ils ont quitté les mains du designer. Une attitude qui tente de cerner comment l’objet technique, en être autonome, peut déployer sa communication, et comment, en retour, l’utilisateur peut y déployer sa pratique. Pour retrouver l’objet dans son appropriation genèse de la praxis - il faut en amont poser la question du rapport de connaissance que le design a entretenu dans son histoire entre les individus et les techniques. Dans cette rétrospective, en marge de l’exposition des développements actuels du design qui traite de la technologie, nous nous focaliserons sur les courants qui, appartenant à la première moitié du XXe siècle, entretinrent un discours clair par rapport à l’évolution des techniques, avant que l’éclatement post-moderniste n’amène sur le devant de la scène l’ampleur psychosociale de l’objet, reléguant sa technicité en arrière plan. Au travers de cette lucarne, nous essaierons de franchir l’étrangeté de l’objet technique, 3Gilbert aspirant à ce que l’individu lise et dispose Simondon, des possibilités d’actions enfuies dans Du mode d’existence des objets le schème. Si « ce qui de l’homme peut techniques, être en rapport avec les individus techParis, Aubier, 1958, p. 167 niques c’est l’intuition des schèmes de (2012 pour l’édifonctionnement »3, il faut alors ébaucher tion consultée) (noté MEOT) cette esthétique de la relation au milieu
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Introduction
opératoire de l’objet et le faisceau sensoriel qui s’en dégage. Incarner cette pensée en objets indociles, à apprivoiser, non plus destinés à l’exécuteur du mode d’emploi mais à l’observateur attentif des singularités physiques, comportementales, de ces artefacts.
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~ Partie I . L’objet technique éclaté ~
* I.I Rodage I I.I.1 Décrypter les dekatrons Trois années de travail ont été nécessaires aux ingénieurs de la Computer Conservation Society pour restaurer le Harwell Dekatron Computer. Ce dernier est désormais exposé au National Museum of Computing de Swindon, à mi-chemin entre Londres et Bristol. Sa restauration achevée en 2012, le Harwell Dekatron ou WITCH acquiert le statut de plus vieil ordinateur original fonctionnant encore. Cet ordinateur, un des premiers construit au Royaume-Uni (1949), est d’une ère antérieure aux moniteurs et aux interfaces graphiques, celle des tubes à vide et de la programmation par cablage. Le mystérieux terme qui lui donne son nom, le Dekatron, désigne son composant principal : un tube en verre rempli d’un gaz stable, telle une ampoule, possédant dans sa forme la plus commune dix cathodes disposées circulairement et une anode centrale. Le courant, se propageant de l’anode à une des cathodes, offre dix signaux électriques différents accompagnés d’autant de signaux lumineux (l’électricité en traversant le gaz crée un point lumineux en des zones précises du tube). Sa possibilité de stocker dix
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Appareils Apprivoisés
signaux différents font de lui un composant capable de retenir un chiffre, par définition entre 0 et 9. Le dekatron est donc sommairement un support de mémoire électronique volatile à codage décimal, chacun de ces neuf cents tubes formant la façade si particulière de la vieille machine prend sur lui de mémoriser les résultats divers des calculs en cours . Le profane voit dans ce massif de métal et de verre le spectacle de presque un millier de points lumineux oscillants, clignotants, auquel se supperpose le bruit des composants mécaniques et électroniques effectuant les calculs grâce aux fragments de mémoire disséminés dans chacuns de ces tubes. Se prolongeant en un semblant de machine à écrire, à mesure qu’il avance dans ses opérations, l’ordinateur imprime, inscrit, scrupuleusement la succession de ses résultats sur papier. Inutile de comparer les capacités de la machine de deux tonnes et demie avec un quelconque appareil électronique actuel. Déjà peu rapide à sa naissance, le Harwell Dekatron privilégie la fiabilité de ses calculs sur des périodes très longues à la vitesse d’opération et est même susceptible de réfléchir plus lentement qu’un mathématicien de l’époque assisté d’un calculateur mécanique, il ne se fatigue en revanche jamais et opère indéfiniment. Le travail fut de longue haleine, pour réunir l’ensemble des organes de la machine et les coupler, un à un, correctement afin que cette antiquité renaisse de ses cendres. Outre leurs connaissances en informatique, les ingénieurs à l’oeuvre sur ce projet n’ont pu
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Rodage
compter que sur quelques feuilles d’époque retraçant un schéma de circuit sommaire, et quelques photographies de l’ordinateur dans son contexte originel. Célébrant leur réussite, les ingénieurs filment l’ordinateur sortant de sa longue léthargie pour exécuter un programme1 : le Harwell 1Vidéo visible le site du Dekatron offre une symphonie minima- sur TNMOC, liste de sons et lumières, chacune rem- www.tnmoc. plie de signification pour les experts qui org/special-projects/harwelly assistent, et totalement absconses pour dekatron-witch les néophytes. Le plus vieil ordinateur en fonctionnement est tout juste sexagénaire, et c’est ce qu’il faudrait retenir de cette histoire. Cet ancêtre n’a pas encore atteint l’espérance de vie moyenne des fragiles êtres humains organiques, et cependant cette entreprise de restauration fait déjà figure de chantier archéologique. La quête menée par ces ingénieurs évoque l’intrigue de quelques romans science-fictionnels où les protagonistes découvrent, incrédules, des technologies ultraavancées, provenant de civilisations lointaines dans le temps ou l’espace. Ces artefacts technologiques - qui revêtent fréquemment l’aspect d’urnes antiques - sont ensuite démantelés, disséqués par des chercheurs aux connaissances scientifiques inférieures à la civilisation fictive ayant laissé derrière elle l’objet découvert. L’inverse se produit pour le Harwell Dekatron : une société infiniment supérieure technologiquement à celle de l’époque de sa création éprouve étonnement des difficultés face à cette machine venue d’un autre
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Appareils Apprivoisés
siècle. Quant aux profanes que sont la très grande majorité des personnes n’ayant pas reçu d’éducation dans ce domaine, l’usage de cette machine si obsolète se pose comme un défi quasiment impossible à relever alors que l’ordinateur personnel de dernière génération, puissant et complexe, apparaît si facilement opérable entre les mains de son utilisateur. Mais la vision de cette antiquité en fonctionnement interroge : le spectacle de cet ordinateur en activité finirait-il par donner naturellement quelques indices - si ça n’est une idée plus précise - de ce qui est à l’oeuvre dans cette machine et de l’imbrication de ses parties ? Cette question est dénuée de sens pour peu qu’elle s’applique aux appareils présent dont la constitution a dérivé loin des frontières du visible : les entrailles de l’ordinateur actuel, même mises à nues, demeurent un mystère pour l’homme moyen. Le contemporain qui se rêverait l’explorateur romanesque de la technologie qu’il détient entre ses doigts risquerait une amère déception s’il tentait l’aventure. Pourtant de tels scénarios continuent de fasciner, mais cette capacité de compréhension des artefacts techniques revêt aujourd’hui une forme de superpouvoir. De là, deux interrogations, banales, évidentes : comment l’individu, souvent incapable de formaliser le microcosme interne des appareils régissant son quotidien, parvient malgré tout à jouir de ses biens ? Pourquoi la compréhension de ces artefacts créés par l’homme semble désormais relever d’une capacité de représentation loin de la portée de tous ?
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Rodage
I I.I.2 Brancher et jouer « D’une certaine manière, ils aimaient tout ce qui niait la cuisine et exaltait l’apparat. Ils aimaient l’abondance et la richesse apparentes ; ils refusaient la lente élaboration qui transforme en mets des produits ingrats et qui implique un univers de sauteuses, de marmites, de hachoirs, de chinois, de fourneaux. Mais la vue d’une charcuterie, parfois, les faisait presque défaillir, parce que tout y était consommable, tout de suite »2 Le terme Plug-and-Play, littéra- 2Georges Perec, Choses. lement « brancher et jouer », se réfère Les Une histoire originellement aux périphériques infor- des années matiques capables d’une autoconfigura- soixante, Paris :Julliard, tion dynamique avec le système matériel 1965 et logiciel auxquels ils sont amenés à se connecter. De tels périphériques apparaissent avec le célèbre Macintosh lancé par la firme Apple en 1984, mais le terme sera inventé et utilisé clairement à partir du lancement du système d’exploitation Windows 95 par Microsoft. Depuis, cette procédure est devenue un standard dans la conception d’appareils grand public amenés à se greffer ou à fonctionner avec d’autres systèmes. Ne nécessitant quasi aucune intervention de la part de l’utilisateur lors de la configuration, le Plugand-Play évite les erreurs humaines d’installation,
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Appareils Apprivoisés
et assure aux non technophiles la capacité d’opérer correctement les plus récents appareils. Le Plug-andPlay, dans sa définition la plus stricte, ne concerne que le bref moment de l’installation, mais par extension il regroupe un ensemble de pratiques dans les sciences informatiques visant à rendre aisé l’usage d’éléments techniques nouveaux. L’ambition de rendre utilisables des artefacts complexes aux individus les moins aguerris techniquement est une préoccupation traverse les domaines sujets à l’innovation technologique. Dans un temps pas si éloigné, ni complètement révolu, la femme représentait aux yeux de la société ce public vierge de connaissances techniques, comme le décrivent en 1993 Cynthia Cockburn et Susan Ormrod dans leur livre Gender and Technology in the Making3. À 3Cynthia l’intersection de l’innovation technique Cockburn et et des arts ménagers, leur démonstration Susan Ormrod, Gender and s’appuie largement sur le four à microtechnology in the ondes. Dans ses premières versions commaking, Londres : Sage, 1993 merciales, à la fin des années soixante, au début des années soixante-dix, l’objet est mis en avant dans les rayons des revendeurs comme un gadget électronique novateur s’adressant prioritairement aux hommes. Il trône dans les étalages entre les postes de radio et de télévision. Les panneaux de commande de ces fours à micro-ondes sont alors complexes : les réglages de puissance et de temps sont matérialisés dans des jauges et des molettes finement graduées qui semblent empruntées aux tableaux
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Rodage
de bord des voitures de l’époque. Sous des coques chromes et noires, le marketing fait du four à microondes l’objet qui projette la cuisine dans l’ère spatiale ou encore la réinvention du feu réassurant la supériorité humaine. Sur ce dernier point, il semble effectivement être l’actualisation du feu à l’ère de l’électricité : comme le tube fluorescent brise la préhistorique association feu-lumière (présente jusque dans l’ampoule à incandescence), en utilisant l’électromagnétisme, le micro-onde selon des principes physiques similaires brise l’association feu-chaleur, grâce aux ondes que produit son composant principal, le Magnetron. L’objet flatte le consommateur masculin et son interface d’une complexité apparente participe à cet effort. Ce marché « masculin » du four à micro-ondes saturé, le produit est réadressé plus clairement à l’univers de la préparation culinaire, encore domaine réservé aux femmes. L’impact physique sur la forme de l’objet est immédiat : les coques s’arrondissent, blanchissent. La ménagère étant jugée moins à même de comprendre les subtilités de la technique mise en jeu, le panneau de contrôle du four à micro-ondes se transforme jusqu’à parfois répondre de manière ultrasimplifiée à des situations définies. Par exemple, le réchauffage d’un bol de soupe requerra d’appuyer sur un bouton figurant un bol, pour lequel des réglages de durée et de puissance associés auront été préalablement configurés par des ingénieurs. Les auteures du livre portent alors leurs critiques sur les préconceptions à l’égard de la femme incarnées dans la conception de ces
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Appareils Apprivoisés
objets techniques, mais également sur les évolutions dans l’émancipation sociale de la femme dont ceux-ci témoignent. Sur un mode plus abstrait, il faudrait observer ici la démarche de conception accompagnant la création d’un objet jugé trop complexe techniquement pour être suffisamment compris par l’utilisateur visé. Luce Giard, contribuant à l’écriture de L’invention du quotidien de Michel de Certeau , écrit « Le changement ne concerne pas seulement l’ustensile ou l’outil et le geste qui l’utilise, mais le rapport d’instrumentation qui s’établit entre l’utilisateur et l’objet employé. Autrefois, la cuisinière se servait d’un outil simple, de type primaire, qui remplissait aussi des fonctions simples; sa main fournissait l’énergie de mouvement, elle dirigeait le déroulement de l’opération, surveillait la succession des moments de la séquence d’action et pouvait se représenter mentalement le processus. Aujourd’hui, elle emploie un outil élaboré, de type secondaire, au maniement compliqué; elle n’en comprend véritablement ni le principe ni le fonctionnement. Elle alimente cet objet technique en ingrédients à transformer, puis elle déclenche le mouvement en appuyant sur un poussoir, et recueille la matière transformée sans avoir contrôlé les étapes intermédiaires de l’opération. »4 Domaines hétéroclites que l’informatique et les arts ménagers qui fournissent ces deux cas où l’usage
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Rodage
meconnaît l’outil, où le concepteur 4Luce Giard Michel saute la barrière de la compréhension dans De Certeau et pour proposer immédiatement et sans al., L’invention quotidien. attente le service de ces nouveaux pro- du Tome II, duits. Manifestement, cela ne touche habiter, Paris : pas qu’une seule industrie : le micro- cuisiner, Gallimard, onde et le périphérique informatique 1994, p. 302 seraient difficilement regroupables dans un secteur précis autre que le très large panel formé par les “consumer electronic”. De là surgit la question de savoir si un tel changement est théorisé dans les disciplines du design et du marketing qui dirigent les conceptions de l’ingénierie vers le grand public. I I.I.3 Trois phases d’adoption Pionnier du design d’interaction, David Liddle crée, au début des années quatre-vingts, le design du Xerox Star, premier ordinateur personnel disposant d’une interface graphique, commercialisé en 1981. Deux decennies plus tard, il accorde à Bill Moggridge (autre chantre du design d’interaction), une interview où il rationnalise sa longue expérience professionnelle pour décrire l’adoption d’un objet technique comme un processus s’effectuant toujours en trois phases chronologiques - la phase “enthousiastes”, la phase
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Appareils Apprivoisés
“professionnels” et la phase “consommateurs”- appelant chacune une méthodologie de design particulière. La phase “enthousiastes ” est ainsi peuplée de personnes adeptes et amatrices de nouveauté technique, aussi nommées “early adopters”, enclines à saisir le fonctionnement de ces innovations, les contrôler, les modifier et finalement se les réapproprier. Ces “enthousiastes” sont chargés du rôle secret de dépasser ce que les inventeurs, ingénieurs ou designers anticipent comme usages des innovations qu’ils avancent, d’exprimer leur potentiel. La capacité à dompter la complexité de ces technologies fait partie intégrante de leur démarche. « Si vous êtes enthousiaste, vous êtes d’une certaine manière fier de votre capacité à gérer toutes les complexités et difficultés. Les premières automobiles tombaient en panne tout les quatre ou cinq miles, et il fallait s’arrêter pour regonfler les pneus, démarrer la manivelle ou autre, mais cela faisait partie du jeu. C’était, après tout, une de ces activités du dimanche après-midi. »5 5David Liddle dans Bill Moggridge, Designing Interactions, Cambridge : MIT Press, 2006, p. 245 (traduit de l’anglais)
L’enthousiaste, figure de l’amateur technophile, curieux et détenteurs d’un savoir-faire technique, a devant lui le champ libre d’un objet vierge de valeur d’usage : sans doute les manières d’user qu’il improvise sont parfois
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Rodage
même des prétextes au simple plaisir de l’expérimentation technique. Progressivement, il cède le terrain à un autre utilisateur, laissant en héritage l’identification d’une possible intégration pratique de la nouvelle technique au service d’une activité professionnelle. Dans cette seconde phase apparaît une préoccupation à propos du coût de ces innovations, de leur standardisation et de l’identification de leurs usages. L’innovation est alors impliquée dans un univers professionnel, une activité qui valorise les compétences, et engendre ainsi des appareils conservant partiellement leur complexité d’usage, promise à devenir une nouvelle expertise pour le travailleur. La troisième phase, phase « consommateurs », marque le changement le plus important dans la manière d’aborder ces innovations. Le prix abaissé à un niveau accessible, la facilité d’usage devient le nouvel enjeu de l’appareil. Les commandes les plus subtiles, ou les moins utiles à l’usage sont identifiées, automatisées, préconfigurées, réduisant progressivement la complexité qu’arbore l’artefact novateur. Bill Moggridge renchérit, affirmant que « les personnes ordinaires n’achèteront pas les produits et services s’il n’apprécie pas ceux-ci et qu’ils ne sont pas faciles à utiliser »6. Fidèle à la généalogie d’une vision américaine du design prônant ce dernier comme un allié du marché pour la consomma- 6 Ibid., 248 tion, c’est dans cette dernière phase que p. (traduit de s’engouffre la majorité des designers l’anglais)
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dessinant les traits familiers et avenants de technologies encore étrangères. Le “Point-and-Shoot” caractérise cette phase consommateur dans le domaine de la photographie. Il traduit la disposition d’un appareil photo à offrir automatiquement les réglages optimaux dans les conditions photographiques de la capture, laissant au consommateur la seule décision du cadre et de l’instant de la prise de vue. L’industriel américain George Eastman, fondateur de la société Kodak en 1888, introduit un tel appareil photo sur le marché en 1900 : le Brownie (nom lié à sa forme de boîte parallélépipédique, marron et granuleuse). L’usage y est pensé de la manière suivante : le Brownie dispose d’un seul bouton et d’une pellicule de cent vues ; une fois la centaine de photos capturées, l’utilisateur renvoie le Brownie à l’entreprise Kodak qui développe les photos, recharge l’appareil d’une pellicule vierge et renvoie l’ensemble au consommateur. Le slogan introduisant cet appareil d’un genre nouveau, immense succès commercial, est évocateur : « You press the button, we do the rest »
(« pressez le bouton, nous nous occupons du reste »)
La majorité des concepteurs de la côte ouest américaine envisagent ainsi le design des objets technologiques pour le grand public. Les entreprises de cette portion du monde, regroupées en partie dans la mythique Silicon Valley, alimentent la société de leurs
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Rodage
innovations et l’on doit à celles-ci - directement ou par filiation - une grande partie des appareils au milieu desquels nous vivons. C’est également dans cette zone de la Californie que se trouve le berceau du design d’interaction tel qu’il se théorise actuellement, né avec l’apparition de l’ordinateur personnel et des interfaces homme-machine. Cependant, un étonnement pointe de l’énoncé même de la théorie de Liddle : l’occasion est-elle donnée au consommateur de redevenir un “enthousiaste” face aux produits qui, ayant descendu ces trois phases, lui sont proposés ? I I.I.4 L’objet n’est plus seul Le design, dans la partie du monde pointée ici, se caractérise depuis trente ans par un glissement progressif de l’objet vers le service, de l’objet dans le service : c’est ce que réalisait George Eastman dès le début du XXe siècle avec le Brownie, liant vertueusement l’appareil dans les mains du consommateur aux laboratoires de l’entreprise Kodak. C’est ce que réalise également l’entreprise IDEO, fondée par Bill Moggridge et David Kelley en 1991, représentative d’une approche holistique du design centrée sur l’utilisateur (user-centered design ). Pour l’essentiel, la méthodologie d’IDEO passe par la définition et la scénarisation des usages (non des fonctions) de l’objet ; leurs outils d’expression se modifient en conséquence :
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le storyboard remplace le dessin technique, la vidéo supplante la photo. Une approche qualifiée également de “design thinking” qui ne se contente pas de proposer à l’utilisateur un objet, mais cherche à prévoir et anticiper tout ce que sera la vie de l’objet en relation avec l’utilisateur. La photographie, pour poursuivre l’exemple précédant, n’y est plus cet art instrumenté ou ce procédé technique et créatif d’imagerie, mais la collection et la communication de souvenirs par l’image qu’en fait l’individu. Identifiant les comportements gravitant autour des objets, une entreprise comme IDEO cherche à identifier les besoins adjacents qu’appelleront ces appareils (ex : le développement photographique, l’échange des photos par télécommunications, la publication d’albums), et tentent de définir la plus parfaite intégration de ces pratiques fragmentées pour la constitution d’une expérience utilisateur fluide, simple et efficace sous le spectre de l’usage. « Je dirais que la chose la plus intéressante qui soit arrivée pour moi, en tant que designer, ces dernières vingt-cinq années est l’éloignement du design d’objet. [...] Le mouvement qui éloigne du design de l’objet lui-même pour aller vers l’expérience, dont tout le monde parle, est très profond à mon sens. »7 7David Kelley dans Moggridge, op. cit., p. 301-302 (traduit de l’anglais)
Dès lors l’objet technique s’envisage directement en termes de services, répondant au mieux à
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l’usage identifié : il devient l’excroissance matérielle d’un écosystème serviciel. Des services, par ailleurs, assurés parfois eux-mêmes par d’autres objets ; il suffit, pour exposer cela, de progresser encore sur le cas de la photographie : la démocratisation des appareils photo numériques, postérieure à l’insertion de l’ordinateur personnel dans l’habitat, a mené à la croissance des ventes des imprimantes photos personnelles, ainsi qu’à des bornes automatisées de développement semi-publiques remplaçant au final bon nombre des laboratoires dédiés au développement des pellicules argentiques et leurs employés avec. L’enjeu ici n’est pas de questionner les modifications ou suppressions de professions qu’engendre l’évolution technologique. Le cas présenté illustre simplement le développement d’un ensemble de services prédéterminés, complémentaires, designés “autour” de l’utilisateur, en minimisant l’intervention de ce dernier. Services pouvant par ailleurs s’incarner sous forme matérielle ou logicielle, l’ensemble de ces facteurs trace le chemin vers une auto-organisation entre ces appareils. Celle-ci se produit à la périphérie d’un utilisateur pour lequel l’assemblage de ces services paraît “seamless”, sans couture. Cette approche, au regard de la tendance actuelle d’automatisation des services rendue possible par l’évolution technologique, mène au concept du machine-to-machine. Le paradigme du machine-to-machine (noté M2M) se présente comme l’extension logique du “plug-and-play” au-delà du moment d’installation,
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première étape d’une coorganisation dynamique entre appareils. Le M2M est un concept clé des “technologies ambiantes” (ou “ambient intelligence”) reposant sur les capacités de machines hétérogènes à se coordonner, échanger des informations et prendre des décisions sans intervention humaine. Le terme d’“ambient intelligence”, et son scénario germent en 1998, à l’occasion d’une série de workshops prospectifs internes organisés par la société Philips. Le concept est une réponse à la miniaturisation grandissante des technologies, leur grande diffusion dans la société, la surcharge de produits et d’informations qu’elles créent, enfin la fragmentation par fonction des appareils électroniques. Les fondements de ce scénario sont l’interopérabilité des systèmes, la miniaturisation du matériel (jusqu’à sa disparition), une grande distribution du réseau, l’auto-configuration et réparation des appareils et le profilage des pratiques de l’utilisateur. L’ ambient intelligence a été un paradigme dominant dans les sciences informatiques et technologiques durant la décennie écoulée, et continue de fasciner. L’aspect de profilage est particulièrement crucial, lui qui repose sur la mesure et l’observation intensive des aspects divers de la vie de l’individu , notamment grâce au fait qu’une grande partie des activités humaines soient ou deviennent médiatées par la technologie. Cette activité de mesure exhaustive du quotidien de l’individu trouve son expression dans le mouvement du “Quantified Self ”, une idéologie réactualisant l’expression socratique Gnothi seauton (« connais-toi
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toi-même ») à l’ère des statistiques reines offrant un miroir sur la réalité de la vie de l’individu. L’artiste Nicholas Feltron illustre cette mesure passive ou active de l’individu, en publiant depuis 2005 son Annual Report où se trouvent archivées des informations aussi variées que le nombre de cafés avalés, de kilomètres parcourus ou les restaurants les plus souvent fréquentés. Cette démarche de profilage, nécessaire à tout algorithme qui se fixerait pour but de connaître les habitudes humaines, est la clé de cette intelligence ambiante, pervasive et évanescente qui consiste en une activité d’anticipation des besoins de chacun par ces systèmes. I I.I.5 Des apprivoisements réciproques Les derniers paradigmes cités, qui animent jusqu’aux acteurs les plus influents de l’industrie technologique, mènent à résumer de la manière suivante la question de l’adoption de l’objet technique du point de vue du design : l’objet technique, dans ses premiers temps, mobilise un apprentissage. Il est détourné, réapproprié, à mesure qu’un nombre réduit d’enthousiastes s’en saisissent. Progressivement il manifeste une ambition à se démocratiser, l’apprentissage des complexités de l’objet deviendrait alors moins nécessaire laissant place à une préconfiguration d’un certain nombre de
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ses paramètres et contrôles. Le rôle du design serait de penser cette simplification, en portant sur l’objet un regard privilégiant l’usage à la technique mise en jeu. Cette vision en terme purement d’usage amène à la conception d’écosystèmes serviciels (humains, matériels et logiciels) dessinant une expérience utilisateur ”optimisée”. La technicité de l’objet, l’objet lui-même se retire face au scénario qui l’intègre et le dépasse. L’objet progressivement subit une sublimation, il passe à l’état gazeux : d’outil il devient prestataire de service, d’un faire il propose un fournir. Cette métamorphose amène à l’étape où l’utilisateur sollicite l’objet le plus simplement possible lorsqu’il en a l’usage, pour un bon nombre d’appareils cela consiste en un simple déclenchement, l’interaction pouvant se réduire jusqu’à n’offrir plus qu’un seul bouton. L’objet est suspendu dans son fonctionnement, sa configuration, attendant, servile, d’être pointé du doigt pour vivement mettre en branle son mécanisme jusqu’alors inerte. Le bouton, injonction tactile suprême de l’utilisateur à l’objet, structure et geste fixe d’une polyvalence infinie, synthétise le désir d’un monde matériel rendue disponible à l’usage. Enfin, une dernière vision impactante dans les champs prospectivistes envisage la possibilité d’abolir cette dernière étape du déclenchement par l’utilisateur, en recourant au profilage des individus et à l’anticipation de ses besoins. Sans prendre de grands risques, il est possible d’avancer qu’en terme d’adoption des objets techniques, le paradigme dominant est celui d’une
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diminution de l’apprentissage nécessaire - d’ailleurs clairement énoncé par Bill Moggridge - jusqu’à son abolition. Dans un style plus polémique, la question de l’adoption des technologies pourrait se poser à notre époque en ces termes : l’adoption de la technique par l’individu fait-elle place à l’adoption de l’individu par la technique ? Le changement qui semble se jouer dans les boutons du four à micro-ondes ou la manipulation des appareils photo est la métamorphose d’une situation de mainmise sur l’objet et la technique mise en jeu, impliquant un savoir-faire, à une situation d’usage prédéfinie. Cela questionne l’objet lui-même qui progressivement tend à disparaître. Si la technologie, jugée trop complexe pour être domptée par les individus, est dissimulée, si l’usage migre d’une tactique improvisée par l’utilisateur vers une stratégie prédicatrice des concepteurs, alors la matérialité qui sous-tend l’objet, ainsi que sa capacité à être approprié, semblent être remises en question. Sa dimension psycho-sociale (signes, référence, marques, etc) mise à part, il subsiste deux dimensions qui donnent à l’objet technique sa forme : la forme effective, ou schème technique de l’objet, qui supporte son fonctionnement, et l’interface, ou la zone de contact entre la technicité de 8Gilbert l’objet et l’utilisateur. « Il possède deux Simondon, Entretien sur la bandes : l’une s’adapte au monde exté- mécanologie, rieur et l’autre à l’utilisateur »8 affirme Montreal, 1968, Simondon, philosophe français du 74 min
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XXème siècle, auteur d’une longue réflexion sur la philosophie des techniques. Le double effet d’effacement de la technicité interne des appareils et de minimisation de la quantité des manoeuvres qu’il propose à l’individu porte donc préjudice aux deux aspects de cette forme dichotomique. Certains postulats des différentes idéologies de conception citées ne sont pas l’objet d’une polémique : le mouvement perpétuel de l’évolution des techniques semble toujours prendre la direction d’une complexité grandissante. La complexification technique des appareils a dépassé dans son état actuel la possibilité d’une interprétation phénoménologique de leur fonctionnement. Les échelles auxquelles performent l’appareil sensori-moteur et la cognition humaine ne sont plus en adéquation avec celle des phénomènes en jeu dans le schème de ces artefacts. Le rôle du designer semblerait donc être de mener une entreprise de simplification dans le sens où il doit être le médiateur intégrant la technique dans le quotidien des hommes. De ce constat, des entreprises comme IDEO - mais il sont les énonciateurs d’une position bien plus largement répandue - détournent la question et postulent la nécessité d’une approche par l’usage, d’un design de service dissimulant la technicité de l’objet pour mettre en avant ses possibilités, mais qui érode du même coup la nature de l’objet lui-même. Or sur ce même constat, est-il possible de bâtir une philosophie du design plus matérialiste, où l’appareil se voit moins nié dans sa nature technique ? Autrement formulé : le designer
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peut-il faire cohabiter d’une autre manière les appareils et les hommes ? L’enjeu demeure de savoir si l’individu est amené à jouer au-dessus du parc des machines qui opère la médiation grandissante des aspects de sa vie, sans son intervention, ou s’il peut être l’opérateur vivant et investi entre les machines, s’insérant dans son milieu technique. Cette démarche entend se détourner de la détermination par le concepteur de la vie de l’objet et de son usage, pour proposer l’objet en un terrain matériel et vierge. Il apparaît alors nécessaire que de ce terrain l’utilisateur lui-même fasse naître ses manières d’user. En d’autres termes, sitôt qu’est envisagée l’idée d’un objet technique laissant plus libre le champ des pratiques de l’utilisateur, il faut prendre en compte que cet objet devra prioritairement être compris, non en terme de but, ou de rapport d’utilité, mais de fonctionnement. À travers sa thèse sur le mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon insiste sur ce que cette opération temporelle, le schème de fonctionnement est ce qui est constitutif de l’objet technique. « [...] C’est le paradigme du travail qui pousse à considérer l’objet technique comme utilitaire; l’objet technique ne porte pas en lui à titre de définition essentielle son caractère utilitaire ; il est ce qui effectue une opération déterminée, ce qui accomplit un certain fonctionnement selon un schème déterminé;
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[...] C’est le fonctionnement et non le travail qui caractérise l’objet technique [...] »9 Consécutivement, l’exposition du milieu opératoire de l’objet technique apparaît cruciale, constitutif d’une telle philosophie. Simondon ne voit ni dans l’usage qui « estompe la stéréotypie des gestes adaptés à la conscience des structures et fonctionnements », ni dans la propriété qui « crée des points de vue abstraits sur la machine, jugée pour son prix et le résultat de son fonctionnement »10, les 10Ibid., p. 14 conditions de l’établissement d’une relation satisfaisante aux objets techniques. Pourtant, ces deux modes de pensée, ces deux types de relations, comme il a été exposé dans ce premier chapitre, prennent sur eux de guider la technique jusqu’à la masse des individus. Pour le philosophe, ce sont ces objets, destinés à des utilisateurs ignorants, qui créent le plus d’aliénation. L’enjeu d’un apprentissage technique, qui serait l’intégration par l’utilisateur de certaines formes techniques, est celui de la naissance d’une habileté comme une forme de puissance qui passe par « l’obéissance de la matière »11 11Ibid., p. 131 à travers l’épreuve et réduit cette aliénation. Réclamant la nécessité d’une éducation de l’individu aux schèmes fondamentaux de causalité et de régulation contenus dans les appareils, on perçoit dans l’étude menée ici qui concerne le design et non directement l’éducation, les implications 9Gilbert Simondon, MEOT, p. 334
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pédagogiques d’une esthétique qui rendrait compte du schéma de causalité interne de l’objet, de la progression de son fonctionnement et de son opération. Tel que l’énonce le philosophe Pierre Damien Huygue à propos des débats relatifs à l’enveloppe et à l’ornement ayant traversé l’histoire du design et de l’architecture, « ce qui est en jeu, et qui est bien esthétique, c’est le degré de perceptibilité du milieu opératoire, c’est le mode d’affirmation d’une puissance technique »12 Une considération de l’esthé- 12 Pierre-Damien Modernes tique qui paraît loin de ses terrains Huyghe, sans modernité : de prédilection, se projetant dans Éloge des mondes style, Éditions l’objet technique non comme une sans Lignes, 2009, esthétisation de l’objet lui-même p. 112 mais comme la mise en valeur de son inscription dans le monde naturel et les forces qui composent ce dernier. Une techno-esthétique défendue par Simondon à travers l’ensemble de son oeuvre et qu’il formule dans sa lettre à Derrida13 à l’occasion de la création du collège Internationale de Philosophie en 1983. Ce mémoire s’organise dans une 13Gilbert “Sur la adhésion à cette conception toute Simondon, techno-esthétique, particulière de l’esthétique, dont Lettre manuscrite à Jacques une part des enjeux et des détrac- adressée Derrida du 3 teurs ont été pointés au long des juillet 1982”, dans du Collège pages qui précèdent. Ainsi il faut Papiers International de poursuivre l’enquête en déterminant Philosophie, n°12, 1992
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ce qu’aujourd’hui l’objet technique offre à voir à l’utilisateur, comment son milieu technique s’offre à cette compréhension. Les objets techniques étant par nature les acteurs d’une transformation temporelle qui est au coeur de leur opération, il s’agira d’observer la manière dont celle-ci est envisagée dans la perspective historique du design et comment elle peut mobiliser une éthique et une esthétique particulière. *
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* I.II Des objets statiques I I.I.1 Regarder les photons qui passent En 2011, une équipe du laboratoire Media Lab Camera Culture du Massachussets Institute of Technology a mis au point une technique de femtophotographie : une caméra capable de filmer à la fréquence d’un billion d’images par seconde, autrement dit une vitesse suffisante pour capturer le déplacement des ondes de lumière se propageant à une vitesse proche de trois cent mille kilomètres par seconde. Du progrès a été accompli depuis qu’Étienne-Jules Marey, pionnier de la chronophotographie, atteignit durant la dernière décennie du XIXe siècle la fréquence de cent images par secondes afin d’observer les mouvements d’airs en soufflerie. Walter Benjamin, discourant du cinéma, exposa fort clairement l’intervention de la caméra qui avec tous « ses moyens auxiliaires, ses chutes et ses ascensions, ses interruptions et 1Walter ses isolements, ses extensions et ses accélé- Benjamin, L’oeuvre d’art à rations, ses agrandissements et ses rapetis- l’époque de sa sements »1, révèle un inconscient optique reproductibilité technique, tel que celui qui réside dans l’intimité du p. 62
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geste entre la main et le briquet qu’elle saisit. Quant à l’oeil humain, sa période visuelle, correspondant à la vision d’une image et le traitement par le cerveau de cette image, se situe entre 12 et 44 millisecondes, autrement dit d’environ 100 à 20 images par secondes selon les conditions lumineuses (habituellement plus proche des 20 images par secondes, comme l’utilisait le cinéma muet). C’est un lieu commun que les télécommunications, depuis longtemps déjà, exploitent la vitesse des photons et des électrons pour transmettre des messages, cela pourrait être retracé jusqu’aux systèmes de communication optiques reposant partiellement sur l’utilisation de torches enflammées telle que celui qu’inventa le grec Énée dit le Tacticien 336 ans avant Jésus-Chirst. Le développement d’Internet a rendu cela encore plus présent à l’échelle planétaire, mais tout objet électronique déploie déjà en lui un système d’information se déplaçant à la vitesse de la lumière. Le temps noétique, celui de la perception humaine, n’a plus de commune mesure avec les systèmes techniques et ce qu’il définit comme un instant représente une durée bien grande à l’échelle des réseaux. Ce qu’a réalisé le MIT donc, à des fins scientifiques, raccroche le temps noétique aux échelles de temps que les scientifiques et les ingénieurs manipulent avec d’autres instruments que la vision. La performance inverse a également été réalisée, au lieu de créer un oeil capable de voir le mouvement de la lumière, des chercheurs en photonique et
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nanomatériaux, dont une des plus illustres est sûrement la danoise Lene Vesergaard Hau, dirigeant son propre laboratoire à l’université de Harvard, a réussi à presque figer la lumière. L’idée d’une lumière lente a nourri des ouvrages de science-fiction (Le maitre de la lumière de Maurice Renard ou encore Light of the other days de Bob Shaw) mais également des designers comme l’anglais Thomas Thwaites, qui envisage un objet fictionnel, l’History Lens, objet monomatière à l’apparence d’un tube translucide où une extrémité accueillerait la lumière et ne la rendrait visible en son autre extrémité que dix années plus tard, obligeant l’utilisateur à sélectionner avec soin les souvenirs qu’il souhaitera contempler dans une décennie. La vitesse de la lumière, ralentie dans cette limite, donne à voir aux yeux de l’homme le plus rapide des mouvements, celui qui anime les photons, dans une échelle de temporalité proche de celle des phénomènes observés dans le quotidien. Ici s’entremêlent en permanence les notions de mouvement, de temps, de vitesse. Des vitesses qui animent les plus communs des objets actuels (dès lors que ceux-ci possèdent la moindre part d’électronique). L’objet technique se distingue par l’incorporation d’une notion de temps dans son fonctionnement. À travers son mouvement - mouvement mécanique dans la machine, flux d’énergies et d’informations dans les dispositifs électroniques - sa fonction autant que son fonctionnement impliquent les notions de temporalité, d’étape et de transformation. Même la forme d’ un
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objet, son dessin, peut être décrite dans sa dimension temporelle : dans le cours préliminaire du Bauhaus de Weimar, école allemande d’enseignement artistique fondée en 1919 par l’architecte Walter Gropius (1883-1969), et dont le projet n’est pas moins que celui de faire la synthèse des arts plastiques, de l’artisanat et de l’industrie, Paul Klee, enseignant, « remontait à l’origine de la forme en expliquant le tracé de la ligne comme le parcours d’un point en mouvement et la surface comme le produit du mouvement en ligne. Il en arrivait ainsi à représenter la réalité non plus comme une structure spatiale déterminée, mais comme un passage ou une récupération réciproque 2Giulo Carlo des forces actives et passives »2. En phyArgan, Walter sique également, comme cela transparaît Gropius et le Bauhaus : ci-dessus, le mouvement et le temps l’architecture sont en permanence associés : on passe dans notre société, Paris : presque indistinctement de l’un à l’autre. Bibliothèque Le modèle de la physique quantique, Médiations, 1951, p. 65-66 largement répandu et accepté durant les soixante dernières années, décrit un monde où plus rien n’est figé, un monde engagé dans un mouvement perpétuel et imprédictible avec sûreté. Lorsque le designer se confronte à une cafetière, une bouilloire, un téléphone, une lampe, un chauffage, tous sont des objets de mouvement et de temps à des échelles différentes. Dans chacun peut s’observer un flux qui se transforme et se déplace dans l’objet ou un mouvement de l’objet lui-même. Les mécaniciens, quand confrontés aux notions de cinétiques, parlent de
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moment, partout les fiches techniques d’objets mentionnent des tours par minute, des gigaHertz ou des Watts-heures. Sur la machine à vapeur, figure historique de la machine, beaucoup a été dit, écrit, avancé ou réfuté quant aux bouleversements dont elle est le symbole. Sûrement est-elle l’emblème de ces mouvements et transformations qui agitent les entrailles des objets. Ces derniers la caractérisent. Jean Piaget, épistemologue et psychologue, est le seul à avoir donné une tribune à la vision portée par de jeunes enfants sur l’objet lui-même. Dans son ouvrage La causalité physique chez l’enfant3, le psychologue cherche par des entrevues 3Jean Piaget, causalité avec des enfants de plusieurs âges à dis- La physique cerner l’évolution de la pensée et de la chez l’enfant, Felix formulation des phénomènes physiques Paris : Alcan, 1927, rencontrés quotidiennement. Le livre p. 241-253 expose d’abord longuement la conceptualisation de divers aspects du monde naturel (l’air, le vent, l’eau, la lumière) et physiologiques (le mouvement, la respiration) en observant la pensée de l’enfant progressivement se métamorphoser d’une pensée animiste, égocentrique, qui prête aux phénomènes naturels une intentionnalité bénéfique, vers une conception mécaniste et extérieure des phénomènes qui l’entourent. Piaget fini par éprouver le regard de l’enfant face à divers objets technique : vélo, bateau, avion, voiture et moteur à vapeur. Dans ses entretiens, Piaget fait usage de modèles ou met systématiquement
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en place des situations exposant le phénomène dont il sera question ; s’agissant du moteur à vapeur, Piaget s’aide d’une maquette figurant presque entièrement le mécanisme. Ce moteur comporte une chaudière verticale sous laquelle se trouve une lampe à alcool et de laquelle s’échappe de la vapeur cheminant de manière visible vers le cylindre. Le piston dans le cylindre est invisible, mais les bielles sortent et actionnent, au moyen d’une tige métallique, une grande roue extérieure, sur laquelle une courroie peut-être tendue pour utiliser la force produite. Tantôt l’enfant est informé de la présence d’eau dans la chaudière, tantôt il doit la chercher et la deviner par lui même. Pour les plus jeunes enfants, c’est le feu doué d’intentions qui produit par lui-même le mouvement, sans intermédiaire. Par la suite l’eau commence à jouer un rôle pour les sujets plus âgés, cependant ce rôle demeure flou, la plupart pensent cette dernière comme “poussée” par le feu. Enfin, c’est à partir de huit ans que l’enfant identifie le rôle de la vapeur, puis la notion de pression. Alors même qu’il dispose d’un modèle physique rendant visible le fonctionnement, l’enfant ne pense pas immédiatement les intermédiaires et la chaîne des actions et réactions qui relie le foyer qui s’allume à la roue qui tourne. Il n’y a pas, au début, de préoccupation relatif au “comment”. Le moteur à vapeur met en jeu des phénomènes invisibles : transfert thermique, augmentation de la pression, dilatation. La simple exposition de ses composantes ne suffit pas sans une connaissance des
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relations qu’entretiennent l’eau, le feu et l’air en son sein. Néanmoins, si ses composants ne sont pas apparents, où que leur présence n’est pas connue, la tâche se complexifie en conséquence : il ne suffit plus de déceler les effets, il faut deviner les acteurs. Face aux appareils envahissant l’habitat et la ville, l’individu semble, de même, voir fréquemment un feu qu’on allume et une roue qui tourne. D’une certaine manière, il conserve une perception égocentrique et non opératoire, ce qui ne peut lui être reproché tant les objets auxquels il se confronte semblent être bâtis pour maintenir cette croyance. Réussir à conceptualiser le fonctionnement d’une télévision, d’un ordinateur, d’une enceinte, d’une radio implique de soupçonner l’existence d’effets encore plus invisibles relevants d’électromagnétisme, d’optique ou encore d’acoustique. Non seulement ces aspects du monde physique sont méconnus et souvent invisibles à notre appareil sensoriel, mais les acteurs ne sont pas plus populaires : c’est là un univers balisé de composants méconnus. Si la sentence énoncée par l’architecte Louis Sullivan au début du XXe siècle « form ever follows function », qui servit de doctrine aux fonctionnalistes, n’est pas toujours aisément identifiable dans les productions du design, un secteur comme l’électronique, par exemple, produit des composants dont la forme est toujours une utilisation optimale des propriétés physiques et structurelles de la matière pour remplir son opération. Dans le cas d’une enceinte de type électrodynamique chaque détail tel que la géométrie et l’alliage des bobines, la
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forme et la matière de la membrane, le dimensionnement et les perforations du caisson répondent à des lois identifiées relevant d’acoustique et d’électromécanique. Le design essaie t-il d’exposer matériellement le milieu d’échange physicochimique complexe qui réside dans les objets ? En montre-t-il les acteurs, suggère-t-il les effets ? Pour un exposé qui part initialement de l’adoption des techniques nouvelles, le grille-pain semble un cas d’étude bien rudimentaire et peu noble. Néanmoins, son invention, contemporaine de la naissance du design et de son épanouissement, en fait le témoin idéal, assujetti comme il est aux mutations morphologiques que lui impriment les différents courants de pensée traversant l’histoire de la conception. Depuis la stabilisation du modèle de grille-pain alimenté électriquement, son fonctionnement a peu fait l’objet d’améliorations techniques majeures, ou d’innovations de rupture : seuls de légers changements ont agité son évolution. Le principe de ressort et de résistance chauffante a été maitrisé il y a plus d’un siècle et reste à peu près inchangé, s’accommodant simplement des normes en vigueur. Ainsi face à son schème technique constant, les variations morphologiques observables ne sont pas imputables à une prétendue complexification technique. Enfin il est une des premières machines domestiques adoptées largement (la cuisine fait toujours figure de laboratoire de l’innovation technique), l’ensemble de ces qualités en font un sujet de choix pour la présente étude : une histoire évolutionniste du
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grille-pain fonctionne comme miroir et illustration des théories du design appliquées à l’objet technique dynamique à travers le siècle et les pays. La collection de toasters du designer Jens Veerbeck constitue à cet égard un support intéressant pour cette enquête archéologique. Le toaster se rapproche formellement des versions actuelles à partir des années quarante, avec des prémices dès les années trente en Amérique. Avant cette période, l’objet est sans capot dans la plupart de ses occurences, dont celles produites par la mythique entreprise allemande AEG où Walter Gropius officia. Le dessin de l’objet est alors celui des grilles tenant le pain et des résistances chauffantes, parfois même ces deux éléments fusionnent. L’appareil est emprunt d’économie visuelle et d’honnêteté structurelle : certains, tel le Steelcraft, sont entièrement constitués en fils de métal. Progressivement, cet objet structurel, filaire, voit ses frontières s’opacifier et devenir surfaces puis volume : le phénomène est d’abord surtout présent aux États-Unis où le grillepain se travestit même dans des boîtes en porcelaine décorées. Succède une approche du grille-pain sous un angle qualifiable d’entrée / sortie à mesure qu’il acquiert sa coque. Le toaster devient l’opérateur d’une transformation désormais invisible. À cet égard le Toast-O-Lator, construit en 1940 par la société Crocker-Wheeler Electric fait figure d’illustration littérale, puisque la tranche de pain rentre par un orifice, se déplace à travers le grille-pain en même temps qu’elle est grillée et ressort de l’autre côté par
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une seconde ouverture. L’archetype s’entoure progressivement d’une peau dissimulant aux yeux, et aux doigts maladroits, ses résistances rougeoyantes. La coque est systématiquement percée d’une fente, dont les dimensions sont en écho direct au format du pain se standardisant simultanément. Le consommable et l’objet qui le reçoit se donnent forme mutuellement. Quant à la matière de cette coque, elle suit l’évolution des matériaux passant indifféremment du métal au bakélite puis aux différents plastiques qui se succèdent. Dans cette histoire de l’évolution du toaster, une métamorphose est assez clairement localisable géographiquement et chronologiquement : elle s’étale des années vingt à quarante et se produit en premier lieu aux États-Unis. Cette période durant laquelle semble se démocratiser un schisme, un divorce dans la forme de l’objet technique porte un nom, le Streamline. I I.II.2 L’Amérique Streamline : rupture phylogénétique Dans l’histoire du design, un courant très particulier place le mouvement au centre de la réflexion esthétique : le Streamline, apogée d’une fascination pour le mouvement et la vitesse aux États-Unis. La première caractéristique du mouvement Streamline qui devrait être évoquée est sa popularité qui ne réside pas tant dans l’enracinement de ses théories, mais sa capacité à avoir transformé son projet en produits
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très largement diffusés dans la société américaine. Le Streamline est une première proposition de design totale à l’échelle sociale, selon la célèbre assertion, il s’étale « de la locomotive au 4Raymond cure-dent »4, par ailleurs, l’ampleur qu’il Loewy, La laideur connaît est aussi liée au positionnement se vend Paris : caractéristique du design aux États- mal, Gallimard, Unis qui le définit comme un acteur de 1953, p. 147 la consommation, alors que durant cette période en Europe le design est une pensée accompagnant la production. Sur les quatre figures fondatrices du Streamline , Raymond Loewy, Normann Bel Geddes, Walter Dorwin Teague, et Henry Dreyfuss seul le dernier n’a pas fait ses premières armes dans le monde de la publicité. De ce fait, tous les aspects du design Streamline qui seront mis en avant du par la suite, ses concepts, qui ne sont pas tous inédits alors, doivent être regardés en conservant à l’esprit l’ampleur du mouvement qui se trouve concrétisé dans des millions d’objets industriels. Ce saut quantitatif résulte en une différence qualitative entre un modèle proposé et un modèle imposé. Face au manque d’épaisseur idéologique qui a pu être reproché aux designers Streamline par leurs pairs, il est nécessaire pour ces derniers de prendre les leçons du Streamline dans sa dimension consommatrice : le débat ne se joue pas dans les discours ou les livres des
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concepteurs, mais directement au sein des foyers, des villes et des populations. La seconde caractéristique majeure du design Streamline est le goût qu’il témoigne pour la technique : ses pères fondateurs sont stimulés par le rythme grandissant des innovations techniques dont ils s’emparent. Ce mouvement laisse en héritage relativement peu de mobilier, en revanche, ils sont les premiers à se saisir pleinement des nouvelles perspectives ouvertes par la technique et à y donner forme. Ce nouveau souffle du design industriel naît outre-Atlantique dans les années 1920, alors que sur la rive opposée s’exerce une influence considérable du Bauhaus et du mouvement moderne-fonctionnaliste en général. Norman Bel Geddes, designer américain, livre alors sa définition du Streamline : « Un objet est aérodynamique, ou Streamline, quand sa surface extérieure est conçue de telle sorte qu’en traversant un fluide comme l’eau ou l’air, il crée le moins de perturbations possible sous forme de turbulences ou de vides partiels, qui ont tendance à créer une résistance ». 5 5Norman Bel Geddes, Horizons, New-York : Little Brown and Co, 1932, p. 44-45 (traduit de l’anglais)
Un mouvement perpétuel ne souffrant d’aucune congestion, c’est ce qu’expose la gigantesque villemaquette Futurama, préfiguration du monde tel qu’il sera en 1960 selon Bel Geddes, lors de l’exposition
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universelle de New York en 1939. L’industrie des transports (aériens, maritimes et terrestres) est le centre premier des passions des designers Streamline, à une époque où ce secteur reforme le paysage et les centres urbains. Bel Geddes y dédie cinq des quatorze chapitres de son livre Horizons qui popularise le style aérodynamique. La vitesse est dans l’après Première guerre mondiale synonyme de progrès, comme en atteste le manifeste des futuristes signé par Marinetti en Europe. De cet attrait pour les secteurs des transports, ces designers trouvent dans la science perfectionnant ses théories sur la dynamique des flux le support d’un rationalisme morphologique pour penser une esthétique de la vitesse et du mouvement. L’autre obsession des designers Streamline est l’hygiénisme. Afin d’éviter toute contamination ou mal fonction, un objet doit être facilement nettoyable. Ils entreprennent un grand chantier de simplification visuelle et de sécurisation des machines débutant le passage de l’industrie vers l’habitat. Compilant les aspirations de perfectionnement et d’hygiène, dessinant des objets aux corps purs et lisses, le Streamline avait un dessein beaucoup plus large que de repenser l’agencement des grands salons. « Son idéologie était basée sur des lois eugénistes. Le but consistait à sauver la race humaine de 6Alexandre citée dans sa disparition pour cause de manque Midal Sylvain Ménétrey, d’hygiène et de maladiestelles que “L’Amérique la syphilis »6. Ellen Lupton, conser- aérodynamique“ dans Hémisphères, vatrice au musée de design Cooper vol. II, 2011
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Hewitt, va jusqu’à analyser le Streamline et sa réaction aux déchets et aux organes internes de la machine à travers l’essai sur l’érotisme anal écrit en 1918 par le psychologue Ernest Jones, décrivant le Streamline comme un processus d’élimination7. Concepteurs rêvant d ’« une 7Ellen Lupton et Amérique dans laquelle la beauté J. Abbot Miller, deviendrait partie intégrante des réfriThe Bathroom, the kitchen and gérateurs, aspirateurs, papiers peints, the aesthetics maison »8, d’une identité américaine of waste, New York : Princeton unifiée reflet de l’ère mécanique en Architectural expansion, ils prolongent leur réflexion Press, 1996, p. 65-69 sur les moyens de transport à l’intégralité de la production; les objets domes8Edward L. tiques sont recouverts de carapaces aux Bernays cité dans formes arrondies : le Streamline arronJocelyn de Noblet, Design : Miroir dit les angles de la société. Concernant du siècle,Paris : l’habitat dont l’électrification se Flammarion, 1993, p. 183 généralise - une brèche qui ouvre la voie pour les industries à une infinité de services électroménagers - la préoccupation des designers Streamline est la cohérence formelle avec les composants mobiliers préexistants dans l’habitat. Ainsi, les radios, les équipements de cuisine et autres se nichent dans des meubles ou forment des volumes similaires. Dans cette optique, ce nouveau mobilier technique, aussi contemporaine soit sa forme ou sa
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matière, témoigne d’une forme de nostalgie dans cette volonté d’intégration au mobilier préexistant. Mêlant les principes d’une forme lisse, arrondie, aérodynamique, à ceux d’un objet dont le mécanisme est rendu hermétique aux salissures diverses et sans risque pour l’utilisateur, les designers répondent par un capotage de ces nouvelles machines domestiques ou professionnelles tel que le décrit Raymond Loewy , designer Français exilé aux États-Unis et pionnier du mouvement Streamline, à propos de son travail sur le duplicateur Gestetner en 1929 : « Il fallait, en somme, “rajeunir”. Je pris le parti de cacher tous les menus organes de l’appareillage de la machine dans une cravache nette, bien coupée et facilement amovible. […] La carapace qui devait cacher tout le mécanisme qui, avant, était apparent présentait d’autres avantages. Comme elles étaient visibles, toutes les pièces devaient être fignolées, nickelées et polies à la main. Un travail très coûteux. Par ailleurs, la poussière graisseuse formée par l’encre pulvérisée, la poussière et les fines rognures de papier s’accumulaient dans tous les interstices de la machine et en empêchaient le bon fonctionnement. Le nettoyage était très difficile, car les pièces intérieures étaient inaccessibles et tout cela n’était pas beau à voir. Aussi commençai-je à amonceler de la pâte à modeler sur la machine. J’obtins ainsi
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progressivement un carénage qui enfermait tout ce qui pouvait être enfermé. » 9 Les designers Streamline font disparaître les rouages et se focalisent sur la fonction telle qu’elle est perçue par l’utilisateur. Par exemple, un frigo n’est pas toute la machinerie qui génère et conserve le froid, mais en somme un placard à température basse constante qui s’ouvre et se ferme ; dès lors ses casiers, son encombrement général et des points de détails comme sa poignée attirent toute l’attention du designer. Parfois même ce travail sert de base pour se démarquer ensuite dans la communication publicitaire du produit : la poignée du frigo Coldspot de Loewy est travaillée de manière consciente comme un avantage marketing. La conséquence logique d’une telle démarche est la marginalisation de l’activité technique régissant l’appareil. Pour autant il ne faut pas céder à la conclusion que le design Streamline consiste en une étude de style méprisante à l’égard de l’ingénierie, ou une approche purement cosmétologique des objets : au contraire les designers Streamline, fascinés par l’innovation technique, cherchent à travailler le plus en amont possible avec les ingénieurs afin de modifier le produit plus en profondeur. Ils se passionnent de technique, sont familiers des technologies de leur époque, mais c’est aux consommateurs qu’ils entendent épargner le commerce interne de ces machines qu’ils jugent 9Raymond Loewy, op. cit. , p.96-97
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nécessaire ni à la vente, ni à l’usage. Paradoxalement, dans l’intention de célébrer le mouvement et la vitesse, ces designers tirent le rideau sur le spectacle du fonctionnement des biens de consommation techniques. Les designers Streamline ne sont pas seuls alors à proposer une interprétation de la notion de mouvement, il se traduit de manières distinctes que ce soit au sein du design ou dans l’art. Durant la même décennie qui verra s’imposer le Streamline, Alexander Calder, artiste-sculpteur américain installé en France, initie un art cinétique avec ses mobiles inspirés des lois de la physique et des systèmes cosmiques. D’abord soclés puis plus tard suspendus, ces mobiles possèdent des formes simples constituées de fils de métal à l’extrémité desquels sont accrochées des formes bidimensionnelles, le tout maintenu dans un équilibre instable sous le régime de la gravité, de la souplesse des matériaux et des flux d’airs. Calder les expose en 1932 à la galerie Percier, rue de la Boetie, à Paris. Ils seront ensuite exposés à New York, lors d’une première rétrospective au Museum of Modern Art en 1943, soit à peine trois ans après l’exposition universelle de New York. Par ses mobiles, Calder ajoute le temps aux trois dimensions de la sculpture. Il n’est pas le seul à se lancer dans cet art du mouvement : d’autres se prêtent au jeu comme le célèbre photographe Man Ray avec sa structure Obstruction (1920) constituée d’une pyramide de
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cintres suspendus ensemble, et le designer Bruno Munari à partir de 1933 avec ses Machines Inutiles. Regardant rétrospectivement la situation à New York au commencement des années 40, avec d’une part un Futurama gigantique peignant les objets aérodynamiques de la ville de demain et d’autre part ces mobiles dépouillés oscillant sous les plafonds du MoMA, un étonnement ressort : alors que la sculpture épouse la cinétique de la machine, les machines domestiques semblent se figer dans le marbre. Il est difficile d’imaginer ce que seraient les objets actuels dans une uchronie où jamais ne naît le Streamline. L’héritage de ce mouvement dépasse celui de la coque comme principe général, c’est également un répertoire formel qui s’ancre dans l’imaginaire commun des objets. Que ce soit en s’emparant de l’innovation technique et la démocratisant, ou en redéfinissant des objets existants, alors que les figures majeures du design européen s’occupent moins de la technique si ça n’est comme outil de production, les designers Streamline établissent sous leur méthodologie originale le catalogue des objets qui dépasseront le mobilier connu auparavant. Ce réservoir formel crée pour chaque objet une vision archétypale, leur permettant de rester en adéquation avec l’imaginaire collectif dans leurs versions successives. Le Streamline est aussi une des premières occurrences largement démocratisée dans l’histoire industrielle d’une création conférant une surhistoricité à l’objet sans que celle-ci ne soit une résurgence des arts
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décoratifs. La surhistoricité est tout ce qui dans l’objet dépasse l’histoire du développement technique de l’objet pour y greffer d’autres récits, ici de manière générale un symbolisme de la vitesse trouvant sa source dans la traduction de concepts scientifiques. Mais le récit surhistorique de la marque s’impose également : les designers Streamline, proches de l’univers publicitaire, théorisent à propos de l’identité de marque et y travaillent, à l’image de Raymond Loewy et Lucky Strike. Exception faite de la fascination pour la vitesse dont elles témoignent, l’intérêt majeur du mouvement Streamline ne se trouve pas précisément dans ses formes aérodynamiques, mais dans la refonte qu’il opère de la technique, du rôle du design, de la détermination des formes et bien entendu la dichotomie formelle qu’il impose dans les objets techniques avec le recours systématique à la coque, comme une seconde forme de l’objet dédiée à l’usage et qui devient la préoccupation centrale du travail du designer. L’aérodynamisme en revanche n’est qu’une phase qui laisse le champ libre par la suite à d’autres récits surhistoriques dans l’objet technique. D’une certaine manière l’objet implose, s’effondre sur lui-même : son coeur, son schème technique se rétracte, se miniaturise, mais la forme extérieure fait d’abord peu état des turbulences intérieures car elle doit demeurer dans un répertoire qui permet d’identifier l’objet comme une
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nouvelle occurrence d’une ligne morphogénétique reconnue et reconnaissable. Les formes singulières du Streamline empêchent certains rapprochements morphologiques qui établiraient jusqu’où se prolongent ses branches dans la production industrielle actuelle. Du Streamline, il faudrait finalement gommer les lignes aérodynamiques, ou ne pas les laisser occuper tout le regard, afin de prendre conscience des métamorphoses plus en profondeur que ce mouvement a opéré. I I.II.3 Évolution morphologique contemporaine « Il n‘y a pas longtemps, face à des reproductions d’une balance postale contemporaine, d’un appareil médical, d’un téléphone et d’un rasoir électrique, j’eus du mal à les identifier, tant leur design était proche »10 Par une focalisation spécifique sur l’objet technique dans le design, l’exposé mené ici ne se penche que peu sur la notion de signe dans l’objet. Une description exhaustive de la progression historique de la forme des objets techniques nécessiterait cette intervention, mais ici nous l’éludons de cette manière : une fois que se démocratise le schisme de la forme de l’objet technique, qu’une partie du dessin - celui qui 10Jocelyn de Noblet, op.cit., p. 272
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occupera le plus les designers - porte sur la forme perçue, dédiée à l’usage, qui se désolidarise du schème technique, alors les signes d’ordre psycho-sociaux gravitant autour de l’objet trouvent un terrain plus favorable encore qu’auparavant pour se propager. Une démonstration attentive montrerait que les choses se produisent aussi de manière réciproque : il pourrait être dit que le design Streamline démocratise dans tous les pans de l’objet technique d’usage, celui qui fait le lien entre milieu technique et milieu humain, une première forme de signe, l’aérodynamisme, qui divise la forme et laisse par la suite, en disparaissant, une surface libre dans laquelle inscrire d’autre symbolisme. De plus, le malaise des designers tient également à la complexification technologique apportée par l’électronique et la démocratisation des matériaux plastiques. Les objets post-industriels ne sont plus tant construits sur une organisation mécanique, qui à une forme fait correspondre une fonction, une action, mais aux logiques binaires de l’input et de l’output apportées par la métamorphose électronique. En termes de design quelque chose a émergé qu’Andrea Branzi qualifie de « post-technologique » expliquant que le design est débarrassé des « limites imposées par la technique ». Les designers ont été libérés des matériaux pesants, contraignants que la mécanique leur imposait. « Les matières sont désormais conçues à partir de leur sens propre et intégrées dans les opérations à partir de leur aptitude maximale - elles cessent
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d’être ce que l’on avait traditionnellement coutume de nommer “les matières premières”. »11 Jocelyn de Noblet, docteur ès design industriel, brillant théoricien français de cette discipline, exprime dans le grand catalogue rétrospectif qu’il met en place en parallèle de l’exposition Design, miroir d’un siècle en 1993 son étonnement face à la faible influence que la révolution électronique a eu sur la forme des objets : 11Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Paris : Mille et une nuits, 2000, p. 177
« Les appareils ménagers intégrant la nouvelle technologie de la ‘ logique floue’ [...] ressemblent beaucoup à ce que sont ces appareils depuis des années. Les nouvelles technologies culinaires n’ont pas suscité les casseroles étranges et futuristes. Les fours à micro-ondes ressemblent toujours aux fours traditionnels » 12 Plus tard, il décrit les appareils nouveaux (ordinateurs, visiophones) comme des assemblages de formes déjà connues. Le critique de design s’étonne que de nouvelles formes n’aient pas su être inventées : dans une fin de XXème siècle caractérisée par une tendance à l’individualité chez les designers et la coexistence simultanée de nombreux mouvements, les propositions des designers possèdent des configurations étrangement semblables même pour des produits différents, 12Jocelyn de Noblet, op. cit., p. 270
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« On trouve des pompes cardiaques qui ressemblent à des baladeurs »13 . Le doc- 13 Ibid., p. 272 teur ès design distingue alors deux impératifs à cette tendance : la nécessité pour ces produits d’être vendus dans le monde entier, et le désir de voir les produits de toutes espèces se ressembler (le marketing établi que l’utilisateur est plus enclin à adopter des produits connus). On pourrait y ajouter le fait très pragmatique de standardisation et de renforcement des normes de sécurité qui restreignent parfois le designer dans son exercice. Mais n’y a t-il pas, là encore, une trace du lourd héritage transmis depuis l’âge d’or du Streamline ? Voulant harmoniser les nouvelles machines domestiques avec le mobilier préexistant, faut-il s’étonner, du moment où un four est dessiné pour s’intégrer avec un buffet, qu’un baladeur et une pompe médicale partagent des traits communs ? Le schème technique a changé, mais les minces fils laissés par les designers entre ce schème et la forme perçue l’ont laissé s’étendre ou se contracter comme bon lui semble sans que jamais la surface des objets ne l’exprime vraiment. Du moment où la partie de l’objet technique tournée vers l’utilisateur se désolidarise du fonctionnement technique, il n’y a que peu de raisons pour celle-ci d’être soumise à des évolutions majeures sauf quelques aspects d’ordre pratique. Afin d’observer l’état des lieux actuel de la visibilité des dynamiques internes des appareils, il semble qu’il ne faille pas tant se tourner vers des penseurs ou vers une idéologie particulière du design, mais bel et bien
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vers les produits qui sont aujourd’hui proposés aux individus. Or, que cela soit au sein des habitats, dans les villes ou les étalages des revendeurs, un constat tacite, empirique, se fait ressentir : les objets que l’industrie propose au consommateur semblent revêtir des boîtes de toutes formes, tous matériaux et toutes échelles, quant à leurs entrailles, elles sont rarement données à voir. Ed Van Hinte, designer et éditeur danois, membre du collectif Eternally Yours qui explore de nouvelles voies pour augmenter la ‘durabilité psychologique’ des objets, note ainsi
« L’intérieur des produits utiles a dégénéré d’un lieu d’esthétique et de grandeur technologique en un terrain miné, encombré, appartenant à quelqu’un d’autre » 14
et poursuit : « La personne qui achète un walkman ou un aspirateur n’a pas l’intégralité de son achat à sa disposition. Oui, elle peut le dévisser et l’ouvrir - si elle sait comment faire, ce qui sera sûrement un puzzle - mais sa tentative sera punie par la perte de
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la garantie, et dans le cas de dispositifs plus importants il y a éventuellement menace de mort » 15 Cette étrange ségrégation territoriale 14-15Ed Van cité au sein même des objets techniques grand Hinte dans Peterpublic ne pose pas la simple question de Paul Verbeek, cit.,p. 226 la vision de ses composants, que Van op. (traduit Hinte décrit comme un incompréhen- de l’anglais) sible terrain miné, mais également celle de l’appropriation et de la réparabilité. L’exemple d’Apple est instructif à cet égard : le renouveau de l’entreprise se produit en 1998 quand, de retour aux commandes de l’entreprise qu’il avait fondé en 1976 avec Steve Wozniak, Steve Jobs engage le designer anglais Jonathan Ive qui avec l’équipe interne de design dessinera l’iconique iMac. Outre un travail réussi sur l’interface graphique, l’originalité de cet objet est sa coque transparente, contrastant avec le plastique beige recouvrant presque intégralement la production informatique de l’époque. Ainsi, la première conclusion hâtive qui pourrait être tirée de cette coque translucide est, qu’enfin, l’entreprise lève, ou amincit, le voile jeté sur la technique dans les objets grands publics. Cependant ce packaging transparent ressemble davantage à un rideau ouvert sur une pièce sans metteur en scène : les composants sont visibles, mais l’opération technique interne, l’intrigue mêlant les mystérieux personnages que sont le disque dur, le processeur, la mémoire vive et autres rôles secondaires demeure opaque pour l’utilisateur. Dans cet objet,
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Apple cède simplement à une mode traversant les années 90, pointée par ailleurs par Jocelyn de Noblet, qui consiste à rendre les circuits visibles au travers de coques transparentes ou translucides, une visibilité qui vise plus à flatter l’entreprise en donnant une sorte de rayonnement à la technicité de l’objet qui même révélé demeure opaque pour qui n’en est pas l’un des brillants concepteurs; Dans ces cas, l’objet n’appartient pas plus à l’utilisateur, car la question n’est pas seulement celle de la visibilité du fonctionnement, mais de sa capacité à être formulé et manipulé par l’utilisateur. Il n’y a donc rien d’étonnant à constater le retour très rapide à des coques opaques, jusqu’à l’introduction en 2009 du MacBook pro unibody, merveille d’ingénierie et de design où la coque devient une sculpture d’aluminium fraisé numériquement d’une seule pièce, sans la moindre aspérité, telle la carrosserie de locomotive dont Raymond Loewy avait remplacé les rivets liant les parties par des soudures impeccables et invisibles. La carrosserie, ici, n’est donc pas toujours à prendre au sens figuratif : ce serait une pensée simpliste que celle qui consisterait à rendre visible, au sens propre, les rouages et d’en affirmer que consécutivement le fonctionnement de l’objet est explicité ; la question est celle de l’appropriation par l’utilisateur de l’intégralité du schème technique. Si les tailles-crayons n’ont plus la forme des locomotives, comme les prédicateurs du Streamline les dessinèrent, il semblerait que jamais, depuis le
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Streamline, un acteur majeur du design industriel n’ait engagé le pari de former l’objet technique plus directement à partir de son schème technique, alors que de nombreuses lampes ou chaises ont été dessinées avec pour esthétique leur simples qualités structurelles et matérielles. De multiples courants du design rejetteront par la suite en bloc la production des designers du Streamline, la méprisant comme une approche purement cosmétologique et stylistique. Mais les faits enseignent que ces designers sont les premiers à populariser la machine domestique : l’utopie moderniste s’aventure jusqu’alors bien mal en dehors du mobilier et de l’architecture. Ainsi il paraît légitime de se demander désormais dans quels champs du design trouver une forme d’esthétique structurelle, essentielle, lisible, s’accommodant de la complexité technologique; une philosophie de conception où la forme de l’objet technique devient moins dichotomique. *
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* I.III Ce que la forme suit et fuit I I.III.1 Deux machines modernes Il est aisé de trouver dans l’histoire du design des courants de pensée soutenant la création d’objets qualifiable de phanérotechnique. Ce dernier terme, inventé par Simondon, désigne les objets mettant en valeur leur organisation structurelle, exhibant leurs parties fonctionnelles : parmi les objets actuels, une grue, un groupe électrogène ou encore une architecture telle que le Centre Pompidou de Richard Rogers et Renzo Piano pourrait en être des exemples adaptés. L’objet cryptotechnique représente l’attitude opposé, incarnée dans les « mensonges matérialisés »1 que sont les chateaux d’eaux dégui- 1Gilbert sés en tours médiévales ou encore dans Simondon, MEOT, les objets faussement aérodynamiques de p 254 l’Amérique Streamline. L’histoire du design et de l’architecture s’organise dans la première partie du XXème sur une adhésion phanérotechnique avec le mouvement moderne ou fonctionnaliste. Les tenants du mouvement moderne, le Bauhaus en tête, postulent une nouvelle idée de la
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beauté profondément en rapport avec l’utilité, une esthétique structurelle influencée par l’industrie et la mécanisation. Ces idées sont mises en avant dès la fin du XIXe siècle : l’écrivain Oscar Wilde, d’abord membre du groupe des préraphaélites (ou “aesthetic movement”) où il rencontre entre autres William Morris, s’éloigne de ce compagnon vindicatif à l’égard de la machine et de l’industrie jusqu’à énoncer en 1883 dans ses essais et lectures « Toute machinerie est belle, même sans décoration. Ne cherchez pas à la décorer. On ne peut penser autrement que toute bonne machinerie est gracieuse, sa ligne de force et sa ligne de beauté ne faisant qu’une. » 2 2Oscar Wilde cité Divorçant de la pensée de dans Nikolaus Morris, fondateur des Arts and Crafts, Pevsner, Pioneers of il rejoint les penseurs du modernisme modern design, comme l’architecte suisse Henri Van Londres : Faber and Faber, 1936 de Velde pour qui « la beauté naîtra [du] jeux puissants de leurs bras de mé3Ibid., tal, dès lors que la beauté les guidera. »3 citation de Henri Ainsi le design, né avec Morris Van de Velde et Ruskin sur une préoccupation de l’industrialisation tant du côté du travail que de l’objet produit, se poursuit en conservant le sujet du discours politique, mais en changeant radicalement les thèses de ses pères fondateurs. Ces théories se retrouvent en France notamment par le biais du philosophe Paul
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Souriau, père d’Etienne Souriau, dans son ouvrage La beauté rationnelle pour qui « une chose peut-être dite parfaite [...] quand elle est conforme à sa fin »4. En France toujours, on verra même en 1934 l‘économiste et sociologue 4Paul Souriau, beauté François Simiand esquisser un projet La rationnelle, de pavillon « anti-Ruskin »5 dédié à la Paris : F. Alcan, beauté de la machine pour l’exposi- 1904, p.186 tion universelle de 1937 à Paris. Les 5Jacqueline questions d’utilité, de vérité et d’hon- Eidelman, “L’anti-Ruskin : nêteté de la production deviennent François et centrale. De l’absence de décoration Simiand l’ébauche d’un de la machine découle également le musée de la pour non-travestissement des matériaux technique l’Exposition dans l’architecture et le mobilier, de sa internationale 1937” dans qualité d’organisation et d’économie de Genèses, n°1, structurelle provient un purisme géo- 1990, p.155-161 métrique prônant des objets aux lignes simples et essentielles, révélatrices de la machine qui les a produit. Les idées fonctionnalistes se retrouvent aisément dans la production de mobilier et d’architecture. Cependant, si ces derniers peuvent bien entendu être considérés comme des objets techniques - Le Corbusier parlera pour ses habitations de « machines à habiter » - les exemples de “vraies” machines, intégrant un schème de fonctionnement dynamique,séquentiel et qui ne sont pas les machines comme outils de
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production, sont plus rares dans les oeuvres laissées par le mouvement moderne. Du Bauhaus par exemple, l’histoire laisse le Modulateur Espace Lumière de Laslo Moholy-Nagy, un aboutissement de ses diverses expérimentations artistiques des années 1920 alors qu’il était professeur et directeur d’atelier au sein de l’école. Cette oeuvre est formée de pièces de métal, de plastique et de bois, elle est constituée d’une variété de surfaces mates et lustrées. Un plan circulaire est divisé en trois sections égales, détenant chacune différents mécanismes, servant à élever des disques, faire tourner une spirale en verre et déplacer des drapeaux de métal. Tout l’ensemble effectue une rotation toutes les quarante secondes et un ensemble de 116 lampes colorées de couleurs primaires rouge, bleu, vert et blanc est projeté sur la surface. Cette sculpture donne forme et mouvement à la lumière qui redessine et modifie l’environnement de l’oeuvre. Moholy-Nagy fait la conception de cette première oeuvre cinétique en 1922, mais ne la produit qu’en 1930, avec l’aide de l’ingénieur Stefan Sebök. L’artiste désigne sa sculpture comme la description de la transparence en action. Ici, il matérialise dans un objet l’esthétique de la
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lumière telle qu’il la conçoit dans son travail photographique, mais également son principe selon lequel « Nous devons remplacer le principe statique de l’art classique par le pricipe dynamique de la vie universelle ».6 Le centre de la sculpture est 6Lazlo Moholy,Manifeste d’abord en bois, puis en verre, puis Nagy du « Système de en plexiglas. Sa machine, à chaque force dynamicomoment de son fonctionnement, constructif », cité dans Frank rend compte de son propre état et de Popper, L’art Paris : la modification de l’environnement cinétique, Gauthierdans un double spectacle de métal et Villars, 1967 de lumière. Autre protagoniste : Gerrit Rietvield, designer et architecte danois, proche également du Bauhaus où Gropius l’invite a exposer en 1923. Il est l’auteur de la célébre Red and Blue Chair, croisement de son idéologie sur la simplicité de construction et des influences stylistiques du mouvement De Stijl. Rietvield conçoit en 1924 la maison Schröder Rietvield, pour laquelle il réalise également le mobilier. Construite à Utrecht, cette petite demeure familiale, avec son intérieur, son organisation spatiale flexible et ses qualités visuelles et formelles, est alors un manifeste des idéaux des artistes et architectes néerlandais appartenant au groupe De Stijl. Elle est désormais reconnue comme l’une des icônes du mouvement moderne dans l’architecture. Parmi le mobilier réalisé pour cette maison
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par Rietvield se trouve le Glass Radio Cabinet, un poste radiophonique dont les éléments techniques sont mis à nu dans une haute cabine en verre entièrement transparente7. Rietvield a donc l’ori7Une description ginalité de ne pas tenter de travestir le plus précise du poste de radio en mobilier comme le mobilier conçu pour la Rietvield feront nombre de ses contemporains Shröder house et de part et d’autre de l’Atlantique. du Glass Radio Cabinet se trouve Sa radio est constituée de plusieurs dans Theodore boitiers noirs et opaques, en ce sens, M . Brown, The work of et au vu de l’étude menée ici, il peut Gerrit Rietveld : sembler y avoir un échec : l’organiArchitect, Utrrecht : Bruna sation matérielle du poste de radio and Zoon, 1958, ne fait pas état d’une pleine comprép. 126 hension et lisibilité de sa structure 8Le designer et de son fonctionnement. Mais au anglais Daniel demeurant, il y laisse apparaître bon Weil réalisera soixante ans plus nombre de composants établissant tard une radio l’amorce d’une hiérarchie structurelle similaire dont les éléments, alors des différents éléments fonctionnels miniaturisés, du poste. Rarement la satisfaction seront mis dans un sac plastique visuelle de l’électronique fut promue transparent ainsi8. En outre le non-travestisse(Radio in a bag, 1981) ment sous des formes plus anciennes de mobilier, le dénuement total de nostalgie dont fait preuve ce cabinet, affirme au moins un objet radio à part entière qui ne cherche pas à correspondre aux formes connues par l’utilisateur. Cet exemple est par ailleurs précieux, car l’histoire nous
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fait parvenir peu d’objets techniques similaires réalisés par les représentants majeurs du modernisme . Cependant, ces deux exemples, et cela ressort à la première lecture, font tout deux états de cas particuliers, ce sont là des oeuvres plus que des produits diffusés, élément caractéristique du modernisme qui longtemps fait école sans réaliser son idéal de large diffusion et production industrielle contrairement à leurs rivaux américains, surtout dans le domaine des biens de consommation. Seule une mutation tardive de ce mouvement s’empare de la question de tous les objets et réussit à fonder des liens avec des industriels. Une mutation qui croise les théories fonctionnalistes avec d’autres influences pour fonder au sortir de la seconde guerre mondiale une synthèse des mouvements de la première moitié du siècle et un nouveau projet pour le design. I I.III.2 L’expiration des solutions fonctionnalistes L’après-guerre en France connaît l’avènement de l’“Esthétique Industrielle”. Cette étrange traduction du terme anglais “industrial design” a causé nombre de quiproquos pour ce mouvement institutionnalisant pour la première fois le design en France. D’une part cette appellation francophone l’a ostracisé : ce mouvement et ses théories possèdent une ampleur européenne - il trouve par exemple écho dans les théories
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de l’école d’Ulm fondée en Allemagne par Max Bill - mais ce nom si particulier adopté en France le donne à voir comme un mouvement dont le rayonnement s’arrête aux frontières de l’hexagone. D’autre part, le terme d’esthétique, extrêmement noble et large si il est question de sa définition étymologique qui le dévie de la sensation pour désigner l’esthétique comme une science de l’expérience sensible, impose une vision limitée, voire antonyme aux théories de l’Esthétique Industrielle, dans son sens commun où il se rapporte à une vague notion de beauté visuelle. L’Esthétique Industrielle est portée par un homme, Jacques Vienot, un idéaliste qui voulait continuer de croire en une position d’équilibre « à égale distance des Américains aux conceptions souvent trop mercantiles ou trop publicitaires, des Allemands aux conceptions trop philosophiques et des tendances italiennes qui volontiers, ramèneraient l’esthétique 9Jacques Vienot, industrielle à un fait d’architecture »9. ”Plaidoyer pour Le mouvement est en partie défini un enseignement de l’Esthétique avec le philosophe Étienne Souriau, industrielle en qui y rapporte une partie des thèses France” dans Esthétique développées par son père. Il fera industrielle, n° 20, partie de l’Institut d’Esthétique 1956, p. 4, cité par Jocelyne Leboeuf, Industrielle (IEI) fondé en 1951 par “Esthétique Vienot et comptant dans ses rangs les industrielle : l’économique et noms prestigieux de Le Corbusier, le social” dans Charlotte Perriand, Fernand Léger Le mensuel de la Revue du Design, et d’autres membres conférant une n° 10, 2012 inf luence considérable au groupe.
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Souriau donc, définit l’esthétique industrielle comme un « art impliqué », en opposition à l’appellation commune d’art appliqué, et qu’il décrit comme « Cette quantité d’art qui se trouve non superposée ou surajoutée au travail industriel, comme un correctif ou un additif plus ou moins superfétatoire, mais la quantité d’art industriel, dès lors qu’il met au point et réalise des formes nouvelles accomplies ou admirables. » 10 Par ailleurs, avec Vienot encore, Souriau amende cette idée lors de la rédaction de la Charte de l’Esthétique Industrielle avec ladeuxième loi ou « loi de l’aptitude à l’emploi et de la valeur fonctionnelle » et la treizième loi, ou « loi des arts impliqués ».
10Etienne Souriau, Revue d’Esthétique, Presses Universitaires de France, Tome IV, 1951, p. 237 cité dans Andrée Paradis, “L’art impliqué dans le beau et l’utile” dans Vie des Arts, n° 68, 1972, p. 15
Loi de l’aptitude à l’emploi et de la valeur fonctionnelle : Il n’est de beauté industrielle que d’ouvrages parfaitement adaptés à leur fonction (et reconnus techniquement valables). L’esthétique industrielle implique une harmonie intime entre le caractère fonctionnel et l’apparence extérieure. Loi des arts impliqués : L’esthétique industrielle implique une intégration de la pensée artistique dans la structure de l’ouvrage considéré. Loin du
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décor plus ou moins arbitraire ou artificiel ou surajouté des arts appliqués, les arts qui concourent à l’esthétique industrielle peuvent singulièrement être dits impliqués dans le modèle à concevoir, faisant corps avec la technique et se confondant avec elle.11 Ainsi l’esthétique industrielle, première formalisation d’un design français, poursuit, entre autres, des idéaux du fonctionnalisme et instaure dans le paysage industriel français une pratique de conception se voulant au plus proche de la technique et de ses processus. L’apport du mouvement n’est pas tant dans ses théories fonctionnalistes que dans la synthèse qu’il opère avec d’autres mouvements et l’influence qu’il réussit à gagner sur le paysage industriel français et européen : à son inauguration, l’IEI compte dans ses rangs quatre cents dirigeants d’industrie donnant une forte visibilité aux idées développées par ses membres. Cependant concernant l’appareil et la machine, l’esthétique industrielle semble mal parvenir à s’échapper de l’approche inaugurée par le Streamline. La caméra 8 mm SemVeronic de Roger Tallon, collaborateur de Vienot au sein de son agence Technès, porte la même attention entièrement axée sur l’usage : la forme de l’objet traduit peu son milieu opératoire, l’objectif de la caméra n’est pas même apparent, et son slogan « Remontez le 11Jacques Viénot, “Proposition d’une doctrine de l’esthétique industrielle”, Rapport général du Congrès internationale d’esthétique industrielle, Paris, 1953, p 49-51 dans Alexandra Midal, Design, l’anthologie, Saint Étienne : Cité du design, 2013
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ressort, visez, déclenchez - c’est tout » n’est pas sans évoquer celui du Brownie de Kodak. Cette attitude, comme nombre d’exemples distillés jusqu’à maintenant dans l’exposition du design d’interaction et le Streamline, se centre sur la photo et ne laisse pas transparaître le travail de l’appareil, le rôle de médiateur actif du dispositif , elle n’est pas « à la photographie même, à sa profondeur de champ spécifique, à sa sensibilité particulière »12. Dans la transposition allemande 12Pierrede l’esthétique industrielle avec l’école Damien Huyghe, d’Ulm, le défi ne semble pas mieux op. cit., relevé. Après l’aventure marquante p. 119 du Bauhaus (fermé en 1933 par le régime Nazi), l’Allemagne doit prendre un nouvel élan. Fondée en 1955, la Hochschule für Gestaltung d’Ulm (HfG Ulm), ou École d’Ulm, reprend et dépasse les aspirations de l’enseignement du Bauhaus dans son ambition de développer le rationalisme et la production industrielle. Cette ambition accompagne le miracle économique allemand d’après-guerre, trouvant un bon exemple d’application dans la collaboration entre Hans Gugelot et la firme Braun. Les produits de la firme Braun jouissent d’une grande reconnaissance, de même que Dieter Rams qui en est le designer de 1955 à 1995. Ce dernier est l’instigateur d’un design rigoureux, rationnel, cherchant à évacuer toute considération stylistique pour livrer les produits les plus neutres et fonctionnels possible. Dieter Rams n’est pas adepte de la formule creuse de Louis Sullivan,
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Appareils Apprivoisés
pour lui la forme suit la fonctionnalité, non la fonction. On pourrait définir la fonctionnalité comme la capacité d’un objet technique à facilement être opéré par l’utilisateur pour remplir sa fonction. Les produits Braun dessinés par Rams ou Guguelot (jusqu’à ce que le marketing prenne le pas sur leur responsabilité dans l’entreprise ) sont tant iconiques que leurs formes servent encore de modèles à des produits électroniques actuels comme ceux d’Apple, malgré le faible rapport généalogique en termes purement techniques qu’ils entretiennent. Cette étrange filiation formelle, liant dans l’aspect et dans l’imaginaire des produits sans rapports apparents entre eux, n’est pas sans évoquer le roman Ubik de Philip K. Dick, où des glissements de temps font régresser, parmi d’autres objets, la télévision du protagoniste principal Joe Chip en « une vieille radio à modulation d’amplitude ». Entrant dans son salon remeublé de manière étrangement anachronique, Joe Chip se demande : « Mais pourquoi la télévision ne s’était elle pas plutôt transformée en bouts de métal et de plastique ? Après tout c’était là ses constituants; c’était avec ça qu’elle avait été construite, pas une antique radio. C’était peut-être la vérification assez épouvantable d’une ancienne philosophie mise au rancart, la théorie des idées chez Platon, des archétypes qui pour chaque catégorie d’objets, sont la seule réalité. La forme récepteur TV avait été une identité imposée succédant à d’autres identités qui
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se suivaient en chaînes, comme une procession de silhouettes dans une photo montrant la décomposition du mouvement. »13 Voici pointée l’étrange généalogie 13Philip K. Ubik, qui lie arbitrairement dans le dessin Dick, Paris : des objets techniques hétéroclites. 10/18, 1991, Il y a certes moins de style, ou de p. 177 surhistoricité, dans un poste de radio de Dieter Rams que dans celui d’un Norman Bel Geddes : sa forme ne cherche pas à dépasser l’identité du produit, mais exprime-t-il une forme de structuralité technique pour autant ? Déjà sa coque, et sa ressemblance avec des éléments de mobilier de l’époque rappelle les méthodes employées par les designers Streamline et jette un doute sur la “rationalité” du produit. Ces produits issus des théories de l’école d’Ulm conservent les préoccupations d’honnêteté des matériaux et de formes, ainsi que le purisme géométrique que les fonctionnalistes de la première heure avaient posé comme solution à un problème de lisibilité, tel que l’exprime l’architecte Le Corbusier en 1924 : « Nos yeux sont faits pour voir les formes sous la lumière; les ombres et les clairs révèlent les formes ; les cubes, les cônes, les sphères, les cylindres ou les pyramides sont les grandes formes primaires que la lumière révèle bien ; l’image nous en est nette et
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tangible, sans ambiguïté. C’est pour cela que ce sont de belles formes, les plus belles formes. »14 Dans ce qui a pu être qualifié de“ néofonctionnalisme”, ce purisme semble devenir un puritanisme. Quant à l’honnêteté des matériaux, elle devient l’honnêteté des matériaux constitutifs d’une enveloppe et non de la structure de l’objet technique ; par là ce traitement apparaît inessentiel, ou au moins incomplet. Dès lors, les produits technologiques issus de cette nouvelle mutation du fonctionnalisme échouent à proposer une esthétique suffisamment proche et expressive du milieu opératoire des objets techniques : seule pourrait réussir la démarche qui remonterait aux véritables sources des préoccupations d’honnêteté et de lisibilité du modernisme, et redescendrait progressivement la chaîne jusqu’à formuler une proposition formelle originale. Le problème du rapport entretenu entre le fonctionnalisme et l’évolution technique est antérieur à l’esthétique industrielle ou à l’école d’Ulm. L’échec exposé précédemment est peu étonnant quand les principaux tenants du modernisme, ou Style International, portèrent des oeillères similaires dans leurs conceptions architecturales. Reyner Banham , disciple de l’historien Nikolaus Pevsner, critique dans un long chapitre concluant sa relecture a posteriori du modernisme (1960) les 14Charles Edouard Jeanneret dit Le Corbusier, Vers une architecture, Paris : G. Crès, 1924, p.16
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rapports entretenus entre fonctionnalisme et technologie. Comparant les oeuvres principales de Mies Van Der Rohe et Le Corbusier au regard des propositions de l’architecte américain Buckminster Fuller, il établit progressivement que les représentants du Style Internationale ne prirent pas acte de la métamorphose technique réellement en cours dans l’habitat, avec son couplage aux réseaux d’eau, d’électricité, de gaz, d’information et de transport. Le Corbusier (à l’égard duquel Simondon témoigne un important respect pour l’« élan phanérotechnique » et la « politesse envers les matériaux »15 qu’il voit dans ses architectures) construit la Villa 15Gilbert Savoye (1929-1931) en conservant Simondon, Sur la technoles matériaux et les formes types des esthétique, sources du modernisme, et en outre op. cit. conserve le modèle traditionnel d’organisation de l’habitat : la cuisine dans laquelle arrive les instruments à gaz ou électriques, la buanderie où est mise la machine à laver et de la salle de musique pour le Gramophone. Buckminster Fuller, au contraire, avec sa Dymaxion House (projet esquissé en 1929, jamais construit) crée une architecture originale exploitant les nouveaux métaux légers et plastiques. La structure surélevée en hexagone s’organise autour d’une colonne centrale où tous les nouveaux équipements techniques sont groupés et dispensent depuis ce centre névralgique leurs divers services - chauffage, lumière, musique, hygiène, ventilation - esquissant une première version de la maison technophanique,
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noeud des réseaux, « trouée comme un gruyère [,] faite de connexions »16 que le philosophe Vilèm Flusser appellera de ses voeux à la fin du XXe siècle. Buckminster Fuller, conscient de 16Vilèm la différence de son positionnement Flusser, Petite au regard de la tournure que prend Philosophie du Design, alors le mouvement moderniste, Belfort : Circé, porte une vive critique envers ses pairs 2002, p. 67-70 européens : « Le Bauhaus et le style international ne s’est jamais aventuré derrière la surface du mur pour examiner la plomberie [....] personne ne s’est jamais préoccupé du problème général des installations sanitaires en elles-mêmes [...] Bref on s’est contenté de prêter attention aux altérations de la surface des produits finis, produits qui étaient intrinsèquement des accessoires subalternes d’un monde techniquement obsolète. »17 Dans sa Dymaxion House, Fuller évacue l’organisation traditionnelle de la maison : ce ne sont pas les nouvelles techniques dans l’habitat qui s’adaptent pour perpétuer cette organisation, mais les techniques, groupées par leur commune nature mécanique, qui imposent une nouvelle manière de construire et d’habiter. Reyner Banham montre ainsi progressivement comment à partir des années vingt, le fonctionnalisme 17Buckminster Fuller, cité dans Reyner Banham, op. cit., p.398
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s’est éloigné du futurisme pour se cristalliser en un style défini moins rationnel que symbolique d’une ancienne ambition de rationalité. L’historien voit dans les formes que prescrit Le Corbusier (mais il n’est pas le seul) un mysticisme géométrique, semblable aux membres des confréries pythagoriciennes de la Grèce antique qui cherchaient dans les mathématiques les formes immuables de la structure du monde. Il poussera la critique jusqu’à proposer que le choix par les architectes modernes des mathématiques comme modèle résulte du fait qu’elle est la science dont l’évolution est la plus lente, et donc le moins contraignant des dogmes, contrairement aux sciences appliquées (la technique) alors en pleine expansion. Pour Banham, à partir de 1920, les représentants du Style International ne se sont plus réellement familiarisés avec les techniques de leur temps. « En se coupant des aspects philosophiques du futurisme, tout en espérant conserver son statut prestigieux d’art de l’ère industrielle, les théoriciens et les designers des années 20 qui s’achevaient se coupèrent non seulement de leurs propres origines historiques, mais aussi de leur prise sur le monde de la technique ou Fuller voyait à juste titre une tendance à accélérer le changement. »18 L’histoire du modernisme sous cette lumière fait apparaitre ses thèses formelles et matérielles comme rapidement
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18Ibid., p. 399
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obsolètes et inadaptées face au rythme de l’évolution technique. Ce mouvement a dessiné une esthétique structurelle intéressante dans sa genèse, mais est resté cantonné dans des domaines qui n’étaient déjà plus ceux qu’interrogeait réellement la révolution technologique en cours. Par là, si l’on juge que le Streamline échoua à produire avec l’évolution technique des objets réellement appropriables, les modernistes échouèrent tout simplement à suffisamment considérer la technique. Le fonctionnalisme s’enorgueillit de théories formelles devenues symboliques plus que rationnelles, les débats qui l’agite, sur l’ornementation notamment, sont nécessaires, mais dépassés, tout comme la même question fut une échappatoire pour William Morris qui soutenait en son temps l’ornement comme une solution à la mécanisation pour investir le travail créatif humain, formulant une réponse non à la machine, mais en dehors de la machine. Il s’en suit que les héritiers du modernisme que sont les représentants de l’Esthétique Industrielle, ou de l’école d’Ulm, amenés à se poser la question de l’appareil électronique, appliquent en partie des formules expirées, des formes qui ne sont déjà plus soutenables, hybridées par ailleurs avec des méthodes de conception héritées d’Amérique et d’ailleurs. Cette prolongation d’une sorte de fonctionnalisme se révèle ainsi être une réponse creuse si l’ambition est celle de fournir une
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contre-proposition d’esthétique structurelle et lisible pour les nouveaux objets techniques. Les pionniers du modernisme ont su, au début du XXe siècle, faire montre d’une forme de création dans l’architecture, et le mobilier, en accord avec leur contemporanéité technique. Il semble cependant que depuis aucun mouvement dans le design n’ait réellement soutenu une thèse alternative viable concernant la conception des objets techniques sous ses formes les plus modernes. Néanmoins un regard peut être jeté dans des disciplines connexes au design, ou des formes inédites du design, plus artistiques, qui établissent sporadiquement un nouveau visage pour les techniques.
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I I.III.3 Une autre approche de la technologie Contrairement à la mécanique aux composants macroscopiques, à l’action visible mettant en scène des phénomènes et forces physiques expérimentées phénoménologiquement dans la vie quotidienne, l’électronique fonctionne presque sur le seul mode de la variation de tension électrique opéré par des composants déjà miniaturisés, ce qu’on appelle le traitement du signal. Révéler un circuit électronique, de la même manière que certains objets ont pu révèlent les chaines mécaniques par le seul effet de la transparence, paraît une tentative littérale et peu efficiente. Au début des années 90 une mode des coques transparentes a d’ailleurs traversé l’industrie électronique mais les spectateurs de cette génération d’objets ne sont pas devenus meilleurs ingénieurs pour autant. Si l’on peut bien analyser le mouvement d’un bras humain en le disséquant et en analysant son anatomie, il serait peu efficace de découper une tranche de l’encéphale et espérer y comprendre les boucles neuronales conditionnant les actions et réactions de l’individu. La compréhension des mécanismes cérébraux animant les hommes paraît avoir plus de succès par l’étude de la transformation globale de son comportement ou plus biologiquement, de l’activité électrochimique de son cerveau. Pour l’objet électronique, qui est devenu, comme le
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designer et théoricien Anthony Dunne l’affirme, « une confusion de modèles conceptuels, de logique symbolique, d’algorithmes, de logiciels, d’électrons et de matière »19, 19Antony cité dans seule l’étude attentive des transfor- Dunne Phil Archer, mations, des modifications internes Circuitry and 2011 et la compréhension des rôles joués Aesthetic, essai publié par chacun des éléments de manière sur le site de toujours plus fine, permet d’envisa- l’exposition Peter Vogel : ger une compréhension. À cet égard, The sound of http :// des artistes ont su investir depuis la shadows, vogelexhibition. moitié du XXe siècle de nouveaux weebly.com/ supports techniques et proposer, par exemple, des organisations et des dispositifs aux fonctionnements et aux réactions originales, moins encombrés par ailleurs de la nécessité d’une fonction, d’un usage, d’une fin définie mais abstraite qui obséda les créateurs industriels. Peter Vogel, né en 1937 à Fribourg, est un pionnier de l’art interactif. Depuis ses premières années, il assemble, construit, crée du neuf à partir de composants existants. En 1965, il fait ses débuts professionnels dans l’industrie en tant que physicien. Loin de constituer une rupture avec son travail artistique, cette expérience est au contraire un enrichissement. Ses recherches dans les domaines conjugués de la médecine et de la technique, le cerveau et la cybernétique l’amènent progressivement à créer des instruments de mesure et des appareils électroniques. Il finit par se consacrer intégralement à son oeuvre artistique
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inédite, faite de machines interactives, principalement sonores, jouant avec la musique minimaliste qui se popularise. Très vite il expose l’électronique interne de ses installations, les agence en sculptures dépouillées tenant ainsi un double discours en tension entre fonction et aspect du circuit. Mais ce second discours formel ne se pose pas en explicitation du schéma fonctionnel, à l’exception des capteurs et des émetteurs audio et lumineux agit par les spectateurs curieux. Les composants exhibés au grand jour en structures esthétisantes s’affirment comme secondaires, évitent une interprétation de la plastique de l’oeuvre, habitude résiliante du spectateur, pour ne pointer que vers l’originalité relationnelle et fonctionnelle du dispositif. Cette présentation singulière engage un jeu d’investigation empirique du spectateur. La ludicité des oeuvres de Vogel les rapproche des méthodes du Circuit bending, initié par Reed Ghazala dans les années soixante, qui invitait à court-circuiter expérimentalement les objets de consommation électronique en explorant par la greffe d’un haut-parleur les effets électriques produits en formes audibles. Une affinité semblable pour la sonification des nouveaux objets techniques animent probablement les membres de l’agence londonienne Troïka, quand, en 2003, il créent Datasound, un dispositif pour traduire en son la pluralité des données gravées des supports matériels multiple (disquette, disque dur, cd), démontrant la
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plasticité extrème à l’oeuvre dans le codage numérique et analogique du signal. Troïka, acteur d’un paysage de praticiens aux frontières des arts visuels et vivants, du design et de la technologie, metteurs en scène des possibles relationnels entre l’homme et la technique. Produits fictifs (mais souvent fonctionnels), installations temporaires, commissions artistiques, ils mènent une recherche plastique, esthétique et politique à l’égard des techniques naissantes. Cette scène relativement jeune de l’art digital pourrait être scindée, séparant d’une part les tenants d’un discours critique et multipliant les scénarios d’objets (Dunne and Rabby, Auger Loizeau, Troïka), et d’autre part les artisans de nouvelles expériences esthétiques de la technique (United Visual Artists, James Bruges, Realities United), mais sans cesse, ces deux attitudes se mélangent et se confondent. Ces groupes et figures hétéroclytes se nourrissent de la technique comme substrat, abolissant, comme les modernistes, un clivage culturel séparant technicien et créateur. Explorant les relations réciproques entre art et design, ils imposent progressivement à travers leurs diverses spéculations une réalité matérielle exotique. S’active ainsi un immense laboratoire aux quatres coins du globes, source de projets dont la qualité esthétique - qui recouvre tous les champs du sensible - repose sur une excentricité de la relation qui lie la technique, le spectateur et l’environnement, qu’il s’agisse des structures lumineuses de United Visual Artists répondant à la présence du spectateur par un comportement
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mystérieux ou les étonnantes prothèses électroniques d’Auger Loizeau révélant une information nouvelle sur les objets les plus quotidiens. Ces objets, oeuvres et architectures n’étant quasiment jamais sujets à une production en série, leur créateurs s’embarrassent peu de critères d’usage, de signe, de marketing, d’ergonomie ou de conformité. Il en résulte une esthétique structurelle, sobre - voir dépouillée - où les éléments techniques, arborés fièrement, performent et structurent l’oeuvre et où la matière est explorée pour ses qualités fonctionnelles. Les installations et les objets se transforment, se révèlent au fur et à mesure de leur fonctionnement. Oeuvres d’art aux temporalités ni 20 L’Agogique linéaires, ni cycliques, mais apoconsiste dans les giques20, jouant du tempo plus que modifications apportées au du rythme. Le sculpteur Matt Clark, mouvement devenu fondateur de United Visual rythmique : précipitation, Artist, base par exemple son travail ralentissement, sur des grilles géométriques comme interruptions régulières ou trames soutenant à la fois la comirrégulières, etc. position architecturale, la variation sonore et lumineuse et les autres métamorphoses de ces sculptures d’un genre nouveau, rappelant les Polytopes que Iannis Xenakis réalise en France dès la fin des années soixante. Dans ses Polytopes, le compositeur et architecte, qui officia pour Le Corbusier, greffe sur divers sites historiques différents systèmes cartésiens, composés de points sonores (des hautparleurs) ou lumineux (des flashes). À partir de ces
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entités, Xenakis construit des figures et des volumes virtuels en musique ou en lumières, se surimposant à l’espace architectural. La tendance marquée de ces oeuvres à rendre lisibles les processus les animant va jusqu’à parfois rendre macroscopiques des technique miniaturisées par l’industrie. Le Hardcoded Memory de Troïka mêle ainsi électronique, optique et mécanique pour explorer les formes de stockage de la mémoire et de visualisation d’une manière visible par le spectateur, un objet dont la démarche n’est pas sans faire penser aux mécanismes originaux et visibles que le designer Daniel Weil crée dans son travail d’horlogerie à partir de 1983 en réponse à la miniaturisation des technologies. Cette recontextualisation d’objets ou de processus familiers exposant leurs propriétés ne sert pas qu’à interroger ou à convoquer un historique de l’évolution d’une technique, mais rappelle aussi les forces et les phénomènes fondamentaux soutenant le fonctionnement d’objets quotidiens, démystifiant l’électronique moderne. L’avènement de l’électronique n’a pas éradiqué la mécanique, elle s’est mêlée à cette dernière en y fondant la maitrise des courants faibles et des systèmes d’information. L’électronique, par ailleurs, n’est pas seule : les nanotechnologies ou biotechnologies sont aussi des révolutions en court difficilement lisibles à l’oeil nu. L’électronique a habitué l’utilisateur à ne plus voir ce qui dans ses biens est à l’oeuvre, et c’est à partir d’elle qu’il faut donc réapprendre à lire. La somme
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de tous les projets produits actuellement dans ce sens démystifie l’état actuel de la technologie, ce qui est une première étape nécessaire avant d’explorer des technologies autrement plus fines et complexes. Le terrain qui regroupe ces expérimentations diverses et leur confère une force de communication est le Web qui sort les projets des galeries, des écoles et des musées pour constituer une masse d’objets fictionnels suffisante au développement d’un imaginaire technologique alternatif, s’insinuant progressivement dans le grand public. De plus, des expositions comme Design and the Elastic Mind ou Talk to Me tenue par le MoMa respectivement en 2008 et 2010, sous l’initiative de Paola Antonneli (ou plus récemment Sublime Gadget à la HEAD de Genève sous la commission d’Alexandra Midal), présentent des états de l’art de cette production entre art, design et ingénierie et assied la crédibilité de ces projets innovants redonnant au musée le rôle fédérateur et leader qu’il joua pour le Good Design au milieu du XXe siècle. Ce nouvel élan de la création ponctue d’une critique relationnelle l’évolution des techniques et en développe une esthétique matérialiste, qualifiable comme une forme d’artisanat de la technologie et de l’interaction. Cependant ce nouveau Digital Design impose avec force proposition ses idéaux de production, mais échoue (ou ne tente pas) la transformation de son projet en produits diffusés dans le quotidien de chacun. Ces designers offrent à percevoir aux individus le spectacle d’une causalité physique à la fois disparue et
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nouvelle. De manière plus générale, leur esthétique structurelle, réactive, transformative semblent performer des versions soignées, ‘sérieuses’, et techniquement plus complexes des dispositifs que dessina le cartooniste américain Rube Goldberg (1883-1970). Une machine de Rube Goldberg consiste en une chaine technique réalisant de manière complexe une opération simple. L’humour, dans la machine de Rube-Goldberg, provient de l’incongruité des réactions en chaine et de la simplicité du résultat de leur opération. Ce faisant, la machine de Rube Goldberg se distancie de l’approche classique d’usage de la technique où celle-ci est observée par le résultat de son fonctionnement de la même manière que ces artistes et designers n’accordent généralement qu’une part minime au résultat des systèmes qu’ils construisent. Elles sont passionnantes en revanche de part leur constitutions en une grande suite d’étapes temporalisant une action qui aurait pu, sinon, être immédiate. Cette chaine inclut une hétérogénéité maximale : à des mouvements mécaniques se mêlent des réactions thermiques, la dynamique de flux, l’électromagnétisme, la robotique... Le minéral, le végétal, le mécanique et l’organique, y sont condensés, et le spectateur au centre assiste à la lente organisation de ce chaos apparent, au spectacle néguentropique maintenant jusqu’au bout le suspense sur le résultat final de toutes ces transformations et la capacité du système à parvenir à sa finalité. Des rebondissements identiques se produisent-ils dans les objets électroniques ? Une imprimante, où se mêle l’électronique, la mécanique et
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des fluides contrôlés, peut-elle révéler de manière similaire une chorégraphie de l’impression ? L’observation de l’imprimante ouverte Ithaca, réalisée en 1990 par le designer américain Donald Carr, serait susceptible d’apporter des éléments de réponse à cette question, mais celle-ci n’est déjà plus d’actualité, introuvable, et depuis que fut mis sous coque le duplicateur Gestetner, les contre-propositions sont difficiles à débusquer. En outre, ce qui se produit dans l’objet contemporain n’est pas que matériel : si la machine contemporaine se regarde par le prisme d’entrées et de sorties, ces deux extrémités sont connectées en partie par le logiciel, aspect fondamental régissant le comportement des appareils modernes. Gazeux, le logiciel s’inscrit dans le matériel sans que jamais il ne soit vraiment possible de le pointer du doigt. A l’entreprise de révélation des aspects matériels de l’objet s’ajoute celel du logiciel. L’ensemble des révolutions technologiques du XXe siècle grossissent ainsi exponentiellement la part d’inconnu dans les objets quotidiens, et les oeuvres des derniers protagonistes énoncés sont autant de tentative pour résorber ces zones d’ombres et d’étrangeté qui baignent nos artefacts. *
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~ Partie II . Le schème et la forme ~
* II.I Des relations étrangères I II.I.1 Dépasser l’étrangeté technique
Les bonds technologiques ayant agité le XXe siècle, l’avènement des “courants faibles”, amenèrent un choc de complexification des techniques difficilement surmontable pour les acteurs du design qui soutînrent par le passé une esthétique structurelle, phanérotechnique et dont les méthodes apparurent expirées devant les nouvelles générations d’appareils qui s’enchaînèrent. Cette évolution laissa le terrain libre à des démarches déjà en place, un certain traitement de l‘objet technique, focalisant sur l’usage et la simplicité de ce dernier, répondant par une tendance au capotage. Cette manière singulière d’aborder l’objet devint progressivement la méthodologie type pour les appareils les plus modernes. Une forme d’étrangeté naquît pour le designer, qui se poursuivit consécutivement jusqu’à l’utilisateur. Même pour ceux qui furent les défenseurs d’une technique lisible, un rapport inconsciemment xénophobique s’établit vis-à-vis de ces objets nouveaux et poussa à la dissimulation de leur technicité derrière
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l’interface, la coque et l’usage. Une xénophobie que dépeint Simondon : l’homme vit la machine comme une réalité étrangère, il l’honnît par misonéisme ou la domine pour la maintenir sous son joug, et n’y perçoit pas les projections humaines qui y sont crystallisées, car sa culture ne l’intègre pas et ne lui permet pas un autre rapport à cette dernière. Les oeuvres de Peter Vogel exposent bien l’impénétrabilité, dans sa dimension matérielle, de l’électronique. La machine intégrant 1 Ce dispositif les courants faibles pose le problème permet de stabiliser d’un objet difficilement accessible les changements en vitesse angulaire à une étude inductive, par sa nond’une machine à adaptation des échelles et des phévapeur : lorsque la vitesse augmente, nomènes mis en jeux aux dispositifs le régulateur, perceptif et culturel humain. Dans constitué d’un pantographe équipé l’objet purement mécanique, la forme de deux boules, en activité livre l’organisation du voit ces dernières s’écarter par la système et du fonctionnement, dans force centrifuge sa forme se mêlent et s’exposent les et ainsi le haut du pantographe énergies actives et les informations. descendre ; cette Le régulateur à boules de James partie, reliée à l’admission de Watt1, intéressant, car souvent cité vapeur, réduit comme l’un des premiers systèmes l’admission et donc la vitesse. intégrant une boucle de rétroaction2 - ce qui caractérisera de nombreux 2Une boucle de appareils par la suite - donne à voir rétroaction est un dans le mouvement de ses parties dispositif qui lie l’effet à sa cause, son action sur le système auquel il se avec ou sans délai. greffe ainsi que son fonctionnement,
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sa logique interne. Au fondement de leur science, les cybernéticiens, Norbert Wiener en tête, ont défini comme machine ce qui fait correspondre une information d’entrée en une information de sortie. Les courants faibles répondent à cette logique de circulation et de modification de l’information dans la machine, et imposent comme règle de conception une séparation systématique entre chaîne d’énergie et chaîne d’information en son sein. Ils intègrent le “programme” de l’appareil, qui prend son sens contemporain justement parce que cette nouvelle technologie l’isole et le rend localisable précisément dans la machine, contrairement au régulateur de Watt où il est tout entier disséminé dans la partie effective et du même coup se livre dans la forme. Certains acteurs dépassent cette étrangeté, c’est notamment le cas de la figure du hacker, qui non seulement apprend en autodidacte à décrypter les lignes de codes, les logiciels, mais étend son expertise jusqu’au sein même de l’activité électronique. Nicolas Auray, chercheur en technologies de l’information et de la communication à l’ENST, expose longuement dans un article les caractéristiques et les qualités de cette exper- 3 Overclocker un consiste à faire tise nouvelle, en particulier processeur fonctionner ce composant par l’exposition de la pratique à une vitesse supérieure la vitesse de fonctionrépandue de l’overclocking3. ànement normale. Le résultat n’est pas garanti : le processeur peut très bien ne pas supporter l’opération et brûler.
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« La compétence des hackers tient à leur sagacité. Ils doivent être vigilants devant le bruissement du lecteur de disquette, attentifs à d’infimes hoquets, soucieux d’accompagner tout symptôme d’une manipulation pour le confirmer. Apprendre à percevoir certains signaux, apprendre à être disponible à une large amplitude d’événements perceptibles : cette sensibilité à des événements perceptibles infimes fut définie par Simondon comme au principe de l’expertise authentique. Dans des pages très belles et capitales, Simondon fonde sa philosophie des techniques sur une maîtrise de l’information qui est une écoute, patiente, perceptuelle, de l’objet, et non sur leur asservissement au service d’une volonté de puissance. Sa fresque des relations entre l’homme et la machine se clôt par des remarques subtiles sur les caractères de cette écoute sagace. L’homme authentiquement technicien, authentique pair des machines, est celui capable “ d’interpréter un fonctionnement en termes d’information ” » 4 Le hacker est donc le détenteur d’une forme d’expertise « au sens étymologique de “pair” avec la matière »5, il abolit le rapport xénophobique à l’égard de l’appareil
4Nicolas Auray, Ethos technicien et information : Simondon reconfiguré par les hackers, dans Jacques Roux, Gilbert Simondon : Une pensée opérative, Saint-Etienne : Université de Saint Etienne, 2002, p. 29 5Ibid.
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contemporain. Surtout, il montre une approche inductive à ce dernier consistant à « interpréter le fonctionnement en termes d’information ». Le hacker va jusqu’à s’approprier, discerner le code digital, cette langue à l’égard de laquelle le philosophe Peter Sloterdijk exprime une certaine méfiance : « La parole et l’écriture, à l’ère des codes digitaux et des transcriptions génétiques, n’ont plus de sens qui soit domestique d’une manière ou d’une autre. Les compositions de la technique se développent en dehors de la simple transposition et ne suscitent plus ni acclimatations ni effet d’apprivoisement de l’extériorité. Elles augmentent au contraire le volume de l’extérieur et du jamais assimilable. La province du langage se réduit, le secteur du texte lisible par les machines se développe. »6 Ce nouveau langage, clé de voûte des objet technique régissant leur fonctionnement, présenterait une forme d’aliénation dans son impossible appropriation par l’homme. Le pouvoir du langage n’est certes pas à remettre en question : en changeant le langage on modifie et clive la pensée, 6 Peter Sloterdik, domesticac’est ce motif par exemple qui pousse le La tion de l’être, parti au pouvoir à imposer le Novlang op. cit., p158 dans l’Angleterre dystopique du roman 1984 d’Orwell7 . Le code, au sens 7George Orwell, Paris : large, comme l’enseigne l’ingénieur 1984, Gallimard, Pierre Berloquin dans son histoire 1950
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des codes8, possède en creux cette ambivalence : dans son aspect esthétique, il est ce qui révèle des figures immuables régissant les modulations du monde, ce qui offre une forme pure de « vérité », mais il est aussi le code cryptographique, indécelable de prime abord, et qui s’offre mal, ou se dérobe à la vision. Le logiciel, traduction française du software, en opposition au hardware désignant le matériel, est un des apports majeurs de la révolution des courants faibles dans les appareils, surtout à partir du moment où il peut se modifier de manière autonome dans la machine et donc modifier le fonctionnement de cette dernière (dans le régulateur de Watt exposé précédemment, il est fixe et inéchangeable). Le programme de l’appareil est ce qui définit l’interrelation entre les parties du schème, réglant la communication entre les divers organes à partir du degré d’indétermination propre à chacun, prélevant les variables successives qui soutiennent le fonctionnement. Comme l’ont montré des biologistes au siècle dernier, le code génétique n’a de valeur que si l’on considère son inscription dans un arrière-plan enzymatique qui permet d’attribuer des déterminations aux triplets d’ADN, il dispose de sa valeur 9Exemple repris de symbolique que s’il bénéficie d’un Francisco J. Varela système sous-jacent suffisamment et al., L’inscription corporelle de stabilisé9. De manière similaire, le l’esprit, Paris : code digital n’a pas de valeur sans Seuil, 1993, p. 149 l’arrière-plan matériel dans lequel il 8Pierre Berloquin, Codes : La Grande Aventure, Paris : Points, 2013
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s’embarque. Autrement dit, le logiciel, comme intelligence embarquée, n’a d’existence réelle que dans les modulations qu’il opère sur le matériel : c’est par elles qu’il s’exprime. De l’observation de ces modulations serait donc susceptible de naître une compréhension intuitive du programme, c’est cette capacité nouvelle de lecture que détiennent les hackers. Le meilleur moyen de connaître 10Un Fab Lab les instructions régissant l’objet reste (Fabrication laboratory) est de les écrire ou de les lire : la maîtrise une plate-forme de création d’un ou plusieurs langages informa- ouverte et de prototypage tiques est la clé, aujourd’hui, d’une d’objets physiques, ou redéfinition plus en profondeur « intelligents » non. Le concept des objets techniques comme les a été défini en par Neil hackers en font la démonstration, 2004 Gershenfeld, ou comme l’ont institutionnalisés directeur du for Bits and certains Fab-Lab10. À cet égard, les Center Atoms, au sein du débats ayant cours sur l’ouverture MIT. Un Fab Lab regroupe du code, l’Open Source, sont d’une « type » un ensemble de importance cruciale dans la relation machines à comnumérique aux appareils actuels, de même que mande professionnelles, la Data-Visualisation, qui donnent des composants les capacités de représentation du électroniques standards, ainsi traitement de l’information. La que des outils de lecture de ces langages, par ailleurs, programmation L’ensemble de est souvent moins complexe que leur ces dispositifs est à l’aide de écriture : des figures imposées de ma- contrôlé logiciels communs thématiques, de logique, des boucles de conception et de variétés limitées traversent fabrication assistés par presque l’intégralité des langages ordinateur.
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digitaux si bien qu’en en connaissant quelques rudiments, l’individu peut en interpréter une large partie. Mais sans afficher son code, le programme peut apparaître à l’usage : si la vision des circuits électroniques ne révèle rien au profane, la lisibilité, la représentation de toutes les étapes du fonctionnement de l’appareil est susceptible d’étaler le logiciel et l’opération. Le cas du robot, objet électromécanique, se prête bien à la question de la lisibilité du programme, notamment dans les gestes de la machine : ses motivations, sa procédure, divergent de l’être organique. Merleau-Ponty, analysant le geste humain, décrit une pensée et un acte qui est immédiatement au résultat, ne connaissant que son but : lorsque l’individu saisit un objet, il ne décrit pas son mouvement en une suite d’étapes, il n’en a, pour ainsi dire, pas même conscience. « [les gestes] anticipent directement la situation finale, mon intention n’ébauche un parcours spatial que pour rejoindre le but donné d’abord en son lieu , il y a comme un germe de mouvement qui ne se développe que secondairement en un parcours objectif [...] Les rapports de ma décision et de mon corps dans le mouvement sont des rapports magiques »11 11Maurice Au contraire, le robot amené à Merleau Ponty, se mouvoir, ou à décrire la mobilité Phénoménologie de la percepd’autres objets, voit dans le monde tion, Paris : une suite de vecteurs. À cet égard, la Gallimard, 1945, p. 123 vidéo réalisée par l’agence Berg sur
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les différents modes d’obser- 12Agence Berg, Robot World, vation des robots et caméras Readable Londres, 2012, http :// “intelligentes” est particulière- berglondon.com/ ment explicite12. Le mouvement blog/2012/02/06/ robot-readable-worldrobotique s’anime en une série de the-film coordonnées et d’angles polaires détaillant le cheminement jusqu’à l’objet à saisir. L’observation du geste d’un bras robotisé, comme il s’en rencontre dans l’industrie, donne immédiatement à voir son code et la manière dont il régit le mouvement des parties. Les robots plus perfectionnés, doués d’autoapprentissage, n’échappent pas à cette particularité, à l’instar du 13Fréderic Kaplan, métamorphose chien Aibo de Sony, oeuvre du La des objets, Limoges : roboticien Frédéric Kaplan13 : le FYP, 2009, p. 72-74 canidé électromécanique apprend à marcher graduellement en bougeant ses membres dans des séquences aléatoires et juge de sa réussite en termes de distance parcourue et de vitesse pour affiner sa démarche. Si cette situation évoque celle décrite par Sloterdijk du préhomme lanceur de pierre, qui, jugeant du succès de son lancer, établit une « une première forme liminaire de 14Peter théorie »14, le robot recourant à ces Sloterdik, op. cit., algorithmes d’affinement, aussi p 125-126 nommés algorithmes génétiques, ne se meut néanmoins pas comme l’homme : son animation demeure conscientisée comme une succession de déplacements décrits dans l’espace géométrique et
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non comme le résultat magique d’une intentionnalité. Dans ce mouvement se lit encore le logiciel qui instruit sa démarche et même les schèmes de cognition qui le font progresser. Les réglages dans l’appareil prennent par ailleurs une part importante dans cette entreprise de lisibilité : ils modifient les entrées, les instructions puis les sorties de l’appareil et par là permettent de les lier empiriquement en un ensemble logique rendant compte du fonctionnement par l’observation de résultats variés. Les particularités de son opération apparaissent et il se produit une double conformité entre l’usage et le schème. Il existe donc une possible résorption du rapport xénophobique à l’appareil contemporain dont le hacker montre la voie. Celle-ci repose sur les capacités d’observation et d’interprétation du fonctionnement. Le schème peut se donner par une attitude proche de celle qu’adoptèrent les psychologues behavioristes pour étudier la psyché humaine, à savoir la discrimination des processus d’action et de décision par une observation fine du “comportement”, aussi le rôle du designer dans cette affaire serait de fournir des représentations adaptées, des caractères plus facilement observables. La relation de « pair », qui fait reculer la méconnaissance de l’objet technique, passe par cette saisie d’information, autrement dit une disposition de l’individu à percevoir directement dans l’objet en fonctionnement. Il se produit une forme d’échange original avec l’objet, plus intime, dans lequel s’ancre une nouvelle manière de lire et d’user. Cette interaction
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s’éloigne de la communication homme-machine telle qu’elle est habituellement entendue et présentée dans les disciplines du design, et plus précisément du design d’interaction. Le rapport d’étrangeté à l’appareil contemporain amène donc à la question de la communication qu’il établit avec l’homme ; de la qualité et la typologie des discours qu’ils établissent l’un envers l’autre. I II.I.2 Formes du discours homme-machine De nombreux appareils contemporains dispensent leurs messages par le biais de signaux très basiques , le plus souvent par quelques LEDs disséminées sur leur coque. Ces voyants communiquent sur le mode particulier du tout-ou-rien pour relater des événements sélectionnés de la situation de fonctionnement de l’appareil. Leurs messages dépendent d’un intervenant extérieur - le concepteur - qui définit l’amplitude de leur communication, les quelques phrases préfabriquées inscrites dans l’appareil. Ces objets communiquent donc, pour autant leur message est pauvre en plasticité : pour chaque voyant il n’existe qu’une seule information préinscrite. Cette manière de communiquer n’est pas, à bien y regarder, un corollaire du voyant lui-même, mais simplement le langage que les concepteurs ont prêté à l’objet. À partir du même dispositif
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matériel, d’autres objets font la démonstration d’une expression radicalement différente qui ne s’appuie pas sur des éléments de communication extérieurs. La LED placée sur la tranche avant des ordinateurs portables de la marque Apple en est une illustration : son intensité lumineuse varie avec une lente continuité entre son maximum et son minimum pour témoigner que l’ordinateur est en veille. Ce voyant “ronfle”, à sa façon et cette métaphore d’un ronflement bien spécial se vérifie d’autant plus que dans quelques cas il gêne l’utilisateur qui lui aussi essaye de dormir. Un second exemple, fictionnel, est R2-D2, le robot de navigation issu de la saga galactique Star Wars réalisée par George Lucas. Robot dont la forme est plus proche de l’aspirateur que de l’idéal androïde anthropomorphique rêvé au début de la robotique. Ce dernier, avec un simple voyant, communique une très grande variété de messages dans un large jargon de « bips » sonores et lumineux que le pilote semble interprète parfaitement. Ces deux derniers exemples diffèrent de la box internet, car leurs messages ne sont pas attachés à une icône ou une phrase extraite d’un mode d’emploi, ni conditionnés par des bribes de langage offertes par un individu : ils développent, en utilisant leur étroite palette d’expression, un langage propre tout en variation lumineuse. Cette exploitation de la plasticité de leur dispositif de communication laisse planer la possibilité d’une manière de communiquer plus proche du schème de l’objet, sans référence à un langage extérieur. Le voyant, forme la plus simple, “forme zéro”
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d’interaction dessinée dans les objets techniques porte déjà à s’interroger sur la manière dont les artefacts verbalisent, ou non, leurs messages. La forme particulière de médiation exposée par la box internet se rencontre à tous les coins de l’habitat et de la ville. Derrière chacun se trouve souvent une phrase, énoncée ou entendue ailleurs, connue tacitement. Souvent, celle-ci fonctionne sur un mode binaire : l’affirmation est vraie ou fausse. « [Ces phrases] ne sont pas les mots d’une personne physique, connue, elles sont sans autres énonciateurs que des personnes “morales” ou des “institutions” dont la présence se devine vaguement ou s’affirme plus explicitement, derrière les injonctions, les conseils, les commentaires, les “messages” transmis par les innombrables “supports” qui font partie intégrante du paysage contemporain. »15 Ceux sont là les termes employés 15Marc Augé, pour par Marc Augé observant la médiation Non-lieux : une anthrodes « non-lieux » qu’il décrit dans son pologie de la anthropologie de la surmodernité. Un surmodernité, Paris : Seuil, discours sur le mode impératif passant 1992, p. 121 essentiellement par les mots formulés par d’autres. Ces mots, l’auteur les retrouve dans les indications le long des routes, dans les gares ou les centres commerciaux, et jusque dans les distributeurs
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de billets (« carte mal introduite »). Ces mêmes phrases toutes faites sont présentes dans les objets. Il existerait deux postures dans la communication hommes-machine, l’individu interprète ou l’utilisateur dicté, deux postures qui nous semblent se rapprocher de la différence décrite par Augé entre le « social organique »et la « contractualité solitaire » 16. 16Ibid., p. 119 La différence entre individu et utilisateur est ici délibéré, car l’utilisateur c’est précisément celui qui « imaginé par les institutions et les entreprises, finit par être fabriqué par ces dernières à force de discours impersonnels et 17Ibid., p. 126 injonctifs »17. Pour que les individus et les objets puissent s’entendre en de meilleurs termes, il faut à juste titre se demander s’il ne serait pas nécessaire dans un premier temps que les concepteurs se taisent quelque peu, et laissent place à un discours moins défini, leur échappant. L’échange d’information avec la machine pourrait être moins à l’image d’une communication “dessinée” mais simplement favoriser un prélèvement d’information sur l’objet. Dès lors, le langage de l’appareil peut échapper à celui des mots. L’interaction d’un homme avec son milieu matériel n’est pas faite que de mots : les choses n’adoptent pas la prose pour dire leur souplesse ou leur rigidité, leur température ou leur poids, leur solidité ou leur fragilité ; elles disent tout cela de manière simultanée, à notre corps et notre œil rodé, de manière bien plus fluide que les mots et il paraît
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inimaginable de discourir avec chaque élément matériel du paysage qui cerne l’utilisateur. Trois étudiants de l’université de sciences appliquées de Potsdam font la synthèse de la forme discursive des interactions actuelles avec leur projet Words of a Middle Man, où l’appareil, simple parallépipède de plastique doté d’un écran, analyse les actions sur le réseau informatique d’une entreprise puis retranscrit cette activité en générant automatiquement des phrases la décrivant. Brisant l’intimité du réseau, il synthétise dans le langage humain en quelques mots stéréotypes les actions des appareils et des personnes qui agissent sur le réseau. Ce jeune interprète des mouvements sur le réseau pousse à interroger l’appareil connu qu’est le modem, qui, s’exprimant dans sa propre langue, sait depuis longtemps écouter et parler dans les réseaux. Le modem est plus intéressant dans ses versions antérieures que dans celles proposées actuellement. Il y a encore quelques années de cela, voulant se connecter à internet, il émettait ce chant caractéristique dont chaque personne ayant eu à établir une connexion à internet dans ces années-là se souvient. L’objet semblait passer un coup de fil lointain dans un étrage dialecte. Une analyse de cette séquence audio révèle que ces piaillements sont bel et bien une sorte d’introduction entre deux êtres techniques se rencontrant. Le modem émet d’abord un court bruit continu, correspondant à sa mise en route ; s’en suit le son de la numérotation - le modem compose les douze chiffres
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de son correspondant - puis le correspondant - un autre modem - répond ; ils émettent tour à tour des grésillements continus par lesquels ils listent leurs différents modes de communications respectifs et déterminent un protocole d’échange commun ; ensuite, le bruit se fait plus fort sur un grand nombre de fréquences acoustiques simultanées - ils accordent leurs signaux, leurs fréquences, vérifient la manière dont chaque signal émis par l’un est entendu par l’autre et, si besoin, corrigent le décalage ; enfin, la connexion est établie et ils laissent place aux données de l’utilisateur. Le détail de la conversation est complexe : il est une suite d’oscillations sur des fréquences acoustiques variées dont la description précise n’appartient qu’à quelques experts. Mais la teneur de la conversation est intelligible. Peut-être une oreille attentive serait capable de déterminer les variations subtiles de celle-ci, pouvant par là présager d’une anomalie dans l’établissement de la communication. Le chant des machines est glorifié par la musique électronique, « samplé » dans bon nombre de morceaux, il peuple l’imaginaire des contemporains et le paysage auditif quotidien. Des symphonies musicales naissantes de la synchronisation entre différents appareils ont même été composées : orchestres de machines, ces compositions accordent le bruit mystérieux qu’émettent des objets quotidiens dans leurs usages en des rythmiques et des mélodies qui ordonnent l’habituel chaos ambiant. Mais au-delà de ces ponctuelles compositions artistiques, il y a, entre autres, une quête
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non réalisée du sens à percevoir derrière l’oralité des machines, cette acoustique fonctionnelle peut remplir une forme de communication pour l’auditeur attentif possédant les bribes de ce langage. Un organe comme le moteur, réduit le plus souvent dans les systèmes qui l’embarquent à la mesure de ses tours par minute affichés sur les tableaux de bord, conserve néanmoins un chant évocateur pour l’amateur de mécanique. « Le bruit du moteur n’a pas de sens en lui-même, seulement pour l’individu qui en distingue les variations de timbre et de phase »18 nous dit Simondon. Par ailleurs, on évoque plus volontiers son bruit, car l’organe 18Gilbert moteur se dissimule sous divers capots : Simondon, MEOT, mais qu’en est-il de son mouvement et de p. 192 sa vibration visible lorsqu’il est exhibé ? Cette communication crée-t-elle moins de sens que les mesures de couple et de vitesse ? Le mouvement du moteur n’implique pas d’être immédiatement traduits en chiffres et mesures descriptives de son activité, sa conception pourrait souligner l’expressivité de son fonctionnement à la condition qu’elle aiguille l’individu sur les fondamentaux de ce qu’il doit y percevoir. Ainsi, sans aiguille sur un compteur, ni graphique décrivant l’évolution de son régime, pourrait-on retrouver la corporéité du moteur dans sa communication et possiblement créer une connaturalité de cet objet avec son usager Le tournant à prendre sur le langage des objets serait à vrai dire semblable à celui pris par la peinture
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moderne. Lorsque Braque écrit que « le peintre ne tâche pas de reconstituer une anecdote, mais de constituer un fait pictural »19, c’est un problème similaire, dans le domaine de l’art, qu’il adresse. 19Georges Braque exprime alors que le tableau Braque, Le n’est pas une représentation d’un fait du jour et la nuit. Cahiers 1917dehors, auquel cas la peinture n’aurait 1952, Paris cité de valeur que dans sa fidélité à la chose par Maurice Merleau-Ponty représentée et n’aurait finalement guère dans ses d’autre fonction que celle de pointer ce Causeries, conférences sujet qui est ailleurs, absent, comme les prononcées villages que pointent les panneaux sur le en 1948 à la Radio bord des autoroutes (d’ailleurs, ce genre Nationale, de tableaux sont appréciés également conservées par l’INA. pour le talent du peintre qui a su effacer les traces de son procédé comme l’appareil fait disparaître son dispositif ). Braque s’insurge et cherche à dire que le tableau est un monde pour lui-même, une expérience sensible totale indiscernable de son support, un spectacle autosuffisant lorsqu’il est mis sous les yeux du spectateur. Ainsi, le peintre revendique pour son œuvre le statut d’un être autonome, dont le langage se constitue pleinement dans l’entremêlement des coups de pinceau, et qui est le support d’une perception à part entière, sans chercher à faire référence à la chose au-dehors. Encore une fois, la peinture peut s’adresser au spectateur en lui dictant ce qui est représenté - le portrait de l’homme noble, la scène historique - ou le laisser interprète face au fait pictural, comprenant, ressentant, sans pouvoir
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toujours le formuler, le travail, les teintes et les couleurs de l’expérience mise en peinture dans le cadre. L’objet technique est-il capable d’acquérir cette autonomie dans sa communication ? De constituer un langage « à même » son schème ? Il s’agit donc pour le designer de s’interroger sur la manière dont le milieu technique quotidien peut être rendu expressif dans son fonctionnement. Par là, sa tâche serait celle d’exploiter la plasticité d’un langage propre à la machine, défricher les signaux utiles dans son schème et les mettre en évidence par le travail de leur amplitude, de leur focale et de leur traduction. Néanmoins, en se focalisant ici sur ce que l’utilisateur saisit de l’objet, nous éclipsons la manière dont l’individu communique en retour à l’appareil : la manipulation des objets techniques se range également dans leur aspect relationnel. À cet égard, de la même manière que nous nous sommes focalisés sur le voyant, nous explorerons pour cet autre volet de la relation à l’appareil, qui traite de sa manipulation, le phénomène actuel des interfaces gestuelles. Souvent encensées pour leur capacité à réintégrer du geste dans l’appareil, il est nécessaire de questionner - comme les diverses modalités d’expression du voyant - la différence entre le geste que l’objet appelait naturellement et les nouvelles interfaces gestuelles, et poursuivre en inspectant ce que la voie de l’interprétation du fonctionnement en termes d’information crée comme manière d’user. *
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* II.II Affordances et manières d’user I II.II.1 Appareils de geste L’ «interprétation du fonctionnement en terme d’information», décrite au chapitre précédent, se poursuit logiquement en une exploration des façons de manipuler qui en découle. Si pour les voyants c’est une information, un renseignement qui se trouve pré-articulé, pour le bouton (et généralement il s’en trouve sur les mêmes objets) c’est une injonction qui est faite à l’usager. Un lecteur-enregisteur quelconque, par exemple, ne demande pas de l’actionner comme la chaise demande de s’assoir : pour la chaise, l’idée de s’assoir, présente lors de sa conception, renaît dans le regard et l’esprit de l’utilisateur, le message émerge de la forme même de la chaise perçue par l’individu. Pour le lecteur, c’est le concepteur qui énonce au travers de l’objet, du bouton, l’action à effectuer et la manière d’effectuer l’action, sans qu’il n’y ait de détour possible. Ce discours c’est le mode d’emploi, synthétisé dans l’objet, une démarche opposée à celle qui consisterait à comprendre un schéma logique qui expose l’agencement des différentes composantes : telle combinaison permet d’aboutir aux fonctions d’enregistrement, telle
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autre à la diffusion des informations, une troisième au décalage temporel, et ainsi de suite. On voit bien dans le bouton ce qu’il supprime comme corrélation entre le geste et la fonction, en revanche, les interfaces gestuelles se présentent comme un retour du geste dans l’appareil se voulant plus proche de ce dernier, c’est pourquoi il faut s’attacher à décrire cet univers nouveau de gestes qui compose la relation à l’appareil moderne. À quelle typologie appartiennent les gestes que proposent ces appareils désormais omniprésents dans les poches et les mains ? Leur révolution semble être en partie dans ce qu’elles brevètent le geste : les métaphores chorégraphiques fonctionnelles qu’ergonomes et designers inventent pour tel ou tel futur appareil deviennent progressivement l’objet du dépôt d’un 1Julien brevet exclusif et marchand. L’artiste Prévieux, français Julien Prévieux présente même What shall we do next ?, dès 2007 une « archive des gestes à ve2007-2011, nir »1, film d’animation présentant deux animation 3D, 3 min 54, mains dénuées d’appareils, exécutant le galerie registre des gestes déposés à l’organisme Jousse entreprise américain de propriété intellectuelle pour la manipulation de terminaux n’existant pas encore. Cette tendance se propage jusqu’en dehors de la conception où le geste devient constitutif d’une identité fixe et propriétaire : on note ainsi le cas que Tim Tebow, quaterback de l’équipe de football américain des New York Jets, qui brevette en
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2012 la position caractéristique qu’il adopte lors des pauses durant les matchs. En relevant les empreintes sur ces appareils tactiles après leur usage, la manipulation chorégraphiée par les concepteurs réapparaît. Chaque application, chaque utilisation laissent ses traces sur la dalle de verre tactile comme une signature, presque malgré l’utilisateur. Mais il faudrait s’arrêter quelques instants sur l’étrangeté que recouvre l’appellation d’interface tactile ou corporelle : les objets ont-ils un jour échappés à la main ? Que désigne cette notion ? Les créateurs ne se sont pas retrouvés dans une situation complètement nouvelle lors de la création des interfaces gestuelles : les objets, presque toujours, suggèrent une prise en main, une manipulation. Le design porte aux nues l’aspect visuel des objets, mais si l’on peut ne pas regarder un objet - d’ailleurs les plus quotidiens, comme une chaise ou une clé, sont peu sujets au regard - rares sont les objets d’usage qui ne s’assujettissent pas au toucher ou à la préhension. La proposition de ces interfaces tactiles semble alors mieux se définir comme une manipulation d’apparence non instrumentée, où disparait le dispositif auparavant perceptible traduisant le geste de l’utilisateur en une commande dans l’appareil, point de rencontre entre le système technique et l’individu. La manière correcte de le formuler serait donc de parler d’une invisibilité de l’instrument assurant cette médiation, car enfin, l’interface tactile, si elle semble ne faire qu’un avec l’écran, est bien une surface entre
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l’utilisateur et l’écran, quant aux systèmes actuels à la base des interfaces corporelles, ils résultent toujours en la dissémination d’un ou plusieurs capteurs autour de l’utilisateur. Si le dispositif de captation, imperceptible désormais dans l’usage, semble créer une adhésion logique du geste et de sa portée interne dans l’appareil, participant ainsi à l’illusion d’une interaction sans intermédiaire, c’est que le concepteur l’a dessiné ainsi, il est un artifice de l’ingénieur ou du créateur. Le geste ne suit donc pas à proprement parler un schème de fonctionnement puisque ce dernier ne prescrit pas une manière d’user particulière ; dès lors le geste apparaît moins corrélé à la forme, il est une invention susceptible d’être brevetée. Ces gestes brevetés n’ont ainsi pas à s’accommoder d’un dispositif précis, comme le montre l’oeuvre de Prévieux, ils évoluent de manière désormais autonome vis-à-vis de l’objet supposé les fixer. Ils se standardisent, créent des typologies de manipulation stéréotypes, efficaces, de fait, pour tous les individus, car, comme les phrases que signale l’appareil au moyen du voyant, ces gestes se forment moins dans la domestication d’un objet que l’observance d’un mode d’emploi tracé. Il demeure néanmoins qu’une partie des gestes se produisant avec les appareils reste impensée par les designers. Si ces derniers fixent la préhension et la manipulation, un univers gestuel spontané émerge et persiste entre les individus et leurs appareils. L’anthropologue Nicolas Nova, aidé de trois
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coauteurs, explore dans son livre Curious 2Nicolas Nova al., Curious Rituals2, sur le mode de l’Infra-ordinaire et Rituals, de Perec, quelques pratiques irration- Genève : future nelles observable entre les utilisateurs et Near laboratory, leurs appareils. Parmi ces pratiques, on 2012 retrouve la télécommande, sur laquelle l’utilisateur enfonce frénétiquement le bouton en essayant de mieux viser le récepteur infrarouge lorsque celle-ci fonctionne mal ; mais aussi les étranges positions qu’adopte un individu essayant d’échapper à un capteur détectant, par exemple, son entrée dans un magasin ; ou encore le geste consistant à lever son bras en une mimique d’antenne pour pallier un défaut de réseau sur son téléphone portable. Ces gestes sont révélateurs d’une forme de préconscience du schème technique des appareils : ces pratiques opèrent dans la recherche, par essais et erreurs, des limites du fonctionnement de l’objet. Plus que dans l’usage, elles s’inscrivent dans une manière intuitive de comprendre et de se saisir du dispositif matériel entre les mains de l’individu. Qu’elles soient fondées techniquement ou qu’elles relèvent de croyances naïves, ces manières d’user manifestent une volonté d’accompagner l’opération interne de l’appareil. Dans les exemples précédents, on constate une prise de conscience de l’espace ondulatoire, énergétique, invisible dans lequel s’inscrit l’objet. La teneur de cet univers de gestes improvisés est d’une nature différente du domaine évoqué de l’interaction gestuelle. Pour peu qu’un de ces gestes se voit couronné de succès, il se constituera en habitude
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et par là, en un certain tour de main s’accommodant l’appareil et révélant un aspect intrinsèquement interactif du schème. Ainsi la technicité de l’appareil peut-être aux prises de l’utilisateur dans l’usage. On voit se produire, dans la manipulation, quelque chose de similaire au phénomène observé quant à la communication de l’objet technique : un rapprochement au fonctionnement même de l’appareil. Par là, la saisie d’information, d’observation, évoquée précédemment, prend son aspect efficace, car c’est elle qui est amenée à induire une manière d’user l’appareil. Pour éclaircir cet aspect, il faut aller chercher dans un des concepts de la psychologie moderne qui a développé précisément le rapport entre saisie d’information et possibilité d’action. I II.II.2 Le concept d’affordance Après avoir longuement insisté sur la révélation de la nature des appareils, nécessaire pour le rendre moins étranger, il s’agit de s’interroger où sur le schème se situe les prises pour l’utilisateur. La question est en réalité plus large : quelles prises offre l’environnement matériel en général ? Cet endroit où toute la vie de l’individu se passe sans qu’il n’aie besoin d’un créateur altruiste pour le prendre en charge. Pourtant, même privé de cet appui, l’homme
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évolue dans le monde de manière fluide, intelligible. D’instinct il reconnaît le réel, les significations et les puissances qui demeurent dans les formes. Les gestes sont sans incident, vont naturellement vers leur but, ils ne tentent pas d’atteindre l’inatteignable, de saisir l’insaisissable. Aucun mouvement superflu qui semblerait d’ailleurs ridicule ne vient casser, généralement, l’harmonie qui règne dans les interactions entre l’individu et son environnement. La perception juste des conséquences de ses actions à venir est au cœur de cet ajustement entre la perception et l’action. Face à l’infinité d’actions réalisables, il en détermine la fine part à réaliser avec justesse et économie. James Jerome Gibson, psychologue américain, enrobe élégamment cette adéquation de l’animal à son environnement dans le simple mot “affordance”. “To afford” , le verbe anglais source de ce néologisme, auquel le français prêterait le sens d’“offrir”, “permettre” ou “fournir”, devient “affordance” pour désigner l’ensemble des possibilités d’actions offertes par un environnement à un individu. Le concept et le terme séduisent, rapidement ils se prolongent dans la philosophie, les sciences cognitives, la robotique, l’ergonomie ou encore le design. Le concept s’inscrit dans une approche plus large et ambitieuse de la perception comme un fait écologique. Il faut, à ce dernier terme, prêter son sens originel d’étude des relations d’adaptation entre l’animal et son
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milieu, loin de l’interprétation contemporaine qui en est couramment faite dans les discours médiatiques. Se positionnant entre le milieu et l’animal, l’affordance brise la dichotomie qui les sépare. Il n’ y a pas dans cette étude de la perception et de l’action, d’une part un environnement et de l’autre un individu que la somme des sciences pourrait qualifier, mesurer, exhaustivement et séparément. La relation n’est pas celle d’un individu dans un milieu, mais d’un milieu pour un individu, où émergent les potentiels et les significations pertinentes pour son intention et son existence. Annihilant cette première dichotomie, l’affordance dans un même mouvement traverse les catégories du subjectif et de l’objectif. « Un fait important concernant les affordances est qu’elles sont en un sens objectives, réelles et physiques, au contraire des valeurs et des significations, qui sont souvent subjectives, phénoménales et mentales.Mais en réalité, une affordance n’est ni une propriété objective ou une propriété subjective; ou elle est les deux simultanément si vous préférez. Une affordance transcende la dichotomie subjectif-objectif et nous aide à comprendre son inadéquation. C’est à parts égales un fait de l’environnement et un fait du comportement. C’est en même temps physique et psychique, et cependant ni l’un ni l’autre.
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Une affordance pointe dans les deux directions, vers l’environnement et vers l’observateur. »3 L’affordance est permanente comme 3James J. adéquation entre les capacités sensori- Gibson, The ecological motrices du sujet et des propriétés phy- approach visual sicochimiques de l’environnement. Elle to perception , est une combinaison fixe de variables. Hillsdale : Sa perception, en revanche, n’est ni une Lawrence Erlbaum condition, ni une garantie : l’affordance Associates, p. 129 demeure invariable, perçue ou non, 1979, (traduit de comme possibilité d’action virtuelle, l’anglais) proche d’être. Sa perception est l’identification de propriétés actuelles du milieu matériel comme support de réalisation d’une intention. Au travers de ce concept, le répertoire des artefacts apparaît sous un jour neuf : une surface, suffisamment rigide et étendue, disposée à hauteur du genou (cette dernière donnée varie) est “assoyable” : c’est une assise, mais elle peut indifféremment se rencontrer sous le nom de siège, fauteuil, banc, chaise, tabouret... Percevoir une affordance, nous dit Gibson, n’est pas classifier un objet, mais un type d’action possible. En anglais, la classification des affordances voit aux verbes d’action se greffer le suffixe “ability”, surgi du vieux latin habilis (maniable) qui se prolonge dans le français “habile” pour désigner l’adresse d’une action. L’ordre entre l’objet et ses qualités dans la perception se renverse : l’objet phénoménal, l’objet dans la perception, affiche sa signification et son potentiel avant de se
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Appareils Apprivoisés
détailler comme assemblage de propriétés distinctes. Ce dernier point marque la filiation du concept avec la Gestalttheorie ou Psychologie de la forme, une forme qu’il ne faut pas entendre comme la silhouette, ou le contour, mais comme la « configuration ». Les psychologues Gestaltistes, emmenés par Christian von Ehrenfels qui théorise ce courant de pensée en 1890, pensent que la signification ou la valeur d’une chose est perçue aussi directement que sa couleur. La perception discerne des ensembles structurés, organisés, elle prête aux formes perçues un caractère physiognomonique. Popularisée en France par Paul Guillaume ou Maurice Merleau-Ponty, elle parvient le mieux à Gibson par son collègue Kurt Koffka. « Chaque chose dit ce qu’elle est ... un fruit dit ‘Mange-moi’ ; l’eau dit ‘Bois-moi’ ; l’orage dit ‘Craint-moi’ »4 4Kurt Koffka, The principles of gestalt psychology, Londres, 1935, p. 7 dans James J. Gibson, Ibid., p. 138 (traduit de l’anglais)
En vertu de ce caractère physiognomonique que l’affordance reconnaît dans les objets du monde, et que le design ne rechignerait pas à créer artificiellement pour des artefacts qui se complexifient,
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Affordances et manières d’user
le concept d’affordance se voit rapidement dériver vers les domaines de la conception. I II.II.3 L’affordance interprétée dans le design Il paraît à la fois peu original ni étonnant de faire appel ici à l’affordance : celui qui le premier cita le concept de Gibson comme référence utile pour le design fut le même qui développa une large partie de l’approche « user centered » et de l’usabilité dont les premières pages du présent mémoire peignaient un tableau critique. Forcément, l’interprétation du concept sera ici divergente, néanmoins, et afin de comprendre comment dans une même discipline, et en utilisant un même concept, il est possible d’écrire deux voies distinctes, l’interprétation actuelle de l’affordance dans le design doit être présentée. Le monde du design doit à Donald Norman et son best-seller Psychology of the everyday things le développement du concept d’affordance dans la création. Afin de bien appréhender 5On retrouve l’impact de cet apport, il est nécessaire cette définition de se figurer qu’aujourd’hui l’affordance sur la version de se voit souvent définie comme « la capa- Française l’encyclopécité d’un objet à suggérer son usage »5. die en ligne Suggestion, capacité, objet, usage : Wikipedia (au mois de chaque terme d’une pareille définition février 2013)
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Appareils Apprivoisés
interroge et il est difficile d’entendre la survivance du concept de Gibson dans cette phrase. Comment “possibilité d’action”,“ propriété physique” et “environnement” se convertissent respectivement en “usage”, “capacité de suggestion” et “objet” ? Afin d’expliciter les sources de cette réinterprétation de la théorie gibsonienne, il est nécessaire de décrypter la manière particulière dont Norman présenta le concept, et les incompréhensions qu’elle engendrera. Les mots de l’auteur pour décrire l’affordance sont ceux-ci : « [...] Le terme d’affordance se réfère aux propriétés perçues et actuelles d’une chose, principalement ces propriétés fondamentales qui déterminent simplement comment une chose pourrait possiblement être utilisée [...] Les affordances offrent d’importants indices sur l’opération des choses. Les plaques sont là pour être poussées. Les boutons pour être tournés. Les prises pour y insérer des choses. Les balles pour être jetées ou rebondir. Quand on tire parti des affordances, l’utilisateur sait quoi faire simplement en regardant : aucune image, étiquette ou instruction n’est nécessaire. »6 6Donald A. Norman, The psychology of everyday things, New York : Basic Books, 1988, p. 9 (Traduit de l’anglais - noté POET)
Les affordances apparaissent donc comme des « indices » qui déterminent comment les choses sont « utilisées », permettant à l’utilisateur de savoir quoi faire simplement
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Affordances et manières d’user
en « regardant ». Propriétés simultanément actuelles et perçues dont la combinaison vertueuse crée les affordances. Niant les principes fondamentaux d’invariabilité et d’indépendance à la perception explicités dans le texte de Gibson, Norman désigne sous le terme d’affordance la seule partie d’entre elles qui sont perçues. Un manque de rigueur à l’égard du concept de son pair, un malentendu que l’auteur tentera de corriger plusieurs fois par la suite. « Psychology of the Everyday Things portait sur les “ affordances perçues ”. Lorsque j’en serai à la révision de POET, j’effectuerai un changement global en remplaçant toutes les occurrences du mot “ affordance ” par l’expression “ affordance perçue ”. Le designer se préoccupe plus que les actions que l’utilisateur perçoit soient possibles plutôt que réelles. De plus, les affordances réelles et perçues, exercent des rôles très différents au niveau des produits physiques par rapport au domaine des produits basés sur écran. Dans ce cas, les affordances jouent un rôle relativement mineur contrairement aux conventions culturelles qui sont beaucoup plus importantes. »7 Dans cette correction en forme de mea culpa, Norman fait une référence appuyée au design d’interface. Un rappel historique est nécessaire pour saisir cette dernière.
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7Donald A. Norman, “Affordances, Conventions and Design” dans Interactions, vol VI, 1999, p. 38-42
Appareils Apprivoisés
Psychology of the everyday things est publiée en 1988, le Xerox Star est sortie sept ans auparavant des laboratoires de Palo Alto, les interfaces graphiques et le design d’interaction sont en plein essor. Norman, qui habite et travaille non loin en Californie, est partie prenante de ce mouvement. Ses écrits seront largement lus par ses compatriotes qui reprennent ses thèses à leur compte. Très vite objets et interfaces “affordent” à peu près tout et n’importe quoi : une souris dont le curseur change d’apparence au survol d’un bouton afforde de cliquer, un champ de texte afforde d’écrire, etc. Face à cette recrudescence des abus et des digressions autour du concept de Gibson, Norman révoque dans cet article publié en 2009 quasiment toute utilisation du terme affordance dans le design d’interface, jugeant que celles-ci suivent un univers de « conventions culturelles » et non d’affordance. Une brèche que l’auteur aura néanmoins du mal à refermer, et qui donne une image des dérives actuelles du concept original. La part faite des dérives du concept dans les interprétations successives de la thèse de Gibson par Norman et celle de Norman par divers acteurs, il reste à analyser quelques éléments de la pensée de Norman non dans sa formulation, mais dans ce qu’elle sous-tend. Selon les mots de l’auteur, les affordances perçues sont les seules importantes aux yeux du designer et de l’utilisateur. Norman plaide une emphase visuelle des propriétés physiques de l’objet existantes et pertinentes pour l’usage. Par ailleurs, l’auteur ne perçoit pas une pertinence de l’affordance pour des
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Affordances et manières d’user
opérations complexes (« Complex things 8Donald A. may require explanation, but simple Norman, POET, things should not »8), et ainsi cite les cas p. 113 des affordances pour des objets simples tels que les poignées de porte. Il apparaît que Norman, dans son livre, prête un statut binaire à l’affordance : elle est perçue ou ne l’est pas, ou - pour préciser davantage - elle est perçue immédiatement, ou ne l’est pas. Ce désir d’instantanéité semble obéir à l’idéologie générale défendue dans sa thèse sur la simplicité d’usage, l’usabilité, des objets. À cet égard, les propos de Norman contiennent les préoccupations d’usabilités semblables à celles de Loewy. L’auteur ne s’autorise pas à penser qu’il existe une temporalité possible de l’émergence des affordances dans l’usage ou une exploration active qui ferait progressivement découvrir à l’utilisateur les affordances (nous reviendrons par la suite sur cet aspect). Étonnamment, Norman développe, dans le même ouvrage, un exemple sans prendre conscience qu’il est susceptible de faire appel de manière détournée à la notion d’affordance esquissée quelques pages plus tôt. Norman introduit dans son livre des notions complémentaires à la notion d’affordance tel que le modèle conceptuel, représentation du dispositif proposée à l’utilisateur devant traduire une certaine réalité du fonctionnement de l’appareil. Ce problème se retrouve lorsque l’auteur cite le cas problématique d’un frigo-congélateur dont les réglages de températures des deux compartiments
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Appareils Apprivoisés
respectifs apparaissent plus complexes qu’envisagé au départ. L’appareil présente deux curseurs destinés au réglage de la température, a priori un pour chacun des deux compartiments. Néanmoins, si l’utilisateur prend connaissance du mode d’emploi, il s’aperçoit que pour régler la température du congélateur, il doit également régler celle de la partie réfrigérateur : en fait, tous les réglages, même lorsqu’ils ne concernent qu’un seul compartiment, nécessitent une position combinée précise des deux curseurs. La source de l’erreur est dans l’interface qui laisse croire à un dispositif interne du frigo où chaque compartiment serait équipé d’un thermostat indépendant. Dans les faits, les deux curseurs ne correspondent pas à deux thermostats distincts : il y a un seul thermostat qui régule l’arrivée initiale d’air, placé au niveau du congélateur. Le second curseur ne correspond pas à un autre thermostat, mais à une valve ajustable servant à réguler la proportion de distribution de l’air entre les deux compartiments. Norman à ce point de son étude critique le concepteur qui - sûrement dans une intention de trop grande simplification - a abouti à cette interface trompeuse, mais il ne songe pas à ce moment précis à réutiliser le concept d’affordance. Ce dernier, dans le cas présent, laisse imaginer un même appareil où le système de réfrigération serait perceptible, et dont les réglages s’ancreraient directement aux niveaux respectifs du thermostat et de la valve de régulation.
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Les chances que l’utilisateur manipule correctement un tel appareil s’en trouveraient certainement grandis. Néanmoins, Norman ne songe pas au moment de l’écriture à remettre en question le détachement entre la manipulation et le dispositif que l’interface crée, l’heure n’est pas encore à la critique du design d’interaction qui est alors une discipline émergente. I II.II.4 L’enquête d’usage : un processus exploratoire La complexité de la notion d’affordance réside dans l’absence de définition univoque. Dans l’ouvrage de 1979 de Gibson, l’affordance est parfois décrite comme une donnée invariante de l’environnement, qu’elle soit perçue ou non et, par ailleurs, décrite comme une propriété émergente qui n’existe qu’en rapport avec l’animal. Parmi les tenants actuels de l’approche écologique, une scission est présente entre, d’une part, ceux qui définissent l’affordance comme une propriété de l’environnement et ceux qui la définissent comme une propriété de la relation animal/environnement. De plus, les principaux exemples avancés par J.J. Gibson font état - pour des raisons pratiques - de situations où l’affordance semble émerger rapidement, pour ne pas dire instantanément, dans la perception. Une interprétation que l’on retrouve chez Norman qui prête aux affordances perçues une nécessaire immédiateté.
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C’est la femme de J.J. Gibson, Eleanor J . Gibson, qui démontera cette impression d’immédiateté et développera la théorie de son mari dans la perspective de l’apprentissage et du développement. « Nous avons mis l’accent sur le fait que l’affordance reflète une adéquation entre une propriété de l’environnement et une possibilité d’action. Mais une telle adéquation n’implique pas que l’apprentissage des affordances est nécessairement simple ou automatique. Quelques affordances peuvent être facilement apprises; d’autres nécessiteront plus d’exploration, de pratique et de temps. »9 Cette approche offre une nouvelle manière de lire la notion d’affordance divorçant avec l’obligation d’un caractère instantané ou évident de cette dernière. Dès lors, au débat entre affordance perçue et affordance réelle, s’ajoute celui de l’émergence de l’affordance dans la perception. La libération qui s’opère là est grande dans le contexte de création actuel qui a été décrit au premier chapitre. Toute l’œuvre de Norman est empreinte de ce désir qu’il n’est pas seul à exprimer - que l’objet soit rendu instantanément disponible. L’affordance perçue sert à ce propos, comme indice visuel immédiat et souvent inconscient. Or, la position entretenue par Eleanor Gibson s’éloigne de ce caractère : il n’y a pas une 9Eleanor J. Gibson et Anne D. Pick, An ecological aproach to perceptual learning and development, Oxford : Oxford University Press, 2003, p. 17
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évidence instantanée dans l’affordance. La tendance qui verrait dans l’affordance réelle et surtout dans son émergence progressive une manière d’adopter graduellement l’objet technique semble nous emmener loin des propos défendus par Norman, loin de l’acte inconscient et instantané. Les affordances peuvent se voir comme autant de nœuds liant l’action de l’animal à son milieu. L’objet technique, et plus précisément sa partie fonctionnelle relève de cet environnement antérieur et étranger à l’utilisateur. L’affordance, rapportée dans le schème technique de l’objet, offre l’occasion de penser des points de convergences, d’adéquations entre l’utilisateur et son objet, des possibilités d’actions au sein du fonctionnement de l’appareil. Or, ça n’est pas là un fait évident : si certes toutes les parties d’un objet sont susceptibles d’offrir des possibilités d’actions d’une manière ou d’une autre, l’automatisme dans la machine tend à les faire disparaître, en outre elles peuvent nécessiter un trop grand appareillage (tant culturel qu’instrumental) pour qu’un utilisateur « normal » possède les dispositions nécessaires afin de réaliser effectivement la possibilité d’action. L’affordance dans de tels objets devrait être conçue telle qu’elle sollicite un niveau de disposition de l’utilisateur suffisamment naturel et généralisé ; elle devrait le moins possible faire appel à une autre instrumentation que l’appareil sensori-moteur humain. Ici, par le biais de l’affordance, c’est la question de la maniabilité qui est posée dans une perspective proche
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Appareils Apprivoisés
de celle développée par Ernst Kapp, en 1877, dans ses Principes d’une philosophie de la technique, et dont Grégoire Chamayou écrit en préface de l’édition de 2007. « L’histoire des outils est celle de leur progrès vers une plus grande maniabilité, celle-ci se définissant comme “l’adéquation que l’ouvrier ressent entre l’outil et ses membres actifs dans le travail”. »10 L’affordance pourrait être présente au plus proche du schème pour offrir des leviers, des possibilités d’action soulignant un rapport de causalité visible, des modulations du fonctionnement supplémentaires, donnant au final accès à un modèle conceptuel juste de l’objet technique. 10Préface par Grégoire Chamayou dans Ernst Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, Paris : Vrin, 2002, p. 22
« Le plateau d’une platine de disques peut tourner à vitesse uniforme ; il peut aussi être retenu par la main du DJ qui en inverse le mouvement pour replier la musique sur elle-même et la mettre en boucle. Que se passe-t-il au juste lorsque la machine individuée [...] s’anime au point de devenir le sujet de la musique[...] ? [...] Quelles sont, plus généralement, les conditions qui définissent une
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pratique d’expérimentation créative sur des objets ou des dispositifs techniques ? »11 Le rôle de l’action pourrait être ainsi 11Elie élargi. Il faudrait distinguer deux fonc- During, “Simondon tions de l’action : l’action-mouvement au pied du dans et l’action-exploration. Le premier cou- mur” Critique , plage traduit les bénéfices qu’apporte n°706, 2006 directement l’action à la perception. L’action-mouvement et la perception sont indissociables, car l’action rend possible l’extraction d’invariants, l’information et donc le sens. Le deuxième couplage traduit le processus généré par les conséquences de l’action sur la sélection des affordances. Ce couplage exploration-perception est au cœur des apprentissages des affordances, il serait lié à l’intention et donnerait une piste pour comprendre le processus qui sous-tend l’apparition et la sélection des affordances. L’affordance, c’est un pouvoir d’action, de manœuvre, immanent à la forme. Par cette immanence, elle se différencie de la fonction qui possède une antériorité sur l’objet et sa forme, et par là une indépendance à cette forme. L’affordance, au contraire, ne saurait exister ailleurs que dans le substrat physique présenté à l’individu. Elle redonne ses lettres de noblesse au travail formel du concepteur, car il est impossible de dessiner volontairement une affordance sans avoir en tête auparavant une partie de l’aspect
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formel de l’objet : l’affordance est placée dans l’objet par prévision. Ce concept donne une autre lecture de la relation aux objets, l’affordance peut être la renaissance, dans la perception de l’utilisateur, de l’idée du concepteur placée dans les lignes de l’objet, mais aussi le dépassement de cette idée. Ainsi, une chaise sans qu’il y ait à donner une quelconque explication, donne comme perçue la possibilité de s’asseoir - que le menuisier avait bien en tête lors que la réalisation - mais elle offre en sus la possibilité d’accrocher quelques vêtements sur son dossier, de l’escalader debout tel un escabeau, ou encore de s’en servir pour caler une poignée de porte, etc. Il y a une indétermination de la technique à employer pour un usage donné, l’usage est une catégorie instable, et peut-être inconsistante : « tantôt il connote l’indétermination, tantôt au contraire il 12Gilbert est du côté de l’hyperspécialisation »12 Simondon, nous dit Simondon, mais il existe tout MEOT, p. 21-22 autant une indétermination de l’usage correspondant à un objet technique. 13Don Ihde, Le concept de Multistabilité13 du phiPostphenolosophe américain Don Ihde se réfère menology, Evanston : à cette dernière. Ce concept désigne Northwestern la dépendance au contexte et à l’interUniversity Press, 1993, prétation d’un objet, que le philosophe p.77-78 Peter Paul Verbeek renomme intentioncité dans Peter-Paul nalité technologique. Don Ihde expose Verbeek, la notion de multistabilité à travers la op. cit., p. 117-118 représentation du cube de Necker. La
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figure géométrique particulière présentant un cube en perspective cavalière se prête à de multiples interprétations : le cube peut sembler simultanément présenté de dessus ou de dessous. Dans chaque cas, différentes manières de regarder font percevoir différentes figures. Le cube de Necker est stable de façons multiples, ce qu’il est vraiment en revanche reste indéterminé. Quelque chose de similaire a lieu dans l’usage des technologies : ce qu’elles sont vraiment reste dans la perspective de l’usage, indéterminé. La multistabilité expose le rapport entre compréhension formelle des processus à l’œuvre et la création des manières d’user. Les possibilités d’action dans les appareils actuels ne semblent pas relever de l’affordance, les fonctions, que divers boutons permettent d’accomplir, sont reliées aux boutons dans l’esprit de l’utilisateur que par un niveau fort de convention culturel et de standardisation. Les affordances peuvent être envisagées comme des possibilités d’actions inscrites directement dans le schème, adaptées par le designer aux dispositions psychophysiques de l’utilisateur. La perception de ces affordances est à même de constituer un processus de discrimination progressif permettant d’adopter le fonctionnement de l’artefact. Au final, c’est la totalité des affordances perçues, somme personnelle à chaque utilisateur, qui amènerait une manière originale d’user. Ce faisant, il est nécessaire de se défaire définitivement de la définition de l’affordance comme la capacité d’un objet à suggérer son usage. L’affordance dans l’objet est sa capacité d’offrir une possibilité d’action
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; l’affordance perçue est la suggestion de cette possibilité d’action ; la constellation des affordances perçues offre un apprentissage perceptuel d’une manière d’user, éventuellement de l’usage. Il serait difficile sans gravement tronquer le concept original de contracter cette dernière phrase, elle souligne les responsabilités du concepteur envisageant l’affordance sous ce rapport d’apprentissage. Le concepteur peut offrir des actions, présentes matériellement dans le schème, tenant compte des dispositions sensori-motrices et bio-mécaniques de l’utilisateur. Pour émerger dans le perceptible, ces dernières peuvent être suggérées directement par le dessin, mais leur perception peut aussi apparaître temporellement dans les tentatives d’usages à mesure que l’intention et l’habileté de l’utilisateur progressent et qu’il précise sa connaissance du système et son intention. *
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* II.III La récalcitrance de l’objet technique I II.III.1 L’action médiatisée La saisie d’information, et l’affordance, biais par lesquels le design pourrait introduire une meilleure connaissance des objets techniques, pourraient induire une relation d’usage qui ne s’inscrit pas dans le rapport d’obéissance habituellement rencontré dans les appareils contemporains. L’obéissance absolue de l’objet répond à un besoin de puissance, tel que l’expose Pierre Damien Huyghe. « Quand l’appareil est en retrait, quand par exemple la langue ne s’entend pas dans le dire, quand l’opération du microphone ou de l’appareil photographique n’est pas perçue dans le son ou dans l’image, c’est la puissance a priori de la réception qui perd en énergie, c’est le médium qui se fait oublier, c’est l’émetteur qui prend le pouvoir, c’est l’empire des signes qui s’installe. »1 Le philosophe américain Albert Borgmann, dans son ouvrage Technology and the character of contemporary
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1PierreDamien Huyghe, op. cit., p. 117
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life2, expose le “device”, l’appareil, comme ce qui rend disponible une commodité en ayant recours à une machinerie dissimulée. La machinerie y est entrevue comme un pur moyen, n’influant pas sur la commodité à fournir elle même, Borgmann cite pour appuyer son propos l’exemple de la capacité à lire l’heure, dont il affirme qu’elle n’est pas affectée selon que la montre est alimentée avec un ressort ou une batterie. Borgmann conclut que la machine actuelle divise les choses en fins et en moyens en les tenant radicalement séparées. Selon l’auteur, la marche de la technologie est précisément celle du remplacement de la présence des choses à la disponibilité de commodités fournie par les appareils, à l’image de la machine à café qui passe depuis plusieurs décennies d’un objet assistant dans la préparation du breuvage, fixant une pratique avec l’utilisateur, à une machine délivrant la boisson sous la simple pression d’un bouton. Il se produit un désengagement de la personne envers l’objet, envers la tâche, car précisément la technologie tend à rendre totalement invisibles la matérialité et le processus de l’objet dans l’usage. Cette vision, vérifiable en partie dans le monde contemporain, amène le philosophe à l’assertion suivante : 2Albert Borgmann, Technology and the character of contemporary life : a philosophical inquiry, Chicago : University of Chicago Press, 1984
« Notre contact avec la réalité s’est atténué en poussant des boutons et tournant des poignées. Le résultat est garanti par une machinerie qui n’est
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pas de notre conception et souvent au-delà de notre compréhension. Par là, le sentiment de libération et d’enrichissement s’efface rapidement : les nouveaux appareils perdent leur attractivité et fusionnent avec la discrète périphérie de la normalité; l’ennui remplace l’euphorie. »3 Il paraît néanmoins précipité de voir 3Ibid., 140 cet effet comme un corollaire du déve- p(traduit de loppement technique. Il peut demeurer l’anglais) dans l’usage une place pour l’engagement de l’individu et la visibilité de la machinerie : les instruments de musique le démontrent admirablement. Plus que le produit de leur fonctionnement, ce sont les subtiles modulations de leur corps, de la rigidité d’une corde, de la résonance d’un cuivre, de la souplesse d’une touche de piano, qui donnent sa valeur à l’objet. Dans sa lettre à Derrida sur la techno-esthétique, Simondon évoque une idée similaire, il dessine une esthétique ayant attrait à 4Dans MEOT, comme sa lettre à Derrida, la contemplation, si cette dernière dans Simondon a recours s’associe à une connaissance des pour expliciter cette esthétique schèmes, car l’auteur voit l’im- impression à l’exemple de l’antenne pression esthétique provenir de hertzienne et de son dans le la compréhension de l’inscription inscription milieu topographique de la technique dans le monde qu’on ne peut saisir que la mesure où le naturel4. Mais l’auteur dépasse dans spectateur sait le rôle de cette attitude contemplative et l’antenne et comprend réseau que celle-ci amène un second aspect de cette le forme en relation avec techno-esthétique, sourcé dans le territoire.
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l’action sous la forme d’un « plaisir moteur », d’une « certaine joie instrumentalisée », où se retrouve une forme d’engagement. L’esthétique contenue dans ce type d’objet, auquel il ajoute la pince Facom ou la peinture utilisée par l’artiste peintre, est le « faisceau sensoriel » provoqué par un certain contact avec la matière ouvrée, l’expression des « gammes sensorielles » des outils de toute espèce. Une autre forme d’engagement est à trouver, une forme qui redonne de la présence à l’être matériel qu’est l’objet technique dans son usage. La thèse développée jusqu’ici d’une interaction directe entre la machinerie et l’individu, engouffrant dans un même geste l’être technique, matériel et sa valeur d’usage, n’est pas la simple expression d’un possible technique : ce couplage porte une ambition esthétique dans son sens plein d’expérience sensible à laquelle se lierait un renouveau de l’engagement et de la considération à l’égard de ces objets. Dans la dimension active de cette techno-esthétique se distinguent parmi l’ensemble des objets techniques les catégories de l’instrument et l’outil. Ainsi du marteau : il possède une forme largement définie, presque arrêtée et qui consiste en un manche tourné vers la main de son utilisateur, et une tête pour agir sur la matière. Ces deux parties varient en longueur et en poids selon le ratio précision/force de frappe que l’utilisateur espère en obtenir. En dehors de ces variations globales dont la raison incombe plus à Newton qu’aux concepteurs, les dessinateurs industriels ont su
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créer pléthore de variations minimes sur cet archétype, cependant, la relation de l’utilisateur au marteau demeure davantage celle d’une affinité corporelle que l’expression d’un goût ou d’un style : l’individu ressent comment son organisation musculaire appréhende cette masse supplémentaire, comment sa force et son agilité s’en trouvent modifiées. Dans l’usage, l’utilisateur semble incorporer le marteau, il est inscrit et adopté dans le corps vécu à cet instant si bien que la personne éclipse l’outil de sa conscience, fait acte de proprioception pour le sentir, et se focalise sur le clou. Merleau-Ponty décrit admirablement ce phénomène d’incorporation caractéristique de l’action médiatisée, pointant l’exemple de l’aveugle qui sent directement les objets au bout de sa canne : « Le bâton de l’aveugle a cessé d’être un objet pour lui [...] son extrémité s’est transformée en zone sensible, il augmente l’ampleur et 5Maurice le rayon d’action »5. De manière plus Merleau-Ponty, op. cit., générale, l’auteur insiste sur le fait p. 178 que « les actions dans lesquelles [on s’] engage par l’habitude s’incorporent 6Ibid., p. 120 leurs instruments et les font participer à la structure originale du corps propre »6. Le marteau devient quasiment transparent, la conscience de l’utilisateur ne s’y fixe plus, l’individu le sait au bout de ses doigts et sent la masse sûre qui l’accompagne, mais ne la surveille plus. Cependant, les forces mises en jeu parfois modifient légèrement cet acte simple dans le cas où le marteau nécessaire
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à l’ouvrage est très lourd par exemple. Le marteau léger ne s’oppose pas à la main, il est scrupuleusement respectueux du mouvement du bras et sa tête ne témoigne pas d’une intention à s’écarter plus loin de la main que de la longueur de son manche. Mais une masse plus importante ne se montre pas aussi fidèle à la motricité de l’individu : l’outil amplifie le mouvement, vers l’avant ou l’arrière, le détourne, le ralentit, l’accélère. La servilité de l’outil léger, qui ne risque aucune opposition au corps, se rompt : l’objet gravit la hiérarchie depuis la relation de domination originelle pour progressivement imposer ses propres termes. Si l’individu entend utiliser le marteau, il devra le faire en coopérant avec ce dernier. La coopération avec cet assemblage primitif de matière impose une certaine capacité à dompter l’indépendance de mouvement du marteau, qui est beaucoup plus respectueux de la gravité que de la personne qui le tient. Ce domptage peut signifier d’initier simplement le mouvement, anticipant l’instant où la force d’inertie acquise par l’outil avec la vitesse dépassera celle des muscles et tendons de l’individu, en s’arrangeant pour que malgré cela l’outil poursuive presque de lui-même son cheminement vers la cible à atteindre. Le bricoleur devient lanceur de poids. Cette situation renforce la présence consciente du marteau dans la main de l’utilisateur : il n’est plus l’organe fidèle prolongeant
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naturellement le corps, mais une extrémité légèrement boiteuse avec laquelle il faut négocier. La disparition ou transparence du marteau est nécessaire à son utilisation correcte ; l’utilisateur doit pouvoir se focaliser directement sur le clou afin d’accomplir sa tâche et le marteau qui en est le moyen ne doit pas occuper tout le regard. Cette transparence nécessaire dans le cadre de son opération s’acquiert sous trois conditions : les caractéristiques physiques de l’objet doivent le rendre 7 Analyse tirée Peter-Paul incorporable, l’objet doit faire appel à un de Verbeek, op. savoir-faire, à des compétences particu- cit., p126 lières, et la perception qu’il renvoie doit être dans une gamme comparable à celle 8 Martin Heidegger, rencontrée dans le quotidien7. Être et Pour le philosophe Martin temps, Heidegger8, le marteau n’est perçu Paris : Gallimard, comme un étant que lorsque celui-ci est 1964 brisé, car alors se révèle cette matière désormais défectueuse qui correctement assemblée remplissait si bien son usage. L’objet altéré peut, de plus, rendre visibles le réseau des compétences et le milieu technique qui, préexistant au marteau, l’ont rendu possible. Néanmoins, dans les occasions où le marteau résiste à l’usage, il ne disparaît pas complètement : par sa résistance le marteau se laisse encore entrevoir au moment même de son utilisation, son poids, sa force, ne le laisse pas disparaître dans l’inconscient de l’utilisateur. La transparence n’est donc pas forcément
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complète, mais est un phénomène qui possède une certaine gradation. La question qui se pose est donc celle du rôle actif en tant que médiateur des objets techniques. Dans l’acte d’écriture, un traitement de texte informatisé, une machine à écrire, ou un stylo forment de manières très différentes l’expérience de l’écriture. Ils ne sont pas des intermédiaires neutres entre l’auteur et le texte. Les contraintes que ces trois outils pressent sur la rapidité d’écriture, la plasticité du texte, la capacité de composition influent sur le style du discours. Là encore, dans l’utilisation, à travers mille détails et dispositions matérielles, l’objet apparaît dans l’action aménageant un espace où le schème technique de l’objet est susceptible de s’inscrire activement dans l’usage. I II.III.2 Apprivoisement et résistance La discrimination progressive des affordances pose en creux la question d’une latence dans l’adoption des appareils, d’un objet présentant une série d’obstacles. L’appareil mis entre les mains de l’individu nécessite une dernière finition : la détermination d’une manière de conduire son opération, qui pose l’utilisateur comme artisan de la complétude de son objet technique, livrant graduellement l’intrication de son double rapport d’utilité et de constitution. Dès lors, cette latence
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interroge sur ce qu’elle fait entrevoir de l’objet, sur la nature de l’obstacle qui est à franchir. La découverte des formes latentes présentes dans les appareils n’est pas purement la découverte d’un usage, ceci étant, elle ne semble pas non plus s’inscrire dans un régime de description technique, scientifique, du milieu interne de l’objet. Il semble que cette découverte se produise quelque part entre ces deux extrêmes, au croisement du phénomène produit par le schème et de l’intention mobilisée par l’utilisateur. La figure évoquée précédemment du marteau révèle par le jeu des forces engagées que l’outil exprime une résistance à l’utilisateur pendant l’usage. À ce titre, le marteau dépasse la simple figure du poing fermé qu’y projette le philosophe Ernst Kapp et il n’est plus la simple adjonction non 9Ernst organique prolongeant le corps9. L’outil Kapp, op. cit., médiatise l’action, c’est cette médiation p. 83 qui provoque l’infidélité physique du marteau à l’intention de son possesseur. Les effets psychophysiologiques qui se manifestent dans l’action médiatisée par l’outil révèlent une forme de résistance de l’objet et ce faisant en rendent sa constitution plus familière pour l’utilisateur qui adapte sa pratique en conséquence. Dans cette tentative pour définir le type de résistance qui se trouve enfoui dans l’objet technique, une piste pointe vers les termes et les normes particulières selon lesquels l’objet médiatise l’action. La question de la médiation qu’opère l’appareil transparaît largement dans le cas des images
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photographiques ou cinématographiques. La construction de l’image mobilise des techniques manifestant une large volonté de 10 Terme tiré mimêsis10, revendiquant sous le terme de de la Poétique fidélité une tentative de faire paraître le d’Aristote, qui définit l’œuvre produit de leur fonctionnement comme d’art comme de nature similaire à la scène capturée. une imitation du monde. Cependant, les photographes et les cinéastes savent prendre la mesure de l’influence d’une technique d’imagerie sur la scène restituée, à l’image de la considération que porte le réalisateur américain Micheal Mann aux différentes techniques de captation et d’enregistrement. Auteur d’un travail pointilleux sur la photographie de ses films, qu’il travaille avec Dante Spinotti ou Paul Cameron, Mann est un fin connaisseur des techniques qu’il utilise pour enrichir le vocabulaire esthétique de l’image en mouvement ; il sait décrire avec précision les divers dispositifs auxquels il a recours, de l’objectif au support de mémoire, en passant par le capteur et le processeur graphique. Dès 2003, il se saisit de caméras digitales à haute définition alors récentes et peu utilisées. Il utilisera la sensibilité de ces nouveaux capteurs pour renouveler l’esthétique des scènes nocturnes, ou encore s’attarder sur les variations de textures cutanées des personnages comme un nouveau vocabulaire d’expression. Ses scénarios, qui dépeignent une galerie de personnages dépositaires de savoir-faire exceptionnels, et leurs difficultés pour continuer à exercer leur art, semblent tout entiers à l’image du réalisateur,
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comme un débordement de sa pratique technicienne du cinéma. La caméra oppose une forme de résistance dès lors qu’il y a conscience, chez l’opérateur, du résultat qu’il souhaite en obtenir ; elle se tient entre la scène et l’image définitive, elle presse des contraintes dans la capture tout comme dans le stockage. Comme pour le marteau, l’action médiatisée, instrumentalisée, impose de s’accoutumer aux caractéristiques de son opération pour ne pas en être victime. La découverte du schème s’accompagne d’une découverte des termes de cette médiation et de ses limites : comprendre le dispositif c’est reconnaître son domaine d’action et les limites de ce domaine. La résistance n’est pas tant dans la fugacité des phénomènes ou les limites de la perception humaine, mais dans la découverte du rapport d’influence entre le dispositif et le résultat, et les variations de celui-ci. Dans le cas des objets présentés ici, l’usage réside dans le succès d’une polarisation du dispositif vers l’usage. La résistance de l’objet se situe dans la reconnaissance de la portée du geste dans la machine et dans l’adaptation consécutive du geste - en connaissance de cette portée - qui accompagne la machine. Ce qui est désigné ici comme geste dépasse le cadre de la main, ou de la manipulation : c’est la situation d’usage de l’appareil que l’utilisateur met en place. Aussi, quand un réalisateur comme Mann désire utiliser une caméra précise il sait l’action, les lumières et les mouvements de caméra qu’il peut adopter. L’usage s’inscrit dans une
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Appareils Apprivoisés
conscience de la normativité qui émane de l’objet technique. L’opération médiatisée est conditionnée par le dispositif technique, et l’opération doit se dérouler en accord avec les normes que celui-ci impose, aussi fautil avoir l’intuition de ces normes. Cette attitude est adoptable avec presque tout ce qui possède son principe interne de changement, sa propre réponse aux forces qu’il reçoit. On retrouve cette conduite dans les situations les plus contemporaines comme les plus archaïques tel 11Le Meghalaya est que les “ponts vivants” que les habiun État du Nordtants de la région du Meghalaya11 Est de l’Inde, connu comme étant l’une construisent en tressant pendant des zones recevant des décennies les racines des arbres le plus de précipitations du globe. de part et d’autre d’une rivière. La population y est Progressivement, et avec l’intervenmajoritairement aborigène. tion de l’homme, les branches des deux rives se rejoignent, gagnent en volume, et leur croissance finit par en faire ces « ponts vivants » mesurant jusqu’à trente mètres et pouvant supporter le poids de plusieurs hommes. Ces ponts, si éloignés des ouvrages habituels du génie civil, relèvent de la catégorie de l’artifice, et non du naturel, car ils reçoivent l’ « action artificialisante de l’homme »12. L’objet initial est l’arbre, soit un bois 12Xavier Guchet, non arraché et vivant, qui, en plus Pour un de l’anisotropie que contient le bois humanisme technologique, inerte, possède les forces issues du Paris : PUF, son processus de croissance. L’art 2010, p. 186 de ces bâtisseurs donne à voir une
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compréhension assez fine des comportements du matériau. Ils entrevoient instinctivement une théorie des structures, ont l’induction de l’écoulement des forces et de la 13La devise selon par la techprogression des formes du bois. laquelle, nique, l’homme doit Le pont est une manière d’user de se rendre « maître possesseur de l’arbre qui ne se constitue pas contre et la nature » est sa matière et ses dynamiques, mais tirée du Discours la Méthode au contraire l’accompagne et la de de Descartes. dévie légèrement pour qu’elle ren- Cependant cette est prioritaicontre le besoin humain, tel que le idée rement exprimée jardin de Julie évoqué par Rousseau par le philosophe Francis qui témoigne un usage de la nature anglais Bacon dans son sans que l’homme n’aie à s’en rendre Novum Organum. « maître et possesseur »13. « Vous savez que l’herbe y était assez aride, les arbres assez clairsemés, donnant assez peu d’ombre, et qu’il n’y avait point d’eau. Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. Que pensezvous qu’il m’en a coûté pour le mettre dans l’état où il est ? Car il est bon de vous dire que j’en suis la surintendante, et que mon mari m’en laisse l’entière disposition. - Ma foi, lui dis-je, il ne vous en a coûté que de la négligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste et abandonné ; je n’y vois point de travail humain. Vous avez fermé la porte ; l’eau est venue je ne sais comment ; la nature seule a fait tout le reste ; et vous-même n’eussiez jamais su
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faire aussi bien qu’elle. - Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n’y a rien là que je n’aie ordonné. »14 La résistance est dans le matériau en lui-même, dans la compréhension de ses dynamiques. Le qualificatif de “résistance”, qui désigne une simple opposition, n’est pas le terme le plus adéquat. La “récalcitrance” en revanche, qui est ce dont on ne peut venir à bout, qu’on ne peut arranger à sa guise, traduit mieux cette réalité de l’objet. Dès lors, l’usage ne doit pas tenter d’imposer à l’objet des formes qui lui seraient impropres. Comme il y a un art de la conception, il y a également un art de l’usage qui pourrait être considéré comme ce qui connaît l’objet et non le commande, suivant la distinction que Aristote faisait en son temps. 14Partie 4.XI, Lettre de Saint Preux à milord Edouard dans Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse. Tome 2, Paris : Veuve Dabo, 1823, p. 343-344
« Il y a donc deux sortes d’art (technai) qui commandent à la matière et la connaissent : d’une part, les arts qui font usage de la chose, ceux qui parmi les arts poétiques sont architectoniques. Aussi l’art qui fait usage des choses est-il en un sens architectonique, avec cette différence que les arts architectoniques ont pour œuvre de connaître la forme, celui-là en tant que poétique de la matière ; en effet, le pilote connaît et prescrit ce que doit être la forme du gouvernail, le fabricant de quel bois il est fait et
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quels seront les mouvements. En somme, dans les choses artificielles, nous faisons la matière en vue de l’œuvre, dans les choses naturelles, elle préexiste. »15 La réalité opératoire de la machine possède, dans son caractère normatif, quelque chose de semblable aux matériaux anisotropes : elle sous-tend des directions, des manières d’user l’objet technique.
15Aristote, Physique II, cité dans Bernadette Bensaude-Vincent, Éloge du mixte : Matériaux nouveaux et philosophie ancienne, Paris : Hachette, 1998, p. 77-78
« La connaissance technologique s’intéresse au système des opérations qui coordonnent les fins humaines et les phénomènes physiques dont la machine est le siège. Or, l’approche par les usages consiste à appréhender l’objet selon les finalités humaines seulement, sans considérer les opérations qui intègrent ces finalités dans le monde des causes et des effets naturels. »136 La rencontre de la résistance de 16Xavier Guchet, l’objet, de sa médiation, constitue op. cit., p180 une voie d’accès qui approche la machine « non pas dans les limites de son utilité et des buts humains, mais comme un système physicochimique accessible à une étude inductive, comme s’il s’agissait d’un donné naturel [...] La machine acquiert à ce point la dignité de l’instrument scientifique au sens de la phénoménotechnique de Bachelard »14. La phénoménotechnique décrit le 14Ibid.
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mode d’apparition des phonomènes dans la science moderne, qui produit ses phénomènes grâce à des techniques. Le scientifique, au moyen de son instrument, voit le phénomène, mais il lui incombe de connaître également la manière dont il 15Gaston. lui apparaît. La phénoménotechnique se Bachelard, substitue à une phénoménologie uniqueL’Expérience de l’espace ment descriptive, car « elle doit reconstidans la tuer de toutes pièces ses phénomènes sur physique contempole plan retrouvé par l’esprit en écartant les raine, Paris : parasites, les perturbations, les mélanges, Alcan, 1937, p. 140 les impuretés, qui foisonnent dans les phénomènes bruts et désordonnés »15. Il en va de même pour le musicien qui sait accompagner l’instrument pour en faire surgir les différentes valeurs sonores. Au regard de la normativité qui émane du schème technique, il est certains instrumentistes virtuoses qui situent leur art précisément dans l’exploration des limites de leur artefact, à l’image du saxophoniste américain Colin Stetson, capable de soutenir simultanément diverses lignes mélodiques en captant le son en sortie du pavillon de son instrument, mais également au sein de ses cordes vocales, ainsi que les percussions des clefs de l’instrument et des frappes rythmiques sur le pavillon. Les diverses compositions jalonnant l’œuvre du saxophoniste apparaissent comme une saisie, à tous les niveaux, de la transformation progressive du souffle par le couple que forment l’homme et son instrument. La prise de conscience du milieu opératoire ne peut par conséquent se faire sans
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tenir compte du fait qu’en premier lieu, dans la relation homme-objet, c’est de l’objet que semble émaner une première forme de normativité, par là il est juste de le nommer résistant, ou récalcitrant. La dissémination des affordances dans le schème contient en creux ce caractère normatif, car elles sont les possibilités d’actions offertes par l’objet, marquant une antériorité de ce dernier sur l’intention et l’usage. Le désir de l’immédiateté, de la servilité d’un l’objet qui exécute sa tâche sous la première injonction digitale ou vocale semble poser une obstruction à la compréhension et à l’instauration de cette relation. Au contraire, la capacité d’interprétation du fonctionnement, la découverte progressive des affordances, dans une perspective d’apprentissage, semble mieux à même d’instaurer cette relation progressivement normée entre l’individu et son appareil. La récalcitrance, c’est la part d’étrangeté irréductible dans l’objet. Si les concepts ébauchés précédemment dessinent une relation sans xénophobie, qui prévient une méconnaissance de l’objet, il faut reconnaître à ce dernier une part d’étrangeté que sa connaissance révèle et qui réside dans l’acceptation de la manière dont il opère, dont il médiatise l’action. À cette récalcitrance l’individu ne peut commander, simplement coopérer, ou tenter d’infléchir l’objet, celle-ci maintenant l’objet à bonne distance de son utilisateur, évitant sa totale obéissance. *
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* I.IV Le design d’un comportement
L’ambition de poser a priori l’objet comme un obstacle soulève une question pour la discipline : le design n’est-il pas fait pour faciliter la vie, et par là supprimer les obstacles? Il n’y a pas ici de réponse définitive, simplement il serait possible d’affirmer que les ambitions de simplicité et de confort se retrouvent souvent associées au design, et ce, dans tous ses mouvements historiques. Borgmann associe des idées connexes quand, à propos de l’appareil et de la technique (qu’il voit comme ce qui rend disponible une commodité) affirme qu’une chose a été rendue disponible dans la mesure ou elle est devenue « intantanée, 1Albert ubique, sûre et simple »1. Cependant il Borgmann, op. cit., demeure une indétermination sur la res- p. 130 ponsabilité du design à rendre toujours les choses plus simples. Le philosophe Vilém Flusser, par exemple, désigne le 2Vilém designer comme un jeteur d’obstacles Flusser, op. cit., sur le chemin des autres2.Certains p. 35 concepteurs, par ailleurs, n’hésitent pas à affirmer une ambition totalement inverse à cette idée de confort tel que l’architecte japonais Shusaku
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Arakawa qui dessine en 2005 les Reverse destiny loft pour la ville de Tokyo. Ces logements, destinés aux personnes âgées, explorent une voie radicalement opposée à la traditionnelle habitation conçue sous le spectre de l’assistance et du confort pour aller vers un paysage domestique qui stimule le corps en permanence par le jeu d’états de surfaces atypiques et de topographies accidentées, proposant au travers de cette architecture une rééducation en lieu et place d’un alitement. Plus historiquement, Rietvield à propos de sa Red Blue Chair - et de ses autres assises aux lignes droites - répondait aux objections de ses détracteurs dénonçant l’inconfort du bois sans courbes de ses chaises par la phrase suivante : « S’asseoir est une activité, si vous voulez vous reposer, allongez-vous »3 3Cette citation est prêtée à l’architecte par les réalisateurs du documentaire La chaise Rietvield, dans la série Design pour Arte. Nous n’avons pu retrouver le contexte original de la citation.
Cette indétermination vis-à-vis du confort qui subsiste dans le design permet en tout cas de développer sans entrave la thèse d’un objet technique se présentant comme un obstacle à surmonter, que nous entrevoyons comme condition de la connaissance de l’objet. L’appareil serait en premier lieu un terrain vague offert aux individus : il est ce qui attend de déployer ses formes, de se réaliser par l’usage, et l’usage ce qui attend de comprendre un certain comportement du schème technique, pour le
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détourner à ses fins. Ce comportement, il se comprend notamment par la présentation claire des phénomènes en jeu dans l’appareil et sa manipulation. I II.IV.1 L’apparition du comportement Deux logiques sont en concurrence dans l’intention de rendre compte des phénomènes dont l’objet technique est le siège. La première possibilité, la plus évidente, est celle qui consiste à voir le phénomène en train de se produire : la tige en train de se mouvoir, la vibration en train de s’étendre, le flux en train de se propager. À l’exception de la mécanique pure, qui donne sa logique directement par le mouvement de ses pièces, la plupart des phénomènes se produisant dans l’objet (électriques, acoustiques, thermiques, magnétiques, etc.) possèdent un caractère fugace, subtil, voir invisible. Les objets techniques donnent de nouvelles occasions à la nature de se manifester au-delà des gammes sensorielles humaines habituelles : les techniques d’imagerie utilisant les domaines de l’infrarouge, du rayon X ou de l’ultrason le montrent bien. Ceci étant, ces phénomènes révélés par l’activité technique et scientifique de l’homme, et qui sont mis au service du fonctionnement dans l’objet technique, ne créent pas une retranscription sensible pour l’utilisateur. C’est le cas du pan entier des objets électroniques
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Appareils Apprivoisés
qui s’organise sur la simple variation de la tension électrique, invisible en elle-même pour l’homme. Le cas le plus frappant est la limite de l’espace ondulatoire visible par l’homme : le paysage hertzien qui organise une incroyable masse d’artefacts et dont le spectre entier est l’objet d’applications commerciales, ne fait pas encore paysage pour l’homme. Or, il existe une forme possible d’art de la mise en scène qui permet de transformer ces phénomènes en expériences sensibles. L’imagerie scientifique n’est presque que cela, elle qui consiste systématiquement en la construction de représentations de faits non visuels. La photographe américaine Berenice Abbott s’inscrit dans ce corps particulier de metteurs en scène. Cette dernière, dès les années quarante, travailla en collaboration avec le MIT4 à la constitu4Massachussets tion d’un corpus photographique destiné Institute à servir l’enseignement de la physique. of Technology La série de photos qu’elle produit alors décrit des lois aussi diverses que celles régissant le mouvement, l’optique, la mécanique ondulatoire ou l’électromagnétisme. Ces phénomènes ne se donnent pas à voir de manière brute : pour être traduits en images, ils nécessitent un travail important concernant la scène à photographier et le dispositif photographique. Pour ce faire, Abbot met les phénomènes dans des situations où ils sont mieux visibles, en propageant le son dans l’eau qui s’ondule selon la fréquence vibratoire, en chronophotographiant une balle en train de rebondir afin d’en voir les étapes, ou encore
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en entourant de limaille de fer les champs électromagnétiques. Les images que produit Abbott donnent instinctivement ces lois sans les perturbations qui les occultent dans leurs occurrences naturelles, ni l’abstraction inhérente à leur symbolisation en schémas et équations. Certains objets mobilisent une mise en scène de la transformation qu’ils produisent, à l’image de la cafetière à dépression Cona. Apparue en 1825, elle est constituée, de haut en bas, d’un brûleur, d’un récipient en verre dans lequel est mise l’eau et d’une « tulipe » en verre, venant s’y emboîter, dans laquelle est mis le café. L’eau, à mesure qu’elle chauffe, remonte le long de la tige de la tulipe, vient se mélanger au café et redescend ensuite. Les objets statiques peuvent également dans leur forme rendre compte des forces qui les animent, tel le piètement de la table Compas dessiné par Jean Prouvé, constitué de profilés de métal et de tôle pliée dont le volume varie selon la sollicitation de la zone. Ou encore, tous les objets en matériaux souples ou flexibles, dont les efforts sont immédiatement traduits visuellement par la déformation. La seconde possibilité d’apparition d’un phénomène produit par l’objet est l’observation de son effet ou résultat. Le schème de fonctionnement d’une machine ne produit pas qu’un résultat final, il peut toujours être décrit en sous-ensembles techniques rapetissant progressivement et produisant chacun leur résultat s’inscrivant dans le fonctionnement général. Cependant la déduction du phénomène n’est possible que par la possibilité de faire varier les résultats, c’est
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ici que les réglages prennent toute leur importance. Le chauffage dessiné par Sven Adolf5, qui permet de modifier la surface d’échange avec l’air, ne fait pas forcément sentir la différence de chaleur assez vite ou précisément pour voir le changement en train de se produire - il faudrait pour cela un projet plus proche de la tapisserie thermochromique mise au point par Elisa Strozyk - mais ressenti en des moments particuliers, l’effet du réglage (de la position des plaques) devient lisible. De même, dans l’appareil photographique, l’ensemble des réglages (vitesse d’obturation, ouverture, angle et sensibilité) ne se traduit que par la mesure de son influence sur l’image produite. Pour chaque aspect important du fonctionnement d’un appareil, il y a donc toujours ce choix perpétuel qui s’offre au concepteur entre visualisation du phénomène se produisant et déduction de son résultat. Savoir comment retransmettre un aspect du fonctionnement, un phénomène, n’est cependant pas suffisant : l’appareil dissimule dans ses entrailles une multitude de phénomènes progressant ensemble vers le résultat final. Il y a dans la machine, des dynamiques de phénomènes qui convergent, se regroupent, s’enchainent, s’inf luent, des dynamiques qui sont 5Chauffage dessiné par le designer Sven Adolf pour son projet de diplôme à la Cranbook Academy of Art, constitué de plaques de céramiques de hauteurs diverses, arrangées concentriquement et disposant d’une fente sur leur longueur ; la manipulation et la rotation de ces plaques permettent de contrôler la chaleur et son orientation en maitrisant directement la surface de contact à l’air ambiant.
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importantes à repérer. À cet égard, dans la suite du concept d’affordance qui laisse entrevoir la possibilité d’un apprentissage et d’une manipulation basés sur la perception et l’action, il est possible de piocher dans les divers principes heuristiques d’organisation perceptuelle formulés par les psychologues gestaltistes. Ces lois, qui décrivent en premier lieu la perception de formes statiques et visuelles, semblent pouvoir s’appliquer adéquatement aux formes dynamiques de l’appareil. Parmi celles-ci, la plus évidente et la plus facilement traduisible dans l’intimité du schème est sans doute la loi du destin commun. La loi gestaltiste du “destin commun” (ou synchronicité) se réfère essentiellement à des lignes visuelles directionnelles que semblent suivre plusieurs éléments distincts. Dans une photographie, si deux ou plusieurs personnes se déplacent dans la même direction, ils créent une ligne directionnelle connue comme la loi du destin commun. Dans ce sens, la progression d’un son et d’une lumière de manière synchrone apparaît également du ressort de cette loi. Il semble que pour que ce principe trouve des associations pertinentes dans la dynamique de la machine, il soit seulement nécessaire de poser le mot “variation” en lieu et place de “mouvement”. De manière identique, “la loi de proximité”, par laquelle l’individu groupe des éléments en fonction de la distance les séparant, “la loi de continuité” qui identifie la manière dont les éléments se prolongent entre eux, ou “la loi de similarité” qui les organise par isomorphisme semblent offrir des bases importantes pour
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Appareils Apprivoisés
comprendre les mécanismes spontanément à l’œuvre dans la perception, et surtout les manières intelligibles de livrer la configuration de l’objet technique à l’utilisateur. Plus généralement, les psychologues gestaltistes se sont penchés sur la manière dont les choses s’offrent à l’esprit comme des ensembles organisés, tels les points qui instinctivement semblent former une figure ou un mouvement. Ces ensembles sont toujours supérieurs à la somme de leur partie, comme une mélodie est une forme irréductible à une suite donnée de notes. Le sens qui émerge de cet ensemble relève du quasi-sensible, il décrit un aspect concret des formes telles qu’elles sont instinctivement perçues et non mentalement conçues. De même, le schème de fonctionnement d’un appareil n’est pas une somme de parties, mais une forme de progression commune, dynamique, de ces parties. Lorsqu’il est ici fait mention du schème technique, son intérêt ne repose non pas dans sa constitution très exactement décrite scientifiquement ou techniquement, mais dans le rôle actif de chaque partie et les relations que ces parties entretiennent avec le résultat final. Plus que la description d’un dispositif, c’est la description d’un certain comportement de ce dispositif. La Gestalt théorie fait apparaître la nécessité, dans l’étude des organismes, de réintroduire les notions de finalité, d’intentionnalité, de « sens » du comportement.Une imprimante jet d’encre, par exemple, est interessante pour la manière dont se relient en elle le mouvement imposé à la feuille, le mouvement de la tête d’écriture, la dynamique de l’encre elle-même et
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la manière dont l’imprimante comprend l’image et la construit. Le mouvement des parties de l’imprimante jet d’encre donne à voir la manière dont elle comprend et construit l’image - qui est une forme d’intention -, et la lecture de la manière dont elle décrit l’image donne le mouvement nécessaire de ses parties. I II.IV.2 Un design du compromis Dans l’optique développée ici d’une interaction se produisant à même le schème, la préoccupation du designer devient la quantité d’expression contenue dans l’action de l’objet. Cette intrication de l’action, et de l’expressivité de cette action, démontre une certaine manière qu’a l’objet de procéder qualifiable comme son comportement. Ce comportement, visible de l’extérieur, mais dans lequel ressurgit l’intériorité de l’objet, peut devenir un travail central pour le designer. Certains designers ont déjà avancé cette notion de comportement, à l’image d’Antony Dunne et Fiona Raby dans leur Technological Dream Serie créée en 2007. Ce projet consiste en une série de quatre robots atypiques, dont l’aspect formel est proche de certains objets courants - bien loin des conceptions roboticiennes habituelles. Le second robot de cette série, un cône irrégulier noir mat dont les plus lointaines branches de l’arbre
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généalogique semblent être un cor ou l’embouchure d’une trompette, est décrit par ses créateurs en ces termes : Robot 2 : Dans le futur, les produits/robots ne seront peut-être pas designés pour des tâches ou des travaux spécifiques. Au lieu de cela, leur travail sera peut-être déterminé par leur comportement ou leurs qualités qui émergeront avec le temps. Ce robot est très nerveux, si nerveux, en fait, que dès qu’une personne rentre dans une pièce, il se tourne pour lui faire face et l’analyse avec ses nombreux yeux. Si la personne s’approche trop il devient extrêmement agité, voir hystérique. La surveillance d’habitation constituerait un bon usage de cette névrose.6 Dans un nécessaire pied de nez à l’ultraspécialisation inhérente aux débuts de la robotique, et à la préoccupation de la fonction, systématiquement antérieure à l’objet dans le design, Dunne and Rabby posent les qualités comportementales du robot comme un fait antérieur à tout usage. S’ils sont quelque peu éloignés des préoccupations de transparence évoquées ici, il n’en reste pas moins que ce comportement, ces qualités décrivent une certaine réalité matérielle et relationnelle du robot. De plus, cette expérience laisse entrevoir comment dans la perception humaine, ce comportement, qui n’est que comportement de la chose envers nous, se prolonge 6Texte issu du site Web des designers Dunne and Raby, www. dunneandraby. co.uk
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instinctivement en une forme de personnalité reposant entièrement sur son fonctionnement. Cependant, travaillant cette dimension expressive de l’objet technique, un obstacle peut surgir : un certain a priori de la pensée technicienne qui, décrivant le fonctionnement des objets à travers le prisme de leur efficience et de leur rendement, laisse peu de place à une forme d’expressivité de la technique dans l’appareil en action. La dichotomie formelle de la machine en technique et usage s’inscrit dans un double registre d’efficience : efficacité d’usage ou usabilité - qui comme nous l’avons montré se détache du schème technique et propose des manières d’user prédéterminées et simples - mais surtout efficacité du schème, qui s’abstrait des dispositions psychophysiologiques humaines pour servir le rendement. Dans cette double efficacité de l’objet technique contemporain, il est facile de progresser parallèlement, hermétiquement, sur la performance technique d’une part et l’usabilité de l’autre. Ces deux formes d’optimisation ne peuvent progresser qu’en le faisant de manière divergente et aveugle l’une à l’autre. Dès lors, dans notre volonté de réunifier ces deux aspects de l’objet, la seule idéologie de l’efficacité pour former le schème semble problématique. Le designer, qui dessine les objets répondant à un besoin humain, doit garder l’usage en tête. Les objets qu’il crée s’insèrent dans le culturel, rencontrent l’homme directement, doivent s’adapter à lui, et ainsi ne peuvent pas
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répondre uniquement aux normes d’optimisation à l’oeuvre dans l’objet technique. De ce point de vue, les différents regards portés sur les techniques du corps fournissent un bon exemple de la divergeance des paramètres qui peuvent entrer dans la formation de l’acte technique. Le concept de « techniques du 7Marcel Mauss, corps »7 est introduit par l’anthropoLes techniques logue Marcel Mauss en 1934. Dans sa du corps, Article originalement célèbre conférence, il élargi la sphère de publié Journal la technique aux actes du corps, premier de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, objet technique que l’homme adopte 15 mars - 15 , « Ou plus exactement, sans parler avril 1936. Communication d’instrument, le premier et le plus présentée à naturel objet technique, et en même la Société de Psychologie le 17 temps moyen technique, de l’homme, mai 1934. c’est son corps. »8. L’anthropologue, à 8Ibid. partir de l’observation de techniques corporelles aussi diverses et banales que marcher, boire, accoucher, dormir, manger, s’asseoir, s’agenouiller ou courir dans des sociétés très différentes conclut que ces techniques du corps ne répondent jamais à une manière naturelle de se mouvoir et d’agir. Il le montre admirablement à travers l’exemple de l’ « onioi »
« Dans un livre d’Elsdon Best, parvenu ici en 1925, se trouve un document remarquable sur la façon de marcher de la femme Maori (Nouvelle - Zélande).[...] « Les femmes indigènes adoptent
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un certain « gait » [...] : à savoir un balancement détaché et cependant articulé des hanches qui nous semble disgracieux, mais qui est extrêmement admiré par les Maori. Les mères dressaient (l’auteur dit « drill ») leurs filles dans cette façon de faire qui s’appelle l’ « onioi ». [...] C’était une façon acquise, et non pas une façon naturelle de marcher. En somme, il n’existe peut-être pas de « façon naturelle » chez l’adulte. À plus forte raison lorsque d’autres faits techniques interviennent : pour ce qui est de nous, le fait que nous marchons avec des souliers transforme la position de nos pieds ; quand nous marchons sans souliers, nous le sentons bien. »9 L’étude des gestes des ouvriers en entreprise menée par Frank B. et Lillian M. Gilbreth dès la fin du XIXe siècle10 - dans l’objectif louable de réduire la fatigue de l’ouvrier - interroge ce regard sur le geste porté par Mauss. Cette étude « scientifique » des gestes, aux sources du Taylorisme, a aussi pour vocation une redéfinition des pratiques corporelles du travailleur dans un souci de productivité de la manufacture. Plus qu’une analyse scientifique, ou une recherche de
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9Ibid.
10Frank B. Gilbreth et Lilian M. Gilbreth, Fatigue study : the elimination of humanity’s greatest unnecessary waste, New York : Sturgis and Walton company, 1916, cité dans Alexandra Midal, Design : introduction à l’histoire d’une discipline, Paris : Pocket, 2009, p. 32
Appareils Apprivoisés
« naturalité » du geste, on peut-y lire une rétroaction du progrès technique dans les techniques du corps . Le siècle dernier porte la marque d’une forte influence sur le corps de la logique d’efficacité contenue dans les objets techniques. En somme, le geste, comme l’objet pour les fonctionnalistes, est glorifié dans sa conformité et son économie pour atteindre le but qu’il se fixe. Cette vision n’est pas forcément amenée à faire consensus, ni à s’imposer logiquement. Ainsi, Georges Canguillhem, dans son chapitre Machine et Organisme, démonte cette forme de rationalité se propageant à l’activité physique et écrit à propos du Taylorisme « La rationalisation est proprement une mécanisation de l’organisme pour autant quelle vise à l’élimination des mouvements inutiles, du seul point de vue du rendement considéré comme fonction mathématique d’un certain nombre de facteurs. Mais la constatation que les mouvements techniquement superflus sont des mouvements biologiquement nécessaires a été le premier écueil rencontré par cette assimilation exclusivement techniciste de l’organisme humain à la machine. »11 11Georges Canguillhem, La connaissance de la vie, Paris : Vrin, 1965, p. 126
Par là, dans un renversement de cette manière de penser, si il est dans les techniques du corps une dimension de signe irréductible, comme l’expose Mauss, alors sans doute existe-t-elle et est-elle
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Le design d’un comportement
développable dans l’objet technique. Par là, une partie de l’action de l’objet peut être destinée à le rendre mieux compréhensible, à être dédiée à son expressivité. Cette partie du processus n’est pas entièrement rationalisée ou objective : il est du ressort du designer de juger de ce qui doit être explicité, visible et manoeuvrable dans l’objet, et de la manière de réaliser ce but. « Le progrès scientifique et technique est si captivant que tout acte de conception empreint de responsabilité est ressenti carrément comme une régression. »12 Le double « progrès », de l’usabilité et 12Vilém de la technique, ne peut donc plus se pro- Flusser, op. cit., p. duire dans la même mesure ou selon les 36 mêmes critères. La technicité de l’objet doit être manipulable, et la manipulation doit tenir compte du schème technique. La nécessité évoquée des affordances à offrir des possibilités d’action tenant compte des dispositions physiques et psychiques de l’individu, ainsi que la mobilisation des phénomènes de la machine en expériences sensibles, vont dans ce sens. Le designer qui s’emploiera à réaliser des objets dotés d’un comportement lisible pour l’individu plutôt que des appareils prédisant le comportement de leur utilisateur - devra concilier ces deux aspects de l’objet technique. Plus qu’une synthèse, le design d’un comportement relève d’une forme de compromis : il
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Appareils Apprivoisés
produit assurément des pertes en simplicité, et possiblement des pertes en rendement. Ainsi, en lieu et place d’un progrès basé sur la seule idéologie de rendement - un progrès abstrait pour l’individu - la conception d’objets mobilisant des expériences sensibles et intelligibles pour leurs utilisateurs, laissant naître leur propre manière d’user, impose une autre forme de progrès, dans les mains de l’individu. *
216
* Conclusion
Les termes qui lient l’homme à ses objets techniques sont vastes. Dans la recherche des modalités actuelles et possibles de cette relation, il est apparu que la première rencontre, le début de l’histoire, conditionne la manière dont cohabiterons, coopérerons, l’individu et l’appareil. Posséder un objet n’est pas encore se l’approprier : il faut pour cela les tumultes d’un apprivoisement, d’un rodage. « Habent sua fata libelli »1, dit la 1Vers 1286 de formule latine, « les livres ont leur propre issu De Litteris, destinée », ou plutôt, dans sa version non De Syllabis, Metris tronquée, « Pro captu lectoris habent sua De par fata libelli », « les livres ont leur propre Terantianus (IIe destinée en accord avec les capacités du Maurus - IIIe siècle lecteur ». L’expression raccourcie, que après J.-C.) l’histoire a retenue, ne dit pas suffisamment ce sens. L’ouvrage se réalise dans son actualisation, son interprétation par des lecteurs aux connaissances et aux intentions diverses qui le chargent en significations nouvelles. Il se produit quelque chose d’analogue avec l’objet et l’apprentissage technique, par exemple, « comprendre Pascal, c’est refaire de ses
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Appareils Apprivoisés
mains une machine telle que la sienne, sans la copier, en la transposant même si possible en dispositif électronique de sommation, pour avoir à réinventer au lieu de reproduire, en actualisant les schèmes intellectuels ».2 Il en va de l’objet qu’il est une chose qui se transmet : le moment où il quitte les mains du designers, et s’en va rejoindre celles des individus, ne se vit pas assez comme une transmission, comme le passage d’une main à une autre. Soit l’objet est conçu sans pensées pour ceux qui l’useront, accouchant ainsi de générations d’objets abandonnés, obscurs pour le quidam qui s’en entiche. Soit, au contraire, le concepteur rechigne à lâcher le fruit de son travail, par l’adjonction d’une somme de notice qui guide vers une seule interprétation. Dans ces deux cas, le designer ne considère pas ses semblables comme à même d’inventer ce que sera la relation à leur objet, leur modus operandi. Il doit penser l’objet suffisamment clair, pour que l’individu y voie quelque chose à interpréter - en ce sens il établit une culture technique - et suffisamment ouvert pour que les pratiques s’y glissent. L’exercice de l’écriture relève d’un pareil équilibrage entre le texte donné et le texte reçu. Ce faisant, l’exercice premier du designer apparaît comme la production de formes, avant une production d’usages. Ce point de vue, fréquemment remis en cause par les méthodologies de conception des appareils contemporains, peut se réaffirmer par 2Gilbert Simondon, MEOT, p. 152
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Conclusion
eux. Il semble inutile pour le designer, sinon dangereux, de se donner une légitimité par ses talents de scénariste ou de prescripteur. La forme est noble, elle est ce avec quoi l’individu à affaire, elle fait exister l’objet technique comme réalité à explorer. Une réalité qui en fait surgir d’autres : les techniques possèdent ce pouvoir de surgissement de nouvelles contrées du réel, quand les ondes deviennent voix ou que la lumière invisible est faite image. Ainsi l’exotisme matériel, qui paraît décroître au regard à la stéréotypie formelle rencontrée dans les appareils modernes, et en fait du côté de l’évolution technique, simplement dissimulée dans son artefactualisation présente. Le design d’un comportement lisible des objets encourage ces voyages exotiques sous la forme d’une intuition technologique. Cette dernière nous éloigne de la pensée selon laquelle l’objet technique ne se connaîtrait, ne se décrirait, que dans les termes de l’analyse technoscientifique. Il existe une possibilité de connaissance inductive de l’objet technique, rendant compte progressivement de l’interrelation entre ces parties et le résultat de son fonctionnement. Dans l’intimité d’un corps-à-corps avec des formes ne se livrant pas immédiatement à l’utilisateur peut naître cette affinité psychologique et physique qui existe dans le maniement d’un objet, cette infime partie de libido dont l’appareil est susceptible de se voir investir. Mais on voit bien que c’est par leur récalcitrance, qui force à négocier, à déployer l’habileté qui fait converger le produit du schème vers le besoin humain,
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Appareils Apprivoisés
que s’évite la trop grande disponibilité des choses laissant place à l’ennui et l’obsolescence précipitée. Si les conditions psychologiques de la durabilité des objets reposent parfois sur ce défaut hypomnésique que les objets pallient, en balisant le champ de nos souvenirs, cette valeur, qui est celle de l’histoire personnelle de l’individu, ne peut se créer artificiellement, ou alors on entre là dans le jeu dangereux de la contrefaçon des histoires individuelles. Mais subrepticement, l’intuition technologique qui se développe dans une affinité psychologique et physique à l’objet fait réémerger en douce la question de la durabilité et de la mémoire, mais une autre mémoire : celle des gestes longuement déposés par l’individu dans l’objet, qui se recoupe à la longue mémoire de l’activité technique humaine cristallisée en artefacts et qui lie entre eux les hommes par delà les générations.
*
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~ Bibliographie et Iconographie ~
Appareils Apprivoisés I M A G I N A R I U M • Fig.1 -Toast-o-lator model J, Crocker Wheeler, 1948 Fig.2 -Publicité présentant la caméra Sem Veronic dessinée par Roger Talon, Document issu d’une revue d’époque, 60 mm x 240 mm, 1961 Fig.3 - Publicite Kodak Brownie avec le célèbre slogan « You press the button, we do the rest » par George Esatman, Photographic Herald and Amateur Sportsman, n°1, Novembre 1889 ~www.thehenryford.org/exhibits/ pic/1999/99.aug.html Fig.4 - Julien Previeux What Shall We Do Next?, Vue d’exposition - galerie Jousse entreprise, 2011, © Marc Domage http ://www.previeux.net/ Fig.5 - Photographie de traces sur un Ipad par application, “Remnants of a disappearing UI” in Design Language News, 18 novembre 2010, ~http ://news.designlanguage .com/post/1611663345 ©George Kokkinidis Fig 6 - Façade avant d’un micro onde, 2012 Fig.7 - Façade avant livebox orange, 2012
Fig.8 - Words of a middle man, Christoph Steinlehner, Lino Teuteberg et Jeremias Volker, Université de sciences appliquées de Potsdam, 2012 ~www.creativeapplications.net/ objects/words-of-a-middleman-human-to-machine-andmachine-to-machine-dialogues/ Fig.9 -Analysedelaséquencesonore d’un modem, Oona Räisänen, 2012 ~http ://windytan.blogspot. fi/2012/11/the-sound-of-dialuppictured.html Fig 10 et 11 - Emerson Red Catalin « Patriot » 400 par Radio Norman Bel Geddes, 1940 Fig.12&13 -Radio Braun RT 20 par Dieter Rams 1961 ~http ://be-cause-blog. com/2012/08/17/braun-rt-20radio/ Fig.14 - Le Glass radio Cabinet conçu par Gerit Rietvield pour la Shröder House, 1924, extrait de Theodore Brown Rietveld and the Man-made Object, New York : G Keppes , 1966, p132 Fig.15 Le Corbusier posant avec une maquette de la « villa Savoye », 21 octobre 1935, New York, ©Bettmann/Fondation le Corbusier Fig.16 - Buckminster Fuller posant avec une maquette de la Dymaxion House, 1929, extrait de Théorie et design à l’ère Industrielle, Reyner Banham
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~ Bibliographie et Iconographie ~ Fig.17 - Centre Pompidou : Fig.24 -Harwell Dekatron : maquette du projet définitif, unités de dekatrons en façade ouest. Renzo Piano et fonctionnement,National Richard Rogers, 1973 © Photo D.R. Museum of Computing, 2010, http ://mediation. ©National Museum of centrepompidou.fr/education/ Computing ressources/ENS-architecturehttp ://www.tnmoc.org/news/ Centre-Pompidou/comment_ca_ witch/harwell-dekatron-witchfonctionne/p1.htm restoration-2010 Fig.18 - Peter Vogel : Le dernier mot 2000, photo issue de l’exposition Partitions de Réaction, 2012 Fig.19 -Toaster The Steelcraft « Coathanger », Steelcraft no type 01, 1920, USA www.toaster.org/1900.php Fig.20 - Imprimante Ithaca conçu par le designer américain Donald Carr en 1990, photo extraite de Ed Van Hinte, Eternally Yours, 1997, p 130-131 Fig.21 - Schéma d’un régulateur à boule de James Watt issu de l’Edinburgh Encyclopaedia, 1832 Fig.22 -Modulateur EspaceLumière, 1922-1930, réplique 1970 de la collection du Van Abbemuseum, ©Van Abbemuseum Fig.23 Polytope de Cluny par Iannis Xenakis, 1972, ©Iannis Xenakis www.artperformance.org/ article-21831221.html
Fig.25 - R2-D2 se dissimulant dans une grotte, Star Wars : A new hope, 1 :31 :28, 1977, réédition Blu ray, 2011, ©Lucasfilm Ltd. Fig 26 - Graphe évolution de la luminosité d’une led de Macbook pro Fig.27 - Rendu 3D du Hardcoded Memory par Troïka, 2012 ©Troïka Fig.28 - Schéma d’une maquette de moteur à vapeur, dans Jean Piaget, La causalité physique chez l’enfant, Paris : Felix Alcan, 1927, p. 242 ©Fondation Piaget Fig.29 - Photographie cafetière Cona
d’une
Fig.30 - Fil de métal enroulé en bobine et poudre de fer sur plexiglas, Berenice Abbott, 1958, extrait de Berenice Abbott et al., Documenting Science, Göttingen : Steidl, 2012, ©Steidl Fig.31 - Robot readable world par Timo Arnall pour Berg, capture vidéo, 2012, ©Berg vimeo.com/36239715
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Appareils Apprivoisés Fig.32 - La loi du destin commun, « les choses ou les points qui se déplacent selon une même trajectoire apparaissent groupés » dans Annick WeilBarais, L’Homme cognitif, Paris : Puf, 1993, p. 141
Fig.39 - Dunne and Raby, Technological dream series : Robot n°2 : robots, image réalisée à partir de la video, 2007 ©Dunne and Raby ~http ://www.dunneandraby. co.uk/content/projects/10/
Fig 33 - Double pont en racines vieux de 500 ans réalisé par les habitants du Meghalaya, 2010 ©Rex Features
Fig.40 - Leon Theremin jouant un trio pour theremine, voix et piano, 1924, dans Paul Griffith, A Concise History of Modern Music, Londres : Thames and Hudson, 1978
Fig 34 - Etienne Jules Marey : Mouvements d’air sur la dernière version de la machine à fumée équipé de 57 canaux, 1901 ©Cinémathèque Française Fig.35 Thermochromic : tapisserie changeant de motif avec la température, Elisa Strozyk, 2010, http ://www.elisastrozyk.de/seite/ thermochromic/thermochrom. html ©Elisa Strozyk Fig.36 - Etienne-Jules Marey :Le coup de marteau, chronophotographie sur plaque fixe, v. 1895. Fig.37 - Colin Stetson aux transmusicales de Rennes, 2011 © Guy Van de Poel / Rod Fig.38 Alexander Calder suspendant un de ses mobiles, photos par Herbert Matter, dans Calder by Matter
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Typographie Conduit ITC ~ Adobe Caslon Pro Olivetti Valentine Impression Imprimerie Launay ~ Paris ~ Septembre 2013 Couverture Stephan Tillmans, Luminant Point Array, 2010
Appareils Apprivoisés • mémoire de fin d’études Axel Morales, sous la direction de Xavier Guchet • ENSCI 2013