L'architecture conviviale

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L’architecture Conviviale Yohann Hubert

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L’architecture conviviale

Yohann Hubert


Yohann Hubert Mémoire de Recherche Master à l’École Nationnale Supérieure d’Architecture de Lyon Sous la direction de Sandra Fiori soutennu le 28 juin 2018.



Sommaire 6 Introduction 17 Ivan Illich: éléments biographiques 23

I La technique

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1.Neutralité a. Des conditions naturelles aux conditions artificielles. b. D’homo faber aux hommes fabriqués. c. Un système technique est un système moral. d. Les outils ne sont pas neutres : la fin est indissociable des moyens. e. La technique comme jet de pierre.

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2.Outils à habiter a. Architecture outils et outils pour l’architecture. b. Les critères de l’outil convivial. c. Le sens de l’architecture est une question politique. d. « L’art d’habiter ».

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3.Exosomatisation a. La réalité ontologique de la technique est une forme d’extériorisation de l’être humain. b. Nicholas Georgescu-Roegen : l’homme est un poisson volant. c. Une troisième mémoire. d. L’architecture comme support de mémoire.

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4.De l’automatisme à l’autonomie.

a. Les outils évoluent selon leurs propres règles. b. Le mythe prométhéen. c. Classification des outils par degré d’autonomie. d. L’autonomie de la technique. 67

Interlude.De la «mégastructure» à la smart city


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5. Innovation et «thérapie du choc» a. La fausse évidence de l’innovation. b. Innovation et «innovation». c. Innovation et imitation. d. L’innovation comme moteur de croissance. e. L’innovation rouage de l’obsolescence. f. La technique c’est magique. g. «L’obsolescence du droit». h. Quelques chiffres.

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II La mesure

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6a. Du remède au poison, seuils et proportions a. L’éclipse de la mesure. b. Khor et la « Bigness ». c. Considération démographique d. L’empreinte écologique e. Vers une architecture hypermoderne.

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6b. Du remède au poison, entre-deux seuils a. Espace écologique b. «Pharmakon» c. Lobotomie

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7. La contre-productivité a. La contre-productivité. b. Némésis c. La contre-pro-

ductivité, ou la « perversion » des moyens devenus fins. d. Un troisième seuil de mutation : l’ère des systèmes. 110

Chapitre conclusif. Introduction à une brève histoire des besoins.

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Conclusion

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Bibliographie


Introduction « Jamais l’humanité n’a disposé d’autant de ressources matérielles et de compétences techniques et scientifiques. Prise dans sa globalité, elle est riche et puissante comme personne dans les siècles passés n’aurait pu l’imaginer. Rien ne prouve qu’elle en soit plus heureuse. Mais nul ne désire revenir en arrière, car chacun sent bien que de plus en plus de potentialités nouvelles d’accomplissement personnel et collectif s’ouvrent chaque jour. Pourtant, à l’inverse, personne non plus ne peut croire que cette accumulation de puissance puisse se poursuivre indéfiniment, telle quelle, dans une logique de progrès technique inchangée, sans se retourner contre elle-même et sans menacer la survie physique et morale de l’humanité. Les premières menaces qui nous assaillent sont d’ordre matériel, technique, écologique et économique. Des menaces entropiques. Mais nous sommes beaucoup plus impuissants à ne serait-ce qu’imaginer des réponses au second type de menaces. Aux menaces d’ordre moral et politique. À ces menaces qu’on pourrait qualifier d’anthropiques. […] La traduction du convivialisme en réponses concrètes doit articuler, en situation, les réponses à l’urgence d’améliorer les conditions de vie des couches populaires, et celle de bâtir une alternative au mode d’existence actuel, si lourd de menaces multiples. Une alternative qui cessera de vouloir faire croire que la croissance économique à l’infini pourrait être encore la réponse à tous nos maux. » Extraits de l’Abrégé du Manifeste convivialiste, 2013.

S’engager pour une architecture « décroissante », se repérer dans l’écologie politique. Ce mémoire s’inscrit dans une réflexion et un engagement personnels au sein de la mouvance décroissante et libertaire. Les idées libertaires sont relativement bien connues, mais c’est le flou qui entoure l’idée de décroissance. À ce titre, le mouvement décroissant est loin d’être unitaire. Composé de différents courants qui 6


parfois s’opposent, des plus libertaires aux plus réactionnaires et conservateurs, ils s’enracinent historiquement dans plusieurs courants de l’écologie politique. Par delà le brouillard, tout le monde en a déjà entendu parler, mais personne ne s’accorde à en donner une définition claire et précise. Avec les « copains », nous la définissons ainsi : la décroissance désigne une parenthèse dans l’histoire, la plus brève possible, durant laquelle l’empreinte écologique redescendrait en dessous du plafond de soutenabilité. Il faut bien insister sur l’aspect éphémère de la décroissance que nous prônons, une fois une empreinte écologique acceptable atteinte, nul besoin de décroître encore, l’a-croissance, ou économie stationnaire, suffira. Nous ne pensons pas, contrairement aux tenants du développement durable, que cela puisse s’effectuer par la croissance économique et le développement technologique, mais au contraire par l’abandon d’une société capitaliste et productiviste. La seule critique du paradigme économique de croissance nous amène à opérer une remise en question culturelle de fond, qui n’est pas sans bousculer jusqu’aux habitudes architecturales contemporaines issues de la modernité. L’architecture fige un état du monde, comment pourrait-elle alors exprimer des idées décroissantes destinées à n’être que transitoire ? La critique de l’insoutenabilité écologique et so7


ciale de notre mode de vie a donné naissance, dans les années 1980, à l’idéologie du développement durable et de la croissance verte. Mais sur le fond rien n’a bougé ! Depuis la formation du club de Rome il y a 50 ans (1968) et la publication du rapport « the limits to growth » en 1972, la création du GIEC1, 5 sommets de la Terre et 22 COP de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, etc. rien n’a bougé ! Pire, les curseurs du dérèglement climatique s’affolent davantage, s’aggravent, les courbes des déchets et effets pervers du développement croissent alors que les ressources matérielles et subjectives chutent. Par le même paradoxe, la critique de l’individualisme généralisé, de l’isolement de chacun contre chacun, du chacun pour soi, de la compétition permanente entre les individus, bref de la « dissociété »2, produit en réaction un regain d’intérêt pour le vivre-ensemble. Le vivre-ensemble est en effet devenu une nouvelle valeur consensuelle : « plus nous sommes en rivalité et en compétitions avec autrui, plus la publicité nous fait rêver d’harmonie dans nos relations avec nos semblables, d’amitié, d’amour

1 Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) (1988) 2 Jacques Généreux, La dissociété, Seuil, 2006, 608p.

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de bonheur et de paix. »3. Après le greenwashing, cette technique marketing consistant à faire passer pour écologique des produits qui ne le sont pas, voici le socialwashing ou le living-together-washing. Notre souci de l’autre, notre altruisme, s’est transformé en marchandises, par exemple sous la forme d’une « vraie fausse pitié » du tourisme humanitaire 4. Ainsi, comme le soulignait le penseur libertaire Jacques Ellul, les systèmes dominants, capitalistes et technocratiques, réinterprètent, font leurs, les critiques qu’on leurs assène : « Toute contestation, toute perturbation dans le système n’est rien d’autre qu’une provocation, une sollicitation pour que de nouvelles techniques, de nouvelles organisations, de nouvelles procédures soient mises en place[…]. »5 Ce mémoire s’appuie ainsi sur la conviction de la nécessité d’un changement radical de modèle de société, en tant qu’étudiant en architecture c’est par cette porte d’entrée que j’ai abordé la question, en gardant à l’esprit que d’autres chemins sont possibles. 3 Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité, dialogue sur la société conviviale à venir, La découverte, Paris, 2011, p.30 4 Noémie Rousseau, Tourisme humanitaire : la vraie fausse pitié, 15 août 2016, libération.fr http://www.liberation.fr/planete/2016/08/15/tourisme-humanitaire-la-vraie-fausse-pitie_1472579 5 Jacques Ellul, Le système Technicien, le cherche midi, Paris, 2004 (1977), p.125

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La référence explicite d’un grand nombre de mouvements d’écologie radicale à l’ouvrage d’Ivan Illich, « La convivialité » (1973) m’a amené à me « plonger » dans la pensée de cet auteur. La lecture de son œuvre complète dessine donc le fond de ce mémoire. Un hommage récent à la convivialité en exprime relativement bien l’orientation politique et théorique. Le mouvement convivialiste est né, en juillet 2010 à la maison franco-japonaise de Tokyo, d’un débat initié par l’économiste politique Marc Humbert avec d’autres intellectuels critiques : le sociologue du MAUSS Alain Caillé, l’économiste et théoricien de la décroissance Serge Latouche et le philosophe et essayiste altermondialiste Patrick Viveret. À partir de la question « Une société où la qualité de la vie serait l’objectif prioritaire de son fonctionnement et de sa conduite est-elle possible ? »6, Alain Caillé proposera alors de regrouper les différents projets et visions menés par les intellectuels en présence « sous une bannière commune » : le convivialisme7. À la suite de cette rencontre, le groupe fera pu6 Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité, dialogue sur la société conviviale à venir, La découverte, Paris, 2011, p. 9 7 Peut êtreIllich n’aurait- pas apprécier que ses théories sur la convivialité rejoignent tous ces -ismes : capitalisme, communisme, anarchisme (le plus proche peut être du convivialisme).

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blier un ouvrage8 dans l’introduction duquel Humbert argumente l’usage du terme : « Que faire pour bâtir une société démocratique et conviviale, bonne à vivre, même si la croissance devait ne plus être là ? Tel sera, j’en suis sûr, le grand défi du XXIe siècle. Il va nous contraindre à inventer, à leur suite, autre chose que le libéralisme, le socialisme ou le communisme. Et le mot de convivialisme n’est sans doute pas mal choisi pour désigner cette autre chose dont nous avons tellement besoin. Vive le convivialisme, donc. »9 Le convivialisme ainsi défini par Humbert et ses collègues s’oppose à trois aspects que partage la majorité des sociétés actuelles : 1. l’utilitarisme 2. la croissance économique 3. la marchandisation généralisée. Dans son manifeste, le groupe ajoute aussi : « Les initiatives qui vont dans ce sens sont innombrables, portées par des dizaines ou des centaines de millions de personnes. Elles se présentent sous des noms, sous des formes ou à des échelles infiniment variées : la défense des droits de l’homme et de la femme, du citoyen, 8 Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité, dialogue sur la société conviviale à venir, La découverte, Paris, 2011 9 Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité, dialogue sur la société conviviale à venir, La découverte, Paris, 2011, p. 13

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du travailleur, du chômeur, ou des enfants ; l’économie sociale et solidaire avec toutes ses composantes : les coopératives de production ou de consommation, le mutualisme, le commerce équitable, les monnaies parallèles ou complémentaires, les systèmes d’échange local, les multiples associations d’entraide ; l’économie de la contribution numérique (cf. Linux, Wikipedia etc.) ; la décroissance et le post-développement ; les mouvements slow food, slow town, slow science ; la revendication du buen vivir, l’affirmation du droit de la nature et l’éloge de la Pachamama ; l’altermondialisme, l’écologie politique et la démocratie radicale, les indignados, Occupy Wall Street ; la recherche d’indicateurs de richesse alternatifs, les mouvements de la transformation personnelle, de la sobriété volontaire, de l’abondance frugale, du dialogue des civilisations, les théories du Care, les nouvelles pensées des communs, etc. »10 Plonger dans la pensée d’Ivan Illich Ivan Illich est l’une des personnalités les plus importantes dans la diffusion des idées de l’écologie politique dans les années 70.11 Son origina10 Manifeste convivialiste : http://www.lesconvivialistes.org/ 11 Pour un approfondissement biographique voir : introduction de David Cayley, « Entretiens avec Ivan Illich » et « La corruption du meilleur engendre le pire ».[CM : 23-59] ; à la préface de Jean Robert et Valentine Borremans au premier volume des Œuvres complètes [OC1 : 7-38, 2004] et à celle de Thierry Paquot au deuxième volume des

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lité biographique, indissociable de son œuvre, en fait un personnage riche et complexe à aborder. (Voir note biographique dans la partie suivante.) J’abordais le mémoire avec l’intuition que parmi les penseurs de l’écologie politique, Illich serait celui avec le plus de matière, à travers la notion de convivialité, pour penser une écologie radicale et la décroissance en architecture. Le terme de convivialité tel qu’Illich l’entendait me semblait particulièrement adapté à une réflexion architecturale, car orientée sur la notion d’outil. Le concept de convivialité est au centre de la pensée d’Illich. Il est théorisé et introduit dans un petit ouvrage publié en 1972 sous le titre « Tools for conviviality », et traduit par « La convivialité » dans sa version française. Ce petit ouvrage connaîtra un succès immense dans les milieux contestataires et écologistes naissants. Et le terme de convivialité sera réemployé par de nombreux auteurs. « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. À moi de préciser, toutefois, que, dans l’acceptation quelque peu Œuvres complètes [OC2 : 7-22, 2005]. Du même auteur, Introduction à Ivan Illich [Paquot, 2012c ainsi qu’a la thèse de Silvia Grunig Iribharen

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nouvelle que je confère au qualificatif, c’est l’outil qui est convivial et non l’homme.» Ivan Illich, La convivialité dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.456-457 Sous la notion de convivialité, Illich s’approprie un terme dont l’usage désignait jusque là une expérience de partage et de confort dans la relation sociale (« un moment convivial »). Il lui donne une signification plus politique. La convivialité désigne au sens Illichéen un état de la technique en équilibre dans son développement entre sous-efficience et « contre-productivité ».12 L’application de l’adjectif « convivial » à l’outil (et non à l’homme) est difficile à comprendre intuitivement. Le titre de l’édition allemande de « Tools for conviviality » révèle le plus la teneur du propos: Selbstbegrenzung. Eine politische Kritik der Technik, comprenez : Autolimitation, une critique politique de la technique. Trois notions évidentes se dégagent de ce titre allemand : l’idée d’autonomie, de limite et de la dimension politique de la technique. L’autolimitation se réfère à la nécessité pour Illich de définir des limites au développement, 12 L’émancipation du sens de la convivialité du simple partage des vivres à continué après Illich, elle désigne de manière plus générale aujourd’hui la « capacité d’une société à favoriser la tolérance et les échanges réciproques des personnes et des groupes qui la composent. » larousse.fr

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mais de les définir toujours de manière autonome, au sens que les libertaires donnent à ce terme, c’est-à-dire de manière souveraine. L’originalité de l’approche Illichèenne, partagée à cette époque par d’autres penseurs importants, comme Jacques Ellul ou Günter Anders, est de partir d’une analyse technologique et non économique comme on le ferait aujourd’hui. C’est ce parti pris que j’ai choisi de poursuivre à travers ce mémoire. L’architecture conviviale, telle que nous la définirons à travers l’interprétation de la pensée d’Illich, n’est pas une architecture domotique qui interagit avec l’habitant via une interface user-friendly, nouveau sens de l’adjectif convivial depuis l’avènement de l’ordinateur personnel, c’est une architecture politique qui défend la possibilité pour les personnes de définir ellesmêmes le cadre de leur existence (autolimitation), c’est-à-dire « d’habiter pleinement ». Je me posais la question par exemple de la limite de la détermination architecturale : jusqu’où l’architecte peut aller dans son action sans agir en despote, sans « amputer » les futurs habitants dans leurs capacités à habiter ? La pensée d’Illich forme une porte d’entrée vers la pensée alternative de l’époque, en effet luimême écrivait ses textes en échangeant beaucoup avec les intellectuels qui venaient lui rendre 15


visite, et ils étaient nombreux. En véritable catalyseur il mobilisait des références en cinq ou six langues pour traiter d’un sujet. Il me fallut donc, à l’action centripète de la pensée illichéenne, opposer une tactique centrifuge, c’est-à-dire aller voir ailleurs, chez les penseurs qui avaient inspiré le maître, mais qu’il ne citait pratiquement jamais. Je me suis concentré sur des auteurs traitant de la technique, Jacques Ellul principalement, que j’ai mis en perspective avec des philosophes plus contemporains comme Peter Sloterdijk et Bernard Stiegler. La thèse de Silvia Grunig Iribarren. « Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale » m’a également été d’une grande utilité même si elle n’aborde pas directement la question architecturale. Le mémoire est organisé en deux grandes parties, la première traitant de la technique, la seconde se concentrant sur l’idée de mesure et sur le concept de contre-productivité, corollaire de la convivialité.

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photographe: Jane Bown, 1970

IVAN ILLICH: éléments biographiques.

Né à Vienne en 1926 d’une mère juive, mais baptisé catholique. Ivan Illich connait très tôt la persécution, suite à une vague d’antisémitisme il doit fuir la maison familiale en Dalmatie pour la maison viennoise de son grand-père de 1932 à 1941. Là, il rencontrera entre autres André Gorz (1923-2007), un autre « monument » de l’écologie politique en France, avec qui il se liera d’amitié à vie. En 1942 il fuit de nouveau l’antisémitisme, des nazis cette fois, vers Florence où il fait des études de Cristallographie

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et Chimie inorganique à l’Università di Firenze (19421945) sous un faux nom, pour échapper au régime fasciste. Il jouera alors un rôle mineur dans la résistance italienne. Mais c’est la voie cléricale qu’il choisira, de 1945 à 1950 il entreprend ainsi des études de philosophie et de théologie à la Pontificia Università Gregoriana à Rome. Il est ordonné prêtre en 1951 et la même année il obtient son doctorat honorifique en Histoire à l’Université de Salzburg avec une thèse sur « Les fondements philosophiques de l’histoire chez Arnold Toynbee (1889-1975) ». Ce doctorat témoigne de l’intérêt « précoce » d’Illich pour le rythme des civilisations, de leur croissance, épanouissement et déclin. Il parlera durant sa vie plus d’une dizaine de langues vivantes ou mortes1 et témoigne dès sa jeunesse d’une grande érudition. Proche des hauts dignitaires de l’église et du futur pape Paul VI (1963-1978) il est pressenti comme futur prince de l’Église. Destinée qu’il refusera en faveur d’une paroisse pauvre de la communauté portoricaine de New York. Il publie à New York ces premiers articles critiques de l’institution ecclésiastique et fustige les prétentions culturelles américaines sous le pseudonyme de Peter Canon. À l’âge de 29 ans et en reconnaissance pour son travail auprès des Portoricains, Illich est nommé Monseigneur, il devient le plus jeune des évêques des 1 Le serbo-croate, l’italien, l’allemand et le yiddish, le français, l’anglais, l’espagnol, le portugais, le tagalog, l’ourdou et l’hindi, il s’initie également au japonais et au chinois. Il maitrise également le grec ancien et le latin.

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États-Unis. Après New York, de 1956 à 1960, il rejoint Porto Rico comme vice-recteur de l’université catholique « où il était censé former le personnel qui devait avoir affaire aux Portoricains à New York et où il fonda le ICI : Instituto de Comunicación Intercultural pour former les prêtres envoyés par Spellman et les volontaires étatsuniens au service du showcase of democracy. »2 Mais il y développe un état d’esprit critique de « l’idéologie du développement », il se fait une place dans différentes structures institutionnelles à Porto Rico et au Mexique avant de se fâcher avec la politique de l’église. On l’invite alors à se retirer de ses fonctions. Dès 1949, Illich entame une « croisade contre le développement » tel qui promut par le discours d’investiture de Truman, il y voit là une tentative des Américains d’écraser l’économie de subsistance et les modes de vie vernaculaires. En 1966 il fonde le CIDOC (Centro Internacional de Documentación ) à Cuernavaca au Mexique, une association civile de droit mexicain, école de langue, centre de conférences, bibliothèque, université libre et maison d’édition. Le centre devient vite le point de rencontre des plus grands intellectuels de l’époque, notamment de la pensée « alternative ». En 10 ans des dizaines d’intellectuels rendent visite à Illich lors de séminaires et ateliers. 2

Grunig p.48

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«La plupart des hommes et des femmes qui se réunissaient au Cidoc recherchaient des alternatives – tel était le mot qui était dans l’air. Parmi eux toutefois, un petit groupe voulait se consacrer à préparer « les grands débats qui devaient accompagner la fin du xxe siècle ». Il s’agissait de deux projets différents, bien que marginalement complémentaires.»3 Il ferme le centre en 1976 dans un contexte difficile suite à des agressions physiques contre les locaux. Illich est en conflit permanent contre les plus conservateurs de l’église. Il n’abandonne pas le monde universitaire pour autant, il enseigne à la Penn State University-Philadelphia, State College, Kassel, California-Berkeley, Marbourg, Oldenbourg (chaire Karl Jaspers) et finalement pendant plus de dix ans l’Université de Brême en Allemagne, où il enseigna notamment l’histoire des idées du Haut Moyen Âge . Sa dernière apparition publique eut lieu en mars 2002 lors du colloque international « Défaire le développement, refaire le monde » à Paris, au Palais de l’UNESCO, organisé par l’association La ligne d’horizon-Les amis de François Partant. Cette rencontre est le point de départ de la naissance du mouvement de la décroissance en France.

3 Jean Robert, « Les « années Cidoc » d’Ivan Illich, philosophe itinérant », Hermès, La Revue 2013/3 (n° 67), p. 142-144

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I


La Technique La première partie du mémoire traite du rôle politique de la technique par une approche philosophique. Après quelques chapitres de définitions et de qualifications, les chapitres procèdent par « saut de puce » d’un thème à un autre en gardant comme fil d’Ariane les questions de l’autonomie et de convivialité. Le premier chapitre remet en cause la neutralité de la technique en soulignant son pouvoir conditionnant. La technique est d’abord définie comme moyen en vue d’une fin. Cette définition utilitaire de la technique est étendue à l’architecture au chapitre 2. où l’on énonce également les critères de l’outil convivial tel que conçues par Illich. L’architecture outil pose la question de son but, ainsi on définira l’habiter comme finalité souhaitable de l’oeuvre architecturale. Le chapitre 3 nous permet de compléter la définition utilitaire des outils par une compréhension plus ontologique des artefacts. L’architecture devient une extension « éxosomatique » de la mémoire. Mais comme extériorisation de l’être, elle prend aussi son indépendance vis-à-vis de l’intentionnalité de l’homme. La question de l’automatisme et de l’autonomie sont développées au chapitre 4 qui sera illustré par un « interlude », un court chapitre sur la «mégastructure» comme paradigme de l’autonomisation architecturale. Enfin, le dernier chapitre aborde la question de l’innovation d’un point de vue critique, comme « thérapie du choc ». C’est-à-dire comme outils politique de déstabilisation sociale. L’innovation, tel le qu’elle nous est donnée à voir, est présentée comme antagoniste d’une posture conviviale.

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Michael Crichton, «Mondwest», 1974


1.Neutralité a. Des conditions naturelles aux conditions artificielles. b. D’homo faber aux hommes fabriqués. c. Un système technique est un système moral. d. Les outils ne sont pas neutres : la fin est indissociable des moyens. e. La technique comme jet de pierre.

a. La nature des outils que l’on emploie, des artefacts qui nous entourent, de l’ustensile à l’édifice, conditionnent notre manière d’être, de percevoir et de construire le monde. « Les objets, écrits Hannah Arendt, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs. Outre les conditions dans lesquelles la vie est donnée à l’homme sur terre, et en partie sur leur base, les hommes créent constamment des conditions fabriquées qui leur sont propres et qui, malgré leur origine humaine et leur variabilité, ont la même force de conditionnement que les objets naturels. »1 Viendra le jour peut-être où l’homme aura perdu la mémoire. Il oubliera qu’autrefois il existait encore du non-technique, les derniers objets naturels protégés, isolés du monde tels des reliques. La condition naturelle de l’homme laissera place à l’homme techniquement conditionné, à moins que ce ne soit déjà le cas. 1 Hannah Arendt, « La condition de l’homme moderne », Pocket, 2002, (1958), p.43-44

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Qui, des conditions naturelles ou artificielles, s’efface peu à peu devant l’autre ? Maintenant que plus de quatre milliards d’hommes, de femmes et d’enfants vivent en ville2, que plus de 3,4 milliards d’êtres humains sont reliés à Internet ! « Le système technicien, essentiellement dynamique, tend à remplacer progressivement tout ce qui a constitué l’écosystème naturel »3 écrivait le technologue bordelais Jacues Ellul (1912-1994) auteur du « système technicien » en 1977. L’architecture est une forme de l’artificialisation de l’environnement. Plus ou moins destructrice selon ses modalités d’exécution, du tout-béton aéroportuaire, à une forme de « renaturation » toujours partielle. Elle participe de ce grand remplacement de l’environnement naturel par un environnement artificiel. b. Allant dans le sens d’Hannah Arendt, Peter Sloterdijk (1947) considère l’être comme résultat d’une production « anthropotechnique »4. Exister au monde serait 2 « L’urbain est évidemment le cadre dans lequel la technique se développe de préférence, mais, nous l’avons dit, c’est un cadre lui-même produit par la technique qui s’étend aussi sur le reste : le monde paysan est de plus en plus technicisé. » Jacques Ellul, Le système technicien, Le cherche midi, 2012, (1977), p.24 3 Ibid. p.57 4 Peter Sloterdijk, « La domestication de l’être », Paris, Mille et une nuits, 2000, p.19

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le produit d’une fabrication, un processus éminemment (mais pas uniquement) technologique. Cela a de grandes implications, notamment que le « sentiment d’exister » se construit par l’extérieure, par contrainte et conditionnement et non, comme nous l’avons longtemps affirmé dans la philosophie occidentale, par une force immanente à l’individu, c’est en tout cas ce que viennent confirmer les travaux du philosophe et anthropologue français François Flahaut5. Ce processus technologique de fabrication de soi est un processus de mise à distance de la nature. Homo technologicus reconstitue autour de lui un environnement technique6, un abri, une architecture, un « technocosme ». La technique est médium puis condition, elle s’interpose puis englobe. Homo faber7, l’homme qui fabrique ses outils devient l’homme fabriqué par ses outils. Et l’environnement bâti, au même titre que n’importe quel artefact, a un rôle important dans la construction de soi, ce phénomène est mis en évidence par la psychologie de l’environnement8. 5 François Flahaut, « Le Sentiment d’exister. Ce soi qui ne va pas de soi », Descartes & Cie, avril 2002 6 Peter Sloterdijk, « La domestication de l’être », Paris, Mille et une nuits, 2000, p.48 7 Notion de philosophie introduite par Henri Bergson (1859 - 1941) reprise par Hannah Arendt « l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication » Henri Bergson, « L’Évolution créatrice », (1907), Éd. PUF, coll. « Quadrige », 2007 (édition critique), chap. II, p. 138-140 8 La psychologie de l’environnement appliquée à l’architecture c’est d’abord intéressée aux milieux cliniques, à ce propos voir : Estelle Demilly, « Autisme et architecture, Relations entre les formes architecturales et l’état clinique des patients », thèse, 24 juin 2014, Université

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Ma maison me construit autant que je la construis. Si j’insiste sur l’impact du monde artificiel sur les personnes c’est pour montrer que les artefacts ne sont pas que des choses dont nous nous saisirions pleinement, dont nous déterminerions en pleine possession de nos moyens, tous les effets et aboutissants. Au sens philosophique, les objets nous informent autant que nous les informons, or comme tout conditionnement se pose la question de la liberté et du consentement, du contrôle comme de la souveraineté. La technologie ne détermine pas l’homme qu’au niveau individuel, elle est déterminante dans la sphère collective, c’est-à-dire politique. En s’interposant entre les gens, la technique conditionne le type de relation que nous entretenons les uns avec les autres, elle est socialement déterminante. C’est justement dans la sphère politique que les risques d’aliénations techniques et économiques sont les plus grands. Une telle aliénation ne doit pas être comprise comme une prise du pouvoir des outils, une forme de révolution des robots, mais à l’inverse comme un lâché prise, un laissé faire technologique que permettrait le retrait du politique de ces questions technologiques. L’équivalent pour la sphère technique de ce que le « marché libre » est à l’économie.

Lumière Lyon II (École doctorale ED483) École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon, sous la direction de François FLEURY NicolaMoczek et Riklef Rambow, « Les apports de la psychologie de l’architecture à l’amélioration de l’habitât et de la vie au grand âge », CURAVIVA Suisse, 2015

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c. Ce que les précurseurs de l’écologie politique s’intéressant à la technique, comme Ivan Illich, Jacques Ellul ou Gunter Anders, nous ont appris, c’est que la technologie est en elle-même politique, qu’elle est porteuse et productrice d’une certaine morale. Une morale « inhumaine », puisque technique, à base de calcul rationnel et de critères mathématiques objectivés. La morale technicienne est une morale de mise à distance de l’homme de son prochain (environnement social), de ce qui l’a précédé (environnement historique et culturel) comme de la nature (environnement naturel). En réaction à ce suréloignement, à cet écartèlement du corps social, Illich propose une vision conviviale dont l’interdépendance constitue l’un des fondements, « L’homme retrouvera la joie de la sobriété et de l’austérité [frugalité] en réapprenant à dépendre de l’autre, au lieu de se faire l’esclave de l’énergie et de la bureaucratie toute-puissants. » Il poursuit, « Cela revient à renoncer à cette illusion qui substitue au souci de prochain, c’est-à-dire du plus proche, l’insupportable prétention d’organiser la vie aux antipodes. »9 Ces premières considérations nous permettent déjà de contredire l’idée d’une neutralité de la technique, en effet elle est productrice d’une certaine morale, elle nous conditionne au niveau personnel comme au niveau collectif et dans la relation que la personne entretient avec le groupe. 9 Ivan Illich, « La convivialité » dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.474

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Le sens commun véhicule pourtant l’idée inverse. « Un couteau est un simple moyen » entendons-nous, c’est nous qui déciderions de l’utiliser à bon escient, en bien ou en mal. Nous pouvons nous en servir pour nous nourrir ou pour tuer. Cette idée remonte à l’antiquité, Platon dans Gorgias10 citait déjà l’exemple du couteau pour défendre l’idée d’une neutralité des outils. Il nous faut maintenant remettre en cause cette affirmation. d. L’outil est un artefact ou objet qui a une utilité (utile et outil ont la même racine latine). Pour Illich, « la catégorie de l’outil englobe tous les instruments raisonnés de l’action humaine, tout objet comme moyen d’une fin devient outils. »11 Les édifices architecturaux entrent tout à fait dans cette définition, nous ne pouvons dénier une dimension utile à l’œuvre architecturale même si elle ne se résume pas à cette seule fonction servile. Les outils sont façonnés pour répondre à des usages précis et ceci bien avant le « Forms Follow Fonction » de Louis Sullivan (1856-1924)12 or la neutralité des outils impliquerait que le but soit indépendant du moyen. Si nous reprenons l’exemple du couteau : il y a des couteaux à beurre, des couteaux à pain, des couteaux à viande ou à poisson. 10 Dans les dialogues de Platon, Gorgias, La république ou Charmyde, la technique est présentée comme neutre. 11 Ibid. p.483 12 Par ailleurs en réduisant la forme à la fonction, Louis Sullivan ne dit pas qu’auparavant la forme était déconnectée de la fonction, mais simplement qu’elle ne trouvait pas là sa seule justification.

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Couper un steak avec un couteau à beurre relève du mésusage de l’outil qui n’a pas été conçu et fabriqué à cette fin. L’assassinat au couteau de table est un mésusage du couteau de table, nous avons de fait inventé des couteaux offensifs assignés à cette fin13. Comme l’écrit Palasmaa, « Les outils ne sont pas innocents. Ils multiplient nos facultés ; ils orientent nos actions et nos pensées. »14 Les architectes savent qu’un espace ou un dispositif spatial induit des usages. L’architecture est conçue pour répondre à un programme, en temps normal il est difficile d’utiliser un hôpital comme gymnase ou un appartement comme école. Suivant les outils, il est possible d’en détourner l’usage, mais le plus souvent l’outil entraîne l’usage pour lequel il a été conçu. L’argument de la libre détermination de l’outil par l’usager est fallacieux, tout comme l’idée d’une neutralité morale de la technique, ce que vient confirmer André Gorz: « […] la technique n’est pas neutre : elle reflète et détermine le rapport du producteur au produit, du travailleur au travail, de l’individu au groupe et à la société , de l’homme au milieu ; [..] »15 e. L’outil est un médium qui tout en isolant, relie. Il permet 13 C’est le même argument de neutralité de la technique qui est employée aux états unis pour défendre la libre circulation d’armes de guerre. Faut-il s’étonner alors des tueries de masse à répétition ? 14 Juhani Pallasmaa, « La Main qui Pense : Pour une architecture sensible », Actes sud, 2013, p.46 15 André Gorz, « écologie et liberté », éditions galilée, 1977, p.31

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d’atteindre de manière artificielle ce qui se trouvait naturellement distant, mais en s’interposant entre moi et l’environnement ou entre moi et l’autre, il isole. Peter Sloterdijk utilise la métaphore du jet de pierre où « s’exprime pour la première fois le principe de la technique : le fait d’émanciper l’être vivant de la contrainte du contact corporel avec des présences physiques dans l’environnement. Elle permet à l’homme en devenir de remplacer le contact physique direct par le contact de la pierre. »16 Elle permet à l’homme connecté de remplacer le contact des sens, ouï, vu, par un téléphone ou un écran. Si l’architecture dans un premier temps nous isole de l’environnement extérieur, elle peut tout à fait, par un jeu de cadrages, d’espace de transition, etc. nous faire contempler et prendre conscience de ce même environnement. Ce phénomène de reliance par mise à distance est particulièrement développé dans l’architecture traditionnelle japonaise, le Ma 間 signifie l’intervalle, l’espace, la durée ou le silence, il articule l’espace intérieur et extérieur sous la forme d’une terrasse ou d’une coursive vide qui met en valeur le jardin. Si les outils ne sont pas neutres, se pose alors la question de l’outil juste, du bon outil, de l’outil convivial17, question que nous devons également nous poser en tant qu’architectes pour les outils que nous employons tous les jours pour produire de l’architecture, mais également pour l’architecture que nous produisons en elle-même. 16 Peter Sloterdijk, « La domestication de l’être », Paris, Mille et une nuits, 2000, p.50 17 À ne pas confondre avec la « convivialité » d’interface synonyme d’user friendly.

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2. Outils à habiter. a. Architecture outils et outils pour l’architecture. b. Les critères de l’outil convivial. c. Le sens de l’architecture est une question politique. d. « L’art d’habiter ». a. Dans le chapitre précédent, nous avons repris au compte de l’architecture la définition générale de l’outil : un moyen assigné à une fin. Bien que l’architecture ne s’épuise pas dans sa seule fonction servile et instrumentale. Pour l’architecte italien Renatto Rizzi, l’architecture est à la confluence de l’arkhé, le fondement, l’origine, le principe, et de tékhné. Autrement dit l’architecte a la tâche difficile de faire conspirer le comment et le pourquoi. Pour Rizzi la pensée architecturale est dépassée d’une certaine manière, car son épisthémè ne correspond plus au paradigme culturel contemporain issu de la modernité et tourné dans son entier vers la tékhné, une autre manière d’aborder la question de la perte de sens contemporaine, de l’ère du vide (Lipovetsky), atomisation individuelle, « fin des idéologies », etc. La définition générale de l’outil nous permet cependant de suivre Rizzi dans cette opposition originelle, en scindant notre approche en deux pôles diamétralement opposés, mais indissociables. L’architecture comme moyen et l’architecture comme fin. On s’intéresserait d’abord aux outils qui ont pour but la

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production architecturale. Le comment de l’architecture. Puis l’on examinerait ce dont l’architecture est le moyen, le but de l’architecture, le pourquoi. Il est tout à fait envisageable que le pourquoi se justifie par le comment. Autrement dit que le sens soit dans le faire. C’est par ailleurs il me semble une caractéristique des architectures « militantes » actuelles. L’insistance des architectes « politisés » sur la primauté du processus, de la praxis, sur l’œuvre, ou les pratiques de « réconciliation » avec le chantier, afflue dans ce sens. Se construisant en opposition parfois avec une posture plus autoritaire et conservatrice pour qui la fin justifie les moyens. Je pense cependant qu’il est incomplet de simplement retourner la fin sur les moyens, persiste la question du sens de ce que nous faisons, c’est la question politique. Prendre le moyen pour la fin serait par ailleurs le pire des égarements, une forme de nihilisme tautologique, une perte de sens en sommes qui semble pourtant gagner les sociétés modernes et techniciennes. b. Postulons qu’une bonne architecture, une architecture conviviale, est une architecture qui a une bonne destination et dont le chemin est agréable , une architecture qui a été réalisée avec de bons outils. Il nous faut pour cela considérer l’architecture à la fois du point de vue de l’expérience (école phénoménologique) et de la production (entre autres l’école marxiste avec Sergio Ferro).

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Mais comment définir ce qu’est un bon outil ? Sur quels critères ? Illich énonce trois conditions pour qu’un outil puisse être considéré comme juste : 1. L’outil ne doit susciter ni esclaves ni maîtres. 2. L’outil est générateur d’efficience, sans dégrader l’autonomie personnelle. 3. Il élargit le rayon d’action personnel. En outre pour Illich « l’homme à besoin d’outils avec lesquels travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. ». Il élargit par la suite les conditions de l’outil convivial : 4. Chacun peut l’utiliser autant qu’il le souhaite, à des fins autodéterminées. 5. Nous devons pouvoir rester libres de l’utiliser ou de ne pas l’utiliser. 6. Son exercice ne peut être réservé au monopole d’une profession ou conditionné par l’obtention d’un diplôme. (Aïe raté pour nous) 7. Enfin L’outil convivial est conducteur de sens entre l’homme et le monde, traducteur d’intentionnalité.1 L’autodétermination des fins (4) renvoie à deux problèmes : celui historique de la technique comme médium 1 D’un point de vue tout à fait pratique et afin d’engager un cercle vertueux, on pourrait ajouter un dernier point : 8. tout nouvel outil convivial devrait être fabriquer à parti d’outils conviviaux.

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de domination, quand la fin est déterminée par un individu ou un groupe pour en dominer un autre, et la détermination automatique voir autonome de l’outil, quand celui-ci est déjà hyperdéterminé dans sa forme (approfondissement au chapitre 4). C’est ce qui va à l’encontre par exemple d’une architecture transformable et mobile dans sa programmation. L’usage de l’outil convivial, pas plus qu’il ne suscite de forme hiérarchique démesurée, ne doit empiéter sur la liberté d’autrui. Il ne doit pas contraindre le corps ou l’esprit d’un autre. Les outils et techniques se sont souvent transformés d’outil de puissance en outil de pouvoir. Pour Illich c’est ce renversement qu’il conviendrait d’inverser encore. Le journaliste français, intellectuel et ami d’Ivan Illich André Gorz « des choix de société n’ont cessé de nous être imposés par le biais de choix techniques », réciproquement l’inversion des outils est une condition fondamentale d’un changement sociétal. c. L’outil convivial est conducteur de sens. La question du sens métaphysique est primordiale, elle donne aux personnes des raisons d’être qui donnent à l’existence sa valeur. L’œuvre humaine, dont l’architecture fait partie, exprime cette justification de l’être humain, elle matérialise des réponses à la question métaphysique du « pourquoi somme-nous ici et ainsi ? » Si des robots produisaient automatiquement de l’architec-

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ture, quelle en serait la signification? La question peut paraître idiote, sans objet, mais il faut la comprendre à l’envers ; « On inventera une intelligence artificielle le jour où les humains penseront comme des machines ». S’il persiste une crise de la signification, qui n’est au fond qu’une crise de l’intentionnalité, c’est peut être que l’homme pense déjà comme un robot, autrement dit qu’il a pleinement ou partiellement intégré la morale technicienne. L’efficience, l’efficacité et la productivité seraient devenues des critères privilégiés de choix. Le choix ainsi automatisé suivant une logique technicienne garantie l’autonomie de la technique (Ellul) une forme de nihilisme de l’action (voir chapitre 4). Comme alternative à une telle technicisation des esprits, nous pouvons envisager la substitution à un automatisme technicien d’un automatisme convivial dans l’activité de choix du processus créatif et productif2, c’est-à-dire prendre en compte, avant l’efficacité, l’efficience et la productivité les critères de l’outil convivial énoncés au point b. Par son ampleur l’architecture sollicite de nombreuses personnes et institutions à son élaboration, les choix sont partagés. L’œuvre collective conviviale, ouverte3, doit pouvoir exprimer une multitude d’intentionnalités ou encore mieux une intentionnalité commune. Une intentionnalité commune ferait de la réalisation de l’œuvre une « commu2 Pour Bernard Stiegler en effet la désautomatisation n’est qu’une automatisation autre. Nous sommes faits d’automatismes. 3 En référence à «l’œuvre ouverte» d’Umberto Eco.

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nion » au sens laïque4. Le désir de communion, ou pour le dire plus sobrement le désire de « faire société », pourrait en soi signifier l’œuvre : le simple plaisir d’être ensemble pour être ensemble, il y a des tautologies qui font du bien. Plusieurs pratiques traditionnelles et contemporaines vont dans ce sens, les barn-raising par exemple ou raising bee [img.1] au Royaume-Uni ou aux états unis, encore pratiqués par quelques communautés rurales (Amish notamment) témoignent d’un mode de construction collectif, festif et convivial. Même si ces modes d’habiter ont dans l’ensemble disparus de la vie courante, il subsiste des singularités culturelles comme le pont de bambou de Kampong Cham au Cambodge, reconstruit par les villageois après chaque saison des pluies [img.3&4] ou la mosquée de Djenné [img.2] entretenue chaque année par les fidèles lors de grandes fêtes religieuses. Nous avons vu dans le chapitre précédent que le sens de la technique est une question politique, cela induit à présent que le sens de l’architecture en soit également une. Que le sens soit une question politique signifie tous simplement qu’elle est déterminée par une souveraineté, dans (mon) idéale le plus autonome et démocratique possible. Cette souveraineté s’exerce de manière traditionnelle par la liberté d’habiter. « Habiter pleinement, voilà tout ce que l’on peut opposer au paradigme du gouvernement. » Écrivait le comité invisible en 2014 dans « à nos amis ». 4 À comprendre ici au sens laïque : union de plusieurs personnes en un même idéal, en un même sens.

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Img. 1: Barn-raising, 1888, anonyme

Img. 2: Entretien de la mosquée de Djenné par les fidèles


Img. 3&4: Pont de Bamboo de Kampong Cham, Cambodge


d. Donc sur le plan individuel et collectif, et du point de vue du spécialiste, le but de l’architecture se retrouve a priori dans ce qu’Heidegger (1889-1976) nomme l’habiter. Sur l’habiter, Illich, tout en s’inscrivant dans son sillage, prendra ses distances vis-à-vis d’Heidegger, dont il qualifie les propos de « nostalgie romantique d’une plénitude perdue »5. Pour sa part, Illich veut agir, il veut faire de sa réflexion « le point de départ d’une étude des conditions qui pourraient permettre une reconstitution partielle du milieu habité urbain »6. Dans H2O (1988), même si « l’essentiel ne concerne pas l’architecture ni l’urbanisme » comme le rappelle le philosophe de l’urbain Thierry Paquot7, Illich entreprend une explication du fait urbain à travers notre rapport à l’eau. Il va y définir, par antagonisme à l’architecture moderne, ce qu’il avait déjà nommé quatre ans plus tôt pour un discours devant la Royal Institute of British Architects, RIBA, (1984) : l’art d’habiter8. Quelle place pour l’architecture dans l’art d’habiter ? On pourrait être tenté de juxtaposer en concurrence l’art d’habiter et l’architecture, fût-elle conviviale. Néanmoins, Illich ne renie pas toutes institutions, il en réclame plutôt l’inversion. Si l’architecture moderne était l’antagonisme 5 Silvia Grunig Iribarren. « Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale ». Thèse en Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013. p.21 6 Ivan Illich, « H2O ou les eaux de l’oublie » (1985) dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, p.470 7 Thierry Paquot, introduction de l’ Œuvre complète tome 2. 8 Ivan Illich, H2O ou les eaux de l’oublie (1985) dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005 : « L’espace du chez-soi, ni un nid ni un garage » p.468 et dans le miroir du passé, l’art d’habiter, p.755

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de l’art d’habiter, l’architecture conviviale résulte d’une inversion des logiques modernes, elle complète, ou entretien, l’art d’habiter, elle en constitue la matrice ou le support. Une posture défendue d’une certaine manière par Yona Friedman qui dans l’architecture de survie (1978) délaisse ces premières pulsions mégastructurelles pour un éloge de la pauvreté conviviale et une remise en cause de l’architecte despote. Beaucoup d’architectes, et c’est « normal », font de l’architecture un but en soi. C’est là le comportement typique, un biais classique, de l’expert formé à cet objet. La nécessité du détour par l’objet durant sa formation, ou pendant l’étape de conception, fait oublier à l’architecte qu’il ne s’agissait là que d’un détour.9 En pratiquant l’architecture pour l’architecture, l’architecte se comporte en technicien, il prend les moyens pour des fins. Le technicien ne participe finalement qu’à la simple croissance d’un système de moyens sans but, ou plutôt d’un système de moyens qui n’ont d’autres buts qu’eux-mêmes10, un système autonome voué à la croissance. « Maintenant, dans cette réduction du faire avec habileté (tekhnê) à l’exécution « purement technique », la réalisation n’est plus perçue comme issue de la main et de l’œil 9 Métaphore du détour empruntée à Jean Pierre Dupuy 10 « Si l’artisan expérimenté doit savoir ce qu’il fabrique, mais non pas comment il obtient ses résultats, l’activité du technicien est inspirée par des règles opérationnelles qui sont indépendantes de toute conception du produit final. Ainsi, le design des choses est éloigné du processus de la réalisation, et préalable à celui-ci. » Tim Ingold, L’Outil, l’esprit et la machine : Une excursion dans la philosophie de la « technologie », Techniques & Culture, 2010, p.54-55 mis en ligne le 30 janvier 2013. URL : http://tc.revues.org/5004

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du sujet humain qui en fait l’expérience. Elle acquiert une certaine objectivité et indépendance par rapport à la capacité humaine à agir. Alors que le travail de fabrication naît avec l’artisan, le technicien est simplement complémentaire des processus dont la spécificité n’a aucune relation avec les intérêts et les intentions humaines spécifiques. »11 (je souligne) L’artisan devient opérateur d’un système indépendant. Je pense que la pratique architecturale, en profession dominante, a su en partie préserver son artisanat, mais que celui-ci s’affaiblit, « menacé » par l’automatisation des processus cognitifs. Je pense que l’exécution telle qu’évoquée dans la citation précédente de l’anthropologue anglais Tim Ingold s’étend de plus en plus aux processus créatifs. La technique devient en elle-même « créative ». Nous pouvons considérer la modernité comme un projet d’autonomie, pas seulement de l’individu, mais surtout de la technique. Or la machine autonome réduit l’autonomie de la personne. Dans la « machine à habiter », pour reprendre une expression de Le Corbusier, c’est la machine qui habite avant « l’habitant ». L’architecture autonome n’est pas l’architecture conviviale, comme l’écrivait Henri Gaudin : « Il ne peut y avoir d’autonomie de l’architecture, celle-ci n’est atteinte que par l’Habitation ».12

11 Tim Ingold, L’Outil, l’esprit et la machine : Une excursion dans la philosophie de la « technologie », Techniques & Culture, 2010, p.54-55 12 Citation d’Henri Gaudin dans Philippe Madec, Chris Younès, Benoît Goetz L’indéfinition de l’architecture, 2009, La Villette, p.70

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« Il ne peut y avoir d’autonomie de l’architecture, celle-ci n’est atteinte que par l’Habitation » Henri Gaudin


3. Exosomatisation a. La réalité ontologique de la technique est une forme d’extériorisation de l’être humain. b. Nicholas Georgescu-Roegen : l’homme est un poisson volant. c. Une troisième mémoire. d. L’architecture comme support de mémoire.

a. L’architecture comme tout artefact ne s’épuise pas dans sa seule fonction servile. Elle possède un mode d’existence propre que Gilbert Simondon (1924-1989) a brillamment mis en valeur dans sa thèse « Du mode d’existence des objets techniques » publiée en 1958. Simondon écrit que les objets techniques sont dépositaires d’une réalité humaine, mais ne se substituent pas à l’homme, car ils n’en sont jamais vraiment séparés, même quand ils fonctionnent de manière automatique. Simondon propose en outre de dépasser l’analyse technique de la relation d’usage (en termes de moyens et de fin) par une analyse ontologique ce que nous allons tenter de faire par un autre chemin. Pour illustrer l’idée qui va suivre, nous pourrions reprendre l’image que Michel Serre (1930) attribue à l’ordinateur, celle de Saint-Denis tenant sa tête entre ses mains1 [img.6]. L’ordinateur nous dit-il, possède une mémoire, il nous donne accès à beaucoup d’images ou de films, et certains logiciels nous permettent de résoudre des opérations 1 Michel Serre, L’ordinateur et la tête de Saint Denis, Vidéo Corpus, www.lemonde.fr, coproduction : Canopé-CNDP, Universcience, MGEN, Inserm, Educagri.

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ou des équations très compliquées. L’ordinateur entre nos mains, aujourd’hui le smartphone, ou « téléphone intelligent » comme disent les Québécois, possède donc les trois facultés de l’entendement que sont la mémoire, l’imagination et la raison. Comme Saint-Denis nous tenons notre tête entre nos doigts. Nous verrons par la suite que ce phénomène ne date pas d’hier et qu’il serait même indissociable du fait technique, indissociable en sommes de l’hominisation. On retrouve cette idée chez plusieurs penseurs et sous différents noms, l’extériorisation (André Leroi-Ghouran), l’externalisation ou l’objectivation (Michel Serre) ou l’exosomatisation2 (Alfred Lotka, Nicholas Georgescu Roegen, Bernard Stiegler). Ils expriment une même idée, la technique est décrite comme une externalisation progressive des fonctions physiques et cognitives. Je ne pense pas cependant, comme le dit Michel Serre, que l’exosomatisation cognitive soit le propre de ce que nous appelons les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC), ou troisièmes « révolutions » industrielles. Celle-ci est peut-être aussi vieille que l’exosomatisation des facultés physiques c’est-à-dire de l’acte technique lui-même. Si l’on décompose en effet les différents composants de l’ordinateur, chacun s’inscrit dans une histoire millénaire, la mémoire vive (RAM) joue le même rôle que le boulier qui assistait le calcul mental : elle retient une petite quantité d’information sur un temps court pour accélérer le calcul. Le disque dur lui doit pouvoir s’inscrire dans l’histoire des techniques de stockage 2 De exo-, extérieure, et soma le corps : exosomatique = en dehors du corps.

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de l’information, de la tablette d’argile au microsillon. La nouveauté de l’ordinateur c’est que tous ces composants se retrouvent aujourd’hui en un seul appareil reliés entre eux de manière autonome, ce n’est plus l’utilisateur qui fait le lien, mais les circuits imprimés. Nous pourrions donc faire remonter l’histoire de l’informatique non pas aux premières machines à calculer, mais aux premières formes d’extériorisation de la mémoire (peinture rupestre?) ou aux premières technique de prédiction par des méthodes divinatoires, qui sont une forme d’extériorisation d’une faculté intérieure de projection dans l’avenir, etc. qui très curieusement employaient déjà des systèmes de codification numérique hexadécimale pour la pythie de Delphes ou binaire pour le Yi King chinois [img.5].

Img.5: Joachim Bouvet envoya à Leibniz un diagramme représentant les 64 hexagrammes du Yi-king (1701)

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Img.6: Saint Denis tenant sa tĂŞte, Portail de la Vierge, Notre-Dame de Paris

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b. Marx et Engels seraient les premiers, dans l’idéologie allemande (1932), à parler clairement « d’exosomatisation ». L’homme est un animal, écrivent-ils, qui produit ses organes par des moyens techniques, mais c’est James Alfred Lotka, qui en format le néologisme, repris plus tard par l’économiste hétérodoxe roumain Nicholas Georgescu-Roegen3 (1906-1994) qui l’introduit en économie. La forme de vie humaine écrit Georgescu-Roegen évolue par une organogenèse artificielle et si nous sommes contraints d’adopter des règles économiques c’est que nous devons produire ces organes exosomatiques. L’économie se charge de l’agencement de cette production. « L’activité économique est la continuation de l’évolution biologique par d’autres moyens, non plus endosomatiques, mais exosomatiques. »4 L’exosomatisation pour Nicholas Georgescu-Roegen pose deux problèmes : le conflit social et la dépendance aux objets techniques. La dépendance aux organes exosomatiques est « analogue, pour Georgescu Roegen, à celle du pois­son volant qui s’est rendu dépendant de l’atmosphère et a muté en oiseau pour toujours. » C’est cette dépen3 Georgescu-Roegen est considéré comme un précurseur de la décroissance, c’est même de la traduction de l’un de ses ouvrages, « Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie. » (1979) que le mot décroissance dans son acceptation politique actuelle est né. Il soutient qu’il faut repenser de fond en comble l’économie en intégrant les principes thermodynamiques de la physique alors que l’économie etait jusque-là et est toujours construite sur les mathématiques, ilinvente la « bioéconomie » qui dans l’intention se rapproche de l’économie générale de George Bataille. 4 Nicolas Gorgescu-Roegen, Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie, 3e édition revue. Paris, Sang de la Terre et Ellébore, 2006 , (1979), préface p.16

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dance encore qui rend la survie de l’humanité tout à fait singulière dans le monde du vivant, un problème à la fois biologique et économique (au sens général). Le conflit social quant à lui, dans une logique marxiste, serait inhérent aux classes sociales culturellement construites, comprenez techniquement construites et non naturelles comme chez les abeilles. c. Avec l’extériorisation écrit l’ethnologue français André Leroi-Gourhan (1911-1986) dans les années 1930 dans « L’homme et la matière », s’invente une troisième mémoire. À la mémoire génétique de l’espèce et individuelle du système nerveux apparaît une mémoire extérieure à l’être, une mémoire technique. Elle conserve spontanément, bien avant l’invention de la mnémotechnique des traces extériorisées de l’intériorité de l’homme. Cette troisième mémoire est transmissible, même en l’absence de celui qui l’a produit. Nous sommes grâce à la technologie de l’alphabet, les contemporains de Platon. Or la formation de cette mémoire technique apparaît comme l’origine de l’hominisation. Les autres espèces ne peuvent transmettre leur expérience aux générations futures. C’est ce qu’on appelle de manière très générale pour Gourhan, la « culture » comme cette faculté à hériter par les objets et les outils de l’expérience de nos aïeux. Mais pour Bernard Stiegler le terme d’extériorisation est mal choisi, « Car il suppose que ce qui est « extériorisé » était auparavant « à l’intérieur », ce qui n’est justement pas

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le cas. » Il poursuit : « L’homme n’est homme que dans la mesure où il se met hors de lui, dans ses prothèses. Avant cette extériorisation, l’homme n’existe pas. En ce sens, si l’on dit souvent que l’homme a inventé la technique, il serait peut-être plus exact ou en tout cas tout aussi légitime de dire que c’est la technique, nouveau stade de l’histoire de la vie, qui a inventé l’homme. »5 Néanmoins, et c’est là que d’un point de vue critique et politique cela commence à devenir intéressant, l’exosomatisation constitue bien une « perte » pour le cerveau humain. Un vide qui sera comblé, mais impossible de savoir par quoi ! Socrate se demandait déjà si l’écriture comme technologie d’externalisation de savoir n’allait pas faire disparaître le savoir si elle tombait entre les mauvaises mains des sophistes qui employaient l’écriture comme outils de pouvoir. La prolétarisation théorisée par Marx n’est autre que la destruction par externalisation des savoir-faire manuels et intellectuelles des ouvriers à cause des machines automatisées. « La prolétarisation est ce qui constitue une extériorisation sans retour. »6 Écrit Stiegler. Si l’extériorisation de Leroi-Gourhan n’est pas à proprement parler un défaussement de capacités innées, subsiste néanmoins un phénomène de délégation vers les outils. En posant la mémoire massivement dans les livres, par l’imprimerie, les moines et les savants se sont libérés du fardeau de la mémorisation intégrale, et ont pu entreprendre en toute « légèreté » un développement de la raison. C’est sans doute 5 Bernard Stiegler, Leroi-Gourhan : l’inorganique organisé, Les cahiers de médiologie 1998/2 (N° 6), p. 187-194 6 Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, Fayard, mars 2015, p.57

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ce que Montaigne exprime lorsqu’il dit préférer « une tête bien faite à une tête bien pleine ». La culture donc, est cette capacité d’hériter collectivement de l’expérience de nos ancêtres et la technique comme troisième mémoire en est la condition. Ce qui est à la fois fascinant et terrifiant c’est que la technique permet de dépasser les limites de nos capacités dites « naturelles ». Le marteau peut enfoncer un clou alors que mon point ne le peut pas. C’est cette capacité à dépasser les limites du corps puis des sens et, avec l’intelligence artificielle, de la pensée, que le jet de pierre de Sloterdijk cité au chapitre précédent illustre tout à fait, qui fait de la technique quelque chose dont il faut se méfier. Il faut s’en méfier, car il y a des limites à ne pas dépasser, il y a des limites à notre corps et notre esprit et il est blessant de les dépasser. « Si les hommes peuvent changer, écrit Illich, ils le font à l’intérieur de certaines limites.»7 Au niveau collectif également, pour les écologistes entre autres, la technique a franchi de nombreuses limites. Mais c’est sans doute sur le plan militaire avec la bombe atomique et les industries d’exterminations de masse, comme sur le plan politique avec les techniques de manipulation et de propagande que la technique a le plus montrer sa part d’ombre. d. L’architecture ne constitue pas a priori une extériorisa7 Ivan Illich, «La convivialité» dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.507

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tion de faculté physique de l’homme, de plus de nombreux animaux fabriquent leurs abris. La différence entre l’abri et l’architecture se situe peut-être davantage dans l’éxosomatisation de facultés cognitives et notamment l’extériorisation de la mémoire. Pour Zumthor « nos sensations et notre compréhension sont enracinées dans le passé. II faut donc que les rapports de signification que nous créons avec une nouvelle construction respectent le processus du souvenir. »8 Les animaux construisent, mais ils ne produisent pas d’architecture. Ils sont programmés génétiquement pour s’abriter d’une certaine manière, nous dit Illich9. Les nids ou les terriers sont l’expression d’une mémoire somatique et germinale, ils n’expriment rien de culturel. Les bêtes sont nées avec l’instinct qui leur dicte leur conduite (bien que ces dernières années nous commençons à observer des phénomènes de « culture animale », celle-ci est sans commune mesure avec la culture humaine). Les objets se rangent, immobiles, ce parc dans des placards et des garages. « L’espace du chez-soi n’est ni un nid ni un garage » l’architecture quant à elle contient une part extériorisée de l’homme, elle est une construction qui porte une mémoire. Une construction dont la typologie est un message, le fruit d’une expérience accumulée, l’expression tous simplement d’une culture. « Toute culture modèle 8 Peter Zumthor, Penser L’architecture, Birkhäuser, 2010, (1998), p.16 9 Ivan Illich, H2O ou les eaux de l’oublie (1985) dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, L’espace du chez-soi, ni un nid ni un garage, p.468 et dans le miroir du passé, l’art d’habiter, p.755

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son espace – elle l’engendre en devenant culture. »10 et c’est un processus exosomatique. Pour le dire autrement la culture ce n’est pas ce qui modèle le paysage ou le logis, c’est le paysage lui-même. « [La maison] est dépositaire de nos souvenirs et de nos rêves, de nos désirs et de nos illusions. Elle est l’instrument qui permet, ou devrait permettre, le passage de l’être tout court au bien-être. »11 écrivait Bernard Rudofsky. N’est-ce pas ça finalement habiter ? Apposer notre mémoire sur les murs, inscrire les traces de notre être dans la matière. Laisser voir les lignes de notre passage à la surface du monde. Il suffit de regarder la manie que certains ont d’épingler des photos de famille sur les murs pour s’en convaincre. La fondation d’une ville romaine commençait par une ligne, le creuset d’un sillon. Tim Ingold nous rappel que les lieux sont aussi des histoires12 et ces histoires existent au travers des traces qu’elles laissent. Que dire des logements modernes qui ne laissent pas de place aux traces ? Lorsqu’on loue un logement aujourd’hui il faut le rendre dans son état initial, les murs blancs immaculés, chaque témoignage d’habitation est perçu comme du déchet ou de l’usure. Un logement habité est un logement qui perd de la valeur économique. « L’homme est le seul animal à être artiste et l’art d’habiter fait partie de l’art de vivre. » « Où 10 Ivan Illich, H2O ou les eaux de l’oublie (1985) dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, p.469 11 Bernard Rudofsky, L’architecture insolite, Tallandier, 1979, p.12 12 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Éditions Zones Sensibles, 2011, (2013), p.135

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vivez-vous ? » Poursuit Illich, est synonyme dans beaucoup de langue de « Où habitez-vous ? ». À la lumière de l’exosomatisation, on comprend que l’intelligence artificielle, c’est-à-dire l’automatisation dans la technique de facultés cognitives, est une constante de la technique et de l’histoire de l’homme. Cependant, ce que l’on appelle aujourd’hui intelligence artificielle est d’une tout autre nature. Que signifie en effet extérioriser toujours plus de facultés mentales ? Où se situe la limite ? Car si la légèreté dans un premier temps est avantageuse, comme le dit très justement Montaigne qui préfère « une tête bien faite à une tête bien pleine », l’inconsistance pourrait bien nous transformer en fantômes pour reprendre une expression de Günther Anders. Sommes-nous condamnés à l’idiocratie dans la « fonctional stupidity »? Si les limites de l’exosomatisation ne semblent a priori pas concerner les édifices architecturaux, en revanche les outils qu’emploient les architectes pour leurs conceptions y sont directement confrontés. Où faut-il arrêter l’automatisation des instruments de l’architecte ? Ne risquons-nous pas une « prolétarisation » de la profession? C’est-à-dire une perte de savoir-faire délégué aux instruments ?13 Ce qui irait à l’encontre des critères 2 et 3 de l’outil convivial (l’outil est générateur d’efficience, sans dégrader l’auto13 Je pense notamment aux outils de modélisation et de fabrication de maquettes, ou encore aux logiciels BIM qui commencent à proposer des solutions d’aménagement tout fait. D’un autre point de vue si « l’intelligence » est contenue dans la machine elle n’est plus nécessaire chez les travailleurs, ainsi dans les agences qui savent correctement utiliser le BIM, un poste BIM permet d’effectuer le travail de 4 architectes en temps normal.

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nomie personnelle. Il élargit le rayon d’action personnel.) Vers une architecture automatique ? C’est la question qui était posée dans le magazine TRACES n°21. En 2007 une équipe de chercheurs ont réussi à présenter un projet de 300 logements entièrement généré par algorithme pour un concours d’architecture. « Pour la première fois, des algorithmes étaient utilisés pour le développement complet d’un bâtiment réel »14.

14 Marc Frochaux, Vers une architecture automatique?, publié dans traces 21 / 2017: Intelligence artificielle

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4. De l’automatisme à l’autonomie. a. Les outils évoluent selon leurs propres règles. b. Le mythe prométhéen. c. Classification des outils par degré d’autonomie. d. L’autonomie de la technique. a. André Leroi-Gourhan dans « L’homme et la matière », montre que les outils et objets évoluent et se transforment, comme le squelette d’un animal, suivant des lois « universalisables » c’est-à-dire qui transcende les particularités culturelles. Il remarque en effet que des populations qui ne se sont jamais rencontrées et qui n’auraient pu se rencontrer emploient des outils étrangement semblables. C’est assez intuitif si l’on considère, dans le sillage de Jacques Ellul, que les objets techniques évoluent selon leurs propres règles et critères techniques. Leroi-Gourhan nomme technologie ce système de lois universelles. Il n’emploie pas ce mot au sens contemporain néanmoins les définissions se croisent si l’on définit, comme le philosophe Bernard Stiegler, la technologie comme technique qui ne sollicite que des savoirs constitués scientifiquement. Ces règles techniques universelles effectivement, ne sont-elles pas celles de la raison « objective » ? Ou pour reprendre les critères d’Ellul : l’efficience, l’efficacité et la productivité ?

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b. La technique fut largement perçue comme quelque chose permettant de nous « libérer » des conditions naturelles perçues comme des contraintes. C’est le mythe de Prométhée voleur du feu des dieux. L’autonomie, auto-nomos en grec (se donner ses propres lois) vis-à-vis de la nature par le médium technique nous paraît rétrospectivement comme illusoire. D’une part les contraintes ne sont pas des lois en ellemême, d’autre part si la mise à distance de la nature dépasse un certain seuil nous perdons de vue ses lois qui constituent le cadre et les conditions de notre existence. Il ne peut y avoir d’autonomie face à la nature et c’est pourtant la volonté qui semble animer l’évolution technique. Oublier les lois de la nature très concrètement qu’est-ce que cela signifie ? Principalement oublier que celle-ci est limitée, qu’elle à un rythme de régénération, qu’il y a des équilibres dans les écosystèmes, est plus globalement qu’il n’y a pas, et c’est la thèse de Nicolas Georgescu-Roegen, de réversibilité dans les phénomènes physiques que toute transformation ou consommation est productrice d’entropie. C’est-à-dire que ce qui a été cassé ne sera jamais réparé à qualité équivalente, en outre que la décroissance, du point de vue thermodynamique, est inéluctable. Voué au projet de l’autonomie vis-à-vis de la nature l’homme moderne ne c’est-il pas lui-même auto-enfermé dans ce projet ? Dans ces autres lois et contraintes que sont les lois techniques ? C’est un conditionnement contre un autre. Georgescu-Roegen utilise l’image du poisson volant, nous nous sommes fabriqués des outils de dépen-

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dances. L’homme n’est pas « libre » face à la technique, quand nous naissons une culture est déjà là avec sa propre technique, je ne peux remettre en cause le système technique en place, je ne peux penser qu’à partir de ce qui est déjà là. C’est une bonne chose, car je n’ai pas besoin de redécouvrir le feu pour me faire cuire un œuf, mais je ne peux non plus ignorer la bombe atomique, les marées noires, etc. Je ne peux moi-même ni avec les membres de mon entourage redéfinir les lois de la technique, j’en hérite, et l’héritage est une forme de transcendance. c. Depuis le départ nous employons le terme d’outils comme s’il s’agissait d’une entité abstraite or « on ne peut réduire la technique à un ensemble d’instruments équivalents dont l’homme, cet être générique, se saisirait indifféremment. » On ne peut considérer un biface et un avion de chasse de la même manière. Qu’est-ce qui les différencie ? De manière générale tout moyens en vue d’une fin devient outil. Ivan Illich ajoute une condition d’objet1, mais il se contredit en considérant plus tard les institutions comme des outils (ou comme des regroupements d’outils tournés vers un même but). L’outil, contrairement à une technique est extérieur au corps (il existe des techniques internes comme les techniques de respiration ou de chant), c’est 1 Ivan Illich, «La convivialité» dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.484-485

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un organe exosomatique, un organon pour les contemporains de Socrate. En tant que support de mémoire les outils nous ont permis d’identifier des périodes, l’âge de pierre (paléolithique), de bronze, de fer. Puis l’on a considéré l’énergie comme paradigme technologique, la modernité fut l’ère du charbon, du pétrole puis du nucléaire. Aujourd’hui un paradigme informationnel s’impose, on entend parler de société du numérique ou de l’ère des réseaux. Mais ces classifications, utiles pour les historiens, ne nous disent rien de la différence ontologique des techniques, du rapport qu’elles entretiennent avec l’être humain. Dans la convivialité Ivan Illich propose une différenciation intéressante, mais insuffisante, des outils, il prend en compte la relation que ceux-ci entretiennent avec les utilisateurs. D’abord l’outil maniable est celui qui ne requiert qu’une énergie métabolique à son fonctionnement, il peut être multivalent (un bâton) ou univalent (comme un vélo). Il est à la mesure de l’homme. Pour Illich l’outil maniable appelle l’usage convivial. L’outil mixte multiplie l’énergie humaine, il ajoute à l’énergie métabolique de l’usager une source externe (comme la traction animale). L’outil manipulable enfin ne fonctionne qu’avec une source d’énergie extérieure à l’usager, dans des proportions parfois sans commune mesure avec lui. L’usager joue de plus en plus le rôle d’opérateur de l’outil qui s’autonomise de la personne (si le conducteur maîtrise encore sa voiture, ce n’est plus vraiment le cas pour un avion de chasse, ou le drone, dont

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les systèmes sont en grande partie automatisés). Je propose donc une (ébauche de) classification et quatre axes selon le degré d’autonomie de l’outil [fig. 1] – 1. L’outil traduit-il l’intentionnalité de la personne ou permet-il d’en conditionner l’usage ? – 2. Le geste est-il contraint ou libre ? – 3. L’usage de l’outil nécessite-t-il un savoir-faire ? – 4. Degré d’autonomie énergétique de l’outil. Nous pouvons résumer les critères ainsi : Intention, Action, Information, Alimentation. Aux deux extrêmes de cette classification on trouve, d’un côté l’objet absolument multivalent, qui n’est que pure traduction d’intentionnalité, pour le coup véritablement neutre, comme le bâton ou la pierre, c’est un « outil » qui n’a pas lui-même était fabriqué, sa qualité d’outil se résume à son utilisation, de l’autre l’outil qui n’en est plus vraiment un puisqu’il peut se passer de l’usager : le robot.

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fig. 1 Plus on s’éloigne du centre, plus l’outils est autonome.

d. L’une des grandes mutations modernes est le passage d’une technique instrumentale (« un vaste ensemble de moyens assignés chacun à une fin ») à la technique comme environnement, comme milieu, c’est le gestell (l’encadrement technique) de Heidegger. En devenant milieu, la technique inverse le rapport de force, c’est la fin pour Illich de la distalité, c’est-à-dire de la séparation entre l’homme et l’instrument, l’usager se perçoit comme sous système d’un système technique plus vaste. C’est dans cette perspective que Xavier Bonneaud utilise le terme de technocosme, « nous sommes désormais en charge de la concep-

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tion du monde dans sa quasi totalité. »2 Et l’architecture pour Rem Koolhaas est ce « qui transforme la ville tout entière en usine de l’artificielle, où le naturel et le réel ont cessé d’exister. »3 Nous serions voués à l’existence dans un monde entièrement fabriqué par l’homme. Selon Ellul en tant qu’environnement la technique est sacralisée, elle devient « la raison de toute chose », elle s’autonomise en devenant son propre but. « Les icônes de la religion, écrit Koolhaas, sont remplacées par celle du bâtir. L’architecture est la nouvelle religion de Manhattan. »4 La thèse de Jacques Ellul, qui rejoint les idées d’autres penseurs qui lui sont contemporains comme Lewis Mumford ou Gunter Anders, est qu’il ne peut exister d’autonomie de l’homme face à l’autonomie de la technique. Lewis Mumford écrit que « l’homme […] acceptera de devenir la créature de sa technologie ou bien cessera d’exister. » L’autonomisation c’est l’exosomatisation qui ayant dépassé certains seuils réintègre l’homme en elle. D’abord la technique émane de l’homme, puis en tant qu’environnement elle l’absorbe. L’autonomie de la technique s’installe par l’automatisation du choix. En effet si l’on considère l’efficacité, l’efficience et la productivité comme seul critère de choix, l’orientation et les décisions s’effectuent d’elles-mêmes, comme 2 Xavier Bonneaud dans Alter architecture manifesto, Thierry Paquot, Marco Stathopoulos, Yvette Masson-Zanussi (dir.), infolio/eterotopia, 2012 3 Rem Koolhaas, New York Délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, Marseille, Éditions Parentheses, 2002, p.9 4 Ibid. p.21

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de simples opérations logiques. Dans « La société automatique », Bernard Stiegler écrit : « L’ère de l’Anthropocène, c’est l’ère du capitalisme industriel au sein duquel le calcul prévaut sur tout autre critère de décision et où, devenant algorithmique et machinique, il se concrétise et se matérialise comme automatisme logique, et constitue ainsi précisément l’avènement de nihilisme comme société computationnelle devenant automatique, téléguidée et télécommandée. »5 (je souligne) Ces derniers mots, «téléguidé» et « télécommande », pourraient nous laisser penser que quelqu’un tient la télécommande. Mais en réalité plus personne ne tient ou ne comprend le système technique dans son ensemble, plus aucun programmeur ne connaît le code complet d’un programme informatique. Le philosophe Jean Paul Curnier confirme la tendance, « Leur apparente inertie [aux démocraties] ne réussit plus à cacher l’actuelle délégation du pouvoir réel vers l’automaticité des systèmes. »6 « L’activité technique, écrit Ellul, élimine automatiquement, sans qu’il y ait eu effort dans ce sens ni volonté directrice, toute activité non technique ou la transforme en activité technique. » La « révolution » industrielle marque le franchissement d’un seuil significatif dans l’automatisation des tâches manuelles et physiques, l’automatisation provoquant une prolétarisation des métiers manuels, la « révolution » numérique nous entraîne vers le franchissement d’un seuil 5 Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, Fayard, mars 2015, p.23 6 Jean-Paul Curnier, Aggravation 1989-2001, éditions Farrago, 2002 , p.11

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dans l’automatisation des tâches cognitives et intellectuelles ce qui pourrait provoquer, comme au XIXe et XXe siècle, à une prolétarisation, mais cette fois-ci des professions « intellectuelles ».

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interlude

DE LA ‘MÉGA STRUC TURE’ ...


... à la smart city Homo technologicus reconstitue autour de lui un environnement technique (chapitre 1). Il s’agit dans un premier temps d’un processus de mise à distance qui ne lui fait pas oublier que cet environnement artificiel est lui-même contenu dans un environnement naturel. Cette mise à distance est nécessaire pour protéger l’homme des aléas du climat, mais aussi de ces congénères (remparts, fortifications), mais elle peut se retourner contre lui si, devenue trop importante, la mise à distance lui fait perdre de vue l’existence de l’autre ou des limites générales du milieu : l’espace écologique1. Dans cette mise à distance vis-à-vis du milieu, on peut relever deux postures architecturales radicalement opposées. L’architecture climatique, qui régule son intérieure en relation avec un extérieur, et l’architecture climatisée qui fait sécession avec l’extérieur pour reproduire un nouveau climat intérieur, la production d’une architecture intérieure autonome. La limite entre ces deux paradigmes architecturaux se manifeste par un seuil entre deux types de technologie (l’une qui sépare par des équipements isolants, l’autre qui relie par des dispositifs de transition) et par un seuil d’échelle. « La réalisation d’un univers clos isolé du monde extérieur, du climat en particulier, hante l’utopie urbaine. »2 1 2

Voir Partie 2 chapitre 8, Le seuil du remède au poison. Dominique Rouillard, Superarchitecture. Le futur de l’architecture

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et trouve son apogée dans la mégastructure, fantasme des années 1960 et 1970. C’est d’ailleurs par la climatisation systématique des espaces que les tenant de la mégastructure se démarqueront des travaux du TEAM X ou même des modernistes. La charte d’Athènes par exemple ne préconise pas une climatisation des espaces intérieures, bien au contraire, et les schémas de Le Corbusier [img.7] démontrent les considérations climatiques de sa démarche même si l’on peut regretter qu’il ait universalisé une architecture « méditerranéenne ».

Img.7: Unité d’habitation, Le Corbusier, remarquez la présence de l’environnement, des éléments: soleil, air, végétation.

C’est Bückmister Fuller qui le premier engage le pat vers la mégastructure. Il débute en 1949 avec la skybreak dweling [img.8], une habitation littéralement coupée du ciel par un dôme géodésique qui fera la renommée de Fuller. Ce dôme il le déclinera à toutes les échelles, proposant tantôt de recouvrir une usine, tantôt Manhattan, tantôt la 1950-1970, Les Éditions de la Villette, Paris, 2004, p.120

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planète entière artificialisant de fait le climat général de la biosphère. Ses travaux préfigurent ainsi de près de 50 ans des projets de géo-ingénierie consistant par exemple à envoyer des milliers de miroirs en orbite autour de la terre pour ralentir le réchauffement climatique [img. 9-10]. Le contrôle total du climat par un dispositif technique correspond pour l’architecte Dominique Rouillard à la recherche d’une forme d’Eden climatique perdu. Mais la climatisation se développerait contre l’architecture. Elle inscrit son propos dans la lignée de Reyner Banham (1922 - 1988) pour qui l’architecture était vouée à disparaître dans une technologie de l’environnement. En effet si le climat est contrôlé, a quoi bon continuer à construire des abris ? Dans un monde totalement artificiel débarrassé des « imperfections » de la nature, l’homme vit comme dans les photomontages de Superstudio ou d’Archizoom, nu, libre de toute technologie superflue [img. 11-12]. L’enfermement technologique générale, c’est un paradoxe, l’artificialisation complète de l’environnement est perçue comme une condition d’un retour à un mode de vie archaïque. Yona Friedman et Constant, deux pionniers de la mégastructure, ne livrent plus d’architecture prédéfinie, mais seulement les conditions techniques, la matrice technologique, ou un environnement technique dans lequel les habitants définissent eux-mêmes les limites de leur habitât. Nous pourrions penser qu’en agissant ainsi l’architecte redonne une part de liberté à l’habitant qui modèle à sa guise son espace. Il aura fallu néanmoins l’arraché précédemment de son milieu, de son sol, de ses dernières

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accroches environnementales naturelles. Si la mégastructure ne dépasse que rarement l’étape du fantasme et de la science-fiction, sa logique survit au monde contemporain à travers l’image de la ville connectée. Dans la ville spatiale de Friedman, un ordinateur, le « computateur électronique (1958) ou le flatwriter (1970), remplace l’architecte et assiste l’habitant dans la construction de son espace, on lui attribue des tâches gouvernementales « apolitiques »3. Mais finalement c’est l’architecture et la ville elles-mêmes qui prennent la forme de l’ordinateur, l’analogie machiniste laisse place à une analogie électronique puis informationnelle à l’instar du projet A. Isozaki Computer Aided City (1972) [img.13] qui reprend la forme d’un processeur. Il faudra attendre Archigram (Computer city) [img.14] pour que l’ordinateur en réseau dissout la structure et que la machine s’impose en médium de communication (elle ne servait alors qu’à l’organisation et la gestion de la ville.) La mégastructure se développe avec une obsession pour la cybernétique, les systèmes régulateurs climatiques et sociaux vont peu à peu laisser place à des systèmes électroniques puis numériques. Mais ces systèmes ne sont pas dessinés, ils flottent dans l’atmosphère popularisant l’illusion d’une immatérialité des réseaux. La « mégastructure » laisse place à la cyberstructure qui dans la smart-city se superpose à l’existant. La smart-city est une mégastructure informationnelle. 3 « ses calculs sont rigoureusement exacts et apolitiques » : Yona Friedman, cité dans Dominique Rouillard, Superarchitecture. Le futur de l’architecture 1950-1970, Les Éditions de la Villette, Paris, 2004, p. 115

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Img.8: Buckminster Fßller posant devant une maquette de skybreak dwelling dome, 1949, Š Estate of R Buckminster Fuller.

Img.9: Buckminster Fuller and Shoji Sadao, Dome Over Manhattan, 1960


Img.10: National Geographic, «shading the earth», voir travaux scientifique comme Roger Angel,«Feasibility of cooling the Earth with a cloud of small spacecraft near the inner Lagrange point (L1)» 2006 by The National Academy of Sciences of the USA


Img.11: Superstudio, Gli Atti Fondamentali, 1971-1972

Img.12: Archizoom, No-Stop City, Paesaggio Interno, 1970


Img.13: Archigram, Computer City, 1964

Img.14: A.Isozaki , Computeraided city, 1972


5. Innovation et « théra-

pie du choc »

a. La fausse évidence de l’innovation. b. Innovation et « innovation ». c. Innovation et imitation. d. L’innovation comme moteur de croissance. e. L’innovation rouage de l’obsolescence. f. La technique c’est magique. g. « L’obsolescence du droit ». h. Quelques chiffres.

a. Nous avons parlé de l’artificialisation du monde, de l’écartèlement du corps social par une technique trop autonome de l’intentionnalité humaine. Ensuite, nous avons considéré les artefacts comme réceptacles de mémoire et de culture. Nous avons vu que cette qualité des outils nécessite une transmission, une continuité intergénérationnelle dans les usages. Or si la rupture existe au niveau spatial et c’est particulièrement visible dans nos milieux urbains, elle peut également exister au niveau historique et temporel, c’est ce que nous allons montrer à propos de l’innovation technologique. Les stratégies d’innovation aujourd’hui mises en avant vont rarement dans le sens des critères de l’outil convivial. Selon Bernard Stiegler les critères de sélection de l’évolution technique se faisaient jusqu’à très récemment par des débats théologiques, philosophiques, ou universitaires. Les innovations faisaient l’objet de débats publics nourrit par des savants, aujourd’hui les critères d’acceptation

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d’une innovation sont réduits aux lois du marché ou à un calcule d’utilité, c’est-à-dire à un choix automatisé selon les critères techniques d’efficience, d’efficacité et de productivité. L’innovation est souvent mise en avant, on en discute les moyens, mais rarement les fins. Parmi ces objectifs il y en a un particulièrement sournois connu sous le terme, souvent tourné en dérision, de « disruption ». Par delà la « disruption », l’innovation comme la technique n’est pas neutre. On postule une injonction à l’innovation que l’on nous présente comme « apolitique » alors qu’il s’agit, comme on l’a montré dans les chapitres précédents du renforcement d‘une morale voir d’une idéologie technicienne. On nous dit qu’il faut innover pour s’adapter à un monde en mutation, mais qu’est-ce qui provoque cette même mutation si ce n’est, directement ou indirectement, l’innovation elle-même ? Faut-il innover ? Pourquoi innover quand des réponses adaptées existent déjà ? Confrontée à cette question, la première réaction d’un chercheur me parut exemplaire : « Je ne comprends pas que tu puisses te poser la question », me dit-il, étrange réaction pour un chercheur. Ce à quoi il ajouta : « on innove tous les jours, tout le temps », sous-entendu c’est « naturel ». Faut-il rappeler aux gens de respirer ? De manger, de boire ? Faut-il encourager le lever du soleil et applaudir son couché ? Tout va bien, madame la marquise, tout va très bien... Lorsque l’on rabâche les évidences, c’est qu’en général elles n’ont rien d’évident. Une idée qui refuse son autocritique est une croyance et en matière d’innovation trop souvent la raison laisse place à la fois, ce qui n’est

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pas si étonnant si l’on considère que l’innovation est une activité prospective qui cherche à se projeter dans l’avenir, à « comprendre et anticiper le futur ». b. Pour dégrossir la question, nous pouvons d’emblée opérer une distinction : l’innovation comme phénomène observé et la recherche d’innovation comme posture idéologique. L’innovation comme phénomène observé est indéniable. L’homme a toujours innové dans le sens ou la technique n’a jamais cessé d’évoluer et de se perfectionner. On notera cependant que de nombreux artefacts et outils ne sont plus susceptibles d’évoluer, c’est le cas de certains instruments de musiques qui ont atteint une forme de perfection dans leur forme, comme le violon de stradivarius ou pendant longtemps de forme bâtie vernaculaire parfaitement adaptée à leur environnement. De manière générale et comme le mentionne Simone Weil « plus le niveau de la technique est élevé, plus les avantages que peuvent apporter des progrès nouveaux diminuent par rapport aux inconvénients »1 (faut-il encore définir ce qu’on entend par « niveau technique ».) L’innovation ne s’est pas toujours écoulée au même rythme. À l’innovation comme phénomène observé nous ne devons pas assimiler la posture culturelle et idéologique qui consiste à rechercher, produire et encourager l’innovation, aujourd’hui de manière industrielle via par exemple les programmes de 1 Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, in Oeuvres, p. 289

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« Recherche & Developpement » (R&D). La recherche d’innovation nous paraît plus idéologique dans le miroir du passé. Il n’y avait autrefois guère que pour la guerre que l’on innovait, et encore! c. On oppose traditionnellement l’innovation à l’imitation. L’architecture classique fait de l’imitation et de la conformité à un modèle historique la doctrine de siècles d’histoires. L’innovation était toujours une conséquence, un effet secondaire de l’adaptation à un milieu. Le philosophe Alain (1868 - 1961) dans ses propos sur l’esthétique va dans ce sens « Il n’existe point d’architecte qui puisse dire : « Je vais oublier ce que les hommes ont construit ». Ce qu’il inventerait serait bien laid ; mais, pour mieux dire, s’il tenait sa promesse à la rigueur, il n’inventerait rien du tout. » Le temple se souvient du temple, poursuit-il, l’ornement du trophée, etc. (mémoire des objets) plus loin il ajoute : « Qui n’imite point n’invente point. Il semble que le souvenir soit esthétique par lui même, et qu’un objet soit beau principalement parce qu’il en rappelle un autre. »2 L’historien des techniques David Edgerton remet fortement en cause les politiques d’innovation « L’imitation est en effet considéré comme une activité bien moins honorable que l’innovation. [...] paradoxalement s’il y a bien un milieu ou l’imitation règne, c’est dans les politiques 2 Alain, Propos sur l’esthétique, Mnémosyne, P.U.F. 1975, (1923), p.23

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d’innovation. Elles sont partout semblables et vont dans le même sens, utilisent un même vocabulaire, ont les mêmes préoccupations. Si tout le monde s’accorde à définir ce que doit être la recherche alors celle-ci n’est plus par définition novatrice. »3 Ce à quoi il ajoute que « Les appels à l’innovation sont, paradoxalement, une manière courante d’éviter le changement lorsqu’il n’est pas souhaité. »4 d. L’adoration de l’innovation et du progrès technique n’est pas l’apanage du système capitaliste, c’est même l’un des traits fondamentaux de la théorie marxiste. Pour Marx le renversement du rapport de force entre producteurs et propriétaires passe par le développement des forces productives. Dans the project of autonomy : Politics and Architecture within and against Capitalism, Pier Vittorio Aureli fondateur avec Martino Tattara du groupe DOGMA, retrace la pensée de Raniero Panzieri (1921-1965), figure de proue du mouvement opéraïste5 italien pour qui innovation et capitalisme « are one and the same ». Anticipant ainsi les débats contemporains sur les biopouvoirs et l’extension de la domination capitaliste à travers le développement technologique et tirant les leçons de l’échec de l’idéal communiste dans la révolution de 1917 et l’avènement d’un capitalisme d’État, totalitaire et productiviste, revendiqué 3 David E. H. Edgerton, Quoi de neuf ?, Seuil, 2013, p.275 4 Ibid. p.275 5 L’opéraisme est un mouvement marxiste ouvriériste critiquant la notion même de travail.

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par Lénine6. Là où se situerait l’erreur de Lenine et des bolcheviks, c’est d’avoir dissocié la sphère économique de la sphère technologique et de ne pas avoir envisagé que le productivisme pourrait être un mode de gouvernement à part entière qui imprime sa propre logique sur le corps social. Pour le dire autrement, l’erreur fondamentale de ces « communistes» est d’avoir cru en une neutralité de la technique, d’avoir cru qu’ils pourraient orienter la technique moderne vers un idéal communiste. Selon les mots de Panzieri, on a ignoré que l’automatisation dans les usines en renforçait la structure autoritaire. Nous pouvons dire que l’automatisation a exproprié l’ouvrier d’une part de son pouvoir en hétéronomisant un certain nombre de points de contrôles, réduction du savoir-faire requis et tâche répétitive abrutissants, volatilité des emplois, etc. L’innovation pour Panzieri est ce qui permet dans le processus d’accumulation de produire un surplus, c’est-à-dire de générer des profits en augmentant la productivité, l’efficience et l’efficacité. Autrement dit l’innovation est le moteur de la croissance économique. 6 « notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’État des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en Russie […] le raisonnement des « communistes de gauche » au sujet de la menace que ferait peser sur nous le «capitalisme d’État» n’est qu’une erreur économique […] le pouvoir soviétique confie la « direction » aux capitalistes non pas en tant que capitalistes, mais en tant que spécialistes techniciens ou organisateurs, moyennant des salaires élevés. » Lénine, dans Sur l’infantilisme « de gauche » et les idées petites-bourgeoises, le 5 mai 1918. Ainsi pour Cornelius Castoriadis (1922 - 1997), fondateur du groupe révolutionnaire Socialisme ou Barbarie avec Claude Lefort (1924 - 2010), « la présentation du régime russe comme «socialiste» — ou comme ayant un rapport quelconque avec le socialisme — est la plus grande mystification connut de l’histoire »

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e. « The introduction of newer machines, the stimulus to research, to new scientific discoveries and their application within an unending process of technological development—these are the essence of capitalist accumulation. Capitalist accumulation consists of an overwhelming wave of new technologies as a means of human domination of nature. »7 Panzieri. L’innovation ne fait pas que produire de nouveaux produits, toujours plus séduisants pour le consommateur, elle produit en continu de nouveaux métiers, de nouvelles compétences qui discréditent les pratiques traditionnelles. « Les architectes jouent également un rôle crucial. Plus encore que d’apporter des innovations techniques, ils sont susceptibles de bousculer les conventions culturelles. En proposant sans cesse de nouvelles formes, en prétendant réinventer les espaces et rénover leurs usages, ils ringardisent les bâtiments existants et participent d’une autre façon au renouvellement du parc immobilier. »8 L’innovation technologique humilie en exerçant ce qu’Illich appelait un monopole radical, c’est-à-dire un monopole d’un certain type de produit sur la satisfaction d’un 7 Panzieri cité dans Pier Vittorio Aureli, The Project of Autonomy: Politics and Architecture Within and Against Capitalism, Princeton Architectural Press, 2008 (anglais) 8 Valéry Didelon, « L’architecture, de l’innovation à l’enrichissement », Criticat 19

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besoin. Il n’est plus envisageable par exemple, pour l’individu sous l’emprise du monopole industriel, de satisfaire sa soif autrement qu’en achetant un soda, de se déplacer autrement qu’en empruntant une voiture, de se soigner avant d’avoir consulté un médecin ou de construire sa maison sans faire appel à un constructeur de maisons individuelles. Le rythme du changement qu’impose l’innovation participe d’une obsolescence technologique qui rend nécessaire le renouvellement permanent des outils, fut-ce paradoxalement pour des raisons «écologiques». f. En outre pour Panzieri l’autonomie des travailleurs ne pourrait s’obtenir que par une démystification du développement technologique, et cela commencerait par arrêter de croire que son expression, l’innovation, résoudra tous nos problèmes. Ivan Illich nous appelait à « vivre un changement plutôt que de faire confiance à la technique. »9 Notre rapport à la technique en effet serait de l’ordre du sacré. Il s’agit pour Simondon d’une aliénation qui ne dépendrait pas tant de la technique elle-même, mais de notre manière de l’aborder, nous entretenons avec elle un rapport magique : elle accomplit pour nous certaines tâches sans nous préoccuper de la manière dont elle y parvient10. Une affirmation qui n’est pas sans rappeler la troisième loi de l’auteur de science-fiction Arthur C. Clarke : « Toute 9 Ivan Illich, Libérer l’avenir dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.47 10 Gilbert Simondon cité dans Olivier Rey, Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014, p.32

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technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » g. Cesser de mystifier la technologie c’est cesser de propager un vocabulaire mystificateur, aussi nous privilégierons l’idée de choc technologique plutôt que de révolution industrielle ou numérique, il n’y a en effet pour le corps social il n’y a rien de moins révolutionnaire qu’une révolution technologique. Dans son ouvrage «La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre» (2007) la journaliste altermondialiste Naomie Klein (1970) tisse des liens entre les thérapies de choc expérimentées au Canada dans les années 50, la doctrine de Milton Friedman (thérapie de choc appliquée à l’économie), les techniques de torture et les politiques néo-libérales de Tatcher et Reagan. Le schéma est toujours le même, le choc efface la possibilité de faire référence à un précédent par l’altération de la mémoire. Nous sommes sous état de choc lorsque l’on perd nos repères, notre histoire, lorsqu’on est désorientés. Quand la crise est déclarée, nous dis Friedman, les décisions prises dépendent de l’idéologie en vigueur, elle est l’occasion qu’elle soit provoquée ou accidentelle, de reformater la société, est c’est ainsi selon Naomie Klein que les néolibéraux ont procédés pour imposer leur doctrine. Je crois que c’est précisément le type d’effet qu’ont eu successivement l’industrialisation puis l’informatisation. On ne peut pas parler de révolution puisque ce changement n’a en aucun cas été désiré ou provoquer par les popula-

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tions. De plus il semble impossible de répondre à la question de Lewis Mumford (1895-1990) à savoir si c’est la locomotive qui a produit une société de vitesse ou si c’est un besoin sociétal de vitesse qui a orienté la recherche vers la locomotive. Si l’on reprend l’idée d’enchaînement technique de Jacques Ellul les techniques s’engendrent mutuellement et de manière de plus en plus autonome, la vitesse dans ce cas serait un impératif systémique d’un système technicien qui ne pouvait qu’aboutir à des technologies allant dans son sens. Dans tous les cas l’idée d’une révolution technique est exclue. Il en résulte cependant une modification radicale de la forme de la société. Cette transformation, et non « révolution » à des allures d’effet secondaire imprévue. Pour le dire très simplement, le nouveau provoque un choc qui provoque une rupture dans la transmission des usages, c’est l’échelle et l’intensité de la puissance du choc, ainsi que son rythme qui détermine au sens usuel s’il y a « révolution » ou non. Regardez aujourd’hui comment les états, les entreprises et finalement la société dans son ensemble et sous le choc des nouvelles formes de pratiques issues de la société des réseaux : facebook, twitter, uber, airbnb, les crypto monnaies, etc. Ces « plates-formes » échappent au droit, car elles sont en dehors de toute référence au précédent. « Est disruptive, écrit Bernard Stiegler, la technologie qui, parce que ses temps d’évolution et de transfert vers la société (ce que l’on appelle l’innovation) sont devenus extrêmement rapides, fait que ce que Bertrand Gille appelait les systèmes sociaux (le droit, l’éducation, l’organisation poli-

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tique, les savoirs, etc.) arrivent toujours trop tard. »11 C’est ainsi que les systèmes techniques désajustent les systèmes sociaux. L’accélération du rythme de l’innovation produit ce qu’Ivan Illich nommait l’obsolescence du droit (ce qui va parfaitement dans le sens d’une société néo-libérale totalement dérégulée). h. Les conséquences psychologiques immédiates de la doctrine « innovation » sont, je crois, catastrophiques. Les problèmes sont toujours posés en termes de rareté, de manques, de besoins, de pénurie, de retard, tourné en somme vers un futur au nom duquel le présent doit être sacrifié. On nous laisse penser par exemple que les problèmes du réchauffement climatique ou de la misère sont techniques et non politiques. Ne faudrait-il pas formuler les problèmes en termes de répartition, de distribution, de limites, de surplus et d’abondance ? On fonce droit dans le mur, chauffeur si t’es champion, appuis sur le champignon ! Vive l’innovation ! Mais nous avons déjà techniquement tous les moyens nécessaires à la construction d’un mode de vie soutenable ! Nous terminerons sur quelques chiffres pour appuyer ce constat : On compte en îles de France près de cinq millions de mettre carré de bureaux vides. La fondation Abbé Pierre estime à 140 000 le nombre de sans-abris dans le pays. On aurait donc la possibilité de fournir 35m² d’espace hors 11 Bernard Stiegler, Puissance, impuissance, pensée et avenir, humanite. fr, 15 octobre 2015

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d’eau/hors d’air, chauffé à chaque personne dans la rue, moyennant quelques aménagements techniquement simplistes (transformer des bureaux en logements). C’est un problème de volonté politique, d’inertie institutionnelle, mais certainement pas d’innovation. Si innovation architecturale il devait y avoir, elle serait le résultat d’une politique et non le but d’une pratique. Prendre l’innovation pour un but, c’est-à-dire en faire le sens d’une pratique c’est encore une fois retourner la fin sur les moyens. Selon l’OMS12, en 2016, 39% des adultes sont en surpoids et 13 % souffrent d’obésité. Toujours selon l’OMS, 462 millions d’adultes souffrent d’insuffisance pondérale (sous alimentation) soit 9,5 % des adultes. S’agit-il d’un problème de production, de rareté alimentaire ? Ou de distribution et de répartition des richesses ? Il est effrayant d’entendre des héritiers de Malthus nous rabâcher qu’on ne pourra jamais nourrir 10 milliards d’individus alors que 39 % des 7 milliards d’habitants ingurgitent déjà trop de calories, on peut déjà nourrir 10 milliards d’individus. C’est un problème politique et humain. Certainement pas d’innovation, si une innovation devait résulter d’une juste répartition des denrées alimentaires, elle n’en serait qu’une conséquence. L’assureur Allianz estime à 170 000 milliards d’euros la richesse brute des ménages dans le monde soit une moyenne de 22 600 euros par personne ce qui correspond 12 Données disponibles sur le site de l’OMS: http://www.who.int/mediacentre/factsheets/malnutrition/fr/

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au niveau de vie moyen d’un portugais. Selon l’observatoire des inégalités, moins de 10 % de la population mondiale détient 83 % du patrimoine mondial, alors que 3 % vont à 70 % des habitants. L’Amérique du Nord et l’Europe en possèdent 65 %13. Nous avons suffisamment de richesses pour garantir un niveau de vie décent à chaque être humain sur terre. On pourrait rétorquer à mon argumentation que l’innovation dans le système actuel est nécessaire justement pour en sortir. Et que la récupération capitaliste d’un concept ne doit pas le discréditer pour autant. J’ai mentionné plus haut que si innovation il devait y avoir, celle-ci serait une conséquence d’une action et non son but, cela n’exclue pas toute innovation, mais déplace la question du futur vers le présent.

13 Données disponibles sur le site de l’observatoire des inégalités: https://www.inegalites.fr/La-repartition-du-patrimoine-dans-le-monde

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II


La Mesure La première partie du mémoire traitait du rôle politique de la technique par une approche philosophique. La seconde se concentre davantage sur la question de la juste mesure. La convivialité étant pour Ivan Illich une critique du surdéveloppement économique et technologique, elle s’apparente à la recherche d’un équilibre entre deux seuils, entre sous-efficience et contre-productivité, entre le manque et le trop. Le chapitre 7 introduit la problématique générale de la mesure et des limites, à travers notamment la théorie de la bigness de Leopold Khor (1909-1994). Mais je tente d’évacuer la question démographique en sollicitant l’indicateur de l’empreinte écologique, qui lie les enjeux anthropologiques à la question écologique. En effet la question n’est pas de savoir combien d’humains la planète peut supporter, mais plutôt quel mode de vie implique une certaine démographie. Les seuils sont approfondis au chapitre 8, où j’assimile l’espace écologique tel que défini par l’association des amis de la terre à la «plage» de la convivialité, entre sous-efficience et contre-productivité, théorisée par Illich. L’image pharmacologique nous permet alors d’illustrer l’ambivalence de la technique et sa transformation qualitative par seuil quantitatif. Phénomène que l’on illustre également par le concept de «Lobotomie» en architecture avancé par Rem Koolhaas dans «New York délire» (1978).Le chapitre 9 nous permet d’expliciter la notion Illichéenne de contre-productivité comme «la perversion des moyens devenus leur propre fin.», les moyens s’érigeant ainsi en obstacle à l’accomplissement de la tâche qui leur était imputé (ex: trop de voitures bloc la circulation).

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«Le problème ce n’est pas le manque, le problème ce n’est pas le pas assez, le problème c’est le trop et comment donner forme à ce trop.» Thomas Hirshhorn (1957), «Outgrowth», 131 globes terrestres posés sur 7 rangée d’étagères, 2005, Centre Pompidou


6a. Du remède au poison, seuils et proportions a. L’éclipse de la mesure. b. Khor et la « Bigness ». c. Considération démographique d. L’empreinte écologique e. Vers une architecture hypermoderne. a. Il existe plusieurs types de limites, certaines appellent au dépassement comme les frontières, d’autres ne peuvent être franchies sans provoquer de désastres. Le mot limite vient de lisière ou bordure, limes en latin cousin de limen, le seuil. Limen signifie littéralement « ce que l’on traverse ». La limite au sens mathématique ou topologique ne se franchit pas, le seuil se traverse. La limite est une ligne qui sépare, le seuil une surface qui articule, une transition. Toutes les limites ont une existence physique, voire typomorphologique ou architecturale et symbolique ou mythique. Les mythes jouaient ce rôle de transmission d’une sagesse des limites, ils enseignaient par la fiction l’importance des limites. C’est ainsi que limites physiques et symboliques communiquaient. Or en analysant la pensée moderne sous l’angle des limites on se rend compte que le grand projet moderne est l’abolition de toutes limites mythiques, qu’elles soient environnementales ou même corporelles (transhumanisme). « Si l’espèce veut survivre à l’éclipse du mythe, écrit Ivan Illich, il lui faut précisé-

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ment apprendre à maîtriser politiquement ses rêves de convoitise [...] » substituer aux barrières mythiques des limites politiques à la croissance industrielle. La sagesse historique nous enseigne l’importance de la juste mesure, dans l’homme révolté Albert Camus exprime parfaitement se renversement des mentalités qui apparaît au moyen âge dès les balbutiements de la pensée moderne, « L’idée de l’innocence opposée à la culpabilité, la vision d’une histoire tout entière résumée à la lutte du bien et du mal leur était étrangère [aux Grecs] . Dans leur univers, il y a plus de fautes que de crimes, le seul crime définitif étant la démesure [hybris]. Dans le monde totalement historique qui menace d’être le nôtre, il n’y a plus de fautes, au contraire, il n’y a que des crimes dont le premier est la mesure. » La sagesse des limites s’est longtemps transmise en dehors des institutions, dans le monde vernaculaire, l’architecture en témoigne comme le note Bernard Rudofsky « [les] bâtisseurs anonymes ont compris que non seulement il fallait attribuer des limites à une communauté, mais que l’architecture elle-même comprenait des limites. Il est rare qu’ils subordonnent le bien-être à la poursuite du profit et du progrès »1. b. Léopold Khor (1909 – 1994), dans « The breakdown of nations » (1957) nous transmet sa théorie de la bigness « Il semble qu’il n’y ait qu’une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale : la taille excessive [bigness]. […]

1

Bernard Rudofsky, L’architecture insolite, Tallandier, 1979

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La taille excessive apparaît comme le seul et unique problème imprégnant toute la création. Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. »2 Son disciple le plus connut n’est autre que l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher (1911 -1977) auteur de « small is beautiful - une société à la mesure de l’homme »3 (1973) un ouvrage contemporain de la convivialité d’Ivan Illich (1972), du rapport Meadows Halte à la croissance ? (1972) et du plus discret, mais non moins important ouvrage de Nicholas Georgescu-Roegen The Entropy Law and the Economic Process (1971). Ces quatre ouvrages constituent la base de la pensée écologique contemporaine et posent tous la question de la juste mesure et des limites de la croissance. Cette question est au fondement de l’écologie politique et fait de Leopold Khor l’un des penseurs sans doute les plus importants et les plus oubliés, de l’écologie. Ses idées ont par ailleurs largement influencé Ivan Illich (ils se sont rencontrés à Porto Rico dans les années 1950). La formule de Khor « small is beautiful » risque cependant de nous nous induire en erreur. Pour Khor comme pour Illich, ce n’est pas le petit qui est bon, mais le bien proportionné à l’homme, comme nous le rappelle très justement Olivier Rey4. La proportion, comme pour les limites, est

2

Leopold khor, The Breakdown of Nations, Routledge & K. Paul, 1957, p.21. Traduction d’Olivier Rey

3 4

Small is beautiful étant une formule de Léopold Khor lui-même. Olivier Rey, Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014

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une notion paradigmatique en architecture. La proportion dans l’antiquité est synonyme de symétrie (harmonie) ou d’analogie5. Les notions de proportion ou d’analogie suggèrent l’existence d’une relation, d’un lien, d’une continuité entre les choses. Et c’est cette rupture de relation entre l’homme et l’environnement ou entre l’homme et ces semblables que dénoncent les premiers écologistes, les choses seraient devenues sans commune mesure. c. Avec Khor la question de la bigness s’est d’abord posée aux sociétés humaines, il soutenait qu’au-delà d’une certaine dimension les villes et les sociétés ne pouvaient fonctionner sans « dérapage ». Pour Jean-Claude Milner « La cité accomplit la nature politique des hommes […] elle « doit être nombreuse, mais jamais, au grand jamais, très nombreuse et encore moins innombrable »6 la question du nombre occupera les premiers utopistes, pour Fourrier le Phalanstère ne doit pas dépasser 1600 âmes, pour Robert Owen en Angleterre la société idéale se situe dans une fourchette de 500 à 3000 citoyens. Olivier Rey note qu’au sommet de leur rayonnement les grandes cités italiennes ou allemandes comptaient entre 10 000 et 20 000 habitants tout comme les cités états grecques, Florence quant à elle n’aurait jamais dépassé les 45 000 habitants à la

5

La pensée architecturale est une pensée principalement analogique, voir Jean-Pierre Chupin, Analogie et théorie en architecture (De la vie, de la ville et de la conception, même), Gollion, Infolio, Collection Projet et Théorie, 2010

6

Jean-Claude Milner , Une conversation sur l’universel p67-68 cité par Olivier Rey , Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014

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renaissance. « Illich pensait que la démocratie exige non seulement une population de taille limitée – comme Aristote, Montesquieu ou Rousseau en étaient convaincus – ,mais de surcroît, des vitesses de déplacement demeurant modeste – de l’ordre de vingt-cinq kilomètres-heure. »7 Lévis Strauss dans ces dernières années prendra également parti pour une maîtrise démographique, « Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne — si je puis dire — et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. »8 « Quand je suis né [1908] il y avait sur terre un milliard et demi d’habitants. Après mes études, quand je suis entré dans la vie professionnelle, 2 milliards. Il y en a 6 aujourd’hui [2002], 8 ou 9 demain. Ce n’est plus le monde que j’ai connu, aimé, et que je peux concevoir. C’est pour moi un monde inconcevable. On nous dit qu’il y aura un palier suivi d’une redescente, vers 2050. Je veux bien, mais les désastres causés dans l’intervalle ne seront jamais rattrapés. »9

7

p.181

Olivier Rey, Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014,

8

France 2, émission spéciale pour la centième de Campus, jeudi 17 février 2005, rédacteur en chef : Laurent Lemire - https://www.youtube. com/watch?v=ky0QTKRDDk0

9

Entretien de Levi Strauss avec didier Eribon, Le nouvel observateur n°1979, semaine du 10 au 16 octobre 2002

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L’obsession d’une part des écologistes pour la démographie masque selon moi un malentendu. Le même qu’entretient la notion d’anthropocène. En effet l’Homme de manière abstraite, ou l’humanité dans son ensemble est désigné comme responsable de la crise écologique. Mais nous ne sommes pas tous égaux en responsabilité et attribuer la faute au genre humain dans son ensemble c’est dissimulé le fait indéniable qu’une partie des humains vivent bien au-dessus du seuil de soutenabilité alors que d’autres n’ont quasiment aucun impact sur la biosphère. Il ne s’agit pas d’un problème démographique, mais bien d’un problème anthropologique lié à certains modes de vie insoutenables. Derrick Jensen préfère ainsi l’idée de « mégalocène » à celle d’anthropocène10. d. La prospective démographique prédit dans ses scénarios les plus optimistes, une stagnation puis une décroissance de la population vers 2050, les prédictions officielles quant à elles prévoient que nous puissions dépasser les 11 milliards d’humains d’ici 210011. Mais ces chiffres ne disent rien de la pression qu’exercent réellement les populations sur leur environnement, qu’en est-il vraiment ? Combien d’humains la biosphère peut-elle supporter ? Un tel indicateur existe, dans le lignée du club de Rome, il est apparu

10

DerrickJensen, traduit par Nicolas Casaux, « Comment ‘l’anthropocène’ masque le ‘mégalocène’, ou l’âge du sociopathe », article Le Parage, 2016, http://partage-le.com/2015/11/lage-du-sociopathe-par-derrick-jensen/

11

Voir World Population Prospect par L’ONU - https://esa.un.org/ unpd/wpp/

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pour la première fois lors « Sommet de la terre » de Rio en 1992, c’est l’emprunte écologique. Imaginez que vous êtes sur îles désertes tout en conservant votre mode de vie actuel, l’île possède grosso modo le même type de de climat que l’endroit ou vous habitez vraiment, et bien l’emprunte écologique correspondrait à la surface que devrait avoir l’île pour permettre la production de l’ensemble de votre consommation. L’empreinte écologique correspond à la surface bioproductive nécessaire pour produire les biens et les services que nous consommons. Elle s’exprime en hectares globaux (hag). Pour que cela parle davantage, on utilise également l’image du nombre de planètes terre nécessaire si tout le monde avait un certain mode de vie. Cette image est calculée à partir des hectares globaux disponibles (biocapacité) : Avec une empreinte écologique avoisinant la demi-planète on pourrait vivre à 14 milliards comme des Mozambicains ou des Rwandais, par contre si le mode de vie des luxembourgeois ou Qatari était généralisé, une population humaine soutenable pour l’environnement ne dépasserait pas le milliard d’individus. (1,4 milliard pour les USA et 2,35 pour la France.) Si de tels écarts sont possibles, c’est que certains modes de vie s’accaparent les ressources des autres, l’empreinte écologique nous enseigne que les questions sociale et écologique sont indissociables. De plus, au niveau global, l’empreinte écologique de l’humanité est de 1,68 planète ce qui signifie que nous avons franchi le seuil de la soutenabilité. La date de ce franchissement se situe approximativement

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dans les années 1970, à l’époque même de l’émergence de l’écologie politique. Le franchissement de ce seuil marque l’entrée de l’humanité dans un régime global de contre-productivité dont la manifestions principale est la crise écologique (bouleversement climatique, épuisement des ressources, pollutions, etc.). e. On a pensé la postmodernité comme un état réflexif de la modernité ayant intégré certaines limites (réaction à l’horreur de la Shoah et de la bombe atomique), mais nous revenons aujourd’hui sur ce constat, « dans sa quête éperdue de la performance et de la productivité, comme dans sa « déconstruction » compulsive des dernières catégories encore valides de la pensée traditionnelle, la postmodernité se révèle une continuation de la modernité, une ultra- ou hypermodernité. »12 Olivier Rey rejoint ainsi Gilles Lipovetsky (Les temps hypermodernes, Gilles Lipovetsky, Sébastien Charles, biblio essais, Grasset & Fasquelle, 2004) dans sa remise en cause d’un réel affaiblissement des valeurs modernes. Pour Xavier Bonneaud « L’architecture du XXIe siècle cultive le sens de la mesure : elle cherche à soutenir et à enrichir, par le langage des agencements, la proportionnalité de l’homme et du monde. Cela revient à travailler plus modestement à un art de l’installation plutôt qu’à la

12 p.13

Olivier Rey, Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014,

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concurrence des exploits (le plus haut, le plus grand, le plus vitré …), pour proposer des installations qui tissent les différentes échelles de notre monde. »13 C’est un idéal, marginal, qu’il est difficile de confirmer par l’observation des pratiques. D’abord nous n’avons jamais autant construit, et les chantiers titanesques sont aussi vrais aujourd’hui qu’hier. La concurrence des exploits (technique) comme l’écrit Bonneaud semble être la marque de fabrique de nombreux projets urbains et architecturaux, le quartier Confluences à Lyon en est un exemple, avec son musée « performantiel » conçu par CoopHimelb(l)au, multipliant les coups technico-architecturaux à l’instar de l’édifice d’Odile Decq pour le groupe GL Event qui s’inscrit très clairement dans la tradition des projets porte-à-faux qui jouent à « Qui à la plus grosse ? ». Nous n’avons par ailleurs jamais cessé de construire des tours ( toujours à Lyon le projet pour Part Dieux nous montre ce qu’est l’architecture d’aujourd’hui... tous sauf mesurée. Cette tendance n’est pas l’apanage des sociétés capitalistes, Olivier Rey nous rappelle que la propension au gigantisme et le mépris des lieux étaient plus accusés encore dans les pays dits « communistes » et se retrouvent aujourd’hui dans les grandes villes des pays « émergents » en Corée ou en Chine14.

13

Xavier Bonneaud dans Alter architecture manifesto, Thierry Paquot, Marco Stathopoulos, Yvette Masson-Zanussi (dir.), infolio/eterotopia, 2012, p.147

14 p.8

Olivier Rey, Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014,

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6b. Du remède au poison, entre-deux seuils a. Espace écologique b. «Pharmakon» c. Lobotomie a. Les « amis de la terre » en mars 2011 publient un document fondateur « Positions des amis de la Terre pour des sociétés soutenables », qui définit le cadre de leurs réflexions et actions futur. En plus de prôner la décroissance, ils y développent au point 2.2 le concept d’espace écologique . « Cet espace se situe entre : - un plancher qui correspond au minimum de ressources dont chaque personne doit disposer pour couvrir ses besoins fondamentaux : accès à l’air, à l’eau, à l’alimentation, à l’énergie, à l’habitat… mais aussi à la santé, à l’éducation, à l’information et à la culture ; - un plafond, au-delà duquel toute personne ou groupe utilisant une ressource empiète sur l’espace écologique d’autrui et sur celui des générations futures. Les consommations situées sous le plancher et au-dessus du plafond, et les modes de vie qui leur correspondent sont insoutenables. Elles doivent progressivement

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disparaître en faisant converger l’ensemble des pays ainsi que chaque citoyen vers un espace écologique soutenable. C’est entre ces deux seuils qu’il est possible de créer des sociétés soutenables en faisant preuve de créativité et en s’adaptant aux conditions locales. La logique de l’espace écologique peut s’appliquer pour de nombreuses productions. […] De même, en matière de revenus, les excès de richesse et de misère sont insoutenables : il faut instaurer un revenu minimum d’existence garanti pour tous (plancher) et un revenu maximum (plafond) qui ne devrait pas être supérieur à un taux établi démocratiquement entre tous les partenaires concernés. » (je souligne) Le plafond correspond à une empreinte écologique de 1,2 et le plancher correspond au minimum de ressource nécessaire pour mener une vie convenable, c’est la limite qui sépare la misère de la pauvreté. La pauvreté étant définie pour Thomas d’Aquin comme manque du superflu et la misère comme manque du nécessaire. C’est la même logique d’encadrement entre deux seuils qui guide les travaux d’Illich. Les démocraties nous dis Illich ont toujours déterminé le minimum nécessaire pour vivre dignement, mais elles ont laissé place à la démesure des individus qui mettent en danger le corps sociale tout entier, il faut désormais inverser, nous dit-il, la logique d’institution, pour définir le maximum, de ressource et d’énergie que chacun est en mesure de s’approprier sans mettre en danger l’équilibre social et environnemental

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tout entier1. L’espace écologique est la condition de développement de la convivialité, il en est le milieu. Le « plancher » de développement des outils correspond pour Illich au seuil d’efficience en dessous duquel les institutions et les outils sont sous-efficients. Alors que le plafond de développement des outils correspond au seuil de contre-productivité, au-delà duquel les outils et les institutions obtiennent un résultat inverse à celui escompté. Il y aurait beaucoup a dire sur le seuil d’efficience, mais nous nous concentrerons sur le seuil de contre-productivité, car de nombreux indices nous laissent penser que le problème de la contre-productivité à dépassé celui de la sous efficience. (Pollutions, gaspillage titanesque, épuisement des ressources, extinctions des espèces, artificialisation des surfaces, etc.) b. Pour Bernard Stiegler la technique est un pharmakon, à la fois un remède et un poison, à la fois ce qui permet de protéger, de prendre soin et ce dont il faut se protéger. « C’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice»2. Le concept de pharmakon illustre l’ambivalence de la technique. L’image pharmacologique a pour avantage de nous laisser

1

Ivan Illich - Entretien en français avec Jean Marie Domenach dans la série «Un certain regard» – 19/03/1972 – ina.fr

2

Pharmakon, pharmacologie sur http://arsindustrialis.org/ pharmakon

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apercevoir assez intuitivement ce qui articule le remède et le poison, il s’agit a priori, en pharmacie comme en technologie, d’une affaire de dosage, de juste mesure. Un seuil d’échelle articule le passage du remède au poison. Le seuil articule différente nature, il rend possible l’inflexion voir la transition qualitative par un axe quantitatif. Une différence de qualité équivaut alors à une différence de quantité. C’est l’une des trois lois de la dialectique d’Hegel que Engels et Marx reprendront : « La qualité et la quantité se distinguent encore et ne sont pas absolument identiques. Par suite, ces deux déterminations sont jusqu’à un certain point indépendantes l’une de l’autre, en sorte que, d’un côté, la quantité peut changer sans que se modifie la qualité de l’objet, mais que, d’un autre côté, l’augmentation ou la diminution de quantité à laquelle l’objet est initialement indifférent à une limite, et, cette limite franchie, la qualité change. C’est par exemple que la différence de température n’exerce pas d’abord d’influence sur l’état liquide de l’eau ; mais, si l’on continue d’augmenter ou de diminuer cette température, il vient un moment où la cohésion se modifie qualitativement, l’eau se transformant en vapeur ou en glace. Il semble, au début, que le changement de la quantité n’exerce aucune action sur la nature essentielle de l’objet ; mais il se cache là, derrière quelque chose d’autre, et cette variation, en apparence innocente, de la quantité, invariable pour l’objet même en fait varier la qualité. »3

3

G.W.F Hegel dans Encyclopédie (première partie, paragraphe 108, article « Mesure »)

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La croissance d’un phénomène au-delà d’une certaine limite, l’excroissance ou l’enflure, peut rompre une relation de proportionnalité. Dans un milieu proportionné, l’existence de l’un est constitutive de l’existence de l’autre. L’un est à la mesure de l’autre. « Les grands nombres sont dangereux, décivilisateurs, parce qu’ils immunisent contre l’horreur. » 4 « C’est dans cette mentalité systématique, poursuit Olivier Rey, propagée par les grands nombres que Hannah Arendt a trouvé les conditions de possibilité de ce qu’elle a appelé la « banalité du mal » : non pas l’effet d’une malice particulière, mais des atrophies de la sensibilité à l’intérieur d’un fonctionnement qui s’autonomise. »5 « Quand les choses sont trop petites, il faut les faire croître. Quand elles sont trop grosses, il faut les faire décroître. À l’heure actuelle, il n’y a aucun doute sur la direction qu’il est opportun et urgent d’adopter. Cela ne signifie nullement que cette direction sera prise. Car lorsque les choses sont vraiment trop grosses, elles s’autonomisent [...] »6 L’autonomie de la technique évoquée au chapitre 4 de la première partie, correspond à cette perte de proportionnalité entre l’homme et ses outils, entre les outils et l’environnement. c. Dans « New York délire » (1978), Rem Koolhaas fait de 4 Olivier Rey, Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014, p.185 5 Ibid. p.187 6 Ibid. p.207

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Manhattan une doctrine architecturale fondée sur la présupposée autonomie de l’île, comme si pour exister Manhattan ne drainait pas autour d’elle des kilomètres carrés de force vitale, comme si son emprunte écologique ne dépassait par largement sa surface réelle. Il y développe néanmoins un concept fondamental, au-delà d’une certaine épaisseur, écrit-il, les bâtiments subissent une lobotomie7 [img. 15]. Il y a une scission entre la façade et l’intérieurdubâtiment, autrement-dit l’intériorité de l’édifice s’autonomise de ce qui constituait jusque là son interface avec son environnement. L’édifice génère un nouvel environnement intérieur. Le concept de lobotomie rejoint la distinction que nous avons effectuée a l’interlude sur la mégastructure entre architecture climatique et climatisée. Koolhaas avec le concept de lobotomie qu’il développera dans la théorie de la Bigness (empruntée à Khor?) a théorisé l’autonomisation, la mise à distance démesurée, de la technique vis-à-vis de l’environnement par seuil d’échelle. Comme le rappel Silvia Grunig Iribarren pour Ivan Illich,« La convivialité est multiforme »8 . « En conséquence, écrit-elle, une ville conviviale ne peut pas être définie selon des modèles abstraits et généralisables, mais par un conditionarium, un répertoire ouvert des conditions de la convivialité » 9 une architecture qui se voudrait conviviale 7 Rem Koolhaas, New York Délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, Marseille, Editions Parentheses, 2002, (1994) p.100 8 Ibid. p.475 9 Silvia Grunig Iribarren. Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale. Thèse, Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013. Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013. p.32

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ne se définit pas par un modèle générique, abstrait, il n’existe peut-être même pas de modèle à proprement parler, mais des itérations, des déclinaisons buissonnantes, des répertoires ouverts de possibilités tout encadrées des conditions de la convivialité. Par incrémentation dirait Lucin Kroll. C’est aussi ces conditions qu’il nous faut définir, car elles permettent le respect des limites. Il ne s’agit pas là de limites définies par une idéologie ou un dogmatisme, mais des limites absolues, réelles, de notre environnement physique, biologique, psychologique, etc. Ces limites posent évidemment la question des moyens de leurs mesures.

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Img. 15: Pour illustrer le principe de «lobotomie», Koolhaas s’appuie sur une coupe du Downtown Athletic club de Manathan dont la façade ne laisse rien transparaitre de la coupe.

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7. La contre-productivité a. La contre-productivité. b. Némésis c. La contre-productivité, ou la « perversion » des moyens devenus fins. d. Un troisième seuil de mutation : l’ère des systèmes. a. « L’homme moderne a longtemps cru que la science et la technologie l’avaient libéré d’une dépendance directe du lieu . Cette « certitude » s’est révélée être une illusion. La pollution et le chaos de l’environnement sont soudainement apparus comme une effrayante Némésis qui eut pour effet de remettre à sa juste place le problème du lieu. »1 Dans cette citation l’architecte phénoménologue Christian Norberg Schulz fait directement référence à l’ouvrage D’Ivan Illich Némésis médicale, où sera développée la notion de contre-productivité. Dans la mythologie grecque, Némésis, fille de la nuit, punit l’hybris : la démesure. Prométhée le voleur du feu, premier détenteur de la technique sera condamnée par Némésis . Pour Illich qui utilisait abondamment les références mythologiques, l’hybris est devenue collective, et la folie industrielle a brisé le cadre des limites à la « folie des rêves ». L’institution moderne permet aux hommes de réaliser leurs rêves les plus fous. Ils partagent ce même sens du progrès, rendre possible l’impossible. « Or si l’espèce veut survivre à l’éclipse du mythe, il lui faut précisément apprendre à maîtriser politiquement ses rêves de convoitise [...] » substituer aux barrières mythiques des limites 1 p.19

Christian Norberg Schulz, Genius locci, Bruxelles, Mardaga, 1981,

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politiques à la croissance industrielle2. La contre-productivité est l’un des outils critiques fondamentaux de la pensée Illichéenne3, elle est corollaire du concept de convivialité. Déjà dans la convivialité Illich analysait les retombés négatives du surdéveloppement des institutions industrielles. C’est dans Némésis médicale qu’il développera cette idée et lui donnera le nom de contre-productivité. La contre-productivité est définie par Illich comme« la perversion de l’outil devenu sa propre fin.»4 Ce qu’au début du mémoire nous avons appelé un nihilisme tautologique. Illich envisage l’entreprise médicale comme paradigme pour illustrer les institutions industrielles5, « La médecine est la vaseline qui fait passer le suppositoire de l’artificialisation sans limites. » paraphrasera poétiquement Olivier Rey6. Aussi scruter les mouvements de la médecine s’avère une bonne stratégie pour comprendre les transformations anthropologiques et le franchissement de nouveaux seuils. Aujourd’hui « une nouvelle conception de la médecine basée sur le programme transhumaniste ont également pour but de « hacker » non seulement l’État, mais le corps humain : Google, qui soutient avec la NASA l’université de la singularité, investit massivement dans les technologies numériques « médicales » fondées sur le calcul intensif appliqué aux données génétiques aussi bien qu’épigéné2 Ivan Illich, Némésis médicale dans Oeuvre complète Tome 1, Fayard, 2004 3 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2004 p.25 4 Ivan Illich, La convivialité dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.479 5 Ibid. p.583 6 Olivier Rey, Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014, p.227

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tiques – et ce dans un but explicitement eugéniste. »7 La dynamique générale perçue par Illich n’a jamais été aussi vraie. b. Les institutions issues de la modernité ont toutes en commun, et c’est la thèse centrale des premiers ouvrages d’Illich, de participer à la paralysie des valeurs d’usage par l’hyperproduction et l’hyperconsommation des produits et services de l’industrie. Tout au long de l’ouvrage « Nemesis médicale », la notion de contre-productivité s’élabore en parallèle de l’analyse de la iatrogénèse médicale, en fait la « iatrogenèse est la contre-productivité spécifique de la médecine»8. En médecine une maladie iatrogène est une maladie engendrée par les médecins. Il s’agit tous simplement des effets secondaires non maîtrisés des actes médicaux. Selon Illich à partir d’un certain stade de développement, le second seuil, les effets secondaires négatifs de la médecine moderne sont plus importants que les bénéfices obtenus. Cette analyse qu’il avait déjà menée à l’institution éducative dans « une société sans école » (1970) et initié pour les transports dans « énergie et équité » (1973) nous devons pouvoir l’appliquer à l’institution industrielle de la production du cadre bâti. Némésis médicale est divisée en trois parties qui illustrent trois aspects de la iatrogénèse médicale ou trois dimensions dans lesquels se développe la contre-productivité des institutions modernes. D’abord la contre-productivité technique, la plus simple à comprendre et à observer, 7 Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, Fayard, mars 2015, p.38-39 8 Silvia Grunig Iribarren. Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale. Thèse, Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013. p.141

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correspond aux effets secondaires directs de l’application d’une technique. On peut parler de menace entropique. Par exemple l’artificialisation des sols ou la pénurie de sable sont des effets secondaires directs de l’asphaltage intempestif et de la surcroissance de l’industrie nécessiteuse de silicium (verre, béton principalement.) Ensuite la contre-productivité sociale correspond aux effets secondaires indirects sur les relations socio-économiques et les comportements, à la pertes surtout de l’autonomie des individus dans la production. Enfin la contre-productivité symbolique que l’on pourrait appeler également culturelle illustre l’altération des représentations par les institutions industrielles, la transformation de l’imaginaire. Ces deux dernières formes de contre-productivité forment une menace anthropique, une usure de la morale et de la politique. « À chaque accroissement du produit correspond un éloignement du but qui déclenche un redoublement de l’effort. Cette programmation du contresens est le fondement de la notion de Némésis industrielle. »9 Le concept de contre-productivité recouvre plusieurs phénomènes contre-productifs distincts. D’abord l’inflation, le gaspillage et les nuisances dues à l’industrie, ensuite l’anéantissement de la productivité hétéronome dut à encombrement des produits, enfin l’expropriation du pouvoir d’action personnel ou perte de l’autonomie productive. « Il est maintenant évident que si l’on ajoute aux coûts de production les effets secondaires non désirés de la plupart des institutions , celles-ci apparaissent non comme des outils de progrès, mais comme obstacles principaux à la réalisation des objectifs qui constituent préci9 Ivan Illich, Némésis médicale dans Œuvre complète Tome 1, Fayard, 2004, p.669

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sément leur but manifeste et technique. »10 Pris sous cet angle d’analyse, la crise écologique (et en partie sociale) peut être perçue comme un effet secondaire du développement industriel, c’est-à-dire comme une manifestation de la contre-productivité générale du système technique moderne. L’analyse de la contre-productivité peut d’appliquer à n’importe quel outil et institution, c’est ce caractère passe-partout du concept qui sera reproché à Illich. On peut l’appliquer par exemple pour comprendre les effets de certaines techniques de représentation photo-réaliste en architecture à travers cette citation de l’architecte Peter Zumthor : « Quand le réalisme et la virtuosité graphique dans une représentation de l’architecture deviennent trop présents, quand il n’y a plus la moindre ouverture où nous puissions pénétrer avec notre imagination et laisser naître la curiosité pour la réalité de l’objet représenté alors la représentation devient elle-même l’objet de notre attente. Le désir envers l’objet réel s’estompe. II n’y a plus rien ou presque qui se réfère a la réalité imaginée, à ce qui se situe en dehors de la représentation. La représentation n’a plus de promesse a offrir elle se signifie elle-même »11 (je souligne). Ces propos de Zumthor nous font penser aux analyses de Guy Debord dans la société du spectacle : « Dans le spectacle, image de l’économie régnante, le but n’est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même. »12 (Je souligne) Avant de développer le concept de contre-productivité, Illich soulevait 10 Ibid. 11 Peter Zumthor, Penser l’architecture, Birkhäuser, 2010, p.10 12 Guy Debord, La société du Spectacle, Gallimard, 1996, (1967), 14ème thèse, p.21

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déjà le problème du retournement de la fin sur les moyens. « La prétention d’une société à fournir des logements toujours meilleurs relève de la même aberration que celle des médecins à assurer toujours plus de mieux-être, ou que celle des ingénieurs à produire toujours plus de vitesse. On se fixe dans l’abstrait des buts impossibles à atteindre, ensuite on prend les moyens pour des fins.»13 (Je souligne). c. Pour Ivan Illich il existe deux modes de production de la valeur, un mode autonome (valeur d’usage) et un mode hétéronome (valeur d’échange). La valeur d’usage autonome ne peut être mesurée, calculée, planifiée, elle échappe à l’économie classique et à la comptabilité. La valeur marchande n’est pas un mal en soi, Illich pose la question de l’articulation de ces deux modes de production. La production hétéronome peut vivifier la production autonome, mais elle ne devrait être là qu’un détour pour accroître l’autonomie. Or pour Illich, au-delà d’un certain seuil de développement la production hétéronome réorganise le milieu physique, institutionnel et symbolique, paralysant d’une certaine manière la production autonome, par une trop grande division du travail par exemple ou l’impossibilité voir l’interdiction de produire par soi-même. Aussi l’équilibre entre production autonome et hétéronome est rompu alors que « l’efficacité atteinte par une société dans la poursuite des ses objectifs sociaux dépend du degré de synergie entre les deux modes de production, le mode autonome et le mode hétéronome »14 autrement dit de 13 Ivan Illich, La convivialité dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.504 14 Ivan Illich, Némésis médicale dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.668

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l’équilibre entre valeur d’échange et valeur d’usage, c’est pourquoi, poursuit Illich, « la mesure de l’efficacité d’un système social en termes monétaires et en distribution du pouvoir d’achat est condamnée a l’échec »15 la production est alors contre-productive. L’appauvrissement des liens qui lient l’homme à son confrère, au monde et à lui-même, devient un puissant générateur de demande de substitut hétéronome. Comme des perfusions ces substituts permettent de survivre dans un monde aliénant, tout en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires, on retrouve d’une certaine manière l’image du poisson volant de Georgescu Roegen évoquée au chapitre 3. Le développement hétéronome dépassant un certain seuil s’érige en obstacle à la réalisation de son propre but. (le flux d’information détruit le sens, l’alimentation empoisonne, la médecine rend malade, etc.)16 C’est le développement des réseaux sociaux et des technologies de l’information qui à par exemple permis la banalisation de fake news durant la campagne et après l’élection de Trump. Dans sa thèse sur la ville conviviale, Silvia Irribren Grunig nous donne un aperçu de la forme que prend la contre-productivité en architecture : «Ainsi, au-delà d’un seuil, la multiplication des normes urbanistiques, des audits, des procédures bureaucratiques, des agences, des certifications, bref de la complexité, augmentent les coûts sans nécessairement accroître la qualité du bâti,»17 un phénomène que Simone Weil présentait déjà, « plus le niveau de la technique est élevé, plus les avantages que peuvent apporter des progrès nouveaux diminuent par rapport aux 15 Ibid. 16 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2004 p.26 17 Silvia Grunig Iribarren. Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale. Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013, p.150

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inconvénients »18. La contre-productivité sociale automatise les existences19, les personnes se conforment aux besoins de l’industrie, la consommation devient le devoir du bon citoyen. « Nous vivons a une époque ou l’apprendre est programme, l’habiter urbanisé, le déplacement motorisé, les communications canalisées [...] [des] denrées alimentaires consommées proviennent de marchés éloignés. Dans une société surindustrialisée à ce point, les gens sont conditionnés à obtenir des choses et non à les faire. Ce qu’ils veulent c’est être éduqués, transportés, soignés ou guidés, plutôt que d’apprendre, de se déplacer, se guérir et de trouver sa propre voie »20. d. Dans les années 1980, Illich identifiera avec surprise le franchissement d’un troisième seuil auquel il ne s’attendait pas, une nouvelle « fracture historique » qu’il n’avait pas vue venir dans ces premiers ouvrages, et qui remettra radicalement en cause la notion de contre-productivité déjà critiquée par ces collaborateurs21 et donc le concept de convivialité. Il sera à l’occasion l’un de ses plus virulents critiques puisque d’autres comme Jean-Pierre Dupuy continuent d’affirmer que les analyses Illichèennes sont, bien qu’incomplètes, toujours valables. 18 Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, in Oeuvres, p. 289 19 Sic. Stiegler 20 Ivan Illich, Némésis médicale dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.660 21 Barbara Duden ou Jean Robert par exemple trouvent le concept beaucoup trop englobant. Silvia Grunig Iribarren. Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale. Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013, p.141

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Ce nouveau choc auquel il assiste, c’est le passage de l’âge instrumental, à l’âge des systèmes. Il n’est plus possible dès lors de se contenter d’une analyse des outils, « Penser le monde en termes non plus de causalité, mais d’analyse de systèmes nous fait entrer dans une ère nouvelle »22, c’est très probablement l’étude des travaux d’Ellul et l’avènement de la cybernétique qui le fit basculer. L’ère des systèmes sonne le glas de la distalité et un retour à un régime organologique de la technique. Il n’y a plus de séparation entre l’appareil et l’usager. Le système technicien intègre l’usager au processus technique. « La notion d’outil dit ILLICH, l’accent mis par la société sur l’instrumentalité et son attention aux moyens de production et à leur gestion ont bel et bien commencé un jour [...] que je situerais quelque part entre le XIIIe et le XVe siècle; et dans l’histoire tout ce qui a eu un début peut donc avoir aussi une fin »23 ce régime organologique n’est pourtant pas comparable à celui que procurait les organon antiques. Ce n’est pas l’homme qui intègre les outils, mais les outils qui intègrent l’homme. « Homo œconomicus devenant Homo systematicus, toute autonomie est exclue. »24 Les individus se perçoivent en sous-système d’un système plus vaste, englobant. « Le « devoir civique de consommation du citoyen » que définissait Baudrillard (1929-2007) dans les années 1970, écrit Silvia Grunig Iribarren, est largement dépassé: les individus s’auto-perçoivent et donc agissent comme des sous-systèmes du système. » Leurs besoins n’expriment pas un manque intrinsèque, mais «impératif systémique» imputé de de manière hétéronome.

22 Ivan Illich, La corruption du meilleur engendre le pire, entretiens avec David Cayley, Actes Sud, 2007, p.120 23 Ibid. p.119 24 Voir Ivan Illich, 2004, La perte des sens, Paris, Fayard, p. 76-77

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Chapitre conclusif. Introduction à une brève histoire des besoins. La technique autonome n’a d’autre choix que de croître. Silvia Grünig parle, en paraphrasant Baudrillard, d’un devoir systémique d’urbanisation1 duquel découle immanquablement un devoir systémique d’architecture. L’impératif systémique se traduit au niveau des comportements individuels et collectifs via l’hégémonie des besoins imputés2. Une société qui produit des besoins à l’infini sera toujours sujette au manque. Silvia Grünig parle de systèmes nécessiteux. Dans le travail fantôme (1981) Illich retrace la genèse du concept de besoin en occident à travers l’évolution de l’image de l’étranger. C’est après la décadence de l’Empire romain, dans sa relation progressiste aux autres peuples, que l’image occidentale de besoin se serait construite.3 « La société se reflète, nous dit Illich, dans leurs dieux transcendants ; elles se reflètent aussi dans l’image qu’elles se font de l’étranger au-delà de leurs frontières. »4 Le concept de besoins imputé à l’autre s’est métamorphosé en 6 étapes, dont le fameux développement de Trueman pour 1 Silvia Grunig Iribarren. Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale. Thèse en Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013, p.90-91 2 Ivan Illich, Le chômage créateur dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, p.60 3 Ivan Illich, Le Travail Fantôme dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, p.110 4 Ibid.

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Illich dans les années 80, ou le développement durable aujourd’hui ne sont que les derniers avatars (sic.)5. « Cette image de l’étranger « à prendre en charge » est devenue constitutive de la société occidentale ; sans cette mission universelle à l’égard du monde extérieur, ce que nous appelons l’Occident n’aurait jamais pris naissance. »6 Illich à découvert que l’église à servi de modèle aux institutions modernes qui en reproduisent l’attitude. Elles s’attribuent une fonction maternelle, avec l’église occidentale l’institution pour la première fois s’appelle « mère ». « Les hommes ne pouvaient être sauvés s’ils n’étaient nourris du lait de la foi qui coule de ses mamelles. »7 L’étranger (comme le misérable ou le pauvre) est perçu comme un être à « sauver ». Les besoins sont devenus des exigences de prestations institutionnelles.8 C’est-à-dire des prestations hétéronomes. Simone Weil abonde dans son sens, « pour qui cherche à reconstituer l’histoire précise de la notion « d’aide », les événements qui ont suivi cette première prise en charge institutionnelle sont particulièrement instructifs. D’une part, ils montrent que, quel que soit le pouvoir en place, l’aide aux « autres » et sa promotion ont toujours permis au pouvoir d’imposer son image et de préserver ses propres intérêts. »9 Pour Simone Weil en outre « Rien n’est plus contraire à l’amitié que la solidarité. […] Ce piège est le plus dangereux qui soit tendu ici-bas à l’amour. D’innombrables chrétiens y sont tombés au cours des siècles et y tombent de nos 5 Ibid. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Ibid. p.111 9 Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, fayard, Actes Sud, 2003, p.248

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jours. »10 La première étape dans la perception de l’étranger pourrait bien être l’indifférence quant à ses « besoins ». Dans la Grèce antique, l’autre est soit un voisin d’une cité voisine, soit un barbare c’est-à-dire une menace à éliminer. Puis dans l’antiquité tardive, on commence à percevoir le barbare comme païen. « Le païen c’était le non baptisé que la nature destiné à devenir chrétien. »11 La conversion des hérétiques par le baptême devient un devoir pour l’église, cette posture va préfigurer l’inquisition. An moyen âge la majorité des Européens était baptisée même si non pratiquants. Mais un événement imprévu va transformer une foi de plus la vision de l’étranger en augmentant encore la notion de besoin. La troisième étape se construit au contact des musulmans qui à l’inverse des peuples précédemment convertis (Goth, Saxons, etc.) sont de fervent croyant et pratiquants, monothéistes qui plus est. (c’est-à-dire, sur le plan spirituel, très semblable aux catholiques) Les musulmans résistaient à la conversion. Fut alors imputait aux peuples musulmans les besoins d’être soumis puis instruits12. « Le païen devenait l’infidèle ».13 Les premiers contacts avec l’Amérique, au haut moyen âge entamera une quatrième étape de transformation. Le 10 Simone Weil, commentaires de textes pythagoriciens, in Oeuvres, p.609. Cité dans Olivier Rey, Une question de taille, Stock, coll. « Les essais », 2014, p.230 11 Ivan Illich, Le Travail Fantôme dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, p.111 12 Ce qui est cocasse, puisque l’on sait aujourd’hui que ce sont les musulmans qui ont conserver et entretenu les textes de Platon et les savoirs antiques que l’occident avait oubliés… 13 Ivan Illich, Le Travail Fantôme dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, p.111

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musulman menaçait la foi, le « bon sauvage », « l’indien », menace la fonction civilisatrice de l’occident humaniste. « Et c’est alors aussi que, pour la première fois, l’étranger est défini en terme relevant de l’économie. »14 Le « sauvage » est alors perçu comme un « homme » (ou un singe) dépourvu de besoins. « Cette indépendance fait sa noblesse, mais elle met en danger les visées colonialistes et mercantiles.» « Pour imputer des besoins au sauvage, il faut le transformer en indigène. » Et il fallut pour cela reconnaître sa nature humaine, pour que l’inquisiteur puisse mener sa mission il fallut reconnaître une âme au sauvage du Nouveau Monde. Mais ces besoins ne sont pas encore les mêmes que l’homme blanc, l’indigène obéit à la nécessitée de sa race, du climat de son milieu, etc. « Pendant quatre siècles, l’homme blanc assuma le fardeau du gouvernement, de l’enseignement et du commerce des indigènes. » Dans un premier temps c’est l’église que se charge d’instruire, elle va peu à peu laisser sa place à l’institution scolaire. Dans un premier temps c’est l’église que se charge aussi de soigner, elle va peu à peu laisser sa place à l’institution hospitalière, mais le modèle reste fondamentalement inchangé. À la lumière de cette analyse, on comprend que la métamorphose de l’image de l’étranger et de la notion de besoin ne fut qu’un masque pour justifier les exactions de l’occident à l’égard des autres civilisations. Croisades, inquisition, colonialisme se sont transformés une sixième foi dans les années 1950 sous le masque de développement fut-il « durable ». Le sous-développé pris alors la place de l’indigène, puis le sous-développé devint « en voie de développement », comme si une foie de plus 14 Ibid.

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la dynamique s’avérait inévitable et nécessaire. Mais personne ne s’est jamais demandé si la raison profonde qui fait que de nombreux pays d’Afrique par exemple, résistent au développement c’est qu’en dernière analyse ils ne veulent pas du développement, et encore moins sur le modèle occidental15. La décolonisation note Illich, est une forme de conversion, « l’adoption sur toute la terre de l’image occidentale de l’homo œconomicus. »16 Aux besoins imputés par la marchandise. « Pour la première fois, les besoins coïncident presque parfaitement avec la marchandise. »17 Cette attitude de l’institution ecclésiastique envers l’étranger se retrouve au sein des professions, dans le comportement du professionnel vis-à-vis de l’amateur. Les besoins sont imputés non plus par le prêtre, mais par l’instituteur, le médecin, l’architecte et l’urbaniste. « [Les] besoins hyperproducteurs de marchandises [...] naissent de la transformation du manque en demande de marchandises, demande qui, à son tour se transforme en droit de les acquérir. [...] Chaque acte requiert un ensemble de matériel et un conseiller pour le faire selon les règles. Professionnels qui expliquent en quoi consiste la satisfaction de besoins que nous n’éprouvons pas encore. »18 Aujourd’hui on voudrait nous faire croire à un besoin d’architecture. Mais cette demande ressemble à la création 15 Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ? L’harmattan, 1991 16 Ivan Illich, Le Travail Fantôme dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, p.112 17 Ivan Illich, Le Chômage créateur dans Œuvres complètes, tome 2, Fayard, 2005, p.40 18 David Cayley, «Entretiens avec Ivan Illich», 1992, p.217219 cité dans Silvia Grunig Iribarren. Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale. Thèse en Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013

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systémique d’un besoin supplémentaire : celle d’une plusvalue marchande. Avec la fin de la distalité écrite Silvia Grünig, ce n’est plus tant l’homme qui éprouve des besoins, mais le système. Consommer devient un devoir de citoyen, pour éviter l’effondrement général. Le système consumériste fonctionne en produisant des besoins qu’il ne peut satisfaire pour tous. «Il y a là les manifestations des « effets secondaires techniques » d’un modèle d’autant plus contre-productif qu’il est à la fois impuissant à fournir de manière industrielle et hétéronome les moyens de vie digne qu’il a lui-même définis préalablement sous la forme de « besoins » et à accomplir ses propres promesses d’opportunité envers la majeure partie de la population mondiale.»19 Le produit premier de ce système et la frustration. Silvia Grunig Iribarren note que « le « malheur paradoxal » . Contredisant la formule du « bonheur paradoxal » utilisée par Gilles Lipovetsky , la frustration et l’aliénation plutôt que le bonheur augmentent – issues de la contradiction ellulienne entre milieu social et milieu technicien– dans la société d’hyperconsommation. « La société de consommation, écrit Bauman, prospère tant qu’elle réussit à rendre permanente l’insatisfaction (et donc le malheur) ».20 La publicité accomplie explicitement cette tâche, rendre désirable le superflu, mais le design industriel a historiquement partie liée avec cette posture, rendre le produit industriel plus désirable que l’objet artisanal. « La laideur se vent mal » est une formule de Raymond Loewy (1893 - 1986) un important designer américain 19 Silvia Grunig Iribarren. Ivan Illich (1926-2002) : la ville conviviale. Thèse en Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est, 2013, p.149 20 Ibid.

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chez qui travaillât, ironiquement, Sasha Illich, le frère architecte d’Ivan Illich. Cette formule ne laisse aucun doute quant à la mission que se donnèrent les designers de cette époque : rendre désirable le produit industriel, première étape de la construction d’un consumérisme. Mais nous pensons que la « beauté » qui résulte de cet arrachement de l’esthétique à l’éthique pour la faire passer dans le domaine de l’utilitarisme économique participe de la perte du sens. Du renversement des moyens et des fins. Dans l’ordre normal des choses, la beauté est un objectif à atteindre, elle incarne une vision du monde, elle est la poursuite de la dimension exosomatique de l’architecture. Dans le consumérisme capitalisme, l’apparence devient un moyen de vendre toujours plus, elle est soumise à la fonction servile. À contre-courant de l’impératif systémique, « Une politique conviviale, pour Illich, s’attacherait d’abord à définir ce qu’il est impossible d’obtenir par soi même quand on bâtit sa maison. »21 Quelques pratiques actuelles vont dans ce sens, on notera sans les idéaliser, les projets d’habitats «incrémentaux» d’Alejandro Aravéna ou l’expérience de logements sociaux en parti autoconstruit à Beaumont en Ardèche par l’agence CONSTRUIRE.

21 Ivan Illich, La convivialité dans Œuvres complètes, tome 1, Fayard, 2004, p.505

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Conclusion générale. Quand il s’agit de culture (avec un gros Q), la technique est rarement prise au sérieux. Pourtant les outils et les artefacts en général participent d’une culture matérielle sans laquelle nous aurions bien du mal à imaginer quelque culture que ce soit. L’architecture à bien des égards constitue un pont entre l’art et la technique, mais rarement cette dernière est considérée en tant que part signifiante, on la relègue à l’état de moyens faussement « neutres ». J’ai essayé de montrer dans ce mémoire que si l’on ne s’empare pas de la signification de la technique, si on ne la charge pas de notre intentionnalité, celle-ci s’exprimera quand même, avec ou sans nous. Ivan Illich m’a permis d’envisager un sens souhaitable à la technique, celui de la convivialité. Il a défini les critères de l’outil convivial avant tous comme des critères politiques, nul besoin de revenir en arrière, la convivialité d’une technique ne dépend pas en principe de son niveau de complexité. Cependant Illich nous met en garde contre la face sombre des moyens comme des institutions. Au-delà d’une certaine croissance, ils ne sont plus viables, ils jouent contre leurs propres objectifs, ils sont contreproductifs. La question du quantitatif a son importance, car audelà d’un certain seuil, une croissance quantitative provoque un changement qualitatif, il s’agit a priori d’une vérité universelle. C’est vrai pour le médicament, qui mal dosé devient poison. C’est vrai par exemple pour la vitesse des transports qui permet de gagner du temps, jusqu’à ce que la ville et le territoire s’allongent. Au final dans les grandes agglomérations nous passons plus de temps dans les transports qu’à la campagne. Illich a montré qu’au quotidien, la vitesse créait de la distance.


C’est vrai également pour les édifices qui nous protègent du climat, mais qui au-delà d’une certaine dimension nous coupent de l’extérieur et nécessitent un éclairage artificiel et une climatisation « climaticide ». C’est vrai également pour le dessin de l’architecte, qui jusqu’à un certain moment améliore et embellit le quotidien, mais qui au-delà d’un certain seuil de détermination donne à l’habitant la désagréable impression de « dormir dans les draps de l’architecte ». J’ai voulu appeler « architecture conviviale », cette architecture qui par toutes ces dimensions, des outils qui ont permis sa conception et sa réalisation, à son habitation, a trouvé un équilibre entre le « pas assez » et le « trop ». (Facile a dire en théorie, mais la recherche d’un équilibre me semble avant tout une histoire de pratique…) La technique pose la question de son contraire, le non-technique, « la part maudite » pour George Bataille. Nous pensons naïvement pouvoir résoudre techniquement le problème de la technique. Or il faut se tenir à l’évidence que cela ne fait qu’approfondir le dédale. Après l’étude de l’oeuvre d’Illich je crois que la question de la rareté est la clé de voute idéologique et culturelle de nos systèmes de sociétés, un axiome solidement ancré dans la culture moderne. C’est que la technique et l’économie ont été pensées par les modernes comme des moyens de lutte contre la rareté, et que dans une logique paradoxale toute Illichéenne, l’économie capitaliste et la technique industrielle font aujourd’hui peser sur nous la menace du manque généralisé, la crise écologique comme conséquence contre-productive d’une certaine modernité.

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