10 heures 10

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10 heures 10

Prune


Merci à tous ceux qui ont cru, croient et croiront en moi.

« 10 heures 10 » © 180° éditions Couverture : Raphaël Liechti Conception graphique : Yacine Saïdi Dépôt légal : D/2016/10.213/3 ISBN : 978-2-930427-73-7 Tous droits strictement réservés. Toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie, microfilm ou support numérique ou digital, sans l’accord préalable et écrit de l’éditeur, est strictement interdite. www.180editions.com www.facebook.com/180editions


10 heures 10

Prune

roman



Je m’appelle Sarah, j’ai 29 ans et ma vie est pathétique. Je vis dans un pays dont 80  % de la population mondiale ignorent l’existence, je travaille dans une entreprise dont 80 % des salariés ignorent mon existence, et mon chef est un connard. Rectification, mon chef est le plus gros connard que la Suisse ait porté. Malgré tout, ma famille est très fière de ma réussite professionnelle : coordinatrice web chez Gameo, une marque horlogère de luxe de renommée mondiale. Coordinatrice web chez Gameo, un poste auquel probablement, ironie de la loi de Pareto, 20 % de la population suisse rêvent d’accéder. Cette entreprise possède en effet une incroyable réputation sur le marché de l’emploi, bien plus que d’autres concurrents comme Lorex… C’est en tout cas ce qui est écrit dans la brochure que l’on vous remet à l’embauche. Sur le papier également, je suis chargée de coordonner les actions digitales en direction d’un public international, maîtriser les échanges entre les agences web et autres prestataires, communiquer auprès de ma direction les actions entreprises ainsi que les retombées chiffrées des campagnes web…

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Dans la réalité, à vrai dire, je suis surtout chargée de sourire, veiller à véhiculer une bonne image de Gameo, essuyer les sautes d’humeur de ma hiérarchie, être fière de travailler chez Gameo, serrer les dents et sourire, encore. Cinq années d’études dans une université prestigieuse de Zurich, financée sur mes propres deniers soit, à la sueur de mon front de baby-sitter, serveuse et même poissonnière ! Cinq années d’études, donc, pour sourire et servir d’esclave à mon chef. Surqualifiée ? Non, tout ceci est monnaie courante chez Gameo, lorsqu’on est une femme. Misogynie ? Non, chez Gameo, les femmes ont toutes leur place, dans la mesure où elles ont la décence de ne pas être trop moches ou trop vieilles, de ne pas faire d’enfant et d’être suffisamment intelligentes pour ne pas montrer qu’elles le sont. Lorsque j’ai été embauchée chez Gameo, mes parents ont été tellement fiers qu’ils ont envoyé un e-mail à toute la famille pour leur faire part de la bonne nouvelle : mes grands-parents, oncles, tantes, cousins germains, cousins éloignés, cousins par alliance, cousins anciennement par alliance mais divorcés, en copie la boulangère du village, le curé, mes anciens professeurs, camarades de classe… J’en oublie probablement. Ma mère en a eu les larmes aux yeux quand je lui ai annoncé la nouvelle, il faut dire que, dans notre petit village de Moutier, travailler pour l’industrie horlogère, qui plus est chez Gameo, est une gloire des plus significatives. Pendant une semaine, ma mère saluait ses amis, ses voisins, les gens dans la rue en leur disant : — Bonjour, je vous ai dit que ma fille a été embauchée chez Gameo ?

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Si elle avait pu, elle en aurait fait des pin’s. Heureusement, ma mère ne sait pas qu’on peut faire fabriquer des pin’s sur internet, à l’unité ou par lot de cinquante, sur pin-ta-life.ch. Ce matin, mon chef est entré dans mon bureau en me disant : — Bonjour, Sarah, comment allez-vous ? avec un large sourire tout à fait désarmant et une chaleur dans la voix parfaitement déconcertante. Quand je lui ai répondu « Très bien, Monsieur Pierre », il avait déjà quitté la pièce, sans considération aucune pour ma réponse, emportant sous son bras le dossier qu’il était venu chercher. C’est tout mon chef, ça, charmant, affable, saisissant de douceur. Tel un tigre blanc, il se montre sous son meilleur jour, se pare de son plus beau pelage, se fait doux, soyeux, impeccablement immaculé… Pour mieux vous massacrer, vous ouvrant le bide d’une griffe acérée, faisant jaillir vos organes vitaux pour les dévorer sous vos yeux ébahis. Ne vous fiez pas à son apparence, à côté de lui, Dexter est un chanteur de yodel1. Le tigre sort de mon bureau donc, et ensuite, toute la matinée je cours après les urgences. Après son départ, j’appelle des fournisseurs, je leur passe un savon parce qu’ils ont 27 minutes de retard sur la livraison d’une nouvelle page web que l’on a créée à l’occasion de la sortie de notre tout nouveau modèle : la Sémasseur 75YZ. Ensuite, je vérifie si ces incapables n’ont pas fait de boulette dans le développement de cette page, s’ils n’ont pas décalé les visuels de dix pixels, interverti les images ou, pire encore, rogné des lignes de texte. Je vérifie minutieusement 1. Tyrolienne, N.D.A. Les notes qui suivent sont toutes de l’auteure.

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chaque pixel, chaque mot, chaque photo en grossissant les pages à 400 % sur mon navigateur. Je commence avec Internet Explorer, ensuite je répète la même opération sur huit autres navigateurs : IE 6, 7, 8, 9 ; Firefox 8 et 9 ; Google Chrome et Safari. Plus tard, j’assiste à une séance2 avec le département Vente. Ils m’expliquent que « je ne comprends rien au produit puisque je ne suis pas sur le terrain et que c’est facile de produire des concepts quand on ne connaît rien à la réalité du marché… » Je leur réplique que « nous nous sommes basés sur de nombreuses études quantitatives et qualitatives pour produire ces fameux concepts dénués de perspicacité ». Ils sont quatre et je suis seule, ils portent des costumes bien taillés et arborent des sourires ultrabrite, ils ont des boutons de manchette en argent et des canines en acier inoxydable. L’un d’eux porte la nouvelle Sémasseur Golden Eye avec le boîtier en nacre à douze mille francs. L’espace d’un instant, je jurerais avoir oublié de mettre un soutien-gorge. Puis je me ressaisis et me rappelle que non seulement je porte un soutien-gorge, mais aussi et surtout du rouge à lèvres rouge. Un jour j’ai lu, dans Science et Vie, une étude qui disait que les hommes sont moins intelligents en présence de femmes, qui plus est lorsqu’elles portent du rouge à lèvres rouge. Ils peuvent ainsi perdre jusqu’à dix points de QI. J’ajoute que « ces fameux concepts dénués de toute perspicacité ne sont de toute façon pas le sujet du jour et pas non plus à remettre en question dans la mesure où ils ont été validés par la direction marketing (ma direction) ainsi que la direction des ventes (leur direction) ainsi même que par la direction générale. » 2. Réunion.

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Cette dernière remarque leur cloue un instant leurs petites bouches peroxydées. Celui avec la Sémasseur Golden Eye me fixe, il s’assied bien au fond de sa chaise, se calant contre le dossier, le buste incliné vers l’arrière. Je pense : allez, vas-y, mets-toi donc en position de dominant, bâtard ! Il croise ses mains sur son genou légèrement surélevé, puis ajoute : — Les chiffres sont mauvais. En fait non, je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils sont mauvais, mais ils sont en deçà des objectifs fixés par la direction générale. Et ça, c’est notre responsabilité collective d’y remédier. Il parle avec un ton faussement calme et assuré, sa respiration est lente et son air se veut moralisateur. J’ai une furieuse envie de le gifler. Je me contiens. Je sais que si je me laisse gagner par la colère il va l’exploiter à son avantage. Je pense : oui, les chiffres sont mauvais parce que vous avez merdé, et maintenant vous venez m’expliquer que c’est à cause de mon concept. Tous les moyens sont bons pour se défausser, bande de morveux mal décrottés. Et je dis : — Certes. Le type à la Sémasseur Golden Eye sourit narquoisement. Je pense encore : ces types sont vraiment une bande d’enfants gâtés, lâches et incapables d’assumer leurs responsabilités à un point tel que j’ai parfois l’impression de travailler dans un Kindergarten3. Je me sens envahie de lassitude. Encore quelques coups sous la ceinture et phrases assassines, 3. « Jardin d’enfants » en allemand.

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puis, au bout de 2 heures et 32 minutes de séance, c’est match nul. Chacun a fait valoir ses intérêts et combattu pour sa chapelle, si bien qu’on ne sait plus vraiment quel était l’objet de la séance et ce qu’on était venu y chercher. Il est à peine midi et je suis déjà exténuée. Je retourne à mon bureau, consulte encore quelques e-mails et y réponds presque mécaniquement. Neuf « Cordialement », deux « Best regards4 » et un « Freundliche Grüsse5 » plus tard, c’est l’heure du dîner6 et d’une pause bien méritée. C’est entre autres pour ma maîtrise des langues que j’ai été recrutée chez Gameo. En Suisse, il est essentiel de parler plusieurs langues, dont l’allemand et le français, les deux langues nationales. L’anglais reste une base et la langue du business dans beaucoup d’entreprises. En Suisse, 60 % de la population sont germanophones, 30 % sont francophones et moins de 10 % italophones, ce qui explique le faible taux de natalité du pays. C’est vrai, qui voudrait coucher avec un Suisse allemand ? À 12 h 32, je retrouve ma copine Rachel à la cantine. On se retrouve toujours à 12 h 32 avec Rachel, cette ponctualité répétitive est un de nos nombreux rituels. Nous ne sommes pas les seules à être ponctuelles, la quasitotalité des employés de l’entreprise le sont. Et puis, tout est fait pour qu’il en soit ainsi, chez Gameo, il y a des horloges partout. Dans le hall d’accueil, bien sûr, une immense horloge en or, flamboyante, étincelante de luxe ostentatoire, une belle et valeureuse horloge qui dit : «  Ici on est riche, laisse-toi 4. Salutations d’usage en anglais. 5. Salutations d’usage en allemand. 6. Déjeuner (en Suisse, on utilise « déjeuner » pour « petit déjeuner », « dîner » pour « déjeuner » et « souper » pour « dîner »).

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impressionner misérable petit visiteur, te voici au sommet du monde (et Lorex n’a qu’à bien se tenir !). » Dans la cantine, une grande mais sobre horloge en acier gris qui dit : « Allez, hop hop hop, on mange, on se sociabilise, on jauge les autres, on digère et on retourne vite au boulot, le temps, c’est de l’argent. » Dans tous les bureaux, toutes sortes d’horloges qui disent : « Je suis le chef », « Je suis presque le chef », « Ma situation professionnelle n’est pas si mal », ou, encore, « Je suis une infime petite crotte de mouche dans la hiérarchie mais j’ai quand même un bureau à moi ». Sur le parking ensuite, dans les couloirs, les salles de séance et même dans les toilettes, plein de petites horloges comme autant de bons petits soldats d’acier inoxydable qui disent : « Grouillez-vous de retourner au boulot, bande de tire-au-flanc. » Rachel, c’est mon double spatio-temporel, on est tellement proches toutes les deux, on se ressemble beaucoup aussi. Quand j’observe ses réactions, ses peurs, ses angoisses, ses déceptions… J’ai l’impression de me voir, sauf que Rachel a trois ans de moins que moi. Cela fait maintenant quatre ans qu’on se connaît et c’est chez Gameo que l’on s’est rencontrées elle et moi, d’une drôle de manière. Elle m’a ramassée à la petite cuillère après la rupture avec mon ex, Marc. Quand on s’est séparés, lui et moi, j’ai vécu un véritable calvaire, je devais me reconstruire, reconstruire ma vie après quatre années et demie de vie commune et, pour couronner le tout, Marc me harcelait, il ne voulait pas me laisser partir. Un jour, après le vingtième harcèlement téléphonique de la

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journée, je me suis réfugiée dans un couloir, dans une petite alcôve pour décompresser un peu. Je n’avais pas prévu de pleurer, mais cette situation était tellement triste, glauque, épuisante et éprouvante pour mes nerfs que j’ai craqué. J’ai fondu en larmes, mais je savais que personne ne passerait dans ce coin un peu isolé et que je devais évacuer une bonne fois pour toutes, pour pouvoir reprendre le cours de ma journée comme si de rien n’était. Mon objectif principal était de sauver les apparences, faire en sorte que personne ne s’aperçoive que j’allais mal. Ne jamais se montrer faible dans son environnement professionnel a toujours été ma ligne de conduite. J’ai toujours vu mes collègues de travail comme un banc de requins à l’affût de la moindre phéromone de peur ou goutte de sang pour se jeter sur moi et me dévorer. J’ai donc toujours fait en sorte de dissimuler habilement mes faiblesses aux yeux du reste de la faune aquatique. Mais, ce jour-là, une personne m’a fait quelque peu changer d’opinion. J’étais recroquevillée par terre, je pleurais silencieusement tout en me demandant comment j’allais récupérer mon mascara dégoulinant quand une main fraîche et douce s’est posée sur mon épaule. J’ai levé la tête et j’ai vu Rachel, ma daurade à moi (comme je l’appelle depuis, en référence à Daury, la gentille daurade du dessin animé Nemo). Comme Daury, Rachel est un peu fofolle, drôle, enthousiaste et d’une grande générosité, ce qui contraste véritablement avec le reste de la population de l’aquarium. Elle m’a adressé un sourire empli de compassion et m’a demandé si j’allais bien. J’ai dit « Oui, oui, tout va bien », mais la daurade n’était pas dupe et mes yeux de Heath Ledger maquillé en Joker dans Batman ne l’aidaient pas non plus à me croire sur parole.

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J’ai dit : — Un petit coup de blues, mais c’est bon, ça va passer. Ne t’inquiète pas pour moi, tu dois avoir des tas de trucs à faire, retourne au boulot. Mais elle s’est assise à côté de moi sans rien dire et elle est restée là à me caresser le bras. Au bout de plusieurs minutes, elle m’a dit : — Écoute, tu dois avoir du travail et je suis sûre que tu ne veux pas que les autres se demandent ce que tu fous. Et puis tu ressembles à une tortue avec tes yeux tout gonflés et je pense que tu n’as pas envie que l’on te questionne à ce sujet. Incroyable, j’avais l’impression qu’elle lisait en moi comme dans un livre, c’était à la fois très réconfortant et parfaitement flippant. Puis elle a ajouté : — Va te rafraîchir aux toilettes, si tu passes par les archives, personne ne te verra et puis retourne à ton bureau. Voici mon numéro de téléphone. Elle m’a tendu une carte de visite sur laquelle son numéro de natel7 était écrit à la main, puis a ajouté : — Appelle-moi quand tu sors du boulot, on ira boire un verre ensemble quelque part et tu pourras vider ton sac, ça te fera du bien. Elle s’est levée doucement, m’a adressé un autre sourire tendre, puis s’est éloignée. J’ai attendu que le couloir soit entièrement vide, puis j’ai fait comme ma daurade me l’avait conseillé, retour au bureau en passant par la case ravalement de façade. J’ai éteint mon natel (c’est vrai que j’aurais pu y penser plus tôt) et l’immense To Do List8 de mon après-midi a fait le reste. 7. Téléphone mobile. 8. Liste de tâches.

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J’ai réussi à terminer la journée comme un bon petit soldat, à courir dans tous les sens, sans la moindre envie de pleurer. Je suis sortie du travail vers 18 h 30 et j’ai immédiatement pris mon téléphone pour appeler Rachel, conformément à sa proposition. J’ai sorti la carte de ma poche, composé le numéro griffonné au stylo bille et quand elle a décroché et dit : — Rachel. Je lui ai immédiatement répondu : — Tu sais, ne va pas croire que c’est dans mes habitudes de pleurer au travail… Sans même me présenter. — Sarah ! Je suis ravie d’entendre que tu as repris du poil de la bête, a-t-elle répondu avec une voix gorgée de dérision. La nuit tombée, nous nous sommes retrouvées au POOC, un bar de Bienne près de la gare où la faune est éclectique et la bière excellente. Le POOC tient son nom de son emplacement, un ancien magasin COOP9. Là, entre deux Bier-Bienne10, je lui ai tout déballé sur mon histoire avec Marc, comment on s’était rencontré pendant nos études, comment j’avais succombé à son charme, son humour, sa façon de faire le clown en permanence et puis son sourire tellement craquant, ses airs de petit garçon... Je me sentais complètement libérée de ma réserve avec Rachel, la bière n’y était pas pour rien, c’est sûr, mais je sentais aussi que je pouvais lui faire confiance, qu’elle était bienveillante. Cela faisait trop longtemps que je me méfiais de tout le monde, j’avais besoin de m’abandonner un peu et je sentais qu’elle était la bonne personne pour cela. Je lui ai parlé de mes hauts avec Marc, puis est venu le moment de raconter les bas aussi, comment un jour j’étais rentrée à la maison et je l’avais trouvé devant la télé en train 9. Chaîne de supermarchés. 10. Marque de bière produite à Bienne et servie au POOC.

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de regarder Une famille en or sur une chaîne française, un jeu télévisé complètement abruti et abrutissant. En 2 nanosecondes, il y avait eu comme un éclair en moi, une prise de conscience et je m’étais dit « Mais qu’est-ce que je fous avec ce beauf ? » Le lendemain, je lui annonçais que je le quittais et c’est là que les ennuis avaient commencé. Il avait pleuré, et les jours qui avaient suivi, il avait tout tenté pour essayer de me faire revenir sur ma décision : le mensonge, la manipulation, la violence, la désinvolture feinte… Sans succès, jusqu’à ce qu’il opte pour le harcèlement. Il m’appelait alors jusqu’à vingt fois par jour, me laissait des messages, m’envoyait des SMS, utilisait mes amis pour me faire revenir sur ma décision, passait chez moi à l’improviste, campait sous ma fenêtre et s’invitait même chez mes parents.



Je m’appelle Sarah, j’ai 29 ans et ça fait un an que je n’ai pas eu de rapport sexuel. Rectification, cela fait 11 mois, 9 heures et 35 minutes, non 34, euh... non, 35. Tiens, l’horloge des toilettes avance d’1 minute ! Mes hormones me rendent parfois dingue et quand mon corps crie au sexe, c’est parfois compliqué de travailler dans un environnement à 76 % masculin. Alors je me bourre de comprimés de magnésium, il paraît que ça calme les oscillations hormonales. Pour me calmer, je pense parfois aussi à ma dernière partie de jambes en l’air. C’était avec Alban, un type que Rachel m’avait présenté, je dirais presque forcée à voir. — Tu devrais sortir, voir du monde, voir des mecs. Moi, je connais un type super pour toi, Alban, il s’appelle, il est marrant, frais, il est brillant, gagne bien sa vie et puis il est beau gosse. Rachel avait beau être mon double spatio-temporel, elle avait vraiment un goût de chiottes en matière de mecs et je n’avais pas du tout envie d’un rendez-vous arrangé. Je trouvais ça glauque et je voulais encore croire à une belle rencontre spontanée, mais je me sentais quand même seule

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et à force que Rachel me tanne avec ce type, j’avais cédé. On était allé boire un verre au Cécile sur la place Guisan. Ce type n’avait aucune conversation, il me parlait de son boulot chez Goddard, une agence qui fait des sites web. On n’avait absolument rien en commun, lui un vrai geek et moi… Bref. — Tu aimes les mangas ? me demande-t-il. — Non. — Moi, j’adore les mangas, j’en lis depuis que j’ai 10 ans, depuis que j’ai découvert Dragon Ball Z à la télé… Monologue chiant de 2 minutes 25 secondes. Je hoche la tête en faisant tourner mon verre entre mon pouce, mon index et mon majeur. — C’est quoi ton film préféré ? Il tente encore. — Eternal Sunshine of the spotless mind. — Connais pas, moi c’est Le Seigneur des anneaux. Bien sûr ! Je manque de m’évanouir, ou de vomir, voire de m’évanouir dans mon vomi. Ce mec est un pur cliché de geek. — J’ai adoré ce film, tout, les personnages, l’action… Je l’ai vu sept fois, je le connais par cœur, d’abord j’ai lu le livre bien sûr, tu sais, le scénario n’est pas parfaitement conforme à l’œuvre de Tolkien… Nouveau monologue chiant de 1 minute 40 secondes. Après le cinquième monologue chiant, je suis prise d’une crise de positivisme aiguë et je me dis qu’après tout, cette soirée ne peut pas être aussi naze qu’elle en a l’air. Pour être aussi soporifique, ce type doit avoir une botte secrète, un genre de talent caché, voire même un superpouvoir et que, si ça se trouve, son talent, c’est au pieu qu’il l’exprime. En plus, il n’est pas trop désagréable à regarder, sûrement un peu mou sous son

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tee-shirt Tortue Ninja, mais bon… Ça vaut le coup d’essayer. Je lui dis que cet endroit m’ennuie et lui propose d’aller chez lui, il habite justement à Bienne avec deux colocataires. Je me dis : Super, le plan coloc étudiante, je sens que ça va être sympa ! Mais je tiens à ne pas me défaire de mon optimisme naissant, je lui propose donc de s’arrêter en route à la COOP de la gare pour acheter des bières. Arrivés chez lui, on se pose sur le canapé. Je tente de faire abstraction de la PlayStation branchée sur l’écran plat un demi-milliard de pouces, des chaussettes qui traînent, des restes de pizza et des cadavres de canettes de Coca sur la table basse. Je m’ouvre une bière, je la bois quasiment d’une traite, puis m’en ouvre une deuxième. On commence à s’embrasser, il m’enfonce sa langue au fond de la gorge et me léchouille les amygdales. Je lui retire son tee-shirt et pose mes mains sur son torse imberbe, il est blanc et mou, on dirait un lombric. Il se sent obligé de me retirer mon tee-shirt et de poser ses mains sur mon soutiengorge. Après avoir bataillé au moins 2 bonnes minutes avec, il finit par me l’enlever. Ensuite tout s’enchaîne très vite, il détache sa ceinture, retire son jean, retire une jambe puis, en tentant de se redresser pour retirer la deuxième, perd l’équilibre, s’affale sur moi, me broyant la cuisse avec son bras, se relève en se cognant la tête contre mon menton… Cette chorégraphie s’effectue de manière tout à fait homogène de maladresse, presque poétique. Cliché oblige, il garde ses chaussettes, mais je suis trop bourrée pour protester. Pour limiter la catastrophe, je décide de me déshabiller moi-même et mon style, comparé à celui de mon partenaire,

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est plutôt honorable, malgré les quelques grammes d’alcool dans le sang. Il décide ensuite de lécher toutes les parties de mon corps en veillant à respecter une parfaite symétrie, mais comme je ne ressens absolument aucune excitation monter et que commence à poindre une once d’agacement et de dégoût mêlés, je le pousse brusquement en arrière et me positionne à califourchon sur lui. Je commence à m’agiter d’avant en arrière en tentant de rester concentrée. Je sens la bière faire des vagues dans mon ventre empli principalement de liquide et je commence à avoir légèrement envie de vomir. Je regarde son visage et je le vois sourire béatement, il cherche mon regard avec complicité, mais je me sens mal à l’aise et je détourne les yeux en direction de son torse, toujours mou, imberbe et blanchâtre. Il se met à grogner, d’abord doucement, puis de plus en plus fort, et je sens le désir en moi s’évanouir. Puis il me lance : — T’aimes ça, hein ? Je lui lance un regard de réprimande. Il recommence alors de plus belle : — C’est bon, hein ? Puis ajoute : — Petite cochonne. Là, c’en est trop ! Je l’embrasse goulûment pour surtout ne plus l’entendre et m’agite de plus en plus frénétiquement afin d’abréger mon calvaire. Au bout de 3 interminables minutes, il jouit. Jamais je ne me suis rhabillée et enfuie aussi vite. Aujourd’hui, chaque fois que j’y repense, un petit frisson de dégoût me parcourt l’échine.

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Cette désagréable expérience a même temporairement nui à ma vie sexuelle, pourtant si désertique, anesthésiant complètement ma libido. Je n’ai plus pu me masturber pendant au moins trois mois.



Depuis 6 semaines, 3 jours, 5 heures et… quelques minutes, je travaille sur ce dossier hyperimportant : la foire de Bâle. Comme tous les grands noms de l’horlogerie, nous avons un stand sur la foire, il est immense, près de trois cents mètres carrés. À cette occasion, mon chef m’a chargée de prendre en charge un projet d’application. Nous devons présenter et mettre en lumière nos calibres coaxiaux, mais, aussi et surtout, expliquer de manière didactique le fonctionnement de ces mécanismes et leurs avantages concurrentiels. Ma direction a donc décidé de créer une application explicative et interactive et de la diffuser au moyen de pas moins de trente iPad sur le stand Gameo. Plus de cent mille visiteurs se présentent chaque année à la foire de Bâle, et notre stand a une excellente visibilité. C’est la première fois que mon chef me confie une mission avec des enjeux de cette importance et je dois dire que je me sens plutôt flattée. Ça fait plaisir d’avoir un peu de reconnaissance. Chaque jour, je donne le meilleur de moi-même et les félicitations ne sont pas vraiment légion. Ce projet me prend un temps fou, mais c’est passionnant, et puis, j’adore être à 200 %. Je ne vois pas passer le temps.

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Le soir, je rentre chez moi crevée et cela me permet de ne pas trop me poser de questions existentielles. Ça remplit le vide, j’ai l’impression d’être un peu utile, d’exister. En plus, j’ai d’excellentes relations avec mes fournisseurs, ça aussi, c’est important. Quand le week-end arrive, j’ai vraiment envie de me vider la tête, d’aller faire la fête, de sortir, de boire, de danser, de faire du shopping, de faire des excès… Bref d’évacuer le stress. Mais la plupart du temps, on se retrouve au POOC avec Rachel ou au bord du lac quand il fait beau, parfois aussi, on traîne au bord de l’Aar à Berne. Ce samedi, Rachel et moi avons prévu de sortir à La Coupole. La Coupole est une scène alternative de Bienne à la réputation européenne. Les plus grands DJ et autres artistes musicaux s’y sont produits. Située dans les locaux d’une ancienne usine à gaz, elle est un lieu à la fois atypique et underground. Comme son nom l’indique, le bâtiment est rond, les charpentes métalliques apparentes et les murs recouverts de tags lui confèrent une atmosphère arty, branchée et légèrement grunge. Ce qui participe le plus à l’ambiance unique de La Coupole, c’est que la faune y est assez hétéroclite. On y croise du cadre moyen au marginal du coin, sans oublier les dealers locaux. Nous nous retrouvons donc chez Rachel pour nous préparer ensemble pour la soirée. Ce soir joue un DJ de Bienne qui a sa petite renommée : Cee Roo. — Il paraît que ça va être la folie ce soir. À chaque fois que Cee Roo joue, la salle est pleine à craquer. La dernière fois que j’y suis allée, c’était il y a deux ou trois mois, c’était

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vraiment mortel. Plein de monde, une ambiance de dingue, me dit Rachel. — Tu mets quoi ? je lui demande. — Slim gris, derbies marron, tee-shirt à franges, Perfecto, Borsalino. Elle énumère sa panoplie tel un petit soldat détaillant le contenu de la cantine du régiment. — Et toi ? me demande-t-elle. — Pfff, je sais pas, ma robe Sandro avec les strass…? — T’es pas sérieuse là ? On va à La Coupole, pas aux Bains Douches ! Elle est beaucoup trop habillée cette robe ! — Bon bah, je sais pas, un jean dirty avec mes bottines marron… — Tiens, je te prête mon tee-shirt The Kooples ! me faitelle triomphante en extirpant le bout de tissu de son dressing au bord de l’asphyxie. Après maintes tergiversations sur la couleur de la ceinture que je devrais porter, nous nous mettons finalement en route pour La Coupole. En chemin, Rachel appelle ses potes et tapote des SMS tout en fumant une cigarette d’une main et en se remettant du gloss de l’autre. Rachel, c’est vraiment LA bonne copine, elle est toujours entourée d’un tas de potes prêts à dégainer leur bouteille de vodka pour faire la fête. À Bienne, tout le monde la connaît et elle reste rarement seule chez elle. Depuis que nous nous fréquentons, sa liste d’amis réels s’est enrichie d’au moins une quarantaine de personnes, quand sa liste d’amis virtuels a carrément quadruplé. Je me sens parfois un peu dépassée par cette ébullition permanente autour d’elle et je suis aussi, parfois, un peu

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jalouse de sa popularité, ainsi que de ne pas avoir l’exclusivité de son amitié. Pour autant, je ne tiens pas forcément à me rapprocher de tous ses potes que je considère souvent comme bizarres, inintéressants, voire craignos. Son natel dans la main, elle piaille comme une poule et rit en jetant sa tête en arrière, elle se comporte comme si je n’étais pas là. Je me sens fatiguée, vieille, moche et inutile, je lui tape une cigarette, histoire de moi aussi me donner une contenance. Quand elle raccroche je lui lance : — Le gloss, c’est pour les pouffes ! Elle fait une moue, hausse les sourcils et me rétorque : — Mais non, c’est du gloss mat ! Le gloss brillant, c’est pour les pouffes, le gloss mat, c’est classe ! Je m’apprête à lui rétorquer que je ne vois pas trop l’intérêt de mettre du gloss mat, vu que les lèvres sont déjà naturellement mates, puis je réalise qu’en matière de cosmétique, comme en matière de mode, il faut parfois savoir faire abstraction de son sens critique. Arrivées devant l’entrée du bâtiment, il y a déjà une file d’attente qui s’allonge presque jusqu’à la route. Tout ce petit monde est passablement surexcité et probablement alcoolisé. Ils crient, chantent, rient, l’ambiance est plutôt conviviale. Dans la file, deux Suisses allemands nous interpellent dans un accent guttural : — Hey les filles, votre style, j’adore ! nous fait l’un. L’autre lui marmonne un truc en allemand, dont seuls quelques mots nous parviennent : — … scharf ! … besonders wenn sie etwas salopp… Je vois ma daurade devenir rouge, ses narines se dilater et la température extérieure aidant, de la fumée de condensation

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sortir de ses narines. Elle s’avance vers le type et se plante devant lui, droite comme un i, jetant son regard furieux dans celui du gars. Le type est grand, blond et maigrichon, elle lui arrive sous le menton. Pourtant il paraît impressionné par ce poids plume de Rachel et place ses mains devant son visage comme pour se protéger. J’attrape Rachel par le bras et l’attire vers moi, elle se retourne sur moi toujours aussi enragée et s’apprête à protester, mais je la coupe : — Rachel, c’est bon, il n’a pas voulu nous insulter, « salopp », en allemand, ça veut dire décontracté, il dit que notre style est décontracté, ce n’est pas une insulte ! Elle met au moins 10 secondes à redescendre du mont Furibard, puis part d’un fou rire hystérique presque effrayant. Les deux autres types se mettent, eux aussi, à rire de concert, plus pour ne pas la vexer qu’autre chose, leurs yeux continuant à exprimer l’incompréhension et l’angoisse. Après 20 minutes de queue, nous parvenons finalement à gagner l’intérieur de la boîte. Une bande de hippies disco et quelques hardos pur jus sont déjà en train de se secouer sur des sons new age. Rachel et moi commandons un verre au bar et nous installons dans un coin à l’écart de la piste de danse en attendant le début de la soirée, l’arrivée du DJ. Nous restons un moment à observer la faune des fêtards entrer, aller et venir, danser, boire, se sauter dans les bras… Rachel, concentrée, cherche du regard ses camarades. Vers 23 h 30, les amis de Rachel arrivent enfin et, après de chaudes accolades, ils foncent tous gigoter sur la piste de danse. Rachel me presse de les accompagner, je refuse et poursuis mon observation sociologique en solitaire.

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Petit à petit mon état intérieur se détache de celui, euphorique, des fêtards attroupés, jusqu’à me perdre dans mes pensées. Je pense à mon boulot, à mon chef, à ce désert dans ma vie sentimentale. Je retrace mentalement mon parcours ponctué d’échecs et je sens la déprime m’envahir. Je décide que j’ai besoin d’un autre verre. Alors que je me dirige vers le bar, je vois un vieux grunge avec les yeux cernés de khôl dégoulinant et un bandeau dans les cheveux s’extirper avec difficulté de l’amas de danseurs pour se diriger vers le bar. En dehors du groupe de danseurs agglutinés au centre de la salle, les pourtours sont clairs et dégagés, pourtant, le vieux, tout titubant, trouve le moyen de venir me percuter. Je manque de tomber mais me rattrape in extremis, saisissant pour ce faire son bras moite et collant. Comme j’enfonce mes doigts dans sa chair pour maintenir l’équilibre, il pousse un cri de douleur se terminant dans un vomissement. Mes chaussures et une partie de mon pantalon sont couverts du liquide visqueux aux relents de whisky. Aux toilettes, alors que je tente, à grande eau, de me débarrasser des résidus de vomi, je me dis que la robe Sandro que je voulais porter est une miraculée et que mes jambes ont échappé à un enveloppement corporel senteur vomito. Je tente de rester positive. Puis je vois Rachel, complètement bourrée et hilare, pousser la porte des toilettes et se jeter sur moi en m’embrassant : — Mais où t’étais ? On s’amuse trop ! Le DJ met le feu ! — Petit incident, je lui réponds en serrant les dents. Mais j’ai l’impression que j’ai quelques tournées au bar de retard sur toi.

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— Maiiiis non, ma chérie ! me rétorque-t-elle l’haleine lourde et pâteuse. Je décide de rattraper mon retard sur son quota de danse et de boisson. Vers 2 heures du matin, je suis toujours en sueur en train de sautiller sur les rythmes remixés d’ABC des Jackson 5. Je n’ai pas vu passer la soirée, mais mon état d’alcoolisation semble se tasser. Je jette un œil autour de moi et observe la foule se déhancher avec la forte impression de sortir de ma bulle. Mes voisins de piste, eux, sont toujours chacun dans leurs bulles respectives. Chacun danse dans un état proche de la transe et personne ne prête véritablement attention à personne ni même au DJ. Sur la scène pourtant, de gros projecteurs submergent DJ Cee Roo qui apparaît alors comme baigné par la grâce divine. Il se trémousse en cadence et les basses de la musique font vibrer le plancher de la scène légèrement surélevée. Le dessous de la scène est évidé et quelques enceintes dissimulent partiellement ce vide disgracieux, mais on peut malgré tout percevoir des mouvements sous la structure de bois. Tout en poursuivant mes sautillements, je m’approche pour analyser l’origine de ces mouvements et là je vois, à demi nus, plus empêtrés qu’enlacés, un couple de hippies en train de copuler dans la joie et la musique funk. Je reste encore un instant à les observer, incrédule, malgré ma grande ouverture d’esprit quand Rachel me rejoint. — Tu fais quoi plantée là ? me hurle-t-elle à l’oreille. Sans m’en rendre compte j’ai cessé de sautiller, absorbée par l’incongruité de la scène. Je lui montre le couple du doigt. Elle me répond : — Ah ça ? Oui, c’est Roberto et Denise, ils pensent que

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la musique de Cee Roo est fertiligène et comme ils essayent d’avoir un bébé... Puis elle repart en se tortillant comme si la situation était d’une banalité confondante. Vers 3 heures du matin, nous rentrons finalement. Rachel, en mode épave, appuyée sur l’épaule d’un de ses potes s’étant dévoué pour la remorquer jusque chez elle et moi, clopinant, les pieds mouillés et les aisselles moites.


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