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«Mille et une sensations m’envahissent et me “paysagisent”, je deviens paysage à mon tour ou, plus précisément, j’appartiens au paysage que je ressens, je ne suis plus simplement un regardant qui, de l’extérieur, découvre l’intérieur du paysage, mais je fais corps avec lui […].» Le Paysage, Thierry Paquot, La Découverte, Paris, 2016

Julie Percillier, “paysagère textile” œuvre entre Bruxelles et les Hauts-deFrance. Cette jeune plasticienne arpente les paysages dont elle interprète la perception sensorielle par la broderie, en adaptant les techniques traditionnelles à de nouvelles matières. Brodeuse de modesties, elle reproduit avec minutie des espèces végétales négligées et entrelace des disciplines éloignées au fil des co-constructions.

Focus Élise Franck Marion Roy

Élise Franck et Marion Roy

Jeunes commissaires en poste au Musée Dobrée et au LAAC, Elise Franck et Marion Roy achèvent un master en muséographie à Arras. Ensemble, elles ont organisé la 5e édition de la biennale Appel d’Air.

Julie Percillier

Révéler le végétal, Orties © EF

Attentive aux sensations qui naissent de l’interaction avec le monde végétal, Julie Percillier arpente les paysages pour nourrir ses créations textiles. À la croisée de l’art, de l’artisanat et du design, elle oscille d’abord entre différents termes pour qualifier sa pratique. Artiste brodeuse, créatrice textile ou plutôt paysagiste? Une profession dont elle se sent proche puisqu’elle aussi compose des éléments paysagers dans l’espace pour générer des émotions chez les regardeur·euses. Elle adopte ce terme pour se définir comme une «paysagère textile».

Son travail hybride et transdisciplinaire se nourrit d’échanges et de collaborations pour traduire la dimension sensible du paysage. De chlorophylle en aiguille : un pas de côté textile

Quelques feuilles crénelées, fortement nervurées, d’un vert foncé qui devient plus tendre au sommet : là, au sol de la salle d’exposition, une simple ortie comme on en a déjà vu des centaines dans les terrains vagues ou les fossés. À première vue, aucune raison de s’attarder. On croit les connaître par cœur, on envisage de passer notre chemin, mais un détail nous arrête : les tiges de l’ortie sont métalliques, ligaturées par un entrelacs de fil de fer. On s’approche, intrigué·es : la feuille dentelée est un fragment de bâche plastifiée; le réseau de nervures qui s’y étend est fait de fils de coton brodés. Une grappe de petites graines de verre blanc couronne certains plants. De loin, les orties de tissu paraissent en tous points identiques à leurs voisines végétales : confusion du regard entraînée par la mimesis textile. La minutie technique des pièces de Julie Percillier crée toujours la surprise chez les visiteur·euses persuadé·es d’être face à un élément du règne végétal. Cette confusion première amène souvent un examen plus détaillé des pièces brodées : l’émerveillement face à la maîtrise technique humaine, capable de recréer si fidèlement une nature artificielle, conduit alors à apprécier la virtuosité du modèle naturel.

Pour Julie Percillier, faire entrer la nature en intérieur, dans un espace d’art, permet de la mettre en lumière, de «se questionner et de susciter un nouveau rapport au vivant1 ». Ces plantes hybrides ne font pas qu’imiter la nature, elles la réinterprètent, en révèlent des détails habituellement négligés que l’on ne peut découvrir qu’en s’y attardant : avait-on vraiment porté attention aux graines d’orties avant de les voir suggérées par des perles de verre? Ces adventices de fils invitent avec délicatesse à décaler notre regard sur le végétal qui nous entoure, dans un contexte de crise écologique où cette attention aux autres espèces du vivant devient essentielle.

1 Citation extraite d’un entretien réalisé par Élise Franck et Marion Roy avec Julie Percillier le 2 mai 2022.

Révéler le végétal, de la forêt à l’atelier

Les créations de Julie Percillier se nourrissent d’une immersion corporelle dans le paysage, lors de longues promenades en forêt.

Scruter, humer, palper, caresser. L’artiste flâne et se laisse porter par ses sens. Son œil averti de brodeuse lit la végétation sous le prisme de sa possible interprétation par des matières et des techniques textiles.

Cueillir, glaner, annoter, photographier. Elle documente les fragments de nature qui l’inspirent. Classer, archiver, trier, analyser. De retour à l’atelier, Julie Percillier complète ses «mille herbiers» et alimente sa «bibliothèque végétale2 ». Elle analyse les matériaux accumulés, esquisse, décalque, sélectionne les couleurs et les formes à imiter, les qualités sensorielles à interpréter3 .

Expérimenter, tester, révéler. C’est seulement après ces étapes de collecte et de recherche que vient la phase d’expérimentation.

Pour traduire le végétal par le textile, la paysagère utilise trois procédés de broderie traditionnels : la broderie à l’aiguille, la broderie machine et la dentelle aux fuseaux. Elle s’approprie ces techniques de minutie et les détourne habilement pour les adapter à ses créations. Ainsi, elle utilise la dentelle aux fuseaux selon ses propres règles, en agrandissant un point ou en se servant d’un fil plus épais pour évoquer les textures organiques. Julie Percillier affectionne surtout la spontanéité de la broderie à l’aiguille, qui nécessite peu de préparation et lui permet de faire évoluer librement son projet au fil de sa réalisation. Elle joue de la patience et de la précision requises par cette discipline : le temps passé sur chaque pièce brodée en accentue la préciosité. Consacrer du temps à ces compositions végétales, en révéler la délicatesse par la virtuosité technique, c’est sa manière à elle de prendre soin du vivant.

Ses créations utilisent des matériaux naturels ou de récupération, choisis tant pour leurs propriétés plastiques que pour leur cohérence avec les enjeux écologiques qui animent son travail4. Pour traduire le végétal, elle combine les étoffes avec ingéniosité : la mousseline de soie est la matière qui évoque le mieux la «transparence et les jeux de lumières5» d’un feuillage. Sa fluidité la rendant difficile à broder, l’artiste y superpose un textile hydrosoluble non-tissé à base d’algues pour la rigidifier et faciliter son passage à la machine à coudre. Une fois la broderie réalisée, la pièce est plongée dans l’eau : la matière hydrosoluble se dissout, et révèle ainsi les broderies sur la soie. La magie de la technique, entre disparition et apparition, opère à chaque nouvelle pièce. Certaines créations récentes, telles que Lianes (2021) et Herbacées (2022), renforcent le caractère hybride de ces pièces en intégrant des végétaux séchés aux éléments brodés.

2 Ibid.

3 Julie Percillier, Le Paysage végétal, support et sujet d’un monde sensible, Mémoire de fin d’études, Master arts plastiques, visuels et de l’espace, spécialité Tapisseries-Arts textiles, ARBA-ESA, Bruxelles, 2021, p.130

4 Seul le fil de fer, qui permet de structurer les pièces et de leur donner vie, n’est pas écologique : elle souhaite y trouver un substitut à l’avenir.

5 Julie Percillier, Le paysage végétal, support et sujet d’un monde sensible, op. cit., p.102

Point de sable, point de tige, points de vue : croiser les regards sur le paysage

Si elle n’avait pas été artiste, Julie Percillier aurait aimé être écologue ou botaniste. Pour compléter son expérience subjective au contact de la nature, elle se nourrit de points de vue complémentaires sur ces disciplines grâce aux collaborations nouées au fil des projets.

Avec Révéler le végétal (2022), création présentée à Arras pour la biennale Appel d’Air6, elle travaille avec des apprenti·es d’un lycée agricole. Cette collaboration, débutée lors d’un temps de résidence, prend la forme d’une balade-collecte sur les bords de la Scarpe au cours de laquelle les apprenti·es ramassent, inventorient et examinent une trentaine d’herbes folles avec l’artiste. Ce glanage collectif, étape préalable à la sélection des plantes à broder, ouvre un espace d’échange autour des perceptions de ces «mauvaises herbes» par les élèves. Ces anecdotes enrichissent le point de vue de la brodeuse, centré sur l’esthétique et la sensorialité. En choisissant des espèces liées à leur expérience du monde agricole, les apprenti·es mettent en lumière certaines plantes qui n’auraient sinon pas attiré son attention, favorisant la construction de nouveaux imaginaires végétaux. À partir de cette présélection, Julie Percillier arrête son choix sur trois herbes folles : l’ortie, le rumex et le séneçon commun. Pendant la biennale, les anecdotes inscrites sur des cartels étayent ces pièces, exposées dans l’espace public à proximité du lieu de collecte.

Une autre collaboration de nature artistique a spontanément émergé autour de cette œuvre : une soudaine tempête de neige, contraignant les artistes à exposer temporairement en intérieur, aboutit à une fusion entre les pièces de Julie Percillier et le Jardin Mobile de Guillaume Le Borgne7 . Intégrées à cette jardinière, les adventices textiles se mêlent aux herbes folles. Cette coopération improvisée est à l’image de la démarche de partage traversant la pratique de l’artiste.

6 Entre espace public et espace d’exposition en intérieur, cette cinquième édition de la biennale Appel d’Air a eu lieu les 1, 2 et 3 avril 2022 autour du thème écologique de l’attention au vivant.

7 Autre artiste de la biennale Appel d’Air 5, Guillaume Le Borgne y expose son Jardin Mobile. Entre mobilier urbain et véhicule hybride, cette structure prend le contre-pied des jardinières classiques en cultivant des herbes folles habituellement considérées comme nuisibles.

↙ Collaboration entre Jardin Mobile et Révéler le Végétal © HP

↓ Collecte d’herbes folles à Arras avec des apprenti·es du lycée agricole de Tilloy-lès-Mofflaines © EF

Les collaborations, laboratoire d’un paysage sensoriel collectif

Au fil de ses recherches textiles, Julie Percillier brode aussi soigneusement les liens humains. C’est avec des artistes amies qu’elle organise Sensibilités Paysagères8, l’exposition carte blanche consacrée au travail réalisé lors de sa résidence à la Fondation Moonens en avril 20229. Leurs pratiques se répondent, formant un paysage total dans la salle d’exposition : tandis que la créatrice textile interprète le végétal par la broderie, Marie Van de Walle élabore de nouvelles matières à partir de plantes, Gabriella Panarelli s’intéresse aux formes évolutives de la roche et Lucile Vilaine crée des compositions en plumasserie. L’accrochage donne vie à un univers paysager commun. Cette complémentarité est particulièrement manifeste dans le «cabinet de curiosités» — pensé au sens historique du terme, comme lieu réunissant des naturalia issus des règnes végétal, minéral et animal. Rassemblant des échantillons de l’univers des quatre artistes, ce pan de mur agit comme le laboratoire d’un paysage commun. L’interdisciplinarité culmine lors du vernissage de l’exposition, pour lequel la jeune cheffe Lucille Griffon10 est invitée à interpréter le paysage d’un point de vue culinaire. Cette dimension gustative est d’autant plus importante pour Julie Percillier qu’en art, le paysage est peu abordé sous le prisme du goût. Ce déplacement du regard aux papilles en offre une perception sensorielle plus complète et intègre la cuisine dans le champ de la création artistique. Lucille Griffon conçoit chaque mets en regard de l’univers des artistes exposées.

Le parterre de chips d’orties et de nori renvoie ainsi aux créations végétales de Julie Percillier; les rochers de pommes de terre et ail des ours évoquent le travail autour du minéral de Gabriella Panarelli. Adoptant le parti des ressources locales et du zéro déchet, la plupart des ingrédients sont issus d’une cueillette forestière, en cohérence avec le thème écologique de l’exposition. Soigneusement scénographié, le buffet évoque un parterre de sous-bois : cette mise en scène l’intègre pleinement à l’exposition, si bien que le public a d’abord cru qu’il s’agissait d’une œuvre sculpturale avant de s’en autoriser la dégustation.

Cette attention accordée à la perception sensorielle du paysage est présente chez Julie Percillier dès ses premières créations. Pour elle, c’est d’abord le toucher qui entre en jeu : palper, froisser, triturer le végétal, c’est en saisir la texture par le bout des doigts pour la traduire plus tard par le textile. Elle explore également l’odorat dans Balade olfactive (2017), conçue en collaboration avec le maître parfumeur Jean Charles Sommerard de la maison Sevessence. Cette pièce, pensée comme une partition olfactive, décompose les arômes perçus lors d’une balade en forêt et matérialise ces invisibles notes odorantes sur le tissu. La brodeuse s’inspire des méthodes des nez pour élaborer sa composition : chaque odeur est analysée pour en décortiquer les éléments et les traduire par des couleurs, des rythmes et des textures. En regard, plusieurs fragrances — sous-bois, fougère, sauge des forêts — sont créées par le parfumeur. Composition brodée et parfumée se font écho en un jeu synesthésique donnant à voir l’odeur des sous-bois. Cette reconstitution des sensations paysagères au plus proche du vécu invite le public à reconnecter avec ses propres perceptions sensorielles et à partir, à la sortie de la salle d’exposition, en balade dans la forêt.

Au fil des promenades, des rencontres et des collaborations nouées, Julie Percillier tisse patiemment des échos entre les disciplines et les gens. Brodeuse de modesties, elle sème des graines d’attention du bout de son aiguille, active les regards et reprise les liens abîmés entre humains et monde végétal.

Julie Percillier

Cabinet de curiosité dans l’exposition « Sensibilités Paysagères » © JP Créations culinaires de Lucille Griffon © JP

8 Cette exposition a eu lieu du 14 avril au 24 avril 2022 à la Fondation Moonens, Bruxelles. Commissaire et artiste exposée : Julie Percillier. Autres artistes invitées : Gabriella Panarelli, Marie Van de Walle, Lucile Vilaine.

9 Les lauréats du Prix Laurent Moonens, ouvert aux jeunes diplômés des six écoles d’art bruxelloises, bénéficient d’une résidence de neuf mois dans les espaces de la fondation.

10 Spécialisée dans la cuisine végétale, Lucille Griffon (@luluveggiefeast) propose principalement ses créations culinaires lors de vernissages d’événements culturels à Bruxelles.

Julie Percillier

Partition Olfactive du tableau n°3, Sous-bois © JP Julie Percillier ↗ Partition Olfactive du tableau n°2, Sauge des bois © JP

Julie Percillier → Partition Olfactive du tableau n°1, Fougères © JP

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