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Artistes en campagne(s)

Si depuis quelques années, et davantage encore à la faveur de la récente pandémie de Covid-19, les campagnes semblent apparaître comme un horizon de vie particulièrement désirable, leurs réalités géographiques, culturelles, sociales, historiques ne sont pas toujours saisies dans toute leur épaisseur et leur complexité. Loin de se limiter à un statut spatial, le rural n’est pas le contraire de l’urbain. Il existe en propre, riche de ses singularités, relié par de multiples dynamiques et relations d’interdépendance à des échelles dépassant largement le local. Après quelques éclairages sur le caractère éminemment pluriel et hybride des campagnes, cet article aborde les différentes formes de présences d’artistes qui l’irriguent, entre ancrages et circulations, pointant les risques de tension entre des enjeux d’animation, de mise en tourisme et les enjeux liés à la création contemporaine. Il s’intéresse à celles et à ceux qui perçoivent ces territoires non comme un simple décor ou une source d’inspiration mais comme des (mi)lieux de vie, ouvrant par des initiatives collectives alliant imaginaire artistique, transition écologique et agricole des espaces de résistance aux discours et modèles dominants.

Dossier Réjane Sourisseau

Réjane Sourisseau

Associée au master Métiers de la culture de l’université de Lille, Réjane Sourisseau mène sur toute la France des travaux d’études pour des partenaires variés : Fondation Carasso, Fondation de France, réseaux associatifs…

Benoît Meneboo

Place de Farrera, avril 2022 Photographie extraite de la série Desprès de la Rosada réalisée en résidence au Centre d’Art et de Nature à Farrera, Comarque du Pallars Sobira, Province de Lleida en Catalogne

Les campagnes françaises, multiples et hybrides

Longtemps définis «en creux» par l’Insee, les territoires ruraux correspondaient à «l’ensemble des communes n’appartenant pas à une unité urbaine caractérisée par le regroupement de plus de 2000 habitants dans un espace présentant une certaine continuité du bâti»1. Cette approche qui conduisait à les nommer à partir de l’urbain – rurbain, périurbain, infra-urbain – a été perçue comme le signe d’une «colonisation sémantique hypermoderne libérale» destinée à «refouler le mot [même] de campagne». Or, «déposséder les habitants de leurs mots, c’est les dominer»2 .

Depuis 2020, les territoires ruraux désignent l’ensemble des communes peu denses ou très peu denses. Ont également été ajoutés deux critères fonctionnels : les liens aux pôles d’emploi et l’accès aux services publics. Ils regroupent aujourd’hui 88 % des communes et abritent un tiers de la population française3. Ces évolutions statistiques ne suffisent pas à restituer pleinement l’hétérogénéité des réalités – factuelles et subjectives – liées au fait de vivre dans un hameau de haute-montagne, une petite station balnéaire, un village au cœur d’une forêt ou dans un parc naturel, un bourg dans une plaine céréalière ou viticole ou encore dans une petite ville près d’une capitale régionale… Pour emprunter les mots de Nicolas Mathieu : «on peine à qualifier cette part de notre pays qui occupe les intervalles entre les grandes métropoles où se concentrent argent, pouvoir et matière grise. Nous ne disposons que d’une poignée de mots, tous impropres : France périphérique, territoires, province (…) Bien sûr, il existe des indicateurs, des études (…), on peut approcher ces réalités-là avec des nombres et renifler ce pays de manière quantitative : des niveaux de revenus, d’études, des seuils, des espérances, des taux de natalité… mais l’ensemble reste confus (…) Cet univers, on a beau faire, il n’est jamais possible de le détourer d’un trait. Il faut pour l’embrasser faire comme Seurat, par points, myriades, accepter les éclats et le patchwork, admettre l’émiettement.»4

Alors, qu’ont en commun ces espaces ruraux? Sans doute le fait d’être traversés par de multiples phénomènes inégalitaires et discriminatoires à la fois en leur sein mais aussi dans leur relation au monde qui les entoure5, d’être habités par des personnes qui souvent ont le «sentiment de ne pas être représentées, de mener des vies sous un seuil qui serait celui de l’indifférence»6. Si en se cumulant, des handicaps ont pu ici et là contribuer à former des territoires de relégation, paradoxalement, les campagnes recèlent des «potentiels oubliés»7 .

1 Cristina d’Alessandro, David Levy, Théodore Regnier, «Une nouvelle définition du rural pour mieux rendre compte des réalités des territoires et de leurs transformations» in Insee Références, 2021

2 Valérie Jousseaume, Plouc Pride, un nouveau récit pour les campagnes, Éditions de l’Aube, 2021

3 www.insee.fr

4 Nicolas Mathieu, préface de Nos campagnes suspendues de Salomé Berlioux, Éditions de l’Observatoire, 2020

5 Clément Reversé, Agnès Roche, Des inégalités, des discriminations et des ruralités, L’Harmattan, 2020

6 Nicolas Mathieu, op. cité

7 Laurent Rieutort, «La ruralité en France : des potentiels oubliés?» in Population & Avenir 2017/1, n°731

Nées concomitamment de l’invention de l’agriculture et de la sédentarisation néolithique, villes et campagnes ont toujours entretenu des relations d’interdépendance. L’historien Pierre Cornu insiste sur «le caractère étonnamment plastique» de l’exploitation rurale jusqu’aux années 1950. «Il s’agissait d’un modèle extraverti qui fonctionnait par un jeu de respirations fondé sur la pluriactivité, des va-et-vient – avec par exemple le retour des fils partis travailler en ville pour les vendanges, la récolte des châtaignes –, loin d’un enfermement de la cellule familiale dans le potager, la basse-cour, à l’ombre du clocher»8. La représentation tenace où «les hommes semblaient faire corps avec la terre au point qu’était devenue inconcevable l’idée d’une mobilité (…) tant ils étaient censés être attachés au sol» relève d’une construction discursive. Cette «invention de la sédentarité» a contribué à «la fondation de l’identité nationale agraire française»9 marque de la IIIe République.

Les alternatives utopiques de «retour à la terre» s’inscrivent dans une certaine continuité. «Sur la durée, ont alterné tantôt, lors des périodes d’optimisme, la légende d’une ruralité archaïque, routinière, obscurantiste, crasseuse – l’image du plouc –; tantôt lors des phases de pessimisme la contre-légende d’une campagne refuge, solidaire, porteuse de valeurs authentiques. Cet imaginaire s’inverse systématiquement selon les périodes de l’histoire. Depuis une quinzaine d’années, face à la violence du contexte socio-économique et à un monde urbain perçu comme implacable, on constate une très forte réactivation de mythes agrariens. Il existerait dans les campagnes, des possibilités de solidarité et d’invention; un espace à la marge pour échapper à l’univers corrompu du capitalisme. De telles idées puisent dans un stock d’images déjà préconstruit. Paradoxalement, l’aventure de la néoruralité se vit toujours comme une première fois mais rencontre une histoire qui se répète depuis des décennies»10 .

Aujourd’hui, l’étalement urbain et les porosités des modes de vie brouillent les frontières villes campagnes. De retour à Chichery, bourg de Bourgogne dont il est originaire, l’ethnologue Pascal Dibi11 raconte dans Le Village métamorphosé, qu’il lui «arrive encore à tort de [se] croire à la campagne». Il découvre que «les vaches dans les prés sont des UGB, unités gros bétail toutes filles de la même mère porteuses de processeurs à l’oreille pour pouvoir être suivies à la trace par des ordinateurs. Tout ce qu’on pourrait imaginer de champêtre est en réalité déjà rentré dans une extrême modernité. C’est le même monde, on est un bout de la chaîne avec la traite, à l’autre avec l’empaquetage. La ville s’est en quelque sorte répandue dans les villages». Et un mouvement inverse s’opère : ne parle-t-on pas de fermes urbaines, de ville agricole12 ?

8 Émission Pas la peine de crier, épisode du 10/12/2013, France Culture https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/pas-la-peine-de-crier/ la-campagne-2-5-ce-fameux-retour-a-laterre-7799232

9 Béatrice Franques, L’invention de la sédentarité. Les fondements idéologiques du mythe de l’exode rural, 2004 : https:// www.espacestemps.net/auteurs/ beatrice-franques/

10 Émission Pas la peine de crier, épisode du 10/12/2013, France Culture https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/pas-la-peine-de-crier/ la-campagne-2-5-ce-fameux-retour-a-laterre-7799232

11 Pas la peine de crier, épisode du 09/12/2013, France Culture https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/pas-la-peine-de-crier/ la-campagne-1-5-ethnologie-de-linterieur-3261909

12 Rémi Janin, La ville agricole, Éditions Openfield, 2018

Benoît Meneboo

Jardin de Claudi, avril 2022 Photographie extraite de la série Desprès de la Rosada réalisée en résidence au Centre d’Art et de Nature à Farrera, Comarque du Pallars Sobira, Province de Lleida en Catalogne

Malgré un renforcement des phénomènes de métropolisation13 – aboutissement d’un programme économique et urbain élaboré dès le milieu du XIXe siècle14 – marqué par la concentration spatiale de fonctions stratégiques (réseaux de transport, pôles d’activités économiques et d’emplois, équipements culturels, foyers d’innovation), c’est dans les communes rurales que la population croît le plus fortement15. Constatée dès le recensement de 1982, cette reprise démographique a donné lieu à la notion de « renaissance rurale » – qui ne s’applique pas aux campagnes en déclin du Nord et de l’Est de la France16 .

Le phénomène reste néanmoins limité. Une récente étude17 montre que loin d’être massif l’exode urbain suite à la pandémie de Covid-19 correspond – pour l’instant – à de «petits flux». La crise sanitaire n’a fait qu’accélérer des mouvements préexistants : élargissement spatial de la «périurbanisation», attractivité des espaces de villégiature, développement des circulations liées à la bi-résidentialité et l’habiter polytopique18 . Outre les littoraux choisis par de nombreux retraités, les territoires les plus prisés sont le plus souvent proches des autoroutes et des lignes TGV.

En revanche, la pandémie fait ressortir un nouveau modèle d’investissement immobilier, à la croisée de l’anxiété croissante face aux évolutions climatiques et de stratégies de rente foncière. «Dans certains territoires, le risque d’un renforcement de la précarité rurale et des difficultés d’accès au logement émerge.» S’observent alors des processus de gentrification, «ensemble de transformations sociales, matérielles et symboliques qui participent à créer des espaces d’homogénéité sociale alimentant des inégalités»19. L’implantation de ménages disposant de capitaux économiques et/ou culturels supérieurs à ceux des populations déjà présentes se traduit par le déplacement progressif – voire le remplacement – de ces dernières.

La précarité économique concerne une population active majoritairement composée d’ouvriers et d’employés20. Les revenus les plus faibles se concentrent en particulier dans les bassins de vie situés en Auvergne, Limousin, Bretagne, Corse et Manche. Comparativement à d’autres territoires, on y rencontre davantage de retraités disposant de faibles pensions, des personnes allocataires de l’AAH (allocation adulte handicapé) ou du minimum invalidité –, des familles monoparentales, des personnes allocataires du RSA ou en situation de chômage longue durée21 .

À rebours des images d’Épinal idéalisant parfois les atouts supposés de la campagne – se nourrir à moindre coût, voire vivre en autosuffisance, bénéficier de réseaux d’entraide et de solidarité – une «pauvreté silencieuse»22 se fait jour, pauvreté monétaire mais aussi privation matérielle et sociale : difficultés d’accès à un jardin potager ou à un verger (et/ou forme physique insuffisante pour les entretenir), absence de véhicule, sentiments de honte à l’origine de situations d’isolement et du non recours aux aides publiques, précarité énergétique…

Mus par des motivations diverses, entremêlées parfois, – échapper à la pression urbaine, profiter des aménités environnementales23 des paradis verts, rompre avec la société de consommation, expérimenter des utopies –, par vagues successives – la chercheuse Catherine Rouvière en identifie cinq24 –, des citadins ont fait le choix du «retour à la terre». La société des campagnes s’est alors complexifiée et densifiée : des habitants aux parcours multiples cohabitent. La diversité des formes d’appartenance aux territoires et des modes de vie peut générer des difficultés et conflits entre les néo-ruraux et les populations autochtones25. S’exerçant sous des formes variées, traduction des rapports de domination sociaux, économiques, symboliques, culturels, des formes de mépris aux conséquences délétères26 s’observent.

13 Loi MAPTAM, « modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles » du 27/01/2014

14 Stany Combot, Villes nomades. Histoires clandestines de la modernité, éditions Éterotopia France, 2016

15 +0,66% contre +0,38% dans les communes urbaines entre 2007 et 2017 : www.insee.fr

16 Bernard Kayser, La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental, Armand Colin, 1990

17 Réseau rural français et Plan Urbanisme Construction Architecture (Puca) Exode urbain ? Petits flux, grands effets. Les mobilités résidentielles à l’ère (post) covid, rapport d’étude, 2022

18 Ce concept désigne le fait d’habiter, et de s’approprier, plusieurs lieux simultanément, grâce à la mobilité : http:// geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/ ancrage-territorial 19 Greta Tommasi, La gentrification rurale, un regard critique sur les évolutions des campagnes françaises, publié le 27/04/2018 sur le site http:// geoconfluences.ens-lyon.fr

20 Alexandre Pagès, La pauvreté en milieu rural, Presses Universitaires du Midi, 2011

21 IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales) et Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux, Pauvreté, précarité, solidarité en milieu rural, rapport d’étude, 2009

22 Agnès Roche, Des vies des pauvres, Les classes populaires dans le monde rural. Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Essais »), 2016

23 C’est-à-dire les éléments naturels d’un espace (paysage, climat) représentant un attrait pour les habitants permanents ou temporaires (touristes, résidences secondaires) : http://geoconfluences. ens-lyon.fr/glossaire/amenites 24 Catherine Rouvière, Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015

25 Yannick Sencébé, « Être ici, être d’ici. Formes d’appartenance dans le Diois (Drôme) », In Ethnologie française, Presses Universitaires de France, 2004

26 Nicolas Renahy, Pierre-Emmanuel Sorignet (dir), Mépris de classe. L’exercer, le ressentir, y faire face, Éditions du croquant, 2021

Pluralité des présences d’artistes

Photogramme de Maquignon, Nicolas Tubéry, 2017 vidéo HD, 16’45’’, son 5.1 et installation, dimensions variables. Collection FRAC Poitou-Charentes. Avec l’ensemble de sérigraphies intitulé Cession-Cessation, Maquignon composait l’exposition Jorn de fiera présentée à Rurart, centre d’art unique, implanté dans un lycée agricole, dans la Vienne. Pour ce travail, l’artiste a utilisé les textes est les visuels d’annonces d’exploitations à vendre dans le territoire avec lesquels il a composé des affiches reprenant les codes esthétiques des foires paysanne. http://www.rurart.org/archives-jorn-de-fieranicolas-tubery/

Géographe, Pierre-Marie Georges a finement analysé les mobilités et attachements des artistes des territoires ruraux, la juxtaposition ou la dissociation de leurs trajectoires, leurs parcours de vie (familiale, associative) et de leurs parcours professionnels27 .

Leur venue pérenne ou temporaire combine différents ressorts : la recherche d’un cadre naturel inspirant, d’une certaine tranquillité; des logiques immobilières (accès au logement et foncier – et donc à un lieu de travail – à moindre coût qu’en ville; l’attachement personnel à une région – ses modes de vie, ses paysages, son patrimoine bâti –; une prise de distance avec un contexte urbain jugé compétitif et trop normé dans ses processus de légitimation; les opportunités offertes pour expérimenter d’autres modalités de création et de diffusion : dans la relation aux habitants, le type d’espaces investis (des lieux insolites, non dédiés : granges, pâtures…), le rapport au temps, à la mobilité (itinérance), des formes d’intervention plus légères, plus souples… De nombreux sont en effet en demande de découverte de nouveaux contextes, de nouvelles rencontres. À cet égard, les résidences dans les lycées agricoles, les résidences missions avec le réseau Accueil Paysan28 ouvrent des horizons.

Si des artistes vivent et créent dans leurs petites communes, ils diffusent et vendent fréquemment leurs œuvres au-delà (les faibles densités rurales limitant la clientèle). Parfois multi-résidents, ceux jouissant d’une reconnaissance nationale ou internationale se déplacent régulièrement. De leur côté, pour les raisons sus-évoquées, des artistes de pôles urbains viennent régulièrement travailler dans les campagnes. Certains artistes installés dans des villages créent des lieux destinés à accueillir d’autres artistes devenant alors des acteurs culturels connectés à de nombreux réseaux. Si bien que ces activités artistiques dites «locales» n’ont souvent de locales que le nom…

Qu’ils soient de passage, associés sur des durées plus longues ou implantés, «ce qui se dessine dans une inscription territoriale, ce n’est pas tant la définition du lieu que le désir du lien, celui qui transforme l’artiste résident en citoyen29 ».

Perçus comme des révélateurs, des passeurs de sens à même grâce à leur imaginaire, leur sensibilité de ré-enchanter des bassins de vie, des artistes sont invités – souvent par le biais d’appels à projets – à interroger les façons d’habiter, renouveler symboliquement les espaces vécus, les identités, alimenter de nouveaux récits. Ils peuvent être conduits à valoriser des paysages, des patrimoines matériels et immatériels «de manière originale», à «sensibiliser le public à leur préservation», c’est le cas notamment dans plusieurs parcs naturels30 . Ce faisant, ils fabriquent des liens, entre les structures (écoles, bibliothèques, etc.), entre les habitants lors de projets participatifs. En réponse à la demande croissante de pratiques culturelles, ils sont aussi sollicités pour des ateliers – situation choisie pour les uns, subie pour les autres.

Cette figure de «l’animateur», du «médiateur» peut tendre à gommer la figure de «l’artiste créateur». Présente dans les milieux urbains, cette prépondérance semble accentuée sur les territoires ruraux marqués par de fortes traditions d’éducation populaire. En se gardant des visions caricaturales, le choix de certains élus de s’orienter vers des fêtes traditionnelles et mémorielles – au risque d’une certaine «folklorisation» – plutôt que vers des démarches de création est néanmoins une réalité, parfois due à une méconnaissance ou à une défiance envers l’art contemporain. 31 . Par leur capacité à apporter une lecture critique, des artistes peuvent mettre à nu des points de tensions, source potentielle de conflits avec le politique. Dans les processus de projets dits «situés», le résultat n’est pas garanti car «il ne s’agit pas de se substituer à l’acte de création de l’artiste ou d’interpréter les pensées des habitants, mais de produire les conditions d’un échange permettant à l’histoire de s’inventer»32 .

Outre des situations de concurrence parfois mal vécues, la multiplication des appels à projets s’avère chronophage pour les artistes. Si avec le temps, la constitution de réseaux peut permettre de s’en affranchir, le faible nombre d’équipements culturels, à la fois lieux de programmation et lieux de sociabilités culturelles, ne rend pas la tâche aisée. Par ailleurs, les associations non labellisées actives dans l’organisation de résidences ont des modèles économiques contraints : manque de financements structurels, réversibilité des aides publiques, complexités administratives pour intégrer leurs projets aux logiques transversales de développement territorial (programme Leader par exemple33)… Les logiques d’appels à projets les détournent parfois de leurs objectifs initiaux.

27 Pierre-Marie Georges, Ancrage et circulation des pratiques artistiques en milieu rural : des dynamiques culturelles qui redessinent les ruralités contemporaines, thèse de doctorat en sciences sociales - géographie, Université Lumière (Lyon), 2017

28 https://www.culture.gouv.fr/ Aides-demarches/Appels-a-projets/ MiAA-Reseau-Accueil-Paysan-2022

29 François Pouthier, «Portrait de l’artiste en passeur de territoire(s)», nov 2011, France. pp.9-15. halshs-00781869f

30 https://parc-naturel-pilat.fr/nosactions/culture/residences-dartistes/

31 Pierre-Marie Georges, op. cité

32 Christophe Blandin Estournet, « Les projets situés ou les métamorphoses de l’action culturelle » in Nectart n°5, 2017

33 Liaison Entre Actions de Développement de l’Économie Rurale

Élément potentiel de distinction dans la compétition territoriale, les arts, le patrimoine et la culture en général sont mobilisés par les collectivités comme vecteur d’attractivité touristique34. Souvent associés à des artisans d’art, les artistes peuvent constituer alors des outils «marketing»35. En retour, certains profitent d’écosystèmes créés bénéficiant d’un marché structuré autour de galeristes, de lieux d’expositions, de clients locaux réguliers et d’un flux important de visiteurs extérieurs. Signalons que des villages d’artistes sont nés à l’initiative d’artistes. Pour exemple, à la fin des années 1940, fuyant le difficile quotidien du Paris d’après-guerre, des artistes répondent à l’appel du peintre André Lhote paru dans le journal Combat et migrent vers Alba-la-Romaine, en Ardèche pour redonner vie à ce «site meurtri et déserté».

En dépit de l’image de «désert culturel» dont ils pâtissent, les territoires ruraux sont irrigués par des pratiques amateurs et initiatives associatives, multiples et vivaces mais souvent peu visibles de par leur caractère diffus et éphémère. S’extrayant d’une définition de la culture restreinte à un champ professionnel, porteurs d’une vision élargie, les droits culturels nous rappellent que toute personne, en relation avec d’autres, étant porteuse et vectrice de culture, nul n’en est «éloigné»36 .

Il existe plusieurs approches de mise en art des espaces ruraux. Une récente étude37 en relève trois : des formes «d’art-washing» (tels des parcs de sculptures) au service du marché de l’art, de la valorisation foncière et du développement touristique; un «art territorial in situ» dans des contextes favorables aux investissements publics; enfin, «un front écoartistique d’œuvres-projets», pluridisciplinaires initiées par des collectifs d’artistes et des associations, donnant une grande place à la recherche-création, favorisant les interactions entre artistes et habitants grâce à une connaissance fine du terrain.

En ne prenant pas suffisamment en compte des contextes préexistants, la venue d’artistes extérieurs peut entraîner une «esthétisation», un «sentiment de dépossession», les populations déjà présentes ne se reconnaissant pas (ou plus) dans les nouveaux codes culturels et une identité modifiée. Sans en être la seule cause, des artistes peuvent alors constituer l’une des «courroie(s) de transmission de la gentrification rurale» et alimenter des formes de «domination sociale»38. Ces phénomènes localisés – observés par exemple dans le Lubéron, la Creuse, les Corbières – ne sauraient occulter la paupérisation de la majorité des artistes-auteurs pointée par le rapport Racine39 paru en janvier 2020 – avant la crise sanitaire – comme «durable et globale dans tous les champs de la création».

34 Un exemple parmi d’autres, le collectif des artisans et artisans d’art de Peak District, «une mise en commun des créativités individuelles dans un territoire protégé pour atteindre l’excellence collective» : www.peakdistrictartisans. co.uk

35 Le site Lonely Planet dédie une page aux plus villages d’artistes de France : https://www.lonelyplanet.fr/article/ les-plus-beaux-villages-dartistes-en-france

36 https://droitsculturels.org/observatoire/ la-declaration-de-fribourg/

37 Sylvain Guyot, Grégoire Le Campion et Olivier Pissoat, «Diversité et enjeux territoriaux de la mise en art des espaces périphériques dans le monde», Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne]

38 Sylvain Guyot, Marie Metenier, Greta Tommasi. Les artistes dans la gentrification rurale. ACME : An International E-Journal for Critical Geographies, University of British Columbia, Okanagan, 2019.

39 Bruno Racine, L’auteur et l’acte de création, rapport remis à la Cour des comptes sur commande du ministère de la Culture, 2020

40 Paru le 25/02/2022 dans Télérama, l’article «Quand la nature mène la danse Belinda Mathieu» témoigne de l’actualité de cette tendance.

41 Patricia Ferreira, Ce que la marche fait à la danse, Repères, cahier de danse 2019/1 (n° 42), Éd. La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne

42 Paul Ardenne, Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Éditions Le Bord de l’Eau, collection «La Muette», 2019

43 https://www.parti-poetique.org/ les-projets/la-banque-du-miel/

Association culturelle en terre de montagne, Scènes Obliques a organisé en 2021 le colloque « Récit artistique et urgences écologiques : enjeux et expériences » Compagnie Arrangement Provisoire, Prapoutel, Massif de Belledonne ©Fabien Lainé www.scenes-obliques.eu/laboratoires/edition/

Des artistes sur des fronts de résistance ruraux

Sous l’effet des prises de conscience liées aux pollutions diverses, à l’effondrement de la biodiversité et au réchauffement climatique, peu à peu, l’art est devenu l’un des lieux du combat écologique. De décor inspirant pour des explorations esthétiques, la «nature» s’est transformée en un partenaire actif de la création. Au-delà des matériaux qu’elle peut offrir (terre, pierre, bois…), des artistes vont chercher à faire corps avec elle et à nouer de nouvelles cohabitations avec le vivant40. Chorégraphe, Patricia Ferreira écrit : «je marche (…) m’éloignant de ce qui fait tumulte, prédominance et systèmes de valeurs. Dans les plis de la ruralité, je trace des lignes transverses, trajectoires fluides pour un danseur et un marcheur (…) Progressivement, dans l’écoute et la réciprocité peut apparaître entre eux le sentiment de la danse.»41

L’historien de l’art Paul Ardenne nomme «éco-art», «anthropocènart» les œuvres ne cherchant pas seulement à «faire vert», mais qui – non écophages elles-mêmes – dénoncent les écocides et ouvrent la voie à un art tout à la fois «démonstratif, militant, exemplaire»42 à l’instar de celui pratiqué par Olivier Darné. Plasticien et apiculteur, fondateur du Parti Poétique, il est l’instigateur de La Banque du miel – lauréat du Prix Coal dédié à l’art et l’écologie en 2012 – transformant l’argent mort des humains en abeilles vivantes pour «les protéger de la folie spéculative». Un «service public de pollinisation» est assuré à partir de l’installation de ruches dans l’espace public43 .

Du Larzac à Sivens, en passant par Notre-Dame-des-Landes, maintes résistances et militances alternatives ont pour origine les campagnes. Victimes du modèle productiviste – toujours plus d’hectares, de matériels, d’intrants, d’emprunts – amorcé dès les années 1940 et promu à partir des années 1960, pour «faire de l’agriculture la plus grande industrie nationale», les paysans sont désormais confrontés à la révolution écologique. Dans l’avenir, leur rôle semble devoir être triple : «produire une nourriture saine à destination du plus grand nombre, participer à la protection de la biodiversité et réanimer les villages et les campagnes»44. Cette nouvelle génération a été récemment mise en valeur par l’exposition «Paysans designers, l’agriculture en mouvement»45 .

Un peu partout, des artistes – semble-t-il de plus en plus nombreux, mais la tendance serait à confirmer – initient des projets collectifs imbriquant des enjeux agricoles, nourriciers, économiques, écologiques, culturels, esthétiques.

Au Nord de l’Angleterre, connu comme l’un des premiers grands projets de Land art institutionnalisé public, fonctionnant à l’origine comme un parc de sculptures, Grizedale Arts46 a vu ses activités évoluer vers des résidences d’artistes, une ferme communautaire, un lieu de partage de savoirs et de créativité collective. En Espagne, le collectif Inland47 dédié à la production agricole, sociale, et culturelle a développé – face au constat de l’insoutenabilité de l’écosystème des galeries – les outils de sa propre autonomie avec notamment la fabrication et la commercialisation de fromages qui assure un quart de ses financements48. Dans la Creuse, le site de Lachaud réunit un élevage de brebis en agroécologie labellisé bio, une menuiserie dédiée à l’autoconstruction, des résidences d’artistes, des activités d’éditions, de recherche afin de «construire, accueillir, créer, habiter tout en partageant et en laissant ouverts les recoupements possibles entre les différents domaines des savoirs et savoir-faire»49. Dans l’Ain, les artistes de bermuda sont à l’origine d’un projet de «forêt-jardin» destiné à réparer une parcelle agricole jusqu’à alors exploitée de manière intensive, à lui dessiner un nouvel usage maraîcher, vivrier et collectif pour rendre sa fertilité à cette terre abîmée50. Dans les Hautes-Alpes, école buissonnière créée et portée par des artistes, des paysans et des scientifiques, l’école des vivants cherche à prendre soin du vivant sous toutes ses formes51. Dans le Saumurois, fondée par une poète et un libraire, la Maison des arbres porte un projet destiné à lutter contre le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité grâce à la plantation de dix arbres par an et par habitant52 …

D’autres lieux, non initiés par des artistes mais leur accordant une place centrale ont vu le jour : la Maison Forte dans le Lot et Garonne, « fabrique coopérative dédiée aux cultures de la transition »53 ; la Maison Composer dans l’Yonne qui œuvre «au profit de la construction d’un nouvel imaginaire».54

Sans prétention d’exhaustivité, ces exemples montrent comment en composant avec d’autres militants et professionnels, des artistes prennent part de façon concrète à des combats écologiques et agricoles, inventant de nouveaux modèles pour tenter de préserver l’habitabilité de la Terre. Loin d’être dissocié des autres dimensions, le travail de création s’y agrège, pour, comme le suggère Camille Azaïs, donner corps à des vies où il est possible «d’être à la fois artiste, bergère et de pratiquer, à ses heures perdues, l’art délicat de la fermentation»55. Quoique perçues par certains comme des micro-utopies, ces actes de la résistance contribuent à faire contrepoids au paradigme d’une centralité créative et urbaine, regénérant la vision du rôle des espaces ruraux dans la société pour les (re)connaître comme des laboratoires des possibles56 .

44 André Micoud, «Portrait de l’agriculteur de 2030» In Dard Dard n°5, Éditions de l’Attribut, 2021

45 https://madd-bordeaux.fr/expositions/ paysans-designers-un-art-du-vivant

46 www.grizedale.org

47 https://inland.org

48 Pedro Morais, «Le futur de l’art est-il dans la ruralité?» In Le Quotidien de l’Art, n°1991, 17/07/2020

49 https://assochampdespossibles. wordpress.com/sur-le-site-de-lachaud/

50 www.bermuda-ateliers.com/ la-petite-fort 52 www.lamaisondesarbres.fr

53 https://la-maison-forte.com

54 https://lamaisoncomposer.fr

55 Camille Azaïs, «La Campagne, le futur : art et ruralité au temps des crises», Critique d’art [En ligne], 2021

56 Titre emprunté à l’ouvrage Cultures et ruralités, le laboratoire des possibles, Éditions de l’Attribut, Auvergne-Rhône Alpes Spectacle Vivant, 2019

Guillaume Robert

La parcelle où se déploie le projet de forêt-jardin porté par bermuda (Serris, Ain), 2020

Jessica Servières

Le site de la Ferme de Lachaud

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