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Dossier

Home Pool

Home Pool, une maison et une piscine sur la table de dissection

Saint-Nazaire, août 2007.

Posé sur deux tréteaux au milieu d’une salle d’exposition, Home Pool est une piscine en miniature. Le plan d’eau forme un bassin en équerre d’environ deux mètres sur deux, sous lequel est placée une machinerie qui fait fonctionner l’ensemble à la manière d’une véritable piscine. La coque est en résine époxy, uniformément couverte dans sa partie supérieure de carreaux de céramique bleue; un éclairage subaquatique diffus est assuré par de petites ampoules fichées dans la coque à intervalles réguliers; cinq échelles métalliques disposées autour du bassin permettent l’accès à l’eau.

Dossier Louis Émauré

Louis Émauré

Louis Emauré est Docteur en Histoire de l’Art, dessinateur et chercheur associé au Centre de recherche Mondes Modernes et Contemporains de l'Université Libre de Bruxelles. Ses recherches traitent des usages techniques de l’image, des relations entre le projet et la fiction et, plus récemment, des genèses techniques qui échappent totalement ou pour partie à la méthodologie de projet, notamment le bricolé, le vernaculaire et le créole.

Cet objet évoque une fontaine d’appartement ou un jeu d’eau que viendrait habiter une troupe de baigneurs lilliputiens. Bien que la forme soit plutôt atypique, au premier coup d’œil on ne trouve rien de vraiment inhabituel à cette piscine; la surface de l’eau renvoie en miroir un reflet immobile, à peine troublée par le vibrato du système de filtration qui s’active à l’étage inférieur.

C’est en plongeant le regard dans l’eau que se révèle la singularité de l’objet. Sous la surface, le bassin se subdivise en une dizaine de salles qui communiquent via un réseau de portes coulées, portes qui doivent permettre aux nageurs de circuler en sous-marins d’une pièce à l’autre. Cet intérieur noyé, dont le faîte affleure par endroits et que nous masquait jusqu’alors le reflet, désigne un second objet architectural, glissé dans la piscine, qui étale son plan à la façon d’une maison de poupée vide, ouverte par le haut.

Home Pool est une chimère née de la rencontre d’une maison et d’une piscine. Rencontre assez peu fortuite, et même à l’évidence arrangée, puisqu’une telle association ne peut s’obtenir qu’en passant par la conception, doit être planifiée dès l’amont, avant que la chose ne soit livrée à la fabrication. Cette pièce est l’œuvre du collectif d’artistes cubains Los Carpinteros qui s’est fait une spécialité de ce type d’objet hybride. LC emprunte ses techniques et ses matériaux à divers artisanats, proscrit la signature individuelle et compare son activité à celle d’une corporation vouée à la production d’art, par référence aux guildes de charpentiers (auxquelles le nom du collectif fait référence), de constructeurs navals, de maçons, de cheminots ou d’ouvriers du cigare.

Cette posture, si elle participe au départ d’une stratégie de contournement de la censure, est assez ambiguë : elle introduit d’une part un glissement de champ, soit une requalification de la chose artisanale en chose d’art qui est loin d’être évidente; d’autre part, elle engendre une forme de déterritorialisation, une pièce comme Home Pool étant destinée à circuler bien au-delà des frontières cubaines et, de ce fait, à se trouver coupée de l’économie de pratique et d’usage localisée dans laquelle prend place ordinairement un artisanat.

Le texte qui suit traite donc d’un objet doublement décalé : tout à la fois d'une chose d'art donnée pour artisanale et d'une chose artisanale sans réelle inscription ni destinée utilitaire. Il cherche en premier lieu à identifier le registre de pratique que l’on peut associer à un tel objet, c’est-à-dire à cerner un usage, mais également à comprendre comment le partage entre art et artisanat est invoqué et à quelles fins. Partant de là, il s’attache à définir le type d’hybridité technique en jeu, à cerner ses modalités, enfin à rassembler les fils du contexte pour mettre en évidence le lien de cette production à une culture matérielle locale.

La casquette de l’artisan «La guilde est […] une nécessité pratique, quelque chose qui apparaît quand les gens partagent les mêmes intérêts. Nous avons voulu recréer une guilde avec toutes ses opérations; cela ne devait pas nécessairement être une guilde des charpentiers en fait.»

Los Carpinteros, entretien avec Margaret Miller et Noël Smith, juillet 2003.

Los Carpinteros est fondé à La Havane au début des années 19901. Le positionnement du collectif, conçu comme un retour à l’ancienne organisation des métiers, est lié à la situation cubaine dans la période dite «spéciale»2, un moment difficile du fait de la situation économique fortement dégradée et du climat répressif ambiant : «tout s’écroulait […], les gens utilisaient ce qu’ils trouvaient et

Home Pool à l’Atelier Calder, 2006, eau, fibre de verre, résine, acier inoxydable, tubes PVC, fibre optique, pompe à eau, mosaïque, 220 x 230 x 100 cm (photographies de Guillaume Blanc). 1 Le collectif comptait à l’origine trois membres : Marco Castillo Valdés, Dagoberto Rodríguez Sánchez et Alexandre Arrechea, qui quitte le groupe en 2003. Ses membres ont été formés à l’École Nationale des Arts (ENA), la principale école d’art à Cuba. 2 «Période spéciale» est l’expression employée par Fidel Castro pour désigner les années qui suivent l’effondrement de l’Union soviétique, dont l’économie cubaine était fortement dépendante. Avec le maintien de l’embargo américain, le pays connaît dans les années 1990 des pénuries à répétition. Cette situation engendre l’une des plus grandes diasporas de l’histoire cubaine; en 1994, lorsque LC réalise une première exposition importante à la Biennale de La Havane, la plupart des artistes ont quitté l’île et ceux qui demeurent sur place sont pour beaucoup des étudiants.

vendaient des objets dans la rue; alors qu’ils essayaient de se débarrasser des choses, nous avons essayé de les conserver, de les recréer et de réfléchir à ce processus d’une manière critique»3. Ce moment est marqué par de fortes tensions entre les institutions et les artistes; les membres de LC expliquent que l’affichage du statut d’artisan faisait alors des pièces une production moins directement assimilable à un propos politique : «nous avons créé une stratégie, une guilde de charpentiers, du travail, pas des idées»4 ; «ne voulant pas que nos travaux soient censurés, nous les avons déguisés, nous les avons enveloppés dans le manteau de la manualité et de la fabrication»5. L’intérêt pour les processus et les opérations prend ici un sens assez différent de celui qu’il revêt dans un monde de l’art moins contraint : prendre les choses par la fabrication est une façon de ne pas produire de commentaire direct sur ce qu’elles sont6 ; en même temps, dans un tel contexte, la moindre allusion à la chose locale sur le terrain de l’art revêt un sens qui dépasse largement la simple matérialité de productions.

Toutefois, comme c’est généralement le cas lorsque des artistes se revendiquent de l’artisanat – et comme le confirment les propos cités – la requalification de l’activité est d’abord une réponse à des problèmes qui se posent dans le champ de l’art. Les pièces produites par des artistes se caractérisent par une forme d’intentionnalité à double fond, qui les distingue foncièrement de l’ordinaire des objets manufacturés. En outre, artisanat et art relèvent d’organisations sociales du travail nettement différenciées. Chaque série de pièces produites par LC implique par exemple un apprentissage technique préalable, qui constitue une part essentielle de l’activité. Le groupe fut ainsi successivement un collectif de menuisiers, de maçons, de charpentiers, d’ouvriers agricoles, de forgerons, de pisciniers – autant de franchissements des lignes de partage des métiers qui feraient se dresser les cheveux sur la tête de plus d’un artisan, mais ne défrisent nullement l’artiste, habitué depuis longtemps à s’approprier les savoir-faire des autres.

Pour ce qui est de la pratique ellemême, un artisan travaille généralement pour un employeur ou un client et, en dernière instance, ces derniers disposent de sa production et jugent du résultat. Si la production est inadaptée à l’usage prévu, ou sans utilité pratique, elle peut être refusée, dénoncée comme non-contractuelle, voire faire l’objet de poursuite7 . A contrario, l’assimilation du savoir-faire chez LC, ne vise pas l’exécution utile et répétée d’une tâche. Si les membres du collectif s’intéressent aux savoir-faire, c’est qu’ils y voient une façon d’intervenir dans la fabrication («parler d’un charpentier c’est parler de la façon dont une chose est faite»8) et, en bout de course, d’y glisser des dérangements qui ont un sens sur le terrain de l’art. En d’autres termes, le savoir-faire ne fait pas de l’art un artisanat et de l’artiste un artisan, il est pour les artistes un autre moyen de produire du singulier et de l’original, autrement dit de l’art. Une pièce comme Home Pool entre parfaitement dans un cadre de définition conventionnel de l’œuvre (chose unique et originale, vouée à un usage contemplatif, à l’exposition, ainsi qu’à la collection). En tant que telle, elle n’a de sens qu’à l’intérieur d’un monde de l’art constitué où, à rebours de l’idéologie en vigueur dans le monde de l’artisanat, les choses utilitaires peuvent n’être pas utilisables en réalité, celles qui sont techniquement irréprochables être parfaitement inutiles, où l’incapacité à exécuter correctement une tâche et le vice de forme peuvent devenir des qualités de la chose, c’est-à-dire être utilement exploitées les praticiens.

3 Alexandre Arrechea, entretien du collectif avec Margaret Miller et Noël Smith, réalisé à La Havane le 15 juillet 2003, p.4 (consultable en ligne sur le site de Graphicstudio, atelier universitaire basé en Floride).

4 Marco Castillo, ibid.

5 Domenico Rodriguez, entretien du collectif avec Rosa Lowinger, «The object as protagonist», Sculpture Magazine, 18 décembre 1999, p. 10. 6 Cette stratégie s’avère payante puisque le collectif connaît assez vite à une reconnaissance institutionnelle. Les premières pièces, produites entre 1993 et 1994, relevaient d’une forme de chronique sociale en rapport avec l’histoire de Cuba ; la requalification du travail, notamment le renoncement à la peinture figurative et l’affirmation du statut d’artisan, engendre une modification du rapport à l’institution qui rend le pièces plus acceptables : «Les institutions ont vraiment été fascinées par notre esthétique, c’est-à-dire par l’artiste effectuant le travail physique et le processus même de création d’objets» (Marco Castillo, entretien avec Margaret Miller et Noël Smith, op. cit., p.5.).

Cela étant, ne peut-on rien dire d’autre du détournement artistique de savoir-faire non-artistiques? Qu’estce que cela fait à l’œuvre d’être fabriquée comme une piscine? N’en tire-t-elle pas quelques singularités? Mais, aussi bien, qu’est-ce que cela fait à la piscine d’être requalifiée en chose d’art, la requalification n’a-t-elle pas quelque chose à nous dire sur ses avatars vernaculaires?

Plutôt que de renvoyer dos à dos deux mondes, je voudrais tenter ici une approche un peu différente. Je propose de considérer Home Pool comme une fiction de fabrication, c’est-à-dire comme le résultat d’un geste technique joué pour nous par un auteur placé dans la position d’un acteur, geste dont nous, visiteurs d’exposition, pouvons contempler le résultat comme si l’objet était posé sur une scène et soumis à l’attention d’un public. Ainsi la fabrication réelle nous parle d’une fabrication fictive et, comme sur une scène, les gestes réels renvoient à des gestes fictifs.

Vue sous cet angle, le dispositif change quelque peu de nature : l’auteur ne propose pas réellement une expérience de baignade atypique, il ne fait pas étalage de sa maîtrise technique, ne s’est pas mélangé les pinceaux et les références9. Il ne fait rien de tout cela et, pourtant, il fait tout cela en même temps… Un tel dispositif participe de ce que le sociologue Erving Goffman appelle une modalisation, soit «un ensemble de conventions par lequel une activité donnée […] se transforme en une activité qui prend la première pour modèle, mais que les participants – acteurs ou public – considèrent comme quelque chose de tout à fait autre»10. La modalisation à notamment à voir avec le jeu, en particulier quand elle touche au faire semblant, qui inclut la plaisanterie, le fantasme, le rêve, les jeux de l’enfance et les scénarios de fiction.

En requalifiant le fabriqué en fiction de fabrication11, nous sortons de la confusion dans laquelle nous aurait plongé l’amalgame de la chose artisanale et de la chose d’art. Nous pouvons aussi nous pencher plus sérieusement sur l’objet, c’est-à-dire le regarder à la fois comme le produit d’opérations réelles (effectivement réalisées par les artistes) et comme quelque chose qui n’a pas véritablement ou réellement lieu, qui prend place dans un cadre modalisé (l’exposition d’art) et relève d’une mise en scène des opérations et de l’activité.

On peut ajouter un point à ces remarques. En effet, l’objet ne relève pas simplement d’une fabrication qui se donne pour autre chose que ce qu’elle est, glissant d’un domaine de pratique à un autre (de l’art à l’artisanat) et d’un régime de réalité à un autre (du réel au fictif), mais aussi comme une fabrication déterritorialisée, coupée de son contexte de production et destinée à voyager de salle d’exposition en salle d’exposition12 . Home Pool, fiction de fabrication, est aussi la fiction d’un lieu, et nous retrouvons notre histoire de cadres : ce qui est montré ici n’est pas situé (site imaginaire sans localisation, flottant dans l’éther du cadre), mais, en même temps, cet ici doit être considéré par référence à un là-bas (cubain, local, inaccessible) dont la consistance se limite peu ou prou à une note placée non loin de l’objet et proposée aux visiteurs. Autrement dit, le cadre primaire d’interaction (l’exposition), ouvre sur un cadre transformé (la fiction d’un lieu), qui constitue ellemême une manière de reformulation d’un autre cadre primaire bien réel (l’ordinaire cubain), dont le dispositif ne peut être dissocié sans que l’on perde de vue une part essentielle du sens que les fabricants ont logé dans leur geste.

7 En cette matière, les artistes bénéficient d’une licence que n’ont pas les artisans, et pour cause puisqu’on attend de l’artiste une production de choses uniques et originales. Ainsi, dans le monde de l’artisanat, la copie est la règle et un acheteur ne s’offusquera pas qu’un autre possède une chaise strictement identique à celle qu’il a acquise, les deux étant généralement considérées comme interchangeables. Dans l’art, le même cas de figure conduit fréquemment à des conflits, puisque la copie, qu’elle soit ou non le fait de l’artiste, constitue une atteinte à l’unicité de l’œuvre et particulièrement à sa valeur d’échange. À ce sujet, je renvoie le lecteur à l’ouvrage classique d’Howard Becker : Les mondes de l’art, Paris, Gallimard, 1988, notamment au chapitre qu’il consacre aux relations en l’art et l’artisanat, ainsi qu’à l’ouvrage codirigé par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro : De l’artification, Enquête sur le passage à l’art, Paris, éditions de l’EHESS, 2012.

8 Marco Castillo, entretien avec Rosa Lowinger, op. cit. 9 Le contexte d’exposition pointe vers la chose d’art. J’ai donc exclu d’autres registres de pratique qui pourraient être envisagés, ceux dont relèvent notamment le jouet, l’objet décoratif, le meuble, la maquette d’architecture, le prototype technique, l’ouvrage d’art ou de métier, ou encore l’artefact déviant (production atypique répondant à un usage inhabituel).

10 Erving Goffman, Frame Analysis. An Essay on the Organization of Experience, New York, Harper ans Row, 1974. La formulation retenue a été légèrement modifiée par rapport à la traduction réalisée par Isaac Joseph, Michel Dartevelle et Pascal Joseph (Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991, p. 52). Pour une mise en œuvre du modèle de Goffman dans différents cas d’études, je renvoie à l’ouvrage récent de Nathalie Heinich : La cadre-analyse d’Erving Goffman, une aventure structuraliste, 2020, Paris, CNRS éditions. 11 Le terme de « fabrication » est ici entendu au sens technique, comme renvoyant à l’action de faire, de confectionner quelque chose. Ce sens est à distinguer de celui que Goffman attache au terme dans Frame Analysis, où la « fabrication » désigne spécifiquement les confections relevant de la tromperie.

12 Les pièces de LC sont des objets particulièrement mobiles. Avant 2007, elles ont été montrées en 2006 au Centre culturel de Chicago, en 2005 à la Biennale de Venise, en 2004 au MoMA et au Musée Guggenheim de New York, au Musée national des beaux-arts de La Havane en 2003, à la Biennale de Shanghai en 2002, au Centre d’Art PS1 de New York en 2001.

Si nous gardons à l’esprit cette stratification des cadres et prenons la chose par la fiction, que voyonsnous?

D’abord un gag technique, une farce, une chose pour rire. Le soustexte, Home Pool, fidèle terme à terme à ce que constate l’observateur en se penchant sur l’eau, révèle en première lecture une indécidabilité : maison ou piscine, ou plutôt ni piscine ni maison, mais piscine et maison en même temps.

En seconde lecture, ce sens littéral est inquiété par un autre, celui de l’expression anglaise «home pool» qui signifie « piscine domestique » par opposition aux piscines d’usages non-privatifs ou publiques13. Ignorant le sens de l’expression, l’auteur aurait-il manqué la séparation implicite des termes et amalgamé les fonctions? Est-il possible que l’économie de langage ait conduit à l’aberration pratique, qu’on ait pris la chose au mot ou l’expression à la lettre? Si la consigne a été comprise de travers et que le chantier a été lancé du mauvais pied, à l’heure qu’il est le client doit s’arracher les cheveux. Une chose est de rater le sens d’une expression et de littéraliser malencontreusement une figure, une autre est de traduire une expression en acte, c’est-à-dire franchir le Rubicon et de confondre une manière de parler avec une manière de faire (si des expressions telles que «donner sa langue au chat» ou «être comme cul et chemise» devait conduire à des passages à l’acte, nul doute que leur emploi serait moins courant et plus tragique).

Quoi qu’il en soit, il y a bien dans le bassin un conflit entre le soustexte, qui partage les choses en unités qui s’excluent mutuellement, et le geste, qui les associe et instaure entre elles une forme de continuité et de symbiose fonctionnelle. Sur le plan de la fonction, l’objet est en effet rigoureusement cohérent, c’est-à-dire conforme au sous-titre qui lui tient lieu de légende et apparemment fonctionnel – en termes de linguistique la traduction littérale est correcte : home pool = piscine maison. En revanche, les choses se gâtent sur le plan de l’usage. De ce point de vue, l’objet est doublement décalé : le sens de l’expression est manqué et la proposition technique fait figure d’aberration pratique; le bassin noie l’architecture et, quel que soit le sens par lequel on prend le problème, le «fait de baignade» exclut absolument le «fait d’habitation». En d’autres termes, l’association fonctionnelle est tournée contre la logique utilitaire, les objets fondus l’un dans l’autre remplissent pour partie leurs fonctions, mais contreviennent à l’ensemble, ou, d’une autre manière, remplissent leurs fonctions, mais contrarient celle de l’autre. Qu’a-t-il pu se passer et qui doit-on (fictivement) incriminer? Le résultat pointe une défaillance intervenue en amont du chantier et, possiblement, une atteinte à la séparation habituelle des tâches : il semble qu’un malentendu ou un défaut de communication ait donné lieu à une initiative des agents de la fonction, cela aux dépens des acteurs de l’amont, donneurs d’ordre et fournisseurs de plans, mais aussi d’autres exécutants, tels que le maçon dont la place aurait été confisquée par le piscinier. En effet, seule la phase d’exécution est cohérente, c’est-à-dire celle qui correspond à l’intervention du piscinier. Les plans de la maison ont-ils été confiés à ce dernier au lieu du maçon? Le client s’est-il trompé de ligne dans l’annuaire? L’artisan a-t-il compris la consigne de travers ou, au contraire, a-t-il observé à la lettre une instruction défaillante? La forme curieuse du bassin pourrait également s’interpréter comme relevant d’une malfaçon intentionnelle, soit comme la résultante d’une tromperie ou d’une fraude qui peut être située à différents niveaux de la chaîne opératoire. Est-ce par exemple le commanditaire qui cherche à faire passer sa piscine pour une maison? L’ouvrier qui, excédé, fait exprès de comprendre de travers? Ou encore, pour une raison qui échappe, l’employeur qui signe des chantiers de maisons, mais construit des piscines?

Étant donné que personne ne s’est réellement trompé ou ne cherche réellement à tromper, que l’objet est d’abord la représentation de telles situations, ces hypothèses nous orientent vers un registre qui serait à situer entre la parodie et le pastiche. En effet, l’acte technique imite une proposition, comme une parodie ou un pastiche, il témoigne d’une habileté dans l’exécution, comme un pastiche, mais retourne cette habileté contre elle-même, comme une parodie. Et si nous considérons la malfaçon comme intentionnelle et l’incluons dans un scénario fictif, alors nous pourrions avoir affaire à une mystification fictive, c’est-à-dire à une histoire de fabrication qui aboutit à la révélation du vice de forme – puisqu’ici personne ne peut être dupe, que le burlesque de la situation tient précisément au fait que la chose se dénonce d’elle-même comme nonconforme au résultat attendu.

En termes goffmaniens, le dispositif peut être appréhendé soit comme relevant d’un registre mixte, parodicopastischesque (imitation ou réitération technique à fonction humoristique, perçue comme telle par le producteur comme par le public : gag, plaisanterie, chose pour rire), soit comme une fiction artistique modalisant une méprise (production inappropriée, mais non intentionnelle : erreur, quiproquo, confusion), soit encore comme une fiction artistique modalisant une

13 Cette pièce est l’une des seules du collectif à être accompagnée d’un sous-titre en anglais, vraisemblablement parce que l’anglais permet de jouer sur le sens de l’expression.

tromperie (production délibérément inappropriée, réalisée dans l’intention de tromper une instance engagée dans le projet et, à divers degrés, de lui nuire : farce, mystification, canular, confusion volontaire, exécution de mauvaise foi, contrefaçon, arnaque).

Ce dernier cas de figure participe de ce que Goffman qualifie de fabrication, soit un ensemble de manipulations du cadre de pratique normal qui ont à voir avec la tromperie. Il distingue les fabrications des modes, tels que la parodie, le pastiche et la fiction, qui ne produisent pas de fausses croyances, mais reposent sur une codification qui identifie le régime de discours en présence. La méprise (notre second cas de figure) n’est quant à elle dans le modèle de Goffman ni une modalisation ni une fabrication, mais le produit d’un mécadrage : c’est ce qui se passe quand un individu interprète mal un évènement ou une situation et engage une action sur la base d’une croyance erronée. Ici, l’erreur interprétative serait de prendre au sens littéral une façon de parler, comme cela peut se produire quand un individu est amené à communiquer dans une langue qui n’est pas la sienne l’erreur intervient alors au niveau du cadre de pratique primaire et le vice de forme est la conséquence de cette sorte de bifurcation cognitive non intentionnelle intervenue au stade des instructions.

Pour revenir à la stratification des cadres (tabl.1), nous pouvons donc dire que dans le premier cas nous avons affaire à une simple modalisation parodico-pastichesque du cadre de pratique primaire qu’est la fabrication conventionnelle. En revanche, si nous optons pour le deuxième ou le troisième cas de figure, nous ajoutons un degré à la stratification : nous avons affaire à une modalisation par la fiction, soit d’un mécadrage, soit d’une fabrication (au sens de Goffman), qui constituent tous deux des transformations du cadre de pratique habituel et ordinaire.

« Home pool » ! Cadre primaire, exécution attendue. Implicite connu, division architecturale. « Home with a pool » (maison avec piscine)

Scénario 1 : modalisation parodicopastichesque du cadre primaire.

Sens implicite connu, amalgame architectural.

Scénario 2 : modalisation fictionnelle d’un mécadrage fictif du cadre primaire.

Implicite inconnu, amalgame architectural relevant de l’erreur, du quiproquo, de la confusion involontaire. « Home pool »  (maison-piscine)

Scénario 3 : modalisation fictionnelle d’une fabrication fictive, manipulation du cadre primaire. Implicite connu, amalgame architectural relevant de la farce, du canular, de la confusion volontaire, de l’exécution de mauvaise foi, de la contrefaçon, de l’arnaque.

Les productions de LC manipulent pour beaucoup des objets qui font écho aux goûts et au style de vie de l’ancienne la classe moyenne cubaine et des clubs de loisir d’avant la révolution. Ces résonances locales se transportent plutôt mal. En voyageant, les pièces ont tendance à être investies de significations projetées plus ou moins consciemment depuis les cadres de réception, ou à se fondre dans un répertoire de formes génériques de l’art mondialisé qui semble aussi invariable qu’il est immédiatement et partout identifiable.

En l’occurrence, difficile de saisir ce qui se joue dans le bassin de Home Pool sans tenir compte de la réalité sociale et psychologique des objets, tels qu’ils sont perçus et vécus dans le contexte cubain. C’est en effet la découverte de vestiges de la période prérévolutionnaire qui est à l’origine de la production de LC. L’école d’art que fréquentaient alors les membres du jeune collectif était située dans l’un des quartiers les plus cossus de La Havane, où la plupart des maisons avaient été laissées vacantes après le départ des propriétaires. Une sorte de Beverly Hills cubaine aux allures de ville fantôme qu’avaient investie de nouveaux arrivants, bien moins fortunés et occupés à surmonter une crise sociale et économique sans précédent. C’était au début des années 1990, les Russes venaient de quitter Cuba et l’esthétique en vogue était complètement différente de l’architecture et du mobilier de ces maisons : «Les meubles qui étaient à la mode à ce moment-là étaient plus rationnels, conceptuellement proches de ce qui se faisait en Europe de l’Est […] Évidemment, cela relevait plus du développement social que du luxe, nous venons de régions pauvres, vraiment pauvres. […] Je n’avais jamais été dans la maison d’une personne riche avant que nous allions dans ces maisons abandonnées de La Havane»14. Par la suite, comme il avait été engagé avec la découverte de ces maisons, le travail du collectif s’alimentera de nouveaux objets rencontrés lors des premiers voyages hors de Cuba, tels qu’une chasse d’eau, une douche ou une piscine.

Los Carpinteros

Coco solo, 2004, aquarelle et lavis d’encre sur papier, 154 x 227 cm.

LC voit les vestiges du monde prérévolutionnaire dans la matérialisation d’une forme de dichotomie quotidiennement vécue entre le passé et le présent15. Celle-ci se retrouve sur les façades de la vieille ville de La Havane, qui déroulent le long des avenues une mosaïque de styles, tous importés et caractéristiques des grandes villes coloniales des caraïbes : baroque espagnol, Mudéjar andalou, néoclassicisme américain, modernisme soviétique. À cela s’ajoutent les initiatives techniques et les arrangements constructifs en tous genres, non moins éclectiques et baroques, devenus emblématiques d’un art local de résoudre toute sorte de problèmes. Ainsi, au sommet de l’ancien hôtel Bristol où atterrissaient au milieu des années 2000 les naufragés de l’exode rural, se trouvait une piscine reconvertie en habitation (fig.1). Celle-ci, ou l’une de ses homologues vernaculaires, pourrait être la secrète inspiratrice de Home Pool, ou tout du moins son modèle renversé : une piscine pour maison.

Comme la plupart des productions de LC, Home Pool se veut une proposition hypothétique conçue par référence à ce type de reconversions utilitaires particulièrement développées à Cuba16. Son émergence est une conséquence collatérale l’isolement engendré par l’embargo décrété par les États-Unis au début des années soixante. Nombre de biens de consommation introduits au cours de la décennie précédente (principalement importés des États-Unis, tels que les voitures, réfrigérateurs, postes de radio, téléviseurs, fers à repasser, machines à laver, locomotives) vont alors se trouver coupés de leurs circuits d’approvisionnement et de maintenance, imposant de recourir à des stratégies adaptatives qui maintiennent les objets en état de marche quand il n’est plus possible de trouver des pièces de rechange, et encore moins de remplacer un modèle usagé par un équivalent fonctionnel.

Fig.1

Vue en coupe de la piscine de l’ancien hôtel Bristol, à l’angle des rues San Rafael et Amistad, reconvertie par les résidents en maison au début années 2000. 14 Marco Castillo, entretien avec Margaret Miller et Noël Smith, op cit., p.3. La comparaison avec Beverly Hills est faite par Marco Castillo : «C’est comme Beverly Hills. La plupart des maisons à l’époque où nous étions étudiants étaient vacantes. Personne n’y vivait, alors nous avons investi ces maisons. C’était illégal, mais nous n’avions pas d’autre alternative évidente, et ce n’était pas seulement nous, mais aussi beaucoup d’autres personnes du quartier.» (ibid.)

15 Dans le discours du collectif, cette dichotomie est liée à une amnésie de la société cubaine et les productions des débuts de LC à une quête identitaire et mémorielle. Marco Castillo : «nous avons grandi dans un présent en opposition avec la mentalité passée (celle de l’ancien système colonial) […], nous avons voulu creuser un peu plus loin […], comme des anthropologues déterrant le mode de vie de l’ancienne classe moyenne cubaine». Domenico Rodriguez: «que nous puissions manipuler avec notre art les goûts et les obsessions qui ont défini le style de vie du club de loisir était une position très séduisante parce que, de même qu’ils avaient modelé leur image, nous cherchions notre propre ombre sur le mur» (entretien avec Margaret Miller et Noël Smith, op. cit., p.4).

16 Les piscines, inutilisables du fait des restrictions d’eau, sont particulièrement sujettes aux reconversions utilitaires : «À Cuba […] les gens utilisent la piscine pour tout : pour élever des animaux, pour faire pousser des plantes, pour vivre. Ils font de beaux appartements avec des planchers en bois. Ils divisent aussi les piscines pour deux familles, et l’une élève des animaux, tandis que l’autre l’utilise toujours comme fontaine ou comme piscine. […] Il y a une célèbre pool-house qui a été transformé en hôtel, l’hôtel Washington. C’est à l’entrée de la ville. On y accède par des échelles, et puis il y a une petite terrasse et depuis laquelle les gens entrent dans les chambres» (Los Carpinteros, entretien avec Gudrun Ankele et Daniela Zyman, «The contradictory nature of things, or, tropical political», Los Carpinteros: Handwork, Constructing the World, Cologne, Walther König, 2011, pp.169-170).

Los Carpinteros

Cama, 2006, aquarelle et lavis d’encre sur papier, 93 x 61,5 cm.

Au prix d’interventions régulières et de manipulations diverses, nombre d’objets purent ainsi poursuivre leur vie utilitaire largement au-delà de leur date de péremption17. Ils s’attachent un négoce et un artisanat spécifiques, en particulier pour ce qui concerne les véhicules; Cuba conserve ainsi un parc important de voitures des années 1950, mais aussi nombre de Lada et de Moskovich héritées de la période soviétique qui, au fil de décennies, ont incorporé des pièces prélevées sur d’autres modèles, ou d’autres marques (fig.7), dans un monde où le prix d’une voiture est sans rapport avec le revenu moyen. Ces hybrides nés de la pénurie se retrouvent jusque dans les ateliers de production où ils ont donné naissance à une authentique industrie du bricolage : «Il y a un département dans chaque atelier de travail qui se consacre à l’assimilation des idées, et qui crée des objets afin de résoudre les problèmes. Parfois, ces innovations sont assez ridicules. Par exemple, vous pouvez trouver le châssis d’un bus fusionné au haut d’un train, ou quelqu’un cultive la canne à sucre en utilisant un système de jardinage basé sur une bicyclette.»18 Ce phénomène est moins la manifestation d’une disposition particulière à l’ingéniosité, qu’un symptôme de l’isolement, des pénuries, de l’inflation et de la défaillance générale de l’État. Nombre d’objets ont ainsi développé à Cuba une sorte de «syndrome insulaire», et l’on comprend sans doute mieux par quelle magie un lit en vient à s’enrouler sur lui-même comme un serpent (Cama, 2006), une ville à se glisser dans une sandale de plage (Coco solo, 2004), ou une piscine à prendre les traits d’une maison, comme si la fonction de chacune de ces choses avait pu se maintenir en laissant la forme partir à la dérive.

17 On peut mentionner les sandales de plage fabriquée à partir de pneus, les machines à laver Russes réduites de moitié pour se débarrasser d’un séchoir cassé, les caoutchoucs des flacons de pénicilline chinois utilisées comme valves de pression pour les cuisinières, les boîtes de plastique transformées en sièges de vélo, les lignes de pêche utilisées pour cercler les lunettes de toilettes, ainsi que les divers objets inventoriés par Penelope de Bozzi et Ernesto Oroza (Objets réinventés. La création populaire à Cuba, Paris, Éditions Alternatives, 2002).

18 Marco Castillo, entretien du collectif avec Trinie Dalton, «Los Carpinteros by Trinie Dalton», Bomb, hiver 2001-2002 (consultable en ligne sur le site de la revue).

19 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Crès, 1923.

Fig.3

La maison, la piscine, deux associations possibles dont Home Pool.

Fig.4

H/P Morphologie

Pour dénouer l’imbroglio architectural de Home Pool, on peut procéder à la façon d’un taxonomiste face à un spécimen présentant des traits morphologiques hétérogène, c’est-àdire situer ce qui appartient à chaque espèce de chose de façon éclairer les termes de leur relation.

De ce point de vue, c’est la piscine qui domine nettement : la céramique recouvre l’architecture à la manière d’une peau, le mobilier domestique est absent, les portes sont réduites à des ouvertures dépourvues de battants; l’objet maison est rapporté à une distribution intérieure évoquant les partitions ordinaires de la vie domestique. De même, la fonction

«piscine» est prédominante : le bassin est praticable pour le nageur, bien que l’usage habituel soit contraint et qu’il semble difficile d’exécuter une véritable longueur de crawl ; la fonction d’habitation est en revanche complètement compromise. En d’autres termes, l’habitant boit la tasse, mais pas le nageur (fig.2).

Tant du point de vue de l’usage que des matériaux employés et du système technique, Home Pool est donc une piscine. Toutefois, c’est la maison qui typifie l’ensemble : le plan procède du dedans, en accord avec le vieux précepte moderniste, la forme «se développe de l’intérieur vers l’extérieur»19 (fig.3). Certes, verticalement, c’est la piscine qui reprend la main : la fosse s’approfondit en marquant deux paliers et, à mesure que la profondeur s’accroît, les cloisons s’allongent; ainsi les portes, en apparence proportionnée à l’entrée du petit bain, atteignent des hauteurs démesurées dans le grand bain (fig.4). Mais les spécificités formelles demeurent du côté de la maison, dont on peut dire qu’elle est singulière (celle-ci et pas d’une autre) alors que la piscine se matérialise dans une forme dépourvue de véritable singularité, observable ici comme ailleurs. L’opération fondamentale aura en somme consisté à introduire le plan de la maison dans un bassin pris dans sa forme la plus usuelle et impersonnelle, autrement dit à loger le spécifique dans le générique.

Fig.5

Home

Fig.6

Pool

Cette remarque s’entend pour le type de piscine à coque de résine représenté dans Home Pool, lequel est à distinguer des piscines maçonnées qui peuvent présenter des formes tout à fait atypique. De ce point de vue, on peut relever que l’opération repose sur l’association de deux ordres techniques différenciés, à savoir le produit industriel et l’architecture ; des ordres souvent apparentés mais qui s’attachent des modes de production et des usages généralement distincts. Il est d’ailleurs moins aisé qu’il n’y paraît de dire si une piscine entre dans la catégorie des biens meubles ou de l’architecture. Pour la plupart des contenants, la distinction est avant tout une affaire de dimensions : l’immobilier, par différence avec le mobilier, désigne un contenant susceptible de recevoir des humains – et non simplement des choses. Pour la piscine, l’affaire est plus ardue. D’un côté, on ne peut lui dénier la qualité d’espace architecturé, c’est-à-dire de contenant de dimension anthropomorphe dans lequel prend place un mobilier spécifique, tel que les échelles et mains courantes en tubes d’acier cintrés, divers flotteurs et gonflables, des pièces de céramique particulières. D’un autre côté, la piscine est en général considérée comme une infrastructure annexe, ajoutée à l’architecture existante et non conçue par l’architecte. Un bassin comme celui de Home Pool relève indéniablement de l’objet technique (fig.6), de même que les piscines à coque proposées aux particuliers se vendent en pièces, ont leurs revendeurs, leurs transporteurs, leurs catalogues, leurs gammes et leurs modèles.

Quoi qu’il en soit du partage des genres, l’issue de la lutte intestine qui s’est jouée dans le bassin ne fait pas de doute : la maison a été engloutie d’un bloc par l’annexe gloutonne qui porte l’empreinte de ce repas orthogonal. De ce point de vue au moins, l’essentiel a été avalé par le superflu et la hiérarchie architecturale est sens dessus dessous. Arrangements de conception «Nous utilisons les piscines comme la pâte dentifrice».

Los Carpinteros, conversation avec Gudrun Ankele et Daniela Zyman, mai 2010.

Comme la greffe chirurgicale, la bricologie a ses donneurs et ses receveurs. Comme elle – pour peu que ses exigences en matière d’associations soient remplies – elle se moque des histoires individuelles, des compatibilités d’humeur et, plus généralement, de tout ce qui échappe à la fonctionnalité organique ou à l’opérativité technique. Ainsi, dans la voiture de Raphaël, taxi à La Havane (fig.7), un moteur Lada, un alternateur japonais et un pont russe Moskovitch cohabitent

Fig.7

La voiture de Raphaël, une Opel Rekord de 1958 équipée d’un moteur russe Lada, d’un alternateur japonais de Toyota Tercel et d’un pont russe de Moskvitch. Les clignotants, en dessous des phares à l’origine, ont été déplacés sur les ailes. Une Lada Niva 1500, ou 1600, a également donné ses parechocs, son système de refroidissement, sa commande de frein et ses cadrans de tableau de bord. Les poignées de porte, les clignotants avant, le siège conducteur et le volant ne sont également pas d’origine. Les parties en gris correspondent aux pièces modifiées.

sans heurt, astucieusement logés dans une Opel Rekord de 1958 dont seule la carrosserie semble avoir échappée au jeu des ablations, des substitutions et des ajouts. Il suffit cependant d’ouvrir le capot pour que la revue des organes mécaniques prenne des allures de cours de géopolitique, révélant au grand jour les anachronismes, les distances abolies, les associations étranges, dont certaines n’avaient au départ pas grand-chose pour elles.

Home Pool et cette voiture sont toutes deux des chimères techniques, c’est-à-dire des choses incorporant des parties de plusieurs choses. Elles diffèrent cependant foncièrement du point de vue de leur genèse : Home Pool n’est pas le produit de démembrements et le remontages, une sorte de «patchwork», ou de pendant technique du monstre de Frankenstein composé de morceaux de choses prélevées, découpées, démontées et assemblées. Une chimère comme la voiture de Raphaël naît de manipulations pratiquées en contexte d’usage; dans son cas, les phases de fabrication et d’utilisation sont concomitantes et la phase conception (entendue au sens d’une démarche de projet conventionnelle) n’existe pas. Pour Home Pool, «chimère» serait à entendre au sens de la génétique, soit une configuration où chaque chose conserve dans l’association son propre caractère génétique, si bien que le produit du croisement est une combinaison de formes et de fonctions issues de différents types.

À l’appui de cette remarque, l’observation de l’objet révèle que l’architecture a été façonnée dans le bac de la piscine, de sorte que la coque en résine et le cloisonnement interne forment un seul bloc et que l’architecture fait partie intégrante du circuit hydraulique. Cette caractéristique indique deux choses.

Premièrement, les objets maison et piscine sont présents dès l’origine, à la racine de la fabrication, puisqu’ils sont pris dans une structure unitaire et qu’est instaurée entre eux une forme de concomitance et de convergence fonctionnelle. Pour reprendre l’analogie avec la génétique, dans ce cas les modalités de l’association sont fixées avant l’introduction dans le milieu. En matière de techniques, cet état de choses est caractéristique des produits de conception, ces choses que Gilbert Simondon qualifie de «concrètes», par opposition avec celles qui naissent de la juxtaposition d’unités fonctionnelles20 – de ce point de vue, les pièces de LC sont bien loin des arrangements de circonstances qui les inspirent.

Secondairement, techniquement parlant, la relation est orientée : puisque la cohérence technique est exclusivement du côté de la piscine, on peut dire que c’est la piscine qui prend la forme d’une maison et non l’inverse. En cela, nous n’avons pas affaire à une chose qui serait deux en une ou une pour deux, mais à une chose qui se donne pour une autre ou, tout du moins, fait mine de l’être.

La métaphore zoomorphe peut ici être convoquée à dessein, puisqu’il y a certes un objet glissé dans un autre – un objet contenu (home) et un objet contenant (pool) –, mais aussi un objet imité et un objet imitant. Dans ce registre, il n’est pas question de camouflage, mais bien d’inflexion et de métamorphose : ce n’est pas la maison qui est dotée de capacités transformistes analogues à celles des caméléons et des poulpes, mais bien la piscine qui se donne comme un corps traversé. En cela, elle est à la maison ce que la poire fut à la tête Louis Philipe dans les années 1930 du XIXe siècle21 et le produit final évoque un contenu anamorphosé, figeant dans la confusion une dérive formelle restée inachevée.

Cette image présente l’avantage de doter chacun des objets d’une plasticité particulière qui, pour le coup, nous parle d’un état de choses on ne peut plus concret, qui est au cœur de n’importe quelle genèse technique relevant de l’inflexion22 . Ainsi la piscine est-elle traitée comme une matière malléable, souple et extensible, dont la forme s’adapte aux exigences du plan. À l’inverse, la maison est traitée comme une matière «dure», hiératique et rigide, et à l’examen elle se révèle également une matière disparue, réduite à l’état d’indice ou de trace fossile logée dans un substrat qui coule au carré, à la façon d’un béton liquide ou d’une résine23 .

La relation des deux objets dans la conception (rigide-souple, dématérialisé-matérialisé) est textuellement celle qui s’observe avec des procédés de reproduction tels que la photographie ou le moulage, autrement dit la relation qui existe entre un modèle et un tirage. Le bassin de Home Pool est une résine qui porte l’empreinte d’une maçonnerie; la matière d’inscription, comparable à un papier photosensible ou plâtre liquide, est ici une pâte de résine durcie par l’adjonction d’un catalyseur. Par sa genèse, la forme procède d’un modèle (la maison) dont la matière disparaît dans l’opération, à la façon d’une cire perdue. Il n’y a ainsi pas d’architecture ensevelie sous la résine et, en ce sens, pas de ruine ou de chantier qui aurait bifurqué en cours de route. Il n’y a qu’une forme reportée, sans autre rapport avec la maison.

Le diagramme du mode de fonctionnement interne de la méthode paranoïaque-critique de Dalí appliqué à Home Pool : une hypothèse molle (pool) soutenue par les béquilles de la raison technicienne (home).

20 «Le moteur ancien est abstrait. Dans le moteur ancien, chaque élément intervient à un certain moment dans le cycle, puis est censé ne plus agir sur les autres éléments […] chaque unité théorique et matérielle est traitée comme un absolu, nécessitant pour son fonctionnement d’être constitué en système fermé. L’intégration dans ce cas offre une série de problèmes à résoudre... C’est alors qu’apparaissent les structures particulières […] : la culasse du moteur thermique à combustion se hérisse d’ailettes de refroidissement. Celles-ci sont comme ajoutées de l’extérieur au cylindre et à la culasse théorique et ne remplissent qu’une seule fonction, celle du refroidissement. Dans les moteurs récents, ces ailettes jouent en plus un rôle mécanique, s’opposant comme des nervures à la déformation de la culasse sous la poussée des gaz… On ne peut plus distinguer les deux fonctions : il s’est développé une structure unique, qui n’est pas un compromis, mais une concomitance et une convergence […] Nous dirons alors que cette structure est plus concrète que la précédente […] À la limite, dans cette démarche de l’abstrait au concret, l’objet technique tend à rejoindre l’état d’un système entièrement cohérent avec lui-même, entièrement unifié.» (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 1958, pp.25-26). 21 Charles Phillipon, caricaturiste du temps, avait donné aux traits du monarque la forme du fruit. L’image fut abondement reprise, si bien que la poire seule en vint à signifier Louis Philippe. L’homme était devenu poire.

22 «En architecture on parle d’inflexion lorsque […] en s’infléchissant vers quelque chose d’autre en dehors d’elles-mêmes les parties incluent leurs propres liaisons avec les autres parties […] L’inflexion permet de distinguer des parties différentes tout en impliquant une continuité […] Par opposition à l’élément à double fonction, l’élément infléchi peut être appelé élément à fonction partielle. Il est perçu comme dépendant de quelque chose qui lui est extérieur et vers lequel il est infléchi. C’est une forme orientée correspondant à l’espace orienté» (Robert Venturi, De l’ambiguïté en Architecture, Paris, Bordas, 1976, p.91 et 93). 23 Le recours à la céramique produit un résultat comparable à ce que Franck Loyd Wright appelle un effet de «plasticité», c’est-à-dire un sentiment d’unité et de continuité résultant du traitement systématique des surfaces et de l’emploi du motif. «Plasticité» s’attache ici un sens paradoxal, puisque le terme dénote une organicité du minéral (par nature inerte) dans ses usages constructifs; l’usage de la céramique, particulièrement dans les infrastructures collectives telles que les piscines et les hôpitaux, témoigne d’un investissement symbolique comparable.

Là où les remontages et les substitutions pratiquées en contexte d’usage juxtaposent des composants qui demeurent hétérogènes et irréductiblement diachroniques, l’inflexion instaure une forme de synchronie dans laquelle les choses perdent la mémoire des opérations qui les produisent. Pour elles, au sortir de la table d’opération, il n’y a plus ni distance ni durée. L’actuel et l’inactuel s’enchevêtrent selon un ordre qui ne peut être fragmenté en composants unifiés; à la façon d’une magie sympathique la conception a aligné les différences, en jouant sur les analogies et les associations elle a troublé les lignes qui partagent le monde en espèces de choses.

Mais revenons pour finir à nos scénarios de fabrication : quel sens pratique donner à la refonte de la maison, si nous tenons compte à la fois du contexte et de notre caractérisation technique? Pour répondre, il faut revenir un peu en arrière et se demander ce qu’est la piscine dans l’ordinaire cubain : «il faut garder à l’esprit, nous dit un membre de LC, que dans notre pays entouré par la mer, avoir une piscine ou y avoir accès a été pendant longtemps – et est toujours – considéré comme un privilège de classe»24 . Symbole d'opulence dans les décennies prérévolutionnaires, la piscine est aujourd’hui une fosse vide qui subsiste dans certains jardins, ou au sommet d’un ancien hôtel où les résidents l’on convertie en habitation. Autrement dit, un objet resté en rade, dont l’usage s’est perdu.

Qu’est alors Home-Pool dans cette histoire? Est-elle aussi une piscine égarée un temps dans l’habitation qui, finalement, serait redevenue bassin? Si nous finissons de dérouler le fil de la fabrication, nous pouvons dire que cette piscine n’est pas, comme nous aurions pu le penser, un avatar hypothétique – à fonction renversée – de la piscine disparue, mais une chose qui, absurdement, se donne pour une autre, ou plutôt dissimule sa véritable nature. En effet, si les piscines sont particulièrement sujettes à Cuba aux reconversions utilitaires, c’est notamment parce qu’il est interdit de les remplir. Les administrations ne délivrent plus de permis de construire depuis 200625 et des agents spécialement missionnés veillent au comblement des fosses aménagées sans licence pour, dit-on, préserver les réserves d’eau de l’île. En conséquence, pour contourner l’interdiction, de nombreux propriétaires déguisent leurs piscines en réservoir ou une citerne de stockage d’eau.

Ici l’hybridité des choses, voire l’aberration pratique, est causée par la répression des usages de l’eau et, dans un pays où l’État mène une bataille urbanistique au plan national pour combattre les constructions sans permis, on peut trouver quelques avantages à faire passer une piscine pour une maison. Ainsi, cette dernière ne disparaîtrait-elle pas dans la piscine, mais la dissimulerait en l'augmentant d'une fonction factice. La fiction de fabrication retrouverait au passage un site possible, là-bas, alors que dans la salle d’exposition les acteurs ont vidé les lieux, laissant le bassin sans remous. Exit le piscinier faisant passer son ouvrage pour celui du maçon, le nageur jouant l’habitant et l’inspecteur des fosses qui a percé au jour ce petit manège, a bien vue que ceci n’est pas une maison et reviendra bientôt pour demander de comptes à tout ce petit monde.

24 Los Carpinteros, entretien avec Gudrun Ankele et Daniela Zyman, op. cit., pp.168-169.

25 À ce sujet l’article de Daniel Benitez, «Cuban Authorities Clamp Down on Unlicensed Swimming Pools », In Havana Times, 20 avril 2015 : « La Direction de l’inspection intégrale de la province cubaine d’Artemisa (à l’ouest de La Havane) a découvert 140 piscines construites illégalement dans des maisons de la province, en violation d’un texte législatif qui interdit depuis des années aux Cubains d’obtenir une licence pour en construire sur leurs propriétés […] On estime que les 140 piscines découvertes ne sont qu’un échantillon d’un phénomène généralisé à Artemisa, phénomène qui s’est étendu à tout le pays ». L’accès de l’eau est sujet à controverse. Les propriétaires de piscine ne comprennent pas pourquoi certains bénéficient de passe-droits, notamment les grands hôtels et les terrains de golf qui consomment plus d’eau que toutes les piscines de Cuba réunies. Ce traitement différentiel, qui favorise l’intérêt économique au détriment de l’usage populaire, conduit à des situations absurdes. Les magasins d’État vendent par exemple des piscines gonflables qu’il est en principe interdit de remplir « Si j’avais de l’argent et que j’achetais une des piscines qu’ils vendent dans les magasins - et ils en ont qui font jusqu’à 5 mètres sur 4 - qu’est-ce que j’en ferais? Pourquoi notre gouvernement les vend-il si nous ne pouvons pas les remplir d’eau? Je ne comprends rien, mais il semble que nous n’ayons pas vraiment besoin de comprendre la loi » (commentateur cité par Daniel Benitez).

Los Carpinteros

Piscina Reflejo, 2006, aquarelle sur papier, 152 x 163 cm. La pièce a été produite à l’occasion d’une résidence à l’Atelier Calder réalisée entre juillet et décembre 2006; elle a été présentée l’été suivant dans le cadre d’une exposition du collectif au Grand café de Saint-Nazaire. Les photographies présentées dans l’article ont été réalisées par Guillaume Blanc à l’Atelier Calder.

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