Afrique Continent d’avenirs
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afrique, cont inent d'av e n iR S
Ateliers de la pe ns é e 04
« L’avenir des Africains se trouve entre leurs propres mains »
achille mbembe, interview Publiée le 9 novembre 2016
Prospective en A f rique 07
« Il faut débattre des choix possibles pour l’avenir » alioune sall, interview Publiée le 3 novembre 2016
développem en t af ricain 11
« Toute une terminologie à revoir » felwine sarr, interview Publiée le 3 novembre 2016
Éthiopie 15
« Nous n’avons pas besoin d’aide, mais d’investissements » mebrahtu meles, interview Publiée le 20 septembre 2016
gouvernance 19
« Réduire l’incertitude, redistribuer et inclure » makhtar diop, interview Publiée le 24 janvier 2017
Direction de la publication : iD4D - Réalisation des interviews : Sabine Cessou - Conception éditoriale et graphique : A nimal pensant - Crédits photo : pages 4-12 © Ateliers de la pensée/Guillaume Bassinet, page 10 © Clément Tardif, page 16 © UN Photo/Eskinder Debebe, page 20 © DFID/Cordelia Nelson, portraits Achille Mbembe, Alioune Sall et Mebrahtu Meles © DR, portrait Felwine Sarr © Antoinet Tempé, portrait Makhtar Diop © Banque mondiale
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Afrique contin en t d ’ aven i r S Les approches traditionnelles du développement évoluent. Cette série d’entretiens autour de l’Afrique réalisés pour le blog « Idées pour le développement » le démontre clairement. Cinq personnalités africaines aux horizons géographiques et professionnels différents, de l’économie à la littérature en passant par la prospective et l’action publique, y prennent tour à tour la parole. Tous se rejoignent sur un point : la nécessité d’observer finement la réalité pour dépasser les schémas classiques et permettre au continent comme aux États africains de tracer leur propre voie. Les leviers d’action sont multiples : produire davantage d’analyses prospectives et encourager leur prise en compte par les pouvoirs publics africains, raisonner en termes d’investissements et non plus simplement d’aide au développement, mais aussi – et plus profondément encore – redéfinir les catégories traditionnelles de la science économique qui, comme cela s’est vérifié à de nombreuses reprises, peinent à décrire les réalités complexes du continent. La distinction entre secteurs formel et informel permet-elle par exemple de penser les singularités des économies africaines ? « Au lieu d’examiner cette économie pour ce qu’elle est, on ne cesse de la prendre pour ce qu’elle aurait dû être » (Felwine Sarr). Existe-t-il autant de modèles de développement que de pays ou de régions ? La notion de développement elle-même, telle qu’elle a été portée jusqu’ici par l’Occident, est-elle pertinente ? L’enjeu n’est pas simplement de s’interroger sur les avenirs du continent africain, il est aussi de reconnaître qu’« une partie de l’avenir du monde se joue en Afrique » (Achille Mbembe).
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At e l i e r s d e l a p e n s é e
« L’avenir des Africains se trouve entre leurs propres mains » tre
tien a ve
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En
A c h i lle M b e mbe pro fe s se u r d’his to ire e t d e s c ie nc e s po lit iq u e s à l’univ e r s it é du Witw ate r s r a n d , Jo hanne s b u r g , Afrique du S u d
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eux penseurs ancrés en Afrique, l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr et l’historien et politologue camerounais Achille Mbembe, ont lancé le 28 octobre 2016 à Dakar la première édition des Ateliers de la pensée. Ces rencontres ont réuni une vingtaine d’intellectuels d’Afrique francophone et de la diaspora. Ils ont consisté en des sessions de débats à huis clos, ou avec le public lors de soirées marathon qui ont rencontré un vif succès. Leur ambition : rendre compte de l’état de leurs travaux et de leurs réflexions respectives, et tracer une nouvelle voie pour penser l’avenir de l’Afrique en sortant du temps postcolonial. iD4D est
allé à la rencontre d’Achille Mbembe pour faire le point avec lui sur les principaux apports de ces débats. iD4D : Quels sont les points les plus marquants des Ateliers de la pensée que vous retenez ? Le premier a été l’orientation résolue des débats vers l’avenir. Ces journées ont affirmé que le futur du continent africain est ouvert, et qu’il nous appartient de le faire advenir, à travers un processus qui
« Au cours des soixante dernières années, la frénésie d’action ne nous a guère servis »
afr i q u e, c o n ti n en t d' aveni RS
n’est pas prédéterminé. Pour y parvenir, nous ne pourrons pas faire l’économie de la pensée, nécessaire en soi, mais également impérative pour l’action. Au cours des soixante dernières années, depuis les indépendances, la frénésie d’action ne nous a guère servis. Des axes précis doivent à présent être déterminés. Deuxième moment fort : beaucoup reconnaissent qu’il faudra, comme le dit Felwine Sarr dans le droit fil du psychiatre martiniquais Frantz Fanon1, « reconstruire nos infrastructures psychiques ». Les débats introduits par les philosophes Séverine KodjoGrandvaux et Hourya Bentouhami sur les thèmes de la honte et de l’estime de soi ont été déterminants, tout comme les réflexions de l’historien sénégalais Mamadou Diouf sur ce qu’il a appelé « le génie du paganisme2 » et du philosophe Souleymane Bachir Diagne sur « l’universalisme horizontal et la traduction des cultures ». Enfin, je dirais que le point d’orgue des débats a porté sur la reconnaissance du fait que la question africaine est désormais planétaire. La pierre angulaire des Ateliers de la pensée repose sur cette idée : une partie de l’avenir du monde se joue en Afrique, un continent qui a beaucoup à apporter. La force et la nouveauté de cette proposition expliquent l’engouement qu’ont suscité ces Ateliers. Que l’on y croie ou pas, cette proposition a retenti dans le ciel des idées comme un joyeux coup de tonnerre. Êtes-vous d’accord avec Felwine Sarr pour dire qu’il est temps de sortir du temps colonial ? Il est temps de prendre à bras-le-corps la question du futur de l’Afrique, qu’il soit immédiat, proche ou lointain. Ce dont il faut sortir, c’est d’une certaine conscience victimaire, de la quête viscérale de boucs émissaires. Ce qui ne signifie pas une chute dans une sorte d’amnésie historique, mais au contraire la prise de responsabilité, un vif réveil
Les Ateliers de la pensée 2016 3 jours de débats, 20 intellectuels d’Af rique Francophone et de la diaspora Alain Mabanckou
Célestin Monga
Benaouda Lebda
é c r i va i n
économiste e t e s s ay i s t e
critique littéraire
Souleymane Bachir Diagne
Abdourahman Waberi
Boubacar Boris Diop
é c r i va i n
é c r i va i n
philosophe
Yala Kisukidi
Ibrahim Thioub
Elsa Dorlin philosophe
Françoise Vergès historienne
philosophe
historien
Hourya Bentouhami
Aminata Diaw
philosophe
philosophe
Lydie Moudileno
Ebrima Sall sociologue
et politiste
critique littéraire
Léonora Miano é c r i va i n e
Séverine KodjoGrandvaux
Mamadou Diouf
Dominic Thomas
Achille Mbembe
historien
critique littéraire
historien
philosophe
Felwine Sarr économiste e t e s s ay i s t e
« Une partie de l’avenir du monde se joue en Afrique, un continent qui a beaucoup à apporter »
à cette réalité toute simple : notre sort se trouve entre nos mains. Ce qui implique de sortir du glacis colonial et de remettre en question tout ce qui prétend à l’intangibilité, qu’il s’agisse des frontières, de la gérontocratie, du patriarcat ou de la pensée magique.
1. Frantz Fanon est notamment l’auteur de Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952). 2. Reprenant le titre d’un ouvrage de l’ethnologue français Marc Augé, ndlr.
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P l a c e d u s e c t eur informel dans le monde Pa rt d u s ec teu r i n f o r m el d an s le PIB
Part d u s ec teu r i n f o r m el ( h o r s ag r i c u ltu r e) d an s le PIB
Af rique su b s a h a r ie n n e
54,7 %
23,7 %
Af rique du N o r d
37,7 %
26,3 %
As ie
23,9 %
21,5 %
Amérique l at in e
30,6 %
23,4 %
Caraïbes
22,2 %
19,7 %
économies e n t r a n s it io n
21,7 %
11,8 %
Source : OCDE (2008)
Sur quoi ont porté vos débats en matière d’économie ? Le sentiment dominant est que l’Afrique a payé très cher sa soumission à « l’économisme », une manière très instrumentaliste de penser le monde et l’avenir. L’économie est une affaire de moyens et ne relève pas de l’ordre des finalités. Elle ne peut pas être coupée des faits sociaux et anthropologiques. Elle est enchâssée dans le réel, pour reprendre l’expression de Karl Polanyi. Des échanges ont aussi porté sur la place du secteur informel dans les économies africaines, défini en « négatif » et contre lequel les tenants du néolibéralisme estiment qu’il faut absolument lutter, alors qu’il est porteur de flexibilité et de solutions, selon d’autres points de vue plus hétérodoxes.
« L’économie est une affaire de moyens et ne relève pas de l’ordre des finalités »
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Une polémique a éclaté à propos de la tenue de la première session de débats publics, le 28 octobre, dans les locaux de l’Institut français à Dakar. Qu’en pensez-vous ? C’est une fausse querelle. La réponse est simple : ce sont tous les lieux qu’il s’agit d’habiter à la fois. Les 600 à 700 Dakarois qui sont venus assister à la Nuit des idées le 28 octobre à l’Institut français ne souffrent pas tous de je ne sais quel colonialisme mental ! Les Ateliers étaient ouverts à la diaspora, qui compte des citoyens français. L’Institut français leur appartient. Par ailleurs, la deuxième journée des Ateliers s’est déroulée dans les jardins du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria), un centre de recherche panafricain basé à Dakar. À quoi mesurez-vous le succès de ces Ateliers ? Au fait que le centre de gravité de la pensée critique de langue française est en train de se déplacer vers le Sud. À l’heure où la France se recroqueville sur elle-même et tourne le dos au monde, le renouveau de la pensée, de l’écriture et de la création d’expression française au cours du xxie siècle viendra des marges de l’ex-empire. Telle est la grande signification de ces journées de réflexion, qui connaîtront leur deuxième édition en 2017. •
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P r o s p ec t i v e e n A f r i q u e
« Il faut débattre des choix possibles pour l’avenir » tre
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Ali oun e Sall dire c te ur e xé c ut if de l’Ins titut des futurs afric ain s , Jo hanne s burg , Afrique du Sud
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es études prospectives se multiplient sur le continent africain, notamment dans l’objectif de mettre en place des plans d’« émergence » à l’horizon 2025 ou 2035. Une pratique à double tranchant : si ces études peuvent être salvatrices pour le continent, qui a notamment besoin de mieux anticiper les effets de la transition démographique en cours, elles restent des outils fragiles pouvant être instrumentalisés à des fins politiques. C’est ce qu’explique l’expert sénégalais Alioune Sall, directeur exécutif de l’Institut des futurs africains à Johannesburg, un bureau d’études qui assiste nombre de gouvernements et d’institutions dans l’élaboration de leurs études prospectives.
« Au Mali, la crise de l’État et son incapacité à créer une nation étaient évidentes dès les années 2000 »
iD4D : Est-il possible de faire de la prospective en Afrique ? Une réflexion de ce type n’est jamais gagnée d’avance, nulle part dans le monde, et surtout pas en Afrique.
Dans certains pays où l’Institut des futurs africains a été sollicité, il a fallu interrompre les travaux en cours, comme au Zimbabwe et en Mauritanie, en raison de changements intervenus dans le contexte politique interne. Ailleurs, nous sommes allés jusqu’au bout, sans qu’un vrai débat démocratique sur les visions possibles de l’avenir n’ait lieu en fin de parcours. Avez-vous vu venir de graves crises sans être écoutés ? Le sort fait à l’étude prospective commandée à la fin des années 1990 par les autorités de Côte d’Ivoire paraît emblématique de ce point de vue. Le coup d’État du général Robert Guéï en décembre 1999 avait été largement anticipé et quasiment décrit en 1995 dans un scénario intitulé « Le suicide du scorpion ». Ce scénario faisait l’inventaire, dans le détail, des conditions qui mèneraient à une irruption de l’armée sur la scène politique. Mais le débat sur ces circonstances et sur les moyens de les conjurer, là encore, n’a pas eu lieu. Les autorités ivoiriennes pensaient à l’époque que les prospectivistes n’étaient que des Cassandre – des prophètes de malheur qui risquaient de donner de mauvaises idées à des opposants qualifiés d’« ennemis de la nation ». Le pouvoir, appliquant la fameuse politique de l’autruche, a ignoré ce scénario et
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« La prospective permet d’élaborer des politiques publiques taillées sur mesure pour chaque pays »
a même voulu empêcher son insertion dans le rapport. En revanche, il s’est empressé de prendre à son compte le scénario le plus optimiste, intitulé « L’éléphant en marche », pour en faire son programme de campagne. Au Mali, la crise de l’État et son incapacité à créer une nation étaient évidentes dès les années 2000. Des scénarios élaborés dès la fin des années 1990 dans le cadre de Mali 2025 avaient vu la possible propagation d’une idéologie séparatiste qui irait jusqu’à voir le nord du pays prendre ses distances – voire son indépendance. Ces alertes n’ont pas été assez écoutées. À quoi sert la prospective, si elle est instrumentalisée par des pouvoirs contestés ? La récupération est un risque, ce qui ne justifie pas que l’on ne fasse rien. Encourager les pays ou les
3. Sall, A. (dir.) (2003). Afrique 2025 : quels futurs possibles pour l’Afrique au sud du Sahara ?, Paris, Karthala, 200 p.
L’ A f r i q u e e n 2 050 2 milliards d’habitants (+ 900 m il l io n s q u ’e n 2 0 1 0 )
PIB de
60 %
de population urbaine ( + 20 p o i n ts )
90 %
10 000 milliards
d’alphabétisation
(+ 8 2 0 0 mil l ia r d s )
de femmes dans la force de travail
de dollars
( + 25 p o i n ts )
45 %
( + 5 p o i n ts )
Source : projections de la Banque africaine de développement (2011)
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institutions régionales et continentales à entreprendre des études prospectives est comparable à inviter un enfant à se brosser les dents. Ce geste ne vous immunise pas contre les caries, mais ne pas le faire vous expose à des risques certains, dont l’un des plus graves est précisément d’être victime de caries ! En d’autres termes, la prospective est un bon exercice d’hygiène sociale. Dans le contexte africain, ne pas faire de prospective, c’est se priver des moyens de débattre des choix possibles pour l’avenir, à partir de l’existant et des tendances lourdes qui se dessinent au sein des économies et des sociétés. La prospective permet d’élaborer des politiques publiques taillées sur mesure pour les besoins de chaque pays, sans être obligé d’avoir recours aux potions élaborées par les institutions de Bretton Woods. Quels sont les documents qui comptent aujourd’hui, au sujet de l’avenir du continent ? Un Agenda 2050 a été élaboré par un petit groupe dirigé par Horst Köhler, ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI) de 2000 à 2004 et ex-président de l’Allemagne (2004-2010), avec Benjamin Mkapa, ancien président de la Tanzanie (1995-2005). Ce document a été rédigé, pour l’essentiel, par d’anciens fonctionnaires du FMI qui se font une fois de plus les apologues du secteur privé et du capitalisme africain – comme l’Agenda Afrique 2063 de l’Union africaine. En gros, la plupart de ces travaux partent de l’idée que la globalisation est incontournable et que l’Afrique peut mieux en tirer parti. Partagez-vous cette idée ? Non, une globalisation alternative peut se produire, comme le pense le Forum du tiers-monde animé par Samir Amin ou le réseau de l’Institut des futurs africains. Dans l’ouvrage intitulé Afrique 20253, nous avions proposé quatre scénarios susceptibles d’aboutir soit à une aggravation de la crise économique, accompagnée ou non de la multiplication des chefs de guerre, soit à un abandon des valeurs ancestrales pour accompagner la mondialisation, soit à
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TA U X DE C r o i s s a n c e démographique de l’Afrique d e 2 0 0 0 à 2060 (projections) A F RIQUE A F RIQUE d e l’ e s t
Taux de croi ss ance ( % )
A F RIQUE CEN t r a l e A F RIQUE d e l’ OUE S T A F RIQUE A u s t r a l e A F RIQUE d u n o r d
S ource : Banque africaine de développement (2011)
2000
2010
2020
une croissance « africaine » qui ne passe pas par le reniement de l’histoire et des spécificités du continent. Ce dernier scénario est celui d’une Afrique qui, tout en tirant parti de ses ressources naturelles, de sa position géographique et du marché, endosserait le « bleu de chauffe » de l’industrialisation tout en veillant à « préserver son âme », comme le disait si justement l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane. Elle mettrait alors en place, par exemple, ses propres systèmes d’épargne, de solidarité ou de redistribution des richesses. Nous avons, dans cet ouvrage, anticipé sur une réflexion plus approfondie autour d’un modèle de développement qui ne serait pas une pâle copie de l’Occident. Cette réflexion est aujourd’hui en cours, notamment avec l’essai de l’économiste Felwine Sarr, Afrotopia4. Quel modèle préconisez-vous pour l’Afrique ? Pour l’instant, un modèle original de développement taillé sur mesure par les Africains pour leur propre continent n’existe nulle part. Il ne deviendra réalité que si des alliances se nouent entre des forces africaines et des forces progressistes au Nord, avec une vision qui ne soit pas seulement consumériste et libérale. Dans le contexte de crise
2030
2040
2050
2060
économique, sociale, politique et environnementale que connaît le monde, ceux qui souhaitent résister au rouleau compresseur néolibéral seront sans doute à chercher du côté des
« Certains pays sont érigés en exemples, au prix d’une simplification de la réalité »
mouvements écologistes, de la société civile et de tous ceux qui se posent des questions sur le modèle actuel. N’y a-t-il pas des modèles qui émergent sur le continent ? À mon sens, il est difficile de se fonder sur un seul modèle de développement, que ce soit sur le continent ou ailleurs dans le monde. Certains pays sont érigés en exemples, au prix d’une simplification de la réalité. On peut choisir de privilégier certains aspects, quitte à en occulter d’autres. Le Botswana, Maurice ou le Rwanda passent pour de bons élèves car ils proposent des solutions originales en matière de planification et
4. Sarr, F. (2016). Afrotopia, Paris, Philippe Rey/Jimsaan, Dakar, 154 p.
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Au Rwanda, un leader charismatique, Paul Kagame, a imposé une certaine discipline, permettant des victoires incontestables sur certains fronts : l’accès des femmes aux fonctions électives, l’assainissement urbain ou la lutte contre la corruption. Mais combien de temps le modèle va-t-il durer ? On peut se demander si le modèle rwandais ne reste pas fragile : il repose sur un régime autoritaire qui risque d’être contesté, un jour ou l’autre.
de gestion du développement, dans un contexte de mondialisation. Le Rwanda, par exemple, se positionne comme un hub des nouvelles technologies en Afrique de l’Est. Ce pays a connu une croissance économique qui s’est traduite par des retombées concrètes : le revenu par habitant a triplé entre 2003 et 2012, de même que la scolarisation au niveau du primaire. Mais aussi attachantes qu’elles puissent être, ces expériences ne sont ni exemptes de faiblesses, ni dénuées de risques. Ainsi, nombre d’agences présentent le Botswana comme un modèle de bonne gouvernance parce que les élections s’y tiennent à la date prévue, avec un
« La récupération est un risque, ce qui ne justifie pas qu’on ne fasse rien »
parlement qui fonctionne, une justice indépendante et une presse libre. En réalité, les modes de dévolution du pouvoir ont permis sa concentration entre les mains du président Ian Khama, fils du premier président et fondateur de la république du Botswana, Seretse Khama. Ian Khama est lieutenant général, il a été commandant des forces armées, vice-président puis président depuis 2008 et, de surcroît, chef du parti au pouvoir.
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Qu’attendez-vous des bailleurs de fonds ? Tous les efforts allant vers une plus grande transparence en matière fiscale, de droit des affaires, de code électoral sont bons à prendre. De même, tout ce qui contribue à réduire les disparités régionales et les inégalités entre groupes sociaux semble intéressant. Par exemple, les autorités du Ghana se préoccupent de développer les régions du nord, plus pauvres et moins développées que celles du sud du pays. Un grand nombre d’initiatives sont prises au niveau des communautés de base, mais restent confinées à ces niveaux. Il serait bon que les décideurs nationaux et les agences de coopération délaissent leurs lunettes de macroéconomistes pour observer ce qui se pratique sur le terrain. Par exemple, le Gogo Project (« Projet Grand-Mère ») en Afrique du Sud a été un précurseur en matière de prise en charge communautaire des orphelins du VIH/ sida. Ce projet n’a été soutenu que dans un deuxième temps par les partenaires extérieurs, parce qu’ils n’y croyaient pas à ses débuts. De même, un projet de soins communautaires au Botswana a vu la compagnie pharmaceutique BristolMyers Squibb décider d’accompagner un mouvement qui avait pris naissance dans les villages, où le taux de prévalence du VIH/sida était particulièrement élevé. C’est bien souvent à des ONG que l’on doit de repérer ou d’accompagner les innovations, les germes de changement qui vont transformer les sociétés. •
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d é v e l op p e m e n t a f r i c a i n
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Fe lw i n e Sa rr é c riv ain, pro fe s s e ur d’é c o no mie à l’univ e rs ité Gas to n Be rge r, Saint-Lo uis , Sé né gal
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’Afrique détient-elle les clés d’un avenir qui reste à inventer ? Auteur en 2016 de l’essai Afrotopia, en rupture avec l’école de pensée de la « postcolonie », l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr plaide pour une nouvelle approche de ce qu’on appelle le « développement » de l’Afrique et pour un nouveau regard sur les économies africaines. iD4D : Le Sénégal est-il voué à rester un pays en développement ? Il l’est depuis cinquante-six ans ! Même quand elle devient moins pertinente, cette appellation de « développement » ne trouve pas de langage de substitution, alors qu’elle ne veut pas dire grand-chose. On pense remplacer avantageusement le terme avec celui d’« émergence », qui s’avère encore pire, dans la mesure où il désigne un stade inférieur du développement – la phase de décollage où l’on sort la tête de l’eau. Nous avons pris du retard sur la manière de nommer une réalité en train de se faire. Nous n’avons pas les mots pour nommer nos propres projets de société. Le professeur Mamoussé Diagne a publié un article où il s’interroge sur la façon dont on nomme le développement en wolof. Or, l’expression n’existe pas dans la langue nationale du Sénégal. Comment mobiliser autour d’une notion qui ne résonne pas dans un certain univers linguistique et mental ? Le développement est un mot-valise dans lequel on met toutes les aspirations vertueuses de l’humanité. Ce concept
tel qu’il est né est devenu idéologique et on peut le critiquer pour bien des raisons : il implique un retard des pays en développement par rapport aux pays développés, ainsi qu’un mimétisme, une voie toute tracée qui n’est pourtant pas la panacée. Les aspirations au bien-être ont beau être universelles, les peuples peuvent y apporter des réponses différentes. Le développement n’en est qu’une forme. Penser à cet objectif comme un absolu, voilà le grand piège dont il faut sortir. Pourquoi est-ce un piège ? Parce que tout ce qui sort des critères de mesure du développement au sens classique du terme n’est pas nommé et donc occulté. Les formes d’économie relationnelle qui peuvent prévaloir en Afrique, avec des systèmes culturels d’allocation et de redistribution des ressources, n’existent pas au regard des études et des statistiques. Au Sénégal, par exemple, vous trouverez des guichets Wari partout pour faire des transferts d’argent. Ils permettent à des membres de la famille élargie d’acheter des médicaments ou d’inscrire les
« Nous n’avons pas les mots pour nommer nos propres projets de société »
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enfants à l’école. Ces guichets sont la preuve que la redistribution fonctionne au sein du corps social. Ne pas inclure ces pratiques dans la manière dont nous évaluons l’économie représente une grave erreur, car le réel déborde des catégories de la science économique classique. L’Afrique doit se réapproprier la « Il s’agit d’aller vers capacité de nommer ses propres un développement projets. Beaucoup intégral de l’homme, de concepts en wolof – avec le dans toutes mot noflay par ses dimensions » exemple – signifient le « bien-être ». En Amérique latine, la notion de « bien-vivre » englobe des dimensions économiques, sociales et écologiques. Qu’est-ce qu’une bonne vie ? Dans nos cultures, de nombreux concepts permettent de définir les aspirations d’un groupe – le bien-être étant aussi d’ordre culturel, philosophique et moral. Il s’agit d’aller vers un développement intégral de l’homme, dans toutes ses dimensions.
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L’économie informelle est-elle trop souvent négligée dans les plans de développement en Afrique ? Là aussi se pose un problème de terminologie : l’économie populaire africaine, sous le terme de « secteur informel », est définie en négatif par rapport à l’économie dite « formelle ». Tout se passe comme si l’informel devait devenir formel. Au lieu d’examiner cette économie pour ce qu’elle est, on ne cesse de la prendre pour ce qu’elle aurait dû être. Vous préconisez donc un autre regard sur les économies africaines. Il faut observer le réel tel qu’il est en train de se faire, sans concepts prescripteurs qui nous disent ce qu’il devrait être. Depuis les années 1950, y compris en Europe, un travail de déconstruction de l’idée même du développement – une croyance occidentale – a été mené, notamment par Cornelius Castoriadis, le sociologue français Edgar Morin, ainsi que l’Institut de hautes études internationales et du développement en Suisse, dont les chercheurs ont travaillé sur « l’après-développement » et « l’adéveloppement ».
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Des institutions telles que la Banque Est-ce reconnu dans la science mondiale et le Fonds monétaire économique ? international fondent leurs analyses Des débats incessants traversent ce sur l’économie classique dominante domaine de recherche. Certains plaident – l’orthodoxie de la croissance, pour le réenchâssement de l’économie par exemple. Beaucoup de débats dans le culturel. Des auteurs travaillent existent chez les économistes autour sur la psychologie ou la sociologie des coûts de cette croissance, qui économique. En Afrique, les biens ont n’est pas forcément la panacée. circulé pendant des siècles en fonction L’économiste français Jean Tirole, prix de liens familiaux et sociaux. Nobel d’économie en 2014, pense par Ma mère, une femme au foyer, ne exemple l’économie des devrait sans doute pas être biens communs, un chantier classée « chômeuse » ou important pour l’avenir. « pauvre », car elle dispose L’économie est une science de revenus et d’une épargne des moyens et non des par le simple fait de son finalités : elle porte sur ce appartenance à plusieurs qui peut être fait, et non ce réseaux : la famille, la qui doit l’être. L’économie tontine, le quartier, etc. Elle millions classique est devenue est recensée parmi ceux dominante, tyrannique, elle qui ont moins d’un dollar a débordé de son espace par jour parce qu’ils n’ont initial. Elle va au-delà de la pas de fiche de paie, mais de personnes justification du capitalisme. elle participe à toute une À titre de comparaison, les économie qui ne rentre vivent médecins peuvent cloner pas dans les catégories en dessous des génomes, mais il ne leur classiques. du seuil appartient pas de décider de de pauvreté cloner des êtres humains ! Il Mesure-t-on correctement, en Afrique, en va de même en économie : par exemple, l’apport des soit 43 % de on peut faire certaines transferts des migrants, choses, mais doit-on les plus de 10 % du PIB au la population faire ? Comment accumuler Sénégal ? Source : Banque les richesses, comment Oui, de mieux en mieux. mondiale (2012) répartir la rente, qu’en faitCes flux sont documentés on ? C’est le culturel qui doit et montrent que le donner les arbitrages. L’économie doit continent africain est un créancier être assignée à résidence ! net, et non un débiteur, malgré les apparences. L’Afrique, qu’on pense Pourquoi dites-vous le « culturel » et avoir été beaucoup aidée, ne parvient non le « politique » ? pourtant pas à décoller. Si l’on tient L’économie politique doit être liée à compte des bénéfices rapatriés des l’économie sociale. Le politique s’inscrit multinationales, de l’évasion fiscale et dans le culturel. Une économie ne peut des flux financiers illicites, on constate pas dériver sans direction ni autre finalité que le continent africain « coule » que de produire. de partout. Un chercheur burundais, Un exemple : au marché de Sandaga, Léonce Ndikumana, ancien cadre de la à Dakar, le marchandage signifie sur le plan symbolique que la discussion est plus importante que la transaction. « L’économie classique est devenue Le prix peut changer selon le tour que dominante, tyrannique, elle a prend la discussion – « Tu t’appelles Thiam, tu es mon esclave », peut-on débordé de son espace initial » entendre dire un commerçant. « D’où viens-tu ? Ah, j’ai de la famille là, moi aussi… » On valide le lien.
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E n v o i s d e f onds et autres apports d e r e s s o u r c e s vers l’afrique (1990- 2010)
Mi l l i arDs de dol l ars
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I n v e s t i ss e m e n t s directs à l’ é t r a n g e r
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p o rt e f e u i l l e d’actions et de dette privée
40 30
Envois de fonds enregistrés
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AIDE O F F ICIELLE
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S ource : Banque africaine de développement (2011)
Banque africaine de développement, a publié avec un de ses collègues, James K. Boyce, professeur d’économie à l’université du Massachusetts, l’ouvrage La Dette odieuse de l’Afrique6. Il avance des chiffres absolument indécents sur les flux financiers illicites qui quittent le continent : 735 milliards de dollars (944 milliards avec les intérêts) entre 1970 et 2008, soit plus que l’aide au développement sur toute cette période.
6. Boyce, J. K. (2012). La Dette odieuse de l’Afrique : comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, Dakar, Amalion Publishing, 194 p.
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Que peut-on faire ? Il faut mener un travail théorique important pour élargir les frontières de l’économie et aller au-delà du mythe de l’homo œconomicus. La science économique doit être à la hauteur de la réalité. C’est ce que font les chercheurs qui travaillent sur des concepts comme les biens immatériels – en dehors du revenu, du PIB, etc. Il n’est pas question de nier la pauvreté, par exemple, mais de dire que les catégories conceptuelles en usage sont déficientes et ne captent pas la réalité dans sa complexité. On peut se poser des questions sur la mesure du chômage dans les pays d’Afrique. Ne pas avoir d’emploi formel ne veut pas dire qu’on est inactif ! D’ailleurs, personne ne tombe d’accord sur le taux de chômage au Sénégal, qui tournerait autour de 30 %. Certains pensent qu’il faut tenir
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compte de l’auto-emploi, d’autres du secteur informel, etc. D’où la nécessité de définir des indicateurs plus adaptés aux réalités sociales du continent africain, capables de prendre en compte un bien-être subjectif qui repose aussi sur des données immatérielles. •
Évas ion f is cale les pays af r i c ai n s les p lu s to u c h és d e 1970 à 2008 ( en d o llar s )
N i g er i a 217,7 milliards
A lg é r i e 26,1 milliards
Ég ypte 105,2 milliards
C ô te d ’ I vo i r e 21,6 milliards
A fr i q u e d u Su d 81,8 milliards
So u d an 16,6 milliards
M ar o c 33,9 milliards
Éth i o pi e 16,5 milliards
An g o la 29,5 milliards
r é p. d u C o n g o 16,2 milliards
Source : D. Kar et D. Cartwright-Smith (2010)
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éthiopie
« Nous n’avons pas besoin d’aide, mais d’investissements » tre
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M e braht u M eles minis tre é thio pie n de l’Indus trie , Addis -Abe ba, Éthio pie
S ource : Banque mondiale/Nations unies (2015)
’Éthiopie, située dans une région difficile, la Corne de l’Afrique, possède l’un des PIB par tête les plus faibles au monde : 702 dollars par an. Pourtant, avec une croissance à deux chiffres (10,2 % en 2015), le pays est devenu un nouveau cas d’école qui finance son développement grâce à une forte épargne intérieure et à des investissements soutenus. Mebrahtu Meles, ministre éthiopien de l’Industrie, revient sur une stratégie pensée sur le long terme. iD4D : Que représente l’industrie dans l’économie éthiopienne ? Environ 15 % du PIB, contre 39 % pour l’agriculture et 46 % pour les services. L’industrie connaît une forte croissance, de l’ordre de 8,8 % en 2015, mais n’emploie que 5 à 7 % d’une force de travail importante. Nos 49 millions d’actifs
l ' é c o n o m i e é t h i o p I e nne PIB de
62 milliards de dollars
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de croissance
49 millions d’a ctifs
80 % de l’ emploi dans l’agriculture
dépendent en effet à 80 % de l’agriculture. Nous visons à faire passer la part de l’industrie à 25 % du PIB d’ici 2025. Les manufactures contribuent pour l’instant à seulement 5 % du PIB, une part qui doit s’élever à 15 % dans dix ans. Nous mettons l’accent sur les manufactures légères pour transformer sur place nos matières premières issues de l’agriculture et de l’élevage. Céréales, café, graines, coton, canne à sucre, légumes, fleurs coupées et bétail représentent l’essentiel de nos exportations. Nous menons un programme pilote avec l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel pour construire des parcs industriels agroalimentaires afin d’attirer des investissements et poursuivre notre transformation économique. Celle-ci a été massive, ces douze dernières années, et centrée sur les manufactures légères. Notre objectif est de devenir un pays à revenu intermédiaire. Nous souhaitons également moderniser notre agriculture pour aller vers un secteur primaire commercial, susceptible d’améliorer les revenus des exploitants. Avez-vous réalisé des études prospectives pour élaborer votre politique d’industrialisation ? Nos programmes à long terme vont jusqu’en 2025. Notre deuxième plan de croissance et de transformation, lancé
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« Notre responsabilité est double : à l’égard de nos populations, mais aussi des autres pays africains »
en 2015, donne la priorité à l’industrie et au développement urbain. Beaucoup d’études ont été menées, qui nous ont persuadés de mener une politique ayant un réel impact. L’Éthiopie est devenue un pays pilote à l’échelle internationale. Notre responsabilité est double : à l’égard de nos populations, mais aussi des autres pays africains, pour leur montrer qu’un tel développement est possible, même dans une nation dépourvue d’importantes ressources minérales. Transformer sur place des matières premières agricoles, n’est-ce pas la clé de tout développement, ce que les pays africains savent depuis des décennies ? La population africaine dans son ensemble dépend de l’agriculture comme moyen de subsistance. L’Afrique exporte des volumes importants de matières premières non transformées : cacao, café, etc. L’agriculture est exposée aux conditions climatiques
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et aux fluctuations des cours des matières premières sur les marchés mondiaux. Notre devoir est d’apporter de la valeur ajoutée pour réduire la vulnérabilité de nos populations. Nous devons investir en fonction d’un programme clair, avec une vision, et attirer les investissements de manière réfléchie. Sans vision, nous ne pourrons pas passer les étapes successives du développement. L’Afrique n’a plus le choix. Dans certaines chaînes de valeurs globales, nous devons nous spécialiser et penser à vendre en Afrique. Le commerce régional y est encore sousdéveloppé : le commerce intra-africain ne représente que 10 % du commerce extérieur de l’Afrique. Êtes-vous prêts à attirer les investisseurs à tout prix, sans risquer de brader les atouts de votre pays, tels que les terres arables ? Le secteur privé a un rôle central à jouer. Qu’ils soient nationaux ou étrangers, tous les types d’investisseurs ont leurs forces et leurs faiblesses. À court terme, les sociétés éthiopiennes n’ont pas la technologie ou le savoir-faire pour conquérir les marchés internationaux. Elles doivent donc apprendre, dans un premier temps. Il faut savoir que certains secteurs de notre économie
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sont réservés aux nationaux : la banque, les assurances, les télécommunications et le microcrédit. Les autres filières sont ouvertes à l’investissement direct étranger, en forte croissance – 24 % par an en moyenne. Aucun pays ne peut se développer sans investissements directs étrangers, dans un cadre réglementaire clair qui permet de protéger le capital investi et de rapatrier les profits. De grands groupes sont présents : Castel et Heineken dans la brasserie, des sociétés turques dans le textile, d’autres encore dans l’énergie, sans oublier 130 grandes compagnies dans l’horticulture.
« Le commerce intra-africain ne représente que 10 % du commerce extérieur de l’Afrique »
années. Nous investissons dans le rail, l’éducation, la santé et l’agriculture. Les programmes de lutte contre la pauvreté représentent 70 % de nos dépenses. Nos objectifs sur le plan social s’avèrent plus ambitieux que les ODD. Tout ceci a favorisé l’intérêt du secteur % privé et de la communauté internationale. Dernier point : nous ne nous considérons pas comme un pays enclavé, landlocked taux de en anglais, mais comme un croissance pays connecté, autrement annuel des dit landlinked. Une voie investissements ferrée relie l’Éthiopie au port de Djibouti, et des directs corridors terrestres sont étrangers en développement vers vers l’Éthiopie Port-Soudan (Soudan) et Mombasa (Kenya).
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Des polémiques ont éclaté autour du land grab, l’accaparement des terres par des acteurs étrangers. Qu’en est-il exactement ? C’est un faux problème ! La terre est un bien public en Éthiopie, qui peut faire l’objet de concessions pour des durées bien définies. C’est inscrit dans notre Constitution. Personne ne confisque les terres chez nous. En raison de considérations politiques ou pour d’autres intérêts, cependant, des membres de l’opposition ainsi que des ONG dénoncent ces contrats comme des accaparements de terres, alors que l’État conserve son contrôle de bout en bout. L’Éthiopie, pays enclavé, dépend-elle du dynamisme économique de ses voisins ? Nous avons nos propres politiques, qui nous permettent d’obtenir une croissance soutenue dans une région difficile, la Corne de l’Afrique. Nous sommes un pays stable avec un gouvernement très déterminé, qui organise des processus électoraux transparents menant à des alternances démocratiques, sans aucune tolérance pour la corruption. Tout ceci nous a permis de développer notre économie ces dix dernières
Dans une région troublée, l’Éthiopie représente-t-elle un cas isolé ? Non, nous appartenons à des blocs régionaux, ce qui nous conduit à nous intéresser à la résolution des conflits chez nos voisins. Nous avons d’ailleurs des contingents dans l’Amisom, la mission panafricaine de maintien de la paix en Somalie. Nous nous positionnons comme un modèle à l’égard de nos voisins pour traiter de la question tribale. Le développement implique-t-il un État fort ? Le développement repose sur trois grands piliers. Le premier : son caractère inclusif, durable et ancré sur le terrain. Le deuxième : la démocratisation, la capacité pour un gouvernement de rendre des
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comptes et de servir une population. Le troisième : la bonne gouvernance, fondamentale pour l’investissement, et qui reste malheureusement un gros problème dans bien des pays d’Afrique. En Éthiopie, nous menons une politique de tolérance zéro à l’égard de la corruption, à quelque niveau que ce soit – même ministériel. Des mesures drastiques ont été prises et des responsables importants ont été traduits en justice. Les perceptions négatives sur l’Afrique vous pénalisent-elles ? Elles perdurent, en particulier au sujet de l’Éthiopie, gravement affectée par la famine dans les années 1980. Venir à bout de cette image prendra du temps, mais nous avons déjà commencé à faire évoluer les perceptions.
De plus en plus, les perceptions que les Africains peuvent avoir de leurs partenaires vont compter aussi. Bien des pays africains se montrent sceptiques par rapport à l’Europe, qui absorbe nos matières premières sans investir sur place pour les transformer. Nous devons développer des partenariats gagnant-gagnant. Nous aussi sommes confrontés aux défis globaux que sont les migrations et le terrorisme. Nous ne cherchons pas de l’aide, mais des investissements ! Donner des emplois aux jeunes dans nos pays relève de l’urgence. Ces générations émigrent parce qu’elles n’ont pas de perspectives, ni économiques, ni politiques. Nous devons travailler ensemble pour réaliser le potentiel africain. •
P e r c e p t i o n S d e l a corruption dans le monde en 2016
Source : Transparency International (2017)
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Forte corruption
Corruption quasi inexistante 0-9
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« Réduire l’incertitude, redistribuer et inclure » tre
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M ak htar Diop v ic e -pré s ide nt d e la Banque mo ndia le po ur l’Afrique
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es questions de bonne gouvernance et de choix économiques sont étroitement liées, rappelle Makhtar Diop, ancien ministre de l’Économie et des Finances du Sénégal et vice-président de la Banque mondiale pour l’Afrique. À ce poste, il a supervisé l’octroi en Afrique de 9,3 milliards de dollars d’aide au développement pendant l’année 2016. Des fonds notamment destinés à renforcer la sécurité alimentaire et la productivité agricole ou à améliorer l’accès à des sources d’énergie renouvelables. Il esquisse les grands axes des politiques d’aide au développement à venir, dans un contexte d’essor économique africain prometteur, certes, mais toujours porteur de lourds défis. L’impératif, plus que jamais, consiste selon lui à créer des emplois et à rendre la croissance plus inclusive. iD4D : Que pensez-vous du différentiel de croissance entre les pays d’Afrique anglophone et francophone ? Il me semble que cette division entre grandes aires linguistiques relève surtout d’un vieux mythe. Il ne résiste pas à l’analyse des dernières données
« Nous devons faire attention à la singularité de l’histoire de chaque pays »
dont nous disposons. Un grand pays anglophone, le Nigeria, est entré en récession en 2016. Et parmi les pays à taux de croissance élevée figurent des pays francophones comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal et la République démocratique du Congo – même si ce pays reste fragile. Nous devons par ailleurs faire attention à la singularité de l’histoire de chaque pays. Certains, en Afrique francophone, ont connu des conflits moins violents qu’en Afrique anglophone, et n’ont pas fait l’expérience du même effet de rattrapage post-conflit. D’autre part, certains pays anglophones avaient des économies gérées de manière très contrôlée. Une fois qu’on les libère, un effet de rattrapage se produit aussi, qui ne figure pas parmi les conditions initiales des pays francophones. Les trois locomotives de l’Afrique, l’Afrique du Sud, le Nigeria et l’Angola, sont en récession ou en stagnation. Cela compromet-il les espoirs d’essor de l’Afrique ? Non, cela signifie qu’il faut gérer des périodes de transition en prenant les mesures qui s’imposent pour diversifier les sources de croissance et les recettes budgétaires, qui dépendent largement des ressources liées au pétrole pour l’Angola et le Nigeria. Cette diversification va permettre de réduire l’impact des importations alimentaires sur la balance des paiements ainsi que sur le chômage. Car nous le savons, les économies
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concentrées sur les secteurs pétrolier et minier, à forte intensité capitalistique, ne sont pas créatrices d’emplois. Tels sont les défis sur lesquels nous travaillons d’arrache-pied avec les pays concernés.
les PME africaines ont des problèmes énormes en termes de procédures administratives. Il faut travailler sur ces questions pour générer une meilleure croissance en Afrique, sans perdre de vue trois autres points importants dans le secteur primaire, qui emploie % beaucoup de gens : l’accès à la terre, la réduction des risques de l’agriculture sous pluie et l’augmentation des surfaces irriguées.
Voit-on l’urgence qu’il y a à prendre des mesures pour que toute la génération de jeunes qui grossit en Afrique n’aille pas droit dans le mur ? Cette question est centrale dans toutes les politiques de des diplômés développement de nos pays clients. Il s’agit d’ajuster Le Rwanda doit-il être des universités l’éducation au secteur perçu comme un modèle de en Afrique productif. Seulement 20 % développement en Afrique ? ont fait des des étudiants diplômés des De façon générale, je ne études universités en Afrique font de crois pas aux modèles. d’ingénierie, l’ingénierie, de la technologie Chaque pays a son histoire, de technologie ou des mathématiques. ses spécificités et essaie Il faudra par ailleurs d’adapter ses institutions à sa ou de améliorer l’accès des jeunes réalité. Le Rwanda a traversé mathématiques entrepreneurs au crédit de très grandes difficultés et rendre l’environnement des affaires et il est parvenu à des résultats très beaucoup plus attrayant. impressionnants, qu’il faut saluer. Il faut Souvent, on pense aux investisseurs apprendre de ce pays sur plusieurs plans : directs étrangers lorsqu’on évoque les efficacité de l’administration, discipline questions du climat des affaires. En fait, très claire dans la mise en œuvre des
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objectifs, volonté de garder le cap, ce qui permet d’investir dans la durée. Il faut surtout bien comprendre sa société, afin d’avoir un bon contrat social autour des mesures intergénérationnelles qui sont déterminantes pour le développement. Pour que les populations les acceptent aujourd’hui avec l’idée qu’elles paieront peut-être demain, il faut qu’elles aient confiance en l’avenir. D’où la nécessité de réduire les incertitudes politiques et sociales et de mettre en œuvre des politiques redistributives et inclusives, pour que les générations futures en récoltent les fruits. Faut-il parler de gouvernance plutôt que d’économie en Afrique ? Les deux forment un tout. Ne pas avoir de bonne gouvernance peut être un obstacle à la croissance. Si les sociétés d’économie mixte ou les distributeurs d’électricité ne sont pas bien gérés, par exemple, la demande sociale dans nos pays ne pourra jamais être satisfaite. À l’inverse, avoir une bonne gouvernance sans croissance peut générer des tensions, des frustrations. Il faut travailler sur les deux fronts. Audelà de l’augmentation du revenu par tête, il existe des aspirations plus fortes à avoir des institutions qui permettent une meilleure inclusion, pour instaurer des droits sociaux susceptibles d’être respectés. Que répondez-vous aux critiques, nombreuses en Afrique, à l’encontre de la Banque mondiale ? Ma réponse est très simple. Supposons que l’on ferme la Banque mondiale. Tous les problèmes posés disparaîtraient-ils ? La vraie question consiste à discuter des solutions. Quand on se montre pragmatique, il existe beaucoup plus de points de convergence qu’on ne le croit. Ceux qui veulent nous enfermer dans ces débats me semblent marqués sur le plan idéologique. La Banque mondiale a fait des erreurs qu’elle a reconnues. Des pays ont également fait de nombreuses erreurs, et nous avançons de manière pragmatique. Si l’on discute encore dans certains milieux, en 2016, des erreurs faites il y a vingt ou trente ans,
« Supposons que l’on ferme la Banque mondiale. Tous les problèmes posés disparaîtraient-ils ? »
on n’avancera pas. Ce discours est caduc aujourd’hui. N’oublions pas non plus que, par le passé, nous avions dans certains pays un directeur du commerce très puissant, qui avait le pouvoir de dire qu’il fallait importer ou pas tel ou tel produit, et octroyait des quotas à tel ou tel commerçant. Les ajustements structurels ont mis un terme à cette lourde contrainte. De même, des banques de développement accordaient des crédits à des hommes d’affaires triés sur le volet, qui ne les remboursaient pas forcément. En tant que ministre de l’Économie et des Finances au Sénégal, j’ai découvert
La banque mondiale e n af rique 9,3 milliards
d e p r êts et d e c r éd i ts en 2016 d o n t :
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moi, qui ont étudié en France, pensent ensuite à s’installer quelque part pour le reste de leur vie, sur vingt ou trente ans. Au contraire, les jeunes qui lancent des start-up au Nigeria, par exemple, ne se sentent pas coupés de leurs expériences précédentes et restent en contact avec leurs amis des ÉtatsUnis ou de Grande-Bretagne, s’ils y ont étudié ou vécu. Et si les opportunités ne sont pas bonnes au Nigeria, rien ne les empêche de prendre l’avion pour tenter l’aventure ailleurs. C’est une manière de réfléchir très différente. Notre génération était habituée à lire le journal. Maintenant, l’information va vite, avec Twitter et les réseaux sociaux. La révolution numérique se ressent dans la sphère du travail, à mon sens. •
de mauvaises créances et des remboursements qui duraient depuis des années. Les banques étaient mal gérées et avaient un nombre de mauvais portefeuilles et d’impayés qui n’ont pas été amenés par les ajustements structurels. Faut-il en conclure que les dirigeants africains ont leur part de responsabilité ? Les responsabilités sont partagées, en effet, entre les bailleurs de fonds et les dirigeants des pays concernés. Les juges sont les populations. La génération des Millennial, née au tournant du xxie siècle, est-elle radicalement différente ? Elle l’est, en effet. Même le concept de diaspora a évolué. Les gens comme
R é p a r t i t i o n des migrants provenant d ’ A f r ique par destination
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Source : Banque africaine de développement (2011)
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le s aute urs
Achille Mbembe Né en 1957 au Cameroun, Achille Mbembe a étudié l’histoire en France de 1982 à 1986 (doctorat de l’université Panthéon-Sorbonne obtenu en 1989), avant d’exercer comme professeur assistant à l’université de Columbia de 1987 à 1990. Il a ensuite fait le choix du retour en Afrique : d’abord à Dakar, où il a été le secrétaire exécutif du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) de 1996 à 2000, puis à Johannesburg, où il vit et enseigne à l’université du Witwatersrand depuis 2001. Achille Mbembe enseigne également aux États-Unis en tant que professeur invité à l’université de Harvard et publie des essais qui démontent les modes de pensée et de fonctionnement de l’Afrique décolonisée.
Alioune Sall Docteur en sociologie, coordonnateur régional du projet d’études nationales de perspectives à long terme du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) de 1997 à 2003 à Abidjan, Alioune Sall, né en 1951 au Sénégal, est un spécialiste reconnu de la prospective en Afrique. Il est le directeur exécutif de l’Institut des futurs africains (Ifa), bureau d’études panafricain qu’il a fondé en 2003 à Pretoria. En tant qu’expert, il appuie nombre de programmes de prospective lancés dans différents pays. Il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs, parmi lesquels Afrique 2025 : quels futurs possibles pour l’Afrique au sud du Sahara ? (Karthala, Paris, 2003, avec Jacques Giri).
Felwine S arr Né en 1972 au Sénégal, Felwine Sarr a grandi entre Strasbourg, Kaolack, Tambacounda et Dakar, au gré des affectations de son père, un militaire. Formé à l’université d’Orléans, cet agrégé d’économie enseigne depuis 2007 à l’université Gaston Berger de Saint-Louis. Il a publié l’essai méditatif Dahij (Gallimard, Paris, 2009), le recueil de nouvelles 105 rue Carnot (Mémoire d’encrier, Montréal, 2011), le texte philosophique Méditations africaines (Mémoire d’encrier, 2012), puis l’essai Afrotopia (Philippe Rey, Paris/Jimsaan, Dakar, 2016). Il a cofondé le Laboratoire d’analyse des sociétés et pouvoirs/Afrique-Diasporas (Laspad) à Saint-Louis ainsi que la maison d’édition Jimsaan à Dakar.
Mebrahtu Meles Ministre éthiopien de l’Industrie, le docteur Mebrahtu Meles dispose de quinze ans d’expérience en matière de gestion, à des postes de direction d’organisations régionales et fédérales de soutien au secteur privé. Il a réalisé une thèse sur le développement du secteur privé et détient une maîtrise d’économie et de gestion de complexes agro-industriels.
Makhtar Diop Né en 1960 à Dakar, Makhtar Diop, diplômé en économie des universités de Warwick et de Nottingham, a également étudié la finance à l’École supérieure libre des sciences commerciales appliquées (ESLSCA) à Paris. Il a commencé sa carrière dans le secteur bancaire avant de rejoindre le Fonds monétaire international puis la Banque mondiale. Il a également occupé des fonctions gouvernementales, notamment en qualité de ministre de l’Économie et des Finances du Sénégal entre 2000 et 2001. En mai 2012, Makhtar Diop a été nommé vice-président de la Banque mondiale pour l’Afrique. Désigné par le magazine Jeune Afrique comme l’un des cinquante Africains les plus influents à l’échelle planétaire en 2014, il est reconnu comme un leader d’opinion dans le domaine du développement économique et social.
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iD4D, c’est quoi ? Une plateforme de débat sur le développement Le blog iD4D est animé par l’Agence française de développement. Il s’adresse aux leaders d’opinion, aux chercheurs, aux étudiants et aux acteurs du développement issus de divers horizons (bailleurs, collectivités, ONG, secteur privé, citoyens), du Nord comme du Sud. Ses auteurs sont des personnalités reconnues pour leur expertise sur les sujets de développement.
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