Le rôle que tiennent l’histoire et la mémoire dans le roman "L’histoire d’Athènes" de Nikos Tsiforos

Page 1

• • •

EHESS ENSA PARIS-LA-VILLETTE DSA ARCHITECTURE & PROJET URBAIN : PROJET URBAIN & METROPOLISATION

Enseignants: Marie-Elisabeth MITSOU, Yannis TSIOMIS

Séminaire: Villes et métropoles (XIXe-XXe siècles) : histoires, mémoires, techniques

Le rôle que tiennent l’histoire et la mémoire dans le roman historique-comique « L’histoire d’Athènes » de Nikos Tsiforos

Antonios TSILIGIANNIS PARIS, 19/09/2014


Introduction

Le livre choisi dans cette critique afin de valider le Séminaire: Villes et métropoles (XIXe-XXe siècles) : histoires, mémoires, techniques de l’EHESS, est le roman historique-comique « L’histoire d’Athènes » de Nikos Tsiforos, publié à Athènes en 1979. Dans ce livre on examine le rôle que tiennent l’histoire et la mémoire des habitants de la ville d’Athènes durant la période de l’occupation ottomane. Ce livre est utilisé comme base et source primordiale pour interroger cette question de départ, mais aussi toutes sources mentionnées qui aident à mieux aborder ce discours.

Problématique

Rédiger une critique qui parle du rôle que tiennent l’histoire et la mémoire dans un livre n’est pas chose aisée, surtout quand il s’agit d’un livre avec une attitude comique sous la forme d’un roman historique. La tache devient encore plus difficile quand le livre choisi évoque la ville d’origine de celui qui rédige la critique, ainsi qu’une période historique dont personne ne voudrait discuter. Donc, pourquoi le faire ? Parce qu’évidemment il est plus facile de le faire dans un pays neutre pour celui qui rédige, comme la France, et d’utiliser une langue étrangère au livre et à l’écrivain, à travers le français. Inscrits dans ce cadre, il est plus facile d’aborder ce thème qui reste délicat encore aujourd’hui. Cela aide à aborder une thématique qui se différencie d’une approche sentimentaliste et permet de s’exprimer d’une façon objectivement critique. Cette approche trouvera peut-être des lecteurs étrangers aux cas mentionnées dans le livre, plus désireux de lire en comparaison à des lecteurs grecs qui auraient à priori des préjugés. Pourquoi le faire en utilisant comme source primordiale un roman historique-comique ? Grâce à un tel livre nous pouvons trouver des sources et des enjeux complètement différents entre eux et complétement contradictoires, en comparaison avec un livre strictement historique. Si l’on veut vraiment aborder la thématique du rôle que tiennent l’histoire et la mémoire, c’est la meilleure façon d’aborder ce thème. Comme cette période historique d’Athènes manque énormément de sources, et étant donné que Tsiforos n’était pas un historien, mais un scénariste et journaliste avec une passion pour l’histoire, les sources secondaires sont multiples et variées, afin de mieux interroger l’hypothèse. Le fait que l’écrivain de la critique lui-même n’est pas un historien mais un architecte-urbaniste, l’a obligé à cibler son discours autour de questions dont il avait les compétences et les capacités pour s’exprimer. Dans cet œuvre on voit en premier lieu une analyse de l’effet de la gouvernance et de l’économie sur la démographie d’Athènes durant cette période, on constate ensuite la manifestation de l’histoire et de la mémoire de cette période à l’échelle urbanistique, autant que celle des bâtiments.


Biographie de l’écrivain et courte description du livre

Nikos Tsiforos fut un reconnu réalisateur, scénariste, dramaturge et journaliste grec. Il était né à Alexandrie en 1909. Deux ans après son naissance, sa famille a déménagé à Athènes. Depuis son enfance, il a commencé à écrire frénétiquement et en 1928 il a accomplit son premier œuvre théâtrale qui a été montée dans un théâtre d’été à Freattyda. Bien que ce premier effort ait échoué, il n’a pas été effrayé. Après ses études de droit, il a travaillé pour deux années dans la cour des comptes, mais il a quitté son emploi afin d’embarquer dans les navires commerciales. Jusqu’à 1939, il changeait continuellement d’emploi, mais il n’arrêtait jamais à publier ses textes. Son premier grand succès, en 1944, concernait le montage de son œuvre « Le Musée des Imbéciles », par la troupe de Dimitris Horn et Mairie Aroni, au théâtre d’Acropole. Quatre années plus tard, en 1948, il est passé au cinéma avec les « Anges perdus ». Dans la même année, il a crée son film « La Dernière Mission » qui ensuite a été sélectionné au Festival de Cannes en 1951. Pendant les années prochaines, il a coopéré avec plusieurs journaux et magazines et il a écrit plus de quarante œuvres théâtrales et quatre vingt scénarios. Une partie de ses œuvres furent produites avec Polyvios Vasileiadis, qui était son collaborateur plus proche. Nikos Tsiforos a été connu aussi par plusieurs œuvres littéraires de caractère historique, mais écrites dans une manière satirique et humoristique. Dans ces œuvres il promouvait les antihéros et le peuple simple. Son ton est parfois didactique, parfois vulgaire, parfois provocant. Il est décédé à Athènes en 1970 1. Le livre « L’histoire d’Athènes » est essentiellement la continuation de son livre « Nous et les Levantins ». Il essaye de décrire les malheurs du peuple athénien sous l’occupation ottomane. Tsiforos évoque depuis le début de sa narration qu’il existe une pénurie d’informations pour cette précise période. Ses sources primordiales semblent d’être le folkloriste-historien Kambouroglou, la tradition orale et les légendes de l’époque, ainsi que les documentations du « Chronique de Pierre » (il s’agit des histoires écrites par les Athéniens de l’époque de l’occupation ottomane sur les marbres des anciens temples et qui furent découvertes et décodées par les archéologues beaucoup des années après l’indépendance de la Grèce) 2. Pour cette raison, l’utilisation de sources secondaires a été considérée comme une obligation de cette recherche.

1

Mittler S., 2007, “Subversive Storytelling: Popular Historiography, Alternative Cultural Memory, and Modern Greek Humorist Nikos Tsiforos”, Oral and Written Narratives and Cultural Identity, New York (USA), ed. Francisco Cota Fagundes and Irene Maria F. Blayer, p. 171 - 188. 2 Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 43, 75, 79 - 80


Gouvernance, économie et démographie

Nikos Tsiforos s’inscrit dans la parfaite continuité de son livre « Nous et les Levantins », qui décrivait l’occupation des territoires grecs par les Levantins. Son livre commence ainsi en 1456 avec l’arrivée triomphante du général ottoman Omar Turachan, à Athènes, sans qu’il n’y ait de résistance de la part des Athéniens. Athènes était en effet occupée par les Levantins depuis 254 ans et la population d’origine était exclue des affaires, du pouvoir et surtout de la défense de la ville, pour des raisons de sécurité. Cela explique le peu de résistance que les Athéniens ont apporté aux Ottomans et au nouveau régime qu’ils allaient mettre en place, bien qu’il s’agisse de conquéreurs musulmans. Au moment où elle a été conquise par Turachan, la ville d’Athènes comptait près de 6000 foyers, habités essentiellement par les chrétiens. Ce manque de résistance de leur part a été apprécié par le Sultan Mehmet II le Conquérant. Il a donc doté la ville d’Athènes d’un statut spécifique et de plusieurs privilèges. Il les a ainsi dispensés de payer la taxe capitale durant son règne. Il a également imposé un cadre stricte à respecter par la nouvelle administration locale ottomane. Ces libertés laissées aux chrétiens d’Athènes, contrastaient avec les autres villes de Grèce occupées par les Ottomans3. La nouvelle administration locale ottomane, comprenant la garde de la ville et le Voïvode (le patron de la ville et le chef de la garde), s’est alors installée sur la colline de l’Acropole, dans la forteresse construite par les Byzantines, où s’était tenue l’ancienne administration Levantine. Au début, très peu d’Ottomans s’installèrent dans la ville propre avec les chrétiens, car la majorité habitait sur la forteresse de l’Acropole ou dans les grandes propriétés agricoles qu’ils avaient créés. Ces propriétés, appelées « tchifliks » 4, disposaient énormes champs. Il s’agit toujours d’une grande propriété agricole située à proximité d'une ville ou d'un village qui venait détenue en toute propriété par un patron ottoman mais qui était aussi souvent partagée en petites métairies qui pour la plupart des fois étaient cultivées par leurs anciens propriétaires. Ils devinrent au Moyen Age, une norme dans les territoires des états de l’Europe orientale, conquis par les Ottomans. Ce type de répartition des terres agricoles n’était pas inconnu en Europe occidentale, comme le montre le système féodal. Ce type de propriété n’avait cependant jamais été mis en place sur la Grèce continentale jusqu'à l’occupation ottomane et cela n’est advenu qu’après la mort du Sultan Mehmet II le Conquérant 5. Durant cette occupation ottomane, dans la région athénienne, la terre agricole était la seule commodité de grande valeur, malgré le fait qu’elle soit difficilement arable et ne permettant pas une grande variété de cultures. Elle était ainsi riche d’oliviers et de ruches. Elle était de plus, facilement taxable. 3

Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 20, 51 Tsiforos N., op. cit., p. 52 5 Bideleux R. & Jeffries I., 1998, A history of Eastern Europe: Crisis and Change, London (United Kingdom), Routledge, p. 88 4


Les Ottomans, trouvaient ces travaux indignes de leur statut de conquérant. L’exploitation des produits agricoles, l’artisanat et le commerce ont donc été réservés aux Grecs. Les Ottomans avaient néanmoins auparavant pris soin de retenir pour eux les meilleures terres, surtout celles qui appartenaient aux anciens chefs levantins. La loi du Sultan Mehmet II le Conquérant ne leur permettait cependant pas de récupérer les champs des Grecs et permettait un climat de confiance à Athènes, au début de l’occupation ottomane. De leur côté, les Ottomans s’occupaient surtout de l’ordre public et des taxes de la population locale. Cette répartition des secteurs économiques entre Grecs et Ottomans, combinée au fait qu’Athènes bénéficiait d’un statut plutôt privilégié, a été la raison pour laquelle plusieurs familles d’aristocrates et commerçants byzantins, comme les Paléologues, les Comnènes et les Theotokopoules ont choisi Athènes comme leur ville de déménagement après le conquis de Constantinople en 1453 6. Bien que les Ottomans soient les chefs de la ville et de ses alentours et qu’ils se comportaient comme tels, ils ont montré un véritable respect dans les débuts vers la population locale chrétienne, vers les anciens chefs grecs et levantins et vers les épiscopes orthodoxes. La situation s’est détériorée après la mort du Sultan Mehmet II le Conquérant en 1481. Les Grecs dont les champs étaient voisins des Ottomans ont été victimes de chantages (taxes illégales, cession de morceaux de champs,…) et les revenus des commerçants furent souvent confisqués. De nombreuses situations d’injustice rendaient la vie des chrétiens très difficile. Ainsi, soixante ans après la mort du Sultan Mehmet II le Conquéreur, Athènes ne comptait plus que 3000 foyers. La plupart de la population chrétienne a trouvé du refuge en émigrant vers la ville de Nauplie, encore sous contrôle vénitien, vers l’île de Salamis et vers les villages de l’Attique. L’île de Salamis et les villages de l’Attique étaient habitées depuis le 11ème siècle par des populations principalement arvanites. On constate donc pour la première fois une mixité et une relation riche entre la population chrétienne grecque et la population chrétienne arvanite, à cause de l’occupation ottomane. Cette relation se renforcera avec le temps et aura une importance énorme pendant la Guerre d’Independence Grecque quelques siècles après. De l’autre côté, la présence des Turcs augmentait dans la ville d’Athènes, notamment autour la forteresse de l’Acropole 7, mais cela ne suffisait pas à combler la diminution dramatique de la population, ne comptant plus que 2000 foyers en 1671. A partir de 1687, avec la guerre vénéto-ottomane, la ville restera complètement déserte pendant 3 ans, et ce, pour la première fois de son histoire de 3000 ans. Lorsque les Ottomans sont revenus à Athènes, ils ont décidé d’une réconciliation avec les Grecs qui s’étaient ligués contre eux, avec les Vénitiens et les ont incités à revenir. De nouveaux Grecs s’y sont eux aussi alors installés 89. La population a alors augmenté: avant la Guerre d’Independence Grecque en 1821, Athènes comptait environ 13000 6

Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 58 Tsiforos N., op. cit., p. 59 8 Travlos I., 1960, L’évolution urbanistique d’Athènes, Athènes (Grèce), Kapon, p. 181 9 Collignon M., 1913, Le Consul Jean Giraud et sa relation de l’Attique du XVIIe siècle, Paris (France), Imprimerie Nationale, p. 27 7


habitants, soit 2200 foyers 10. Cependant, le respect des Ottomans vis-à-vis des Grecs, et notamment vis-à-vis de leur droit de propriété des Grecs, ne se mettra pas en place. Les Ottomans, considérant que les Grecs les avaient trahis, ont ainsi récupéré l’ensemble des terres agricoles, comme punition et considéraient les cultivateurs grecs comme leurs serfs. Les familles aristocratiques et éduquées déménagèrent alors définitivement vers les Iles Ioniennes, le Péloponnèse et Venise. Le période entre 1687 et 1821 est décrite par Tsiforos comme la pire de l’histoire d’Athènes. Selon lui, l’administration ottomane, pendant la dernière période de l’occupation, se comportait tellement durement que même les habitants Turcs réagissaient. Il évoque néanmoins un manque presque complet de descriptions historiques et de sources. Les mêmes constats sont par ailleurs faits par Kambouroglou, (qui est la source primordiale de Tsiforos)11.

Urbanisme et architecture

Athènes à l’époque de l’occupation ottomane, n’avait rien à voir avec Athènes d’aujourd’hui. Il s’agissait d’une petite ville qui s’étendait de la Porte d’Hadrien à l’est, jusqu'au Temple d’Héphaïstos à l’ouest, et de la Tour des Vents au nord (qui étaient situés dans un quartier éloigné à l’époque) jusqu’au quartier de Koukaki au sud. Au-delà de cette zone, il n’y avait que des champs et des prairies. La limite de la ville ne dépassait pas la trace de l’ancienne muraille de la période romaine tardive qui n’a disparu qu’au 17e siècle 12. La ville restait notamment plus modeste que celle de l’époque romaine et classique, et évidemment beaucoup plus petite que celle d’aujourd’hui. La distance à parcourir entre la ville d’Athènes de cette époque et le quartier de Patissia, qui aujourd’hui se trouve en plein centre-ville (et dont le nom tient son origine d’un chef turc qui avait son « tchiflik » à cet endroit) était un véritable voyage. Le réseau routier étant presque inexistant faisait que les seules personnes qui sortaient de la ville étaient les agriculteurs et les brigands. Le Pirée, port militaire d’Athènes pendant l’Antiquité, était à l’époque de l’occupation ottomane un lieu également désert 13. Athènes ne disposait pas d’enceinte fortifiée. Contrairement aux autres villes grecques qui étaient protégées par une forte muraille (surtout pour se protéger des invasions pirates), Athènes était une ville non fortifiée, après le règne du Sultan Mehmet II le Conquérant. La logique de ce choix urbain semble venir du fait qu’Athènes ce trouvait au centre du territoire helléniste, et que l’absence d’une muraille rendait toute révolte inutile, étant donné que les révolutionnaires se trouveraient sans protection. 10

Travlos I., 1960, L’évolution urbanistique d’Athènes, Athènes (Grèce), Kapon, p. 234 Kambouroglou D., 1931, Athènes pendant les années 1775-1795, Athènes (Grèce), Estia, p. 58 - 60 12 Shear T.L., 1939, “The campaign of 1938”, Hesperia (VIII), Athens (Greece), The American School of Classical Studies at Athens, p. 220 13 Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 28 11


Les Ottomans n’ont pas pris tout de suite la mesure des conséquences d’une ville ainsi ouverte vers l’extérieur. Sans aucune forme de contrôle par les autorités 14, les Athéniens entraient et sortaient de la ville librement, pouvaient se déplacer et facilement faire le commerce de nombreux produits (nourriture mais armes aussi). Cela permettait surtout une constante communication avec le reste de la région de l’Attique, les villes encore contrôlées par les Vénitiens en Grèce et aussi avec l’ouest de l’Europe. Grace à ce lien permanent avec le monde extérieur, les Athéniens étaient devenus les informateurs pour l’Europe de la situation dans laquelle les zones occupées par les Ottomans se trouvaient, sensibilisant le monde occidental, ce qui conduira au mouvement du philhellénisme quelques siècles après. Cette situation exceptionnelle a pris fin au 18e siècle, quand les autorités ottomanes ont finalement obligé les habitants d’Athènes à bâtir une muraille autour la ville permettant le contrôle des circulations de personnes et de marchandise et la mise en place d’un système de taxes 15. Dans la ville d’Athènes, les foyers des Grecs étaient concentrés dans les quartiers autour des églises, appelés les « enories ». Chaque « enoria » était coordonnée par un ou deux chefs Grecs, et tous les chefs des « enories » réunis constituaient le conseil des Grecs d’Athènes. Leurs décisions étaient toujours respectées par les habitants des « enories » et ils jouaient le rôle d’intermédiaires avec l’administration ottomane. Les « enories » étaient organisées selon une spécialisation professionnelle, ainsi chaque « enoria » regroupait des artisans et des commerçants d’un même secteur. Cette division et spécialisation par quartiers était encore visible dans le centre historique et commercial d’Athènes dans les années 1980. En général, les Grecs passaient la plus grande partie de la journée dans leurs foyers. Ils évitaient de rester dehors à cause des conditions climatiques (extrêmement froid pendant les nuits d’hiver, extrêmement chaud pendant les jours d’été), mais aussi pour des raisons de sécurité, surtout après 1481 quand l’administration ottomane a adopté une attitude plus dure envers les Grecs. Les seules occasions de se réunir dans l’espace public étaient les fêtes religieuses et les mariages, devant les églises de chaque « enoria », sur de petites places appelées « platomata » 16. Malgré le fait que le territoire grec était parmi les derniers territoires de l’ancien Empire Byzantin à se christianiser, et vu que l’Empire Ottoman tolérait assez bien les autres religions que la sienne, y compris le christianisme, on constate une forte assimilation de l’identité orthodoxe par les Grecs. Pendant le période de l’occupation ottomane, les Grecs ont utilisé leur religion comme un facteur de socialisation et d’identité commune et leurs églises comme lieux dédié à cet usage. Le rôle des églises dans la constitution des quartiers des villes grecques est visible encore aujourd’hui. L’habitude de construire les quartiers et les faubourgs autour d’une église et de sa place, résultait du besoin des bâtir des points de référence. En plus, plusieurs communes prenaient le nom des saints patrons, et cette pratique se perpétue avec les stations du métro athénien qui sont positionnées dans un emplacement central, utilisant les 14

Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 57 Kambouroglou D., 1931, Athènes pendant les années 1775-1795, Athènes (Grèce), Estia, p. 58 - 60 16 Tsiforos N., op. cit., p. 199 15


places des églises, et adoptant le nom du saint. Evidemment cette pratique affecte les toponymes, et comme on le sait, les toponymes restent vivants plus longtemps que les lieux et les pratiques actuelles. Outre les églises on trouve dans cette période certains autres éléments qu’on pourrait appeler des « agents urbains ». Parmi les plus importants nous pouvons citer les fontaines. Athènes est une ville où l’eau est rare. La région ne dispose pas de grands fleuves, et ses deux rivières ressemblent plutôt à des torrents saisonniers. Pourtant, le sous-sol athénien cache plusieurs sources d’eau potable. La plupart de ces sources, exploitées pendant l’antiquité mais délaissées pendant le Moyen Age, ont été retrouvées et exploitées par les Ottomans. La culture turque est fortement attachée aux fontaines et aux thermes. Il existe presque un mysticisme autour des rituels turcs qui concernent l’eau, donc pour les Ottomans il s’agissait d’une véritable mission. Construire un puits dans chaque foyer était presque impossible, tant il s’agissait d’une entreprise extrêmement difficile et couteuse. Seuls quelques aristocrates et commerçants pouvaient se permettre le luxe d’avoir un puits chez eux. Donc, face aux besoins fonctionnels de la ville, mais aussi pour des raisons spirituelles, les Ottomans ont construit plusieurs fontaines, la plupart du temps dans les lieux où elles existaient déjà à l’Antiquité. Parmi elles, la plus célèbre était celle du quartier de la Tour des Vents, limite entre les quartiers grecs et les quartiers turcs. Chez les Grecs, chercher l’eau à la fontaine pour les besoins quotidiens du foyer était une tâche strictement réservée aux femmes de chaque famille, ce qui générait des tensions entre les hommes turcs et les femmes grecques et plusieurs incidents entre les deux populations ont débuté à cause de cela précisément autour de ces lieux 17. Les Turcs ont aussi procédé à un renouvellement de l’équipement public de la ville d’Athènes, surtout après sa reconstruction qui a suivi la guerre vénétoottomane. En tant que chefs de la ville, ils ont construit la plupart des bâtiments publics soit dans leurs quartiers-même, soit aux limites. Les bâtiments les plus importants étaient les mosquées et aussi le bazar. Le quartier du bazar conserve jusqu’à ce jour son caractère commercial et il est intéressant de noter que l’endroit-même où il était construit coïncide avec le marché (forum) romain. En effet, la plupart des bâtiments publics de la période ottomane d’Athènes était construite soit à proximité des bâtiments antiques, soit en lieu et place des anciennes constructions. Ce phénomène est notamment dû au fait que les Ottomans habitaient sur l’Acropole et à proximité, mais aussi au fait que le anciennes ruines étaient la meilleure carrière de marbre et de pierre pour toute la région athénienne. Les bâtiments semi-détruits ont presque disparu à cause de cette pratique et leurs éléments architecturaux étaient donc perdus pour l’éternité. Au contraire, les édifices qui existaient encore dans un état intègre, et qui pour la plupart étaient déjà réutilisés par les Byzantins et les Levantins avant les Ottomans, ont pu échapper à la destruction et leur transformation en source de marbre et pierre. Leur conversion et adaptation aux besoins de l’époque les a en effet pour la plupart sauvé de la détérioration naturelle qui les attendait s’ils étaient restés vides, malgré le coût qui était parfois très lourd (voir le bombardement 17

Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 77, 299


par les Vénitiens du Parthénon qui était converti en entrepôt de poudre à canon par les Ottomans) 18. Comme indiqué précédemment, le plus grand temps de la vie quotidienne pendant le période de l’occupation ottomane d’Athènes se déroulait dans les foyers. Ces foyers qui constituaient les « enories » étaient simples et pauvres. C’était le plus souvent une maison d’un étage, avec une cour intérieure, et le mur extérieur de la cour et de la maison était assez haut pour que l’intérieur ne soit pas visible depuis l’extérieur. 19 Les égouts étaient inexistants et en hiver, les rues étaient sales et pleines de boue. Le froid était combattu par de petits feux. La cour disposait presque toujours de deux petits bâtiments, un pour les ânes et les chèvres, et un toujours en limite de la parcelle, qui était utilisé comme latrine. Dans le bâtiment principal de la maison, la plus grande pièce était le salon avec la cuisine, et il y existait aussi une chambre à coucher, parfois deux, si le foyer était assez grand. En été la vie quotidienne de la maison se déroulait pour sa plupart dans la cour intérieure de la maison avec le mur haut. Là, ils cuisinaient, ils dormaient pendant l’après-midi, ils se ramassaient en famille et ils se divertissaient 20. Par les descriptions que l’on trouve dans le livre de Tsiforos, on peut faire un lien avec les vieilles maisons populaires du 19e siècle, comme elles sont décrites par l’architecte Aris Konstantinidis 21. Les maisons populaires du 19e siècle, en effet, suivaient exactement la typologie de celles de la période de l’occupation ottomane. Plus étonnant encore, Une deuxième ressemblance existe entre ces foyers de l’époque ottomane et la typologie des maisons de la Grèce antique, comme constaté par plusieurs fouilles et études archéologiques. Ce constat est un premier élément qui montre une continuité dans la façon de bâtir. Une mémoire du lieu, même si son origine était oubliée par les Athéniens de l’époque. Après la morte du Sultan Mehmet II le Conquéreur et face aux injustices grandissantes imposées par l’administration ottomane, les Athéniens ont commencé à étendre les murs extérieurs de leurs foyers au dépend de la largeur des rues publiques. Les habitants chrétiens de la ville ont transformé la forme de celle-ci avec ses rues larges, créés sous le règne des ducs florentins Acciaiuolis, en un labyrinthe de petites ruelles et impasses entourées par les murs hauts des foyers. Les rues étaient tellement étroites pour que seul un âne chargé puisse les utiliser. En plus, la complexité des carrefours et des îlots urbains était tellement grande que dans chaque « enoria » seuls les habitants pouvaient savoir avec certitude où aller sans se perdre 22. Grace à cette pratique, les Grecs ont diminué les possibilités de voir leurs enfants enlevés dans une opération de « devchirmé » (l’enlèvement des enfants chrétiens dans les Balkans se faisaient pour qu’ils puissent devenir soldats dans les troupes élites des « janissaires » ou femmes du harem du 18

Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 277, 290 Tsiforos N., op. cit., p. 25, 26, 27 20 Tsiforos N., op. cit., p. 37, 38 21 Konstantinidis A., 1950, Les vieilles maisons athéniennes, Héraklion (Grèce), Presses Universitaires de Crète 22 Kambouroglou D., 1896, L’histoire d’Athènes : Le période de l’occupation ottomane (Volume 3), Athènes (Grèce), Alexandros Papageorgiou, p. 86 - 90 19


Sultan, après être élevés comme des Ottomans). Et plus largement, ces labyrinthes permettaient à tous ces qui voulaient échapper aux gardes ottomanes dans la ville, de le faire 23. Cette typologie d’urbanisme défensif pour les chrétiens, était très importante aussi pour faire face à un autre danger grave : les pirates qui pillaient les côtes de la Méditerranée trouvant Athènes facile d’accès, vu que la ville ne disposait pas de muraille. Chaque fois qu’il y avait une invasion pirate, les Ottomans s’enfermaient dans la forteresse de l’Acropole jusqu'au départ des pirates, donc les habitants chrétiens de la ville devaient se défendre seuls, ce qu’ils faisaient avec ce système urbanistique. L’application de ce système était déjà une réalité dans les îles de l’Egée, mais c’est la première fois qu’on constate son application dans une grande ville de la Grèce continentale. Pourtant, même pour la ville d’Athènes cette forme labyrinthique n’était pas pour la première fois appliquée. Si on fait une comparaison entre le plan de la ville d’Athènes de la période classique et celui de la période ottomane, on trouve beaucoup de similitudes avec un maintien de la plupart des rues. On constate donc une deuxième mémoire commune existante, même si son origine aussi était oubliée par les Athéniens de l’époque. Cette mémoire formelle est encore existante aujourd’hui quand on se promène dans le quartier de Plàka dans la partie historique d’Athènes. Bien sûr les rues de Plàka ont été élargies pendant les années 1850, mais le motif urbain reste toujours similaire à la période ottomane et à celle de l’antiquité classique. L’effet primordial des invasions pirates dans l’espace athénien n’était pas notable dans sa structure urbaine. Le fait que le Pirée ne soit jamais devenu un véritable port pendant la période ottomane mais juste un petit stationnement pour les bateaux commerciaux entre l’Europe de l’ouest et le Levant est dû surtout aux invasions pirates, mais aussi à son manque de protection, notamment sur le plan urbain 24. Mais l’effet le plus important est lié au fait que les Grecs ont commencé à faire entrer clandestinement des armes pour qu’ils puissent se défendre en cas d’invasion pirate. Vu que la garde ottomane les laissait se défendre par leurs propres moyens, les Grecs ont pu rassembler leurs forces et former des groupes armés de vigilants/bandits, défiant le pouvoir ottoman. Ces groupes de bandits ont fait de la campagne grecque un lieu de liberté et de défiance de la loi ottomane. Bien que des crimes aient été évidemment commis, la valeur de cette auto-défense armée, a été déterminante pour le destin des Grecs. Finalement, un sentiment de crainte et de peur, s’est mué en un souhait de se débarrasser des Ottomans, un souhait qui a mené à l’invitation du général vénitien Morosini, pendant la guerre vénéto-ottomane et après son échec, à la Révolution Grecque en 1821. Les Athéniens avaient aussi développé un autre système défensif de leur ville dans leurs propres maisons. Afin d’éviter l’enlèvement de leurs enfants et pour aider ceux qui étaient poursuivis par les forces ottomanes, ils ont créé des passages cachés dans les murs communs des maisons. Avec cette méthode qui connectait les maisons de chaque îlot urbain, ou même d’un quartier, ils évitaient le risque de tomber dans les mains ottomanes pendant 23 24

Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 31 Tsiforos N., op. cit., p. 56


les périodes de conflits. En plus, ils pouvaient cacher des armes, de la nourriture ou même des objets de valeur dans des espaces enterrés. Ces espaces parfois étaient aussi grands que les maisons au-dessus, et souvent, ils étaient connectés de maison à maison. Les voisins se faisaient confiance, comme ils partageaient tous le même sort. Cette pratique est aussi documentée dans les écrits de Xénophon autour la révolution des anciens Thébains. Evidemment ils ont utilisé le même système des connexions entre les murs des maisons afin d’organiser une révolution contre les Spartiates sans être aperçus 2526. Toute ces pratiques qui ont commencé comme des façons défensives pour éviter les ottomans ont établi non seulement un sentiment de communauté entre les chrétiens habitants d’Athènes, mais ils on aussi créé la base pour ce qui se manifesterait comme une conscience nationale trois siècles après 27.

Conclusion

L’histoire d’Athènes pendant la période de l’occupation ottomane est marquée dans la crainte commune de la population grecque comme un trou noir dans l’histoire de la ville. Parfois, cette période est même présentée comme si l’histoire s’était arrêtée et la mémoire devrait s’effacer. La mémoire du peuple athénienne pourtant, celle vécue, celle inexplicable, celle omniprésente, continue son parcours depuis l’antiquité jusqu'à nos jours, traversant la période recherchée, comme on a constaté dans l’analyse et la critique de l’œuvre de Tsiforos. Il devient évident que sans la période ottomane on n’aurait pas l’ensemble qui est indispensable pour qu’on puisse parler de l’histoire d’Athènes. Si on peut donc généraliser par le paradigme d’Athènes et évoquer une conclusion, cela serait que tous les peuples ont des périodes perçues communément comme des périodes négatives dans leurs histoires, mais il n’y existe aucun peuple dont l’histoire s’était arrêtée et la mémoire avait disparu.

25

Xénophon, Helléniques, 5.4 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres : Pélopidas, 8 - 13 27 Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis, p. 37 26


Bibliographie

Tsiforos N., 1979, L'histoire d'Athènes, Athènes (Grèce), Ermis

Mittler S., 2007, “Subversive Storytelling: Popular Historiography, Alternative Cultural Memory, and Modern Greek Humorist Nikos Tsiforos”, Oral and Written Narratives and Cultural Identity, New York (USA), ed. Francisco Cota Fagundes and Irene Maria F. Blayer

Bideleux R. & Jeffries I., 1998, A history of Eastern Europe: Crisis and Change, London (United Kingdom), Routledge

Travlos I., 1960, L’évolution urbanistique d’Athènes, Athènes (Grèce), Kapon

Collignon M., 1913, Le Consul Jean Giraud et sa relation de l’Attique du XVIIe siècle, Paris (France), Imprimerie Nationale

Kambouroglou D., 1931, Athènes pendant les années 1775-1795, Athènes (Grèce), Estia

Shear T.L., 1939, “The campaign of 1938”, Hesperia (VIII), Athens (Greece), The American School of Classical Studies at Athens

Konstantinidis A., 1950, Les vieilles maisons athéniennes, Héraklion (Grèce), Presses Universitaires de Crète

Kambouroglou D., 1896, L’histoire d’Athènes : Le période de l’occupation ottomane (Volume 3), Athènes (Grèce), Alexandros Papageorgiou

Xénophon, Helléniques

Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres : Pélopidas


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.