BERNARD BLISTÈNE
Bernard Blistène est aujourd’hui directeur honoraire du Musée national d’art moderne-Centre Pompidou. Conservateur au MNAM à partir de 1984, il a amplement contribué à la constitution de la collection d’Arte Povera du Musée. Directeur des Musées de Marseille de 1990 à 1997, il consacre sa première exposition à la présentation de la totalité de la collection d’Arte Povera du MNAM et rend en parallèle hommage au photographe Paolo Mussat Sartor, l’un des protagonistes complices du mouvement dès le début des années 1970. Il a publié de très nombreux travaux sur le mouvement.
Quel est votre rapport à l’Arte Povera ?
BERNARD BLISTÈNE: Mon rapport à Arte Povera tient d’abord de la relation que j’ai entretenue avec Giancarlo Politi, l’éditeur de la revue Flash Art à Milan, qui publie en novembredécembre 1967, l’article : « Appunti per una guerriglia » (Notes pour une guérilla), de Germano Celant. J’ai, pendant de très nombreuses années, travaillé avec Giancarlo Politi, qui m’avait fait confiance puisque j’étais correspondant français de sa revue, puis rédacteur en chef de Flash Art France. J’aimais en lui comme je l’aime toujours aujourd’hui son goût jamais démenti pour toutes formes de guérillas. Politi ne s’est jamais cantonné à soutenir un mouvement. Il est tout sauf un idéologue et je crois qu’il est pleinement un guerrillero de l’art. Peut-être l’a-t-il foncièrement été parce qu’il a pleinement vécu ce que les italiens appellent « les années de plomb » (anni di piombo), et qu’il ne peut imaginer que l’art ne soit pas l’écho critique de la réalité sociale et politique du contexte dans lequel il se développe. Et puis, Politi a quelque chose de ce que les Italiens ont appelé « l’opéraïsme », ce mouvement ouvrier et courant marxiste du début des années 1960, issu de la revue Quaderni Rossi fondée par le dissident Raniero Panzieri qui, je crois, sous-tend le meilleur de la création des années 1960 et des années 1970, et qui, bien évidemment, voit favoriser et éclore la notion d’Arte Povera.
C’est donc Flash Art et la relation de fraternité que j’entretiens depuis presque 50 ans avec Politi, qui m’a fait venir à Milan pour travailler sur la revue et m’a permis d’avoir une certaine familiarité avec différents artistes, qui m’a donné également de comprendre que l’Italie des années 1970 était en pleine ébullition créatrice. Je suis né en 1955—j’étais donc très jeune à l’époque— et ce rapport avec Arte Povera s’est aussi doublé d’une relation critique que je pouvais avoir vis-à-vis de la situation de l’art en France, que je trouvais probablement moins exaltante, peut-être davantage liée à ce que nous appelions les « Trente Glorieuses », qui n’avaient à mes yeux probablement pas le même impact
Bernard Blistène is currently honorary director of the Musée National d’Art Moderne at Centre Pompidou. As MNAM curator since 1984, he has contributed greatly to the creation of the museum’s Arte Povera collection. As Director of the Musées de Marseille from 1990 to 1997, his first exhibition presented the full MNAM Arte Povera collection while also paying tribute to the photographer Paolo Mussat Sartor, a fellow traveler of the movement since the early 1970s. Blistène is the author of many published works on Arte Povera.
What is your relationship with Arte Povera?
BERNARD BLISTÈNE: My relationship with Arte Povera stems first and foremost from my relationship with Giancarlo Politi, editor of the Milan-based magazine Flash Art, which featured an article by Germano Celant in the November-December 1967 issue, “Appunti per una guerriglia” [Notes on a guerrilla war]. I worked with Politi for many years, first as French correspondent for his magazine, then as editor-in-chief of Flash Art France. What I liked about him then as now is his enduring taste for all forms of guerrilla action. He never confined himself to supporting a movement. He is anything but an ideologue; I consider him a true “guerrilla of art”. The fundamental reason for this may be that he lived through what the Italians call the “Years of Lead” [anni di piombio] and can only imagine art as the critical echo of the social and political reality of the context in which it develops. What’s more, Politi has absorbed something of operaismo, 1 a workers movement and Marxist current of the early 1960s, born from the pages of Quaderni Rossi, the magazine founded by the dissident Raniero Panzieri. This movement, I believe, underpins the best of artistic creation from the 1960s and 1970s and of course helped foster the notion of Arte Povera. So it was Flash Art and the brotherly relationship I have shared for nearly fifty years with Politi—who brought me to Milan to work on his magazine and through whom I gained a certain familiarity with a number of different artists—that revealed to me an Italy in full creative ferment in the 1970s. I was born in 1955 and so quite young at the time, and my view of Arte Povera was complemented by a critical relationship with the art scene in France, which I probably found less exhilarating, perhaps more strongly linked to what we call the Trente Glorieuses2 and to my mind probably without the same social, political, and aesthetic impact—except of course in the case of an artist such as Daniel Buren. My relationship with Arte Povera was thus an attempt at taking both a critical and politically engaged stance towards creativity itself—let’s call it a “poiesis”—that I sensed was deeply rooted in the times.
Manifesto “Arte Povera. Appunti per una guerriglia” da Flash Art no. 5 Novembre—Dicembre 1967,
Archivio Flash Art.
social, politique et esthétique, si ce n’est évidemment avec un artiste comme Daniel Buren. Ce rapport à l’Arte Povera était donc à la fois, pour moi, la tentative d’un rapport critique et également engagé à la création. Appelons cela « une poïétique » que je trouvais profondément ancrée dans le contexte de l’époque.
Comment définiriez-vous l’« Arte Povera » ?
BB: Je me garderai bien de le définir, tant ses protagonistes sont divers et « l’activité critique la moins exacte des sciences humaines » comme aime à le dire le grand historien de l’art JeanClaude Lebensztejn, mais je ne saurais envisager Arte Povera en le dissociant de la personnalité de celui qui l’a porté, structuré et pour qui je conserve respect et admiration. Je veux parler bien sûr de Germano Celant. Mais puisque vous me demandez une définition nécessairement incomplète, je commencerais peut-être par vouloir situer Arte Povera et son action—disons-même son activisme—dans ce momentum italien si profondément lié aux années de plomb que j’évoquais à l’instant.
J’étais à la fois fasciné et effrayé par la multiplication des conflits politiques entre marxisme, communisme d’un côté et de l’autre les mouvements libéraux. Je me souviens d’avoir justement découvert à Milan la revue née en 1964 de Toni Negri qui s’appelait Classe Operaia (Classe Ouvrière), ainsi que l’organisation Lotta Continua (Lutte Continue), née de cette gauche extraparlementaire de stratégie d’insurrection
How would you define Arte Povera?
BB: I would hesitate to define it. Its protagonists are so diverse and “criticism is the least exact of social sciences”, as the great art historian Jean-Claude Lebensztejn likes to say. At the same time, I would not be able to envision Arte Povera dissociated from the person who supported and structured it, and for whom I have the greatest respect and admiration. I’m referring, of course, to Germano Celant. But since you’re asking me for a necessarily incomplete definition, I would start by situating Arte Povera and its action—or indeed its activism—in the Italian momentum that was so deeply rooted in the Years of Lead I mentioned just now. I was both fascinated and disturbed by the spate of political conflicts between Marxism and communism, on the one hand, and the liberal movements, on the other. I remember I had just discovered, in Milan, Toni Negri’s magazine Classe Operaia [Working Class], inaugurated in 1964, and the extraparliamentary leftist worker-insurrection organization Lotta Continua [Ongoing Struggle], both of which embodied a similar strategic idea to that later expressed in the premises of Arte Povera. I remember the movements advocating labor strikes at Pirelli, Fiat, and elsewhere. Unlike their counterparts in France, they encompassed both labor and student movements. Remember the scene from Michelangelo Antonioni’s film Zabriskie Point (1970)! I later read the book by Nanni Balestrini, Vogliamo Tutto (1971) [We Want Everything], a very important work that described
BB: Celant a fait évoluer son concept—ce qu’il appelait « une expression libre »—et avec lui les artistes, comme tout guerrier fait évoluer sa stratégie, qui est aussi une stratégie d’infiltration du cadre socio-politique et de ses transformations. Voyez l’Igloo de Giap [(1968), de Mario Merz] : « Si l’ennemi se concentre, il perd du terrain, s’il se disperse, il perd sa force ». De ce point de vue, j’ai toujours été fasciné de voir l’extrême mobilité de ces différents artistes, selon les contextes, selon les situations dans lesquelles ils se trouvaient. Mais j’ai aussi toujours été fasciné par le fait que ce soit, dans les moments de prise de conscience partagée, quand même une expérience collective. Je veux dire quelque chose qui a été porté par un critique, certes, mais également dans une volonté de définir des stratégies de groupe et de définir ce que j’appellerais un langage immédiat. Un langage immédiat, au demeurant, par opposition à Marcel Duchamp, qui lui se tient résolument dans le non-langage. Or, je ne connais pas de destruction du langage chez les artistes d’Arte Povera, mais plutôt ce que j’appelle en soulignant l’impact de Wilhelm Reich, Herbert Marcuse et d’autres sur ces artistes, « une forme de synthèse entre phénoménologie et marxisme » et qui s’affirme souvent par des titres et slogans très simples—« Tutto », « Odio », « Direzione », « Cannone semovente », « Città Ideale »—tels des concepts et des actions qui peuvent être reçus de manière très immédiate. Je crois par ailleurs qu’il est très important de remarquer qu’il n’y a pas grand-chose de Marcel Duchamp dans l’Arte Povera. Je veux dire par là qu’il n’y a pas grand-chose de ce que l’écrivain-
much of Marcel Duchamp in Arte Povera. What I mean is that there is not much of what the Italian Marxist writer Maurizio Lazzarato had to say about Duchamp and the Éloge de la Paresse [Praise of Laziness], Duchamp and the idea of non-work. On the contrary, there is the idea of taking up the question of work very seriously and moving away from the allure exerted in the 1970s by Duchamp, who had long questioned the qualities attributed to artists: creativity, freedom, autonomy. Arte Povera, in a certain way, is an attempt to do just the opposite, and that was a very bold stance to take, given that Duchamp had become for many the epitome of creativity. It seems to me, however, that the Italians were attempting to invest that idea of creativity with a certain form of idealism and broad romanticism that Duchamp had clearly decried, but that many artists were rushing into at the time. So yes, there is an evolution, a transformation, and Celant was right in saying some twenty years later that “the true pertinence of the movement lay in the fact that it never succumbed to an ideology”. It might be interesting to see if that transformation echoed in some way the transformations of those terrible Years of Lead that went on for so long in Italy. Because when you look at the chronology of these Marxist currents in Italy, they began in the early 1960s and ended more or less towards the 1980s, which is a considerable amount of time and history. We are often told that the assassination of Aldo Moro marked the point of no return, when the violence became not only Marxist but also neofascist. Of course I will not fall into the error of equating or even comparing
personnalités absolument différentes, certains venant du maoïsme, d’autres étant davantage dans une sorte de spontanéisme. Tout comme le Théâtre Pauvre de Jerzy Grotowski a été une source, une matrice, alors que Grotowski lui-même, disait des artistes d’Arte Povera qu’ils n’avaient rien à voir avec son idée du théâtre pauvre. Ceci est en partie vrai, mais aussi en partie faux, car le goût que les artistes d’Arte Povera avaient pour les matériaux primaires tels que le carton, les journaux, la terre, se retrouve également dans le théâtre de Grotowski, dans sa pensée et dans sa méthode. Je pense que ce tronc commun est en quelque sorte un ciment pour beaucoup de ces artistes.
Quelles sont les thématiques récurrentes dans la production des artistes d’Arte Povera ?
Y en a-t-il qui vous interpellent en particulier ?
BB: L’un des traits communs des artistes d’Arte Povera, c’est de déconstruire les choses et de ne pas privilégier le matériau comme une fin en soi. Il est probable qu’au sein des artistes du mouvement, il y ait aussi un distinguo entre le matériau et le matériel. Les artistes d’Arte Povera n’ont pas la sculpture, par exemple, comme objectif. Ils recherchent plutôt le processus, l’expérience ; ils ont plutôt un regard critique sur la production esthétique. Pour reprendre le mot, ils sont plutôt « anesthétiques ». Comme d’une certaine façon, d’ailleurs, Celant reconnaissait dans l’intuition de son exposition IM spatio, image, espace, la
the caged pigs, the observer experienced a sort of realization of an alienation from the living. And it was in 1969 that one of the greatest filmmakers of the time [Pier Paolo Pasolini – ed.] created his masterpiece of eroticism and violence, Porcile [Pigsty]. The fundamental differences among Arte Povera artists prevents the characteristics of the movement from being reducible to a few notions or examples. What relation is there between Pistoletto and his Oggetti in meno [Minus Objects] of 1965 and Kounellis’s rapport with Antiquity and his Greek homeland as expressed in his 1972 “collaboration” with Pulcinella, where Stravinsky’s score becomes a painting? What relation is there between an artist such as Merz, who hailed from painting—with his idea of resurrecting the primitive yurt of anthropologists in his reconstruction of the absolutely fundamental and primal form of the igloo—, and Fabro’s idea of erecting something of the avant-garde relationship with space in his sculptural formulations linked to Italian history and culture? Arte Povera is this relationship with the elements, with heat and cold; it is unquestionably, in all its diversity, something of this “Italian identity”, to borrow from the title of the exhibition that Celant enacted at Centre Pompidou in 1981, where the sculptural vocabulary of the exhibited artists testified to the plethora of different and specific pursuits.
In this galaxy—clearly the offspring of an intuition, ruled by conflicts and oppositions but still affording vitality to a processual activity grounded in different practices and merging with the exigencies of experiential reality—, it was inevitable that certain