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PROM ISE 201 2
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UNTITLED 1992
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HEARD 2014
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UNTITLED 1 9 8 0 –1 9 8 2
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INTESTINE 1992
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F R E E FA L L 1994
UNTITLED (H A IR) 1990
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LAS ANIMAS 1997
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[ fig. 8 ] Kiki Smith, Milky Way, 1993 Papier, fil de métal, feuille d’argent, feuille d’or blanc et méthylcellulose ∙ Paper, wire, silver leaf, white gold leaf, and methylcellulose 186,7 × 43,2 × 97,8 cm © Kiki Smith, courtesy Pace Gallery
Cette idée a inspiré les sculptures, toutes deux précédées d’un dessin, Rapture (2001) [ p. 79 ] et Born (2002). Dans la première, une femme jaillit du corps d’un loup, croisant la référence à l’histoire du Petit Chaperon rouge et à sainte Geneviève, mais empruntant aussi à l’iconographie de la Naissance de Vénus et de la Femme de l’Apocalypse, et, dans la seconde, une biche accouche d’une femme adulte. En dehors des sources visuelles et littéraires, l’iconographie privilégiée par Smith peut également évoquer les reliques et autres objets de dévotion, comme les pendentifs en forme de moules qui représentent une vulve 16.
Le corps est liquides
Certaines œuvres de Smith représentent différents phénomènes naturels transitoires qui se trouvent ainsi matérialisés. Les fluides corporels, notamment les larmes ( Untitled, 1991), sont associés à la pluie et figés dans ce bref instant où ils se forment et coulent en lignes régulières. Brown Water (1999) [ pp. 34–35 ] représente l’immobilisation de centaines de gouttes d’eau polluée tombées sur le sol, tandis que des perles rouges symbolisent l ’ hémorra gie menstruelle (Untitled ( Bloody Trailing Blood ), 1993 ), et que le lait maternel, associé à la voie lactée, est coagulé dans son écoulement. L’iconographie de Milky Way (1993) [ fig. 8 ] rappelle celle
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a reference to Little Red Riding Hood and Saint Genevieve, but also borrowing from the iconography surrounding the Birth of Venus and the Woman of the Apocalypse, who often has the features of the Virgin Mary; while in the latter, a doe gives birth to an adult woman. Besides her visual and literary sources, the iconography that Smith favors may also suggest relics and other devotional objects like the mussel-shaped pilgrimage badges that depict female genitalia.16
The Body Is Made of Liquids
Some of Kiki Smith’s works also depict a range of transitory natural phenomena that are made concrete in the process. Bodily fluids, especially tears ( Untitled, 1991), are associated with rain and frozen in that brief moment when they form and flow in regular lines. Brown Water (1999) [ pp. 34–35 ] immobilizes hundreds of drops of polluted water that fell to the ground, while in Untitled (Bloody Trailing Blood ) (1993) red beads symbolize the hemorrhaging of menstrual blood, and mother’s milk is linked to the Milky Way, coagulated in its flow. The iconography of Milky Way (1993) [ fig. 8 ] recalls the imagery of the miracle of
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[ fig. 9 ] Alonso Cano, Saint Bernard et la Vierge, 1645–1652 ; 1657–1660 Huile sur toile ∙ Oil on canvas 267 × 185 cm Museo del Prado, Madrid. Acquis auprès de Manuel González pour le Musée du Prado, 1968. P003134
du miracle de la lactation de saint Bernard de Clairvaux. En prière devant une statue de la Vierge, le saint lui adressa les paroles suivantes : « Monstra te esse matrem» («Montre-toi notre mère »). Il lui donna vie et en reçut un jet de lait [ fig. 9 ]. Smith « aime l’idée de parties du corps suintant des liquides de manière incontrôlée. C’est comme essayer d’être un corps contenu et qu’ensuite ce chaos se déverse, comme s’il sortait à travers la peau et les orifices et qu’il était retenu par la gravité 17. » Tandis que la trace du mouvement des fluides est matérialisée en des constellations astronomiques – l’artiste les qualifie de «dessin dans l’espace18 » –, le corps bleu de la figure féminine représente le ciel à lui tout seul. Le bleu a longtemps été l’une des rares couleurs employées par Smith, qui a d’abord privilégié les teintes naturelles des matériaux utilisés19. C’est la couleur du manteau de la Vierge, ainsi que celle des étendues céleste et aquatiques. Dans l’autoportrait My Blue Lake (1995) [ p.33 ], le visage de Smith est scalpé, mis à plat grâce à une caméra périphérique permettant des prises de vue panoramiques20. Imprimé en bleu, il est transformé en une surface lacustre – l’organisme adulte est constitué de 60 % d’eau –, tandis que la chevelure, en rouge, constitue un territoire. L’encrage à la poupée – les couleurs sont posées toutes à la fois sur la matrice et donc imprimées ensemble – contribue à signaler jusque dans le choix de la technique l’union harmonieuse de toutes les parties.
lactation of Saint Bernard of Clairvaux. Praying before a statue of the Virgin Mary, the saint addressed these words to her: “Monstra te esse matrem” ( Show thyself to be a mother). He brought the statue to life and received a spray of milk in return. [ fig. 9 ] Smith likes “the idea of body parts oozing liquids uncontrollably. It’s like trying to be a contained body, and then, there’s this mess spilling out, like it’s going out through your skin and orifices, and it’s held by gravity.”17 While a trace of the movement of fluids is materialized by constellations in the heavens—the artist calls them “drawings in space”18—the blue body of the female figure depicts the sky alone. Blue is one of the colors that Smith used exclusively for quite some time, relying preferably on the natural hues of the materials employed.19 It is the color of the Virgin Mary’s cloak as well as the vast regions of sky and sea. In the self-portrait titled My Blue Lake (1995) [ p.33 ], Smith’s face is scalped and flattened out thanks to a peripheral camera that makes it possible to photograph a body or an object panoramically.20 Printed in blue, it is transformed into a lake’s surface—the adult organism is made up of 60 percent water—while her hair, in red, forms a landmass. And by inking the plate à la poupée—that is, all the colors are applied at the same time and printed together—the artist points up the harmonious union of the parts, right down to her choice of techniques.
[ fig. 8 ] Kiki Smith, Milky Way, 1993 Papier, fil de métal, feuille d’argent, feuille d’or blanc et méthylcellulose ∙ Paper, wire, silver leaf, white gold leaf, and methylcellulose 186,7 × 43,2 × 97,8 cm © Kiki Smith, courtesy Pace Gallery
Cette idée a inspiré les sculptures, toutes deux précédées d’un dessin, Rapture (2001) [ p. 79 ] et Born (2002). Dans la première, une femme jaillit du corps d’un loup, croisant la référence à l’histoire du Petit Chaperon rouge et à sainte Geneviève, mais empruntant aussi à l’iconographie de la Naissance de Vénus et de la Femme de l’Apocalypse, et, dans la seconde, une biche accouche d’une femme adulte. En dehors des sources visuelles et littéraires, l’iconographie privilégiée par Smith peut également évoquer les reliques et autres objets de dévotion, comme les pendentifs en forme de moules qui représentent une vulve 16.
Le corps est liquides
Certaines œuvres de Smith représentent différents phénomènes naturels transitoires qui se trouvent ainsi matérialisés. Les fluides corporels, notamment les larmes ( Untitled, 1991), sont associés à la pluie et figés dans ce bref instant où ils se forment et coulent en lignes régulières. Brown Water (1999) [ pp. 34–35 ] représente l’immobilisation de centaines de gouttes d’eau polluée tombées sur le sol, tandis que des perles rouges symbolisent l ’ hémorra gie menstruelle (Untitled ( Bloody Trailing Blood ), 1993 ), et que le lait maternel, associé à la voie lactée, est coagulé dans son écoulement. L’iconographie de Milky Way (1993) [ fig. 8 ] rappelle celle
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a reference to Little Red Riding Hood and Saint Genevieve, but also borrowing from the iconography surrounding the Birth of Venus and the Woman of the Apocalypse, who often has the features of the Virgin Mary; while in the latter, a doe gives birth to an adult woman. Besides her visual and literary sources, the iconography that Smith favors may also suggest relics and other devotional objects like the mussel-shaped pilgrimage badges that depict female genitalia.16
The Body Is Made of Liquids
Some of Kiki Smith’s works also depict a range of transitory natural phenomena that are made concrete in the process. Bodily fluids, especially tears ( Untitled, 1991), are associated with rain and frozen in that brief moment when they form and flow in regular lines. Brown Water (1999) [ pp. 34–35 ] immobilizes hundreds of drops of polluted water that fell to the ground, while in Untitled (Bloody Trailing Blood ) (1993) red beads symbolize the hemorrhaging of menstrual blood, and mother’s milk is linked to the Milky Way, coagulated in its flow. The iconography of Milky Way (1993) [ fig. 8 ] recalls the imagery of the miracle of
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[ fig. 9 ] Alonso Cano, Saint Bernard et la Vierge, 1645–1652 ; 1657–1660 Huile sur toile ∙ Oil on canvas 267 × 185 cm Museo del Prado, Madrid. Acquis auprès de Manuel González pour le Musée du Prado, 1968. P003134
du miracle de la lactation de saint Bernard de Clairvaux. En prière devant une statue de la Vierge, le saint lui adressa les paroles suivantes : « Monstra te esse matrem» («Montre-toi notre mère »). Il lui donna vie et en reçut un jet de lait [ fig. 9 ]. Smith « aime l’idée de parties du corps suintant des liquides de manière incontrôlée. C’est comme essayer d’être un corps contenu et qu’ensuite ce chaos se déverse, comme s’il sortait à travers la peau et les orifices et qu’il était retenu par la gravité 17. » Tandis que la trace du mouvement des fluides est matérialisée en des constellations astronomiques – l’artiste les qualifie de «dessin dans l’espace18 » –, le corps bleu de la figure féminine représente le ciel à lui tout seul. Le bleu a longtemps été l’une des rares couleurs employées par Smith, qui a d’abord privilégié les teintes naturelles des matériaux utilisés19. C’est la couleur du manteau de la Vierge, ainsi que celle des étendues céleste et aquatiques. Dans l’autoportrait My Blue Lake (1995) [ p.33 ], le visage de Smith est scalpé, mis à plat grâce à une caméra périphérique permettant des prises de vue panoramiques20. Imprimé en bleu, il est transformé en une surface lacustre – l’organisme adulte est constitué de 60 % d’eau –, tandis que la chevelure, en rouge, constitue un territoire. L’encrage à la poupée – les couleurs sont posées toutes à la fois sur la matrice et donc imprimées ensemble – contribue à signaler jusque dans le choix de la technique l’union harmonieuse de toutes les parties.
lactation of Saint Bernard of Clairvaux. Praying before a statue of the Virgin Mary, the saint addressed these words to her: “Monstra te esse matrem” ( Show thyself to be a mother). He brought the statue to life and received a spray of milk in return. [ fig. 9 ] Smith likes “the idea of body parts oozing liquids uncontrollably. It’s like trying to be a contained body, and then, there’s this mess spilling out, like it’s going out through your skin and orifices, and it’s held by gravity.”17 While a trace of the movement of fluids is materialized by constellations in the heavens—the artist calls them “drawings in space”18—the blue body of the female figure depicts the sky alone. Blue is one of the colors that Smith used exclusively for quite some time, relying preferably on the natural hues of the materials employed.19 It is the color of the Virgin Mary’s cloak as well as the vast regions of sky and sea. In the self-portrait titled My Blue Lake (1995) [ p.33 ], Smith’s face is scalped and flattened out thanks to a peripheral camera that makes it possible to photograph a body or an object panoramically.20 Printed in blue, it is transformed into a lake’s surface—the adult organism is made up of 60 percent water—while her hair, in red, forms a landmass. And by inking the plate à la poupée—that is, all the colors are applied at the same time and printed together—the artist points up the harmonious union of the parts, right down to her choice of techniques.
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[ fig. 10 ] Kiki Smith, Wax Ear with Arm (Club ), 1993 Cire ∙ Wax 66 × 15 × 10,2 cm © Kiki Smith, courtesy Pace Gallery
La coopération des sens
Cooperation of the Senses
Les différents types de rapprochements que The different types of connection that nous avons observés jusque-là se jouent à des we have observed up to this point play out niveaux élémentaires de langage et d’iconi- at the elementary levels of language and cité. Ils instituent une autre perception du iconicity. They introduce a different percepcorps et en dévoilent une dimension inédite à tion of the body—and by revealing a novel travers la suggestion des sensations propres au dimension through the suggestion of sensatoucher ( par exemple, les plumes, les poils, les tions specific to touch (e.g. the feathers, fur, fleurs), celle du regard et celle du son. Smith flowers), and both of gaze and sound. Smith met en œuvre d’autres stratégies qui appro- activates other strategies that deepen our fondissent les sensibilités visuelle, auditive et visual, auditory and tactile sensations, the tactile, les potentialités de leurs représenta- potentialities of their representations, and tions, et la condition humaine de the human condition that is l’expérience du corps. part and parcel of experiencing En associant des organes de the body. manière incongrue, Smith élargit By associating organs in an le registre des concordances bioincongruous way, Kiki Smith logiques. Ainsi, dans Wax Ear with broadens the register of biological concordances. For example, Arm (Club) (1993) [ fig. 10 ], elle soude une oreille sur un bras. L’épaule, in Wax Ear with Arm (Club) (1993) [ fig. 10 ] she joins an ear to an par sa forme, esquisse l’arrière de la tête, tandis que la main, absente, arm, with the shape of the shoulder practically depicting ne permet plus ni le geste ni le the back part of the head, while toucher. Ces anomalies paraissent absurdes de prime abord et elles the hand no longer allows revêtent parfois une dimension either gesture or touch since it is missing. These kinds of sarcastique. Elles n’ont pas pour anomalies appear absurd at objectif de démontrer que le corps peut développer de nouvelles foncfirst glance and sometimes tions, mais au contraire que ces take on a sarcastic dimension. Their aim is not to demonstrate fonctions sont déjà à l’œuvre. Là that the body can develop new aussi, la corrélation entre deux organes remonte à des sources functions but rather that these anciennes, comme l’Oculata manus, « la main functions are already at work. Here, too, the qui voit », laquelle déjà suggérait l’existence correlation between two organs goes back
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[ fig. 11 ] Sobrement vivre, et non follement croire, in André Alciat, Emblèmes d’Alciat, Lyon, 1549, p. 37 (détail ∙ detail : gravure sur bois ∙ woodcut) Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)
d’autres formes possibles de communication 21 [ fig. 11 ]. On peut y lire une référence lointaine au surréalisme et au principe du collage qui associe deux réalités étrangères. Mais bien que Smith ait parfois créé des œuvres inspirées par ses rêves (par exemple Getting the Bird Out, 1994), elle ne cherche pas à restituer des visions intérieures qui échapperaient au contrôle de la raison. Elle met au jour des configurations existantes qui se prêtent à une appréhension subtile. La suite de quatre linogravures How I Know I’m Here (1985/2000) [ pp. 54–57 ] traite spécifiquement des cinq sens usuels (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher). Des yeux, des oreilles, des nez, des bouches s’activent et s’entremêlent22 . La technique de la taille blanche – les lignes sont creusées dans la plaque de linoléum plutôt que dégagées de la matière – permet de donner la sensation d’une vision nocturne 23, suggérant peut-être que nous percevons le monde avec une acuité plus grande dans le noir. Les motifs des sens sont insérés dans un réseau de viscères, ligaments, veines, muscles, et seuls quelques organes, dont le cœur, le poumon et le cerveau, ressortent en réserve de la composition. L’historienne de l’art Franziska Stöhr interprète cette œuvre comme une frise le long de laquelle le spectateur marche comme s’il participait à une procession retraçant l’existence humaine 24 . La perception sensorielle n’est cependant pas restreinte aux cinq sens habituellement admis. Elle en comprend d’autres, notamment la proprioception musculaire et le système vestibulaire 25 . En outre, chaque sens ne fonctionne pas
to ancient sources, like the Oculata manus, the hand with an eye, which suggested other possible forms of communication. 21 [ fig. 11 ] This can be read as a distant reference to Surrealism and the principle of collage, which reconciles two foreign realities. But even if Smith has occasionally made works inspired by her dreams—for example, Getting the Bird Out (1994)—she is not looking to recreate inner visions that apparently escape from reason’s control. She brings to light existing configurations that are subtle to grasp. The series of four linocuts called How I Know I’m Here (1985/2000) [ pp. 54–57 ] deals specifically with the five usual senses (sight, hearing, smell, taste, and touch). Eyes, ears, noses, and mouths come alive and fuse.22 The white-line technique—the lines are cut into the linoleum block rather than material being removed to reveal a line—creates a feeling of night vision,23 perhaps suggesting that we perceive the world with greater sharpness in the dark. The motifs of the senses have been inserted in a network of viscera, ligaments, veins, and muscles, and a few organs alone, including the heart, a lung, and the brain, done in reserve, stand out from the composition. The art historian Franziska Stöhr interprets this work as a frieze which viewers walk along as if taking part in a procession dedicated to human existence.24 Sensory perception, however, is not limited to the five senses that are usually admitted. It includes others, notably muscular proprioception and the vestibular system. 25 Each
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[ fig. 10 ] Kiki Smith, Wax Ear with Arm (Club ), 1993 Cire ∙ Wax 66 × 15 × 10,2 cm © Kiki Smith, courtesy Pace Gallery
La coopération des sens
Cooperation of the Senses
Les différents types de rapprochements que The different types of connection that nous avons observés jusque-là se jouent à des we have observed up to this point play out niveaux élémentaires de langage et d’iconi- at the elementary levels of language and cité. Ils instituent une autre perception du iconicity. They introduce a different percepcorps et en dévoilent une dimension inédite à tion of the body—and by revealing a novel travers la suggestion des sensations propres au dimension through the suggestion of sensatoucher ( par exemple, les plumes, les poils, les tions specific to touch (e.g. the feathers, fur, fleurs), celle du regard et celle du son. Smith flowers), and both of gaze and sound. Smith met en œuvre d’autres stratégies qui appro- activates other strategies that deepen our fondissent les sensibilités visuelle, auditive et visual, auditory and tactile sensations, the tactile, les potentialités de leurs représenta- potentialities of their representations, and tions, et la condition humaine de the human condition that is l’expérience du corps. part and parcel of experiencing En associant des organes de the body. manière incongrue, Smith élargit By associating organs in an le registre des concordances bioincongruous way, Kiki Smith logiques. Ainsi, dans Wax Ear with broadens the register of biological concordances. For example, Arm (Club) (1993) [ fig. 10 ], elle soude une oreille sur un bras. L’épaule, in Wax Ear with Arm (Club) (1993) [ fig. 10 ] she joins an ear to an par sa forme, esquisse l’arrière de la tête, tandis que la main, absente, arm, with the shape of the shoulder practically depicting ne permet plus ni le geste ni le the back part of the head, while toucher. Ces anomalies paraissent absurdes de prime abord et elles the hand no longer allows revêtent parfois une dimension either gesture or touch since it is missing. These kinds of sarcastique. Elles n’ont pas pour anomalies appear absurd at objectif de démontrer que le corps peut développer de nouvelles foncfirst glance and sometimes tions, mais au contraire que ces take on a sarcastic dimension. Their aim is not to demonstrate fonctions sont déjà à l’œuvre. Là that the body can develop new aussi, la corrélation entre deux organes remonte à des sources functions but rather that these anciennes, comme l’Oculata manus, « la main functions are already at work. Here, too, the qui voit », laquelle déjà suggérait l’existence correlation between two organs goes back
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[ fig. 11 ] Sobrement vivre, et non follement croire, in André Alciat, Emblèmes d’Alciat, Lyon, 1549, p. 37 (détail ∙ detail : gravure sur bois ∙ woodcut) Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)
d’autres formes possibles de communication 21 [ fig. 11 ]. On peut y lire une référence lointaine au surréalisme et au principe du collage qui associe deux réalités étrangères. Mais bien que Smith ait parfois créé des œuvres inspirées par ses rêves (par exemple Getting the Bird Out, 1994), elle ne cherche pas à restituer des visions intérieures qui échapperaient au contrôle de la raison. Elle met au jour des configurations existantes qui se prêtent à une appréhension subtile. La suite de quatre linogravures How I Know I’m Here (1985/2000) [ pp. 54–57 ] traite spécifiquement des cinq sens usuels (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher). Des yeux, des oreilles, des nez, des bouches s’activent et s’entremêlent22 . La technique de la taille blanche – les lignes sont creusées dans la plaque de linoléum plutôt que dégagées de la matière – permet de donner la sensation d’une vision nocturne 23, suggérant peut-être que nous percevons le monde avec une acuité plus grande dans le noir. Les motifs des sens sont insérés dans un réseau de viscères, ligaments, veines, muscles, et seuls quelques organes, dont le cœur, le poumon et le cerveau, ressortent en réserve de la composition. L’historienne de l’art Franziska Stöhr interprète cette œuvre comme une frise le long de laquelle le spectateur marche comme s’il participait à une procession retraçant l’existence humaine 24 . La perception sensorielle n’est cependant pas restreinte aux cinq sens habituellement admis. Elle en comprend d’autres, notamment la proprioception musculaire et le système vestibulaire 25 . En outre, chaque sens ne fonctionne pas
to ancient sources, like the Oculata manus, the hand with an eye, which suggested other possible forms of communication. 21 [ fig. 11 ] This can be read as a distant reference to Surrealism and the principle of collage, which reconciles two foreign realities. But even if Smith has occasionally made works inspired by her dreams—for example, Getting the Bird Out (1994)—she is not looking to recreate inner visions that apparently escape from reason’s control. She brings to light existing configurations that are subtle to grasp. The series of four linocuts called How I Know I’m Here (1985/2000) [ pp. 54–57 ] deals specifically with the five usual senses (sight, hearing, smell, taste, and touch). Eyes, ears, noses, and mouths come alive and fuse.22 The white-line technique—the lines are cut into the linoleum block rather than material being removed to reveal a line—creates a feeling of night vision,23 perhaps suggesting that we perceive the world with greater sharpness in the dark. The motifs of the senses have been inserted in a network of viscera, ligaments, veins, and muscles, and a few organs alone, including the heart, a lung, and the brain, done in reserve, stand out from the composition. The art historian Franziska Stöhr interprets this work as a frieze which viewers walk along as if taking part in a procession dedicated to human existence.24 Sensory perception, however, is not limited to the five senses that are usually admitted. It includes others, notably muscular proprioception and the vestibular system. 25 Each
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de manière isolée. La sculpture Rosary (1994), sense, moreover, does not function in isolaune chaîne avec des oreilles et des bouches tion. The sculpture titled Rosary (1994), really comme pendentifs, semble signifier leur inter- a charm bracelet with ears and mouths dépendance. Il existe en effet une véritable for decorative pendants, seems to signify coopération entre les modalités sensorielles, their interdependence. Indeed, there exists par exemple entre la vue et l’ouïe, ou dans la genuine cooperation between the modalkinesthésie, qui met à contribution plusieurs ities of sensory perception, for example, types de capteurs sensoriels et non senso- between sight and hearing, or, as in the riels 26 . Certes, nous n’entendons pas au moyen case of kinesthesia, several types of sensory du bras comme pourrait le suggérer Wax Ear and nonsensory detectors which the body with Arm (Club), mais le corps tout entier parti- draws on.26 Of course we do not hear by using cipe à la perception auditive. Dans un grand the arm as Wax Ear with Arm (Club ) seems to nombre d’œuvres depuis 2009, Smith évoque suggest, but the entire body does play a part les capacités perceptives que les animaux in auditory perception. In a great number of possèdent et dont nous sommes dépourvus ou works since 2009, Smith conjures up percepque nous n’avons pas appris à utiliser. Le dessin tual abilities which animals possess and Hearing You with My Eyes (2011) [ p. 8 ] repré- which we are either deprived of or have not sente deux chauves-souris, chacune dotée d’un learned to use. The drawing Hearing You œil humain surdimensionné duquel jaillissent with My Eyes (2011) [ p. 8 ] depicts two bats, des « rayons » colorés. Ces mammifères, les each of which sports an outsized human seuls capables de voler, s’orientent grâce à leur eye emitting colored “rays.” These animals, oreille interne, en analysant les échos produits the only mammals able to fly, navigate the par les ultrasons qu’ils émettent. Certaines world thanks to their inner ear, analyzing personnes aveugles recourent aussi à l’écho- the echoes produced by the ultrasounds they localisation pour se déplacer et, en quelque make. Some blind people also employ echolosorte, voir avec leurs oreilles. Elizabeth Brown cation to move about and therefore, in a way, note que la projection de rayons illustrerait la see with their ears. Elizabeth Brown notes théorie platonicienne de l’extramission, c’est- that projecting rays is an illustration of the à-dire la vision résultant de l’émission de Platonic theory of extramission, that is, that rayons lumineux sur les objets 27. Les rayons sight consists in emitting light rays that strike sont parfois aussi l’expression d’une percep- the objects within our view. 27 Rays are also tion extra-sensorielle de l’au-delà et des êtres at times the expression of an extrasensory qui nous ont quittés 28 . Le motif récursif de perception of the hereafter and beings who l’ampoule [ pp. 91, 93–95 ] manifeste l’énergie have left us.28 The recurrent motif of the lightambiante ( les flux vitaux comme les esprits) en bulb [ pp. 91, 93–95 ] manifests ambient energy la captant. On le retrouve ainsi dans certains (flows of vital energies, spirits) by capturing des 37 dessins de la série Vision (2009) [ pp. 91–93 ], it. The motif can be seen in some of the dont la plupart montre des yeux irradiant dans 37 drawings of the series called Vision (2009),
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diverses directions. Ils scintillent grâce à des paillettes, un matériau que Smith emploie régulièrement parce qu’« il apporte de la vitalité et imite la vibration de la vie 29 ».
Le corps sonore Bien que la majorité des œuvres de Smith n’émettent pas de sons – sauf si on leur en ajoute 30 ! –, elles ne sont pas silencieuses pour autant. Regarder une scène ou un élément sonore stimule en effet notre mémoire auditive, de même qu’observer une action que nous ne réalisons pas stimule notre mémoire motrice 31. Dans la série de dessins Whisper Drawing (2000) [ pp. 88–89 ], on voit un ou deux personnages les mains près de la bouche comme pour (se) transmettre un secret, tout en canalisant le son des mots susurrés à voix basse. Leurs visages sont impénétrables. Il est impossible de faire une hypothèse sur ce qu’ils se chuchotent, mais, par un processus cognitif, on perçoit une sorte de bruissement étouffé. L’analyse d’une image mobilise en effet de nombreuses données sensorielles et exploite différentes stimulations perceptives. Les situations d’écoute et/ ou de vision proposées par Smith dans ses œuvres en font la démonstration. I SAW (1994) comprend le texte suivant : « I saw her celestial body glowing in the dark / and her friend told her friend and she told me » (« J’ai vu son corps céleste briller dans l’obscurité / et son amie a dit à son amie et elle m’a dit »). Immédiatement, le texte fait affleurer à l’esprit une image de la scène décrite – un corps de femme scintillant dans le noir –, et si on ne sait pas là non plus
most of which depict eyes radiating in various directions. [ pp. 91–93 ] They sparkle thanks to Smith’s use of glitter, a material the artist regularly employs because “it gives a vitality and mimics life in its vibrancy.”29
The Resonant Body The majority of Kiki Smith’s works do not emit sound (except when it’s added!), 30 but they are certainly not mute, since in a way we do hear them. Looking at a scene or element that produces sound indeed stimulates our audio memory, just as watching an action that we are not ourselves carrying out stimulates our motor memory.31 The series Whisper Drawing (2000) [ pp. 88–89 ] features one or two figures, their hands near their mouths as if to pass on (and perhaps between them) a secret while channeling the sound of the whispered words. Their faces are impenetrable. It is impossible to come up with a hypothesis as to the tenor of what they are whispering, but, through a cognitive process, we notice a kind of muffled rustling. Analysis of any image mobilizes lots of sensory data and exploits different perceptual stimuli. The hearing and/ or visual situations that Smith offers us in her works are a demonstration of this. I SAW (1994), for instance, sports the following text: “I saw her celestial body glowing in the dark / and her friend told her friend and she told me,” which shifts from sight to the spoken word. The text immediately brings to mind an image of the described scene—a woman’s body glowing in the dark—and while we don’t know what these women said to each other, we do detect
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de manière isolée. La sculpture Rosary (1994), sense, moreover, does not function in isolaune chaîne avec des oreilles et des bouches tion. The sculpture titled Rosary (1994), really comme pendentifs, semble signifier leur inter- a charm bracelet with ears and mouths dépendance. Il existe en effet une véritable for decorative pendants, seems to signify coopération entre les modalités sensorielles, their interdependence. Indeed, there exists par exemple entre la vue et l’ouïe, ou dans la genuine cooperation between the modalkinesthésie, qui met à contribution plusieurs ities of sensory perception, for example, types de capteurs sensoriels et non senso- between sight and hearing, or, as in the riels 26 . Certes, nous n’entendons pas au moyen case of kinesthesia, several types of sensory du bras comme pourrait le suggérer Wax Ear and nonsensory detectors which the body with Arm (Club), mais le corps tout entier parti- draws on.26 Of course we do not hear by using cipe à la perception auditive. Dans un grand the arm as Wax Ear with Arm (Club ) seems to nombre d’œuvres depuis 2009, Smith évoque suggest, but the entire body does play a part les capacités perceptives que les animaux in auditory perception. In a great number of possèdent et dont nous sommes dépourvus ou works since 2009, Smith conjures up percepque nous n’avons pas appris à utiliser. Le dessin tual abilities which animals possess and Hearing You with My Eyes (2011) [ p. 8 ] repré- which we are either deprived of or have not sente deux chauves-souris, chacune dotée d’un learned to use. The drawing Hearing You œil humain surdimensionné duquel jaillissent with My Eyes (2011) [ p. 8 ] depicts two bats, des « rayons » colorés. Ces mammifères, les each of which sports an outsized human seuls capables de voler, s’orientent grâce à leur eye emitting colored “rays.” These animals, oreille interne, en analysant les échos produits the only mammals able to fly, navigate the par les ultrasons qu’ils émettent. Certaines world thanks to their inner ear, analyzing personnes aveugles recourent aussi à l’écho- the echoes produced by the ultrasounds they localisation pour se déplacer et, en quelque make. Some blind people also employ echolosorte, voir avec leurs oreilles. Elizabeth Brown cation to move about and therefore, in a way, note que la projection de rayons illustrerait la see with their ears. Elizabeth Brown notes théorie platonicienne de l’extramission, c’est- that projecting rays is an illustration of the à-dire la vision résultant de l’émission de Platonic theory of extramission, that is, that rayons lumineux sur les objets 27. Les rayons sight consists in emitting light rays that strike sont parfois aussi l’expression d’une percep- the objects within our view. 27 Rays are also tion extra-sensorielle de l’au-delà et des êtres at times the expression of an extrasensory qui nous ont quittés 28 . Le motif récursif de perception of the hereafter and beings who l’ampoule [ pp. 91, 93–95 ] manifeste l’énergie have left us.28 The recurrent motif of the lightambiante ( les flux vitaux comme les esprits) en bulb [ pp. 91, 93–95 ] manifests ambient energy la captant. On le retrouve ainsi dans certains (flows of vital energies, spirits) by capturing des 37 dessins de la série Vision (2009) [ pp. 91–93 ], it. The motif can be seen in some of the dont la plupart montre des yeux irradiant dans 37 drawings of the series called Vision (2009),
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diverses directions. Ils scintillent grâce à des paillettes, un matériau que Smith emploie régulièrement parce qu’« il apporte de la vitalité et imite la vibration de la vie 29 ».
Le corps sonore Bien que la majorité des œuvres de Smith n’émettent pas de sons – sauf si on leur en ajoute 30 ! –, elles ne sont pas silencieuses pour autant. Regarder une scène ou un élément sonore stimule en effet notre mémoire auditive, de même qu’observer une action que nous ne réalisons pas stimule notre mémoire motrice 31. Dans la série de dessins Whisper Drawing (2000) [ pp. 88–89 ], on voit un ou deux personnages les mains près de la bouche comme pour (se) transmettre un secret, tout en canalisant le son des mots susurrés à voix basse. Leurs visages sont impénétrables. Il est impossible de faire une hypothèse sur ce qu’ils se chuchotent, mais, par un processus cognitif, on perçoit une sorte de bruissement étouffé. L’analyse d’une image mobilise en effet de nombreuses données sensorielles et exploite différentes stimulations perceptives. Les situations d’écoute et/ ou de vision proposées par Smith dans ses œuvres en font la démonstration. I SAW (1994) comprend le texte suivant : « I saw her celestial body glowing in the dark / and her friend told her friend and she told me » (« J’ai vu son corps céleste briller dans l’obscurité / et son amie a dit à son amie et elle m’a dit »). Immédiatement, le texte fait affleurer à l’esprit une image de la scène décrite – un corps de femme scintillant dans le noir –, et si on ne sait pas là non plus
most of which depict eyes radiating in various directions. [ pp. 91–93 ] They sparkle thanks to Smith’s use of glitter, a material the artist regularly employs because “it gives a vitality and mimics life in its vibrancy.”29
The Resonant Body The majority of Kiki Smith’s works do not emit sound (except when it’s added!), 30 but they are certainly not mute, since in a way we do hear them. Looking at a scene or element that produces sound indeed stimulates our audio memory, just as watching an action that we are not ourselves carrying out stimulates our motor memory.31 The series Whisper Drawing (2000) [ pp. 88–89 ] features one or two figures, their hands near their mouths as if to pass on (and perhaps between them) a secret while channeling the sound of the whispered words. Their faces are impenetrable. It is impossible to come up with a hypothesis as to the tenor of what they are whispering, but, through a cognitive process, we notice a kind of muffled rustling. Analysis of any image mobilizes lots of sensory data and exploits different perceptual stimuli. The hearing and/ or visual situations that Smith offers us in her works are a demonstration of this. I SAW (1994), for instance, sports the following text: “I saw her celestial body glowing in the dark / and her friend told her friend and she told me,” which shifts from sight to the spoken word. The text immediately brings to mind an image of the described scene—a woman’s body glowing in the dark—and while we don’t know what these women said to each other, we do detect
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notre apparence physique. Lorsque Smith a with the body in its entirety, she first treated commencé à aborder le corps dans son entiè- it as a mass, using beeswax (Untitled, 1990). reté, elle l’a d’abord traité comme une masse, Then, very quickly she reduced it to a paper avec de la cire d’abeille ( Untitled, 1990). Puis, envelope and the idea of a trace, expressing très vite, elle l’a ramené à une enveloppe de the separation of the body (matter) from the papier, comme à l’idée d’une trace, exprimant soul ( form ), as Thomas Aquinas, one of her la ſéparation du corps ( la matière ) et de l’âme favorite writers, formulated it. 39 She created ( la forme ), telle que formulée par Thomas her casts from human models and often used d’Aquin, l’un de ses auteurs favoris39. Elle a créé her own body for the sake of convenience since des moules à partir de modèles et a aussi souvent it was always available to her.40 She did this so utilisé son propre corps par facilité, parce qu’il as not to lose the connection with life and to est toujours à sa disposition 40, afin de ne pas keep a human scale. 41 To look at an action or perdre le lien avec le vivant et pour conserver a posture summons our memory—inasmuch une échelle humaine41. Regarder une action ou as we are familiar with it—because “percepune posture convoque la mémoire qu’on en a tion is a simulated action.”42 To observe Smith’s – pour autant qu’on la connaisse déjà –, car « la sculpted figures involves us completely. Their perception est une action simulée42 ». Observer scale and materials 43 point us to our own les figures sculptées de Smith nous implique bodies, as if these figures reflected our own entièrement. Leur échelle et leurs matériaux 43 image back to us. The artist has never claimed nous ramènent à notre propre corps, comme si any particular ambition vis-à-vis her works ces figures nous renvoyaient notre propre image. but her intention could well lie there, in that L’artiste n’a jamais revendiqué d’ambition parti- echo generated between individuals “because culière par rapport à ses œuvres, mais son inten- everyone has their own relationship to their tion pourrait bien se situer là, dans cet écho créé body.” For the artist, she has “mostly tried to entre les individus, « […] parce que chacun a sa make pieces that talk to the body, but people propre relation avec son corps. En ce qui me can fill them with their own content.”44 concerne, j’ai surtout essayé de créer des œuvres The connection with skin continues in the qui parlent au corps, mais les gens peuvent les drawings since the artist has chosen to use highly textured and seemingly fragile paper remplir avec leur propre contenu 44 . » Le rapport à la peau se poursuit dans les dessins, stocks to simulate the materiality of our puisque l’artiste a choisi d’utiliser des papiers largest organ. Associating skin with the très texturés et fragiles en apparence seule- sheet of paper calls to mind parchment, that ment, qui simulent la matérialité de notre is, paper made from the skins of animals and organe le plus grand. L’association de la peau et the first support of drawing. It also points de la feuille de papier fait penser au parchemin, to tattooing. The drawings on crumpled soit la peau apprêtée d’un animal, qui fut le Japanese and Nepalese paper suggest the premier des supports graphiques. Elle renvoie traces left on the skin by life’s experiences, aussi à la pratique du tatouage. Les dessins sur each fold a wrinkle or scar. Much more than
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du papier japonais ou népalais froissé évoquent les traces laissées sur la peau par l’expérience de la vie, chaque pli exprimant une ride ou une cicatrice. Ce papier, bien plus que de le sentir par l’intermédiaire de sa dimension tactile, nous l’entendons aussi bruisser. Il nous confronte toujours à notre condition humaine, même lorsqu’il ne s’agit plus de représenter la peau en tant que telle.
just feeling this paper thanks to its tactile dimension, we hear it rustling as well. It confronts us with our human condition even when it is no longer being used to depict skin as such.
A World of Sensoralities
Un monde de sensorialités
Smith propose au public une vision holis- Kiki Smith offers the public a holistic vision tique de l’univers unifié, harmonieux et inter- of a unified, harmonious, and interconnected connecté. Les êtres humains et en particulier world. Human beings and women in particular les femmes sont des émanations de la nature, are emanations of nature; they contain and qui contiennent et transmettent la mémoire du transmit the memory of the world, just as each monde, de la même manière que chaque œuvre work of art unfolds that memory through its la déploie à travers ses différents niveaux de different levels of meaning. Her works form signification. Les œuvres de l’artiste sont une an address to viewers that is completely condiadresse aux spectatrices et spectateurs, toute tioned by interactions that often go beyond entière conditionnée par des interactions representation and play out at the level of the qui souvent dépassent la représentation et se senses. By keenly observing their own matesituent au niveau des sens. Par l’observation rials, something that sharpens our senses, attentive des matériaux, qui aiguisent nos sens, Smith’s works invite us to reflect on our own les œuvres de Smith nous invitent à méditer experience of the body and its relationship to sur notre propre expérience du corps et sur sa our surroundings. They lead us to look, listen, relation à notre environnement. Elles nous sense, move, and perceive. For Kiki Smith conduisent à regarder, entendre, sentir, et à human beings fuse with nature thanks to their nous mouvoir. Pour l’artiste, les êtres humains ability to perceive it. There is hardly a better se confondent avec la nature grâce à leur capa- description of the attention paid to nature and cité à la percevoir. L’attention portée à la nature all forms of life than this observation the artist et à toutes les formes du vivant ne saurait être made about her sister Beatrice toward the end mieux décrite que par une observation de of her life: “The thing I noticed is that she
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notre apparence physique. Lorsque Smith a with the body in its entirety, she first treated commencé à aborder le corps dans son entiè- it as a mass, using beeswax (Untitled, 1990). reté, elle l’a d’abord traité comme une masse, Then, very quickly she reduced it to a paper avec de la cire d’abeille ( Untitled, 1990). Puis, envelope and the idea of a trace, expressing très vite, elle l’a ramené à une enveloppe de the separation of the body (matter) from the papier, comme à l’idée d’une trace, exprimant soul ( form ), as Thomas Aquinas, one of her la ſéparation du corps ( la matière ) et de l’âme favorite writers, formulated it. 39 She created ( la forme ), telle que formulée par Thomas her casts from human models and often used d’Aquin, l’un de ses auteurs favoris39. Elle a créé her own body for the sake of convenience since des moules à partir de modèles et a aussi souvent it was always available to her.40 She did this so utilisé son propre corps par facilité, parce qu’il as not to lose the connection with life and to est toujours à sa disposition 40, afin de ne pas keep a human scale. 41 To look at an action or perdre le lien avec le vivant et pour conserver a posture summons our memory—inasmuch une échelle humaine41. Regarder une action ou as we are familiar with it—because “percepune posture convoque la mémoire qu’on en a tion is a simulated action.”42 To observe Smith’s – pour autant qu’on la connaisse déjà –, car « la sculpted figures involves us completely. Their perception est une action simulée42 ». Observer scale and materials 43 point us to our own les figures sculptées de Smith nous implique bodies, as if these figures reflected our own entièrement. Leur échelle et leurs matériaux 43 image back to us. The artist has never claimed nous ramènent à notre propre corps, comme si any particular ambition vis-à-vis her works ces figures nous renvoyaient notre propre image. but her intention could well lie there, in that L’artiste n’a jamais revendiqué d’ambition parti- echo generated between individuals “because culière par rapport à ses œuvres, mais son inten- everyone has their own relationship to their tion pourrait bien se situer là, dans cet écho créé body.” For the artist, she has “mostly tried to entre les individus, « […] parce que chacun a sa make pieces that talk to the body, but people propre relation avec son corps. En ce qui me can fill them with their own content.”44 concerne, j’ai surtout essayé de créer des œuvres The connection with skin continues in the qui parlent au corps, mais les gens peuvent les drawings since the artist has chosen to use highly textured and seemingly fragile paper remplir avec leur propre contenu 44 . » Le rapport à la peau se poursuit dans les dessins, stocks to simulate the materiality of our puisque l’artiste a choisi d’utiliser des papiers largest organ. Associating skin with the très texturés et fragiles en apparence seule- sheet of paper calls to mind parchment, that ment, qui simulent la matérialité de notre is, paper made from the skins of animals and organe le plus grand. L’association de la peau et the first support of drawing. It also points de la feuille de papier fait penser au parchemin, to tattooing. The drawings on crumpled soit la peau apprêtée d’un animal, qui fut le Japanese and Nepalese paper suggest the premier des supports graphiques. Elle renvoie traces left on the skin by life’s experiences, aussi à la pratique du tatouage. Les dessins sur each fold a wrinkle or scar. Much more than
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du papier japonais ou népalais froissé évoquent les traces laissées sur la peau par l’expérience de la vie, chaque pli exprimant une ride ou une cicatrice. Ce papier, bien plus que de le sentir par l’intermédiaire de sa dimension tactile, nous l’entendons aussi bruisser. Il nous confronte toujours à notre condition humaine, même lorsqu’il ne s’agit plus de représenter la peau en tant que telle.
just feeling this paper thanks to its tactile dimension, we hear it rustling as well. It confronts us with our human condition even when it is no longer being used to depict skin as such.
A World of Sensoralities
Un monde de sensorialités
Smith propose au public une vision holis- Kiki Smith offers the public a holistic vision tique de l’univers unifié, harmonieux et inter- of a unified, harmonious, and interconnected connecté. Les êtres humains et en particulier world. Human beings and women in particular les femmes sont des émanations de la nature, are emanations of nature; they contain and qui contiennent et transmettent la mémoire du transmit the memory of the world, just as each monde, de la même manière que chaque œuvre work of art unfolds that memory through its la déploie à travers ses différents niveaux de different levels of meaning. Her works form signification. Les œuvres de l’artiste sont une an address to viewers that is completely condiadresse aux spectatrices et spectateurs, toute tioned by interactions that often go beyond entière conditionnée par des interactions representation and play out at the level of the qui souvent dépassent la représentation et se senses. By keenly observing their own matesituent au niveau des sens. Par l’observation rials, something that sharpens our senses, attentive des matériaux, qui aiguisent nos sens, Smith’s works invite us to reflect on our own les œuvres de Smith nous invitent à méditer experience of the body and its relationship to sur notre propre expérience du corps et sur sa our surroundings. They lead us to look, listen, relation à notre environnement. Elles nous sense, move, and perceive. For Kiki Smith conduisent à regarder, entendre, sentir, et à human beings fuse with nature thanks to their nous mouvoir. Pour l’artiste, les êtres humains ability to perceive it. There is hardly a better se confondent avec la nature grâce à leur capa- description of the attention paid to nature and cité à la percevoir. L’attention portée à la nature all forms of life than this observation the artist et à toutes les formes du vivant ne saurait être made about her sister Beatrice toward the end mieux décrite que par une observation de of her life: “The thing I noticed is that she
K IK I SMITH HEARING YOU W ITH M Y EY ES
L’œuvre de Kiki Smith ( née en 1954) est une méditation sur le corps. L’artiste américaine l’observe dans toutes ses matérialités, dans toutes ses réalités et dans toutes les conditions qui font son passage terrestre. Elle s’est d’abord attachée à le scruter sous l’angle microscopique et sous forme fragmentaire ( organes, fluides, systèmes ), avant de l’appréhender dans son intégralité, notamment comme une enveloppe de papier, portant un intérêt particulier à la fragilité et à l’expressivité de ce matériau à même d’évoquer la peau. Enfin, elle s’est intéressée à la relation de l’être humain aux mondes animal et végétal ainsi qu’au cosmos, dans la perspective de leur symbiose. Tout en proposant un parcours à travers quelque quarante années de création, cette publication et l’exposition dont elle est tirée abordent la dimension sensorielle de l’œuvre de Kiki Smith. Ce dernier démontre en effet le caractère actif de la perception, que ce soit en exacerbant les sens, en divulguant leur interconnectivité ou en reconfigurant leur hiérarchie. Par l’observation attentive des œuvres et de leurs matériaux, nous sommes ainsi invités à considérer notre propre expérience du corps et nos liens à notre environnement.
The work of the American artist Kiki Smith ( born in 1954 ) amounts to a meditation on the human body. Smith has studied it in all its material manifestations, all its realities, and all the conditions that affect its time on this earth. Initially focused on scrutinizing the body microscopically and in fragments ( organs, fluids, systems ), Smith moved on to considering it as a whole, notably as a paper envelope, showing particular interest in the fragility and expressiveness of a material that lends itself well to conjuring up our skin. Finally, the artist turned her attention to human beings’ connection with the plant and animal world, as well as the cosmos, from the point of view of their symbiosis. Offering an overview that covers some forty years of artmaking, the present catalogue and the exhibition it accompanies examine the sensory dimension of Smith’s output. Her work indeed demonstrates the active character of perception, whether by exacerbating the senses, disclosing their interconnectivity, or reconfiguring their hierarchy. Through the close attention paid to the individual works and the materials that have gone into them, we are invited to weigh our own experience of the body, and our connections to our environment.