Extrait "Carmen à sa création"

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Hervé Lacombe

Carmen à sa création

Une Andalousie âpre et fauve

DE VÉRITABLES TABLEAUX

Les sources iconographiques et la conception des décors

Après avoir reconstitué le cheminement qui a conduit de l’œuvre-texte (fixée dans le livret et la partition) à l’œuvre-spectacle (modelée durant les répétitions), nous avons dessiné les contours de la culture visuelle dans laquelle les “images de Carmen” ont pris forme. Il est temps d’en arriver au spectacle lui-même, tel que le public de 1875 l’a découvert sur la scène de l’OpéraComique le 3 mars 1875.

Parvenu à ce stade de notre enquête, il nous faut considérer, en recourant à diverses sources, l’ensemble des pièces matérielles qu’il a fallu concevoir puis réaliser pour que ce spectacle ait lieu, à savoir les décors, les costumes et les accessoires. Une documentation iconographique, plus étoffée qu’on ne l’imagine habituellement221, complète les sources textuelles (archives, presse, correspondance). Outre l’affiche de la création dessinée par Prudent Leray (18201879), les dessins de presse de Renouard publiés dans L’Art, ceux de Pierre-Auguste Lamy (1827-1883) dans L’Illustration et ceux, assez fantaisistes, de Léon Sault (?-?) dans l’Album rose (voir annexe 2)222, nous utiliserons les estampes de la Galerie dramatique présentant des costumes de scène, les maquettes des décors réalisées par Lamy et diffusées par Choudens, des accessoires de scène conservés à la bibliothèque-musée de l’Opéra et d’autres documents dont

on découvrira le détail au fur et à mesure de l’avancée de notre propos.

Enfin, nous devons ajouter à cette liste le livret de mise en scène, auquel nous avons pu faire quelques allusions déjà, document mixte combinant description et schémas (voir annexe 1). Destiné à fixer et à conserver la mise en scène de la création, puis à la diffuser, le livret de mise en scène était néanmoins appelé à s’adapter aux nouvelles contingences d’une production, en province comme à Paris223. De nouvelles versions pouvaient ainsi apparaître au cours de la vie d’une œuvre. Ce fut le cas pour Carmen224. Si l’évolution du théâtre lyrique tendait à parachever le concept d’œuvre, saisie dans sa totalité de texte littéraire (le livret), de musique (la partition) et de représentation (le livret de mise en scène), elle ne pouvait néanmoins figer ce qui relève fondamentalement du spectacle vivant. Plus encore que les deux autres dimensions de l’œuvre lyrique, le livret de mise en scène était dépendant des changements de distribution, de l’évolution de l’esthétique théâtrale et opératique et des moyens techniques et humains disponibles dans une salle donnée. Le théâtre lyrique reposait toujours sur le principe d’adaptabilité. Ainsi, la réalisation d’un ouvrage était constamment tiraillée entre deux tendances, celle de la reproduction à l’identique, dont l’intérêt était aussi pragmatique et économique (au moins pour le théâtre de la création), et celle de l’ajustement de l’œuvre aux conditions nouvelles de son exécution. L’idéal de l’œuvre aboutie s’opposait aux pratiques courantes – acceptées en partie, réalisées parfois, par les compositeurs – d’aménagements, ajouts, coupures dans la partition. Un numéro pouvait être composé à l’occasion d’une reprise, un tableau supprimé, une scène écourtée au cours des représentations, un air transposé pour une nouvelle cantatrice, etc. Ce fut exactement le cas pour Carmen, dont la Scène et pantomime de Moralès à l’acte I, présente lors de la création, finit par disparaître225

Quelques mots sur les auteurs des principales illustrations. Peintre et lithographe, Prudent Leray exposait régulièrement au Salon et réalisa des affiches, dont celles des Pêcheurs de perles en 1863 et de La Jolie Fille de Perth en 1867. Lithographe, aquarelliste et graveur, Pierre-Auguste Lamy créa des affiches pour une vingtaine de spectacles et donna à L’Illustration entre 1866 et 1875 les dessins de plusieurs productions théâtrales. Paul Renouard allait devenir célèbre par ses séries consacrées à la vie anglaise et à des événements comme l’Exposition universelle de 1900 ou l’affaire Dreyfus. Son recueil dédié au Palais Garnier fut préfacé par Ludovic Halévy226. Le directeur du musée du Luxembourg résuma en quelques lignes l’originalité de son talent :

Celui-ci est plus qu’un peintre de la vie moderne, c’en est le journaliste supérieurement informé, le reporter extraordinairement intelligent et clairvoyant, qui, d’un regard vif et rapide de ce gros œil à fleur de tête auquel rien ne semble devoir échapper, perçoit immédiatement ce qui doit être vu et retenu de pittoresque, d’instructif, d’humoristique, ou même de grand et de tragique, car ce chroniqueur sait à l’occasion s’élever jusqu’à l’Histoire, et le note fidèlement d’un crayon ferme, prompt et hardi, avec une puissance de vérité qui localise sûrement la scène et le milieu, silhouette énergiquement les personnages, accusant avec décision et précision les caractères et les types dans les races et dans les individus227

Pour avoir l’idée la plus précise possible du spectacle de 1875, les didascalies du livret, la plantation des décors et la description des déplacements dans le cahier de mise en scène, les diverses indications de la partition, qui contrôle le temps des scènes chantées, peuvent être complétées, avec précaution, par

les nombreux comptes rendus de la création émaillés de descriptions et d’allusions à la mise en scène. Telle cette évocation du corps de garde dans Le Messager de Paris : “Devant la porte, un dragon, appuyé sur sa lance, le long de laquelle retombe la banderole aux couleurs espagnoles, jaune et rouge ; çà et là, couchés sur des bancs ou assis sur le sol, quelques soldats en pantalon garance et en habit jaune serin228.”

Les dessins en noir et blanc de Renouard sont comme un tirage négatif du spectacle saisi en pleine représentation (ill. 48-51). Le dessin du décor de l’acte I rappelle l’espace théâtral de la salle Favart en donnant à voir le cadre de scène, le manteau d’Arlequin et une partie de la fosse d’orchestre d’où se dégage le chef, placé comme de coutume devant le trou du souffleur et faisant face au plateau. Les quatre dessins transmettent une part de l’énergie scénique par le bouillonnement du trait, qui zèbre l’espace jusqu’à saturation pour l’acte II, celui précisément de la furia collective déclenchée par les chants et les danses. Tout au contraire, le dessin du décor de l’acte III se dépouille jusqu’à l’esquisse sommaire pour s’accorder avec l’impression de la scène nocturne au milieu des montagnes, au moment où Carmen va tirer les cartes. Celui du dernier acte retient, comme l’affiche, la scène ultime qui fait tableau.

Les décors n’ont pas ici vocation à exprimer les passions. Ils n’ont rien de neutre cependant. C’est un autre versant du romantisme, réactualisé par le réalisme, qu’ils explorent en offrant un cadre pittoresque et des éléments visuels permettant de situer les lieux de l’intrigue. Dans de nombreux ouvrages, l’espace scénique a pour fonction d’ouvrir l’action sur le monde extérieur ou, au contraire, de la refermer sur elle-même. Brutalement ou par gradations, la scène passe d’un espace ouvert à un espace clos, comme le drame peut évoluer des manifestations collectives à l’expression individuelle, de l’action publique à l’action privée. Ce mouvement, qui consiste à ouvrir ou fermer l’espace, à passer du collectif à l’individuel et souvent du jour

à la nuit, était déjà bien établi dans La Dame blanche, archétype de l’opéra-comique dont Bizet abhorrait la musique, mais qui était demeuré la matrice du genre sous le Second Empire. L’acte I se déroule en plein jour, dans un site champêtre et au milieu de la foule. L’acte II fait contraste. Il débute par une scène intimiste, avec la domestique Marguerite assise à son rouet, au cœur de la nuit, dans l’espace clos d’un grand salon gothique. Dans Carmen, l’espace citadin de l’acte I (la grande place de Séville) s’oppose à l’espace fermé de l’acte II (la taverne de Lillas Pastia). De la scène collective organisée par les relations sociales émergent des personnages dont les destins vont se juxtaposer et se mêler. L’espace public, d’abord clair et ordonné, puis perturbé par l’agent du drame, Carmen, est remplacé par un espace trouble, fermé sur les individus. L’acte III apporte la respiration et le mystère d’un espace naturel nocturne (rochers, site pittoresque et sauvage), tantôt poétique, tantôt inquiétant, où les passions vont suivre une voie fatale. Situé devant les arènes de Séville, l’acte IV fait basculer le sens du lieu représenté, comme le drame bascule dans le tragique. D’abord lieu de fête et d’accueil pour les spectateurs et les acteurs de la grande corrida, le cirque absorbe la multitude. La place de Séville qui reste vide devient un espace de rejet dans lequel Carmen et Don José, hors de la société, se déchirent jusqu’à la mort. L’acte IV confronte le cirque des taureaux au cirque des amants, laissant entendre que l’histoire de Carmen est une corrida229

Tout au long du drame, les décors montrés, visibles du spectateur, sont complétés par des décors suggérés, lieux précis ou arrière-mondes sans contours : le village de Don José, qui contraste avec l’espace citadin de l’acte I, ou le “là-bas dans la montagne” chanté par Carmen. La représentation joue avec l’espace attenant, d’où viennent et où vont les personnages qui entrent et sortent de scène, parfois symbolisé par une musique en coulisse, par exemple quand Don José s’approche de la

48-51. Les décors de Carmen par Paul Renouard, 1875.

taverne en chantant à l’acte II et bien sûr quand chœur et cuivres font entendre le déroulement de la corrida à la fin de l’ouvrage.

L’espace scénique était organisé selon plusieurs principes : la perspective et le trompe-l’œil, la vision frontale et axiale230. Il devait selon le cas représenter une pièce (souvent un salon) aux dimensions modestes ou, au contraire, produire l’impression de profondeur et d’horizon. La plantation des éléments du décor – toiles peintes, châssis, bâtis, praticables, etc. – était méticuleusement calculée afin de parvenir à la liaison de ces éléments et à la meilleure illusion possible. La multiplication de vrais meubles et de vrais accessoires apporta un cachet de vérité tout en introduisant le risque de “discordance entre l’objet réel et l’objet peint231”. Pour satisfaire aux exigences d’historicité et de couleur locale, les peintres-décorateurs réunissaient dans leur atelier divers ouvrages, des gravures et des lithographies232. Avec sa remarquable collection des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France réunissant vingt-trois volumes publiés entre 1820 et 1878, Justin Taylor apporta une documentation exceptionnelle qui servit aux décorateurs, dont plusieurs d’ailleurs participèrent à cette publication233. Il est vraisemblable que son Voyage pittoresque en Espagne, en Portugal et sur la côte d’Afrique, réédité en 1860, faisait partie de leur bibliothèque.

À partir du moment où la dramaturgie abandonna l’espace uniforme et impersonnel pour jouer avec l’époque et le lieu de l’action, les auteurs conçurent l’intrigue de leur pièce dans des endroits plus ou moins précis et selon des éléments de décor qu’il était impératif d’indiquer dans le livret. Chaque acte commençait donc par une didascalie plus ou moins développée. Examinons plus attentivement chaque décor de Carmen en prenant leur description dans le livret édité, à laquelle nous associerons leur maquette réalisée par Lamy.

Les décors des quatre actes

ACTE I.

Une place à Séville. À droite, la porte de la manufacture de tabacs. Au fond, face au public, un pont praticable traversant la scène dans toute son étendue. De la scène on arrive à ce pont par un escalier tournant qui fait sa révolution à droite au-dessus de la porte de la manufacture de tabacs. Le dessous du pont est praticable. À gauche, au premier plan, le corps de garde. Devant le corps de garde, une petite galerie couverte, exhaussée de deux ou trois marches. Près du corps de garde, dans un râtelier, les lances des dragons avec leurs banderoles jaunes et rouges234.

Le dessin de Renouard (ill. 48) donne à voir plus nettement la galerie du corps de garde, avec ses quatre pilastres. Pour identifier le lieu, le décorateur a placé au fond, dans le ciel bleu, une tour inspirée de la Giralda (ancien minaret transformé en campanile de la cathédrale), très simplifiée quand on la compare au dessin de Gustave Doré (ill. 53) ou à celui du Voyage pittoresque du baron Taylor235, mais présente comme un signe nécessaire pour projeter le spectateur à Séville. En découvrant ce tableau, Henry Fouquier retrouva des impressions de voyage :

Ah ! le joli décor ! Voici la fière Giralda, la tour rose, que l’on a peinte en blanc au théâtre, et cette fabrique de cigares – qui est en réalité hors de la ville – devant laquelle j’ai passé de si longues heures à voir entrer et sortir non des duchesses, comme don César, mais de simples cigarières qui les valent bien236.

En une opposition (cigarières versus duchesses), Fouquier indiquait le changement de milieu social opéré par les auteurs de Carmen ; en une allusion, celle à Don César de Bazan, il renvoyait au genre traditionnel dont Massenet, à la différence de Bizet, n’était pas parvenu à se démarquer. On mesure davantage encore la nouveauté du spectacle de 1875 quand on le compare à celui de L’Étoile de Séville de Michael William Balfe (1808-1870), créé à l’Opéra en 1845. Le décor de l’acte I, qui représente “la principale place de Séville, préparée pour l’entrée du roi237” (ill. 54), est l’antithèse de la place populaire de Carmen

La manufacture était caractérisée dans le décor de l’acte I par une porte ouvragée et, surtout, l’inscription en toutes lettres, “fabrica tabaco”, qui ne laissait aucun doute possible, même si le véritable bâtiment

est passablement différent (ill. 55). L’absence d’éléments pittoresques dans son architecture avait conduit Desbarolles à n’en parler qu’épisodiquement, pour indiquer qu’elle renfermait treize cents jeunes filles formant une espèce de corporation238 (quatre à cinq cents, selon Mérimée, qui évoqua à peine la manufacture, mais qui mentionna bien la présence d’un corps de garde à proximité). Gautier, qui comptabilisait, lui, cinq à six cents femmes, préfigurait le tableau vivant des cigarières :

La cigarrera de Séville est un type, comme la manola de Madrid. Il faut la voir, le dimanche ou les jours de courses de taureaux, avec sa basquine frangée d’immenses volants, ses manches garnies de boutons de jais, et le puro

52. Décor de l’acte I de Carmen par Pierre-Auguste Lamy, 1875.
53. La Giralda à Séville, gravure sur bois de Gustave Doré.

dont elle aspire la fumée, et qu’elle passe de temps à autre à son galant239

Pour compléter le décor, les librettistes avaient intégré une fontaine sur la place240. Lors du no 2 Scène et pantomime, Moralès mimait et décrivait une petite scène muette réunissant un vieux mari, une jeune femme et son amant. Les trois personnages faisaient lentement le tour de la fontaine puis redescendaient face au public. Peu après, à la fin de la scène dix, Don José exaspéré par Carmen, ou déjà brûlant d’amour, s’arrêtait près de la fontaine et se baignait la tête dans l’eau froide. On ne sait si elle fut installée un temps sur le plateau, mais elle disparut du livret édité et du

spectacle. Sans doute parce qu’elle gênait la répartition et le mouvement des différents groupes sur la scène relativement étroite de la salle Favart241 Carmen hérita de décors types et d’une dramaturgie des espaces exploitée depuis plusieurs décennies. Le premier tableau reprenait le décor de la place publique, tel qu’on l’a rencontré dans Le Guitarrero et L’Étoile de Séville, mais en repensant sa signification et sa présentation. Il usait de l’opposition frontale de deux bâtiments (le corps de garde et la manufacture de tabac), associés à deux groupes (soldats et cigarières), représentant deux forces en présence (les hommes et les femmes) – Nietzsche a insisté sur cette dimension fondamentale de Carmen, où l’amour relève de la guerre

54. Esquisse de décor de l’acte I de L’Étoile de Séville par Charles Cambon, 1845.

des sexes242. Le premier acte de La Juive de Halévy (1835), œuvre majeure de l’opéra français du xixe siècle, choisie pour inaugurer les représentations publiques au Palais Garnier en janvier 1875, fonctionnait à partir d’un dispositif similaire. Le premier tableau expose les forces en présence : maison du Juif Éléazar d’un côté (elle allait être légèrement décalée par la suite, ainsi qu’il apparaît sur l’ill. 56)243, église gothique de l’autre, place publique au centre et rideau de fond représentant la ville de Constance. Notons la présence d’enfants sur scène qui vont précéder la fameuse marche244. La place publique était un tableau banal de théâtre245, de même que sa présentation avec deux séries de maisons se faisant face, à jardin et à cour, et un élément architectural dans le lointain. On voit comment les librettistes et les décorateurs de Carmen travaillèrent à partir d’un décor

type auquel ils ajoutèrent une couleur locale et une forte polarisation. On retrouva des éléments de décor similaires à l’Opéra, quoique plus spectaculaires, dans le deuxième tableau de l’acte II du Cid (1885) dessiné par Amable (1846-1916) et Henri Robecchi (1827-1889) : une place publique dans une ville espagnole identifiée par les tours de la cathédrale de Burgos dans le lointain (qui remplacent la Giralda de Séville), avec de part et d’autre de la scène un bâtiment et au fond, à cour, un escalier praticable (ill. 57).

55. La manufacture de tabac à Séville, gravure sur bois de Gustave Doré
56. Décor de l’acte I de La Juive de Halévy, 1858.
57. Décor de l’acte II, tableau 2 (la grande place à Burgos) du Cid de Massenet, 1885.

ACTE II

La taverne de Lillas Pastia. Tables à droite et à gauche. Carmen, Mercédès, Frasquita, le lieutenant Zuniga, Moralès et un lieutenant. C’est la fin d’un dîner. La table est en désordre. Les officiers et les bohémiennes fument des cigarettes. Deux bohémiens raclent de la guitare dans un coin de la taverne et deux bohémiennes, au milieu de la scène, dansent. Carmen est assise, regardant danser les bohémiennes. Le lieutenant lui parle bas, mais elle ne fait aucune attention à lui. Elle se lève tout à coup et se met à chanter246

Le livret déposé à la censure précisait davantage la plantation, conforme à la maquette (ill. 58) : “Une taverne, décor avec des coins et des renfoncements. Petit escalier praticable à gauche conduisant à une sorte de galerie placée à deux ou trois mètres de hauteur247.” Le livret de mise en scène, comme pour tous les autres tableaux, compléta encore la distribution des personnages et des objets (il fallut notamment prévoir des castagnettes sur scène). Le chroniqueur de L’Événement décrivit avec précision ce qui était en fait le patio d’une posada, aux murs en bois guilloché et serpentés de plantes vertes, meublé de tables en chêne et de sièges sculptés, éclairé par une lampe mauresque, aux verres de couleur et aux cuivres luisants248. Une fois

58. Décor de l’acte II de Carmen par Pierre-Auguste Lamy, 1875.

de plus, Henry Fouquier fut ravi de retrouver sur scène la peinture animée de la vie populaire en Espagne :

C’est une de ces posadas merveilleuses, avec un premier étage en galerie, surplombant une cour intérieure pleine d’arbustes et de fleurs, souvent ornée de bassins, où l’on fume, où l’on joue, où l’on boit, où l’on danse, où l’on aime, où l’on se dispute et l’on se bat. Ce décor – j’insiste sur ce point, la chose étant assez rare à la salle Favart – est d’une exactitude frappante. Il me semblait reconnaître et retrouver telle auberge d’Andalousie qui, dans mes souvenirs, est plus plaisante que les plus beaux palais249

François Oswald (1839-1894) apporta d’autres précisions – balcon curieusement ouvragé, aloès et lauriersroses plantés en pleine terre et effets de lumière : la cour se trouvait éclairée d’un côté par les reflets pâles de la lune et de l’autre par les lueurs rouges de la lanterne suspendue250. Ce dernier détail était peut-être dû au récit d’Adolphe Desbarolles, qui avait relevé dans les patios la présence de grandes lanternes, souvent placées avec un goût artistique et donnant un aspect fantastique aux réunions qui s’y tenaient251

En 1852, Eugène Giraud avait marqué les esprits par sa Danse dans une posada (ill. 59). Le tableau réunit plusieurs personnages, dont quatre hommes et quatre femmes qui dansent dans des costumes

59. Eugène Giraud, Danse dans une posada de Grenade, 1852 (détail).

pittoresques et chatoyants au son d’une guitare et de castagnettes. La toile ne manqua pas d’attirer l’œil de Mérimée : “Giraud a retracé un souvenir très vif et très original des danseurs espagnols et surtout de la Petra Camara252.” Mais c’était en somme trop beau pour être tout à fait vrai : “Pour moi, puriste en matière d’Andalousie, je trouve les habits trop frais, les danseurs trop gracieux.” À quoi Gautier répondait : “Peut-être objecterez-vous que ces costumes sont bien frais, bien brillants pour une cour d’auberge. Supposez que la Petra Camara et l’Adela Guerrero en tournée répètent un pas dans le patio d’une posada d’Andalousie, et la critique tombe d’elle-même253.” Gautier se régalait de ces femmes se cambrant, marquant le rythme de leur talon, renversant sur leurs épaules leur chignon piqué d’une rose, faisant bouffer leurs jupes aux couleurs vives. Il se sentit emporté par le mouvement, comme Bizet voulut entraîner dans sa “Chanson bohème” les spectateurs à la suite de ses interprètes : “quelle joie, quelle ardeur, quelle turbulence, quelle étincelante lumière !”.

Ce genre d’endroit était un passage quasi obligé des voyageurs en quête de frissons et de spectacle. Le décorateur de 1875 put ainsi s’inspirer de nombreuses descriptions publiées dans la presse ou dans des livres, récits de voyage et romans254. Mérimée avait, lui, décrit dans sa nouvelle une fête dans le patio de la demeure d’un colonel, où se trouvait Carmen, suivie de deux bohémiennes et d’un “vieux” avec une guitare pour les faire danser et accompagné d’un tambour, de castagnettes, de rires et de bravos255. Pour Le Voyage en Espagne de Davillier, Gustave Doré dessina, nous l’avons dit, de nombreuses scènes de danse, situées dans différents milieux. Critique d’art et de théâtre, habitué du Salon, Paul de Saint-Victor vit dans le patio du deuxième acte de Carmen et le cortège des toreros au quatrième “deux tableaux du coloris le plus gai et le plus local256” dont il estampilla l’originalité et la beauté en affirmant que Fortuny et Zamacois auraient pu les

signer. Mêmes références, chez Blaze de Bury, qui permettent de mesurer l’importance de ces peintres espagnols dans la culture visuelle du temps :

Voulez-vous du pittoresque et voir revivre en chansons l’Espagne de Zamacois et de Fortuny, écoutez le chœur des picadors au premier acte, la marche des  picadors au quatrième, et cette espèce de retraite dont le motif remplit le premier entr’acte ; suivez surtout la scène du campement dans la sierra257

Mariano Fortuny était l’exact contemporain de Bizet. Il mourut, comme lui, avant l’heure, mais eut le temps de s’implanter dans le milieu artistique parisien et d’y obtenir une grande réputation. Il connut Jean-Léon Gérôme, Henri Regnault, Ernest Meissonier ; Gustave Doré devint un proche et Georges Clairin, auteur des costumes de Carmen, voyagea avec lui au Maroc. En 1870, le marchand d’art Goupil avait présenté dans sa galerie, place de l’Opéra, plusieurs œuvres de Fortuny, dont Le Mariage dans la vicaria, qui remporta un immense succès. Théophile Gautier y vit un chefd’œuvre, qui associait à la liberté fantasque de Goya le sens du détail vrai de Meissonier. Sur ce tableau, dont le sujet principal est la signature d’un contrat de mariage à l’intérieur d’une sacristie, on remarque dans le coin droit (ill. 60) un homme portant la veste brodée, la ceinture, la culotte courte et les bas du torero et, près de lui, une manola agitant un éventail, parée d’une mantille noire, d’une jupe jaune mouchetée de fleurs et de petites mules. En somme, Escamillo et Carmen dans leurs plus beaux atours. Peintre espagnol faisant lui aussi carrière à Paris, Eduardo Zamacois connut un destin plus tragique encore que celui de Fortuny, puisqu’il mourut à vingt-neuf ans. Il eut pourtant le temps de se faire un nom dans le milieu des arts. Son Éducation d’un prince reçut, lors du Salon de 1871, un accueil enthousiaste.

60. Mariano Fortuny, La Vicaría, ou Le Mariage dans la vicaria (détail), 1870.
61. Eugène Giraud, Voyage en Espagne, 1855.

ACTE III

Le rideau se lève sur des rochers. Site pittoresque et sauvage. Solitude complète et nuit noire. Prélude musical. Au bout de quelques instants, un contrebandier paraît au haut des rochers, puis un autre, puis deux autres, puis vingt autres çà et là, descendant et escaladant des rochers. Des hommes portent de gros ballots sur les épaules258

Avec ce nouveau décor, les spectateurs purent se croire dans un site pittoresque de la Sierra, une de ces gorges sauvages peuplées de contrebandiers dont les voyageurs avaient rendu compte dans leurs

récits. Eugène Giraud en fixa l’image dans Le Voyage en Espagne, où il portraitura ses compagnons de route (ill. 61). Théophile Gautier s’arrêta devant la toile et en donna un équivalent littéraire :

Des fissures du roc surplombant l’abîme bleuâtre jaillissent, comme des poignards, les feuilles de fer-blanc de l’aloès, la route étroite taillée en corniche laisse à peine la place aux sabots des mules le long des parois de la montagne, c’est un de ces sites préparés pour les embuscades des bandits259

À la différence des décors dont la montagne est un élément parmi d’autres, comme à l’acte II de La Sirène

62. Décor de l’acte III de Carmen par Pierre-Auguste Lamy, 1875.

d’Auber (1844), l’acte III de Carmen offrit un spectacle naturel où les êtres humains ne sont que de passage, mais tentent de trouver refuge. Il relevait de cette tradition récente de représentation d’une beauté monumentale et minérale, poétique ou hostile, découverte à l’époque romantique260. La relation entre la musique et le décor fut à cette occasion particulièrement réfléchie. Contrairement aux autres entractes de la partition, ajoutés tardivement, celui ouvrant l’acte III avait été composé dès 1874. Bizet demanda sur sa partition de l’enchaîner au numéro suivant, ce qui en faisait un véritable prélude. Il créa un décor musical ou, plus exactement, amplifia le décor visuel par la musique. Destiné, selon Henry Malherbe, “à évoquer un paysage riant de Provence261” (la musique serait un réemploi d’un morceau abandonné de L’Arlésienne), il se trouverait en porte-àfaux au milieu des montagnes d’Andalousie. C’était aborder cette page musicale selon une fonction descriptive et pittoresque qu’elle ne pouvait en effet remplir. Elle n’était pas davantage dramatique, c’est-à-dire en relation avec l’action scénique des contrebandiers, qui apparaissaient peu à peu sur scène (Lamy les a dessinés descendant de la montagne, voir ill. 88, en bas, à gauche, inspiré peut-être par Doré, qui en avait donné une magnifique représentation262). Bizet retint cette page pour sa qualité poétique, créant, justement avant que l’action ne redémarrât, une respiration par un moment de rêverie pastorale alors que les spectateurs découvraient le décor que le “luminariste” éclairait progressivement. Situé à l’avantscène, il pouvait donner ou retirer du feu sur la rampe, la herse et ailleurs, simplement en tournant des robinets263

ACTE IV

Une place à Séville. Au fond du théâtre, les murailles de vieilles arènes. L’entrée du cirque est fermée par un long velum. C’est le jour d’un combat de taureaux. Grand mouvement sur la place. Marchands d’eau, d’oranges, d’éventails, etc.264

L’idée de retrouver dans le lointain la tour de la Giralda, qui déjà à l’acte I venait situer l’intrigue, est

63. Grande cour de la mosquée de Cordoue par Justin Taylor, 1826.

justifiée par la topographie des lieux. Sur place, Gautier avait constaté que la disposition de l’arène “ouvre une merveilleuse perspective sur la cathédrale, et forme un des plus beaux tableaux qu’on puisse imaginer, surtout quand les gradins sont peuplés d’une foule étincelante, diaprée des plus vives couleurs265”. La lithographie de Lamy (ill. 64), l’affiche de Prudent Leray (ill. 1) et plus encore le dessin de Renouard (ill. 51) laissent bien percevoir la Giralda à travers la porte mauresque (empruntée à d’autres bâtiments de Séville), idée visuelle que Taylor avait fixée, lui, à Cordoue (ill. 63)

Ce tableau, suggérant une de ces scènes colorées, vives et expressives que les voyageurs décrivaient volontiers dans leurs récits266, ne fut pas du goût de tous. Selon le souvenir de Pigot, pourtant bienveillant

habituellement, il était mesquin et étriqué – le critique du Journal pour tous dira “peu réussi267” Peut-être l’un et l’autre voulaient-ils parler d’un détail qui déplut à Victorin Joncières (1839-1903) : “Rien n’est plus laid que ces personnages peints sur la toile, qui sont figés dans l’attitude de gens qui agitent leur mouchoir ou leur chapeau pour acclamer le toréador vainqueur268.” C’est ce que l’on devine en effet sur la lithographie de Lamy, que l’on peut rapprocher de diverses images, estampes ou tableaux, représentant un cirque rempli de spectateurs et que l’on retrouve sur l’unique maquette en volume conservée datant vraisemblablement de la fin du siècle (ill. 65).

Au contraire de Pigot, Arnold Mortier trouva le décor de l’acte IV charmant269. Paul Bernard retint surtout la

64. Décor de l’acte IV de Carmen, par Pierre-Auguste Lamy, 1875.
65. Carmen, décor de l’acte IV, l’entrée du cirque, [fin du xixe siècle].

porte mauresque270, tandis que Charles de Séneville y vit le clou du spectacle271. Mêlées au chatoiement des costumes des solistes, des choristes et des figurants, ces figures colorées contribuèrent à composer un tableau digne, pour Paul de Saint-Victor, de Fortuny et Zamacois272

Du tableau à la scène animée

Pour imaginer plus précisément encore le spectacle de 1875, on peut faire appel à des documents postérieurs, mais significatifs. La conception de la scénographie par tableaux était la clef de voûte de l’esthétique théâtrale, comme on a pu le constater273. Quatre photographies de scène publiées en 1905 témoignent des postures des interprètes et de ce que pouvait être l’encombrement de l’espace, dans une mise en scène dont les principes n’étaient pas fondamentalement différents de ceux de 1875274 (ill. 66-69)

À ces photographies, au livret de mise en scène, aux décors et costumes auxquels nous allons bientôt nous intéresser, il manque le rendu de chaque scène et les attitudes des personnages aux différents moments du drame, visant souvent à produire une impression visuelle fermée sur elle-même, une sorte de “tableau passager”. On peut s’en faire une idée avec la page publiée en 1875 dans L’Illustration, avec les dessins approximatifs de Léon Sault, présentés dans son Album rose et surtout avec l’exceptionnelle série de quinze estampes de Hyacinthe Royet (1862-1926). Inspirées des dessins de Lamy, ces vignettes furent conçues pour s’intégrer à un chant et piano publié par Choudens autour de 1890, transformant la partition en bande dessinée, que l’on peut suivre comme l’on suivrait un filage des différents actes où l’œil s’imprègne et retient ces “tableaux passagers”, que nous regroupons en quatre planches (ill. 70-73).

Carmen de Bizet est mondialement connu. Et pourtant… Si sa réception, lors de sa création en 1875, a été abondamment commentée, on a oublié le spectacle lui-même, sa beauté et son audace – des femmes fumant la cigarette, le monde de la corrida mêlant fête et jeu mortel, une interprète hors normes, Célestine Galli-Marié, se déhanchant et jouant du regard autant que de la voix, un homme tuant sur scène son ancienne maîtresse… Fait exceptionnel, des artistes de renom, Édouard Detaille et Georges Clairin, lui insu èrent une vérité et un éclat sans précédent, dont ce livre, à partir de sources pour partie inédites, voudrait donner l’idée la plus exacte, tout en cherchant à comprendre, en amont, les conditions de son élaboration à l’Opéra-Comique où il fut monté, et en aval, l’e et qu’il produisit dans le Paris des années 1870.

Inscrite dans l’histoire des arts, ponctuée de scandales retentissants, imprégnée de la culture visuelle de son temps, où se croisent parmi d’autres Édouard

Manet et Gustave Doré, Alfred Dehodencq et Henri Regnault, Carolus-Duran et Mariano Fortuny, l’œuvre se révèle être un miroir de concentration de l’imaginaire hispanique français et dévoile toute sa puissance originelle.

Hervé Lacombe est professeur de musicologie à l’université Rennes 2, membre senior de l’Institut universitaire de France et membre de l’Academia Europeae. Spécialiste de la musique en France aux XIXe et XXe siècles et de l’histoire de l’opéra, il s’intéresse aussi à l’histoire des arts. Ses ouvrages ont reçu divers prix, notamment le Prix des Muses (biographie) et le Prix Bordin de l’Académie des Beaux-Arts pour sa biographie de Bizet. Il a récemment dirigé une monumentale Histoire de l’opéra français avec

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