Extrait "Je ne me lasse pas de vivre" de Jaroslav Melnik

Page 1


JAROSLAV MELNIK

je ne me lasse pas de vivre

JE NE ME LASSE PAS DE VIVRE

DU MÊME AUTEUR

LES PARIAS D’ÉDEN, Robert Laffont, 1997.

ESPACE LOINTAIN, Agullo éditions, 2017 ; Le Livre de poche no 25187. MACHA OU LE IV e REICH, Actes Sud, 2020.

L’OISEAU QUI BUVAIT DU LAIT, Actes Sud, 2023.

Ouvrage traduit avec le concours de l’Institut culturel lituanien

Titre original : Pust svegda budu ia

© Jaroslav Melnik, 2022

© ACTES SUD, 2024

ISBN 978­2­330­19799­5

JAROSLAV MELNIK

Je ne me lasse pas de vivre

roman traduit du russe (Lituanie)

Nous restâmes silencieux pendant un certain temps. Deux verres de varikola marron étaient posés devant nous. À travers la fenêtre, on voyait passer les nuages colorés par le soleil levant, comme mille ans auparavant.

Comment tu vas ? demanda Roï en premier. Cela fait cent ans que nous ne nous sommes pas vus.

Deux cents, précisai-je. Oui, le temps passe vite.

*

Que le soleil vive toujours !

Que le ciel vive toujours !

Que maman vive toujours !

Que je vive toujours !

Refrain d’une chanson soviétique très célèbre,  chantée par un enfant.

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Charles Baudelaire, “Spleen”.

PREMIÈRE PARTIE

LE GRAND BOND

An 5870

C’était un matin comme un autre. Quand je me réveillai, il me fallut un certain temps pour comprendre où j’étais et qui j’étais. De la cuisine parvenaient le bruit et l’odeur de la viande qu’on fait cuire : ma mère préparait le déjeuner. En m’approchant de la porte, je fus très surpris de voir, à la place de ma maman, une autre femme. Je mis longtemps à me rappeler qui c’était. Lorsque la mémoire me revint, je compris qu’il s’agissait d’Elza, mon épouse. Elza dont j’avais enterré le corps au printemps.

Mais chaque chose en son temps. 1

LES CENTRES DE RENAISSANCE

Les korgs dormaient. Installés dans des lits comme des humains, nourris et lavés par le personnel de service, ils étaient propres et sentaient bon. Je passais entre les rangées, longues de cent mètres, et j’observais leurs visages animaux, paisibles. Ce n’était, à proprement parler, ni des hommes ni des bêtes, simplement des korgs – des

créatures qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des humains. Avec un cerveau, mais sans intellect.

Ils se tenaient allongés chacun à sa manière, la plupart sur le dos, nus comme des vers sur les draps couleur de neige, d’âges et de sexes différents, blancs comme des étincelles divines ; de petits seins pointaient sur les femelles. Ils avaient entre seize et vingt ans, tous du même groupe sanguin et du même facteur rhésus que moi. Tous ceux qui se trouvaient dans cette salle.

J’attendais ce jour avec beaucoup d’émotion, à chaque fois. Le jour où je me rendais dans un cenren, un Centre de Renaissance. C’est ainsi qu’on appelait les établissements médicaux dans lesquels on effectuait les transplantations de cerveau. Stricto sensu, on aurait dû les appeler Centres de Nouvelle Naissance, parce que vivaient sur terre des gens qui avaient déjà changé plus de dix fois de corps. Moi j’en étais à ma neuvième fois, j’avais presque l’âge d’Adam. Il y a longtemps, quelque deux mille ans en arrière, la médecine avait fait un grand bond en avant semblable à celui de l’électronique et commencé à pratiquer prudemment les premières transplantations (sans savoir encore par quelles conséquences psychologiques et sociales tout cela se solderait) – personne n’imaginait qu’on pourrait aller encore plus loin : plus loin que la deuxième naissance. Jusqu’à la troisième, puis la quatrième… Tout le monde avait l’impression que les Centres de Seconde Naissance, comme on les nommait à l’époque, représentaient un concept assez clair quoique difficile à concevoir, quelque chose d’inouï mettant en jeu des siècles entiers. Aux gens très malades, on offrait la chance d’avoir une vie un peu plus longue, une fois le corps d’un donneur choisi. Qui aurait pu croire que les prouesses de la poignée de scientifiques de l’Institut de Transplantation du Cerveau

(qui avaient jusque­là pratiqué leurs expériences sur des singes) sortiraient du cadre de la médecine curative et modifieraient les fondations mêmes de la civilisation, créant un monde complètement nouveau, et impossible ? Avec des sentiments et des relations que l’homme n’avait encore jamais connus.

Aujourd’hui, quand je pense à nos ancêtres – des êtres humains aussi, mais qui vivaient avant le Grand Bond (comme l’appellent désormais les historiens) et mouraient à l’âge de soixante­dix ou quatre­vingts ans –, mon cœur s’emplit d’une angoisse que je n’explique pas. Des êtres humains, certes, mais qui ne nous ressemblaient quasiment en rien, si ce n’est l’apparence et la présence d’un intellect.

Ces spécimens sont de très bonne qualité, les muscles de leurs épaules sont très solides.

L’assistant du chirurgien me conduisait à travers une des longues allées et m’aidait à orienter mon choix. Merci, laissez­moi seul, si c’est possible.

Il déposa dans ma main un petit anneau qu’il suffisait de presser légèrement pour que vienne un guide.

Lorsqu’il sortit, je m’approchai du korg qu’il avait désigné et touchai ses épaules effectivement capitonnées de muscles puissants et gonflés. Sur les bras, même au repos, des biceps magnifiques faisaient saillie. J’avais déjà eu un corps athlétique, après ma troisième renaissance, si je ne me trompe pas. Avec des jambes et des abdos puissants, c’était la mode à l’époque d’être costaud sur le bas du corps.

Je me penchai pour observer la nature masculine de ce korg. Sur son sexe imposant, qui pendait sur le côté, on pouvait distinguer deux grandes taches de naissance

foncées. Avais­je envie de me trouver avec des taches de naissance à cet endroit précis ?

Lors de ma première visite au cenren, par manque d’expérience, je me souviens ne pas avoir fait grand cas de ce genre de détails. Et lorsque je m’étais réveillé dans mon nouveau corps, après l’anesthésie, j’avais découvert avec un étonnement désagréable quelques détails qui me contrariaient : j’étais trop petit (dans ma première vie, ma vie naturelle, j’étais plus grand que la moyenne), j’avais trop de poils sur la poitrine et des ongles trop courts (dont la forme me semblait laide)… Même la cicatrice sur la main gauche, qu’on remarquait à peine et à laquelle je n’avais pas prêté attention (apparemment le korg s’était blessé quand il était enfant), m’avait agacé pendant de nombreuses années… Je continuais à marcher le long des lits, examinant les spécimens, m’approchant si nécessaire pour les toucher, les palper.

Les premiers patients de l’Institut de Transplantation du Cerveau Dilendrème (du nom de celui qui avait réussi la première transplantation) étaient des malades incurables et condamnés. Dilendrème était un élève de Guergoïts, le premier à avoir clairement posé la problématique suivante : “Ce qui fait un homme, ce ne sont pas les reins, ni le foie, ni les yeux, ni le cœur, c’est le cerveau. Sur quel chemin la médecine s’est­elle engagée jusqu’à présent ?” C’était la question que posait Guergoïts. Nos prédécesseurs considéraient que tout le corps, hormis le cerveau, est constitué de mécanismes qu’il est possible de remplacer. C’est ce qu’on a fait pendant des millénaires : les organes hors service étaient substitués par des organes de donneurs, ce qui permettait de prolonger

la vie de vingt ou cinquante ans… Les historiens attestent qu’un homme à qui on avait changé trois fois le cœur, cinq fois les reins, quatre fois les yeux (et remplacé trois os importants par des os artificiels), avait vécu jusqu’à l’âge de trois cents ans environ. Mais cela restait de l’ordre de l’exception, du maximum. La vie normale ne pouvait pas être multipliée par plus de deux, c’est­àdire durer plus de cent cinquante ans.

Guergoïts, qui appartenait à l’école dite encéphalogique, avait choisi une tout autre voie, disant qu’il ne fallait pas réparer indéfiniment les personnes abîmées et transformer ainsi leur vie en une interminable série d’opérations – mais les jeter tout entières à la poubelle ! Pendant qu’on le prenait pour fou, son élève mettait l’approche en application et sauvait une première personne qui vivait déjà avec un cœur, une ventilation et des reins artificiels. Certes, dans son nouveau corps, la personne ne vécut pas plus de quelques mois. Mais le cinquième patient tint un an. Le monde ne réalisait pas vraiment ce qui était en train de se passer et considérait les essais de Dilendrème comme des expérimentations essentiellement cliniques.

Cent ans plus tard, quelques audacieux dont le cerveau se trouvait en bon état malgré leur grand âge, et qui n’étaient pas du tout des malades incurables, se portèrent volontaires pour s’allonger sur la table d’opération. À cette époque, un homme avec un cerveau transplanté pouvait vivre quelques dizaines d’années supplémentaires dans son nouveau corps, et théoriquement, on pouvait transplanter son cerveau une fois de plus, par la suite…

Cent ans plus tard encore, lorsque les pèlerinages à l’Institut Dilendrème étaient devenus massifs et que des filiales s’ouvraient un peu partout sur la planète, le

monde, sentant sa fin arriver, se mit à trembler. Une campagne frénétique fut lancée pour que soient interdites ces opérations qui détruisaient, selon les termes employés par les journaux de l’époque, “les notions mêmes d’« humain » et de « vie humaine »”.

De fait, les gens se trouvaient confrontés à des problèmes d’ordre psychologique, notamment, qu’ils n’avaient jamais rencontrés jusque­là. Pour les expliquer, mieux vaut donner un exemple, le mien.

Élevé dans une famille d’enseignants prospères, j’avais été un enfant maladif et sensible, particulièrement attaché à ma mère, une femme bonne et douce qui s’est discrètement occupée de moi tout au long de sa vie.

Lorsqu’il lui fut recommandé, après un examen soigneux de son organisme (qui avait subi deux infarctus et une cirrhose), de procéder à une transplantation de cerveau, elle ne mit pas longtemps à se décider. À cette époque, le choc qui accompagnait systématiquement les premières transplantations faisait déjà partie du passé.

Bien sûr, pour la personne concernée, cela restait un événement, mais qu’elle parvenait à appréhender.

Aujourd’hui je me souviens de ma bonne vieille maman (qui avait déjà dans les quatre­vingts ans), je nous revois marcher dans les couloirs du centre et nous séparer à l’entrée du service de chirurgie (les visites étaient interdites pendant tout le temps de préparation à l’opération).

Tout va bien se passer, mon garçon.

Elle m’avait embrassé sur le front, comme quand j’étais petit, tout en s’appuyant légèrement sur sa canne.

Deux semaines plus tard, on m’annonçait que l’opération s’était bien passée et que je pouvais récupérer le corps et l’enterrer. Je comprenais dans l’idée que ma mère n’était pas morte, qu’elle était vivante et allait vivre

encore longtemps et que j’allais la revoir bientôt, dès qu’elle aurait repris des forces. Pourtant, lorsque j’entrai dans le sous­sol à demi obscur carrelé de blanc avec ses tables métalliques recouvertes de plastique sur lesquelles étaient posés les corps sans vie, mes sentiments n’en firent qu’à leur tête. L’employé me redemanda mon nom (et celui de ma mère) :

Ici, dit­il en montrant l’étiquette fixée sur la table.

Je m’approchai, l’employé tira le drap.

C’est elle ?

Oui.

Ma mère était bien là – petite, chétive, la peau toute ridée, avec une grimace de douleur sur le visage, allez savoir pourquoi. Son front était recouvert d’un pansement posé avec soin sur toute la longueur de la cicatrice. C’était bien ma mère, avec qui j’avais passé toutes ces années. Mais sans cerveau.

J’embrassai pour la dernière fois ses lèvres froides et m’étonnai que des larmes coulent de mes yeux. À travers moi, c’était des générations entières d’ancêtres qui pleuraient, car pour eux ce baiser était le dernier.

Est­ce que votre famille possède un mausolée ?

Oui, j’ai déjà pris mes dispositions. On va venir la chercher tout de suite.

Très bien, répondit l’employé avant de s’éloigner.

Je me retrouvai seul. J’eus l’impression de perdre la raison.

Maman, murmurai­je. Maman, réveille­toi. Maman !

Je souffrais comme un dément de savoir que ma mère était vivante. Je souffrais comme si elle était morte pour de bon.

Nous nous retrouvâmes un mois plus tard. Ma mère était une jeune fem me délicate et charmante, plus de deux fois plus jeune que moi (j’avais cinquante ans environ). Quelle sorte de psychisme peut supporter cela ? Les premières person nes qui s’étaient trouvées dans cette situation avaient perdu la tête. Des cellules de soutien psychologique avaient été créées par la suite et des “reconstructions psychologiques” effectuées, en prévention. Le stress, dans tous les cas, était énorme.

Cette jeune femme qui m’était absolument inconnue (bien que j’eusse consulté en amont son apparence extérieure sur les photos et les vidéos du centre psychologique) se trouvait assise à une table du café le plus proche de la clinique ; je l’observais avec émotion, rayonnante de jeunesse et de vie.

Maman, lui dis­je, la voix tremblante.

Oui mon fils, dit la jeune fem me en tendant sur la table sa main qui vint toucher le creux de la mienne.

C’est toi ?

Oui, c’est moi.

Nous restâmes assis un certain temps sans savoir quoi dire. Le serveur nous apporta bientôt du café et du cognac.

Buvons à toi, lui dis­je. Pour que tu te sentes bien dans ce corps.

Oui, répondit la jeune femme.

On aurait dit qu’elle avait un peu honte de moi. Tu as un beau corps, maintenant. Une belle présence.

Il te plaît pour de bon ?

Beaucoup.

Je l’ai choisi pour ses yeux.

Je regardais ses yeux, bleus comme un ciel d’été. Ma mère à moi avait les yeux marron.

Je ne parvins pas à m’habituer au nouveau physique de ma mère. Nous nous voyions de temps à autre, naturellement, parlions de tout et de rien. Mais quelque chose avait disparu. Pour toujours. Quelque chose de très important. Pas seulement de mon côté, mais aussi du sien. Je ne ressentais plus comme avant son amour ni son implication dans tout ce qui me concernait. Il y avait en elle trop d’appétence pour la vie, trop de joie – une joie qui ne lui ressemblait pas du tout – et même une certaine sensualité (qui m’a de plus en plus dérangé). Elle n’en était pas responsable. Son corps jeune, dont les organes encore intacts se trouvaient en parfaite santé, percevait la vie différemment. Il ne restait que sa conscience et son esprit pour lui dire que j’étais son fils. De la même manière je comprenais à peine que cette femme, c’était ma mère.

À dire vrai, elle n’était désormais ma mère qu’en théorie : le corps maternel qui m’avait mis au monde et avec lequel j’entretenais des liens de sang n’existait plus, il pourrissait quelque part au fond du mausolée familial. Je ne pouvais me libérer du sentiment que ma mère, en réalité, était morte lorsque ce corps était mort. Je me rendais même de temps à autre sur sa tombe, après les entrevues avec ma mère­jeune fille, et ce n’est qu’à cet endroit, les yeux fermés, que je renouais avec l’image de vieille femme discrète et voûtée qui avait été mienne, à une époque.

Bientôt, elle se maria avec un garçon de son âge et mit au monde des jumeaux. Une nouvelle vie commençait

pour elle, véritablement, elle avait vingt ans à peine. Lorsque nous nous retrouvions au café, il était difficile de ne pas remarquer, sur son visage, un conflit de sentiments. Elle n’avait plus besoin de moi, mais craignait de le reconnaître. Pour vivre entièrement sa nouvelle vie, elle devait oublier l’ancienne, la transformer en quelque chose d’intangible. Et je l’en empêchais.

Avec les changements de corps, les liens antérieurs se desserraient – on ne pouvait rien y faire : la société, les gens payaient cher cette immortalité conditionnelle. Vers l’âge de soixante­dix ans, je perdis ma mère de vue – je cessais même de penser à elle comme à quelqu’un de vivant. C’était une belle femme dans la force de l’âge qui menait une vie active, tandis que je commençais à décrépir et à attendre impatiemment les recommandations du Grand Conseil des Médecins, qui allait, à un moment ou à un autre, estimer que mon organisme était usé et qu’il fallait me diriger vers une transplantation. À cette époque, les techniques de transplantation étaient encore complexes et onéreuses et je dus attendre vingt ans de plus (pendant lesquels on me greffa un cœur et un rein) avant d’être considéré comme “défectueux” et placé en Centre de Transplantation. À ce moment­là, mon épouse, la mère de mes trois enfants, avait changé de corps depuis longtemps déjà. À l’âge de quarante ans, une grosse voiture l’avait renversée et n’avait laissé d’elle que quelques bouts de viande et d’os. Son cerveau avait été sauvé par miracle. Elle appartenait désormais à la même génération que ma mère.

Ce qui est étonnant, c’est qu’Elza et moi avons continué à vivre sous le même toit, malgré la différence d’âge. Peut­être que cela prouvait seulement qu’elle était remplaçable ? Je ne l’aimais probablement pas d’un amour exclusif qui empêche d’aimer ce qu’il y a de commun

chez une personne. Une femme en tant que femme. Lorsqu’elle revint du centre, je m’exclamai, derrière la porte : “Vous demandez qui ?” Elle se présenta et je m’écriai alors : “C’est toi ! Je ne t’avais pas reconnue. Entre !” Je me souviens qu’elle se rendit tout de suite dans la cuisine pour ranger, laver la vaisselle qui s’était accumulée pendant que je me trouvais célibataire, et préparer le repas. Chaque chose reprit sa place. J’entendais les bruits habituels, sentais les odeurs qui m’étaient familières, dans la cuisine, je savais que c’était elle, Elza, ma femme, celle-là même. La seule chose qui avait changé, c’était le temps qu’elle passait à faire les choses (dans ce nouveau corps jeune, elle était rapide et habile) et son attitude au lit, aussi. Dans son corps plus âgé elle ne ressentait pas aussi intensément son sexe – qui ressemblait plutôt à une mer de chair chaude et indifférente dans laquelle je me noyais, qu’à quelque chose de personnel et d’indépendant qui entrait dans un corps à corps avec moi. Désormais elle se transformait presque à chaque fois en un tas de muscles et je mis longtemps à la reconnaître – elle criait (ce qui ne lui arrivait jamais auparavant) et s’endormait immédiatement dans une douce langueur, sans plus penser à moi.

Le matin elle redevenait celle que je connaissais. Je m’habituai assez rapidement à sa nouvelle apparence et à sa nouvelle image et oubliai presque complètement qu’elle avait subi une transplantation du cerveau.

C’est à la suite de ma nouvelle naissance à moi que je la perdis. Je rentrai à la maison dans la peau d’un jeune homme de vingt ans alors qu’elle en avait presque soixante : son corps était mort jeune lors de l’accident et elle se retrouvait dans un corps vieux pour la première fois – elle marchait péniblement (elle avait commencé à avoir de l’arthrose), son ventre était énorme et pendait

horriblement en formant un pli (dans ce deuxième corps elle m’avait donné encore trois enfants). De mon côté j’étais attiré par la jeunesse, je me sentais renouvelé, plein d’espoir et de lumière – une vie nouvelle, longue et intéressante se profilait à nouveau devant moi. Elle, à ce moment­là, avait perdu de son ardeur et pleurnichait de plus en plus, se plaignant de douleurs aux articulations. Et surtout, elle ne parvint pas du tout à s’habituer à ma nouvelle apparence. Dès le premier jour elle me jeta des regards féroces comme si j’avais été un jeune et bel étranger débarqué chez elle d’on ne sait où.

Mais je ne suis pas un étranger, Elza. Tu m’entends ?

Qu’est­ce qui t’arrive ?

Quand j’essayais de l’embrasser, bien qu’elle eût soixante ans, elle s’offusquait comme une jeune fille ; au lit elle se comportait autrement, elle restait allongée, crispée, presque effrayée.

Je sais que c’est toi.

C’était son esprit qui parlait, pas ses sentiments. Ses sentiments étaient différents, durs, et nous éloignaient l’un de l’autre.

Nous nous séparâmes lorsqu’elle atteignit l’âge de quatre­vingts ans et moi quarante. Je lui dis que tout allait changer dès qu’elle acquerrait son troisième corps. Elle serait à nouveau jeune et tout recommencerait entre nous. Appuyée sur la table, elle se mit en mouvement pour me répondre de sa bouche édentée : “Je ne me souviens même plus comment tu étais la première fois.”

Elle avait raison. Maudite mémoire, incapable de se projeter sur un millier d’années. Au fil des ans, elle faiblissait, sa fraîcheur se volatilisait.

Alors que j’arrivais à la fin de ma deuxième vie, une femme charmante d’une trentaine d’années que je ne

connaissais pas du tout, accompagnée de son mari et d’un enfant, me prit à part dans la rue :

Tu es bien Dio ? Dio Kopereïk ?

Oui.

Je suis ta mère.

Ah.

Je restai planté là, perdu, avec sans doute une expression stupide sur le visage.

Tu te souviens encore de moi ?

Oui.

Je t’ai reconnu par hasard.

Comment m’avait­elle reconnu ? Est­ce qu’elle avait obtenu des informations quelque part ou était­ce simplement son intuition maternelle ? (Ma boîte crânienne contenait quand même le cerveau qui s’était constitué dans le creux de son premier corps, le vrai – et elle aussi possédait toujours le cerveau de ce corps­là. Deux cerveaux se rencontraient, un siècle plus tard !)

Nous restâmes un temps silencieux l’un face à l’autre sans savoir quoi dire. Pourquoi m’avait­elle abordé ? Je ne ressentais rien de filial à l’égard de cette jeune femme. Elle parlait d’une voix qui m’était totalement inconnue – et mon apparence lui était totalement étrangère. Ce n’est que lorsque je décidais de m’en aller que sa voix, me sembla­t­il, trembla :

Au revoir.

Au revoir.

“Est­ ce que cette personne était ma mère ?”, me demandai­je en observant son mari, du même âge qu’elle, l’entraîner en enlaçant ses épaules, belles et fines.

La mémoire, comme les sentiments, pouvait lutter contre le temps d’une vie, ou de deux. Mais au troisième, quatrième, cinquième corps, il ne restait plus qu’un chassécroisé confus : mère, épouse, fille, deuxième épouse,

troisième épouse, dixième fille désormais trois fois plus vieille que toi… Non, non ! Le psychisme de l’humain n’avait pas prévu la découverte de Dilendrème.

La civilisation avait progressivement perdu les conceptions sur lesquelles elle reposait : famille, parenté, filiation, mort, interdiction d’inceste… La famille prenait un tout autre sens quand on savait que dans la vie suivante ou celle d’après, c’était une autre personne (les sentiments faisaient leur œuvre) qu’on aurait près de soi (et ensuite une troisième, puis une quatrième). La brièveté de la vie et la mort (la vraie mort) rendaient noble l’existence de nos lointains ancêtres, ils restaient unis et “uniques” les uns par rapport aux autres. Parfois je ressens de la nostalgie à l’égard de cette vie­là – son caractère tragique est parti en fumée le jour où l’enterrement des corps est devenu un symbole, une parodie de mort –, à l’égard des vraies larmes et de la vraie peine. Désormais un corps qui a fini de vivre (celui d’un proche ou le sien) est jeté à la poubelle comme une vieille chaussette, au milieu d’autres objets.

Je n’oublierai jamais mon premier corps naturel – que je n’ai donné à personne et enterré moi­même – dans la même salle froide carrelée de blanc dans laquelle j’ai récupéré ma mère. Aujourd’hui c’est moi qui suis allongé là, tout juste sorti du réfrigérateur, avec une bande bleue sur le front. C’est une chose étrange que de regarder son propre cadavre. Nos ancêtres ne l’auraient envisagé que dans leurs pires cauchemars. Était­ce moi ? Était­ce mon corps ? Ce vieux de quatre­vingt­dix ans, sec comme un bout de bois (ma peau à certains endroits était transparente), étendu dans une nudité disgracieuse, semblait tendre vers moi sa main osseuse, rejetée sur le côté. Moi

j’avais vingt ans. Je regardais pour la dernière fois les grains de beauté, les verrues et les cicatrices qui m’étaient douloureusement familières, vestiges des interventions chirurgicales subies par ce vieil homme. Les corps suivants, déjà, ne m’ont plus inspiré de sentiments aussi profonds ; peut­être parce qu’ils m’appartenaient de manière symbolique, à partir de la transplantation de mon cerveau à l’intérieur d’eux et non pas de la naissance. Tous les sept – déjà – étaient allongés les uns à côté des autres dans le mausolée familial. Où reposaient les neuf corps de ma mère, sauf erreur de ma part, les sept corps de ma première épouse et les six de ma première fille. Et même si nous nous étions tous perdus dans l’océan du temps, il m’arrivait parfois de trouver devant le mausolée une jeune fille qui se tenait silencieuse face à la plaque gravée, et je lui demandais qui elle était. Elle me donnait son nom, c’était ma première ou ma vingtième fille (à partir de la vingtième, je ne parvenais plus à me souvenir d’elles ni à les distinguer), ou bien ma première, deuxième (ou dixième) épouse, ou mère. Alors je répondais calmement, comme une vieille connaissance qui comprend parfaitement devant qui elle se trouve : “Ah, c’est toi. Bonjour. Tu en es à quelle vie ? – La sixième”, répondait ma mère ou l’une de mes filles.

La notion d’inceste avait déserté les discussions et les consciences. Des tas d’hommes se mariaient avec leur propre mère, sœur ou fille, rencontrée par le plus grand des hasards, des centaines d’années plus tard. Les gens ne conservaient pas tous leur nom ni leur prénom, loin de là, ni ne comptaient le nombre de corps changés… Car finalement, trimballer avec soi des siècles de passé s’avérait laborieux. Et en outre, il ne pouvait y avoir d’inceste lorsque les corps n’étaient pas liés entre eux par des liens de sang…

Un jour, près du mausolée, je trouvai un homme d’un certain âge. Lorsque je lui demandai qui il était, il me répondit le nom de ma fille. Je ne m’étonnai pas, ayant moi­même été femme, lors de ma quatrième vie. La médecine, depuis longtemps, pouvait transplanter les cerveaux dans des corps de femmes ou d’hommes, indifféremment. Les premières protestations “éthiques” faisaient déjà partie des archives de l’histoire et désormais plus personne n’en comprenait le sens, même ceux qui les avaient connues. J’avais voulu être femme, ressentir ce que c’était, recevoir un homme à l’intérieur de soi, féconder, porter un enfant, accoucher et allaiter. Ma seule vie de femme, à ce jour – c’était d’ailleurs la seule dont je me souvenais –, restait différente des autres. Mon mari, qui se prénommait Voul, était un homme grand et fort et je l’aimais autant qu’un être doté d’une nature féminine peut aimer un corps d’homme. Il ne sut pas d’emblée que j’avais été du même sexe que lui dans mes vies passées.

D’autres vivaient des choses encore plus invraisemblables. Il n’était pas rare que d’anciens époux se retrouvent, quelques générations plus tard, chacun ayant changé de sexe. Il arrivait que des mères, ayant choisi un corps d’homme, vivent sans même le soupçonner avec leurs filles ou leurs fils devenus femmes. Des pères, ayant reçu à un moment un corps de femme, partageaient le lit de leurs fils, restés fidèles à leur sexe naturel et ne sachant pas (il n’était pas rare qu’un millénaire soit passé) qui vivait à leurs côtés ni à qui ils donnaient leur amour.

La “civilisation de Dilendrème”, comme on l’appelait, était pour nos ancêtres une civilisation démente et inconcevable. Mais est­ce que les ancêtres aussi n’étaient pas fous – à se battre et s’entre­tuer comme des animaux, c’est à peine s’ils n’avaient pas, à un moment donné, détruit la planète avec leurs bombes atomiques.

Nous sommes en 5870. Depuis le Grand Bond scientifique, le monde vit dans un bien-être matériel et moral total. Finis les crimes et les guerres, la science a tout résolu, elle s’est même chargée d’offrir aux hommes l’immortalité, grâce aux “korgs”, des êtres déshumanisés qui servent d’enveloppe corporelle pour accueillir les cerveaux transplantés des humains.

Dio Kopereïk va bientôt fêter ses mille ans. Il se rend dans un Centre de Renaissance pour une énième transplantation. Cette fois encore il décide de prendre un corps masculin, comme dans sa dernière vie. Sur sa route, il croise Kaya, dont il s’éprend éperdument. Kaya vit dans une Oasis de Vérité avec d’autres “mortels” qui regrettent le temps où les gens mouraient de leur belle mort. Mais le Cerveau Artificiel, l’intelligence toute-puissante au service de l’État Éternel, est programmé pour garantir la survie de tous les citoyens…

Avec Je ne me lasse pas de vivre, Jaroslav Melnik livre une dystopie philosophique et poétique sur les dangers de l’intelligence artificielle, les dérives de la science, les troubles du genre, et met en question l’identité : suis-je encore moi, suis-je encore un être humain dans un corps qui n’est pas le mien ?

Écrivain et philosophe, Jaroslav Melnik est né en 1959 en Ukraine. Il vit à Vilnius, en Lituanie. Il est l’auteur de nombreux romans et nouvelles mêlant science-fiction et conte philosophique. Parmi eux, Actes Sud a publié Macha ou le IVe Reich (2020) et L’Oiseau qui buvait du lait (2023).

Roman traduit du russe (Lituanie) par Laurence Foulon

Illustration de couverture : © Getty Images, 2024

978-2-330-19799-5

DÉP. LÉG. : NOV. 2024

23 € TTC France www.actes-sud.fr

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.