JUSTICE CLIMATIQUE
POUR UNE
NOUVELLE
LUTTE
DES CLASSES
DOMAINE DU POSSIBLE
Face à l’intensification des crises, “Domaine du possible” propose un espace d’expression pour des idées, des pratiques et des expérimentations afin de s’opposer aux destructions et de repenser nos organisations sociales et nos relations avec les milieux vivants. Cette collection réunit des enquêtes situées, des témoignages et des manuels qui ravivent notre puissance d’agir et ouvrent nos imaginaires.
JUSTICE CLIMATIQUE
DU MÊME AUTEUR
SÛRETÉ NUCLÉAIRE. DROIT ET GOUVERNANCE MONDIALE , Jean-Pierre Mignard, Sébastien Mabile, Michel Mabile, Bruylant, 2012.
Collection créée par Cyril Dion en 2011, dirigée par Anne de Malleray
© ACTES SUD, 2025
ISBN 978-2-330-19772-8
SÉBASTIEN MABILE
Justice climatique
pour une nouvelle lutte des classes
J’ai beaucoup pris et beaucoup aimé prendre l’avion. Missions professionnelles en Polynésie, colloques en Nouvelle-Calédonie, à Taïwan ou encore à Rio, congrès à Hawaii et conférences à Copenhague ou Brazzaville. Chaque fois pour parler, échanger, travailler sur le droit de l’environnement : s’inquiéter de la dégradation de la biosphère et réfléchir aux moyens de la limiter – à défaut de pouvoir l’éviter. Mais aussi voyages d’agrément pour découvrir la faune sauvage d’Afrique du Sud, les parcs de l’Ouest américain ou la côte pacifique de la Colombie, pour me ressourcer en observant les baleines à bosse qui viennent s’y reproduire en été.
J’avais bien conscience de l’importance des émissions du transport aérien et de mon propre bilan carbone. Pourtant, je me rassurais en me persuadant qu’elles ne représentaient que quelques miettes parmi les émissions mondiales,
par ailleurs “compensées” par les compagnies aériennes à travers des programmes plus ou moins sérieux de reforestation. Même si le réchauffement anthropique du climat apparaissait depuis longtemps comme un problème majeur, les éléments de langage du Giec situaient la zone de risques à un horizon lointain (2100) où une grande partie d’entre nous seront déjà morts. Les scientifiques prédisaient que nos descendants affronteraient une hausse moyenne des températures comprise entre 1,5 et 4 °C, soit le niveau d’écart habituellement constaté entre la Provence et l’Île-de-France où j’habitais alternativement. Jamais réellement habitué à la rigueur de l’hiver, j’ai même pu parfois penser que, finalement, quelques degrés de plus entre novembre et mars ne pourraient que rendre Paris plus agréable à vivre.
À l’automne 2015, et contre toute attente, les chefs d’État et de gouvernement du monde entier adoptaient l’accord de Paris qui devait permettre à l’humanité de contenir l’élévation des températures “à 1,5 °C” et, en tout état de cause, “nettement en dessous de 2 °C”. Même si je doutais un peu de la capacité de 198 pays à agir de manière coordonnée vers le même objectif universel en renonçant progressivement aux énergies les moins chères et les plus efficaces – charbon, pétrole et gaz –, le sourire radieux de Laurent Fabius à la tribune me rassurait. Nos dirigeants semblaient enfin prendre le problème à
bras-le-corps. À moi les contrées lointaines et les grands espaces après quelques heures de confinement dans le fuselage d’un avion ! J’étais encore, comme beaucoup d’entre nous, en pleine dissonance cognitive, ignorant de ma propre contribution à la catastrophe en gestation. L es gaz à effet D e serre réchauffent L e c L imat
Le lien entre les émissions de dioxyde de carbone et le réchauffement climatique est établi depuis 1896, date à laquelle Svante Arrhenius, professeur de chimie suédois récompensé par le Nobel quelques années plus tard, publie un article intitulé “De l’influence de l’acide carbonique dans l’air sur la température au sol1”. S’il prédisait alors des “conditions climatiques plus douces”, son intuition s’est depuis confirmée : l’activité humaine génère des gaz à effet de serre qui réchauffent le climat. La question du climat, alors qualifiée d’“effet de serre”, occupera à nouveau certains scientifiques dès le début des années 19502. Visionnaires et souvent rémunérés par les compagnies pétrolières qui cherchaient alors à comprendre le problème qu’elles identifiaient déjà, ils prévoient un réchauffement de +2 °C à l’horizon 2030 dont la cause serait l’accumulation de gaz carbonique émis par les activités humaines3. En 1971, une publication
du pétrolier Total sur l’“effet de serre” prédisait “des conséquences catastrophiques faciles à imaginer4”. En 1979, un rapport de l’Académie des sciences américaine – le “rapport Charney5” –estimait qu’un doublement de la concentration de CO 2 dans l’atmosphère engendrerait un réchauffement au xxie siècle compris entre 1,5 et 4,5 °C.
En 1988, le Programme des Nations unies pour l’environnement (pnue) et l’Organisation météorologique mondiale (omm) créent le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec). Le Giec regroupe 195 États membres, soit la quasi-totalité de la communauté internationale. Il a pour mission de synthétiser les informations scientifiques, techniques et socioéconomiques disponibles en rapport avec la question du changement du climat, à partir des recherches effectuées par des scientifiques, des experts ou des organismes et publiées dans des revues spécialisées à comité de lecture.
Le Giec ne réalise donc pas d’études lui-même, mais synthétise les connaissances les plus récentes sous le contrôle des gouvernements qui adoptent ensuite, mot à mot, le “résumé à l’intention des décideurs” annexé à chacun de ses rapports. Les informations scientifiques que je vais citer dans ce livre sont largement issues de ces “résumés à l’intention des décideurs” relus, corrigés et validés par les représentants de l’Arabie saoudite, du Venezuela, des Émirats arabes unis ou encore de
la Russie, pour ne citer que quelques pays qui ne sont pas particulièrement enclins à soutenir la lutte contre le réchauffement climatique.
a ccé L ération
À l’automne 2018, le Giec publie son “rapport spécial 1.5”, dans lequel il explique quelles sont les différences entre un monde à +1,5 °C et un monde à +2 °C. Les espèces animales et végétales seraient, par exemple, deux fois plus nombreuses à perdre leur “niche climatique” dans l’hypothèse d’un réchauffement de 2 °C en comparaison avec un réchauffement de 1,5 °C. À 2 °C de réchauffement, 18 % des insectes et 16 % des plantes pourraient disparaître. Les récifs coralliens, l’un des écosystèmes les plus productifs au monde, ne résisteraient pas à de tels niveaux de température, leurs pertes étant estimées “supérieures à 99 %”. Les êtres vivants et en premier lieu les humains devront affronter des épisodes plus nombreux et plus intenses de pics de chaleur, de sécheresses, de fortes précipitations, de crues et de submersions. À +2 °C, les risques sont disproportionnellement plus élevés et jusqu’à plusieurs centaines de millions de personnes en plus seraient exposées aux risques climatiques, susceptibles de basculer dans la pauvreté et/ou de migrer.
Parallèlement, l’augmentation de l’intensité et de la fréquence des événements climatiques
extrêmes est brutalement devenue réalité : 50 millions d’hectares de bush australien partaient en fumée au cours de l’hiver austral 2019. L’été suivant, les précipitations dans le bassin du fleuve Yangzi jiang en Chine affectaient plus de 11 millions de personnes. Au même moment, en Amérique du Sud, les feux de forêts aggravés par une sécheresse historique dévoraient près du quart de la superficie du Pantanal, vaste zone humide située aux confins du Brésil, du Paraguay et de la Bolivie. Plus au nord, la ville de Verkhoïansk en Sibérie affrontait un pic caniculaire à 38 °C tandis que des incendies record détruisaient la toundra en libérant d’importantes quantités de méthane, au potentiel de réchauffement considérablement plus important que le CO2. Expérimentant les effets d’un réchauffement moyen de +1 °C, nous pouvions imaginer quel serait le monde si cette hausse venait à doubler. Nous vivons désormais un paradoxe sur lequel les historiens du futur, s’ils venaient à exister, se pencheront avec curiosité. Le monde connaît une succession sans fin d’événements climatiques extrêmes en lien avec le réchauffement du climat : canicules, sécheresses historiques, inondations catastrophiques et mégafeux abîment périodiquement des territoires immenses. L’océan n’est pas épargné et subit des canicules marines tout aussi catastrophiques. La France a vécu les années les plus chaudes jamais enregistrées, des records de vagues de chaleur faisant des milliers de victimes,
des sécheresses historiques générant pertes agricoles et coupures d’alimentation en eau et des incendies jusque dans le Jura ou en Bretagne. En Gironde et dans les Landes, les mégafeux de l’été 2022 ont conduit les autorités à organiser dans la précipitation la plus grande opération d’évacuation d’une population civile depuis la seconde guerre mondiale : plus de 50 000 personnes ont dû quitter leur habitation. Malgré ces drames, les émissions mondiales de gaz à effet de serre ont continué à augmenter pour atteindre un nouveau record, associées à une consommation historique d’énergies fossiles. La diminution des émissions constitue pourtant le principal moyen d’atténuer la violence des catastrophes présentes et futures. r étrécissement et péjoration
Le long chemin de ma prise de conscience s’est achevé dans le delta du Rhône, en Camargue où je me suis installé en 2021. Quelle idée, me direz-vous, de vivre à 30 kilomètres de la mer, à une altitude d’à peine 1 mètre ? Au-delà de mon attachement viscéral à la région méditerranéenne et à la beauté de ces espaces sublimée par la présence de milliers d’oiseaux, je souhaitais mieux comprendre comment le climat bouleversait déjà les écosystèmes et les conditions de vie des humains. Ici, la mer pénètre discrètement par le
sous-sol, et la hausse de son niveau se manifeste par l’augmentation de la salinité des sols, aggravée par la faiblesse des précipitations. Les terres deviennent progressivement impropres à l’agriculture et au pâturage. Le débit du Rhône diminuant également sous l’effet de la multiplication des épisodes de sécheresse et de canicule, l’eau salée gagne inexorablement du terrain. Un processus lent et invisible, qui fait disparaître les terres agricoles. Ici, le rétrécissement et la péjoration de l’espace sous l’effet du réchauffement climatique sont une réalité quotidienne.
Les modifications climatiques en cours sont de deux ordres : lentes et progressives – hausse des températures moyennes, salinisation des sols, érosion du littoral ou fonte des glaciers – ou rapides, brutales et meurtrières – ouragans, inondations, submersions, pics de chaleur et canicules. Chacun de ces phénomènes, dont les impacts se cumulent, conduit à des drames écologiques, économiques et humains, mais les seconds attirent davantage l’attention en raison de leur brutalité et de leur soudaineté : un paysage que l’on pensait immuable peut être rendu méconnaissable en quelques heures. Ces modifications climatiques relèvent toutes d’une même cause : l’émission depuis cent cinquante ans de quantités considérables de gaz à effet de serre, au premier rang desquels le CO 2 issu de la combustion des énergies fossiles.
JUSTICE CLIMATIQUE
Pour ne pas dépasser le seuil irréversible de 1,5 °C de réchauffement climatique global, nous pouvons encore émettre 200 gigatonnes de carbone dans l’atmosphère. C’est là que l’idée de justice apparaît et qu’en avocat de l’environnement et des victimes des injustices environnementales, Sébastien Mabile pose la seule question qui vaille désormais : comment souhaitons-nous répartir la consommation de cette quantité de gaz à effet de serre ? En tout état de cause, les ultrariches accaparent actuellement la plus grosse part du gâteau… au détriment du reste de l’humanité.
Sébastien Mabile est docteur en droit et avocat au barreau de Paris, il pratique depuis 25 ans le droit de l’environnement. Il est notamment l’avocat d’une coalition d’associations et de collectivités attaquant TotalEnergies pour son inaction climatique, et d’associations représentatives des peuples autochtones de l’Amazonie luttant contre la déforestation. Il enseigne également à l’université d’Aix-Marseille et à l’université catholique de Lille.
DÉP. LÉG. : JANV. 2025 14,90 € TTC France www.actes-sud.fr
ISBN 978-2-330-19772-8