béatrice picon-vallin
LE THÉÂTRE DU SOLEIL
les soixante premières années
actes sud
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Ouvrage publié sous la direction de Claire David
Conception graphique : Thomas Gabison
© ACTES SUD / Théâtre du Soleil, 2014, 2025
ISBN 978-2-330-20114-2
LE THÉÂTRE DU SOLEIL
LES SOIXANTE PREMIÈRES ANNÉES
É dition revue et augmentée
SOMMAIRE
Avertissement et remerciements 7
Envoi
À tous ceux qui ont travaillé et travaillent au Théâtre du Soleil 9
Prologue
Origines 13
Chapitre 1
Destin 43
Chapitre 2
La création collective, deuxième tentative, première ébauche 73
Chapitre 3
Le cycle des Shakespeare 113
Chapitre 4
Un nouveau mode d’écriture pour de grandes épopées asiatiques 155
Chapitre 5
Les Atrides ou l’archéologie des passions 183
Chapitre 6
Où le Soleil au présent va laisser entrer la caméra 219
Chapitre 7
Dix ans de création collective entre ciné-théâtre, théâtre documentaire et épopée lyrique 253
Visions transversales
Six planches thématiques 293
Chapitre 8
La galaxie du Soleil 307
Chapitre 9
Retour aux sources asiatiques 325
Chapitre 10
Du Japon à l’Ukraine 353
Chapitre 11
Face à la guerre 387
Annexes
Repères chronologiques 403
Les programmes du Soleil : génériques 407
AVERTISSEMENT ET REMERCIEMENTS
Les citations non référencées renvoient à des entretiens que j’ai eus entre octobre 2013 et octobre 2024 à Paris, à la Cartoucherie, par mail ou par téléphone avec Jean-Claude Penchenat, Sophie Moscoso, Joséphine Derenne, Georges Bigot, Gérard Hardy, Lucia Bensasson, Guy Freixe, Liliana Andreone, Étienne Lemasson, Hélène Cixous, Maïtreyi, Erhard Stiefel, Myriam Azencot, Bernard Faivre d’Arcier, Duccio Bellugi-Vannuccini, Mauricio Celedon, Stéphane Brodt, et de 2010 à 2024 à la Cartoucherie avec Ariane Mnouchkine, Charles-Henri Bradier et Jean-Jacques Lemêtre.
Les autres rencontres sont référencées en notes de bas de page. Ariane Mnouchkine sera souvent dans ce livre appelée Ariane comme tous l’appellent, sans aucune familiarité. Dans les notes, on lira a. m.
Les génériques de tous les spectacles sont en fin de volume selon la forme que le Soleil leur donne, à chaque fois différente. Ils sont des récits à part entière si on veut bien les lire avec attention, sont truffés d’informations et de poésie, témoignent de la présence dans ce livre de ceux qui ont traversé ou habité la vie du Théâtre du Soleil et que je n’ai pu tous évoquer ou citer. L’aventure durant depuis longtemps, le nom des comédiens a parfois évolué au fil des spectacles. Ce qui explique certaines disparités dans les légendes et les distributions. Des planches d’images regroupées par thèmes sont à consulter pour compléter l’iconographie de chaque spectacle. Certaines photographies sont de mauvaise qualité, elles sont inédites et ont valeur d’archives.
Merci à la BnF, en particulier à Corinne Gibello-Bernette. Merci à Franck Pendino avec qui j’ai navigué avec bonheur dans une mer d’images du Soleil, rassemblées petit à petit auprès de ceux qui en avaient vécu les différentes périodes, et d’abord bien sûr les plus éloignées, les dix premières. Merci à Liliana Andreone pour son soutien sans faille. Merci à Jean-Claude Penchenat, mémoire vivante des gens et des lieux, qui m’a donné images et repères pour le Prologue. Merci à Georges Bigot pour ses souvenirs partagés. Merci à Marcel Freydefont, Maurice Durozier, Georges Bonnaud, Jean-François La Bouverie. Merci à Sophie Moscoso qui m’a grand ouvert ses archives et m’a aidée très généreusement, chaque fois que j’étais en perdition dans le voyage. Merci à Charles-Henri Bradier pour ses précisions indispensables et son si amical soutien. Merci aussi à Dominique Jambert, Diane Hequet, Yann Lemêtre, Julia Carrera, Marie-Hélène Bouvet, Hélène Cinque et Ysabel de Maisonneuve. Merci enfin aux photographes, plus particulièrement à l’agence Magnum (Martine Franck) et Michèle Laurent, ainsi qu’à tous ceux qui ont fait l’effort, avec le même plaisir contagieux, de réactiver leur mémoire et leurs archives, qui ont répondu à mes questions sans fin...
B. P.-V.
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Les Naufragés du Fol Espoir (Aurores) Image finale du spectacle. La troupe de théâtre est un phare dans la tempête : “En ces jours de ténèbres, nous avons une mission […] apporter aux vaisseaux qui errent dans le noir la lueur obstinée d’un phare.” Extrait du texte-programme (éditions Théâtre du Soleil, 2010).
À TOUS CEUX QUI ONT TRAVAILLÉ ET TRAVAILLENT AU THÉÂTRE DU SOLEIL
Nous nous sommes persuadés qu’une organisation corporative bien comprise ne saurait diminuer en rien l’autorité du chef de troupe, s’il n’a pas simplement une âme de trafiquant. […] L’esprit d’une troupe, voilà, je crois, le premier capital, et ceux qui ont dirigé des hommes le savent bien.
CHARLES DULLIN 1
Le théâtre n’est pas juste un bâtiment avec une caisse où on donne de l’argent pour acheter une vision […] et puis après, on s’en va. C’est un endroit où le monde se revit, se pense et donc une certaine façon se transforme, en tout cas où les forces de transformation peuvent être invoquées, partagées et donc peuvent se répandre de façon très modeste, très mystérieuse, d’une façon que je pense, moi, incontestable.
ARIANE MNOUCHKINE 2
Le Théâtre du Soleil constitue, en France et dans le monde, une aventure exceptionnelle à bien des égards — la durée, la qualité, l’engagement, la remise en question permanente, le rayonnement international. Il n’a nulle part d’équivalent, et on ne peut que se réjouir qu’un tel théâtre ait pu se créer et exister en France, malgré toutes les difficultés auxquelles il a été, et est toujours, confronté. Et s’interroger sur cette longévité où ne se lit aucun signe de vieillissement.
Le titre des Naufragés du Fol Espoir (Aurores), l’avant-dernier spectacle du Soleil, est aussi un autoportrait. Le Fol Espoir, guinguette de l’année 1914, est le Soleil de 2010. La troupe de cinéma muet qui tourne la dernière utopie de Jules Verne, c’est celle du Soleil. La longue histoire de sa “fabrication”, avec une metteure en scène assez décidée pour travailler onze mois de suite et des acteurs assez emplis de passion pour maintenir leur confiance dans la durée, même quand leur metteure en scène doute, c’est celle de presque tous les spectacles du Soleil, depuis cinquante ans, celle des Éphémères et de Tambours sur la digue, mais aussi en remontant dans le temps celle des Atrides, de 1789 ou de L’Âge d’or... Des premières annoncées, puis différées, parfois à plusieurs reprises. Des dettes persistantes, malgré le succès. Des nuits sans sommeil. Des comédiens qui mettent la main à la pâte — de la construction du lieu ou des décors à la cuisine. L’art comme travail, l’art comme recherche de nouvelles façons de créer et de vivre ensemble...
L’art comme risque. Une troupe éternellement sur la corde raide, financièrement et affectivement. Et qui se renouvelle, en fonction des crises plus ou moins
1. “Manifeste du Théâtre de l’Atelier” (1922), Ce sont les dieux qu’il nous faut, Gallimard, p. 31-32.
2. “Changement de décor”, émission consacrée à Patrice Chéreau, France-Culture, 13 octobre 2013.
graves qu’elle doit affronter, comme tout groupe humain, mais aussi des projets, des stages, des rencontres qu’elle initie et de l’ouverture qu’elle sait pratiquer.
Dans le Fol Espoir, comme aujourd’hui pour Macbeth, ce sont donc ces comédiens qui, avec les techniciens, avec les piliers du “Bureau”, toute la grande troupe solidaire dans leur Cartoucherie du bois de Vincennes — province remarquable du Pays du Théâtre et palais des merveilles —, sont les vrais naufragés d’un fol espoir, l’incarnation d’une utopie généreuse, radicale et radieuse, que Mnouchkine a toujours cherché à réaliser, incroyablement fidèle à elle-même et aux rêves de ses vingt ans. Celle de faire “le plus beau théâtre du monde” pour un public partenaire, large et diversifié.
La troupe est présentée, dans ce Fol Espoir, comme un phare dans la nuit et la tempête : c’est l’image scénique qui clôt le spectacle, et précède le salut collectif final à forte intensité émotionnelle. Dans cette ultime séquence, fantastique, la troupe se donne, non pas en exemple, car il y a trop de modestie dans sa détermination, mais tout simplement à son art et à ses spectateurs, et leur insuffle l’espoir, même ténu, de parvenir à leur tour — là où ils sont, où ils vivent, où ils travaillent — à la rigueur, à la précision, au respect d’autrui, au sens de l’ensemble dont ils font preuve : “on n’est rien sans les autres 3”, c’est le secret du jeu et de la vie. Et pour créer les scènes, on a besoin de tous — ceux qui jouent en muet, ceux qui projettent les textes joués en muet, ceux qui éclairent leurs collègues avec des poursuites, ceux qui font les reflets de l’eau, le souffle du vent, qui font voler l’oiseau-marionnette (la ”Mouette” du Soleil 4), tourbillonner les flocons de neige en secouant des paniers remplis de fins papiers blancs, ceux qui font la fumée, ceux qui tournent la manivelle de la caméra, sans oublier celui qui fait la musique et le dispositif sonore —, chacun joue puis sert, à tour de rôle. On a ici un superconcentré du mode de travail des acteurs du Soleil sur les cinquante ans de son existence. Revoyons les scènes de La Cuisine d’Arnold Wesker (1967), où l’action se passe dans une cuisine de restaurant à l’heure du coup de feu, pour être convaincu de l’intérêt porté par Mnouchkine à la force à la fois productive et émotionnelle du travail collectif.
Dans le Fol Espoir, le Théâtre du Soleil démonte et remonte les secrets de l’art théâtral grâce à sa vision du cinéma naissant, ailleurs il a observé et recomposé les facettes théâtrales des baraques de foire ou de son Orient imaginaire. Il fabrique du théâtre d’une façon artisanale et un peu magique comme tout ce qui touche aux synergies humaines, et, ce faisant, il nous transporte. Dans le temps et dans l’espace et au-delà de nos individualités. Commencé sous le signe du
3. Voir le film Au Soleil même la nuit d’Éric Darmon et Catherine Vilpoux, AGAT Films & Cie, La Sept Arte (1997).
4. Référence à la célèbre Mouette du Théâtre d’art de Moscou.
nomadisme obligé, le Soleil est un théâtre enraciné dans le bois de Vincennes, mais qui entraîne acteurs et spectateurs au voyage choisi et qui sait lui-même partir pour de longues tournées de par le monde.
Le public du Soleil couvre quatre générations, et les “anciens” se font une fête d’y emmener les plus jeunes. Ce n’est pas un théâtre de répertoire comme dans les ex-pays de l’Est, où un spectacle peut se maintenir très longtemps, repris et travaillé périodiquement par un metteur en scène formé pour ce travail, et toucher ainsi plusieurs générations. Le Soleil procède autrement, dans une pratique très différente aussi du système français, avec de nouveaux spectacles qui se répètent et se jouent longtemps, puis tournent en province et dans le monde — les tournées aident à vivre et à continuer —, mais chaque nouveau spectacle porte en lui-même, surtout depuis que les créations du Soleil sont retraitées par la caméra de Mnouchkine et par ses acteurs, le souvenir, la marque des précédents dont il émane, conduisant ainsi un dialogue continu entre eux et avec le public qui partage en se les remémorant ses expériences avec de plus jeunes.
Remonter aux sources de ce qu’on peut appeler, sans crainte de se tromper, une œuvre marquante dans l’histoire du théâtre permettra de découvrir un parcours où l’intuition et la détermination servent de guides à un cheminement qui peut rétrospectivement sembler incroyablement rationnel et pensé. Dès le départ, presque tout est là, puisqu’il s’agit de réinventer le théâtre de notre temps, à partir du plateau, du concret, de l’action, en s’appuyant, au fur et à mesure des découvertes, sur les voix des grands précurseurs et des authentiques traditions des arts du spectacle qui accompagneront la troupe sans jamais la contraindre.
Il y a tant à dire sur l’existence du Théâtre du Soleil et des différents groupes de comédiens qui se sont succédé autour d’Ariane que ce livre ne pourra en être qu’un reflet. Pour cette remontée dans le temps, je ne peux partir qu’accompagnée des voix de ceux qui à diverses périodes ont entouré Ariane Mnouchkine, et de celle de la “cheffe de troupe” qui parle si clair. Impossible en effet d’aborder seule ce continent bruissant. Je les convoquerai chaque fois qu’il sera nécessaire. Mais sans doute trop peu pour qu’elles tiennent dans les dimensions de ce livre... Dans La Ronde de nuit du Théâtre Aftaab, les enfants afghans du Soleil, il est dit que ce théâtre contient les “archives du monde” : il est vrai que sur le navire à quai du bois de Vincennes, que Mnouchkine n’a jamais déserté pour créer ailleurs — autre trait distinctif —, l’on traite des grands problèmes du monde. Le sujet principal ici, c’est l’Histoire, une autre façon de la considérer, à la lumière du présent, et en dehors de tout regard eurocentré.
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Le rêve de mon enfance, c’était le voyage. Ariane Mnouchkine 8
Les Clowns
Le Théâtre du Soleil sous le signe du cirque… Été 1969, montage du dispositif au Festival d’Avignon.
PROLOGUE
ORIGINES
Le théâtre, c’est l’art de l’autre. ARIANE MNOUCHKINE 5
Le Soleil est une troupe, qui s’est de plus en plus étoffée au fil du temps, comme il n’en existe aucune autre en France et qui fonctionne sur les règles qu’elle s’est elle-même données à sa fondation, règles qui perdurent aujourd’hui encore. Une troupe qui a son lieu personnel, choisi et restauré par l’équipe des débuts, ses rites et ses méthodes. Une troupe animée par l’urgence d’un théâtre à réinventer, et par une foi : que “le théâtre dépasse le théâtre 6”, une troupe qui a déjà une légende.
Aujourd’hui carrefour du monde théâtral, réputé de Vienne à São Paulo et de Tokyo à Sydney, connu jusqu’en Afghanistan et au Cambodge, quel était-il, au commencement, ce Théâtre du Soleil ? Ariane Mnouchkine dit souvent que, dans les années soixante, tout était bien plus facile qu’aujourd’hui pour ceux qui voulaient faire du théâtre ensemble. Mais si l’on y regarde de plus près, cela n’a pas été si simple.
“l’asie arrive 7 ”
Tout commence en 1959, quand Martine Franck et Ariane Mnouchkine, avec d’autres camarades (Frances Ashley 9, Pierre Skira...), créent l’ atep , Association théâtrale des étudiants de Paris, qui devient comme la rivale du Groupe de théâtre antique de la Sorbonne où Ariane n’avait pas été très bien accueillie. Mais au fond, bien avant, sans doute sur les plateaux de cinéma qu’A. Mnouchkine, fille du producteur de cinéma d’origine russe Alexandre Mnouchkine, fréquente dès son enfance, et où elle joue même à l’occasion ( Fanfan la Tulipe , 1952). Ajoutons que du côté de sa mère anglaise, sa famille (oncle et tante) baigne dans le théâtre, avec un grandpère comédien à l’Old Vic Company, où il a joué Shakespeare, et qu’elle a pour marraine Edwige Feuillère.
5. Entretien avec Marie-Agnès Sevestre (2013), directrice du Festival des Francophonies en Limousin.
6. A. M., “Changement de décor”, France-Culture, op. cit. Voir aussi V. Meyerhold, “Le théâtre est un art, et aussi un peu plus qu’un art”.
7. Henry Rabine, La Croix, juin 1961.
8. In À la recherche du Soleil, film documentaire de Werner Schroeter, Ziegler film, Berlin,1986.
9. Qui sera l’épouse d’André Benedetto.
L’atep, où s’inscriront vite Jean-Claude Penchenat et Philippe Léotard, a une activité multidirectionnelle : pédagogie, ouverture sur le théâtre français et étranger, création. Ariane Mnouchkine est à la tête de cette association 10 et Roger Planchon en est le président d’honneur. Elle a vingt ans, elle revient d’Angleterre où elle a passé l’année 1958-1959 à faire, dans un collège d’Oxford, du théâtre universitaire dans un groupe où travaillait Ken Loach et où elle a pratiqué plusieurs métiers du théâtre. Elle se souvient d’une sorte de “coup de foudre” dans un bus rouge anglais, après une répétition de Coriolan : “Cela sera ma vie.” Le travail d’une équipe de cinéma sur un plateau l’a fait rêver, mais elle se sépare à la fin du film. Ariane a choisi le théâtre parce qu’une troupe peut ne pas se séparer.
Mélangeant les origines disciplinaires des étudiants, elle organise l’atep sur le modèle du théâtre universitaire anglais, à partir des conseils que lui a envoyés Ken Loach, à sa demande, dans une longue lettre. Elle propose des cours du soir avec deux moniteurs de l’Éducation nationale, Charles Antonetti, M. Azaria, et avec Gérard Lorrin, acteur de la Comédie de Saint-Étienne. Pitoëff et Sartre sont invités pour des conférences. Premier spectacle : Noces de sang de Federico Garcia Lorca, monté par Dominique Serina qui vient de l’école Dullin, joué au Centre américain. Ariane s’occupe des costumes que réalise Jacques Schmidt. Les acteurs : déjà Anne Demeyer, Ph. Léotard, J.-C. Penchenat, Françoise Jamet.
Puis, en juin 1961, après un an de préparation, A. Mnouchkine monte, pour huit représentations, Gengis Khan d’Henry Bauchau, un ami. À travers un personnage mythique, la conquête de la Chine et de la Perse, le poète cherche à dévoiler des conflits actuels. “Il y avait toute la Chine à mettre en scène”, dit la jeune femme 11, dans l’espace en plein air des arènes de Lutèce occupé par un dispositif scénique composé de marches et de plans inclinés. On trouve dans la distribution, parmi les trente-deux acteurs, une dizaine de nationalités, Ph. Léotard, Gérard Hardy, Georges Donzenac, Jean-Frédéric Brossard 12. C’est J.-B. Maistre, le fils de A.-M. Julien, directeur du Théâtre des Nations, qui est l’auteur du dispositif. J.-C. Penchenat est à la régie. Les étudiants se relaient la nuit pour surveiller leur matériel… En 1958, A. Mnouchkine avait vu Le Bracelet de jade par l’Opéra de Pékin au Théâtre des Nations et avait été fascinée. Gengis Khan porte cette marque, ainsi que celle de sa culture cinématographique
10. J.-C. Penchenat est le vice-président.
11. Entretien avec Denis Bablet in M. L. et D. Bablet, Le Théâtre du Soleil ou la Quête du bonheur, cnrs-serddav, 1979, p. 8.
12. Un seul comédien est professionnel, Jacques Torrens, pour le rôle de Gengis Khan.
(Poudovkine, Mizoguchi, etc.). Au milieu des arbres, de la végétation des arènes et des bruits de Paris, elle organise les déplacements des acteurs, des chœurs, chorégraphie des combats et des cavalcades avec des étendards blancs qui, brandis au son des tambours, signifient le vent, en les expérimentant sur la maquette du dispositif avec des soldats de plomb. Françoise Tournafond, venue des Arts et Métiers, s’improvise couturière 13 et crée en quelques jours une multitude de costumes rutilants, avec un stock de couvertures américaines du Secours populaire qu’elle teint, en bricolant avec talent, sans argent. Ce sera la seule mise en scène de Mnouchkine à l’atep qu’elle quittera à la fin de l’année. Mais pendant le montage de Gengis Khan est née l’idée de créer une troupe professionnelle.
Les principaux refrains du futur Soleil se chantent déjà en sourdine : théâtre populaire, ouverture à l’international, attrait pour l’Orient, autoformation des comédiens amateurs (étudiants en lettres ou à Sciences-Po pour Penchenat) qui vont ensemble au théâtre et surtout au cinéma. Aucun d’entre eux, même Hardy qui vient de l’école Dullin et Penchenat qui a fréquenté l’école Lecoq, n’a de vraie formation. L’époque est au développement du théâtre universitaire. Au lycée Louis-le-Grand, Patrice Chéreau commence son parcours. Et c’est en 1963 qu’à Nancy Jack Lang crée un grand festival de théâtre universitaire international.
Ariane travaille au cinéma comme assistante-réalisatrice ou monteuse, elle collabore (avec Philippe de Broca, Daniel Boulanger et Jean-Paul Rappeneau) au scénario de L’Homme de Rio, sorti en 1964. Elle veut partir, aller vers cette Chine qui l’attire depuis qu’elle est petite, mais n’obtient pas son visa. Ce sera alors le Japon où elle restera presque six mois, et un périple qui durera près de quinze mois. Elle fera une partie du chemin, passant par la Thaïlande, l’Inde, le Népal, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran et la Turquie, avec Martine Franck qui, elle, dispose du visa chinois. Comme les grands réformateurs du début du siècle, Mnouchkine demeure éblouie devant les formes colorées, codées et sacrées de l’Asie — le premier nô en plein air, qu’elle voit à Kobé à la tombée du jour, à la lumière de brasiers, le kabuki à Tokyo, le grand et le petit (le Mokuba-Kan d’Asakusa), le bunraku et ses grandes poupées...
le pacte : la coopérative du théâtre du soleil
Pour Ariane, l’année 1963 a été l’apprentissage du métier, au théâtre et au cinéma, avec des voyages et des découvertes. Ses camarades ont continué
13. Elle était alors stagiaire aux costumes sur des films.
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— études, service militaire mais aussi théâtre : Mon Faust de Paul Valéry, Les Esprits de Pierre de Larivey adaptés par Albert Camus, montés par Ph. Léotard à la Sorbonne, Le Petit-Maître corrigé de Marivaux et Le Retour imprévu de Jean-François Regnard montés respectivement par Penchenat et Léotard dans le Sud de la France, au Festival de l’Unef, puis à Istanbul 14. Peut alors venir l’acte de fonder un théâtre, projet caressé en 1961 : ce sera une coopérative où acteurs, décorateur, costumière, metteur en scène, auteur-adaptateur, photographe, etc. pourront travailler en étroite collaboration avec des statuts particuliers, ni hiérarchiques ni spécialisés, qui évoquent la fondation de la Taganka de Lioubimov à Moscou, ou celle de l’Odin Teatret à Oslo la même année. J.-C. Penchenat raconte que ce moment, ce “on va le faire, cela se fait !”, lui a tiré des pleurs de joie. Chacun verse une part du capital (neuf cents francs) et personne ne sera payé au départ, sauf ceux qui seront engagés sans faire partie de la scop. On travaillera dans la journée pour pouvoir répéter ou jouer le soir, de sept heures et demie à minuit ou plus. Directeur des Films Ariane, le père bienveillant participe à la création de la scop le 29 mai 1964, et fournit même, dans ses locaux professionnels, un petit bureau qui restera le siège du Soleil jusqu’à son installation à la Cartoucherie.
Acte radical en 1964, qui perdure aujourd’hui et demeure exemplaire. Bien sûr, la règle n’est plus une égale prise en charge de l’ensemble du travail par tous, comme dans la compagnie des débuts où tous ont le même âge et où tout travail, artistique, administratif, technique et domestique est partagé. “J’ai soixante et onze ans, et le petit Sébastien en a dix-neuf. Il fait plus de
Gengis Khan La première mise en scène d’A. Mnouchkine ( atep) aux arènes de Lutèce en plein air en 1961 (H. Melon et Ph. Léotard).
Troisième page du “pacte” de la scop avec la liste des membres fondateurs.
14. Puis à Paris au Théâtre de l’Alliance française et au Théâtre Mouffetard.
chantiers que nous, et c’est bien normal”, concède A. Mnouchkine, qui ajoute : “Aujourd’hui, les électriciens sont vraiment électriciens, mais quand ils ont un grand chantier à faire, cinq comédiens s’y mettent aussi et les aident. Autrement, on ne tiendrait pas le coup.” La troupe compte des acteurs de trois ou quatre générations différentes, l’âge décharge donc certains de tâches matérielles plus pénibles, crée des différences dans le travail physique, et la spécialisation s’est développée. Charles-Henri Bradier, codirecteur du Soleil depuis 2009, témoigne : “Le bulletin des scop nous a déjà cités en exemple pour la longévité et le succès de notre fonctionnement coopératif et participatif. L’essentiel, c’est l’égalité des salaires qui continue à être défendue au sein du Soleil. On se demande parfois si cela reste vraiment juste, mais on en arrive finalement à la conclusion que c’est le moins mauvais des systèmes, c’est un fondement primordial qui garantit l’équilibre à l’intérieur de la troupe, un équilibre entre les générations et les dates d’arrivée des uns et des autres. L’égalité des salaires donne en effet une responsabilité particulière à ceux qui arrivent vis-à-vis de ceux qui sont là depuis longtemps15.”
les premiers spectacles du soleil Voix de Jean-Claude Penchenat
On avait confiance, c’était une aventurière. Elle avait un côté bohème, insouciant, on la suivait. Elle avait de l’imagination, un esprit tourné vers l’avenir. Tout était possible.
Ariane choisit d’abord Les Petits Bourgeois de Maxime Gorki, présentés en novembre 1964, dans l’adaptation d’Arthur Adamov. C’est sans doute la plus tchékhovienne des pièces de Gorki, pour elle qui admire Tchekhov au point de mettre la fin de La Cerisaie dans son adaptation de Méphisto de Thomas Mann (tableau VI) ou de faire travailler des scènes de Tchekhov quand la troupe pouvait s’égarer lors de la création des Éphémères. Le nombre des coopérateurs a augmenté ; ainsi, Martine Franck, devenue photographe, est membre de la troupe. Joué à la mjc de Montreuil, et un an plus tard à Paris en raison de son succès, le spectacle sera aussi repris en banlieue et en province. La troupe reçoit sa première subvention d’aide au spectacle. Puis viennent Le Capitaine Fracasse et enfin La Cuisine qui vaudra au Soleil sa consécration. La méthode de travail s’élabore par tâtonnements successifs, mais dans ce pays de France à la tradition théâtrale textocentrique, elle se cherche
15. Il existe un salaire de stagiaire pour les tout nouveaux ou ceux qui ne participent pas encore totalement au fonctionnement de la troupe. Mais pour le Fol Espoir, il y avait tellement de travail pour tous que le Soleil est très vite passé au salaire commun.
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résolument déjà à partir du concret du plateau et des actions accomplies. Elle s’appuie sur les outils rencontrés en chemin, personnes et livres, qui l’aident à se préciser au fur et à mesure. Au Soleil, on apprend sans cesse.
Ainsi, en 1965-1966, tandis que les acteurs travaillent dans la journée, Ariane suit (irrégulièrement), le matin, les cours de Jacques Lecoq dont la réputation est plus grande à l’étranger qu’en France. Elle avait déjà suivi l’un de ses stages à Londres. Elle retransmet ce qu’elle a appris à ses acteurs le soir, fait refaire les exercices qui évoluent en nouvelle compagnie et en suscitent d’autres : en particulier le travail sur le chœur, la recherche de l’équilibre du plateau, les études sur les matières et les animaux, sur les échanges de gestes, et l’exercice de l’“histoire racontée”, où un récitant amorce une histoire et où d’autres, introduits par lui ou de leur plein gré, entrent en scène, prennent la suite et la poursuivent (entraînement de la disponibilité). Elle se confronte au jeu masqué, découvre les demi-masques. Elle s’initie aux entraînements physiques, vocaux, acrobatiques. Même si elle n’apprécie guère le masque neutre, les comédiens se souviennent de l’avoir travaillé pendant La Cuisine ainsi qu’aux débuts de la Cartoucherie. C’est là qu’elle rencontre Erhard Stiefel, aujourd’hui maître d’art, qui deviendra le créateur de masques du Soleil. les petits bourgeois Ariane veut entraîner les “coopérateurs” en Ardèche pour élever des moutons et faire du théâtre. Avec Philippe et Liliane Léotard, elle part chercher un lieu. Gérard Hardy est supposé faire une école de bergerie à Fontainebleau, mais cela restera lettre morte. L’énergique et convaincante, l’inébranlable Ariane suscite la confiance, on la suit, elle a l’esprit d’aventure, le goût du risque, le sentiment ardent que tout est possible. La préparation va durer cinq mois
Les Petits Bourgeois
De gauche à droite : G. Hardy, É. Zetlin, C. Lazarewsky, C. Merlin, P. Giuliano, L. Guertchikoff, N. Carcelli, P. Besset, Ph. Léotard, C. Solca, J. Sagolce, S. Kachadhourian, C. Ricard.
Nous bâtirons l’espace et le temps du bonheur. Programme du Capitaine Fracasse , 1966
Voir ça comme au cirque. Ariane Mnouchkine 17
— presque deux en Ardèche à Saint-Maurice-d’Ibie, et trois à Paris. En Ardèche, on loue des maisons, on loge chez l’habitant, mais on cuisine ensemble dans la maison principale prêtée par le maire. Une comédienne plus âgée, Martine Deriche, qui a joué dans Ivanov créé par Jean Prat en 1956 à la télévision, est engagée (et payée) pour jouer la mère, mais après l’Ardèche, elle abandonne et Louba Guertchikoff entrée dans la troupe prend sa place. Ce type de remplacement arrivera souvent par la suite.
On organise des lectures autour de Gorki. Le mode de vie soude le groupe. Les comédiens vont travailler non pas sur le texte, mais à partir du texte, Mnouchkine leur propose déjà un processus d’improvisation, les invitant, à partir des lectures qu’elle a pu faire de Stanislavski, à chercher les motivations, les justifications des faits et gestes scéniques des personnages et de leur ennui de vivre. On pourrait dire qu’ils travaillent sur le principe des “études” à la russe. L’entraînement se fait sous la direction d’un des fondateurs du Soleil, professeur d’éducation physique, Georges Donzenac, dans un pré. Les costumes sont de récupération et le dispositif est le résultat de la première collaboration de Roberto Moscoso, immigré italien qui a fait la Rue Blanche 16 , fréquente la Communauté théâtrale dirigée par Raymond Rouleau puis l’université du Théâtre des Nations. Recruté par un membre de la troupe, et venu “donner un coup de main”, il restera, s’intégrant à cette “famille d’amis”. Il utilise les meubles français (buffet, table et chaises Henri II, canapé, perroquet) déjà achetés par Ariane aux puces, et structure l’espace par des tissus et de la lumière : quelques projecteurs, des dentelles, des macramés, des couvre-lits avec franges, des rideaux doublés avec un tissu patiné pour que le blanc ne soit pas trop blanc, organisés sur des perches de deux mètres cinquante, plantées sur des barres verticales. L’ensemble, mobile, permet de faire évoluer l’espace, selon les besoins. Il suggère une fenêtre avec une lumière particulière venant de l’extérieur. Les photos de Martine Franck sont saisissantes de “russité”.
le capitaine fracasse
Avec Le Capitaine Fracasse d’après Théophile Gautier, projet qui date de l’atep, il s’agit de se plonger dans l’imaginaire du théâtre de tréteaux, des saltimbanques, du théâtre dans le théâtre, du plaisir du jeu, mais peut-être et surtout de la troupe. Et un nouveau type de travail s’amorce : il s’agit d’adapter un roman. La lecture chapitre par chapitre est suivie d’improvisations des vingt-cinq comédiens sur les situations, de discussions, puis d’une
16. Arrivé en 1959, il a redoublé son année d’études pour pouvoir rester en France.
17. In M.-L. et D. Bablet, Le Théâtre du Soleil ou la Quête du bonheur, op. cit., p. 16.
réécriture théâtrale par Mnouchkine et Léotard, qui signera l’adaptation finale, relue, puis retravaillée par les comédiens. G. Donzenac les entraîne aux bagarres et aux gags. Ce projet ambitieux, trop sans doute, est pour le Soleil le premier contact avec les figures de commedia dell’arte, et Moscoso part de l’idée de cirque, puis compose un dispositif qui peut évoquer la charrette des comédiens-voyageurs, le chariot de Thespis : des tréteaux pivotant sur un plateau à un mètre du sol. Il décrit : “Finalement, nous avons abouti à un double tréteau, fermé au fond par un castelet, dont les toiles de fond changeraient à chaque lieu.” On loue des éléments, on construit — un des comédiens est menuisier (P. Besset) —, on emprunte aux amis. Sur une tour de cinq mètres de large sur trois de profondeur, tenue par quatre poteaux, un balcon où joue Matamore, le seul à être masqué (G. Hardy). Moscoso peint des toiles de trois fois cinq mètres ou davantage pour suggérer les lieux, sorte de “pancartes picturales” (forêt, château, auberge, scène de théâtre telle que le public réel se trouverait dans les coulisses), il s’agit d’évoquer sans naturalisme, en transposant et en jouant d’une gamme de couleurs qui donne l’ambiance de la scène : petit matin, intérieur, nuit... Il en peint à foison et on n’en garde que cinq ou six. L’une d’elles, coupée en deux moitiés, représente un rideau rouge. Quand le public entre, le castelet est fermé par cette toile que les comédiens ouvrent au début de la représentation.
Le décor est démontable, facile à transporter ; de la musique (accordéon et chansons) accompagne le spectacle, il y a des masques dessinés par Moscoso, des accessoires en carton, bougeoirs, tabourets empilables et costumes récupérés, tout l’attirail — parfois essayé pendant les représentations — du théâtre de foire, de ce balagan dont Meyerhold a tant fait l’éloge au début du xxe siècle, et que Le Carrosse d’or de Jean Renoir prend pour sujet. Rêvée par Moscoso au cours de ses recherches, la charrette de Fracasse annonce celles du film Molière, et sera suivie des nombreux chariots inventés et déclinés par les baladins du Soleil. Les maquillages sont faits par Nicole Félix, maquilleuse de cinéma qui bientôt sera comédienne. Fracasse est créé en plein air, sur un terrain de sport, près de la mjc de Montreuil en 1965. La reprise dans des théâtres de la région parisienne puis au Théâtre Récamier est marquée par une transformation des costumes que Françoise Tournafond (qui assiste à toutes les répétitions, croquant les comédiens au travail) refait dans des couleurs plus éclatantes, fuchsia, rouge, et par un nouveau travail des comédiens. À Récamier, on joue à vue, sans coulisses.
Le Capitaine Fracasse
De gauche à droite : P. Giuliano, assis J.-C. Penchenat sous le pseudonyme de Thomas Leiclier, M. Robert.
Derrière : C. Merlin, H. Starck, F. Decaux. Représentation au Théâtre Récamier. La distribution a changé plusieurs fois.
C. Solca et G. Hardy devant une des toiles peintes par R. Moscoso représentant un théâtre.
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Il y a bien des raisons de travailler. Mais il en est une essentielle et méconnue : c’est la recherche du bonheur. Programme de La Cuisine , 1967
Peler une sole qui n’existe pas, c’est du théâtre. Saisir le désespoir de certains à la façon dont ils battent leurs œufs, c’est théâtral. Ariane Mnouchkine 18
La Cuisine
Jouée dans une usine en mai 1968. Les comédiens qui avancent : Raymond, pâtissier (F. Herrero) et Ida, serveuse (F. Jamet).
De gauche à droite : José, légumes chauds (F. Joxe), Anne, cafés (N. Félix), le Chef (S. Coursan), Philippe, potages-œufs (R. Patrignani), Max, boucher (P. Forget), Liliana, serveuse (F. Jamet), Peter, poissons (Ph. Léotard).
En dépit des premiers succès, Fracasse ne trouvera pas son public malgré quelques critiques enthousiastes mais parues trop tardivement, et le Soleil entame avec lui une longue série d’emprunts bancaires. En 1968, la troupe tentera de reprendre ce spectacle-fête sur lequel Mnouchkine reste critique. Le résultat lui semble improvisé et ce n’est pas cela qu’elle recherche dans le travail qu’elle commence à mener. Elle sait ce qu’elle ne veut pas si elle ne sait pas encore clairement ce qu’elle veut.
la cuisine
En octobre 1965, Mnouchkine choisit La Cuisine d’Arnold Wesker, écrite par un jeune auteur anglais contestataire à partir de sa propre expérience dans les cuisines d’un grand restaurant parisien19. M. Franck rapporte le texte d’Angleterre et Ph. Léotard va le traduire et l’adapter20. “Si je peux parler d’une ligne dans le choix des pièces que je monte, c’est cela. Les Petits Bourgeois montraient des gens qui ne peuvent plus vivre, Le Capitaine Fracasse des gens qui veulent vivre malgré tout”, dit Mnouchkine. Ce qui l’intéresse dans La Cuisine, c’est ce qui reste de désir de vivre dans les personnages épuisés par leur fonction dans le restaurant, véritable usine à manger. Elle ajoute : “C’est une pièce toute simple, elle n’a pas besoin d’explications, et le vrai théâtre populaire, c’est cela21.”
La troupe se renouvelle et s’élargit. Un an et demi de travail. Durant l’hiver 1966-1967, on répète dans un hangar à Malakoff, dans un presbytère glacial rue Pelleport, sans savoir encore où sera joué le spectacle. Tout pourrait porter à une interprétation naturaliste, mais Wesker lui-même indique que les cuisiniers n’utilisent pas de vrais aliments, que les plats sont vides et les actions mimées. Au début du travail, pendant deux mois, les acteurs du Soleil vont de nouveau pratiquer l’improvisation, ils ont lu une fois la pièce, puis ils en ont oublié le contenu jusqu’à l’achèvement de la traduction-adaptation, et dans ces improvisations, ils ont travaillé chacun les personnages et leurs occupations pour arriver à comprendre ce qu’étaient professionnellement un cuisinier, un poissonnier, un pâtissier. La pièce devenait alors “presque une réduction de ce qu’on avait envisagé22”, dit Mnouchkine.
18. In Fabienne Pascaud, L’Art du présent, Entretiens avec Ariane Mnouchkine, Plon, 2005.
19. La pièce vient d’être jouée à Bruxelles, mais c’est le Soleil qui la crée en France. Gabriel Monnet crée à Bourges Racines de Wesker en 1967. C’est à Bourges que Mnouchkine rencontre l’auteur.
20. Le texte de la célèbre scène du “coup de feu”, dans la seconde moitié de l’acte I, sera mis au point pendant les répétitions.
21. Les Nouvelles littéraires, 30 mars 1967, et L’Événement, mai 1967.
22. In Comme il vous plaira, Discorama 70, émission de D. Glazer, réalisation R. Sanglat.
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Les théâtres à l’italienne refusant d’accueillir ce spectacle, les répétitions continueront au cirque Medrano23 et au Cirque d’hiver quand Medrano n’est pas libre. La première a lieu à l’Antenne culturelle du Kremlin-Bicêtre, puis c’est à Medrano où le succès va, cette fois, être total.
Le dispositif de R. Moscoso est construit, à partir d’une maquette, sur le plancher de Medrano qui rehausse la piste d’un mètre vingt environ et l’élargit24. Il est frontal. C’est une structure métallique tendue de parois en bâche translucide derrière lesquelles on voit les comédiens aller et venir ou le plongeur faire la vaisselle. Présence constante de tous, même hors scène. Des portes recouvertes de métal à cour et à jardin menant dans la salle de restaurant ou dans la rue. Ce dispositif est autonome et modulable selon les lieux de jeu. Les meubles de cuisine sont en bois ripoliné jaune crème, les tables et plans de travail recouverts de fer-blanc, le “piano” comporte des éléments professionnels (plaques, grilles, brûleurs). Il y a des éviers, des plats, des couverts, des poêles, des torchons, des bouteilles, des faitouts, des assiettes et des casseroles de cuivre prêtés par le buffet de la gare Montparnasse en travaux, mais tout est vide. Les acteurs se sont entraînés aux improvisations sur le chaud et le froid — Nora Kretz de l’école Lecoq étant même venue travailler ces manipulations avec eux, elle est assistante sur le programme —, sur le gras, le coupant, le pointu…
23. Fin 1963, le cirque Medrano est racheté par la famille Bouglione et rouvre ses portes sous le nom de “Cirque de Montmartre” mais il est encore d’usage de l’appeler “Medrano”.
24. Car Joseph Bouglione loue alors le cirque pour des fêtes de la bière ou pour des galas de chanteurs comme Colette Renard.
La Cuisine
De gauche à droite : Anne, cafés (L. Bensasson), Raphaël, commis (M. Gonzalès), Berta, buffet froid (L. Guertchikoff), Philippe, potages-œufs (R. Patrignani), Max, boucher (P. Forget), José, légumes chauds (J. Weizbluth), Youssef, commis (S. Teskouk), Liliana, serveuse (D. La Varenne), Franck, second chef (R. Amstutz).
Au premier plan : Alfredo, rôtisseur (G. Laroche) et Peter, poissons (Ph. Léotard).
Reprise à l’ É lysée-Montmartre, 1969. La distribution a souvent changé.
“En plein hiver, par moins cinq, dans un local non chauffé, se souvient Mnouchkine, nous faisions des improvisations sur la chaleur ! Une merveille ! Nous travaillions toujours « en situation » ; pour nous chauffer au début, je faisais des exercices : par exemple, j’avais une pile d’assiettes à casser, je les lançais aux filles en leur disant « elle est brûlante » ou « elle est fêlée, tu t’es coupée ». Les filles devenaient presque, à la limite, des jongleuses.”25
Un cuisinier vient leur donner des leçons ; Jean-Pierre Tailhade, qui joue le poissonnier, et Penchenat, un pâtissier, font un stage dans de grands restaurants parisiens, Robert Moscoso qui travaille alors au casino d’Enghien va en visiter les cuisines. Mélange d’observation et de transposition, dialectique entre réalisme et poésie26... Les critiques parlent des Temps modernes de Chaplin, reconnaissent le talent de la metteure en scène, parlent de “direction musicale”, avec crescendo, stases, silences, harmonies et dissonances. Mnouchkine répond : “La Cuisine dépend d’un rythme de travail qui engendre des bruits qui provoquent une émotion dramatique. Ces bruits empêchent les êtres de parler, les bruits sont aussi importants, même plus, que ce que les comédiens essaient de dire27.” Pour elle, la recherche n’est pas directement musicale et le rythme n’est musique que parce qu’il est l’expression de la justesse des situations et des rapports entre les comédiens. “Quand trente personnes sont dans la même situation de très grande urgence, cela finit par ressembler à quelque chose de très musical28.” La partition musicale d’ensemble est trouée de soli. Un travail impressionnant pour le public, “fascinant” pour les acteurs qui s’en souviennent avec émotion. La critique loue la mise en scène. Rétrospectivement, Mnouchkine reconnaît : “C’était très technique, je faisais une mise en place très précise parce que j’avais peur d’être débordée.”
La Cuisine remporte trois prix en 1967, le prix de l’Association des spectateurs, le prix du Syndicat de la critique et le prix du Brigadier. Mais le Soleil ne sera pas retenu au Concours des jeunes compagnies : ce seront Les Soldats de Lenz dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Ariane se souvient sans amertume de l’esprit de camaraderie qui régnait alors et de Chéreau à bout de forces dormant sur un fauteuil, après le travail commun, alors qu’on s’activait encore ensemble aux dernières installations électriques. Le spectacle sera joué longtemps — un chèque est remis chaque soir à Joseph Bouglione à qui la troupe loue Medrano — et les comédiens peuvent enfin abandonner leur travail diurne (Penchenat est chargé de mission au ministère de l’Intérieur,
25. Entretien avec D. Bablet, in Le Théâtre du Soleil ou..., op. cit., p. 23.
26. Arnold Wesker trouvera cependant que le spectacle n’est pas assez réaliste.
27. In Comme il vous plaira, Discorama 70, émission de D. Glazer, réalisation R. Sanglat.
28. Idem
Hardy travaille dans une librairie religieuse, Philippe et Liliane Léotard sont professeurs à Sainte-Barbe). La Cuisine sera reprise en 1968 et jouée dans les usines à Saint-Étienne, Grenoble, puis autour de Paris (chez Citroën, Peugeot, à la snecma), avec des “cabarets“ conçus par les comédiens, sorte de “cartes blanches”. L’expérience du contact avec le monde ouvrier sera décisive pour tous.
le songe d’une nuit d’été
Ariane maintenant ose proposer un grand classique, Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été. Dès les débuts, c’est ainsi : elle propose, et la troupe accepte ou non. La plupart du temps, c’est oui. Elle désire depuis un moment monter ce Shakespeare sensuel, érotique, explorer l’inconscient amoureux dont déborde la pièce, et se réfère à Jan Kott qui, dans son livre Shakespeare notre contemporain, ouvre la dimension psychanalytique du grand élisabéthain. Avant de choisir le théâtre en 1959, elle a commencé une psychanalyse dans les cercles de H. Bauchau, et pour le Songe elle entraîne la troupe à pénétrer non plus le monde du travail mais celui des rêves. Le programme annonce : “Le Songe d’une nuit d’été est la pièce la plus sauvage, la plus violente dont on puisse rêver. Un fabuleux bestiaire des profondeurs dont le sujet n’est rien de moins que ce « Dieu furieux » qui sommeille dans le cœur des hommes. Tout y est direct, brutal, « naturel ». Aucune féérie, aucun merveilleux, mais du fantastique avec ce que le fantastique a de vénéneuse angoisse, de terreur. […] C’est aussi l’accident, l’inattendu, la rupture dans l’ordre naturel des choses, l’interdit transgressé.” Une lecture risquée d’une pièce de Shakespeare réputée injouable en France. Mais “il faut risquer”, affirme Mnouchkine. Elle a besoin pour démarrer une création d’une image précise du lieu. Et l’espace théâtral va être cette fois difficile à trouver. Elle imagine le “monde de l’Afrique”, montre des photographies — des images d’animalité, de bêtes sauvages. La troupe va à la Cinémathèque voir des films réalisés à partir du Songe qui surprennent par leur mièvrerie 30
Le spectacle est programmé pour Medrano, de nouveau loué. On fait appel à René Allio pour améliorer l’espace et l’acoustique, on investit en matériel son et éclairage car on pense y rester un moment. La traduction est assurée par Ph. Léotard qui signe une adaptation avec des choix qui suppriment fées et lutins ailés. Et une longue recherche va mener Roberto Moscoso à l’idée de tapisser de fourrures le sol de la piste pour répondre
29. In F. Pascaud, L’Art du présent, op. cit., p. 33.
30. D’après des notes de Roberto Moscoso (Archives S. Moscoso).
Je souhaite une œuvre où la profondeur donnerait la main à la légèreté comme la marche à la danse. Nietzsche, programme du Songe... , 1968
Je me souviens, Roberto et moi avons passé trois nuits, seuls dans le cirque où on entendait barrir les éléphants, feuler les fauves, à disposer ces peaux de bêtes pour en faire un sous-bois brun et magique.
Ariane Mnouchkine 29
Le Songe d’une nuit d’été Scène des artisans. Au centre : J.-C. Penchenat, Ph. Léotard, G. Hardy, G. Denizot, C. Merlin ; à droite : S. Coursan.
Titania (U. Kübler) et Puck (R. Patrignani) sont entourés des Faunes, sortes de huppes couronnées au visage couvert d’un masque au long bec fantastique.
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Le Songe d’une nuit d’été En pantalon collant, Titania (U. Kübler) danse dans la fourrure.
Séjour du Soleil à la Saline royale d’Arc-et-Senans. De gauche à droite : J.-F. Labouverie (de dos), A. Mnouchkine, Ph. Léotard, L. Léotard, F. Descotils (derrière), J.-C. Penchenat, M. Donzenac.
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aux nécessités de l’imaginaire fantastique de la mise en scène. De la peau de chèvre comme de la mousse, se souvient Ariane. La piste est recouverte de peaux de chèvre, beige tacheté de brun, elle est limitée par un rideau de fines planches ajouré qui laisse filtrer une étrange lumière et où sont accrochés des soleils ou des lunes. Ainsi peut être suggérée l’atmosphère végétale et animale de la forêt. Pieds nus, les acteurs se roulent, se lovent dans l’odeur et la douceur de la fourrure.
Le Soleil engage deux danseurs pour interpréter les rôles de Titania et d’Obéron, Ursula Kübler et Germinal Casado, qui viennent de la troupe de Maurice Béjart. Puck (René Patrignani) est vu comme “le dieu Éros, pas le petit Cupidon”. Mnouchkine pense à la nudité mais ne s’y résout pas : “Le public ne verrait pas un personnage dont la nature est d’être nu, mais une exhibition osée. Or oser de cette manière ne m’intéresse pas”, affirme-t-elle31
Un compositeur, Jacques Lasry, dont les œuvres ont déjà été utilisées pour Gengis Khan , écrit la musique au cours des répétitions à partir d’airs chantés par les comédiens. Toute la famille Lasry forme l’orchestre du spectacle. U. Kübler-Vian chorégraphie des scènes, les répète avec les comédiens sur la terrasse de son appartement, cité Véron, et l’on s’arrête parfois chez Prévert... Elle danse la berceuse que chez Shakespeare une fée chante à Titania, et y exprime tous ses désirs secrets ; les acteurs rampent, font des culbutes sur le sol vivant et mouvant. On mêle les approches — déjà expérimentées et nouvelles : improvisations pour les artisans qui travaillent d’abord sans texte et qui semblent avoir un maquillage de clown, travail sous le masque, confrontation d’acteurs et de danseurs, introduction d’une musique issue des répétitions. On cherche. Comme le bois et la fourrure absorbent le son, R. Moscoso introduit des micros directionnels qui seront réutilisés plus tard dans 1789 . Le Songe est répété parallèlement aux représentations dynamisantes de La Cuisine, en tournée.
31. “Une prise de conscience”, in Fernando Arrabal (dir.), Le Théâtre 1968-I, Christian Bourgois, p. 120-121.
La première est annoncée en janvier, mais aura lieu seulement le 15 février 1968. Le spectacle a coûté cher : il a fallu aussi revoir le premier projet de costumes.
Le Songe est un immense succès, mais il reçoit moins de critiques que La Cuisine, et son public est plus restreint : les représentations doivent s’interrompre à la suite de la grève générale de Mai 68. Sous la houlette de Guy-Claude François, rencontré au Récamier et qui rejoint à ce moment le Soleil pour s’occuper de l’organisation du montage des décors, on a construit un dispositif de tournée, démontable, mais qui sera donc peu utilisé. Yves Montand et Michel Piccoli prêteront de l’argent à la troupe pour qu’elle puisse reprendre le spectacle fin juin à Medrano. Parallèlement au Songe, un spectacle pour enfants est créé au Soleil, L’Arbre sorcier, Jérôme et la tortue , mis en scène par Catherine Dasté dans une forêt magique où apparaissent des animaux, avec des costumes réalisés d’après des dessins d’enfants. Des comédiens du Soleil y participent. Et en janvier 1969, le Songe sera encore joué à Grenoble, pour compenser les annulations de l’été, avec La Cuisine et L’Arbre sorcier , tandis qu’on répète Les Clowns
les cloWns
L’arrêt forcé du Songe va être utilisé par le Soleil pour faire le point. Il accepte la proposition généreuse du conseil général du Doubs34 de passer le temps des vacances d’été à la Saline royale d’Arc-et-Senans que Nicolas Ledoux, architecte visionnaire du xviiie siècle, avait conçue comme une ville idéale abritant lieux d’habitation et de production. C’est là, dans cet espace d’utopie exceptionnel, la troisième “retraite” hors Paris du Soleil, que l’expérience du vivre et travailler ensemble sur un même lieu va cette fois se doubler du contact proche avec un autre public, non “parisien”.
Ici, on dort sur des “lits militaires”, et entre les tours de cuisine collective, les lectures de pièces élisabéthaines ou russes, les discussions sur les Événements de mai, les projets de mise en scène du roman Jacques Vingtras de Jules Vallès, dont Ph. Léotard a fait l’adaptation, de Michael Kohlhaas de Heinrich von Kleist (western cévenol dont Arnaud des Pallières, qui en a réalisé une adaptation cinématographique en 2013, dit que “c’est une des plus belles histoires politiques qui puissent exister”), ou de Baal, la première pièce de Brecht, la vie en plein air — presque tous les acteurs du Songe ont accepté les règles d’une vie en commun, avec leurs enfants —, la troupe resserre les
32. “Une prise de conscience”, in Fernando Arrabal (dir.), Le Théâtre 1968-I, Christian Bourgois, p. 124.
33. Dans la revue Europe
34. En compensation d’une tournée annulée.
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Je ne reviendrai pas en arrière, je ne le peux pas. Je veux aller plus loin à chaque spectacle. Ariane Mnouchkine 32
Ce que ces comédiens ont fait avec Les Clowns , peu de comédiens français sont actuellement en mesure de l’accepter et de le réussir. Lucien Attoun 33
Les Clowns
Projet de F. Herrero pour le maquillage du Clown-Trombone (G. Bonnaud). Il utilisait des cahiers sur lesquels il dessinait le visage du comédien concerné et ses essais de maquillage.
Séances de maquillage. F. Herrero et M. Gonzalès. A. Demeyer. .
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liens. Claude Roy, poète et écrivain, résistant et journaliste engagé, qui a passé du temps à la Saline avec eux cet été-là, écrit : “Ni couvent, ni phalanstère, ni commune, le Théâtre du Soleil pourrait se définir comme un atelier de l’amitié35.”
Comment poursuivre, comment continuer ? Pendant les représentations de La Cuisine et du Songe, on travaillait dans la journée la commedia dell’arte, l’improvisation, et l’acrobatie avec Mario Radondi qui avait un lieu non loin de Medrano. Mais surtout les masques étaient apparus sur la scène, pendant les quelques nouvelles répétitions de Fracasse, programmé avec le Songe pour une tournée au Festival de Téhéran, comme les autres annulée. La troupe comprend à Arc-et-Senans qu’elle n’a plus envie d’un texte écrit, elle va se plonger dans un laboratoire de recherche à temps plein qui prend une direction nouvelle. Car au lieu d’accompagner, de nourrir, d’enrichir le travail sur une pièce ou sur une adaptation, l’improvisation va se montrer capable de générer un spectacle, voire un texte. Ce grand stage d’été permet d’imaginer la possibilité de se passer de pièces, de s’engager plus avant dans la recherche de formes populaires. De faire un grand pas, de travailler “sans filet”…
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Les Clowns Madame Patafiole (A. Demeyer), la fiancée de M. Laïobule.
La “boîte de lumière” des Clowns , J.-C. Penchenat et S. Merlin.
“Au début, dit Mnouchkine, on avait l’intention de faire des improvisations en mélangeant tous les personnages — Arlequin, les clowns, on voulait même mettre Bécassine. Peu à peu, en essayant, on s’est aperçu que les clowns étaient tellement forts, ils n’avaient pas le côté un peu anachronique d’Arlequin, ils étaient plus modernes et ils ont tout mangé. On s’est retrouvé avec un spectacle uniquement avec des clowns 36.”
Un soir, devant des spectateurs de la région, sur une scène éclairée par des chandelles, les comédiens improvisent sur canevas pour la plus grande joie du public. De retour à Paris en septembre, après la Biennale de Venise qui accueille La Cuisine, on continue le travail dans un local prêté par le tnp de Chaillot, près de la salle Gémier, puis sous le chapiteau de l’Antenne culturelle du Kremlin-Bicêtre, enfin au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers où il sera créé en avril 1969, chez Gabriel Garran qui soutient le spectacle.
Plus de six mois de répétitions. Deux heures et demie de spectacle. Penchenat garde le souvenir d’un “spectacle au-dessus de nos moyens physiques” — il tremblait de fatigue le soir avant de s’endormir — sauf pour Mario Gonzalès (Pépé la Moquette) et Max Douchin (Monsieur Albert), très sportifs. Douchin conduit d’ailleurs l’entraînement collectif. Les clowns du Soleil doivent savoir parler fort, avec différents accents, danser, sauter, tomber, pirouetter, faire des saltos arrière, jouer de la batterie, et reprendre sans répit leurs impros. Mnouchkine constate alors que “les clowns demandent des qualités pas seulement acrobatiques, mais athlétiques 37”. Les nez, ce petit masque des clowns, sont des billes rouges en celluloïd achetées dans un magasin spécialisé, mais les maquillages sont travaillés au fur et à mesure des improvisations par Fabrice Herrero, d’abord par touches de lumière, puis au trait, qui redessine en les transformant ceux du visage de chacun. De même, les costumes achetés ici et là, repris et combinés, se composent au fil du travail — ni trop tôt, pour ne pas enfermer le personnage, ni trop tard pour ne pas handicaper la recherche.
Bien que sur le plan historique les clowns soient en général des hommes, le Soleil ne fait pas de différence : filles et garçons “cherchent leur clown”. Chacun, par improvisation individuelle ou en duo, joue un personnage créé de toutes pièces, à partir de soi et de ses préoccupations. Canevas, improvisation, exercices physiques. Beaucoup de travail mais une grande liberté. Il n’y a pas de références, juste quelques appuis : des cours de clowns chez Lecoq, avec Philippe Gaulier, le livre Entrées clownesques de Tristan Rémy, un film sur Grock vu à la Cinémathèque, et sans doute
35. “Ariane Soleil”, in Double Page. Le Théâtre du Soleil : Shakespeare, n° 21, 1982.
36. In documentaire Les Clowns, “Théâtre d’aujourd’hui“, émission de L. de Guyencourt, réal. J. Brard, ORTF, 1969, Doc. INA, 2006.
37. Idem
Achille Zavatta, clown acrobate, dompteur et musicien, alors célèbre et dont on reconnaîtra parfois dans le spectacle des tics de langage ou des intonations. La metteure en scène regarde, observe : “Les comédiens montrent, et moi j’essaie que les choses ébauchées soient le plus lisibles possible38.” Première spectatrice, elle choisit, organise. Beaucoup d’improvisations ne sont pas conservées. Les autres s’enrichissent et finissent par se stabiliser et se fixer. Mais la frustration est inhérente à la méthode où metteure en scène et acteurs voient leur rôle évoluer, l’une ne dirigeant plus, mais guidant, et les autres devenant auteur ou mieux “groupe d’auteurs”. Ce spectacle collectif est cependant avant tout un collage d’expressions individuelles, d’histoires qui s’imbriquent ou ne s’imbriquent pas vraiment.
Les thèmes sont contemporains, avec un fil conducteur très “fragile” — la recherche et la lutte pour la possession de la Mandragore (apparue au moment des lectures communes de romantiques allemands faites autour du projet Kleist) qui permet aux personnages de réaliser leurs rêves d’enfants et qui induit la confrontation des clowns avec diverses situations de la vie humaine. Les comédiens vont exprimer ce qui leur tient à cœur, et utiliser la poésie du “pied de la lettre”. Quand cela tourne à la parodie, à la caricature, on abandonne. Aller sur une île déserte, devenir Casanova (M. Laïobule de Claude Merlin qui ne séduit pas Mme Patafiole - Anne Demeyer) ou un chef (M. Appollo de J.-C. Penchenat, en costume d’académicien), aller au paradis — les hommes développent des jeux de pouvoir, de domination, de séduction. Mme Cléopâtre (Joséphine Derenne), femme au foyer minaudante, avec sa robe à paillettes et son boa en plumes, s’agite entre le berceau de ses cinq mioches, bébés à têtes de clown, et sa pâte à pétrir qu’elle tord comme si elle les étranglait. Face à M lle Scampouzzi (Mireille Franchino), reporter à Elle qui, en veste à carreaux, l’interviewe à l’accordéon, lui fait essayer des godillots à roulettes avec lesquels elle ne cesse de tomber avec grâce pour être au mieux sur la photo. Des paillasses s’envolent, s’entretuent, meurent et ressuscitent. Les gags sont repris à trois ou cinq reprises. Ils étaient “terrifiants”, se souvient une spectatrice, et cela évoque des mots utilisés par une admiratrice des Atrides : “superbes et terrifiants”, ces clowns l’étaient déjà, avec leur visage peint, leur “masquillage39” sophistiqué et leurs costumes éclatants. À la fin du spectacle, un des clowns s’écrie : “Je vais faire sauter la baraque. Il ne reste plus personne. Que de l’eau partout. Je maintiens au milieu de ce grand Pacifique une minuscule petite île déserte, et sur cette île n’arriveront que les meilleurs nageurs. C’est à cette écume du genre humain
38. Idem
39. Expression utilisée par Philippe Ivernel.
que je confie la destinée du cosmos.” Image forte et ambivalente qui migrera en se transformant, dans la fin lyrique des Naufragés du Fol Espoir. Une bombe allumée passe de main en main et échoit à M. Appollo, celui qui ne rate jamais rien, qui vient de trouver un travail de président de tribunal : elle éclate entre ses doigts, plongeant la salle dans le noir avant la parade finale des saluts.
Oui, c’est de la condition humaine qu’il s’agit comme dans toute entrée de clown réussie, mais c’est aussi de la condition des jeunes acteurs du Soleil qu’il est question, et de leur insertion possible dans le monde théâtral qui est leur vie. “En ce moment, pour un comédien qui a une certaine conscience, la question est de savoir s’il est utile”, résume Mnouchkine40
entrées de clowns et entrées de kabuki
Comiques et tragiques, ces clowns de théâtre sont accompagnés par un groupe (trombone, tuba, grosse caisse, cymbales) de six clowns-musiciens qui forment un orchestre déchaîné, placé sur le côté jardin de la scène. La Clown-Piano (Rosine Rochette) joue la musique de Teddy Lasry (ClownMusique en chef) qui structure le jeu, scande les gags et les chutes41
À partir d’un souvenir d’A. Mnouchkine qui avait vu à Bangkok deux théâtres chinois qui se faisaient face se disputer le public, en fonction du pouvoir d’attraction des différents moments de leur spectacle, il s’agit de rendre la scène “le plus attirante possible”, dit R. Moscoso. “D’abord une boîte foraine”, car A. Mnouchkine parlait aussi d’un boulevard peuplé de baraques de foire, puis “la plus clinquante, la plus éblouissante”. Enfin, tout simplement “une boîte lumineuse dans laquelle tout peut arriver, tout peut être raconté, qui n’illustre rien, mais qui est belle, tout en étant modeste, faite de papier de chocolat et de petites ampoules”. On récupère le bois du décor du Songe42 Au fond, une porte à double battant, tendue de miroirs, et deux petites portes latérales, tapissées de rideaux de perles frissonnantes comme un rideau de nô. Tout au long des panneaux de la boîte lumineuse court une étroite banquette. Les entrées bondissantes et les sorties peuvent se faire par la salle : une scène-passerelle en L, inspirée du kabuki (hanamichi ou “chemin des fleurs”), termine cette “machine à jouer” entièrement au service du jeu. La passerelle peut s’incliner, monter, descendre ; il y a des miroirs et une multitude d’ampoules en guirlande comme “chez les coiffeurs du Midi”. Le sol est jaune pétard. Des tabourets de cirque en velours rose à franges, et quelques accessoires — valises, marteau, carafon d’eau, pistolet, etc. La machine à jouer foraine est posée sur
40. In la fin du documentaire Les Clowns, op. cit
41. Certains, comme Mario Gonzalès, sont à la fois sur scène et dans l’orchestre.
42. R. Moscoso précise que cela a coûté finalement plus cher que d’acheter du bois neuf, mais que “la politique interne de la compagnie était de récupérer tout ce que nous possédions”.
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Les Clowns Dessin de R. Moscoso pour le dispositif en plein air, à Avignon. Côté jardin, la passerelle (“chemin des fleurs”) qui traverse le public comme au kabuki.
A. Mnouchkine maquillée en Mlle Scampouzzi regarde le travail des comédiens.
Entrées fracassantes par les portes du dispositif. J.-M. Verselle, M. Gonzalès, M. Douchin.
le plateau du Théâtre d’Aubervilliers. Elle sera simplifiée pour le Festival d’Avignon43 (structure métallique, pieds télescopiques) pour que le spectacle puisse être joué en plein air sur des places publiques où on attirera le public par des parades. Facilement démontable, elle permet au Soleil de tourner pendant un mois aux environs d’Avignon (vingt-quatre dates, dans les stades, grands ensembles, cours de lycée). Jean Vilar rira beaucoup. Un soir, le mistral souffle si fort que le directeur technique Guy-Claude François doit vérifier si le plateau tient bon. Voilà qui inspirera une scène du film Molière (1978).
Les Clowns seront joués de nouveau en salle à Milan au Piccolo Teatro qui les a invités en novembre 196944. Federico Fellini, dont le film Les Clowns sortira en 1971, vient voir le spectacle, apprécie, mais trouve qu’ils parlent un peu trop… En janvier 1970, ils seront à l’Élysée-Montmartre à Paris en alternance avec La Cuisine. Joseph Bouglione a pris ombrage de leur réussite et leur a préféré une fête de la bière, ce sont donc les Renaud-Barrault qui vont aider, Madeleine surtout — ils étaient venus voir La Cuisine, y amenant leur bande. Grâce à ces appuis, le Soleil pourra jouer dans cette salle de catch où Barrault vient de présenter son Rabelais. Mais le succès n’est déjà plus le même.
Le jeu clownesque est impitoyable, exigeant, suscitant parfois des psychodrames. Le programme énumère “en vrac” les créateurs du spectacle — et A. Mnouchkine est dans ce groupe, non désignée comme metteure en scène, elle a d’ailleurs remplacé Mireille Franchino au pied levé, troquant son accordéon contre une grosse caisse — mais distingue ceux qui sont restés et qui jouent, ceux qui ont participé au travail mais qui ne jouent pas. Des comédiennes connues comme Loleh Bellon, Josette Boulva s’étaient essayées à l’exercice, rejoignant le Soleil, mais n’avaient pas résisté. Car le travail est difficile, la vie en commun pas facile, il y a des défections — raisons personnelles, artistiques, politiques — et il en ira de même à la fin de chaque grand cycle dans l’histoire du Soleil. Mais l’expérience est fondatrice. Elle détermine des orientations, des objectifs précis.
Mnouchkine peut dire : “On aimerait maintenant s’attaquer à des thèmes qui soient plus conduits. On aimerait arriver à un seul grand thème, et même à ce qu’un auteur se serve de tout ce qui est inventé par les comédiens, qu’il le construise de façon plus magistrale. La collaboration que demandait Brecht à ses compagnons, à ses comédiens, était du même ordre. Il faut trouver Brecht maintenant 45.”
43. L’Arbre sorcier est invité avec Les Clowns au Festival d’Avignon.
44. Après 1968, Paolo Grassi et Giorgio Strehler ont été contestés comme représentants de l’institution. Strehler a choisi de partir fonder le Teatro e Azione, Grassi de rester et d’inviter Mnouchkine, Chéreau et Bellocchio.
45. Documentaire Les Clowns, op. cit.
Alors, pour trouver son Brecht, le Soleil va abandonner Brecht, et plus précisément Baal dont la distribution avait pourtant déjà été établie et dont R. Moscoso avait imaginé la scénographie éclatée entre plusieurs scènes, des passerelles et un écran de cinéma. L’auteur, pour l’instant, c’est la troupe, et après Avignon, les comédiens continuent le travail d’improvisation qu’Ariane considère comme le pivot du travail de l’acteur, mais à partir des contes Peau d’ Â ne , La Belle et la B ête ou La Légende de l’amour de Nazim Hikmet que Geneviève Penchenat a traduit de l’italien. Improvisation d’un autre genre combinant narration et corporéité. Mais ce qui va émerger de ce travail, c’est la nécessité de raconter non des histoires mais un épisode de l’Histoire, et plus précisément celui qui appartiendrait le plus au patrimoine commun des Français — leur premier public —, la révolution de 1789.
L’idée vient de Mnouchkine, mais le groupe l’accueille joyeusement. Surgie du plateau, de l’essai, de la pratique et non d’une idée abstraite, elle se révélera féconde. “Je pense que l’Histoire est restée notre conte”, avoue A. Mnouchkine aujourd’hui.
Début 1970, le théâtre compte vingt-huit permanents. Tout le monde est payé — mal payé, mais payé. Il regroupe une cinquantaine de personnes dont un grand nombre, tout en étant comédiens, assume au sein de la compagnie un poste technique ou administratif. Ni la subvention du ministère des Affaires culturelles depuis 1970, ni le succès n’ont apporté de stabilité financière, ou de sécurité pour les acteurs qui ont maintenant des familles. La situation est même catastrophique. Sept ans d’expériences pour promouvoir un théâtre basé sur des modalités économiques nouvelles, sur un art envisagé comme un métier qui s’apprend sans relâche et sur la conception d’un théâtre adressé, un théâtre populaire, et rien, aucun lieu, pour répéter ou entreposer les décors...
Car l’absence de lieu fixe est de plus en plus contraignante. Elle empêche de travailler en synergie fluide les uns avec les autres. “Nous travaillons de façon flottante, car nous ne savons pas à quel quartier, quelle banlieue nous appartenons.” Un lieu permettrait d’approfondir les acquis, de mieux poursuivre la recherche. Mnouchkine répète : “C’est vital, maintenant, c’est vital, ou on s’en ira.” Elle parle de quitter la France pour un pays francophone plus accueillant.
46. a. m. à D. Bablet, Le Théâtre du Soleil ou la Quête du bonheur, op. cit., p. 24.
47. En 1969, les Halles ont été transférées à Rungis.
48. Dans Le Figaro
49. Comme il vous plaira, Discorama 70, émission de D. Glazer, réalisation R. Sanglat.
Les Clowns L’orchestre placé à cour du dispositif truffé de petites ampoules festives. De gauche à droite : M. Gonzalès, S. Coursan, C. Contri ; perché : G. Bonnaud ; sur le piano : T. Lasry ; au piano : R. Rochette.
Tout ami du cirque sera soulevé de bonheur en voyant travailler une pareille troupe qui n’a son égale ni sur une scène de Paris ni chez Barnum... Vive donc les augustes d’Ariane Mnouchkine ! Louis Chauvet 48
Il faut un lieu, mais pas n’importe lequel. “Je ne supporte plus le théâtre à l’italienne46”, dit la metteure en scène dont l’expérience de l’espace du cirque, de la boîte frontale prolongée par un hanamichi, du plein air, a radicalisé l’esthétique. On visite le Théâtre des Bouffes du Nord, trop petit pour la vie de la troupe, un cinéma rue de Lyon. Et puis il y a les Halles, le pavillon Baltard47 où, en mai 1970, Luca Ronconi présente Orlando furioso. L’avenir de ce lieu n’est pas encore décidé. “C’est un très grand espace, ouvert, métallique, léger.” Ce serait “un lieu où travailler, où faire ses gammes, répéter, jouer, mais pas seulement, car même quand on ne répète pas un spectacle, on travaille pour essayer de progresser”. Un lieu pour un Soleil-école. Mais aussi pour un Soleil ouvert aux autres, et Mnouchkine rêve : on pourrait “y faire venir des troupes étrangères qui cherchent de grands espaces pour leurs spectacles ou qui aiment déjà beaucoup ce projet49”.
Les Clowns marquent la fin de la première période du Soleil, entraînant crises et abandons, mais ils font pénétrer la troupe au cœur de ses désirs de théâtre, finissent de la libérer du jeu psychologique, du naturalisme, du quotidien, et lui insufflent l’esprit du cirque, qui renforce l’esthétique foraine, de même que l’espace-cirque contribue à transformer la réception de La Cuisine et du Songe. Mais ont aussi joué dans la formation de la troupe les conditions de travail “à la dure” — tous les comédiens que j’ai interrogés ont parlé du froid, des odeurs, des rats — , la proximité de la ménagerie
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dans les deux cirques50 qui ont hébergé La Cuisine, avec des éléphants qui avalaient les porte-monnaie ou une panthère noire menaçante, la communauté du cirque avec ceux qui “ne savent pas lire mais qui savent compter” comme J. Bouglione, et les laissés-pour-compte comme ce M. Berthy, grand lecteur de Cinémonde et imbattable sur le cinéma, que le Soleil recueillera, quand Medrano fermera. C’est le temps où le “nouveau cirque” va pointer son nez : la piste sera pour certains artistes le lieu et le genre pour développer leur nouvelle conception du théâtre. Pas pour le Soleil qui y a touché de près mais qui reste au théâtre, après avoir ouvert le chemin de l’Histoire aux femmes-clowns bien avant l’apparition d’Annie Fratellini. Mnouchkine sentira cette parenté quand elle dira beaucoup plus tard aux artistes des Arts Sauts qu’ils sont leurs “proches cousins”.
Car après Les Clowns, et fort de l’énergie du cirque — de la grande piste du Cirque d’hiver où, après les répétitions nocturnes de La Cuisine, il faut ranger les éléments du dispositif dans la ménagerie, des acteurs-jongleurs qui se sont affrontés au déséquilibre avec les objets dans La Cuisine et des acteurs-clowns qui “sont partis”, selon J. Derenne, “tout nus dans la création” —, le Théâtre du Soleil continue à explorer sa voie. Il sait maintenant deux ou trois choses : que cette voie réclame un lieu particulier, un travail exigeant et commun sur une forme, une remise en question de la place du texte et de l’auteur. Acteur-auteur / auteur associé ? Mnouchkine définit ainsi dès 1970 deux voies pour le Soleil qui appartiennent toutes deux à la création collective : “J’espère que notre expérience va nous amener vers un langage, une efficacité. Le théâtre, c’est ce que nous autres comédiens pouvons faire de mieux. Je suis convaincue de sa valeur, non dans sa forme actuelle, car il n’a de place réelle que s’il participe à la connaissance, que s’il devient un certain mode d’information, d’éclaircissement, et surtout pas de culture. Ce qu’il faut rechercher, c’est la plus grande clarté possible et également un changement de coutumes et de modes. Il faudrait qu’une fois pour toutes les architectes, les metteurs en scène, les auteurs, les comédiens cessent de vouloir faire leur « chef-d’œuvre ». Il faudrait que la création échappe à untel. Je crois que, vis-à-vis de ce problème, il faut prendre une attitude absolument violente et radicale. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse, ou plutôt me pousse, car ce n’est pas l’avis de tous les membres de la Compagnie, à ne plus m’intéresser au répertoire dramatique existant. J’aimerais qu’il y ait au Théâtre du Soleil des auteurs dramatiques qui travaillent entièrement avec nous. Peut-être y arriverons-nous51.”
50. La ménagerie de Medrano aura disparu au moment du Songe
51. In Jean-Jacques Olivier, “Les tribulations du Théâtre du Soleil. Ariane Mnouchkine : le théâtre doit participer à la connaissance”, Combat, 11 février 1970.
Les Clowns Entrée énergique de J. Derenne par la passerelle, perruque au vent, les bras entortillés dans une étole de plumes qui les allonge.
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