Anna Arzoumanov
JUGER LES MOTS
Liberté d’expression, justice et langue
ACTES SUD
La compagnie des langues
La compagnie des langues
Le langage fait partie de notre expérience quotidienne à tous. Il structure quasiment toutes nos activités, au travers d’une multiplicité de langues. Ces langues sont reliées à un passé immémorial, reflètent les évolutions de notre présent, et sont traversées par les défis de l’avenir. À elles toutes, elles forment une immense “compagnie”, qui est aussi celle de l’humanité, et qui n’a sans doute jamais été aussi riche et complexe.
La collection “La Compagnie des langues” s’empare des questions que nous nous posons aujourd’hui à propos du langage et des langues. Elle présente des essais émanant de spécialistes, linguistes, praticiens, mais aussi de personnalités de milieux professionnels ou artistiques pour qui le langage occupe une place particulière. Elle aborde les grands enjeux du monde contemporain et offre sur ces sujets des synthèses accessibles et nourries des recherches les plus actuelles.
JUGER LES MOTS
DE LA MÊME AUTRICE
POUR LIRE LES CLEFS DE L’ANCIEN RÉGIME. ANATOMIE D’UN PROTOCOLE INTERPRÉTATIF, Classiques Garnier, 2013.
LE DÉMON DE LA CATÉGORIE. RETOUR SUR LA QUALIFICATION EN DROIT ET EN LITTÉRATURE (dir. Anna Arzoumanov, Arnaud Latil et Judith Sarfati Lanter), éditions Mare Martin, 2017.
POLÉMIQUE AUTOUR D’UN BLASPHÈME. REGARDS CROISÉS SUR L’AFFAIRE GOLGOTHA PICNIC (2011) (dir. Anna Arzoumanov et Mathilde Barraband), contextes [en ligne], no 26, 2020.
LA CRÉATION ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE EN PROCÈS , Classiques Garnier, 2022.
LE DROIT ET L’ART. UNE MÉSENTENTE FÉCONDE ? (dir. Anna Arzoumanov, Mathilde Barraband, Geneviève Bernard Barbeau, Marty Laforest), éditions Presses universitaires de Montréal et Presses universitaires de Rennes, 2024.
© ACTES SUD, 2025
ISBN 978-2-330-19770-4
Anna Arzoumanov
JUGER LES MOTS
Liberté d’expression, justice et langue
UNE LIBERTÉ D’EXPRESSION À LA FRANÇAISE ?
“On ne peut plus rien dire.” Cette rengaine décliniste idéalisant une époque considérée comme révolue, où la liberté d’expression aurait été plus grande qu’à notre époque contemporaine, est devenue omniprésente dans le débat public. À chaque polémique portant sur les frontières de la liberté d’expression, elle refait surface. Elle prend souvent la forme d’une déploration face à l’évolution d’une société dont les sensibilités seraient telles que la parole ne serait plus aussi libre qu’avant. Elle se pose actuellement de manière passionnelle et souvent idéologique autour de polémiques sur ce que certains désignent comme le phénomène woke, qu’on appelait il y a quelques années encore la bienpensance, qui serait l’incarnation d’une nouvelle police de la pensée et du discours, conduisant à restreindre le champ de la liberté d’expression en France. Qu’ils soient menés dans les médias, sur les réseaux sociaux, ou encore dans les conversations quotidiennes, les débats accordent ainsi
une place centrale à la promotion de la liberté d’expression et à la dénonciation de ce qui lui porterait nouvellement atteinte : inflation de lois encadrant l’expression publique, renforcement des normes qui conduiraient les individus à ne plus accepter certains discours parfaitement admis il y a quelques années encore. Ce discours va de pair avec une représentation de la France en championne de la liberté d’expression. Il a été particulièrement réaffirmé et a pris une tournure tragique lors des attentats perpétrés en France depuis 2015 qui ont tour à tour touché la rédaction du journal Charlie Hebdo ou encore l’enseignant Samuel Paty pour avoir diffusé ou montré des caricatures de Mahomet. Chacune de ces attaques contre des figures emblématiques de la démocratie française – des journalistes, un professeur – a été suivie de prises de position très fortes rappelant combien la liberté d’expression était un principe fondamental de notre démocratie. Au fil de ces discours de réaction aux attentats islamistes s’est renforcée, voire affirmée, l’idée qu’il y aurait une liberté d’expression à la française, consistant à pouvoir rire de tout, provoquer ou choquer. C’est cette conception par exemple que le président Emmanuel Macron a défendue, lors du discours d’hommage à Samuel Paty prononcé à la Sorbonne le 21 octobre 2020, lorsqu’il a clamé haut et fort le fait que “nous ne renoncerons pas aux caricatures”, engageant par ce “nous” la France entière.
Ce principe ainsi défini d’une liberté d’expression “offensive” (Denis Ramond, “Liberté d’expression : de quoi parle-t-on ?”, 2011) qui repose sur l’idée que toute parole même offensante est au service de la démocratie serait tellement consubstantiel à la République française que quiconque entreprendrait de la limiter toucherait à l’identité même de la nation. Ce discours a pourtant tendance à gommer le fait que ce principe est loin d’y être appliqué de manière absolue. La liberté d’expression est certes protégée par la Constitution française, mais elle est limitée par toute une série de règles dont certaines sont déjà fort anciennes, formulées dans une loi qui a plus de cent quarante ans, la loi du 29 juillet 1881. Au moment où elle a été affirmée comme liberté fondamentale, son exercice a été immédiatement circonscrit et soumis à des restrictions, des sanctions prévues par la loi. En effet, on n’a pas le droit de tout dire en France, et c’est loin d’être un phénomène inédit.
Contrairement à un pays comme les ÉtatsUnis, dont la constitution est fondée sur une conception maximaliste de la liberté d’expression, la France est dotée d’une législation qui limite l’expression publique et fixe des frontières entre ce qu’on peut ou ne peut pas dire. Cette législation donne lieu à un abondant contentieux, lequel relève d’une branche du droit assez méconnue en dehors d’un public de spécialistes qui s’appelle droit de la presse. Une telle
limitation prend très au sérieux le pouvoir performatif des mots : ces derniers sont considérés comme pouvant heurter les sensibilités d’autrui, lui porter préjudice, le blesser au même titre que des armes. Les tribunaux français doivent donc arbitrer des contentieux relatifs à la liberté d’expression depuis fort longtemps, ont le pouvoir et le devoir de juger les mots et de caractériser des infractions langagières. Cette police du discours exercée par des juristes apparaît cependant dans l’ensemble très peu familière au grand public. Paradoxalement, alors que la liberté d’expression est brandie comme principe phare de notre démocratie par de nombreux citoyens ou figures médiatiques françaises, la manière dont elle est encadrée par le droit est assez largement ignorée en dehors de l’enceinte des tribunaux chargés de son application. Certes, les médias portent à la connaissance du public chaque affaire où une personnalité rend compte de ses propos devant un tribunal. Tout le monde sait que des figures polémiques comme Dieudonné, Éric Zemmour ou encore Robert Faurisson ont été condamnées pour avoir dépassé les limites de la liberté d’expression telle que définie. Cependant, rares sont les personnes non spécialistes qui peuvent expliquer pourquoi et sur quels fondements Dieudonné a été condamné pour ses propos “les Juifs, c’est une escroquerie” et pour sa chanson C’est mon choaaa. Dans le premier cas, le discours qualifie une communauté avec
une expression péjorative. Dans le second, il fait un jeu de mots fondé sur la proximité phonique entre choix et Shoah. Bien que témoignant d’une obsession antisémite chez l’ancien humoriste, ces discours sont très différents l’un de l’autre. Dans ce contentieux de la liberté d’expression, les juges ont à interpréter les mots tout en faisant face à des configurations extrêmement variées, des discours ambigus dont l’interprétation est particulièrement instable. Pourtant, ils ont l’obligation de trancher en faveur d’une condamnation ou d’une relaxe, car s’ils ne le font pas, ils commettent un déni de justice. Les juridictions spécialistes des questions de liberté d’expression, comme la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris, traitent donc de questions de langue. Pourtant, et cela peut parfois apparaître paradoxal, elles n’ont pas recours aux services des spécialistes du discours et des mots que sont les linguistes. Quels sont alors les critères dont disposent les juges pour déterminer si un discours dépasse les limites admissibles de la liberté d’expression ?
Il s’agit d’entrer dans la fabrique du jugement des mots à partir du contentieux relatif à la liberté d’expression en France, avec une ambition qui se veut triple : mieux faire connaître le contentieux de la liberté d’expression tel qu’il est arbitré en France par les tribunaux, éclairer les critères à partir desquels les juges interprètent les mots et faire ressortir les difficultés
linguistiques que pose le fait de devoir statuer sur leur signification et leur portée. Pour explorer ces questions, nous avons fait le choix de cas particulièrement emblématiques de la manière dont les mots sont jugés et des problèmes qui se posent, sans jamais prétendre à un panorama exhaustif du contentieux.
Avant d’observer les professionnels du droit en train de juger les mots, nous avons souhaité donner d’abord des repères juridiques sur la réglementation de l’expression publique en France. Quels sont les délits langagiers prévus par la loi ? Quelle représentation du pouvoir des mots impliquent-ils ? Qui est appelé à la barre pour défendre ou accuser des mots ? Que risque celui qui enfreint les limites de la liberté d’expression ?
Il s’agit ensuite d’entrer dans le vif du sujet en allant observer les juges en situation de juger les mots. Pour ce faire, le matériau présenté est essentiellement constitué de décisions de justice qui ont été rendues en France ces vingt dernières années, et plus précisément de leurs motivations. Rappelons que, dans chaque affaire, les juges appliquent la loi aux réalités des propos litigieux et qu’ils ont l’obligation de les juger, ce qui revient à en fixer la signification, quand bien même celle-ci est instable. Un autre devoir qui leur incombe est de motiver leurs décisions, d’expliciter les raisons qui aboutissent à la décision finale. Ils y développent donc l’analyse des
propos qui les a conduits à condamner ou au contraire à relaxer. C’est cette partie des décisions de justice qui est un matériau particulièrement riche d’enseignements, car on y voit les juges analyser des mots et fixer la frontière entre ce qu’on peut dire et ne pas dire.
Cette plongée dans la fabrique du jugement des mots fait apparaître trois points saillants qui scanderont ce livre. Premièrement, l’étape nécessaire de l’identification de la cible des discours de haine est une entrée intéressante pour comprendre les problèmes d’interprétation qui se posent aux juges. Comment déterminer avec certitude la ou les personnes qui sont visées par un discours haineux ? Où se situe la frontière entre formulation d’une opinion et d’un jugement discriminatoire ?
La deuxième question centrale abordée dans ce livre est celle de la caractérisation des énoncés, pour laquelle nous avons choisi de nous centrer sur deux infractions très proches l’une de l’autre : l’injure et la diffamation. La reconnaissance par les juges de ces infractions implique de déterminer des normes sociétales sans faire intervenir de considérations subjectives ou idéologiques. Comment parvenir à concilier ces deux impératifs et s’abstraire de tout jugement sur la réalité sociétale ?
Enfin, il s’agit de mettre en lumière la complexité de l’interprétation au regard du contexte en nous concentrant sur deux genres qui bénéficient
d’une jurisprudence favorable : la satire et la fiction. Le contexte justifie-t-il de repousser les limites de la liberté d’expression ? Si oui, où placer le curseur ?
Par cette immersion dans la fabrique du jugement juridique sur les mots, nous espérons pouvoir susciter la curiosité des lecteurs, parfois même leur perplexité, et donner un aperçu de la manière dont, du point de vue du droit, évolue affaire après affaire la frontière entre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas ou plus dire.
Chapitre 1
LE CONTENTIEUX DE LA LIBERTÉ
D’EXPRESSION AU CARREFOUR
DU DROIT ET LA LINGUISTIQUE
L’étude des mots et des discours est une spécialité qui relève intuitivement de la linguistique. Cette vaste discipline qui connaît des courants variés se définit par l’objet qu’est le langage, envisagé sous de multiples aspects : sémantique, syntaxique, pragmatique, etc. Lorsqu’elle s’intéresse aux mots sous l’angle de leurs usages par des individus et de leurs effets sur les récepteurs, elle prend souvent le nom d’analyse du discours. Elle n’est cependant pas la seule discipline qui analyse les usages des mots et de leurs effets. Le droit a aussi voix au chapitre lorsqu’il s’agit d’évaluer les limites de la parole publique. Cette discipline normative repose sur un ensemble de règles qui organisent la vie en société pour éviter ou arbitrer les conflits. Le cadre juridique a pour rôle de limiter la liberté de chacun lorsqu’elle nuit aux autres. Il permet entre autres de sanctionner les atteintes aux personnes en ce qui concerne leur intégrité physique (infractions sexuelles, coups et blessures, homicides) et leur intégrité morale
(protection de l’individu contre les atteintes à sa dignité, à son honneur, à sa réputation, à la présomption d’innocence, à sa vie privée, à son image ou encore à sa voix). C’est dans ce cadre que le droit réglemente les mots et leurs usages et a vocation à sanctionner un individu lorsqu’il dépasse les bornes de la liberté d’expression.
1. LES DÉLITS LANGAGIERS PRÉVUS
PAR LA LOI FRANÇAISE
La liberté d’expression comporte des exceptions en droit français. Dès son origine, elle a été pensée pour équilibrer le droit de chacun à s’exprimer avec la nécessité de préserver l’ordre public, la dignité humaine et la cohésion sociale. Les limites de cette liberté sont donc des conditions nécessaires à son bon exercice. Cette conception de la liberté d’expression s’oppose à une conception maximaliste comme celle soutenue par des courants libertariens qu’incarne par exemple le propriétaire du réseau social X Elon Musk, qui défend une liberté d’expression sans aucune restriction.
C’est par la catégorie de la presse qu’est abordée en France la question du droit de l’expression et de la communication. En effet, ce droit reste encore très largement régi par la loi du 29 juillet 1881, intitulée “Loi sur la liberté de la presse”, qui a été enrichie à plusieurs moments de son histoire (notamment par la loi dite Pleven de 1972 ou encore la loi dite Gayssot de
1990). À l’origine, la loi sur la presse a été principalement rédigée pour affirmer la liberté de l’imprimerie et de la librairie (article 1), tout en prévoyant les éventuels abus d’expression. Mais son cadre dépasse largement celui de l’édition et de la presse. Son article 23 a ainsi été remanié au fur et à mesure de l’évolution des moyens d’expression et est allé jusqu’à intégrer en 2004 “tout moyen de communication au public par la voie électronique”. Il inclut tout aussi bien un tweet, des extraits d’un livre, une banderole hissée lors d’un match de football, un film, une photographie, une caricature, une pièce de théâtre, ou encore une chanson. Il s’agit d’un droit qui régit les discours, quels que soient leurs formes et leurs supports d’expression, dès lors qu’ils présentent un caractère public.
La loi de 1881 est une loi pénale, ce qui signifie qu’elle fixe des comportements contraires à la loi et qu’elle vise à faire respecter l’ordre public et à protéger la société. Le droit de la presse est donc un droit répressif, qui prévoit une série de délits, catégorie d’infractions intermédiaires entre la contravention et le crime. Ces délits sont principalement la diffamation, l’injure, la provocation à un crime ou à un délit, la provocation à la haine envers une communauté et l’apologie du crime et du délit (à l’exception de l’apologie du terrorisme qui a été sortie de la loi de 1881 et a été transférée vers le code pénal en 2014).
La liberté d’expression, principe fondamental des systèmes juridiques français et européen, suscite aujourd’hui de nombreux débats et de vives inquiétudes. La sentence “on ne peut plus rien dire”, véritable rengaine des repas de famille comme des plateaux de télévision, en est un symptôme révélateur. Une défiance croissante se dévoile envers le droit, chargé de protéger et de réguler la liberté d’expression, ainsi qu’envers les juges, accusés de partialité ou d’incohérence dans leur interprétation. Comment répondre au sentiment ainsi exprimé d’une certaine insécurité juridique, voire d’une application à deux vitesses de la liberté d’expression ? Ce livre vise à préciser les contours de cette liberté en France, à clarifier et à discuter les principes selon lesquels il revient aux magistrats de juger les mots. Quelles sont les bases légales et les critères de cette pratique, et quelles difficultés les juges rencontrent-ils ?
Cet ouvrage invite ainsi à une réflexion sur le rôle du droit dans la régulation des discours, tout en proposant un dialogue approfondi avec d’autres domaines du savoir issus des sciences humaines et sociales. Cette démarche est essentielle pour appréhender les défis contemporains auxquels l’institution judiciaire doit faire face.
Anna Arzoumanov est maître de conférences, hdr en linguistique et analyse du discours à Sorbonne Université. Spécialiste de la liberté d’expression sous l’Ancien Régime et à l’époque contemporaine, elle a notamment publié La Création artistique et littéraire en procès (Classiques Garnier, 2022).
ACTES SUD
Dép. lég. : avril 2025
19 € TTC France www.actes-sud.fr
ISBN 978-2-330-19770-4