Extrait "Les Soeurs de Fillmore" de Margaret Wilkerson Sexton

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MARGARET WILKERSON SEXTON Les sœurs de Fillmore
roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Laure Mistral

LES SŒURS DE FILLMORE

“Lettres anglo-américaines”

DE LA MÊME AUTRICE

UN SOUPÇON DE LIBERTÉ , Actes Sud, 2020 ; Babel no 1819.

MISS JOSEPHINE , Actes Sud, 2022 ; Babel no 1945.

Titre original :

On the Rooftop

Éditeur original :

Ecco, New York

© Margaret Wilkerson Sexton, 2022

© ACTES SUD, 2024 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-19250-1

Les Sœurs de Fillmore

roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Laure Mistral

MARGARET WILKERSON SEXTON
à Thomas

Sur les bords des fleuves de Babylone, Nous étions assis et nous pleurions, Nous souvenant de Sion. Nous avons suspendu nos harpes aux saules, Au milieu de ces fleuves.

C’est là que ceux qui nous ont emmenés captifs ont exigé de nous un chant, et que ceux qui nous ont détruits ont exigé de nous de la gaieté :

Chantez-nous un des chants de Sion !

Comment chanter le chant du Seigneur sur une terre étrangère ?

Psaume cxxxvi, 1-4.

I

VIVIAN

1953

Vivian ne regrettait pas St Francisville, Louisiane. Au contraire – ses souvenirs la protégeaient de la nostalgie. N’empêche que le climat du Fillmore, elle s’y ferait jamais. Elle s’attendait à quelque chose de doux, ensoleillé… Elle s’imaginait que là-bas, il pleuvait pas – bon, c’est vrai que le thermomètre ne descendait jamais en dessous de zéro, mais elle n’était pas préparée à la fraîcheur des étés, au brouillard, au vent… Le premier mois de juin, elle était sortie d’un pas léger en petite robe sans manches pour aller au travail, mais à peine avait-elle mis le pied dehors qu’elle s’était précipitée chez elle pour se changer.

À l’époque, elle n’avait personne pour la prévenir.

C’était il y a vingt-cinq ans. Vêtue aujourd’hui d’un manteau de voiture en coton par-dessus son uniforme d’infirmière au blanc impeccable, elle tournait au coin de Fillmore et de Post Street, dépassait le cinéma surplombant les autres bâtisses, les Austin A40 garées le long des trottoirs, et le tramway à l’arrêt dans lequel montaient des Noirs en manteaux longs et hauts-de-forme. Passé la librairie, elle savait qu’elle était presque chez elle ; elle salua Horace, le libraire, puis sa voisine

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Miss Edna, qui n’affichait les résultats de la loterie de nombres* qu’au crépuscule pour éviter que ses belles-de-nuit n’anticipent trop tôt leurs gains ; Mr Gaines, le boucher qui regardait les filles ; Miss Fox l’édentée, qui faisait le ménage de tout ce monde-là pour manger. Chez Gladys, les coiffeuses étaient fort occupées à cancaner, mais si elles avaient vu Vivian, elles l’auraient hélée, leurs voix presque couvertes par le vrombissement des séchoirs.

Ces gens qu’elle venait de croiser, c’est grâce à eux qu’elle s’était relevée du décès de son mari. Quand le Klan avait tiré sur les vitres de sa chambre et provoqué la mort de son père, Vivian avait supplié Ellis de l’emmener loin de la Louisiane. À l’époque, Ellis n’était que son petit ami, mais il l’avait épousée sitôt franchie la frontière de l’État, lui avait donné trois enfants – pour mourir aussitôt après. Elle l’avait pleuré longtemps, et ses voisins lui apportaient des ragoûts, des rôtis, des pommes de terre et des haricots verts. Ils donnaient le bain à ses enfants et leur huilaient les jambes ; surtout, ils lui tenaient compagnie. Quand la douleur était si profonde qu’elle menaçait de submerger son cœur, ils restaient assis à ses côtés. Sans eux, elle s’en serait jamais sortie. Évidemment, y avait aussi les autres : deux qu’elle salua au croisement de Webster et d’Ellis Street, et un qu’elle ne reconnut pas. C’étaient des Blancs d’âge

* La “loterie des nombres” est une loterie illégale très populaire parmi les Africains-Américains. Le numéro gagnant n’a que trois unités, donc les chances de faire un petit gain sont beaucoup plus grandes qu’à la loterie nationale. Les relais dépositaires des tickets et des mises sont souvent des bars ou des marchands de journaux. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

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moyen qui travaillaient pour la municipalité, des gars bedonnants dans leur costume en flanelle grise. Une fois tous les quinze jours, ils quittaient le centre-ville pour l’ouest, leur porte-bloc à la main, leur chapeau sur les yeux ; ils épiaient entre les rideaux mal tirés ; demandaient aux enfants de dire combien ils avaient de WC chez eux, et de faire la liste des membres de leur famille qui les utilisaient. Ils essayaient d’avoir l’air gentils, faisant même un salut de la tête au passage de Vivian, pour mieux noter sur le bloc-notes que la poubelle du voisin débordait. Ça faisait des années qu’on disait que si Mr Gaines venait à vendre de la viande avariée, si les filles de Miss Edna s’aventuraient dehors avant la nuit, si on négligeait d’effacer les numéros gagnants de la vitre embuée de sa cuisine, les Blancs trouveraient le moyen de les virer, de les expulser de leurs nouveaux foyers et de démolir leur havre de paix pour faire place à l’inconcevable. Mais cette rumeur n’était qu’une rumeur, due à l’incompétence de la municipalité. Vivian ne s’en inquiétait pas plus que ça, car Dieu lui avait promis des vieux jours prospères.

Elle s’approchait maintenant de la preuve vivante de cette promesse. De là où elle était, elle pouvait voir ses filles se prélasser sur les marches du perron dans différentes poses. Quelque chose dans ces moments-là lui faisait toujours chaud au cœur.

“Je croyais vous avoir dit de sortir les poubelles avant mon retour !” lança-t-elle à un demi-pâté de maisons de là.

Au son de sa voix, elles se dispersèrent nonchalamment, synchronisées comme pour une mise en scène. C’était comme ça depuis toujours. Il y avait en elles quelque chose qui les guidait et les unissait

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au-delà des mots ; sans se consulter, sans miroir – sans même être dans la même pièce –, elles se faisaient un chignon banane sur la droite ou portaient la même couleur trois matins de suite pour aller à l’école. Quand l’une commençait une blague, les deux autres la finissaient. Il y avait quatre ans d’écart entre l’aînée et la petite dernière, mais elles avaient toutes leurs règles le même jour. C’est pour ça qu’à la scène, elles formaient un trio parfait ; que le public restait bouche bée, que les applaudissements crépitaient comme les boggies d’un train de marchandises lancé à toute vitesse ; c’est pour ça que personne ne voulait les laisser partir. Vivian n’avait pas le souvenir d’une seule représentation où le rideau soit tombé sans provoquer les rappels suppliants du public – auxquels elles finissaient toujours par céder.

Mary, la voisine de Vivian, s’assit avec elles dans son rocking-chair, ses pieds basculant d’avant en arrière sur la base du siège. Elle vivait à côté, mais ses visites étaient si régulières qu’elle gardait sa chaise attitrée sur le perron de Vivian. Le fils de Mary se tenait derrière elle, un beau gars au teint chocolat, avec des cheveux drus toujours bien taillés et soignés. Vivian remarqua qu’il serrait Ruth, sa fille aînée, d’un peu trop près, mais celle-ci avait trop de bon sens pour se laisser tripoter comme une campagnarde à la cuisse légère – ils étaient juste amis. Quand Ruth avait perdu son père, c’est ce garçon tendre et solide qui l’avait sauvée. Adulte, il n’avait rien perdu de ses qualités.

“Au moins, dedans, ça a bien avancé, annonça Chloe, sa petite dernière, qui revenait de la cuisine en sautillant.

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Merci, mon cœur. Je peux toujours compter sur toi.”

Vivian embrassa sa fille sur la joue. Chloe se laissa faire – elle n’avait que vingt ans. Mais c’était pas seulement une question d’âge : Vivian et Chloe ne respiraient pas le même air que les autres. Si Ruth était son bras droit – elle démêlait les cheveux de ses sœurs, s’assurait qu’elles partent à l’heure à l’école ou au travail –, Chloe était sa complice. Elle savait lui sourire quand Vivian n’en pouvait plus de son chef. Elle savait la rassurer quand Vivian avait l’impression d’échouer sur tous les plans. Le fait est que Chloe n’aurait jamais dû naître. Vivian avait eu un accident de voiture alors qu’Esther était encore au sein, et le médecin lui avait dit qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfant. Ellis, qui conduisait, ne se l’était jamais pardonné – Vivian en était convaincue. Un an plus tard, il mourait d’une crise cardiaque. Vivian découvrit qu’elle était enceinte un mois jour pour jour après sa mort. Depuis, elle considérait l’enfant comme un miracle.

“Allez, maintenant vous rentrez toutes les trois, faut finir de préparer le dîner. Vous avez sorti le poisson du freezer ?

Oui maman.

Vous avez nettoyé les vitres ?

Oui maman.

Et lavé le parterre ?

Oui maman.

Et gratté les plinthes ?”

Il y avait dans ce dernier “Oui maman”, prononcé tandis que les filles rentraient sagement et que Gerry montait à l’étage, quelque chose de tellement prévisible que Vivian ne put réprimer un 17

sourire. Ça voulait dire qu’elle allait être tranquille pour un petit moment.

“Tu trouves que tu ressembles à ta maman, hein, ma fille ?”

Mary n’avait que sept ans de plus que Vivian, mais elle aurait pu être sa mère. Son aspect y était pour beaucoup. Même si elle faisait une mise en plis et passait sous le séchoir tous les vendredis pour avoir des boucles impeccables à l’office du dimanche, le gris l’avait emporté depuis bien longtemps. Mary était en guerre contre le reste du monde : le facteur en retard, Miss Fox quand elle abusait de l’alcool brun, Lena qui lui servait de la viande blanche alors qu’elle voulait de la viande rouge… En plus, elle s’exprimait avec autorité sur les sujets les plus anodins : fallait-il faire revenir le rôti de bœuf avant de le mettre au four, combien de temps devait-on laisser les draps sur la corde à linge, valait-il mieux nourrir son bébé au biberon ou au sein… Si elle posait une question, c’est qu’elle avait la réponse. Ses conseils étaient des ordres. “Ce serait bien de tailler ces lys”, ça voulait dire : “Ma fille, tu ferais mieux d’arranger ces fleurs si tu veux pas que je les arrache.” Il était donc incroyable de la voir se soumettre au changement de sa couleur capillaire. Une autre particularité de Mary, c’est qu’elle fumait des cigarettes – elle en avait une à ce moment même. Bien qu’elle prît soin de rejeter la fumée loin de sa voisine, Vivian, assise à côté d’elle, se sentit tout étourdie. Elle agita la main devant son visage avant de répondre :

“Difficile de faire autrement ces temps-ci”, soupirat-elle en passant les mains sur son uniforme devenu plus étroit avec les années, surtout au milieu.

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San Francisco, 1953

Ruth, Esther et Chloe Jones chantent et dansent depuis toujours. Sous la houlette de leur mère, Vivian, elles sont devenues incontournables dans les clubs de jazz du quartier noir de Fillmore, le Harlem de l’ouest.

Le jour où un célèbre manager promet de faire des trois sœurs des stars nationales, Vivian pense voir ses prières enfin exaucées. Mais ses espoirs vont se heurter aux différentes aspirations de ses filles, qui nourrissent leurs propres rêves. Rêves qui risquent fort d’être contrariés par les promoteurs blancs qui font le siège du quartier, expropriant à tour de bras sous couvert de rénovation urbaine.

Célébrant l’ambition, la résilience et la solidarité inspirante d’une communauté, Margaret Wilkerson Sexton signe une palpitante saga familiale aux accents jazzy et aux saveurs de bayou, en chroniqueuse hors pair de la vie des Africains-Américains.

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : MAI 2024 / 23 € TTC France

ISBN 978-2-330-19250-1

Margaret Wilkerson Sexton est née et a grandi à La NouvelleOrléans. Avocate de formation, elle se consacre aujourd’hui entièrement à l’écriture. Après Un soupçon de liberté (Actes Sud, 2020) et Miss Josephine (Actes Sud, 2022), Les Sœurs de Fillmore est son troisième roman. 9:HSMDNA=V^WZUV:

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Illustration
© Zara Picken
de couverture :

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