Extrait "William Kentridge"

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William Kentridge Smoke, Ashes, Fable L’artiste sud-africain William Kentridge (né en 1955) s’est fait connaître par ses films d’animation en accéléré et ses installations, ainsi que par ses activités de metteur en scène d’opéra et de théâtre. Le présent ouvrage présente un ensemble exceptionnel d’œuvres de Kentridge sélectionnées pour être exposées à l’hôpital Saint-Jean de Bruges – avec ses 800 ans d’âge, une des plus anciens complexes hospitaliers d’Europe – et centrées sur les thèmes du traumatisme, de la guérison et de la compassion. Le livre comporte une introduction de Margaret K. Koerner, suivie de plusieurs essais d’éminents spécialistes : Benjamin H.D. Buchloh considère la réception décalée faite par Kentridge de l’avant-garde historique dans une perspective d’exil ; Joseph Leo Koerner envisage le travail de l’artiste comme un processus personnel d’assimilation, dans lequel le passé est à la fois défigurement et rédemption ; et Harmon Siegel étudie l’approche de l’histoire du cinéma développée par Kentridge. ACTES SUD Dép. lég. : octobre 2017 Prix : 49,95 € TTC France www.actes-sud.fr


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William Kentridge Smoke, Ashes, Fable sous la direction de

Margaret K. Koerner

avec les contributions de

Benjamin H.D. Buchloh, Joseph Leo Koerner, Margaret K. Koerner et Harmon Siegel

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Sommaire

Préface Remerciements Introduction

Dans la peau de Kentridge Margaret K. Koerner Tummelplatz Joseph Leo Koerner

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77

Tours de prestidigitation Harmon Siegel

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Sept types d’obsolescence Benjamin H.D. Buchloh

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Liste des illustrations Liste des œuvres exposées

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vii xii 1

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Smoke, Ashes, Fable

Préface Si Bruges a une tradition séculaire d’accueil d’expositions retentissantes sur l’art flamand et la culture du xve et du xvie siècle – la ville est d’ailleurs réputée internationalement pour cela –, elle est en revanche beaucoup moins connue pour ses activités dans le domaine de l’art contemporain. En partie à tort. L’Académie de Bruges, fondée il y a trois cents ans exactement, a donné naissance au premier musée des Beaux-Arts de Bruges, qui a abrité les grands chefs-d’œuvre de Jan van Eyck, Hugo van der Goes et Hans Memling une fois ceux-ci restitués à la ville après la chute de l’Empire napoléonien. Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, le premier directeur professionnel du musée des Beaux-Arts de la ville de Bruges, le Dr Janssens de Bisthoven, a annoncé que son institution ne présenterait pas exclusivement des œuvres du passé : non seulement il était convaincu qu’il ne fallait pas faire de distinction entre art ancien et art contemporain, mais il croyait aussi et surtout que la principale distinction à faire est celle entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. Plus récemment, l’objectif de mise à l’honneur de l’art contemporain à Bruges a été poursuivi plus systématiquement avec le lancement en 2015 de la Triennale de Bruges – un festival d’art contemporain et d’architecture dans les espaces publics de la ville. C’est dans ce contexte que Bruges et ses musées présentent l’étonnante exposition « Smoke, Ashes, Fable » avec des œuvres de William Kentridge. À bien des égards, l’exposition marque une étape importante de la transformation de Bruges, site classé sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco, en une ville faisant partie du patrimoine contemporain, où passé, présent et futur interagissent pour définir des ambitions culturelles. L’ancien hôpital Saint-Jean – aussi appelé musée Memling, à cause de la présence dans ses collections de panneaux exceptionnels du grand peintre de la Renaissance septentrionale – est le décor idéal pour accueillir l’artiste sudafricain de la Renaissance contemporaine qui passe apparemment sans effort du dessin à la sculpture, de l’animation à la production d’opéra. Avec ses 850 ans d’histoire de l’accueil des voyageurs, pèlerins, sans-abri, malades, indigents et vieillards, l’hôpital est un des plus vieux bâtiments de son espèce à être encore debout aujourd’hui, et ses vénérables salles éveillent en nous des visions de l’époque médiévale tout en nous donnant une petite idée de ce à quoi la vie hospitalière devait ressembler jadis. Mais, non content d’être un centre de soins médicaux, l’hôpital Saint-Jean abrite aussi depuis longtemps des œuvres d’art d’exception, qui ont été faites spécialement pour ce lieu, comme un célèbre ensemble de peintures du xve siècle de la main de Hans Memling. Sa Châsse de sainte Ursule​de 1489 compte parmi les œuvres d’art les plus hautement appréciées en Belgique : le reliquaire peint, vii

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Renaat Landuyt et Till-Holger Borchert

qui illustre des scènes de la vie et du martyre de sainte Ursule, était peut-être destiné à être porté en procession les jours de fête. Avec son mode de narration singulier, il peut être vu aujourd’hui comme préfigurant à bien des égards les récits du xxie siècle de l’art de William Kentridge. Les deux aspects – la narration et la procession – sont illustrés dans More Sweetly Play the Dance de Kentridge, l’équivalent des danses macabres médiévales, qui est aussi la pièce centrale de la présente exposition. Le titre de l’exposition, « Smoke, Ashes, Fable », contient de semblables connotations, puisque les mots renvoient à l’Arc Procession de 1990 de l’artiste. Et alors qu’il est difficile de ne pas être enchanté par le langage pictural de William Kentridge – un langage qui n’a de cesse de refléter et de transcender tel ou tel médium –, ce langage devient véritablement magique lorsqu’on en fait l’expérience à l’intérieur de l’hôpital médiéval. Il est indubitable que « Smoke, Ashes, Fable » – la première grande exposition monographique de William Kentridge en Belgique depuis 1998 – représente un tournant dans l’engagement de Bruges en faveur de l’art contemporain et dans les ambitions de la ville en la matière. L’exposition marque une nouvelle étape sur le chemin qui doit faire de la ville un foyer de la culture visuelle contemporaine. Nous sommes extrêmement reconnaissants au Dr Margaret K. Koerner, commissaire de cette exposition, d’avoir initié le projet et de ne pas avoir ménagé ses efforts, notamment pour convaincre l’artiste très occupé et demandé qu’est Kentridge d’adopter Bruges comme lieu d’exposition. Le fait que le Dr Koerner soit non seulement une experte et une passionnée de l’art de William Kentridge, mais aussi une brillante spécialiste de l’art de la Renaissance septentrionale – auteur d’importants articles sur Jan van Eyck et Hugo van der Goes – l’a certainement aidée à plaider en notre faveur. En étroite collaboration avec William Kentridge, son atelier et ses galeries, elle a obtenu que soit présentée à l’exposition une sélection représentative des œuvres de l’artiste, complétée par des œuvres de Marcel Broodthaers provenant de notre propre somptueuse collection et de celle du S.M.A.K., ou encore prêtées par des collectionneurs privés. Le Dr Koerner a également trouvé des auteurs disposés à apporter leur contribution au superbe catalogue, lequel a été produit – à la demande de l’artiste – par le Fonds Mercator, en collaboration avec son partenaire américain, Yale University Press. Nous tenons à la remercier de tout cœur d’avoir obtenu de spécialistes de renom – comme Joseph Leo Koerner et Benjamin Buchloh – qu’ils écrivent des essais, tout en invitant également une des jeunes voix les plus prometteuses, Harman Siegel, à rédiger un essai sur Kentridge vu sous l’angle de l’histoire du cinéma. Avec un tel contenu, le catalogue ne tardera pas à devenir un ouvrage de référence indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à William Kentridge et à son art. Nous viii

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Préface

aimerions aussi remercier Bernard Steyaert et Ann Mestdag, du Fonds Mercator, d’avoir produit le catalogue et coordonné ses multiples traductions, ainsi qu’Oliver Barstow pour sa superbe mise en page. L’exposition présente une sélection d’œuvres que William Kentridge a produites ces trente dernières années : dessin, tapisserie, sculpture, cinéma, danse et musique, le tout disposé en plusieurs groupes dans les salles de l’ancien hôpital et de la pharmacie adjacente. À ce propos, nous tenons à remercier chaleureusement Sabine Theunissen, la scénographe installée à Bruxelles, avec qui William Kentridge travaille régulièrement sur des expositions, ainsi que des projets d’opéra. Merci aussi à son équipe et à son assistante, Marine Fleury. Les conseils de Rembrandt Boswijk et de ses collaborateurs d’Indyvideo nous ont également été précieux. Notre reconnaissance va aussi aux nombreux membres du personnel des musées de Bruges, de la Triennale de Bruges et de Brugge Plus, dont les efforts conjugués ont rendu l’exposition possible. Notre remerciement le plus sincère à Ruud Priem, conservateur en chef de l’hôpital Saint-Jean, qui, à peine nommé en 2015, a soutenu avec enthousiasme ce projet, et à Els Wuys, commissaire adjointe à la Triennale de Bruges, dont la ferveur et le professionnalisme ont contribué à convaincre les différentes organisations concernées de soutenir le projet. Merci également à Filip Demeyer et Guenevere Souffreau, du Groeningemuseum, à Nicolas Van Bogaert et son équipe de l’atelier technique des musées de Bruges, ainsi qu’à Santiago De Waele, chef de production de la Triennale de Bruges à Brugge Plus. Un merci tout particulier à Ilse Van Damme et Sarah Bauwens, du département Marketing et Communications des musées, qui ont tout mis en œuvre pour promouvoir ce projet parallèlement à toutes les autres expositions programmées en automne 2017. Et puis, surtout, mille mercis à William Kentridge, pour son engagement envers Bruges, pour la générosité avec laquelle il nous a accordé son temps. Merci à lui d’avoir partagé avec nous son art fascinant. Nous sommes intimement convaincus qu’à une époque où la réalité semble trop souvent

pages suivantes The Triumph of Death, 2014

soit augmentée soit alternative, la magie de l’art nous apporte une source d’inspiration authentique et un guide éthique intemporel, choses auxquelles nous aspirons tous ardemment, aujourd’hui plus que jamais. « Smoke, Ashes, Fable » en fait simplement la démonstration. Rennat Landuyt, Bourgmestre de Bruges et Till-Holger Borchert, Directeur du Musea Brugge

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Smoke, Ashes, Fable

Remerciements En 2012, j’ai suivi les cours donnés par William Kentridge à l’université Harvard dans le cadre de la chaire Norton. Sa prestation remarquable m’a poussée à consacrer cinq années de ma vie à apprendre à mieux connaître le travail de l’artiste, le suivant partout où il me menait : j’ai ainsi assisté à des opéras et des conférences, visité des expositions et passé du temps dans son atelier de Johannesbourg. Avant tout et surtout, je tiens donc à remercier William Kentridge pour sa franchise et sa sincérité, qui se reflètent dans les nombreux extraits d’interviews que contient ce livre, ainsi que pour l’empressement avec lequel il a accepté de faire le grand saut et s’est engagé à mettre sur pied une exposition avec une commissaire spécialisée dans les sujets du xve siècle, dans un cadre dédié à cette époque. En juin 2012, j’ai interviewé Kentridge et Peter Galison, un ami de longue date, à l’inauguration de leur œuvre commune, The Refusal of Time, à la documenta 13 à Cassel. L’interview est parue dans The New York Review of Books Daily et, grâce à l’éloquence de Galison et de Kentridge et au minutieux travail d’édition de Hugh Eakin, le texte est devenu une référence pour les gens désireux de mieux comprendre cette installation complexe. Ma reconnaissance va aussi à Andy Strominger, le théoricien des cordes de Harvard dont les idées ont influencé l’installation à Cassel, et qui a fait de son mieux pour m’expliquer les trous noirs. J’ai visité l’atelier de Kentridge pour la première fois en 2013, et lorsque j’ai vu combien d’intérêts l’artiste partageait avec mon mari Joseph Koerner, j’ai mis ce dernier à contribution. Dans l’année, nous étions retournés à l’atelier une seconde fois, nous avions coécrit un article pour ArtForum sur le travail récent de Kentridge et nous codirigions un séminaire de deuxième cycle à Harvard sur Kentridge, peut-être le premier cours monographique jamais donné dans cette institution sur un artiste de son vivant. Je remercie le département d’Histoire de l’art et Archéologie de Harvard d’avoir soutenu à la fois le cours et son excursion à Johannesbourg. Ma reconnaissance va aussi à Billy Radebe, qui a conduit avec brio notre camionnette d’étudiants pendant une semaine, à la découverte de cimetières, mines, terrils, ateliers, musées et restaurants. En 2015, une session en l’honneur de David Freedberg à la conférence annuelle de la Renaissance Society of America – qui se tenait à Berlin cette année-là – m’a donné l’occasion de parler en public de Kentridge. Claudia Swan organisait l’événement et a édité le Festschrift qui s’en est suivi. Till-Holger Borchert, directeur des Musea Brugge, a assisté à mon exposé et m’a demandé si j’étais disposée à être la commissaire d’une exposition Kentridge à Bruges. Je remercie vivement Till, un collaborateur exceptionnel, doté d’un œil d’expert xii

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et d’un talent certain pour rassembler les gens. Ma gratitude va aussi à toutes les personnes, à Bruges, qui ont travaillé sur l’exposition, sans leur enthousiasme et leur dévouement, rien n’aurait été possible. Marian Goodman a servi d’intermédiaire à de nombreuses rencontres avec l’artiste et a fait les présentations importantes. Roger Tatley, de la Marian Goodman Gallery à Londres, a été une personne ressource à qui soumettre certaines idées. Mes remerciements vont aussi à Francesca Vitullo, Edith Ballabio et en particulier à Paola Potenta de la Galleria Lia Rumma pour l’aide apportée à l’obtention de certains prêts de dessins du projet Triumphs and Laments, et à Damon Garstang de la Goodman Gallery d’avoir facilité les emprunts en Afrique du Sud. Sans leur précieuse aide, l’exposition n’aurait pas pu avoir lieu. L’équipe Kentridge à Johannesbourg et ailleurs a fait de ces cinq années où j’ai suivi la carrière de l’artiste un vrai plaisir. Kim Gunning, vérificateur vidéo de ses productions pour l’opéra et le théâtre, m’a fourni de précieuses informations sur le travail de scène de Kentridge. À l’atelier, Linda Liebowitz et Natalie Dembo m’ont apporté leur assistance administrative avec beaucoup de gentillesse. Anne McIlleron, le bras droit de William, a été une collaboratrice extrêmement désintéressée et patiente. Kentridge mis à part, elle connaît l’œuvre de l’artiste mieux que quiconque. Anne Stanwix, l’épouse de William Kentridge, et leurs trois enfants ont été des hôtes accueillants non seulement pour moi, mais aussi pour ma fille cadette, mon mari, et finalement pour huit étudiants universitaires. Un énorme merci à Benjamin Buchloh, collègue bienveillant et expert reconnu, d’avoir donné à ce catalogue de solides bases historiques ; à Harmon Siegel, d’avoir partagé son temps entre l’exposition et une période chargée de sa vie universitaire, et pour son éclairage sur Kentridge le cinéaste ; ainsi qu’à Jorie Graham, Peter Sacks, Teresa Lai, Stephen Greenblatt, Ramie Targoff et Gillian Malpass, et particulièrement Catharina Kahane, pour leur gentille attention tandis que je testais mes idées sur l’œuvre de Kentridge. Jock Reynolds m’a invitée à participer aux événements entourant la visite de Kentridge à New Haven fin 2015, et à parler de l’artiste à la Yale University Art Gallery. Par ailleurs, Jim Cuno m’a spontanément donné un coup de main pendant les négociations sur l’emprunt de certaines œuvres, et Marie-Puck Broodthaers a gracieusement écouté mon discours pour la convaincre d’inclure quelques œuvres de sa collection dans l’exposition (ce à quoi elle a consenti par la suite) tandis que nous descendions Broadway en courant, en retard pour assister à un opéra de Kentridge. Noah Feldman a été un important soutien en matière de droit, et a traduit plusieurs textes hébreux très utiles. Sebastian Smee a lu deux brouillons de mon essai et fait des commentaires sur le choix des objets de l’exposition au tout

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Margaret K. Koerner

début du projet. Katherine Stirling, lectrice cultivée et pleine de tact, m’a donné des conseils pratiques doublés d’encouragements. C’est par son intermédiaire que j’ai trouvé Adam Nadler, qui m’a aidé à réviser le texte aux premiers stades de la production ; un énorme merci à lui. Merci aussi à la formidable équipe du Fonds Mercator : Ann Mestdag, Bernard Steyaert et en particulier Wivine de Traux et ses relecteurs et traducteurs qui ont minutieusement mené à bien la publication de ce livre. Ma reconnaissance va aussi à Oliver Barstow pour son élégante mise en page et pour la patience avec laquelle il a traité les demandes de tous les intervenants. Une responsabilité énorme a reposé sur ses épaules pendant tout le processus. Au cours d’un déjeuner à la Wallace Collection il y a quelques années, Sir Sydney Kentridge a gentiment partagé avec moi quelques anecdotes sur son étonnante famille et sa remarquable carrière. (J’ai aussi appris qu’il nourrissait une affection particulière pour La Danse de la vie humaine de Nicolas Poussin, tableau que nous avons – quel souvenir ! – vu ensemble ce jour-là.) Cela a été un honneur d’apprendre à le connaître un peu ces dernières années. J’éprouve également une profonde gratitude envers mon mari, Joseph, non seulement parce qu’il a contribué à ce catalogue en écrivant un essai, mais aussi parce qu’il s’est occupé de nos merveilleux enfants, Leo et Lulu, pendant que j’étais retenue par mon travail et mes voyages. Plus que tout autre, il a lu de nombreuses étapes intermédiaires de mon travail et a discuté avec moi d’innombrables heures de l’art de Kentridge et de la meilleure manière de l’expliquer aux visiteurs et aux lecteurs. Enfin, heureuse coïncidence : Germaine Faider-Feytmans était philologue classique, archéologue et directrice du Musée royal de Mariemont. À sa retraite, elle a déménagé à Bruges, où elle a fréquemment emmené sa petite-fille, Sabine Theunissen, à l’hôpital Saint-Jean, lui faisant connaître et apprécier l’histoire et la beauté de cette magnifique ville. C’est donc avec une sensibilité particulière que Sabine, la conceptrice de notre exposition (qui a fréquemment travaillé avec Kentridge), s’est lancée dans la mission qui consistait à présenter l’œuvre de Kentridge à l’hôpital Saint-Jean. La présente exposition est dédiée à Germaine Faider-Feytmans et à fortuna, qui a fait en sorte que cet événement ait lieu. Margaret K. Koerner

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Smoke, Ashes, Fable

Introduction Margaret K. Koerner Cette exposition a commencé très simplement par un désir de montrer quelquesunes des œuvres de William Kentridge que j’admire le plus. Je supposais que certains thèmes se dégageraient, de manière rétrospective, d’une sélection effectuée de la sorte. Dans ce sens, l’exposition suit la propre pratique de l’artiste, qui consiste à commencer avec une certaine liberté ludique, histoire de laisser le hasard jouer un rôle, puis à discerner après coup un schéma. Dans un premier temps, je n’ai pas jugé important que l’exposition ait lieu à Bruges. Pourtant, avoir cet endroit remarquable à l’esprit a éveillé certaines associations qui ont contribué à donner forme au résultat. Puisque l’exposition allait être montée à l’hôpital Saint-Jean, fondé au xie siècle – un des plus anciens complexes hospitaliers d’Europe à être encore debout aujourd’hui –, il m’a semblé indispensable de centrer la liste des objets exposés sur une des œuvres plus récentes de Kentridge. L’installation vidéo More Sweetly Play the Dance aborde les questions de la guérison, de la mort et de la fragilité humaine et revisite explicitement un genre artistique qui s’est développé au bas Moyen Âge, à l’âge d’or de l’hôpital et de la ville : la danse macabre. Aujourd’hui, l’hôpital Saint-Jean abrite un musée consacré à l’art du grand primitif flamand Hans Memling, tandis que quelques-unes des œuvres maîtresses de ses prédécesseurs Hugo van der Goes et Jan van Eyck sont exposées au Groeningemuseum tout proche. La proximité de ces chefs-d’œuvre a fait ressortir un élément central de l’art de Kentridge en général : son engagement très complexe envers l’art du passé. Il s’avère ainsi que Bruges, avec toute la richesse de son histoire – telle qu’illustrée par des vestiges culturels comme l’hôpital SaintJean –, est un cadre qui convient étrangement bien à un artiste pour qui le passé est toujours inéluctable et, en même temps, trop facilement effacé. En procédant à la sélection, j’ai décidé que, plutôt que de tenter de passer en revue l’ensemble de la carrière de Kentridge ou de mettre l’accent sur une seule phase de celle-ci, l’exposition allait démontrer, sous une forme condensée, d’où vient l’art de Kentridge, où il se situe aujourd’hui et dans quelle direction il pourrait aller à l’avenir. Ce n’est donc pas une rétrospective mais plutôt un point de vue de curateur sur ce qui peut être considéré comme le B.A.-BA de l’art de William Kentridge. Il était facile d’évoquer un sentiment d’évolution historique à Bruges, si l’on considère la riche tradition artistique qui est née ici. Mais il a aussi semblé utile d’inclure dans l’exposition le travail d’un artiste belge du passé récent dont la position esthétique, le choix des médiums, les formes d’autoprésentation 1

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Margaret K. Koerner

et l’éventail des thématiques serviraient de faire-valoir aux œuvres de Kentridge. L’art de Marcel Broodthaers répond magnifiquement à ces critères, et l’inclusion d’œuvres de ce représentant excentrique de l’avantgarde européenne a été facilitée par la présence fortuite d’une série de beaux spécimens de son art à Bruges. Comme Kentridge le dirait, mieux vaut ne pas dicter au visiter ce que cette association peut produire, mais plutôt lui permettre de tirer ses propres conclusions.

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Marcel Broodthaers, Invitation à « Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie… », galerie Saint-Laurent, 10–25 avril 1964 ; impression typographique sur page de magazine, feuille dépliée 25,2 × 33,6 cm ; conçu par l’artiste avec Corneille Hannoset, imprimé par Henri Kumps, Bruxelles, numéro inconnu. Avec l’aimable autorisation de la galerie Marian Goodman

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M.K. : Vous plaidez souvent en faveur de l’incertitude. Essayez-vous d’adopter une position neutre en public ? W.K. : Montrer des images de cadavres n’est pas neutre1.

W.K. : Chaque rock star se produisant sur n’importe quelle scène du monde dit en fait : « Regarde-moi pas, papa, regarde-moi. » Parfois, toutes ces choses différentes que je fais disent : « Regarde-moi. » Une part de cela est essentielle à tout artiste2.

M.K. : D’une façon générale, êtes-vous d’accord pour dire qu’il y a une certaine tendance à la mélancolie dans votre œuvre ? W.K. : Je ne sais pas. Je ne cesse d’espérer que je fais de la comédie, et les gens me disent toujours que ce n’est pas le cas3.

W.K. : Notre force vient de la vulnérabilité plutôt que du pouvoir4.

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William Kentridge et Philip Miller prĂŠparant Triumphs and Laments, Rome, avril 2016

pages suivantes Arc/Procession (Smoke, Ashes, Fable), 1990

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Smoke, Ashes, Fable

Dans la peau de Kentridge Margaret K. Koerner Avant-propos Lorsque William a réalisé le dessin monumental en éventail qui donne son 1  Conversation enregistrée entre

titre à la présente exposition, son pays natal, l’Afrique du Sud, était en proie

William Kentridge et l’auteur, Cambridge,

à des changements politiques et sociaux radicaux. Témoin direct des atrocités

MA, mai 2013. Tous les dialogues

de l’apartheid, Kentridge s’est senti poussé à agir, à participer aux marches

cités dans cet essai ont été adaptés, condensés, puis approuvés par William

de protestation et à réaliser des œuvres d’art qui exprimaient son indignation

Kentridge.

morale. Ses œuvres de l’époque, depuis les dessins et les gravures jusqu’aux films

2  Conversation, Johannesbourg, août 2013.

d’animation et aux pièces de théâtre, ont pour la plupart vu le jour en réaction

3  Conversation, Cambridge, MA,

aux événements du moment.

mai 2013. 4  William Kentridge, discours inaugural à la Cape Town University, Le Cap, Afrique du Sud, 18 décembre 2014.

Le dessin Smoke, Ashes, Fable est divisé en trois parties. À gauche, des personnages ayant la robustesse des paysans de Bruegel marchent derrière des barbelés. Un homme s’est emmitouflé dans du papier journal pour avoir chaud, tandis qu’un autre sort du cadre de l’image en portant une caisse sur l’épaule – un des premiers exemples de « porteur » de Kentridge, un type de personnage prisé par l’artiste tout au long de sa carrière. Au centre du dessin figurent une baignoire, un poisson et de l’eau bleue – une iconographie fréquemment présente chez Kentridge, notamment dans Johannesburg, Second Greatest City After Paris, le film d’animation réalisé en 1989 qui a amorcé sa série aujourd’hui bien connue de dix films (jusqu’à présent). Dans l’art de Kentridge, peut-être en raison de l’aridité du paysage autour de Johannesbourg, l’eau bleue a des vertus palliatives. À droite, enfin, un cortège interminable de personnages marche en direction du spectateur, avec à sa tête un mineur (les mines d’or et de diamants sont la source de richesse du pays) qui saisit fermement une femme nue de ses deux bras. « Where is it all now? » (Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ?) est écrit sur une mince diagonale entre les sections. C’est un dessinateur du xve siècle originaire des Pays-Bas qui a inspiré à Kentridge la série de dessins en arc de cercle qu’il a réalisée dans cette période. Un artiste de l’entourage de Rogier van der Weyden, peintre de la ville de Bruxelles, dessina en effet un projet de sculpture de chapiteau en relief ayant une forme permettant de montrer tous les côtés du chapiteau en même temps. Cette solution semble avoir intrigué Kentridge, même si c’est peutêtre l’iconographie de l’œuvre qui l’a attiré en premier lieu. L’imagerie énigmatique du dessin renferme plusieurs niveaux de lecture qui ne pouvaient que l’intéresser. Le dessin est connu sous le titre Men Shoveling Chairs (hommes retournant des chaises à la pelle) : « une allusion au mot flamand « scupstoel » (littéralement chaise à pelle) […] un dispositif permettant d’infliger une peine infamante aux criminels, que l’on suspendait au-dessus de l’eau avant de les 8

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Entourage de Rogier van der Weyden, peut-être Vranke van der Stockt (peintre des Pays-Bas, vers 1420–1495), Scupstoel (Men Shovelling Chairs), 1444–1450

Arc/Procession, 1989

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Margaret K. Koerner

Francisco de Goya y Lucientes, planche 9 de la série Los Desastres de la Guerra. No quieren (Les Désastres de la guerre. Elles ne veulent pas), 1810 (publié en 1863)

laisser tomber dans celle-ci5. » Kentridge a emprunté la forme incurvée de l’étude du chapiteau et a progressivement réduit la taille et la précision du détail 5 Metmuseum.org, www.metmuseum. org/art/collection/search/459209

de ses personnages pour suggérer que chaque extrémité s’enfonce vers l’infini. C’est une procession sur une seule page. La bidimensionnalité du dessin et de la peinture semble déjà limitative pour Kentridge, et l’animation (le médium qui le définira le plus) se devine déjà, même sur un simple dessin accroché à un mur. L’extraordinaire série des Désastres de la guerre de Francisco de Goya a également été un élément catalyseur pour Kentridge à ses débuts, attiré qu’il était à la fois par le talent exceptionnel de graveur de l’artiste espagnol – un talent que Kentridge partage – et par le fait que Goya avait lui aussi vécu un moment historique crucial (l’effroyable guerre d’indépendance espagnole de 1808–1814), dont les ravages l’avaient poussé à dépeindre la souffrance des gens en guise de protestation. Chacun des deux artistes a affûté ses talents techniques afin d’illustrer avec plus d’effet – et, par là, de manifester contre – la déchéance morale qu’il voyait autour de lui. Donc, lorsque Smoke, Ashes, Fable s’inspire des Désastres de la guerre de Goya, Kentridge rend hommage non seulement à la technique de son prédécesseur, mais également à ses principes éthiques. La neuvième gravure de la célèbre série de quatre-vingt-deux scènes de guerre impitoyables montre un soldat agressant une femme. Nous la voyons de dos, sa lutte physique révélée par sa main droite qui agrippe le visage du soldat. Une vieille femme approche le bras levé, prête à frapper l’assaillant avec un couteau pour venir en aide à la victime. La légende 10

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Dans la peau de Kentridge

Ian Berry, South Africa. Sharpeville. The police open fire and the crowd flees, with one small boy holding his jacket over his head, to ward off the bullets. A policeman can be seen in the background, standing on the armoured car, continuing to fire into the crowd as they run. Monday, 21 March 1960 (Afrique du Sud. Sharpeville. La police ouvre le feu et la foule s’enfuit, un gamin tient sa veste sur la tête pour se protéger des balles. À l’arrière-plan, un policier, debout sur une voiture blindée, continue de tirer sur la foule qui court, lundi 21 mars 1960)

de la gravure, No quieren (Elles ne veulent pas), précise ce à quoi nous assistons

6  Ryszard Kapuściński, Le Négus

tout en indiquant l’opinion de Goya sur le sujet.

Paris, Flammarion, 201, p. 152.

Dans le dessin de Kentridge, l’écho de la scène dramatique de Goya placé

[1978], traduit par Véronique Patte, Marc-Aurèle, Pensées pour moi-

en tête de la file d’ouvriers combine un viol symbolique – le contrôle des corps

même, traduit par Frédérique Vervliet,

par la violence – avec une marche de protestation contre l’exploitation des

« Passe constamment en revue ceux

Paris, Arléa, 1995, Livre XII, 27, p. 183. qui étaient exaspérés pour un rien,

mineurs en Afrique du Sud. La présence du slogan « Smoke, Ashes, Fable »

ceux qui avaient atteint les sommets

(Fumée, cendre, légende) attire l’attention sur la menace bien réelle qui pèse

de la gloire, du malheur, de la haine

sur la civilisation lorsque l’on fait usage de la force pour conserver la richesse

ou de n’importe quelle autre fortune.

et le pouvoir. Ces mots évocateurs sont attribués à l’historien grec Hérodote,

Fumée, cendre et légende – pas même

que Marc Aurèle paraphrase dans ses Pensées pour moi-même, vers l’an 170 :

légende. Représente-toi en même

Demande-toi : où est passé tout cela ?

temps tous les cas analogues, comme par exemple Tibère à Capri, en un

« Demande-toi : où est passé tout cela ? Fumée, cendre et légende – pas

mot tous ceux qui eurent la prétention

même légende6. »

Comme l’objet de leurs efforts était

de se distinguer en quoi que ce fût. négligeable ! Combien il est plus

Kentridge est tombé sur cette citation classique dans Le Négus, de Ryszard

digne d’un philosophe de se montrer,

Kapuściński, le récit de la fin du règne de Haïlé Sélassié en Éthiopie. Sélassié,

juste, sage et pieux. Car il n’est rien

un dirigeant africain sur qui reposaient de grands espoirs, était devenu scandaleusement corrompu, provoquant de terribles souffrances dans son pays. Cette phrase des Pensées pour moi-même est une mise en garde contre l’excès

simplement, dans la matière donnée, de plus pénible que l’orgueil qui s’enorgueillit sous une fausse modestie. » pages suivantes Deux dessins pour Soft Dictionary, 2016

d’orgueil et d’ambition. 11

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Margaret K. Koerner

Chaque fois que Kentridge utilise la citation – elle apparaît de façon répétée dans son œuvre –, les mots prennent des nuances sémantiques différentes : fumée s’échappant des ruines du champ de bataille, cendres funéraires, épopées de héros 7  M. Haworth-Booth, « Interview with David Goldblatt », David Goldblatt.

depuis longtemps disparus. L’idée d’histoires oubliées ou enterrées est un thème

Intersections, Munich, Berlin, Londres,

récurrent dans l’œuvre de Kentridge, illustré de la façon la plus marquante par

New York, Prestel, 2005, p. 94.

un corps en train de se dissoudre dans la terre dans ce qui est peut-être son œuvre la plus connue à ce jour, le film d’animation Felix in Exile (1994). Kentridge a rendu compte de la souffrance qu’il observait autour de lui de la manière la plus efficace qu’il connaissait, afin d’essayer de toucher et de convaincre ceux qui n’étaient pas déjà sur les barricades. Comment pouvait-il évoquer ce qui se passait à Soweto avec les rêveries intellectualisées d’un Joseph Beuys ou d’un Bruce Nauman – en dépit de toute l’admiration qu’il pouvait avoir pour ces artistes ? Au lieu de cela, il a été amené à utiliser les meilleurs outils à sa disposition pour toucher le plus grand nombre et a travaillé pour produire comme par magie du théâtre-récit sous une forme bidimensionnelle. On peut dire la même chose de son approche des matériaux (papier, fusain, encre) : ce sont les plus appropriés pour la tâche à accomplir. Puisque le sujet exigeait un sobre réalisme, Goya a réalisé ses Désastres de la guerre sans aucune couleur. Les photos de Sharpeville de Ian Berry, qui ont marqué l’esprit sensible de Kentridge à un très jeune âge, ont été faites dans un noir et blanc journalistique. Comme l’a expliqué le photographe sud-africain David Goldblatt, « ces années-là, la couleur semblait trop douce pour exprimer la colère, le dégoût et la peur qu’inspirait l’apartheid7 ». Kentridge pourrait écrire un manifeste sur l’emploi du noir et blanc, qu’il a utilisé – et continue d’utiliser – à travers une infinité de variations dans ses images. Il ne se fatigue pas de cette exploration, et l’absence de couleur dans son travail ne manque à personne. Elle est devenue sa marque de fabrique. On trouve des exemples de dessins à l’encre noire et au lavis dans le travail antérieur de Kentridge (surtout des fleurs), mais sa technique n’a jamais été aussi aboutie que maintenant. Cette manière de procéder – extrêmement habile et puissante, et pourtant marquée par une certaine humilité (peut-être à cause des matériaux) – est illustrée dans une nouvelle création de cette année-ci. Portant une fois encore le titre de Smoke, Ashes, Fable, elle revisite des thèmes antérieurs, enrichissant les différents niveaux de sens ainsi que la forme esthétique que Kentridge s’était appropriée dès les années 1980. L’atmosphère chargée d’émotion de l’œuvre, en dépit de sa palette et de son envergure limitées, semble presque spontanée, comme si l’œuvre avait été exécutée au coin du lit. C’est un dessin superbement réalisé, de par la manière dont eau et encre s’unissent sur le papier. Kentridge en attribue une partie du mérite à des améliorations techniques : 14

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Dans la peau de Kentridge

il a utilisé de l’encre française de qualité supérieure (Sennelier) et du papier d’une coopérative de Johannesbourg qui a travaillé pour obtenir le bon degré d’absorption. Par un détour typique de Kentridge, une connotation a été ajoutée à l’œuvre : l’encre noire utilisée par les censeurs de Staline pour rayer les noms des personnes emportées par les purges et les exécutions était connue sous le nom de « Caviar », mot écrit ici en caractères gras sur le « panneau » droit, celui du visage barré de traits noirs. Trotsky (Smoke, Ashes, Fable) et Trotsky (Caviar) forment ensemble un triptyque. Omniprésent au début de la Renaissance – en particulier à Bruges, principal foyer de production artistique du nord de l’Europe à l’époque –, le format du triptyque est un exemple des fréquentes appropriations faites par Kentridge de l’art du passé, souvent à des fins d’association historique. (Il a, par exemple, étudié l’esthétique et les idées de l’expressionnisme allemand pour sa production de l’opéra Lulu et celles du constructivisme russe pour sa production de l’opéra Le Nez, pièces composées l’une par Alban Berg, l’autre par Dmitri Chostakovitch à l’époque de ces mouvements artistiques.) Des générations d’artistes du Moyen Âge et de la Renaissance avaient exploré les divers emplois du triptyque et, au siècle dernier, Max Beckmann a une nouvelle fois exploité les possibilités du format. Un triptyque offre l’étendue idéale pour développer un récit et, en ce xxie siècle qui privilégie toujours les grandes toiles d’un seul tenant (malgré l’infinité des options disponibles), le triptyque apparaît comme une solution rafraîchissante qui, paradoxalement, porte le poids de l’histoire. Le triptyque de Kentridge incarne plusieurs des thèmes de cette exposition, centrée sur une danse macabre, More Sweetly Play the Dance, installée dans l’ancien hôpital Saint-Jean. Kentridge a choisi de représenter le révolutionnaire Léon Trotski à la fin de sa vie, sur son lit d’hôpital, au moment où ce chef jadis puissant était extrêmement vulnérable. Trotski, un homme aux ambitions démesurées qui a mené une vie étonnante, est réduit à sa fin pitoyable, en exil au Mexique, blessé mortellement à la tête d’un coup de piolet. Le Trotski de Kentridge est un anti-héros, pas un martyr. Il est un exemple des faux espoirs qui se terminent en tragédie, de la fin inévitable des utopies, et un rappel de la mortalité de chaque être humain, qu’il soit en haut ou en bas de l’échelle. Néanmoins, sur le « panneau » central représentant son visage bandé sur l’oreiller, il y a des bribes de phrases qui sont comme des évocations du cours de ses pensées au moment de sa mort : « Mal du pays […] la colère réclame sa place […] blessures d’amour […] fumée cendre légende ». Ou s’agit-il ici des propres pensées de Kentridge ? « Nouvelles d’hier en provenance d’Alep… » Le triptyque sur Trotski est un dérivé d’O Sentimental Machine, une installation réalisée par Kentridge pour la Biennale d’Istanbul en 2015 (recréée depuis lors en d’autres lieux). Chargé de réaliser une œuvre sur le thème de l’eau salée, Kentridge a décidé de se concentrer sur l’exil de Trotski sur une île près d’Istanbul entre 1929 et 1933. La station balnéaire fut pour Trotski un endroit 15

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Margaret K. Koerner

Trotsky (Smoke, Ashes, Fable), 2017

reculé, aliénant, mais le visiteur de 2015 pouvait également en apprécier la beauté mélancolique. Au premier étage d’un hôtel proche de la maison où avait vécu Trotski, cinq films étaient passés simultanément : deux à gauche et deux à droite, projetés sur les panneaux vitrés des portes des chambres de l’hôtel, et un autre au centre, projeté sur un écran portatif. Le son provenait de petits haut-parleurs en forme de mégaphones, installés au-dessus du niveau des portes. Pour le reste, l’espace était utilisé normalement, les clients et le personnel allant et venant comme à l’ordinaire. À l’extrême gauche, nous voyons Trotski faisant un discours en français, un film tourné parce que Trotski n’avait pas pu obtenir de visa pour assister à une conférence à Paris et qu’il songea à envoyer un enregistrement à sa place. Les autres films mélangent humour et drame, vie privée et vie politique : vieux court-métrage montrant le Tsar en train de se baigner ; scènes de la Russie 16

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Image de la vidĂŠo History of the Main Complaint, 1996

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William Kentridge Smoke, Ashes, Fable L’artiste sud-africain William Kentridge (né en 1955) s’est fait connaître par ses films d’animation en accéléré et ses installations, ainsi que par ses activités de metteur en scène d’opéra et de théâtre. Le présent ouvrage présente un ensemble exceptionnel d’œuvres de Kentridge sélectionnées pour être exposées à l’hôpital Saint-Jean de Bruges – avec ses 800 ans d’âge, une des plus anciens complexes hospitaliers d’Europe – et centrées sur les thèmes du traumatisme, de la guérison et de la compassion. Le livre comporte une introduction de Margaret K. Koerner, suivie de plusieurs essais d’éminents spécialistes : Benjamin H.D. Buchloh considère la réception décalée faite par Kentridge de l’avant-garde historique dans une perspective d’exil ; Joseph Leo Koerner envisage le travail de l’artiste comme un processus personnel d’assimilation, dans lequel le passé est à la fois défigurement et rédemption ; et Harmon Siegel étudie l’approche de l’histoire du cinéma développée par Kentridge. ACTES SUD Dép. lég. : octobre 2017 Prix : 49,95 € TTC France www.actes-sud.fr


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