Extrait "Le couvreur et les rêves"

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KIYOKO MURATA

Le couvreur et les rêves

roman traduit du japonais par Sophie Refle

LE COUVREUR ET LES RÊVES

DU MÊME AUTEUR

LA VOIX DE L’EAU suivi de LE PARC EN HAUT DE LA MONTAGNE, Actes Sud, 2005.

LE CHAUDRON, Actes Sud, 2008.

FILLE DE JOIE, Actes Sud, 2017 ; Babel no 1957.

Titre original : Yaneya

Éditeur original : Kodansha, Tokyo

© Kiyoko Murata, 2014

Tous droits réservés

Publié pour la première fois en 2014 au Japon par Kodansha Ltd., Tokyo

Droits de publication de cette édition française assurés par Kodansha Ltd.

© ACTES SUD, 2024 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-19853-4

Le Couvreur et les Rêves

roman traduit du japonais

J’avais remarqué des traces d’infiltrations d’eau dans notre maison en bois qui a dix-huit ans. J’ai demandé à mon mari d’aller voir d’où ça venait. Quand il ne travaille pas, il joue au golf ou passe son temps devant la télévision, comme ce dimanche-là, au début de la saison des pluies. On venait d’annoncer aux informations que la nouvelle tour de télévision en construction à Tokyo s’appellerait “Tokyo SkyTree”.

Je ne suis pas d’accord avec l’idée que plus c’est haut, mieux c’est. La hauteur complique tout quand il faut réparer, ai-je dit.

Ne t’en fais pas. Je peux facilement grimper sur le toit du rez-de-chaussée.

Il est parti acheter un enduit imperméabilisant dans un magasin de bricolage.

À son retour, il est monté sur le toit du rez-dechaussée en passant par la fenêtre de la cham bre de notre fils, la seule pièce à l’étage, et il a rampé comme un gecko jusqu’à l’endroit qui correspondait, selon lui, à l’infiltration de la salle à manger, afin d’examiner les tuiles, dans la mesure de ses moyens. Ensuite, il a étalé comme il l’a pu l’enduit noir et visqueux sur les jointures et il est revenu à l’intérieur. En disant que malgré le temps couvert, il faisait aussi chaud sur le toit que dans une poêle à frire.

Je l’ai observé depuis la fenêtre de l’étage. J’étais sûre que cette réparation ne servirait à rien. Quelques jours plus tard, lorsqu’il a plu, je n’ai pas été surprise d’entendre l’eau goutter encore plus fort dans le seau que j’avais posé dans la salle à manger.

Après mûre réflexion, mon mari a demandé à un de ses partenaires de golf, un collègue responsable de l’équipement dans leur entreprise, s’il pouvait emprunter de vieilles bâches bleues qui prenaient la poussière dans un entrepôt. Il voulait s’en servir pour recouvrir la partie du toit à l’origine de l’infiltration. Peu lui importait que le toit du rez-de-chaussée soit caché par un affreux pansement bleu, parce qu’il avait décidé d’utiliser sa prime d’été pour s’acheter une nouvelle voiture. Cette fois-ci, il a demandé à notre fils de l’aider, et ils ont rampé tous les deux sur les tuiles pour tendre assez maladroitement une dizaine de bâches.

J’ai eu l’intuition que cette nouvelle initiative serait aussi vaine que la première. Autrefois, mon grand-père changeait le papier des shōji * en le collant du bas vers le haut, contrairement à ce qu’on fait d’ordinaire. La pluie et la poussière, ça tombe de haut en bas, il suffit d’y penser pour le comprendre. Mais mon mari a commencé à poser les bâches en haut du toit, où il avait un bon appui, en descendant vers l’avant-toit. Je n’ai rien dit, car il a tendance à s’énerver quand je lui fais une remarque.

Si ça se trouve, l’eau qui s’infiltre dans la salle à manger coule depuis le toit de ma chambre sur celui du rez-de-chaussée, non ?

* Cloison à la structure en bois tendue de papier blanc. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

La question venait de Ryōta, notre fils. Il n’avait peutêtre pas tort. L’infiltration était située juste au-dessus du buffet, dans la partie qui correspond à sa chambre. On dit que l’eau s’infiltre en suivant des voies détournées. À moins d’examiner aussi ce toit, impossible de déterminer d’où elle venait.

Pour ça, il aurait fallu grimper jusqu’au faîte de l’étage. Le rez-de-chaussée est plus grand que l’étage dans notre maison, et le faîte est assez haut. Seule une échelle sur le toit du rez-de-chaussée aurait permis d’y accéder, une tâche dangereuse pour un amateur.

J’y monterai quand le soleil sera revenu. Après la fin de la saison des pluies. Une fois que les tuiles seront complètement sèches.

Si on attend trop, le plafond va pourrir, lui ai-je répondu.

Pour ne rien dire du meuble exposé à l’eau. J’ai regardé le buffet mouillé, le mur mouillé, le plancher mouillé. Que la pluie tombe à l’intérieur n’est pas un problème de la même urgence que des toilettes ou une canalisation bouchées – sauf quand il tombe des trombes –, mais c’est usant si ça dure. La pluie rongeait peu à peu notre maison. Comme si elle nourrissait des centaines de souris invisibles. Des souris de pluie, qui grignotaient la maison, crac-crac crac-crac.

Mon mari a fini par accepter de faire appel à un spécialiste, un couvreur recommandé par son frère qui habite la ville voisine.

Ensuite, tout est allé très vite.

Mon mari lui a téléphoné, et le lendemain matin, sous un ciel menaçant, un homme d’une cinquantaine d’années, solidement bâti, s’est présenté chez nous. Il m’a paru encore plus grand que mon fils qui mesure un mètre quatre-vingts. Une serviette était nouée autour

de son gros crâne lisse pour empêcher la sueur de couler, et avec son cou court, il paraissait assez fort pour supporter le toit à lui tout seul.

J’ai pris la carte qu’il m’a tendue et j’ai lu : “Nagase Construction”.

Euh… vous réparez aussi les toits, n’est-ce pas ?

Je voulais en être sûre. “Construction”, ça me paraissait ambigu.

Ben oui, mon entreprise ne s’occupe que de toitures, a-t-il répondu, laconique.

Il me semblait qu’au trefois la dénomination des choses était plus claire. Un couvreur disait qu’il était couvreur, et non qu’il faisait de la construction. J’aurais préféré ça. Il aurait pu baptiser son entreprise “Établissements Nagase Couvreur”, non ? Ç’aurait été plus facile à comprendre. C’est ce que j’étais en train de me dire quand il m’a posé une question, avec la même expression bornée.

Vous pourriez me montrer la pièce où il y a des infiltrations d’eau ?

Ses grosses chaussures sales qu’il avait enlevées dans l’entrée m’ont fait penser à des barques.

Je l’ai emmené dans notre salle à manger qui fait une quinzaine de mètres carrés. Les planches du plafond au-dessus du buffet étaient gonflées par la pluie de la veille. Hier à la même heure, des gouttes aussi grosses que des perles en tombaient. J’aurais peut-être apprécié le spectacle si ça n’avait pas abîmé la maison. Le réseau des voies de l’eau ne pouvait que s’agrandir si rien n’était fait. Chaque petite goutte était un ennemi que je devais prendre au sérieux.

Je lui ai demandé de vérifier si le toit de l’étage ne fuyait pas. Nous sommes entrés ensemble dans la tanière de mon fils, qui est en seconde au lycée. Sur

son lit traînaient des paquets de bonbons vides, un dictionnaire électronique, et ses vêtements de judo ; sur son bureau, un ballon de foot, des chaussettes et un slip. J’ai sorti les futons et l’oreiller du placard à literie, et il a grimpé sur la planche du milieu. De là, il a déplacé celles du plafond, allumé sa lampe de poche et glissé sa tête à l’intérieur pour inspecter le toit.

Ici aussi, ça commence à fuir. Les poutres sont humides. Il va falloir que je vérifie les tuiles. Je ne voyais pas sa tête, mais j’entendais sa voix.

Nous sommes redescendus au rez-de-chaussée. Il est allé chercher une longue échelle en aluminium dans son véhicule et l’a appuyée contre l’avant-toit du rezde-chaussée. Je l’observais depuis le jardin. L’échelle a grincé quand il est monté dessus. Ni l’auvent ni l’avant-toit n’ont bougé. Ils sont solides. Le couvreur a commencé par examiner les tuiles du toit au-dessus de la salle à manger. L’enduit imperméabilisant passé par mon mari ressemblait à de la diarrhée de serpent.

Puis il s’est relevé, comme s’il était satisfait de son inspection, et il a hissé son échelle sur le toit avant de la poser contre le bord de celui de l’étage. Les tuiles ne fournissaient pas un bon appui. Je l’ai regardé en me demandant comment il allait la faire tenir. Il l’a coincée avec les cales qu’il avait apportées et il a ainsi pu arriver sans aucune difficulté jusqu’au faîte de notre maison. Le soleil com mençait à percer entre les nuages, les tuiles brillaient. Je me suis rappelé ce qu’avait dit mon mari sur la chaleur de poêle à frire, et je suis rentrée à l’intérieur pour préparer du thé de céréales froid. Je faisais couler de l’eau sur la bouilloire pour la refroidir quand j’ai entendu un léger bruit audessus de ma tête. Ploc… Ploc… Le bruit des tuiles. Le couvreur les soulevait pour inspecter leur revers, et

cela faisait le même son que des lourdes assiettes qu’on empile. Les tuiles sont en terre, comme la vaisselle. Je me suis représenté un homme de haute taille empilant de lourds plats sur le toit. Cela m’a fait penser aux efforts inutiles que font les enfants morts avant leurs parents pour expier ce péché en empilant des pierres dans le lit desséché de la rivière Sai*.

Il a plu ce soir-là, mais grâce aux bâches placées sur le toit par le couvreur, les souris de pluie ne se sont pas manifestées. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été inquiète en entendant les gouttes tomber. L’artisan a appelé à une heure où il pensait que mon mari serait rentré pour lui faire savoir qu’il tenait son devis à sa disposition. Des débris et de la saleté avaient déplacé les tuiles faîtières du rez-de-chaussée et de l’étage, et l’eau de pluie s’infiltrait par là. De plus, l’écran de sous-toiture était détérioré et déchiré par endroits. Il faudrait enlever et entreposer toutes les tuiles, les travaux prendraient autour de cinq jours, en fonction de la météo, et coûteraient environ quatre cent mille yens.

Le matin du début des travaux, la camionnette de Nagase Construction s’est arrêtée de l’autre côté de la clôture avant neuf heures. Non sans ironie, le temps s’était mis au beau depuis que nous avions décidé de

* Dans la foi bouddhiste populaire japonaise, le lit asséché de la rivière Sai sépare notre monde de l’au-delà, et les enfants morts avant leurs parents y empilent des pierres pour construire des stupas, afin d’expier le péché d’avoir précédé leurs parents dans la mort. Mais des démons viennent chaque nuit démolir ces stupas. L’homophonie entre kawara, qui signifie “lit asséché”, et kawara, “tuile”, éveille cette idée chez la narratrice.

réparer le toit. Les travaux n’en progresseraient que plus vite. Le couvreur était seul ce jour-là encore. J’ignorais s’il avait des employés. Si c’était le cas, quelqu’un l’aurait accompagné, à moins que ses ouvriers ne travaillent sur d’autres chantiers.

L’entrée m’a semblé plus petite quand il y était. Sa présence dans la maison avait quelque chose d’inquiétant. Comparé à lui, Reiji, mon mari, me paraissait léger et me faisait penser à du chrome, du nickel ou un métal non ferreux.

Le balcon de l’étage est plus haut que le plancher de la chambre de Ryōta, et j’ai profité de ce que j’y étendais la lessive pour observer le couvreur au travail. Il a commencé par les tuiles faîtières. Apparemment, c’est comme ça qu’on appelle celles qui recouvrent l’arête centrale du toit. Longues et étroites, elles s’entrechoquaient avec un bruit d’assiettes.

Entre les chemises humides de mon mari et les joggings de mon fils, je voyais le soleil qui n’avait pas brillé sur les toits du lotissement avec une telle intensité depuis longtemps. Pour dire les choses vite, une maison, c’est une boîte dont le toit est le couvercle. Des petites boîtes aux toits de différentes couleurs, noir, rouge, bleu, se serraient les unes aux autres. Elles n’étaient pas grandes, de cinquante à soixante-quinze mètres carrés au sol. Les parcelles ayant toutes la même superficie, ça ne changeait pas grand-chose, les variations étaient réduites. Les maisons se ressemblaient beaucoup, mais le couvreur Nagase se consacrait à réparer le couvercle de la nôtre.

Je me demande toujours pourquoi les amateurs cherchent à boucher les interstices, a-t-il lâché, le visage maussade, en pointant du menton les tuiles entassées à ses pieds.

Il parlait des traces de l’enduit appliqué par mon mari.

Quand on fait ça, l’eau de pluie se glisse sous les tuiles parce qu’elle n’a nulle part où aller.

Autrement dit, quand un amateur essaie de réparer une toiture, il crée de nouvelles infiltrations. J’ai observé les traces de l’idiotie de Reiji, et je suis redescendue au rez-de-chaussée.

À midi, le couvreur a sorti sa boîte-repas sur le balcon de l’étage.

Il n’y avait pas beaucoup d’ombre. Couvert de la poussière jaune des tuiles qu’il avait enlevées, il mangeait, le dos courbé. Je lui avais suggéré de déjeuner dans la salle à manger où il faisait plus frais, mais il avait poliment refusé. Pendant les quelques jours que dureraient les travaux, je serais obligée de le voir. Je me suis creusé la tête pour trouver un sujet de conversation, sans succès. J’ai fini par poser une serviette humide et un verre de thé de céréales en face de cet homme si imposant, comme devant un autel bouddhique, et je suis repartie.

À une heure pile, il s’est remis au travail.

Le toit se transformait graduellement en poêle à frire brûlante. Tout en faisant la vaisselle, je me suis demandé avec une vague inquiétude comment faisaient les couvreurs pour travailler en plein été. Audessus de ma tête, les assiettes s’entrechoquaient. Ce bruit, produit par cet homme peu aimable qui n’avait pas l’air facile, n’avait rien de déplaisant.

Je lui trouvais même quel que chose d’apaisant. Nos ancêtres avaient fabriqué de la poterie en faisant durcir la terre. Puis ils avaient appris à la cuire. Je me suis dit que ce bruit était familier à l’espèce humaine depuis longtemps.

À trois heures, il a cessé. Le silence est revenu.

Je suis montée à l’étage. Assis en tailleur sur le balcon, le couvreur était en train de boire du thé à même sa gourde. Quand je l’ai vu, j’ai compris que le goûter de quinze heures d’autrefois n’était pas destiné aux enfants mais aux gens qui effectuent un travail physique, à qui il apporte un complément alimentaire. Il n’y a pas de pause goûter dans l’entreprise de mon mari. Son travail ne le nécessite pas. Je suis allée sur le balcon offrir du kasutera * au couvreur en me demandant si cela pouvait plaire à un homme. Il en a accepté une tranche.

Vous n’écoutez pas la radio en travaillant ?

Je lui ai posé la question parce que cela m’intriguait. Le peintre qui avait repeint la maison quelques années plus tôt écoutait du matin au soir une station de radio qui passait de la country japonaise. Nagase, lui, travaillait dans le silence. Bercé par le bruit de vaisselle qui me rappelait le lit desséché de la rivière Sai et les efforts inutiles.

Je ne veux pas de musi que de fond quand je travaille, m’a-t - il répondu, en me regardant posément pour la première fois, comme s’il ne m’avait jamais vue. Mais vous… Vous ne regardez pas la télévision ?

Non.

C’est ce que je pensais, car je ne l’entendais pas.

— Moi non plus, je n’aime pas avoir de musique de fond.

Il a souri en portant un morceau de kasutera à sa bouche. Je n’avais jamais vu les coins de sa bouche se relever. Lui aussi préférait le calme. Nous nous étions

* Gâteau léger introduit au Japon par les Portugais au xvie siècle.

découvert un léger point commun. Il m’a posé une autre question, comme si cela l’incitait à le faire.

Si vous ne regardez pas la télévision, vous faites quoi de vos journées ?

Je n’ai pas réagi tout de suite. J’avais l’impression qu’un inconnu venait de s’immiscer dans mon intimité. Comment parler à ce couvreur de mon quotidien de ménagère d’âge mûr ? Il fallait quand même que je réponde à cet homme taciturne.

Eh bien… je prépare le dîner, je range, je fais parfois de la couture, et il m’arrive aussi de lire.

On peut s’occuper agréablement chez soi.

Vous pensiez que les femmes au foyer passaient leur temps à faire la sieste ? ai-je ajouté ingénument. Non, pas du tout, a-t-il protesté en secouant la tête de droite à gauche.

Il m’avait paru bourru, mais peut-être était-il simplement sérieux et manquait-il d’humour.

Il a cherché autre chose à dire.

Ce lotissement date de quand ?

D’il y a une trentaine d’années, je pense. D’après ce que je sais, on a nivelé une colline pour pouvoir le construire. Quand nous nous sommes installés, il restait très peu de parcelles libres.

J’avais un peu plus de trente ans, et il me semblait que faire construire une maison sur plan était plus luxueux que d’en acheter une déjà bâtie.

— Une maison, c’est une boîte, vous ne trouvez pas ? Ici, elles sont petites.

Je ne sais plus dans quel livre j’avais lu qu’en Perse, dormir sur un tapis dans le désert, un désert de lœss et non de sable, équivalait à posséder une maison.

Était-ce parce que les tapis persans sont des objets de luxe, et qu’un seul coûte autant qu’une maison ?

Si on étendait une simple natte sur la terre, on était un mendiant. Les peuples qui vivent dans les déserts de lœss tissent des fils de soie jusque dans leurs tapis, en font les fleurs d’un paradis qu’ils n’ont pas encore découvert.

Dans les pays qui ont une saison des pluies et des typhons, comme le Japon, les maisons ont toujours un toit et des piliers. Elles sont faites pour résister aux intempéries plus qu’à la chaleur et au froid. Construites en bois et en papier, elles laissent passer les courants d’air, mais leurs toits et avant-toits les protègent de la pluie. Un grand toit a besoin de piliers pour le soutenir. Lorsque nous avons bâti cette maison, il y a dixhuit ans, nous ne nous sommes pas du tout préoccupés du toit. Mon mari s’intéressait aux motifs des ranma, les impostes de bois sculpté placées au-dessus des shōji, ou encore à l’essence à utiliser pour le pilier du tokonoma*, et moi à la toile à tendre sur les murs du salon, à la façade, et au genre de clôture.

Des maisons résistant aux infiltrations d’eau de pluie, ça existe ? ai-je demandé en me retournant vers le couvreur qui mangeait un morceau de gâteau sur le balcon.

J’avais un professionnel sous la main, autant profiter de son savoir.

Oui, c’est le cas des maisons avec un toit à quatre pans inclinés, ou de celles de plain-pied.

— Je vois. Avec un toit à quatre faces assemblées, comme ceux des azumaya, ces abris de jardin ?

Une forme toute bête qui ressemble, vue de haut, à une boîte carrée.

* Renforcement dans la pièce de réception, destiné à recevoir des objets décoratifs.

Oui, ces toits-là laissent difficilement passer l’eau. Leur structure est simple, il y a peu de joints et l’eau peut couler à sa guise. Les toits irimoya à deux niveaux, avec leurs quatre versants aux pentes réunies par un pignon sur les deux côtés opposés, sont plus beaux à voir, mais assurer leur étanchéité est plus difficile.

Comment ça ?

Il faut remplir leurs joints pour que la pluie ne puisse pas s’infiltrer.

Quand il s’agissait de toits, il devenait loquace.

Mais les toits des châteaux japonais, avec leur donjon principal tenshukaku , ou ceux des pagodes des temples bouddhiques sont très complexes, non ?

Est-ce que ça veut dire que la pluie y pénètre à flots ?

Cela ne l’a pas fait rire.

Les toits de ces bâtiments historiques ont été conçus par des kawarashi, des maîtres tuiliers, autrement dit des spécialistes ayant beaucoup d’expérience.

Et leur étanchéité est entretenue depuis des siècles. On peut construire des toits magnifiques à condition d’avoir de bons artisans et l’argent qu’il faut pour les entretenir.

L’inverse doit être vrai, alors. Pour les maisons du peuple, le meilleur toit est le plus simple ?

Le couvreur a essuyé les miettes tombées sur son pantalon et s’est levé pour venir près de moi.

— Il y a peu de risques que le toit de cette maison là-bas fuie.

Il me montrait celle de l’autre côté de la rue, avec un toit à quatre pans inclinés, sur lesquels on devait pouvoir soleiller beaucoup de literie.

Même une très forte pluie coulera sur ses pans. Les toits les plus simples sont vraiment les meilleurs.

Très haut dans le ciel, des nuages passaient lentement ; sur terre, les maisons boîtes se serraient les unes aux autres. Le couvreur a froncé les sourcils, comme s’il venait de découvrir quelque chose.

Vous voyez la maison avec un plaqueminier dans le jardin ?

Il parlait de celle des Sakai.

Son toit fuit.

J’ai mis ma main en visière pour protéger mes yeux du soleil.

Le couvreur me faisait maintenant l’effet d’un vieux sage.

Probablement dans l’entrée, à l’endroit où le toit de l’étage touche celui du rez-de-chaussée. Il y a des infiltrations.

Je l’entendais, sans comprendre l’origine de la fuite. M. Sakai était un retraité. Il était hospitalisé à la suite d’un accident vasculaire cérébral. Sa femme passait ses journées à l’hôpital, leur maison n’était habitée que la nuit. Les souris de pluie pouvaient s’en donner à cœur joie dans cette demeure frappée par la malchance. J’en étais triste pour eux.

Un toit à deux pans uniques comme celui-là fuira facilement s’il n’est pas bien entretenu. Un beau toit a besoin qu’on s’en occupe.

J’ai montré la maison voisine de celle des Sakai.

Et qu’en est-il de celle qui a un toit rouge et une girouette ?

Un jeune couple y vivait. Ils travaillaient tous les deux. Le ciel s’était un peu assombri, le rideau de la fenêtre ouverte à l’étage voletait dans le vent. Ils avaient dû oublier de la fermer avant de partir.

Les tuiles de ce toit ne sont pas en terre cuite. Il doit faire chaud en été et froid en hiver dans cette maison.

Ses tuiles me paraissaient pourtant ordinaires.

Elles sont en quoi, alors ?

En plastique.

Maintenant que je le savais, leur éclat me paraissait différent de celles en terre cuite.

Elles sont plus légères, ce qui est peut-être un avantage en cas de tremblement de terre, mais c’est moins agréable au quotidien. Et le toit n’est pas assez incliné. L’angle est trop faible pour que l’eau coule bien. D’où le risque d’infiltration.

Le couvreur a levé les yeux vers le ciel.

Il est tombé une goutte, non ?

Moi, je n’ai rien senti, ai-je dit en tendant le bras au-dehors.

La pluie tombe d’abord sur le front du couvreur, a-t-il répondu sans sourire, avant de commencer à rassembler son matériel.

Des nuages sombres défilaient dans le ciel qui était plus chargé. Il fallait tendre des bâches sur les endroits sans tuiles avant le début de l’averse. Le couvreur est descendu du toit pour aller en chercher dans sa voiture. J’ai fermé la fenêtre et je suis retournée au rezde-chaussée.

Les fenêtres de la maison en forme de boîte sans auvent ni avant-toit étaient ouvertes. Les occupants ne reviendraient pas avant ce soir. La pluie pourrait entrer à sa guise.

Elle a perdu de son intensité et le ciel a commencé à s’éclaircir.

Le couvreur a décidé d’attendre, car elle allait sans doute cesser, et moi de lui préparer des crêpes coréennes, car je ne voyais pas ce dont nous aurions pu parler. Du salé après le sucré. Je venais d’acheter de la farine spéciale dans le quartier coréen de Shimonoseki.

J’ai haché de la ciboule de Chine, coupé grossièrement du kimchi bien pimenté, décongelé de la seiche. Puis j’ai mélangé la farine à un œuf dans un saladier et j’ai versé les autres ingrédients dans la pâte qui a pris une belle couleur rouge, à cause du piment. Cela faisait un séduisant complément au goûter de trois heures. J’ai versé la pâte dans une poêle chaude, et une agréable odeur d’huile de sésame s’est répandue dans la pièce. Votre entreprise existe depuis longtemps ? lui ai-je demandé pendant que la crêpe cuisait.

Assis à la table de la cuisine, il m’a répondu, en sirotant son thé, qu’il l’avait créée dix ans auparavant. Les promoteurs immobiliers achètent de vastes terrains, les viabilisent, et les divisent ensuite en parcelles qu’ils vendent avec une maison sur plan. En fournissant aussi le prêt. Incapables de les imiter, les petits entrepreneurs doivent se contenter de travaux d’entretien ou d’agrandissement, et les couvreurs de réparations de toits qui fuient.

Avant ça, je travaillais sur les toits de temples.

De temples ? ai-je répété en retournant la crêpe. Surprise, je l’ai regardé.

Dans une entreprise spécialisée dans ce domaine, qui employait du personnel très qualifié, des charpentiers de temples et des kawarashi, des maîtres tuiliers de grande classe. Moi, je n’étais qu’un simple exécutant.

Il m’a expliqué que les vieux temples sont restaurés en profondeur une fois tous les deux ou trois siècles, mais que leurs tuiles sont changées tous les trente ou quarante ans. Entre la cérémonie de la pose de la poutre faîtière, qui marque le début des travaux et celle de l’inauguration, après leur finition, il se passe au moins six mois, et parfois plusieurs années.

C’était un travail passionnant, et bien payé. Comme artisan, je ne pouvais espérer mieux, mais les chantiers étaient longs, et une fois qu’ils avaient commencé, s’arrêter était presque impossible.

Vous avez eu un problème ?

Je lui ai posé la question en plaçant la première crêpe sur une assiette.

Ma femme est tombée malade, a-t-il répondu en regardant la fumée qui en montait.

On lui avait diagnostiqué un cancer des poumons en phase terminale alors qu’il travaillait à la rénovation du bâtiment principal, de la porte principale et de la tour de la cloche d’un temple ancien de Tosa, sur l’île de Shikoku. Sa femme avait été hospitalisée à Kumamoto, et il faisait le trajet de Shikoku à Kyushu chaque fois qu’il avait un congé.

À l’époque, le chantier du bâtiment principal venait de commencer, et ceux des autres bâtiments n’allaient pas tarder. Il y avait beaucoup à faire.

Il s’est interrompu pour goûter la crêpe et il a dit, la bouche pleine, que c’était bon. Ensuite, il a continué son récit. Il aurait voulu s’arrêter de travailler, car l’état de sa femme ne s’améliorait pas malgré la chimiothérapie, mais il n’avait pas réussi à obtenir un congé sans solde. Trois mois plus tard, elle avait rendu son dernier souffle après avoir beaucoup souffert.

Il n’était pas avec elle au moment ultime.

— C’est arrivé après sa mort… Un jour que j’étais au travail, j’ai regardé le sol depuis le toit de la porte principale, et soudain la compagnie humaine m’a terriblement manqué. Un toit de temple, c’est vaste, et calme. Quand on y passe des années, ça vous rend parfois bizarre. Mais ce jour-là, ça m’était insupportable.

Dans la fumée qui montait de la deuxième crêpe, je me suis imaginé le grand toit à bords relevés du temple. J’avais l’impression de compren dre. On y était très loin du monde des hommes.

Je ne souhaitais plus qu’une seule chose, redescendre.

Cela m’a rappelé l’histoire de ce marin qui avait passé la plus grande partie de sa vie en mer, et qui avait eu un jour envie de revenir à terre. Les toits et les bateaux ont quelque chose en commun. Les seconds sont sur la mer, les premiers au-dessus de la terre ; tous deux sont éloignés du monde des hommes.

Il avait donné sa démission et était retourné à Kumamoto, là où il avait vécu avec sa femme avant sa mort. Il regardait dehors en me parlant. Le ciel ne s’était pas encore éclairci, et de petites gouttes frappaient la vitre.

Je suis sûr que si j’étais resté là-bas, j’aurais fini par me jeter en bas.

Sa chemise encore humide de pluie paraissait très blanche.

Tout à l’heure, je vous ai demandé comment vous passiez vos journées, parce que j’ai soudain eu le désir de savoir ce que faisait ma femme des siennes quand j’étais au travail. Je n’ai aucune idée de la manière dont vivent les femmes.

Mon mari non plus ne pouvait s’imaginer que par cette après-midi pluvieuse, je cuisinais des crêpes coréennes pour le couvreur.

La deuxième était prête. Je l’ai mise dans son assiette. Elles n’étaient pas grosses, il en mangerait bien encore une ou deux. Je l’ai regardé mâcher. Les gens mariés ne savent pas grand-chose de leur conjoint. Ils ignorent jusqu’à leur ignorance. Ils ne s’en rendent même pas compte.

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

La pluie s’in ltre dans la maison, l’intervention d’un couvreur est nécessaire. Un professionnel se présente avec ponctualité. Dès ses premières heures passées sur le toit, cet artisan intrigue la propriétaire des lieux : le silence de ses pas sur les tuiles est surprenant, l’homme est d’une absolue discrétion. Touchée par cette forme de courtoisie préservant le calme des lieux, la dame lui propose un thé et la conversation s’engage poliment. L’artisan parle de son métier, de son attachement à ce monde d’en haut, qu’il s’agisse des toits de simples habitations ou de ceux des grands temples bouddhiques.

D’un thé à l’autre, il évoque non seulement le Japon et ses toits majestueux mais aussi ceux des cathédrales gothiques européennes. Fascinée, la dame pose des questions. Avec humilité le couvreur évoque alors une manière particulière, active de rêver qui, à force d’entraînement, permet d’atteindre pendant le sommeil des lieux aussi lointains qu’attirants.

D’une grande douceur, délibérément poétique dans son intention initiatique, ce roman aborde avec virtuosité la magie des rêves choisis, des rêves à épisodes, où chacun peut rejoindre un monde qui lui est cher. Vivre une autre vie. Voyager.

Kiyoko Murata est née en 1945. Après La Voix de l’eau (Actes Sud, 2005) et Le Chaudron (Actes Sud, 2008), roman adapté au cinéma par Akira Kurosawa sous le titre Rhapsodie en août (1991), l’auteure n’a cessé d’être récompensée par le monde des lettres japonaises. Fille de joie (Actes Sud, 2017) paraît simultanément dans la collection de poche Babel.

Illustration de couverture : © Teruhide Katow

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : OCT. 2024 / 22,50 € TTC France

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