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De sommet en sommet
Des «spéciales» du Rallye du Valais 1990 aux pentes enneigées de ces mêmes montagnes, 30 ans plus tard : la trajectoire passionnée de Laurence Jacquet.
laurence Jacquet : de sommet en sommet
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Après avoir connu une ascension météorique en rallye, l’ex-pilote genevoise s’est trouvé une autre passion, la haute montagne. Par Mario Luini
de ses débuts en rallye, fin 1988, à un titre de championne de France en 1991 après seulement trois saisons pleines, Laurence Jacquet avait bluffé le petit monde du rallye, une spécialité qui requiert généralement une montagne de temps et d’expérience pour briller. Paradoxalement, sa carrière fut très courte, par la faute d’un choix personnel qui lui a probablement coûté une vraie opportunité. Quelque 30 ans après, cette inaltérable passionnée tutoie d’autres sommets que ceux de l’automobile, avec la même totale implication.
ACS : Comment tout cela a-t-il débuté ?
Laurence Jacquet : Ma famille n’avait aucun lien avec le sport auto, mais mon père – ingénieur – adorait les belles voitures. Il en avait plusieurs, il passait beaucoup de temps à les monter et les démonter. Un jour, il m’a dit «je te vois bien navigatrice». Comme on avait la chance d’habiter au bord du lac, près de Genève, je pensais qu’il voulait que je me mette à la voile, ce qui m’intéressait moyennement. Mais ce n’était pas son idée. Il m’a expliqué le rôle du navigateur de rallye, je m’y suis lancée… et je me suis vite prise au jeu !
Mais pas longtemps ?
Non. Je me suis vite rendu compte que les quelques pilotes avec qui je roulais à mes débuts ne m’écoutaient pas. Si je dis «à fond», faut pas lever le pied de l’accélérateur ! Je n’y connaissais rien, mais j’avais la sensation, pour ne pas dire la certitude, que je ferais mieux. Charly Croset (organisateur des cours de pilotage ACD Motorsport, ndlr) m’avait pris sous son aile et mis en relation avec un pilote. Mais on n’a pas fait long. Un jour, il est parti faire un footing, dans une spéciale, et il a décidé que le premier virage se passerait à fond. Résultat : on s’est payé une belle sortie de route ! J’étais folle de rage : «Ce n’est pas comme ça qu’on travaille», lui ai-je dit. Assez vite, j’ai voulu passer du côté du volant, et là encore Charly m’a aidée.
Tout est allé très vite, ensuite ?
J’ai fait la connaissance d’Etienne Weber. C’était vraiment un excellent pilote. Mais il a eu un grave accident, en rentrant de l’armée pour me retrouver. Il a passé quatre mois aux soins intensifs, une année en chaise roulante. Il ne pouvait plus conduire, et c’est là que tout a basculé. Il n’a pas eu la carrière que son talent
«MêME AVEC UnE CArrIèrE AUSSI éPhéMèrE, J’AURAIS PU GARDER Un PIED DAnS LA PROfESSIOn. MES ENfANTS OnT SU TRèS TARD qUE J’AVAIS éTé PILOTE. ILS SOnT TOMBéS dES NUES !»
aurait méritée, et il a fait un transfert sur moi. Il m’a tout appris, il a géré ma carrière. «Tu feras peu de rallyes, mais tu les feras bien», disait-il. On travaillait à fond : quand j’arrivais sur une course, j’étais fin prête. Et les résultats ont suivi direct.
Au point de vous faire remarquer par les dirigeants de renault Sport.
Ils étaient au Rallye du Valais 1990, que j’ai terminé 10e avec ma «petite» R5 GT Turbo du Gr.N-FISA. Ils m’ont proposé un volant officiel pour 1991 ! Je me suis retrouvée en Championnat de France, à 24 ans, dans la même équipe que Jean Ragnotti et Philippe Bugalski. On s’est vite bien entendus, quand ils ont vu que je bossais dur, que je n’étais pas là pour la galerie. Ils m’ont aussi beaucoup appris. Je me suis retrouvée confrontée à Christine Driano, une pointure en France, dans le métier depuis dix ans. Et je l’ai battue d’entrée.
Et pourtant, titre en poche, tout s’arrête. Pourquoi ?
À la fin de la saison, ils étaient évidemment contents, chez Renault, mais Etienne se mêlait de tout et ça ne leur plaisait pas. Ils m’ont dit «on vous garde, mais seule, on ne prend pas le paquet Weber-Jacquet». Et là… j’ai fait le mauvais choix. J’ai dit non !
Par fidélité ? Ou reconnaissance ?
Je dirais plutôt par conditionnement. Je raisonnais comme il m’avait appris à le faire. Avec le recul, il m’a manqué une aide extérieure capable de me conseiller, de me mettre en face des réalités, de me faire peser le pour et le contre. Et deux mois après, il m’a plaquée ! Sans la course, je crois que je ne représentais plus rien pour lui…
des regrets ?
J’ai appris à vivre avec mes mauvais choix. J’aurais pu continuer avec Renault, je pense que j’avais encore une marge de progression énorme. Ça a été magnifique, mais court. Je suis ressortie du milieu aussi vite que j’y étais entrée. J’avais été catapultée dans un monde dont je ne connaissais pas les codes. Très vite, j’ai eu à faire face à la méchanceté et à l’agressivité. J’entendais les reproches dans certains équipages, genre «tu te fais battre par une gonzesse !». Et mon statut de professionnelle n’a fait qu’exacerber les jalousies.
Après le rallye, c’est une autre vie qui commençait ?
Totalement. J’ai connu le père de mes deux enfants – Kilian et Kylie - et je me suis éloignée du sport automobile. Même avec une carrière aussi éphémère, j’aurais
Victoire de classe et 12e place au Critérium jurassien pour démarrer la saison 1990.
pu garder un pied dans la profession. Mais c’était un sujet tabou en famille. Mes enfants ont su très tard que j’avais été pilote. Ils sont tombés des nues !
Elle a quand même duré 20 ans, cette deuxième vie ?
Mais c’était un carcan, dont j’ai finalement réussi à me sortir il y a une dizaine d’années. Maintenant j’assume mes actes, alors qu’avant j’étais une marionnette. J’ai «grandi» trop tard, en fait. Petite, j’avais peur de mon père, très autoritaire, et peur de la gent masculine en général. Il y a des choses que je n’aurais pas dû accepter. J’étais complètement formatée, conditionnée, et quand c’est comme ça, tu vis une autre réalité. J’ai été faible pendant des années, alors que je faisais des trucs forts.
Ce qui semble paradoxal, non ?
Peut-être. Mais c’était une belle expérience. La pression était énorme, parce que je ne voulais pas me contenter de la Coupe de Dames. Quand on me dit «c’est bien, pour une femme», c’est le pire que je puisse entendre ! En rallye, on fait tous la même chose, on se bat sur les mêmes Suite page suivante
Avec la R5 GT Turbo de ses débuts, ici au Rallye de Genève - Le Salève 1989. routes, dans les mêmes conditions. Le chrono n’a pas de genre : si tu n’es pas bon, ce n’est pas parce que tu es une femme ! Je suis une compétitrice dans l’âme, et je fais ce qu’il faut pour faire toujours mieux. Piloter, aller vite dans les virages, c’était inné chez moi, mais je ne le savais pas. Comme dicter les notes en tant que navigatrice. J’ai fait les deux facilement.
Votre père avait donc vu juste ?
J’étais la parfaite petite-bourgeoise de Genève. J’ai appris à conduire autour de la maison sur une de ses Fiat 500. Je n’avais aucune connaissance en mécanique et je n’ai pas vraiment eu le temps de m’y plonger. Des fois, je me dis que c’est dommage. J’ai fait récemment la connaissance de la jeune pilote fribourgeoise Karen Gaillard. Elle travaille avec son père au garage pour tout connaître du fonctionnement d’une voiture. Je m’incline devant une telle personnalité. Je l’admire, elle doute toujours de ses possibilités, mais elle n’a que 21 ans, ça pourrait être ma fille. Et elle a le mental pour gérer la pression. Je n’aimerais pas être dans la peau des mecs autour d’elle sur un circuit !
La montagne, c’est un prolongement logique du rallye ?
Je sais skier depuis que je sais marcher,
mais j’ai découvert la peau de phoque récemment, grâce à une copine. Et j’ai mordu. J’ai fait des trucs que d’autres mettent dix ans à réaliser. Je me suis mise à l’escalade, alors que j’avais peur du vide, je vais dans des endroits où d’autres ne vont pas. Je souffre, mais c’est un plaisir incroyable. Comme en rallye ! «La petite blonde de la ville avec ses talons», c’est mon image, et quelquefois ça me fait rire. L’été dernier, j’ai fait cinq «4000» en trois mois, cette année j’ai déjà accumulé 55 000 mètres de dénivelé positif (en montée, n.d.l.r.). J’ai deux guides qui me connaissent bien, je leur dis «j’ai deux jours de libre, tu me prépares quelque chose de sympa ?». J’ai confiance en eux et eux en moi. C’est fabuleux. Il y a des moments où je me dis «j’oserai jamais», mais je sais qu’ils ne m’embarquent pas dans n’importe quoi.
Affronter le danger fait-il partie de cette attraction ?
Je crois que oui. J’adore la pétanque, mais ça ne va pas répondre à mes besoins ! Une semaine sans montagne, ça me manque. J’ai besoin de cet environnement majestueux, de cette sérénité magnifique. En montagne, tu dois faire abstraction de tout le reste pour être au top. Tu laisses ta vie courante en bas. On peut faire un parallèle avec le pilotage : si l’un fait une erreur, il risque d’entraîner l’autre dans sa chute. Je suis en osmose avec mes deux guides, exactement comme je l’ai été avec Véronique Beuchat, ma navigatrice en 1990. Encore une autre de mes erreurs : ne pas avoir insisté pour continuer avec elle chez Renault. Ils m’ont imposé une navigatrice française, certes expérimentée, mais on n’avait aucune affinité. On travaillait bien mais on ne s’entendait pas…
Et si, d’un coup de baguette magique, vous pouviez repartir de zéro ?
On m’a souvent répété «tu aurais fait une belle carrière». Et quand j’y réfléchis, je me dis «ah oui, punaise…». Mais ça fait seulement dix ans que je l’admets. Aujourd’hui, la montagne, c’est aussi pour me prouver que je peux le faire. Je ne regarde pas le passé, j’apprécie tout ce que j’ai vécu et qui n’est pas donné à tout le monde. Je m’émerveille chaque matin. Passer l’aspirateur, c’est ch…, mais je me dis que c’est super parce que d’autres ne peuvent plus le faire. Par certains côtés, je suis restée gamine, avec un regard d’enfant sur les choses, plein d’insouciance. J’ai 15 ans d’âge mental !