Les chevaliers de la raclette : T2 La montagne brisée

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Dans la même collection : Le château en flammes de Jean Laurent Del Socorro

Ce livre a été imprimé avec la police Sassoon, une police qui est particulièrement adaptée pour les lecteurs et lectrices dyslexiques. La grande taille de cette police, ainsi que les espaces importants entre chaque ligne, participent également à faciliter la lecture.

Couverture © Cindy Canévet Conception graphique © Benjamin Chaignon © Éditions La Marmotte, février 2020 La Marmotte est un label des éditions ActuSF. 45, chemin du Peney, 73000 Chambéry www.editions-actusf.fr ISBN : 978-2-491708-02-3




Amis Ma maison m’a toujours semblé extraordinaire. Elle est nichée dans une petite ruelle de Chambéry, accessible uniquement par une traboule, alors on dirait un véritable repaire secret. C’était déjà le cas du temps de mes grands-parents et cette impression n’a pas changé depuis qu’on y vit, même si mes parents ont refait toute la décoration intérieure. Enfin, presque tout. Ils n’ont pas touché à la cave, par exemple. Est-ce qu’ils savent ce qui s’y cache ? Dans ma chambre immense sous les combles, allongée sur le tapis moelleux, je réfléchis aux dernières semaines qui viennent de s’écouler. Mes yeux ne se détachent pas du 5


cube de pierre, de la taille d’un dé à jouer, qui a été à l’origine de la découverte du secret de la maison… Non, ce n’est pas avec le dé que ça a commencé. Mais avec une raclette. Mon père a un groupe d’amis d’enfance qui habitent un peu partout en Savoie. Ils s’appellent souvent, et se voient régulièrement. Mes parents ont même mis en place un « rendez-vous fromage » , pour les inviter à la maison une fois par mois entre octobre et mars, soit le midi, soit le soir, en fonction des disponibilités des uns et des autres. Au menu ? Raclette pour les enfants et fondue pour les adultes. Le reste de l’année, on ne se perd pas de vue, mais les rendez-vous se transforment en barbecues chez ceux qui ont des jardins. Je suis la plus jeune du groupe d’enfants, enfin, si on ne compte pas les petits frères de Mehdi, mais eux, ce sont carrément des bébés toujours collés à leur mère. Les copains m’appellent « Nini »  , parce que je ne mange ni gluten, ni lactose. Mon vrai prénom, c’est Nina. Le gluten, pour la raclette, 6


ce n’est pas un problème, vu que c’est globalement tout ce qui contient du blé qui me rend malade. L’intolérance au lactose, par contre, c’est plus pénible pour les rendez-vous mensuels. Heureusement, j’ai passé un accord avec Mehdi, qui est musulman : il mange mon fromage, je mange sa charcuterie – sauf la viande des Grisons, vu que c’est du bœuf, il y a droit. On est dans le même collège, tous les deux. Lui en quatrième et moi en sixième. Il fait semblant de ne pas me connaître quand il traîne avec ses copains, mais quand on est à l’atelier théâtre, là, il redevient mon ami « Bagou »  . Quand on était petits, je l’appelais « Baloo »  comme dans Le livre de la jungle (parce qu’il lui en faut peu pour être heureux), et c’est mon grand-père qui a mal compris et a déclaré : « C’est vrai qu’il parle tout le temps, ton copain… il a un sacré bagou ! »  On a adopté le mot, et c’est devenu son surnom dans le groupe ! En plus de Mehdi et moi, il y a Mourad, qui habite en Maurienne. Notre amie Giuliana le surnomme le Nain. Alors qu’il est immense. Je n’ai pas compris la blague, jusqu’à ce qu’elle m’explique : 7


— La Maurienne, c’est comme la Moria dans Le Seigneur des Anneaux ! Super sombre ! Un truc de nains, quoi ! Comme d’habitude, Mourad a tenté de se venger en trouvant quelque chose à redire sur la Tarentaise, où Giuliana habite. Je ne sais pas exactement comment on en est arrivés là, mais ça s’est terminé avec un surnom pour Giuliana : l’Elfe. Sous prétexte que les elfes et les nains se disputent tout le temps dans Le Seigneur des Anneaux. Elle n’était pas contente, mais moi, je trouvais ça plutôt sympa… Et puis Thomas les a séparés. Juste avec sa présence, en se posant entre eux. Il est comme ça, Thomas. Il ne dit pas grand-chose, mais quand il intervient, on l’écoute. Dans le genre savoyard de souche, il n’est pas bien épais, mais alors qu’est-ce qu’il mange comme fromage ! Ce qui fait de lui Tome des Bauges, vu que c’est là qu’il habite… On est donc cinq dans notre groupe : Bagou, le Nain et l’Elfe, Tome, et moi : Nini. D’habitude, pour les rendez-vous raclette, il y a toujours un caquelon de trop (deux si on compte le mien, mais comme il est pour Bagou, il 8


n’y a pas de bataille à son sujet). Vu la quantité de fromage qu’ingurgite Tome, c’est souvent lui qui le gère. Sauf que, cette fois-ci, Tessa, l’une des copines des parents qu’on n’avait pas vue depuis le mois de juillet, la seule qui n’a pas d’enfant, a débarqué avec une ado à la peau aussi sombre que la sienne et nous a dit : — Les enfants, je vous présente Serena, ma nièce. Ses parents vont déménager en métropole pour leur travail dans quelques mois, mais on a décidé de ne pas l’obliger à arriver en cours d’année scolaire. Surtout l’année du brevet ! Alors elle habite avec moi pour l’instant. — Salut, nous a dit Serena avec un grand sourire. Elle avait une carrure d’athlète, et ses cheveux, tressés contre son crâne, étaient rassemblés en un gros chignon qui la rendait encore plus grande. Nous avons fait connaissance autour de tomates cerises, de chips et de gâteaux apéritifs à base de maïs soufflé. Très vite, les parents ne s’entendaient plus discuter et nous ont exilés dans la cuisine. Ça tombait bien, nous aussi on préférait être entre nous.


— Alors, tu t’habitues à ta nouvelle vie en Chartreuse ? a demandé Bagou à Serena. — Là, ça va. Mais cet été, j’ai eu un peu de mal à m’adapter au climat… — Pourtant, il faisait super chaud en août, a rétorqué Le Nain. —  Sûrement pour toi… mais quand tu débarques de Guadeloupe, je t’assure que ça fait bizarre ! — Tu m’étonnes ! s’est exclamée L’Elfe. Tome ne disait rien, mais il jetait des regards insistants aux plateaux de fromages recouverts de film étirable en attendant de passer à table. Peut-être qu’il calculait les quantités que nous devrions partager ? Le caquelon libre revenait maintenant à Serena… — En tout cas, j’adore la région, nous a-t-elle dit. Il y a tellement de trucs cool à faire en Savoie ! Et on dirait que chaque village cache une histoire… Avec tous les rois qu’il y a eu, les moments où c’était rattaché à l’Italie… Ma tante m’a déjà emmenée dans pas mal de musées, mais, chaque fois, j’ai l’impression qu’il y a encore des trucs à découvrir. — Ouh, tu es du genre première de la classe, toi, fit remarquer Bagou avec une grimace.


Serena l’a scruté des pieds à la tête. — Et toi, un sportif… — Exact. Je joue pivot dans mon équipe de handball, à Chambéry, répondit-il en bombant le torse. — Tu sais qu’on peut faire les deux ? Aimer le sport et l’école ? Je fais du tennis, de la natation et je suis passionnée par l’Histoire ! Ses yeux se posèrent sur moi. — Et toi, Nina, tu aimes le sport ? — Heu… je fais de l’équitation, lui dis-je, intimidée. Prendre la parole en public, il n’y a rien de pire pour moi. Même au milieu des copains. C’est pour ça que je fais du théâtre : pour vaincre ma timidité. Pas pour avoir le premier rôle comme Bagou ! À son tour, Mourad s’est mis à parler de sa passion pour le dessin. Il était en train de montrer ses carnets à Serena quand mon père est entré dans la cuisine pour chercher une bouteille de vin. — Ah, Nina, j’ai oublié de monter l’appareil à raclette… Tu veux bien aller le chercher à la cave ? 11


Autant j’adore notre maison, ma grande chambre, et les pièces de vie modernes, rénovées par mes parents, autant la cave me file des frissons. Pas seulement à cause des araignées. — Mais… — Si tu ne veux pas y aller toute seule, emmène tes copains ! Il a souri et nous a plantés là. C’était la première fois qu’il ne remontait pas l’appareil à raclette en même temps que celui pour la fondue, destiné aux parents. — Bon, vous voulez bien venir avec moi ? ai-je demandé d’une petite voix en pointant la porte de la cave. — T’inquiètes, Nini, moi et mes gros bras, on va te le porter ton appareil, m’a dit Bagou en roulant des mécaniques. — Tu crois que les filles ont moins de force, Bagou ? a demandé L’Elfe en lui passant devant, vite imitée par Serena qui montrait ses muscles. — Si c’est en hauteur, vous allez avoir besoin de moi, a ajouté Le Nain, comme une évidence. 12


Tome avait sans doute hâte que l’appareil soit en place, parce qu’il a ouvert la porte de l’escalier qui descend à la cave pour montrer le chemin. J’aurais bien laissé mes copains se débrouiller seuls en bas, mais c’est ma maison, donc je ne pouvais pas échapper à la corvée. J’ai soupiré : — Suivez-moi. Et nous sommes descendus par l’escalier poussiéreux. La cave était à peu près dans le même état que la dernière fois où j’étais descendue. Mon père avait réorganisé des étagères, mais le plafond voûté en pierre accrochait toujours autant les toiles d’araignées. Le sol, irrégulier, avait l’aspect brut d’une grotte. Le froid m’a aussitôt fait claquer des dents. Les autres étaient particulièrement silencieux. — Cool ! a sifflé Bagou en examinant les lieux. C’est mieux que le local au sous-sol de mon immeuble ! — Hey ! C’est quoi, ça ? a demandé Serena en découvrant l’une des empreintes de pieds au fond de la pièce. 13


— On appelle ça des cupules, a répondu Le Nain. Il y en a plein près de… chez moi. — Chez moi ! est intervenue L’Elfe en même temps. — Ne vous battez pas, s’est amusée la nouvelle. J’ai déjà entendu parler de ça… C’est créé par l’homme, n’est-ce pas ? Depuis la préhistoire… ils en ont même trouvé au fond d’un lac, je ne sais plus où… en Vanoise, je crois. — Ben ça ! — T’es hyper calée ! — On va l’appeler Wikipédia, a déclaré Tome de sa voix tranquille. Je crois que c’était la première fois qu’il ouvrait la bouche de la soirée. — Wiki, ça suffira, a décidé Bagou. Serena, qui venait de changer d’identité en quelques secondes pour faire partie du groupe, a plutôt eu l’air amusée. — Ça me va. Hey, il y en a d’autres, plus loin. Je ne faisais pas trop attention parce que les cupules en forme de pieds, au fond de la cave, je les connais depuis toujours. Quand j’étais 14


petite, je croyais que c’était comme quand des idiots mettent leur chaussure dans du béton frais et que ça laisse une marque. C’est plus tard qu’on m’a expliqué que des hommes préhistoriques avaient volontairement gravé ces empreintes, mais que personne ne sait pourquoi. D’habitude, c’est plutôt en forme de coupe, peut-être pour verser ou récolter quelque chose. Mais dans la région, les traces de pieds sont courantes. J’avais enfin déniché l’appareil à raclette, sur l’une des étagères, quand le Nain a crié : — Il y a aussi des empreintes de mains ! — Quoi ? Je me suis détournée d’un coup, et ça a fait tomber un truc posé sur le carton de l’appareil. Une sorte de dé à jouer. Je ne l’ai pas ramassé parce qu’autant, des traces de pieds, je savais qu’il y en avait, autant des empreintes de mains, je l’ignorais ! Elles avaient dû être cachées par des cartons, jusque-là, et c’est la réorganisation récente qui les avait révélées… L’Elfe, Bagou et Tome ont déplacé quelques boîtes pour me montrer. Là, juste à la hauteur 15


de mon visage, une main, bien nette. Grande comme la mienne. — Ici aussi ! s’est exclamée Wiki, de l’autre côté. Elle a mis son pied dans l’empreinte, et sa main sur le mur. — C’est chaud, a-t-elle murmuré, fascinée. J’ai voulu vérifier pourquoi elle disait ça, parce que dans cette cave humide et froide, avec les parois en pierre, moi, je n’aurais certainement pas dit « chaud » . — J’essaye aussi. J’ai pris la même position que Wiki et j’ai laissé échapper un petit cri. Une douce chaleur se dégageait de la paume de pierre. Je n’ai plus osé bouger. Les autres continuaient de chercher des traces similaires. Sans le faire exprès, L’Elfe a shooté dans le dé que j’avais fait tomber. — C’est quoi ce truc ? Elle m’a interrogé du menton, mais je n’en savais rien. — Ça a l’air ancien… et usé, a renchéri Le Nain. Regarde, il y a quatre faces presque lisses… 16


Je n’avais pas du tout envie de quitter ma position, d’autant que Bagou s’est mis à jubiler : — Trouvé ! Il s’est installé comme Wiki et moi. C’est là que le monde a basculé. Le mur entre les étagères s’est mis à briller comme si de l’eau ruisselait sur les pierres. — Qu’est-ce qui se passe ? J’ai enlevé ma main et mon pied. Le phénomène s’est aussitôt arrêté. —  Recommence, Nini, m’a encouragée Bagou. J’ai pris une grande inspiration et j’ai à nouveau posé ma main dans l’empreinte sur le mur. Au centre de la pièce, L’Elfe, Tome, et Le Nain se tenaient tous les trois autour du dé. — C’est dingue. Ils se sont lentement approchés. L’eau, ou l’illusion d’optique qui donnait l’impression d’être de la lumière liquide, faisait ressortir un trou carré au centre de l’une des pierres. — Ça a la même taille, a constaté L’Elfe en approchant le dé. 17


Tome a posé un bras sur le sien pour l’empêcher d’aller plus loin. — Attends. On ne sait pas ce que c’est. C’était forcément un passage vers autre chose. Un monde de légende ? Une Terre parallèle ? Une nouvelle planète ? — Je vote pour qu’on essaye, a dit Mourad. On verra bien. — Pour une fois, je suis plutôt d’accord avec le Nain, a répondu L’Elfe. Moi, j’avais la trouille. J’ai retiré ma main, récupéré le carton de l’appareil à raclette, et je me suis dirigée vers l’escalier. — Je suis de l’avis de Tome, j’ai dit. On monte manger, on en parle, et on verra après. Quand la peur ne me pétrifie pas, elle me rend capable de tenir tête à mes amis. Comme je n’étais plus à ma place, le mur a repris son apparence normale. Les autres ont accepté de ne pas se lancer tête baissée vers l’aventure, mais j’ai bien vu L’Elfe mettre le cube dans sa poche. Le même cube que je tiens aujourd’hui entre les mains. Sauf qu’il a changé. Nous avons eu le temps de bien l’examiner pendant notre 18


soirée raclette. Il est passé de main en main. Comme le Nain l’avait remarqué le premier, quatre faces étaient usées, comme polies par le temps ou le frottement. Les deux autres étaient gravées de symboles en relief. — Qu’est-ce que ça représente, à votre avis ? a demandé Bagou. — Une flamme, de ce côté ? a proposé L’Elfe. On a tous hoché la tête parce qu’on ne voyait pas ce que ça pouvait être d’autre. Le second symbole ressemblait à la lettre V dont la pointe du bas aurait été arrondie ou cassée. —  C’est peut-être un cinq en chiffres romains ? a dit Le Nain. Ça ressemble quand même vraiment à un dé… — Mais alors, le feu, ce serait pour quoi ? a demandé Wiki. Le « un »  ? Parfois, sur des objets publicitaires, ils remplacent cette face par la marque ou le logo… — C’est en pierre, a insisté L’Elfe. Une vieille, vieille pierre. Si c’est un dé, il date de… super longtemps. —  Pas d’un temps où la pub existait, a signalé Tome entre deux fourchettes de fromage fondu-pomme de terre-jambon-cornichon. 19


Nous avons fait mille hypothèses, ce soir-là, mais, malgré ma peur, je me suis rendue à l’évidence : pour découvrir la vérité, il fallait essayer. En fin de repas, alors que Tome terminait la salade pour faire glisser les derniers morceaux de fromage qui fondaient dans les caquelons, nous étions tous décidés à retourner à la cave. On s’est assuré que nos parents ne s’inquiétaient pas, et nous sommes redescendus. Instinctivement, Bagou, Wiki et moi avons repris nos places. — Vous êtes prêts ? nous a demandé L’Elfe en approchant le cube. Elle avait tourné la face avec le feu disposé devant elle. Quand le dé s’est enclenché dans l’emplacement, il y a eu comme un déclic, et le mur a disparu. À la place, on a vu un paysage verdoyant où les routes n’étaient pas plus que des chemins. Le dé, qui était resté suspendu en l’air quelques secondes, a basculé du côté de ce paysage qui ne ressemblait pas à notre quotidien. L’Elfe s’est précipitée pour le ramasser, ce qui lui a fait franchir la limite entre la cave et l’herbe. 20


— Attends ! Le Nain s’est élancé à sa suite, Tome sur les talons. — Qu’est-ce qui se passe si on referme ? a demandé Wiki avec inquiétude. On ne sait même pas où ils sont ! L’Elfe, le cube dans la main, s’éloignait de nous. Elle est vite revenue en déclarant : — Plus on se rapproche du passage et plus le dé vibre ! Je suis sûre que c’est un moyen l’ouvrir de notre côté. Fermez pour voir. — Heu… tu es sûre ? a demandé Bagou. L’Elfe a consulté les deux amis qui étaient avec elle, de l’autre côté. Ils ont acquiescé. J’ai dit : — D’accord, mais juste une seconde, alors. Bagou, Wiki et moi avons retenu notre souffle puis retiré nos mains. Nos amis ont disparu derrière le mur de pierre. — Vite ! Dès que nos paumes ont touché la paroi, la fausse eau est revenue et, aussitôt, les visages souriants de nos amis sont réapparus. — Ça fonctionne ! 21


— On va essayer de savoir où on est… Rendez-vous dans une heure ! Et c’est comme ça que l’aventure a commencé. Après un premier repérage rapide, nous avons découvert que la face du cube représentant une flamme menait à un évènement historique : l’incendie du château des ducs de Savoie, en 1532. Nos trois copains sont rentrés et ont préparé leur extraordinaire voyage dans le temps pour empêcher que des gens soient blessés, et sauver une relique religieuse qui aurait dû être abîmée par le feu. Quand ils sont repartis dans le passé, Wiki, Bagou et moi sommes restés là, à les attendre en nous faisant du souci, tandis qu’ils risquaient leur vie et affrontaient une ombre étrange qui ne voulait pas que l’Histoire soit modifiée. À leur retour, la flamme gravée sur le cube s’est effacée, comme usée par le temps. Ne reste plus que l’autre. Le V. Avec la pointe abîmée. Je le fais tourner dans ma main et… — C’est pas un V ! C’est une montagne !


On a dû se faire avoir à cause de la forme de la flamme, et on a oublié qu’un dé, ça roule, donc que toutes les faces ne sont pas forcément dans le même sens ! Nous regardions toujours le motif à l’envers ! L’excitation me gagne. J’ai envie d’essayer. Moi, Nini la trouillarde, j’ai envie de franchir le passage de ma cave pour vivre, moi aussi, une aventure dans le temps. Même si je sais qu’il faut être trois pour activer le portail temporel, je me précipite en bas. Il me faut dévaler les escaliers de ma chambre sous les combles, puis ceux de l’étage où dorment mes parents et où se trouve la salle de bains, pour arriver au rez-de-chaussée. Je passe devant le salon, traverse la cuisine… j’appuie sur la poignée de la porte qui mène à la cave et… — Fermée ?!

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Le Granier Il faut que j’en parle à Mehdi. J’y pense toute la nuit, et toute la matinée au collège. Mes copines, Florence et Mélissa, ne comprennent pas pourquoi j’engloutis mon repas, à la cantine, en quelques minutes. — On a le temps, Nina…, me dit Flo. — Je ne veux pas être en retard au club théâtre ! — T’as pas la trouille de passer devant tout le monde, aujourd’hui ? me demande Mélissa en sachant très bien que je lutte contre ma timidité à chaque séance. Cette fois-ci, ce n’est pas ça qui m’inquiète. C’est le fait que mes parents aient verrouillé l’accès à la cave alors qu’on a découvert le passage qui permet de voyager 25


dans le temps depuis quelques semaines seulement. Bien sûr, je ne peux pas en parler aux filles. Elles ne comprendraient pas. Ce sont mes amies, mais mes liens avec les Chevaliers de la raclette sont différents. Plus forts encore depuis que nous avons découvert le secret de ma maison et le cube. Il est hors de question d’en parler à quelqu’un qui ne fait pas partie de notre cercle. Mehdi est appuyé contre le mur du CDI avec deux de ses potes. Quand il me voit arriver, il leur tape sur l’épaule et me rejoint à l’écart. — Ben, c’est quoi cette tête ? « Nini, l’inquiète »  ? Tu stresses encore pour l’autre jour ? C’est terminé, hein ! Ils sont revenus sains et saufs ! — C’est pas drôle, Bagou. Mes parents ont verrouillé la porte de la cave. Sa mine devient grave. — Ça ne leur arrive jamais ? — Non. D’habitude, la clef est toujours sur la porte. Là, elle n’y est plus. 26


— Tu crois qu’ils ont découvert… ce qu’on a fait ? Il regarde dans le couloir pour vérifier si quelqu’un nous écoute. — Quand L’Elfe, Le Nain et Tome sont rentrés, ça a peut-être abîmé quelque chose dans la cave… ou ça n’a rien à voir. Mes parents veulent peut-être dissimuler autre chose. La seule fois où ils ont retiré la clef de la porte, c’était pour planquer les cadeaux de Noël. Mais c’était un peu voyant, alors ils ont trouvé une autre cachette depuis. — Ça ne peut pas être une coïncidence, estime Bagou en réfléchissant. Si mes parents ont fermé la cave maintenant, c’est pour une bonne raison. Et elle est sans doute liée au voyage de nos amis. Monsieur Vincent, le documentaliste qui anime l’atelier théâtre, ouvre la porte de la salle polyvalente juste à côté du CDI pour laisser entrer les premiers arrivés. Mehdi et moi leur emboîtons le pas. J’essaye d’ignorer les coups de coude et les œillades que se lancent Flo et Mélissa en nous désignant 27


Mehdi et moi. Elles sont jalouses que je parle à un quatrième super mignon, qui fait partie de la section sport handball, et du genre populaire au collège. Qu’elles pensent ce qu’elles veulent, je m’en fiche. Je suis contente que Bagou ne reste pas avec ses potes, pour une fois. Je crois que lui aussi sent que les liens de notre groupe se sont renforcés depuis qu’on a découvert le secret. — Et tu n’as pas posé la question à tes parents ? me demande mon ami, comme une évidence. — Je… Je me tords les mains et baisse les yeux, penaude. — J’ai pas réussi. Hier soir, à table, ils agissaient tellement normalement… Il n’y avait rien qui me faisait penser qu’ils savaient… qu’on sait ce que tu sais. — OK, les enfants, faites un cercle, lance monsieur Vincent. On va commencer par des exercices de respiration et se chauffer un peu la voix. — Va falloir que tu mènes l’enquête, me dit Bagou avant de suivre les consignes du prof. 28


Je respire. Je souffle. Je fais bouger mes lèvres pour les assouplir. Je récite des trucs comme « Natacha n’attacha pas son chat Pacha qui s’échappa ce qui fâcha Sasha qui chassa Natacha » . Et pendant ces exercices, je me sens envahie d’une grande responsabilité : si les Chevaliers de la raclette veulent repartir à l’aventure dans le temps, je dois trouver un moyen d’ouvrir la porte de ma cave. L’atelier se passe comme d’habitude. Après les échauffements, monsieur Vincent nous distribue des textes et nous répartit en petits groupes pour les travailler avant de montrer aux autres ce que ça donne. Mehdi et moi sommes séparés. Lui, travaille sur Cyrano de Bergerac et s’amuse avec la tirade du nez en prenant toute la place dans la salle po’. Les élèves rigolent en le voyant en faire des tonnes : — « C’est un roc, c’est un pic, c’est un cap… Que dis-je, c’est un cap ? C’est une péninsule ! » Moi, j’ai droit à une scène d’Iphigénie, de Racine, dont je ne comprends pas grand-chose. 29


Et je parle si doucement que Mélissa, qui me donne la réplique, interpelle le prof : — M’sieur, Nina, elle n’arrive pas à faire la voix de théâtre comme vous avez montré… Monsieur Vincent approche notre groupe. — Allez, Nina, montre-moi. Tu respires profondément, et ta voix part de ton ventre, avec ton souffle. Mais, rien à faire, j’ai beau pousser, on entend à peine : — « De cet accueil que dois-je soupçonner ? D’une secrète horreur je me sens frissonner. Je crains, malgré moi-même, un malheur que j’ignore. Justes Dieux, vous savez pour qui je vous implore. »  —  Redresse-toi ! me conseille monsieur Vincent. Lève le menton. Regarde droit devant toi quand tu parles… — « De cet accueil que dois-je soupçonner ? D’une secrète horreur je me sens frissonner… »  — Son père vient de sous-entendre qu’il va la sacrifier ! m’explique le documentaliste. C’est pour ça qu’elle frissonne ! 30


— « … Je crains, malgré moi-même, un malheur que j’ignore. Justes Dieux, vous savez pour qui je vous implore. »  — Elle prie pour échapper à la mort, il faut qu’on le sente dans ta voix ! Ce n’est pas grave si tu ne parles pas fort pour l’instant, mais mets-y de l’intention. Comme si tu allais mourir bientôt ! Je le répète une troisième fois, en m’imaginant à la place de cette fille, mais c’est à peine mieux. — Ça va venir, me sourit Monsieur Vincent. Entraîne-toi et enchaînez la scène. Il repart s’occuper d’un autre groupe. — Ça craint, cette histoire, déclare Flo en feuilletant le texte. Elle se met à lire un autre passage à haute voix, avec un ton de rappeuse : — « C’est mon père, Seigneur, je vous le dis encore, Mais un père que j’aime, un père que j’adore, Qui me chérit lui-même, et dont, jusqu’à ce jour, Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour. »  31


— Ça sent la maltraitance à plein nez, estime Mélissa. Le mec, il aime sa fille, et il la condamne à mort. Moi, je dis, ils auraient dû appeler les services sociaux, direct ! Pendant que mes copines s’amusent, je pense à mon père, moi aussi. Peut-être qu’il connaît le passage secret ? Après tout, c’est sa maison d’enfance, il n’est pas surpris par la présence des cupules et des empreintes de mains. Mais il faut être plusieurs pour ouvrir le passage. Papa ne l’a peut-être jamais activé et ignore tout du secret… S’il était au courant, il ne voudrait pas que je risque quoi que ce soit en partant voyager dans le temps, parce qu’il m’aime plus que le père d’Iphigénie dans la pièce. Ça expliquerait pourquoi la porte est verrouillée. Pour me protéger. Sauf que, toute seule à la maison, je ne risque pas grandchose vu qu’il faut être trois pour activer le mur. Mais alors, pourquoi m’a-t-il demandé d’aller chercher l’appareil à raclette ? S’il savait qu’il y avait un risque, il ne m’aurait jamais envoyée en bas sans surveillance ! Alors, c’est qu’il ne sait rien. Je glisse la main dans ma poche où se cache le cube de pierre. 32


D’une caresse du pouce, j’effleure le symbole en relief. Et puis… pourquoi le dé était posé sur le carton de l’appareil à raclette ? Quand la sonnerie met fin à l’atelier, je retourne vers Mehdi. — Tu sais, Bagou… je crois que j’ai trouvé ce que représente le deuxième symbole. Il ouvre des yeux ronds. — Ah ouais ? Le V ? C’est quoi ? — Une montagne. J’ouvre la main pour lui montrer le cube dans le bon sens, puis le range aussitôt dans ma poche. —  Une montagne au sommet brisé, murmure-t-il. — Les autres sont partis sauver le suaire de l’incendie représenté par le feu. — Alors, il doit y avoir un autre évènement historique en lien avec une montagne ! déclare Mehdi, sûr de lui. Eux, c’était à Chambéry. Et des montagnes, en Savoie, on n’en manque pas. C’est forcément dans le coin.


Sauf que ni lui ni moi ne sommes calés en Histoire, même celle de notre région. Je pense aussitôt à Serena et à ses visites de musées avec sa tante : — On peut demander à Wiki, elle doit savoir. — Ou alors… Bagou fonce jusqu’à Monsieur Vincent et je n’ai pas le temps de le retenir. C’est un secret ! Il ne doit en parler à personne ! Mais mon ami est malin. — Monsieur, je dois faire un exposé sur une catastrophe naturelle en Savoie… Je me demandais si vous aviez un livre qui parlerait de ça ? — Un tremblement de terre, tu veux dire ? demande le documentaliste. Une avalanche ? Ça dépend ce que tu cherches ! — Heu… quelque chose qui aurait cassé une montagne dans le coin ? demande Mehdi en tentant sa chance. — Ah ! Le Granier ! sourit Monsieur Vincent. Une sacrée histoire qui a marqué la Chartreuse au XIIIe siècle… Passe me voir pendant la récréation cet après-midi, j’essayerai de te trouver des éléments. 34


— Merci, M’sieur ! Mehdi me chuchote, d’un ton de conspirateur : — La Chartreuse. C’est là qu’habitent Wiki et sa tante. Tu as raison, Nini, il va falloir la mettre dans le coup. Quelque part, nous savons tous les deux que c’est notre tour. Puisque L’Elfe, le Nain et Tome sont déjà allés faire un voyage dans le temps, cette fois-ci, c’est à eux de nous ouvrir le passage. Le XIIIe siècle… j’ai des frissons rien que d’y penser ! Mais je ne sais pas si c’est de la peur ou de l’excitation. Sans doute un peu des deux. Bagou m’attend à la sortie des cours. Il doit prendre le bus pour rejoindre les Hauts de Chambéry où il habite. S’il n’était pas en section sport dans notre collège, il n’aurait pas autant de chemin à faire chaque jour… mais il est tellement passionné par le hand que ça ne le dérange pas d’arriver tard chez lui. Moi, je rentre à pied, avec mon sac à dos qui a l’air plus lourd que moi.


— Ton entraînement est déjà terminé ? — Ouais. On n’a fait que du physique aujourd’hui. Il tape du poing sur ses abdos en béton. Je vois ses potes, près de l’abribus, qui ricanent en nous regardant. — Qu’est-ce qu’ils vont dire s’ils te voient traîner avec une petite de sixième ? Bagou hausse les épaules. — Ils savent que t’es comme ma petite sœur. Et de toute façon, ils trouveront toujours quelque chose à dire… Viens, on marche. J’ai l’impression qu’il va me raccompagner chez moi, mais c’est surtout pour s’éloigner des autres collégiens. — J’ai envoyé un message à Wiki. Nous avons ouvert un groupe de messagerie instantanée pour nous six après la soirée raclette. — En privé ? — Ouais. On en parlera aux autres quand on sera sûrs de là où on doit aller… — … et ce qu’on doit y faire. Tu es retourné au CDI ? Bagou sort un papier qui reprend un article publié sur Wikipédia, une photo de 36


la montagne au sommet cassé et quelques notes. — Tu parles, monsieur Vincent m’a juste trouvé les titres des bouquins qui parlent de l’éboulement du Granier, mais il ne les avait pas. Il m’a conseillé d’aller à la médiathèque George Brassens. Son téléphone bipe soudain. Je regrette que mes parents ne veuillent pas me payer un forfait pour aller sur Internet n’importe où. Je peux juste me connecter en Wi-Fi à la maison… sous prétexte qu’il est interdit d’allumer son portable au collège ! N’empêche que, maintenant, ça me serait super utile. — Wiki demande si on est sûrs, pour le Granier, lit Bagou. Je réfléchis et hoche la tête. — Envoie-lui une photo. Je positionne le cube, pointe brisée du « V »  vers le haut, sur le papier de Bagou. Pas de doute, l’image du Granier et le dessin sur le dé se ressemblent vraiment. Mon ami obéit, et attend la réponse de Serena qui tarde à venir. Finalement, elle appelle, et Bagou met son téléphone en haut-parleur.


— Je pense que vous avez raison. C’est forcément ça. Il y a eu un orage terrible, de l’eau s’est infiltrée dans les galeries et le haut de la montagne est tombé en pleine nuit. Ça a fait des dégâts sur des kilomètres. Certaines sources parlent de mille morts, d’autres de cinq mille… Des villages entiers ont été écrasés par les pierres. — Pas besoin d’aller à la bibliothèque, me chuchote Bagou, puisqu’on l’a, elle. Je glousse en silence. À l’autre bout du téléphone, Serena continue. — Il y a une légende avec des moines qui se sont réfugiés dans une église à Myans… L’éboulis s’est arrêté juste avant. On est passées devant, ma tante et moi, quand on est montées à Chambéry l’autre jour. Elle m’a fait faire un détour exprès pour me montrer… mais on n’a pas eu le temps de visiter. — Génial, Wiki ! On sait où on va arriver ! On a même la date précise : ça a eu lieu dans la nuit du 24 novembre 1248. Bagou pointe les informations sur son papier. Mais je reste focalisée sur un truc qu’a dit Serena. 38


— Attends… parfois, on trouve l’info qu’il y a eu mille morts, et d’autres fois carrément cinq mille ? Comment ça se fait ? —  Le Moyen Âge, m’explique Bagou. Les archives ne sont pas hyper précises. Et puis il a sans doute fallu vérifier qui allait bien, qui s’était enfui à temps, et faire le lien avec la catastrophe… — Je crois plutôt que c’est quelque chose de fluctuant, affirme Wiki. — C’est-à-dire ? — Il y a des évènements fixes, dans l’Histoire… ceux-là, on ne peut pas y toucher. Même avec toute la volonté du monde, ça ne changerait pas. Mais d’autres points sont plus malléables. Je pense que ces chiffres en font partie. — Donc, si j’ai bien compris, selon nos actions quand on voyagera dans le temps… la catastrophe va tuer plus ou moins de gens ? Une grande responsabilité pèse soudain sur mes épaules. Ce n’est pas juste un jeu. Des vies sont en danger. — Oui. Je crois que c’est à ça que sert le cube. À corriger l’Histoire pour sauver un maximum de gens.


Une question me brûle les lèvres : — Dites… vous pensez à l’Ombre qui a suivi nos amis dans leur propre voyage ? — Celle qui ne voulait pas qu’ils changent le passé… — Et qui pouvait prendre leur apparence… Je suis rassurée de voir que mes amis n’oublient pas ce risque supplémentaire : on ne sait toujours pas ce que l’Ombre serait capable de nous faire si on la contrarie. L’Elfe, le Nain, et Tome ont bien failli se retrouver coincés au milieu d’un incendie à cause d’elle. Ce n’est pas rien. — Ils s’en sont sortis, répond mollement Bagou. — Est-ce que ce danger va nous empêcher d’y aller ? demande Wiki. Quelques secondes plus tard, nous décidons que nous sommes prêts à voyager dans le temps, de toute façon. (fin de l’extrait)

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Les Chevaliers de la raclette voyagent au Moyen Âge pour faire face à une montagne qui s’effondre ! Ils veulent prévenir les habitants de la chute imminente du Granier, mais difficile de convaincre des adultes quand on n’est qu’une bande de gamins. Heureusement, Nina, Serena et Mehdi ont plus d’un tour dans leur sac…

Les Chevaliers de la raclette est une série qui nous propulse à travers la Savoie et le temps, coécrite par Nadia Coste, autrice jeunesse (L’Ascenseur pour le futur, Jivana) et par Jean-Laurent Del Socorro, auteur de romans historiques (Boudicca, Je suis fille de rage).

À RETROUVER SUR NOTRE SITE : En papier : 5 €

En numérique : 2.99 € (clic)

(clic)

ISBN : 978-2-491708-02-3


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