LA MACHINE DE LÉANDRE (EXTRAIT)
Bad Wolf, une collection dirigée par Audrey Alwett.
Couverture © Dogan Oztel Graphisme : Gaëlle Merlini (www.gaelle-creactive.com) © Éditions ActuSF, septembre 2019 45, chemin du Peney, 73000 Chambéry www.editions-actusf.fr ISBN : 978-2-36629-474-3 // EAN : 9782366294743
1. Le Démon du rayon corsets
O
n dit toujours que les sorcières ont des prémonitions, des intuitions ou qu’elles remarquent des présages. C’est un fatras d’inepties. Ce matin-là, je n’éprouvais pas le moindre pressentiment du déluge d’ennuis qui allait s’abattre sur mon crâne. Tous les oiseaux volaient dans la bonne direction. Aucune échelle ne se dressa devant moi et pas un seul chat, de quelque couleur que ce fut, ne croisa ma route. À la descente du tramway, j’achetai le journal à un petit crieur. En première page s’étalaient des nouvelles d’une banalité affligeante : un gigantesque jarlan, un félin géant grand comme deux tigres, s’était évadé du zoo. Un ouvrier avait été broyé dans l’engrenage du moulin à papier près de la rivière ; son sang avait taché une demi-tonne de buvard bleu de la plus haute qualité. Enfin, la cité-état de Tourmayeur venait de se doter d’un nouveau gouvernement provisoire. C’était le troisième depuis la révolution qui avait renversé les sinistres Gardiens des Dogmes de la Voie. 3
Il faisait doux et sec. Les arbres étaient en fleur dans les rues de Grande Courbe. Bref, la journée commençait sous les meilleurs auspices. Arrivée à la Faculté, je passai par la guérite du vaguemestre, prendre le courrier. Son matou noir dormait paisiblement sur sa chaise. Dans mon casier, je trouvais une lettre de la Fondation des Sciences Occultes m’informant que ma demande de subvention avait été approuvée. J’allais enfin pouvoir commander une lentille mystique à focale improbable. Que vouloir de plus ? Je traversai le bâtiment dans le bruit de fond des ondes du Pouvoir qui émanaient des divers talismans gardés dans les locaux. Au passage, je saluai quelques collègues. Finalement, je poussai la porte bringuebalante de mon laboratoire pour retrouver mon décor familier : une grande pièce éclairée par des fenêtres aux carreaux fendus, séparée en deux par une longue paillasse. La peinture vert pâle s’écaillait sur les murs. Le mobilier consistait en quatre chaises boiteuses, une petite table et une étagère où s’entassaient notes, revues et instruments. Dans un coin, trônait un vieil infuseur à percussion que Ferdinand, notre laborantin, était en train de remplir pour la journée. Isidore, l’étudiant stagiaire, étouffait un bâillement, l’air d’une momie anémique, comme tous les matins. Alcide, mon assistant, le chercheur le plus flemmard de la Faculté, enfilait sa blouse, de retour après deux semaines de cure thermale. Prétextant une fatigue nerveuse chronique, il ne faisait que de rares apparitions au laboratoire, un peu à la manière d’un farfadet. Après une tasse de thé et quelques commentaires sur nos soirées respectives, nous nous mîmes au travail. C’était le 4
jour de la pleine lune et j’avais prévu de longue date une série de manipulations : tester l’effet de la fleur de lunareille sur les ondes du Pouvoir. Cette énergie qu’on appelle vulgairement magie a, comme chacun sait, un flux anarchique et indétectable pour le commun des mortels. Évanescent, imprévisible, insaisissable, il circule entre plusieurs univers sur un cycle de près d’un millénaire. Il avait disparu du nôtre pendant quatre siècles, jusqu’à ne plus être qu’une légende. Mais depuis quelque temps, il était revenu. Cependant, les choses avaient changé depuis l’époque des sorciers et des jeteurs de sorts. On était à l’époque moderne ! L’ère de la raison, de la mécanique et du progrès. Foin des superstitions, des incantations et des sortilèges hasardeux. On allait étudier la magie avec toute la rigueur scientifique de notre temps et en tirer quelque usage ! C’est ainsi que des laboratoires et de petites sociétés d’amateurs éclairés poussaient comme des champignons. Il y avait des places à prendre dans cette nouvelle discipline. Même pour une femme, fille d’immigrés sans aucune relation. Le sujet me fascinait depuis l’enfance. Ma grand-mère affirmait que je comptais des mages parmi mes ancêtres, ces individus polymathes qui pratiquaient autant la magie que l’astronomie ou la médecine, tout en composant des symphonies à leurs heures perdues. Elle ne manquait jamais d’en raconter les exploits, en chuchotant, le soir, derrière les portes closes. Aussi, m’étais-je lancée dans son étude avec enthousiasme. Je me flattais d’y avoir quelque succès. Je m’étais spécialisée dans la magie fondamentale, un domaine qui attirait beaucoup moins de publicité et de crédits que la magie appliquée. Faire léviter une plume 5
était beaucoup plus spectaculaire que tenter de mesurer une onde capricieuse, d’amplitude et de fréquence incertaines. Cependant, je n’aurais changé de métier pour rien au monde. C’est ainsi qu’à trente-trois ans, je me retrouvais au sommet de la pyramide universitaire. Il y a quelques siècles, j’aurais été appelée une sorcière. Une magicienne. Une jeteuse de sorts. De nos jours, je suis professeur agrégé de sciences magiques. En milieu de matinée, je parvins à aligner correctement le talisman émetteur de Pouvoir, un fragment d’os de dragon, et son récepteur, un large prisme scaphoïde. D’après les écrits épars de Firouzée de Dassa, ils devaient être sur une ligne de force allant de onze à dix-neuf degrés. J’entamais le calcul de la position de mes fleurs de lunareille, lorsque deux coups furent frappés à la porte, puis quelqu’un la poussa avec effort. Elle était gauchie et assez coriace. Je levai la tête, croyant à la visite d’un collègue qui venait emprunter un instrument. À la place, je vis un monsieur entre deux âges, les joues ornées d’immenses favoris poivre et sel. Son visage me parut vaguement familier. Il ôta civilement son chapeau melon et demanda : — Bonjour, mademoiselle. Je cherche le Professeur Agdal. Je remontai mes lunettes sur le nez : — C’est moi. Un éclair de surprise passa dans son regard bleu, mais il ne fit pas de commentaire. — Ravi de faire votre connaissance, heu… Professeur. Je suis l’inspecteur Pacôme. Je venais vous demander un petit renseignement. 6
Cette fois, je me souvins. J’avais vu son portrait dans le journal, un mois auparavant, lorsqu’il avait démantelé le célèbre Gang des Grenouilles. Cependant, j’étais en pleine expérimentation. De plus, comme tout individu ayant grandi dans l’état policier de Tourmayeur, j’éprouvais une aversion instinctive pour les représentants de la loi. Mais je me rappelai à temps mes bonnes manières. Je souris et lui indiquai la chaise la plus stable du laboratoire. Ensuite, je lui présentai mes assistants et demandai : — Que puis-je pour vous ? — Hum… J’aimerais savoir s’il est techniquement possible de faire apparaître… hum… un démon dans un endroit donné. — Un démon ? — C’est ça. La question me prenait de court. — Comment dire… Les êtres que nos ancêtres appelaient démons sont des créatures habitant des univers parallèles au nôtre. Pour matérialiser l’un d’eux, il faudrait le faire transiter par une communication quadridimensionnelle. Comme vous l’avez sans doute lu dans quelque conte, inspecteur, il y avait autrefois des sorciers capables de telles prouesses, mais nous n’avons qu’une très vague idée de la façon dont ils procédaient. La science moderne de la magie n’en est qu’à ses débuts… — Mmm… Et quelle serait cette vague idée, Professeur ? Malgré son air urbain, il paraissait troublé. Un peu de thé ne lui ferait pas de mal. Je traversai le laboratoire pour appuyer sur le levier de l’infuseur. Il répondit par un 7
tintement mélodieux, une étincelle jaillit et alluma le cercle de gaz sous la panse en cuivre. — Voyons… D’après ce que nous savons, ils synchronisaient temporairement une quantité massive d’ondes du Pouvoir en une série de fréquences particulières, ce qui ouvrait une connexion, une faille interuniverselle, entre certains mondes et le nôtre. Je vis son regard partir dans le vague. Clairement, mes explications étaient trop nébuleuses pour lui. La sonnerie de l’infuseur retentit alors et j’allai répartir le thé dans de grandes tasses dépareillées. Cela donna au policier quelques instants pour digérer ces informations : — Croyez-vous que l’un de vos collègues aurait été capable de syno, syncho… — Synchroniser. Il y a des recherches en cours, bien sûr. Le Professeur Dowell, dans le laboratoire à côté, s’intéresse aux harmoniques du Pouvoir, mais il est bien loin de la conception d’un instrument pareil. Du sucre ? — Non, merci. Je lui tendis sa boisson et le laissai en prendre quelques gorgées, l’air toujours préoccupé. Je me dis avec agacement que je n’allais pas retourner à mon expérience aussi vite que je l’espérais. Mais d’un autre côté, la curiosité, mon pire défaut, commença à pointer son nez. Il n’était pas rare que des policiers viennent poser des questions techniques aux médecins ou aux chimistes, mais c’était bien la première fois que j’en voyais un venir interroger des sorciers. Y aurait-il eu un crime magique ? Ce serait une première, à Grande Courbe ! — Puis-je savoir quel est le problème, Inspecteur ? 8
— Je suppose que je peux aussi bien vous le dire, grommela-t-il. Sans doute, la nouvelle sera en première page des journaux ce soir. Un démon a été aperçu au Palais des Dames. Dans le salon d’essayage des corsets, très précisément. Isidore ouvrit la bouche. Ferdinand posa sa chope. Même le flegmatique Alcide leva la tête de la série d’équations qu’il prétendait vérifier. — Ce n’est pas possible ! — C’est un canular ! L’inspecteur lissa ses favoris. — Peut-être… Hier, un peu avant la fermeture, une… créature est apparue dans le couloir entre les cabines d’essayage, avant de mordre une vendeuse et s’enfuir par la fenêtre. — À quoi ressemblait-elle ? — Eh bien, à un démon… noir, poilu, griffu, avec une queue, des cornes et de grandes dents… J’avalais une gorgée de thé. — C’est que, suivant leur espèce, ils peuvent ressembler à n’importe quoi. Si vous m’aviez dit qu’elle avait la forme d’un pot de chambre, je n’en aurais pas été autrement surprise… Une faille interuniverselle au Palais des Dames… C’est fascinant ! Cependant, ces phénomènes ne surviennent pas comme ça. Avez-vous contacté le Magistère ? — Oui, mais ils ont refusé de répondre à la moindre de mes questions sans réquisition expresse du Juge. Vous savez comment ils sont… J’acquiesçai. En effet, je savais. Cette institution était l’incarnation moderne de l’antique Société des Mages. 9
Tout individu pratiquant notre art, ou science, suivant les avis, devait être enregistré auprès d’eux. Ils adoraient le secret. Je crois qu’ils rêvaient réellement de revenir quelques siècles en arrière pour se promener en longues robes constellées d’étoiles. Bref, ils ne vivaient pas du tout avec leur temps. — Tout de même, dis-je d’un ton rassurant, je pense qu’ils vont s’en occuper. C’est leur travail, après tout et… À cet instant, je perçus un léger flux de Pouvoir aux accords familiers. La porte s’ouvrit avec fracas sous la poussée énergique d’une grande jeune femme rousse. Une puissante odeur de tabac envahit la pièce. Ma gorge se mit à picoter. La nouvelle venue referma le battant avec autant de force et se tourna vers nous. Les yeux de l’inspecteur s’arrondirent de surprise. Derrière moi, Alcide étouffa un juron fort peu scientifique. Il y avait de quoi. J’en aurais fait de même si je n’étais en train de lutter contre une violente envie de tousser. Notre visiteuse possédait une silhouette qui attirait les regards masculins. De plus, elle était vêtue d’un pantalon d’homme étroit et d’une chemise échancrée sous une veste de tweed. Un béret était crânement incliné sur sa tête. Un cigare fumant était planté entre ses lèvres pulpeuses. À son cou, elle portait une large médaille en forme d’heptagone, l’ancien symbole des mages. Le Magistère l’avait récupéré comme son insigne officiel. Quand on parlait du loup… Elle me fit un sourire carnassier sans lâcher son cigare et articula entre ses dents : — Bonjour, Messieurs-Dames. — Bonjour… 10
Je réprimai une vague de frustration. Je n’avais qu’une hâte, retourner à mon expérimentation, mais avec une représentante du Magistère, je n’étais pas près de le faire. La jeune femme se tourna vers le policier : — Vous êtes l’Inspecteur Pacôme, sans doute ? — Tout à fait, répondit celui-ci, les yeux rivés sur sa poitrine. Je posai ma chope avant d’être tentée de la lui lancer à la tête : — Que me vaut le plaisir de votre visite, Madame… Madame ? Elle daigna enfin ôter son cigare de la bouche. Je remarquai ses mains, élégantes, gantées de cuir noir. — Watts. Artémise Watts. Le Magistère m’a envoyée m’occuper de cette histoire d’apparition. Je suis une lictrice. Une démoniste. Ce fut mon tour de la regarder avec des yeux ronds. Les licteurs étaient le bras armé du Magistère, chargés de faire appliquer le règlement, défaire les sorts dangereux ou ratés, détruire les talismans maléfiques. Mais une femme dans leurs rangs, c’était une première. Et démoniste, en plus ! Aux temps légendaires, ce poste échouait à des individus à la conscience tourmentée par de lourds crimes. Ils espéraient les racheter par ce travail périlleux. Inutile de dire qu’ils vivaient rarement assez longtemps pour laisser des informations exploitables. Cela expliquait pourquoi nos connaissances sur les démons demeuraient fragmentaires. Elle soutint mon regard, comme si elle pouvait lire mes pensées au fur et à mesure qu’elles défilaient, puis demanda : — Savez-vous où se trouve le Professeur Dowell ? 11
— Dans son laboratoire, sans doute, troisième porte à dr… — J’en viens et il n’y est pas. Il est fermé à clef. De plus en plus extraordinaire. Si tous ceux qui s’adonnaient à la magie étaient des excentriques depuis l’aube des temps, certains l’étaient plus que la moyenne. Simon Dowell en faisait partie. Il travaillait seul car il n’avait jamais pu supporter aucun collaborateur. Il ne vivait que pour ses recherches et passait même parfois la nuit dans son laboratoire. Il n’y avait guère que moi pour parvenir à m’entendre avec lui et uniquement sur de courtes périodes : il était encore plus misogyne qu’il n’était misanthrope. Malgré son caractère, il comptait quelques riches mécènes, dont il gardait jalousement l’identité. Aussi, il avait toujours de quoi s’acheter du matériel dernier cri qu’il me prêtait contre mon assistance. L’idée qu’il n’était pas dans son antre me parut si incroyable que ma première réaction fut de remonter le couloir jusqu’à sa porte pour m’en assurer moi-même. En effet, je frappai et j’appelai sans aucun succès. Les autres me rejoignirent bientôt. — Il est peut-être malade ? se hasarda Isidore. Ferdinand courut chez le vaguemestre et revint avec le passe. Nous ouvrîmes la porte, encore plus bringuebalante que la nôtre. La pièce était vide. Par contre, elle me parut particulièrement mal rangée. Contrairement à la plupart des sorciers, Simon était un maniaque de l’ordre et de la propreté. Il classait ses notes tous les soirs et vérifiait plusieurs fois par jour avec une équerre si les boîtes à instruments 12
restaient bien alignées à angle droit avec les murs. J’en fis part à la lictrice. Celle-ci fronça les sourcils : — Avez-vous l’impression qu’il manque quelque chose ? Je parcourus rapidement la pièce. — Il me semble que le cylindre de Reinhardt n’est plus à sa place. Et je ne trouve pas les notes sur le contrôle de flux. — Quand les avez-vous vues la dernière fois ? — Lundi, je crois. — Y a-t-il eu des incidents, même mineurs ? J’échangeai un regard avec mes collaborateurs. — Non. — Quelles manipulations faisait-il ? — Heu… il était en train d’évaluer la taille des diapasons d’orichalque qui orientent les ondes vers les fréquences ultra-basses… — Quelle puissance virtuelle utilisait-il ? — Je l’ignore, mais nous n’avons rien qui dépasse les six cents éthers, à la Faculté. Qu’est-ce qui se passe, Lictrice Watts ? Vous ne croyez pas que Simon a fait apparaître un démon, tout de même ? — Je ne suis pas autorisée à commenter mon enquête. Inspecteur, vous feriez bien de vérifier au domicile du Professeur Dowell immédiatement. Je vais faire mon rapport. Messieurs-dames… Elle tourna les talons et s’en fut, emmenant avec elle ses effluves de cigare. — Je ferais bien d’y aller, moi aussi, balbutia le policier. Je tentai de reprendre mes calculs, l’esprit troublé. Simon n’était plus très jeune. Il avait sans doute eu un problème 13
de santé et emmené le cylindre et les notes chez lui pour continuer à travailler. C’était l’explication la plus vraisemblable. J’espérais que ce n’était pas trop grave. Malgré son caractère imbuvable, il avait un intellect de premier plan que j’admirais beaucoup. S’il existait un individu capable de trouver le moyen de forcer les ondes du Pouvoir en un flux ordonné sans recourir à un chamane, c’était bien lui. L’histoire du démon, dont la description évoquait une gargouille, une créature carnivore à l’intelligence voisine de celle d’un primate, me troublait davantage. Une apparition aussi spectaculaire me paraissait relever de la mauvaise blague, mais le Magistère semblait la prendre au sérieux. De plus, de tels phénomènes finiraient bien par se produire réellement. Des failles naturelles avaient existé autrefois. Leur localisation était gardée secrète. Toutes sortes d’êtres étranges les traversaient à l’occasion. Avec le retour de la magie, il n’y avait pas de raison pour que ces incidents ne reviennent pas. Deux mois auparavant, un petit colloque s’était tenu à la Fondation des Sciences Occultes sur les dragons et leur potentiel commercial. Personnellement, j’avais exprimé l’opinion que ces créatures pouvaient également faire un usage commercial de notre espèce, mais j’avais la réputation d’être une excentrique, même parmi les sorciers. Je n’eus pas beaucoup de temps pour méditer ces problèmes. La nouvelle de la disparition de Simon se répandit comme une traînée de poudre depuis la guérite du vaguemestre. Tous mes collègues au grand complet se mirent à défiler dans le laboratoire avec les spéculations d’usage, avant de dériver sur les résultats de la dernière course de vélocipède, les pronostics de la suivante, la pluie et les 14
impôts. Au bout d’une heure, j’eus l’impression que l’endroit était devenu l’annexe du troquet du coin. Je les mis tous dehors. J’avais un travail à finir, moi ! Ils quittèrent la pièce en maugréant : les femmes, quelle plaie ! Pas moyen de papoter tranquille ! Je venais juste de repositionner mon pot de lunareilles, lorsque j’entendis la porte s’ouvrir une nouvelle fois. — Si c’est encore pour discuter du Professeur Dowell, ou de la réforme fiscale, je vous prie d’attendre la pause de midi, grommelai-je. Il y eut un silence surpris derrière mon dos. Finalement, une chaude voix de baryton avec un fort accent sudiste demanda : — Excusez-moi, est-ce bien le laboratoire de Magie Fondamentale 1, ici ? Je me retournai, rétablissant mes lunettes sur le nez. Devant moi se tenait un Méralais dégingandé d’à peu près mon âge. Il avait le teint sombre et mesurait près de deux mètres, comme nombre de ses compatriotes. Sa tenue lui donnait l’air comique, avec un pantalon trop court et une veste trop large qui pendait sur lui comme sur un portemanteau. Sa crinière noire qui lui arrivait aux épaules ne parvenait pas à cacher entièrement ses oreilles décollées. Il me fixa de ses yeux bruns, battit ses longs cils et articula d’un ton hésitant : — Professeur Agdal, je présume ? — C’est bien moi. Il fit un sourire timide et me tendit une main manucurée avec soin, un peu plus grande qu’un battoir. — Enchanté de faire votre connaissance. Je suis Hamilcar Dian, de l’Institut des Arts Mystiques. 15
En effet, j’avais oublié. Nous attendions un chercheur de cette vénérable faculté méralaise dans le cadre d’un programme d’échange. Nous en espérions beaucoup. Au temps où le Pouvoir existait, les pays du Continent Sud, dont le Méral, dominaient le reste de monde grâce à leur maîtrise de ses propriétés. Sa disparition entraîna leur décadence, tandis que le Continent Nord, découvrait le charbon et la vapeur pour devenir le maître à son tour. Mais avec le retour de la magie, les choses risquaient de s’inverser à nouveau. Au fond de leurs bibliothèques, leurs archives, leurs cryptes et leurs tombeaux, dormait un ensemble sans prix d’ouvrages de sciences occultes. Au contraire, le peu que nous avions jamais possédé avait été méthodiquement brûlé par les adeptes de la Voie, cette religion qui balaya nos contrées après le départ du Pouvoir. En matière de magie, les sudistes risquaient de repartir avec une longueur d’avance. Nous avions besoin de leurs connaissances. Eux, de notre argent… pour l’instant. Le Doyen avait négocié ce programme quelques mois auparavant. C’est ainsi qu’un brillant spécialiste en charmes transformatifs devait être accueilli par mon laboratoire. Nous correspondions depuis déjà quelque temps. Je ne l’attendais pas avant plusieurs semaines, mais peut-être m’étais-je trompée ? Aussi, lui pris-je la main avec mon plus beau sourire : — Docteur Dian ! Tout le plaisir est pour moi. Asseyezvous, je vous en prie. Voulez-vous du thé ? Je l’installai sur la même chaise que l’inspecteur, et actionnai une fois de plus l’infuseur avant de lui présenter ma petite équipe. Heureusement, j’avais déjà commencé à préparer mes subordonnés, aussi évitèrent-ils de le fixer comme une bête curieuse ou de poser les questions 16
indiscrètes qui, à n’en douter, devaient trotter dans leur tête. Malgré le travail intense des missionnaires, les Méralais restaient farouchement attachés aux Anciens Dieux. Dans certains coins reculés, ils pratiquaient encore l’union, un mariage entre plusieurs hommes et plusieurs femmes à la fois et on murmurait qu’il persistait parmi eux des adeptes abhorrés de la Voie Étroite. — Avez-vous fait bon voyage ? demanda poliment Alcide. — Excellent, hum… — Vous avez pris le bateau ? dit Isidore qui l’examinait sans cacher sa curiosité. Il fixa ses chaussures : — Oui… heu… Non. En fait, j’ai essayé le nouveau prototype d’un ami… Un dirigeable à armature de titane, pour une traversée de la Mer de Saphir. L’aller s’est très bien passé, mais nous n’avons pu effectuer le vol retour à la suite d’une panne. Aussi, au lieu de revenir au Méral et refaire la traversée en paquebot, je suis resté sur le Continent Nord et je suis venu en train jusqu’ici. Je suis désolé d’arriver à l’improviste. Je sais que vous ne m’attendiez pas avant un mois… Il aurait pu au moins télégraphier. À voix haute, je dis : — Ce n’est pas grave. Comment prenez-vous votre thé ? — Noir, hum, nature. Merci. La forme imbuvable par excellence, de mon point de vue. Mais je n’allais pas m’arrêter à de telles broutilles. Je réprimai ma hâte de retourner à mon expérience et me forçai à réciter quelques aimables banalités : — Le printemps s’annonce très doux, cette année. Un temps idéal pour découvrir la ville. Vous verrez, c’est une cité très agréable. Où êtes-vous descendu ? 17
— Ah, heu… Je n’y ai pas encore pensé. Je me suis fait voler mes affaires à la gare. L’ambassade m’a remis un passeport provisoire, mais je n’ai pas un sou vaillant. En fait, je me demandais si je pouvais passer la nuit dans un coin de votre laboratoire. Ma famille doit me télégraphier de l’argent demain. Ça expliquait sa tenue et son trouble, sans doute. — Nous devrions pouvoir vous trouver un lit dans le dortoir des étudiants. Ce n’est pas le plus confortable, bien sûr, mais… — Ça m’ira parfaitement, se hâta-t-il de répondre. Je me levai avec un soupir. Je pouvais faire une croix sur ma matinée de travail. — Allons voir le Doyen immédiatement. C’est alors qu’Hamilcar aperçut le talisman, le prisme et les fleurs sur la paillasse, derrière moi. Ses yeux s’allumèrent. — Ah, mais vous étiez en pleine manipulation ! Que faisiez-vous ? — J’essaye de tester l’effet des fleurs de lunareille sur un flux de Pouvoir. Mon hypothèse est qu’elles peuvent le déplacer vers les fréquences basses. — Hum, intéressant. Qu’est-ce qui vous a donné une telle idée ? — Des notes de Firouzée de Dassa. Devant son air perplexe, j’ajoutai : — Une sorcière qui vivait chez nous peu avant la disparition du Pouvoir. Elle était l’une des rares à étudier sa nature même. — Alors, il faudra que j’y jette un coup d’œil. Il y a si peu d’ouvrages dans ce domaine ! 18
Il se leva pour examiner le dispositif avec curiosité. — Heu… Il me semble que vous devriez décaler un peu votre émetteur afin de tenir compte du champ magnétique induit par l’interaction entre le talisman et les ondes qui pourraient être réfléchies. — Son intensité est négligeable. Il pinça imperceptiblement les lèvres. — Mmm… Chaque détail a son importance en magie. Avez-vous une personne avec le don dans votre faculté ? Elle pourrait vous dire sans calculs, si vos instruments sont bien positionnés. Je me dirigeai vers la porte. — Malheureusement, non. Tout au moins, pas à ma connaissance. Chez nous, un individu pareil doit déclarer cette particularité auprès du Magistère, lors de son inscription. C’est un tas de paperasse supplémentaire, alors la plupart ne prennent pas cette peine. Mais vous avez raison, je vais tenter une estimation du facteur correctif. Bien sûr, je savais que je n’en ferais rien. Les éléments étaient parfaitement en place. Je n’avais pas besoin de calculs pour le savoir. J’avais le don. Je percevais le Pouvoir aussi nettement que s’il avait été un son. J’aurais même pu le manipuler… En théorie. J’étais pire qu’une sorcière. Une chamane. Mon père l’avait découvert à ses dépens lorsque j’avais quatre ans. C’était un petit trafiquant d’antiquités comme il en existait tant, à Tourmayeur. On commençait à peine à parler de magie, mais les Gardiens des Dogmes, toujours à l’affût de boucs émissaires, pourchassaient déjà les 19
« menteurs », comme ils les appelaient. Il avait trouvé une bague dans un tombeau et l’avait posée sur la table à son retour. Je m’en étais approchée, babillant avec excitation, émerveillée par le Pouvoir qui en émanait. Mon père avait changé de couleur. Il croyait avoir déniché un simple bijou ancien, il avait découvert un talisman. La possession d’un tel artéfact était punie de mort. Quant à ceux qui se révélaient avoir le don, comme moi… ils disparaissaient, tout simplement. Ce fut alors qu’il songea à émigrer pour la première fois. À Grande Courbe, les gens n’avaient pas les préjugés des tourmayens. Ils en accumulaient d’autres, bien à eux. Vingt-neuf ans plus tard, je n’avais toujours pas jugé utile de dévoiler ma particularité à quiconque. Moi-même, j’essayais d’oublier son existence et j’y arrivai presque, la plupart du temps. Un peu paradoxal dans mon métier, bien sûr. Cependant, vu la nature de mes recherches, je ne m’en servais quasiment jamais. — Je vous suis infiniment reconnaissant, murmura Hamilcar en sortant de chez le Doyen. — Je vous en prie. Je soupirai. Je n’avais rien fait de constructif de la matinée. Peut-être pouvais-je me rattraper pendant la pause de midi ? Au moins, personne ne viendrait me déranger. — Quelque chose vous préoccupe, Professeur ? Si vous avez des affaires à régler, ne faites pas attention à moi. De toute façon, je dois me rendre à la Questure, établir mes documents de séjour. — Oh, j’ai bien quelques soucis, mais je ne peux rien faire, malheureusement. Mon collègue, le Professeur 20
Dowell, a disparu et… on aurait aperçu un démon dans le salon d’essayage du plus grand magasin de la ville. Il fut si surpris qu’il en oublia sa timidité pour me fixer dans les yeux : — Mais c’est extraordinaire ! — C’est dangereux, vous voulez dire ! — Certes… Heu, s’agit-il bien d’un démon et pas de quelque créature exotique ? — Tiens c’est vrai, il y a aussi un jarlan échappé du zoo. Mais la description ne correspond pas du tout… Nous nous engageâmes dans le couloir qui menait à mon laboratoire. Il était parfaitement silencieux, le bâtiment avait été déserté pour le repas. Hamilcar m’ouvrit galamment la porte et me suivit en prenant garde à ne pas se cogner au linteau. — Comment est-ce arrivé ? — Je ne connais pas les détails. Ce sera dans les journaux du soir, sans doute. Il aurait jailli de nulle part au milieu d’un salon d’essayage, pour s’enfuir par une fenêtre. — Et rien ni personne n’a disparu, comme happé par une faille ? — Pas que je sache. — C’est étrange. Elle devait être vraiment de très faible dimension… ou créée volontairement. Les dragons ou les licornes étaient capables de le faire. J’ôtai mon chapeau et mon paletot. — La description correspondrait plutôt à une sorte de gargouille. — Hum, vous êtes sûre que c’est sérieux ? Un déguisement pareil est facile à réaliser et cela donnerait une certaine 21
publicité à l’établissement. Un restaurant un peu tape à l’œil près de chez moi a un spectacle d’acrobates costumés en fées. — C’est ce que j’ai pensé moi-même, au début. Cependant, je n’aurais pas reçu la visite d’une démoniste du Magistère dans ce cas-là. — Alors, c’est sérieux. Voyons… Il existait également des talismans capables de faire venir un être précis d’un autre univers. Comme cette fameuse lampe stésienne qui faisait apparaître un génie… — Par l’Heptagone, vous avez raison ! Je me ruai vers la porte : — Il faut que je les appelle. Peut-être un amateur peu éclairé en a-t-il acquis une au marché noir ? — Attendez, je viens av… J’avais déjà passé le seuil. J’entendis un bruit mat, suivi d’un fracas retentissant. Je me retournai pour voir mon nouveau collaborateur étendu sur le dos entre deux chaises renversées. Mais ce n’était pas le plus grave. Derrière lui gisait le prisme scaphoïde, en trois morceaux. — Ouch ! grogna Hamilcar en se levant. Je me suis cogné au linteau. Pardonnez-moi, je crains de ne pas avoir l’habitude de la hauteur de vos portes… Il remarqua mon regard horrifié et le suivit jusqu’au sol. — Par les Sept Enfers ! Il se confondit en excuses. Mon expérience était ruinée. Faisant un immense effort pour ne pas exploser je lui tendis mon jeton-automate : — Écoutez Hamilcar, pourquoi n’iriez-vous pas déjeuner à la cantine ? Pour ma part, je vais aller faire réparer cet instrument. 22
Je passai par le vaguemestre et appelai la Police et le Magistère. L’inspecteur était absent, mais je lui laissai un message. Quant au réceptionniste du Magistère, il nota ma déclaration sans commentaire, comme d’habitude.
2. L’Incube du boulevard
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onc, remplacer un prisme scaphoïde et tailler une lentille mystique à focale improbable. Le commis nota ma commande sur son cahier. — Quand seront-ils prêts ? — Mmm… Le prisme dans une dizaine de jours. La lentille, environ deux mois. Je devais avoir l’air atterrée, car il se hâta d’ajouter d’un ton d’excuse : — Depuis le début de la Guerre du Détroit, les livraisons d’orichalque sont un peu erratiques. Nous avons pris du retard. J’acquiesçai avec un soupir. La boutique de Messieurs Schmidt et Wassermann me faisait saliver d’envie, même si l’aura de Pouvoir qui en émanait était une cacophonie complète. Des douzaines de talismans calibrés servant de source de Pouvoir brut, en forme d’anneaux ou de baguettes, s’alignaient sur les étagères, ainsi que des boules de cristal et de petits sachets de poudre de 24
Pimpin. Dans une vitrine, il y avait un superbe incantographe à balancier aux cuivres gravés. Les engrenages d’un calculateur mirifique cliquetaient en rythme derrière le comptoir. À la devanture étaient exposés des talismans de faible intensité pour le grand public : des bijoux, presse-papiers, cannes, statuettes ou cendriers. Les revues de luxe vantaient régulièrement les vertus supposées de ces babioles hors de prix, censées vous apporter la clairvoyance, la chance ou la santé. Je sortis en me demandant ce que j’allais faire, maintenant que ma journée de travail était perdue. Je ne pouvais plus recommencer l’expérience des lunareilles avant la pleine lune suivante. De toute façon, j’étais trop loin de la Faculté pour avoir le temps de revenir et entamer une autre activité. Je me retrouvai avec une après-midi de loisir forcé. J’avais besoin de me calmer les nerfs. Je traversai la rue pour entrer dans le parc. Les cerisiers de la Butte aux Mésanges resplendissaient dans leur robe de fleurs blanches. Je m’assis sur un banc pour les fixer distraitement. Un orgue de Barbarie jouait au loin un air de mon enfance : Au bout du jardin, près du talus S’élève un cerisier solitaire. Plus grand que la fontaine ornée de statues, Plus vieux que mon grand-père. Ses fleurs sont plus belles que les nuages d’été, Plus blanches que la neige des sommets. Ses fruits sont plus rouges que le sang, Amers et sucrés à la fois…
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À ses pieds est la tombe de mon amour. Elle était plus belle que les nuages d’été, Plus blanche que la neige des sommets. Ses lèvres étaient plus rouges que le sang, Amères et sucrées à la fois… Ma mère était morte au printemps. Elle est enterrée au pied d’un gigantesque cerisier. Là-bas, à Tourmayeur. Dans ce parc, il y avait une source de Pouvoir à la fois puissante et harmonieuse. Peut-être la tombe d’un sorcier avec son talisman se trouvait-elle quelque part sous le kiosque du marchand de glaces. Je ne pus résister à la tentation : j’en tressai le flux en suivant la musique pour soulever une vieille feuille morte. Même si la plupart du temps je me comportais comme si mon don n’existait pas, j’avais parfois besoin de créer un petit sortilège, comme ça, pour le plaisir. C’était presque physique. Pour moi, les ondes du Pouvoir brut se comparaient aux sons d’un orchestre qui accordait ses instruments. Les tresser revenait à donner une partition à chacun d’entre eux pour obtenir une symphonie. Je n’avais jamais rien osé de plus complexe que déplacer une feuille ou un caillou. L’art des vrais enchantements s’était perdu il y a quatre siècles. Manipuler de grandes quantités de Pouvoir vous exposait à la folie et la mort. De plus, on racontait qu’il agissait comme une drogue sur ceux qui le percevaient. On dit que lorsqu’un enfant naît, une fée vient lui apporter un don. Celle qui s’était penchée sur mon berceau m’avait fait un cadeau empoisonné. Au bout d’une demi-heure, je finis par décider qu’une petite promenade me ferait du bien. Je décidai de rentrer 26
chez moi à pied en passant devant le Palais des Dames, au lieu de prendre le tram. Peut-être y verrai-je même quelques traces des événements de la veille. Je partis d’un bon pas dans la brise printanière, écoutant distraitement les bruits habituels de la rue : le clapotis des sabots, le fracas des roues, le ronronnement des autotracteuses. Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait un tour en ville. La mode avait encore changé. Au lieu des tournures enrubannées qui exagéraient leur postérieur, les dames arboraient des silhouettes en sablier qui élargissaient démesurément les hanches. Les corsets se portaient particulièrement serrés, cette saison. Je m’étais souvent demandé jusqu’où on pouvait aller tout en restant capable de respirer. Personnellement, je n’avais jamais pu supporter cet instrument de torture. Ma propre robe était, par contraste, confortable, pratique et d’entretien facile. Je l’avais depuis quelques années, mais, malheureusement, elle commençait à s’élimer aux manches. Je devais penser à la remplacer… Je perçus soudain un Pouvoir inhabituel, pulsatile sur ma gauche. Je n’eus pas le temps d’analyser ce phénomène, car un bouquet de roses d’un incarnat profond apparut sous mon nez. Je levai les yeux. De l’autre côté des fleurs, se tenait le plus bel homme que j’eus jamais vu. Tellement splendide que si vous m’aviez demandé de le décrire à cet instant précis, j’en aurais été incapable. Je crus d’abord qu’il faisait erreur sur la personne. Mais il posa sur moi un regard empli d’adoration et déclara d’un ton désarmant : — Pardonnez mon audace, mademoiselle, mais j’ai été tellement captivé par votre beauté que je n’ai pu résister à l’impulsion de venir vous parler. Vous êtes divine. 27
Sa voix sembla s’infiltrer en moi et toucher au fond de mon être quelque chose que j’avais oublié depuis longtemps. Une intense émotion m’envahit. J’avais trouvé ce que j’avais cherché toute ma vie. J’allais suivre cet homme au bout du monde et être heureuse. Mon cerveau s’était transformé en fromage blanc. J’eus tout de même la présence d’esprit de balbutier : — Mais qui êtes-vous, monsieur ? Il s’inclina sur ma main : — Albert Dupont, pour vous servir. Me permettez-vous de faire quelques pas en votre compagnie ? — Mmff…, bafouillai-je, ayant oublié comment articuler. Il m’offrit le bras et nous partîmes, son visage toujours penché vers le mien, un mélange de sollicitude et d’admiration béate. Il paraissait totalement absorbé par mon humble personne, ma verrue sur la tempe, mes lunettes et mes taches de rousseur. — Comment vous appelez-vous ? — Con… Heu… Constance. — C’est extraordinairement beau ! C’était un prénom extraordinairement plouc qui trahissait mes origines tourmayennes, mais à ce moment, cette pensée ne m’effleura même pas. Nous marchâmes ainsi quelque temps. Le monsieur me comblait d’attentions. Il me demanda où j’allais et ce que j’avais fait de ma matinée. Il m’interrogea sur mes goûts culinaires, vestimentaires et ma famille. Quant à moi, les rouages de mon cerveau s’étaient totalement grippés. J’étais incapable de lui poser la moindre question. Je lui répondais comme une automate. J’avoue 28
que j’avais peu l’habitude de ce genre de situation. La plupart des hommes ne réalisaient mon existence que lorsque je leur faisais quelque remarque désagréable. Si j’étais demeurée à Tourmayeur et avais, par miracle, échappé aux Gardiens, j’aurais été mariée à seize ans et aurais déjà pondu six ou sept enfants. Mais ici, je savais depuis l’adolescence que sans famille, je n’aurais pas d’époux et qu’avec mon physique et mon caractère, je n’aurais pas d’amant. Non que cela me manquait d’ailleurs. Mais cet individu aurait dû m’apparaître comme une totale aberration. Nous arrivâmes ainsi à la portion animée du boulevard, là où se trouvaient les grands magasins. C’était un quartier très avant-garde, construit seulement cinq ans auparavant. Le long des avenues s’élevaient des immeubles ultramodernes, des merveilles de pierre, de verre et d’acier, aux façades couvertes de spirales abstraites et de fleurs sinueuses. Je l’aimais beaucoup. Je n’étais, hélas, pas la seule. Les trottoirs étaient bondés. Autour de nous se pressaient des messieurs en costume clair et des élégantes en robe d’après-midi admirant les vitrines des boutiques à la mode. Nous nous arrêtâmes devant un marchand de glaces et Albert m’en offrit une. Par-dessus mon cornet, je souris à mon cavalier. Il était adorable. Des yeux si doux, si tendres, si… À ce moment, il fixa quelque chose derrière mon épaule et bafouilla : — Excusez-moi, très chère, je viens de me rappeler une course urgente… Il fit demi-tour et s’éloigna d’un pas pressé. Je n’eus pas le temps de réagir : une dame pointa son doigt en criant d’une voix stridente : 29
— Regardez ! Je fis volte-face. À cinquante mètres de nous, un attroupement s’était créé au pied des colonnes du nouveau métro aérien. Certains montraient une silhouette en haut d’une arche en dentelle de fer. Le trafic s’arrêtait. J’entendis quelqu’un hurler : — Le démon ! J’essayai de me rapprocher, mais la foule fut bientôt trop compacte. Un trille de sifflets me vrilla les tympans. Un cordon de police encerclait le pilier et tentait de faire reculer les curieux. Quelqu’un m’écrasa le pied. Un autre me donna un coup de coude dans les côtes. Les gens parlaient tous avec animation. — Il paraît que c’est un vrai monstre ! — C’est pas possible ! C’est un canular ! — C’est peut-être la fin du monde ! — Vous croyez qu’il mange de la chair humaine ? Je plissai les yeux, tentant d’examiner la créature. En effet, elle ressemblait aux images de gargouille des traités anciens. Je pouvais clairement distinguer les longs crocs qui dépassaient de son mufle et les griffes à ses mains et ses pieds, si on pouvait les qualifier ainsi. L’un des policiers visa avec son pistolet et tira. Du sang apparut au milieu de sa poitrine, mais elle n’eut pas l’air d’en être autrement affectée. À n’en douter, un homme serait mort sur le coup, à sa place. Un autre policier fit feu et l’atteignit au même endroit. Cette fois, elle poussa un cri pitoyable qui me glaça le sang. La foule, à ses pieds, s’agitait et grondait comme une mer hostile. Pourquoi personne ne voyait-il que cette chose avait peur et mal ? 30
Une scène de mon enfance apparut brutalement devant mes yeux. J’étais à nouveau dans le vieux quartier de Tourmayeur. Nous revenions d’une promenade. Un homme arrivait en courant derrière nous. Il bouscula ma mère mais continua sans lui prêter la moindre attention. C’était le marchand de sucreries qui tenait son étal à l’entrée du parc. J’entendis presque immédiatement un coup de feu dans mon dos et une douzaine de Gardiens des Dogmes, lancés à sa poursuite, nous dépassèrent en vociférant. J’ignore ce qu’il avait bien pu dire ou faire. La rue finissait en cul-de-sac une cinquantaine de pas plus loin. Se voyant acculé, il s’engouffra dans l’immeuble le plus proche, talonné par une partie des Gardiens. Les autres restèrent au pied du bâtiment. On vit bientôt l’homme sortir par une fenêtre du quatrième étage et s’engager en hésitant sur la corniche sculptée qui courait le long du mur. De la folie, bien sûr. L’un des Gardiens restés dans la rue alluma une cigarette, épaula paresseusement son fusil, visa sans hâte et tira. La tête de l’homme éclata en une gerbe de sang. Il tomba comme une pierre, rebondit sur le pavé et roula quelques pas avant de s’arrêter. Je tentai de faire marche arrière pour m’extirper de la foule. Je sentais que j’allais assister à quelque chose de semblable et, démon ou pas, je n’en avais pas la moindre envie. Trop tard. Derrière moi retentit une sirène et je fus repoussée sur le côté. Une autotracteuse blindée, éclatante au soleil, rugissant de ses seize cylindres, se frayait un chemin en sens inverse. Je me retrouvai sur les marches qui menaient aux Grandes Galeries d’où on jouissait d’une excellente vue d’ensemble, bien qu’éloignée. 31
L’engin s’arrêta dans un nuage de fumée et dégoisa une quinzaine de licteurs en grande tenue, leur masque rituel sur le visage. Pas de doute, la créature était un authentique démon. Derrière ses collègues, royale et féline sortit… Artémise Watts en personne. Je reconnus sa silhouette sans aucune difficulté. Elle tenait amoureusement le fusil le plus impressionnant qu’il m’eut été donné de voir. Un croisement entre la carabine et une pièce d’artillerie, surmonté d’une lunette de visée. Des incrustations de nacre décoraient la crosse. Des glyphes de Vieille Langue semblaient gravés sur la culasse et courir le long du fût. Vu la façon dont elle la serrait contre elle, je me demandai si cette arme appartenait au Magistère ou était sa propriété personnelle. Elle posa son cigare sur le capot de l’autotracteuse, se cala contre l’engin, épaula sans hâte, visa avec soin par-dessus la foule et tira. Le bruit de la déflagration se réverbéra en échos. Le démon lâcha prise et tomba comme une pierre. Je ne le vis pas atterrir. Artémise attendit quelques secondes avant de s’en approcher prudemment. Elle se pencha pour l’examiner, puis fit signe à ses collègues. Ils soulevèrent le cadavre, l’enfournèrent dans leur véhicule et s’en furent dans un rugissement assourdissant.
Constance Agdal, excentrique professeur de sciences magiques, n'aspire qu'à une chose : se consacrer à ses recherches et oublier son passé. Malheureusement, son collègue disparaît alors qu'il travaillait sur une machine légendaire. La jeune femme le remplace au pied levé et fait la connaissance de Philidor Magnus, un inventeur aussi séduisant qu'énigmatique. Bientôt, une redoutable tueuse et un excentrique et un richissime industriel s'intéressent à ses travaux, sans oublier son assistant qui multiplie les maladresses et un incube envahissant... Alex Evans, autrice du très remarqué Sorcières Associées, nous livre dans le même univers une enquête trépidante qui mêle admirablement steampunk et magie.
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