Celle qui a tous les dons (Extrait 2)

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5 De temps en temps, au bloc, il y a une journée qui ne démarre pas bien. Une journée où aucun des schémas répétitifs sur lesquels Melanie se base pour mesurer sa vie ne se reproduisent, et où elle a l’impression de flotter en l’air, impuissante – une baudruche en forme de Melanie. La semaine qui suit celle où Mlle Justineau a raconté aux élèves que leurs mères étaient mortes, il y a un jour comme ça. C’est un vendredi, mais quand Sergent et son équipe arrivent, ils n’ont pas de maître ni de maîtresse avec eux et ils n’ouvrent pas les portes des cellules. Melanie sait déjà ce qui va suivre, sauf qu’elle a tout de même un pincement de gêne lorsqu’elle entend claquer les hauts talons de Mme Caldwell sur le sol en béton. Et après, une ou deux secondes plus tard, il y a ce bruit du stylo que Mme Caldwell ouvre et referme à plusieurs reprises quand elle ne veut rien rédiger. Melanie ne se lève pas du lit. Elle reste assise à attendre. Elle n’aime pas beaucoup Mme Caldwell. En partie parce que chaque fois qu’elle se montre, les rythmes de la journée sont perturbés, mais surtout parce qu’elle ignore à quoi sert cette femme, malgré son titre de « professeur ». Les maîtresses et le maître enseignent, l’équipe de Sergent emmène les enfants des cellules à la salle de cours et retour ; ils les nourrissent, les douchent le dimanche. Mme Caldwell se contente de faire son apparition à des moments imprévisibles (Melanie a tenté une fois d’étudier s’il y avait un schéma, sans en trouver), et le


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temps qu’elle reparte, tout le monde s’arrête dans ses activités ou renonce à ce qu’il devait faire. Le claquement de ces chaussures et le bruit du stylo s’amplifient, puis cessent. — Bonjour, professeur, dit Sergent dans le couloir. À quoi devons-nous le plaisir de votre présence ? — Sergent, salue Mme Caldwell. Comme elle a la voix presque aussi douce et aussi chaleureuse que Mlle Justineau, Melanie se sent un peu coupable de ne pas l’aimer. C’est sûrement quelqu’un de très gentil quand on la connaît mieux. — Je me lance dans une nouvelle série d’expériences et il m’en faut un de chaque. — De chaque quoi ? répète Sergent. Vous voulez dire un garçon et une fille ? — Un garçon et une fille ? jette Mme Caldwell dans un rire mélodieux. Non, rien à voir. Le sexe n’a aucune espèce d’impor tance, nous l’avons déjà déterminé. Je parlais de sujets qui se classent tout en haut de la courbe ou tout en bas. — Bah, indiquez-moi juste lesquels vous voulez, répond Sergent. Je vous les emballe et je vous les apporte. Un froissement de papiers. — Le seize devrait convenir pour ce qui est du moins bien classé. Les talons de Mme Caldwell frappent le sol du couloir, mais elle ne marche pas, parce que le son ne s’amplifie pas et ne diminue pas non plus. Son stylo s’ouvre et se referme. — Je vous mets celle-là ? demande la voix de Sergent. Il paraît très proche. Melanie lève la tête. Mme Caldwell scrute la cellule à travers la grille. Son regard croise celui de Melanie, le fixe longtemps, sans que ni l’une ni l’autre ne cille. — Notre petit génie ? Ne parlez pas inconsidérément, Sergent. Je ne vais pas gaspiller le numéro un sur une simple strati-


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graphie. Quand je viendrai chercher Melanie, il y aura des trompettes et des anges. Sergent marmonne quelque chose d’inaudible et Mme Caldwell s’esclaffe. — Ma foi, je suis certaine que vous pourrez au moins fournir les cuivres ! Elle se détourne, le clic-clac-clic-clac de ses talons s’atténue dans le couloir. — Deux canetons, lance-t-elle. Le vingt-deux. Melanie ne connaît pas chaque numéro de cellule des enfants, mais la plupart si, parce qu’un jour une maîtresse les a appelés comme ça, pas par leur prénom. Le seize, c’est Marcia, et le vingt-deux, Liam. Melanie se demande ce que Mme Caldwell veut faire avec eux, ce qu’elle leur dira. Melanie s’approche de la grille. Les membres de l’équipe de Sergent entrent dans les cellules seize et vingt-deux. Ils font sortir Liam et Marcia dans le couloir, poussent leurs fauteuils dans le sens opposé à la classe, vers la grande porte en acier. Melanie les suit du regard aussi loin que possible, mais ils disparaissent. Ils doivent avoir franchi la porte, parce qu’il n’y a rien d’autre à cette extrémité-là du couloir. Ils voient de leurs yeux ce qu’il y a de l’autre côté ! Pourvu que ce soit un jour Justineau. Comme Mlle J. autorise les enfants à discuter entre eux de trucs qui ne sont pas dans le cours, quand Liam et Marcia reviendront, Melanie pourra leur demander de quoi Mme Caldwell leur a parlé, ce qu’ils ont fait, ce qu’il y a de l’autre côté de cette porte. Bien sûr, elle espère aussi que ce sera un jour Justineau pour plein d’autres raisons. Et il s’avère que c’est le cas. Les enfants inventent des chansons pour que Mlle J. les joue sur sa flûte, en fonction de règles compliquées : longueur des mots, façon de rimer. Ils s’amusent énormément, mais la journée continue sans que Liam et Marcia reviennent. Donc Melanie ne peut pas les interroger, et elle


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