Extrait Vassili Volkovitch

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NiNa volKovitch (trilogie) Prix Saint-Exupéry 2013 1 la lignée Prix Imaginales des Collégiens 2013 Prix Révélation Jeunesse des Futuriales 2013 Prix des Bouquineurs d’Armor 2013 e 2 Prix Latulu des Collégiens du Maine-et-Loire 2013 Prix des Collégiens de l’agglomération de Cholet 2014 3e Prix du Roman jeunesse d’Asnières 2014 2e Prix ex-aequo D’Livres et moi 2014 Prix Chapiteau du Livre 2014 Prix des Z’Incorréziens 2014 Prix Littéraire du Montargois 2014 2 le SOUFFLe 3 Le COMBAT

Illustration 1re de couverture : Cali Rezo Direction artistique et motif de couverture : Marie Rébulard © Gulf Stream Éditeur, Saint-Herblain 2015 ISBN : 978-2-35488-250-1 Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse


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À mes extraordinaires amies de la Charte Hauts les cœurs



« Lorsque la Providence divine jugea que le moment était venu pour que notre mère, la pieuse tsarine Héléna, passât du royaume terrestre au royaume céleste, nous restâmes, feu frère Ivan et moi, orphelins sans personne pour nous aider. (…) J’avais alors huit ans. Nos sujets voyaient se réaliser leurs désirs : ils avaient désormais un royaume sans chef. (…) Que ne firent-ils pas ! (…) Que de privations n’avons-nous pas endurées dans nos vêtements comme dans la nourriture ! Nous n’avions aucune liberté, rien ne se faisait selon notre volonté et rien n’était conforme à notre jeune âge. » Lettre du tsar Ivan le Terrible au prince Kourbski, 5 juillet 1564



PROLOGUe Moscou, KreMlin, 1542

Vassili, Olia et Boris courent sur le chemin de ronde en haut des remparts du Kremlin*1. Ils cherchent Ivan, le grand-duc de Moscou. Olia devance les deux autres, c’est elle la plus rapide. Menue, légère, insaisissable. Une plume au vent. Elle veut arriver la première auprès d’Ivan. Elle accélère. Ça y est, elle le voit, elle s’apprête à l’appeler, mais se retient : que serre-t-il entre ses mains ? Encore un oiseau blessé ? Elle baisse les yeux, elle ne veut pas assister à ça une fois de plus. Elle ne supporte pas ces moments où son frère de lait, pris d’une rage incontrôlable, jette des animaux du haut des murs et les observe s’écraser par terre. Elle ne supporte pas la satisfaction cruelle de son regard. Depuis que sa mère est morte, Ivan est de plus en plus violent. Et ce sont les plus fragiles, les plus innocents, ceux qui ne peuvent pas se défendre, ceux dont elle se sent si proche, les oiseaux, les chiens, les chats, ses premières victimes. Et son cœur se déchire alors en mille morceaux. Elle, Olia la Vive, veut rester fidèle

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Les mots suivis d’un astérisque sont expliqués dans le glossaire en fin d’ouvrage. 11


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à Ivan, elle l’aime autant que les jumeaux Anton le Sage et Boris le Railleur, autant que son meilleur ami Vassili le Fougueux. Mais tous ces gestes pervers la révoltent. Et voilà que ses jambes tremblent, qu’elle ne peut plus faire un geste, elle, si pleine de vie qu’elle paraît danser au premier de ses pas, elle est tétanisée par ses contradictions. Statue de cire sur les remparts du Kremlin, à quelques mètres du grand-duc qui tourne la tête vers elle, un sourire ambigu sur les lèvres. Boris et Vassili, toujours dans la concurrence, essoufflés mais ex aequo, la rattrapent. Surpris par son teint pâle, frappé par la fixité de son regard noir, Vassili comprend tout au moment où ses yeux se posent sur le grand-duc. Il connaît l’amour d’Olia pour les animaux, sa facilité à leur parler, ce don qu’elle a hérité de sa mère, Agrafena, veuve d’un héros de l’armée russe, leur nourrice. Anton, Boris, Vassili et Ivan, fils de boyards2 et de princes*, elle leur a donné le sein à tous les quatre. Ce qui fait d’eux des frères de lait, unis à la vie, à la mort. Un rictus satisfait aux lèvres, Ivan cogne une dernière fois la tête de l’oiseau contre la pierre blanche de la citadelle, symbole de la puissance de Moscou. Blafarde, Olia prend sa décision. Elle ne peut pas rester là. Elle fait demi-tour, dévale les escaliers, voudrait sortir sur la place du Kremlin et rattraper l’oiseau

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Boyards : nobles de Russie. Les princes russes sont des boyards très puissants et de lignée ancienne. 12


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avant qu’il ne heurte le sol. Elle n’a pas le temps. Elle court vers la place des Cathédrales*, espère trouver refuge dans l’église de l’Archange-Saint-Michel, où sa mère Agrafena prie chaque matin, mais elle ralentit : à la sortie de l’édifice blanc et rouge, des hommes attendent, épée à la main. Elle s’arrête. Qu’est-ce qui se passe ? Sa mère sort. Des soldats l’entourent, la maintiennent fermement, l’empêchant de faire un mouvement. « Ordre du prince Soloviov de vous amener au monastère de la Trinité, votre présence auprès du grand-duc est nuisible. » Olia met sa main sur la bouche pour ne pas hurler. Sa mère la voit, lui fait signe de fuir. Mais la fillette ne veut pas : « Maman ! » crie-t-elle. Un des guerriers se précipite vers elle et la saisit brutalement pour la conduire près de sa mère. « Qu’est-ce qu’on fait de la petite ? Le prince ne nous a rien dit. » Elle se blottit contre Agrafena. Elle ira avec sa mère. On ne les séparera pas. Un brouhaha attire son attention. Des soldats, encadrés par le prince Piotr Soloviov et son fils, Oleg Soloviov, qui n’a que treize ans, traînent deux cadavres. Un homme et une femme. Serait-ce possible ? Olia se sent défaillir, elle serre la main de sa mère et récite en silence une prière. Une prière de mémoire éternelle pour Macha et Piotr Volkovitch, les parents de Vassili.



ChAPITRe. VassiliochKa, n’es-tu pas fou ?

Moscou, KreMlin, tour niKolsKaia, salle d’ entraineMent, Mai 1548

– Aspirants officiers de la Sainte Armée Russe, je vous ai appris les techniques de l’escrime, celles du sabre turc, je vous ai montré toutes les nouvelles bottes pour servir au mieux votre tsar Ivan IV. Je vous ai ensuite enseigné comment rester agiles en lourde cotte de mailles et comment adapter votre vision au heaume… Nous approuvons en silence tous les six, concentrés, partageant malgré nos différences la même admiration pour Nikolaï Strassov, notre maître d’armes. Je croise le regard froid d’Oleg, le fils du prince Piotr Soloviov, le commanditaire du meurtre de mes parents. C’est un beau jeune homme, large d’épaules, au menton volontaire et aux traits réguliers, qui remporte tous les succès auprès des jeunes

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femmes de la cour ; il est comme à son habitude somptueusement vêtu d’un cafetan rouge et d’une calotte de brocart où brillent des fils d’or. Mais je me moque de son élégance, qui ressemble plus selon moi à de l’outrance, comme lui-même méprise l’anoblissement récent de ma famille. « La lignée des princes Soloviov est d’extraction aussi ancienne que celle du tsar », se complaît-il à ressasser. Sa capacité à contenir sa hargne derrière une dignité pincée me déstabilise. C’est que je suis fougueux, moi, j’ai plutôt du mal à réfréner mes colères. Peut-être Oleg me rappelle-t-il trop l’assassinat de mes parents ? Peut-être suis-je jaloux de son amour, ou plutôt, de son désir, pour celle que j’aime depuis toujours ? Sa fortune et sa noblesse n’ont pourtant jamais eu raison du cœur d’Olia, c’est moi qu’elle a choisi. Et je ferai bientôt appel aux marieuses du tsar pour épouser ma bienaimée devant le tsar et Dieu. Je souris à Vitali Strassov mais, troublé par mon regard amical, le jeune homme crispé baisse la tête et rougit, balançant ses longues mains blanches d’avant en arrière. Tout est fin en lui, son visage ovale, sa silhouette longiligne, son nez aquilin. Les frères Victor et Anatole Plioutchov, trapus, courts sur pattes et aussi roux que je suis brun, surprennent son accès de gêne et lui lancent des œillades moqueuses ; je les calme de deux coups de coude

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rapides et discrets dans les côtes, histoire de leur couper le souffle et l’humeur railleuse. Quant à mon meilleur ami, Boris, très sérieux, il ne prête aucune attention aux autres élèves et à leurs éventuelles altercations. Il ne perd pas une miette des paroles du boyard Strassov, qu’il considère comme le meilleur des maîtres d’armes. Il ne remettrait en cause pour rien au monde un seul des conseils de celui qui a formé des générations d’apprentis officiers russes aux différentes techniques de combat, de la lutte grecque au sabre turc. L’assassinat tragique de ses parents dans un guet-apens fomenté par les princes Glinski* lui a donné l’énergie de se surpasser au service de notre tsar. Je crois qu’il veut exterminer les boyards plus encore que les ennemis ancestraux des Russes, les Tatars de Crimée3. Pour preuve, les éclats de rage fulgurants qui altèrent parfois la modulation contrôlée de sa voix rauque. Depuis qu’il a découvert le cadavre de son père dans une ruelle de Moscou, quelque chose s’est figé en lui. Son seul objectif est de devenir le plus rapidement possible un chef de guerre au moins aussi puissant que son père. Son ascension est la seule chance de redonner à sa famille son prestige passé : les Temnikov, raconte-t-il, seraient les descendants lointains d’Alexandre Nevski* lui-même, ce héros militaire dont ils auraient hérité les qualités exceptionnelles de stratège.

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Crimée : située dans l’Ukraine actuelle, au sud-ouest de la Russie. 17


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Nous plaisantons souvent à propos de la véracité de cette légende qui se transmet de génération en génération chez les Temnikov, mais j’ai déjà remarqué à plusieurs reprises que Boris ne s’associe pas à nos plaisanteries. Il prend cette fable plus au sérieux qu’il ne veut bien l’admettre, y croit plus qu’il n’en rit et, obnubilé par son glorieux ancêtre, il en perd son sens de l’humour. Ces derniers temps, sa lame est devenue plus piquante que son ironie. – Officiers, asseyez-vous ! Nous échangeons des regards perplexes. C’est la première fois que notre maître d’armes nous demande de nous asseoir lors d’un entraînement. Voilà qui ne me réjouit guère, j’obéis à contrecœur. – Bien. Vous allez vous exercer aujourd’hui à améliorer vos capacités de défense en cas d’attaque surprise. À mon signal, vous entamerez les séries d’exercices suivants : regardez-moi et imitez mes gestes avec le plus de précision possible. Votre objectif doit être de parvenir à reproduire à l’identique ce que je fais. Il se masse l’estomac d’un mouvement circulaire constant de la main droite et, de l’autre main, se donne de petites tapes sur le sommet de sa tête suivant un rythme variable. Lenteur d’un côté, rapidité de l’autre. C’est certainement l’un des procédés qu’il a appris dans des contrées lointaines d’Asie

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lors de ses voyages. Il est immobile, il respire profondément, dans un état de grande concentration. Seules ses mains bougent. Les années semblent n’avoir aucune prise sur son corps tout en muscles et en nerfs. Je serais bien incapable de lui donner un âge. Sa consigne me paraît complètement absurde. Nous sommes là pour apprendre à lutter, pas pour pratiquer des activités de saltimbanques sans aucune utilité. Boris répond à mon coup d’œil agacé par un haussement d’épaules indécis. Comme d’habitude, il fait preuve de plus de patience que moi. Et il refuse de douter, ne serait-ce qu’une seconde, des méthodes du boyard Strassov, grâce auquel il progresse de jour en jour dans l’art du combat à l’épée, au poignard, au corps-à-corps. Si ça continue, il réussira même à me vaincre dans un affrontement à mains nues, ma spécialité. Je sais instinctivement donner des coups furieux avec mes poings, charger avec ma tête comme un taureau et balancer mon pied dans des endroits bien placés. Bien qu’il déplaise fortement à mon oncle, mon côté impulsif est très utile à certains moments. Il nous a bien servis quand il a fallu se battre contre des brigands il y a deux ans ; les bandits avaient profité d’une partie de chasse dans les faubourgs de Moscou pour nous attaquer par surprise. Sans moi, Boris lui-même aurait pu y laisser sa peau. Ils

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étaient armés de gourdins et de poignards. J’ai foncé sur eux en hurlant, sabre en avant, fou de rage, et j’ai réussi à les faire fuir en un rien de temps, ces mécréants ! Et le jour où nous avons sauvé Ivan des chiens lancés à sa poursuite par des boyards, je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions sortis dans Moscou, sans permission, Ivan n’avait que dix ans. Je me rappelle les grognements féroces, les bruits de leurs pattes griffues dans la terre, le visage d’Ivan déformé par la terreur. J’ai crié : « Fuis, Ivan, fuis ! » Et lorsque les molosses ont foncé sur nous – je me souviens de leur gueule, de leurs crocs si pointus qu’ils m’auraient déchiqueté d’un coup de canine –, j’ai attrapé une torche accrochée aux façades. Boris m’a imité. Nous leur avons fait face du haut de nos huit ans. J’avais la peur au ventre, mais ma fureur était plus grande encore que ma terreur. J’ai beuglé, provoqué les dogues pour attirer leur attention, mais ils traquaient Ivan. Alors j’ai frappé l’un des deux avec ma torche et obtenu ce que je voulais : il s’est détourné de sa proie. Il m’a sauté dessus, il était beaucoup plus puissant que moi. Il m’a mis à terre. Je me débattais de toutes mes forces. Le chien cherchait à me mordre la gorge. Boris se défendait aussi comme un diable. Soudain, j’ai entendu une chanson, reconnu la voix d’Olia, pas sa voix de petite fille normale, non, son « autre

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voix », celle qui semblait sortir de ses entrailles, celle que lui avait transmise Agrafena sa mère, celle qui apaisait les animaux et soulageait les douleurs. Elle était là, près de nous. Elle ne craignait pas la bête féroce, qui avait cessé de m’attaquer. Elle a posé sa main sur l’encolure du fauve et l’a apaisé, simplement, en chantant… Je me souviens… Elle nous a sauvé la vie, à Boris et à moi. Et cette petite fille menue, haute comme trois pommes, m’a tendu la main pour m’aider à me relever, moi qui, sanguinolent et vacillant, n’étais plus très faraud. Me lançant un de ses regards furieux de dompteuse d’ours, elle m’a grondé comme si elle était ma grande sœur : « Vassiliochka, n’es-tu pas fou d’affronter les chiens des boyards ?! » Eux se tenaient sagement à ses côtés, dociles et fervents protecteurs de leur nouvelle maîtresse. Pour un peu, ils auraient miaulé. C’était la première fois que mon amie me reprochait mon inconscience. Ce ne serait pas la dernière. Combien de fois m’a-t-elle ensuite mis en garde contre mon impétuosité ? Quand nous sommes rentrés au Kremlin, mon père affolé m’a serré dans ses bras : – Vassiliochka, mon petit. N’es-tu pas fou ? Promets-moi de ne plus jamais mettre en danger ta vie comme tu l’as fait aujourd’hui ! Sans l’intervention providentielle de la brave Olia Idatcheva, et sans

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son pouvoir, Dieu nous préserve… Tu es notre seul espoir. Il n’y a plus de Souffleur à Moscou, la Communauté des Trois a besoin de nouveaux… Et là, brutale, la voix de mon oncle avait retenti, coupant court aux propos mystérieux balbutiés par mon père : – Que dis-tu là, Piotr mon frère ? Arrête tout de suite ! C’est toi qui es fou de révéler à ton fils de tels secrets. Il ne doit RIEN savoir avant ses quinze ans. RIEN. Tu le sais, Piotr. Tu mets là en péril la sécurité de notre Communauté et celle des trois anges. Nous devons rester dans la plus grande discrétion ! Imagine, si Vassili parlait à ses amis ! Il n’a que huit ans, il n’a pas conscience de la gravité de notre mission. – Excuse-moi, Dimitri, mon frère, j’ai eu si peur, je… J’ai été emporté par mon soulagement… Je ne voulais pas porter préjudice à… Mon oncle m’impressionnait beaucoup. Peu démonstratif avec moi, il était à mes yeux d’enfant l’incarnation de l’autorité. J’étais mal à l’aise avec cet important dignitaire de l’église orthodoxe, embarrassé par son goût prononcé des sermons : – Tu devrais apprendre à être moins bavard avec Vassili. Tu peux causer des dégâts irréversibles dans son esprit d’enfant s’il apprend mal et trop tôt l’existence de… tout cela… Cela nuira à son initiation. S’il se révèle…

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J’ai bu ses paroles sans rien comprendre, mais la solennité de son intonation et l’expression désolée du visage de mon père m’ont secoué au point de ne jamais oublier leur dispute. Je sursaute à la pensée de mon oncle : j’ai oublié mon rendez-vous avec lui, il doit commencer à me montrer comment utiliser mon Souffle pour éveiller les trois anges ! Il va encore me reprocher mon désintérêt pour les icônes magiques et mon manque d’investissement… Mais puis-je me permettre de partir au milieu de notre entraînement ?


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