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La rentrée de la fantasy française 2015
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LES NEIGES DE L’ÉTERNEL de Claire Krust
Partie 1 : La fille qui chevauche 1.
La lumière blanche d’un jour terne filtrait par la porte entrebâillée. L’ouverture ne permettait d’entrevoir que le tatami immaculé et l’angle du futon. La paroi de papier qui constituait le shoji ne laissait, elle, distinguer que quelques silhouettes semblables à celles des théâtres d’ombres. L’adolescente, recroquevillée sur elle-même, approcha la tête de l’ouverture le plus discrètement possible. Elle retint sa chevelure d’une main avant que celle-ci ne touche le sol, craignant que le bruissement ne suffise, dans le silence, à trahir sa présence. L’espace n’était toutefois pas suffisant pour qu’elle perçoive grand-chose de la chambre. Cette dernière, située au troisième étage du donjon, était aussi vaste que se devait de l’être celle de l’héritier de l’illustre famille. Yuki recula un peu et se tordit à demi le cou en essayant de trouver un angle plus propice, jusqu’à ce que son regard tombe sur la main de son frère. Elle était immobile, dans sa blancheur, simplement posée sur le futon. Elle aurait pu se confondre dans les draps blancs tant elle était pâle. La longueur et la finesse des doigts, la minceur du poignet, tout évoquait une féminité et une fragilité qui auraient pu paraitre déplacées chez un garçon, mais qui lui avaient conféré au contraire une aura de pureté et de noblesse. La main autrefois pleine de vie n’avait plus que la peau sur les os. Ses doigts décharnés rappelèrent à Yuki les brindilles qu’elle s’amusait à briser dans un bruit sec lorsqu’elle était plus jeune. Elle s’imagina un court instant qu’il s’agissait des doigts de son frère. Crac. Un froissement de tissu attira l’attention de l’adolescente, la faisant sursauter. Elle recula instinctivement, se cachant de l’autre côté de la porte, attendant avec anxiété que quelqu’un vienne la déloger. Le kimono de sa mère ou du guérisseur, glissant sur les tatamis, était certainement à l’origine du bruit. Yuki crut distinguer un bout de tissu blanc par terre, blanc comme la couleur des vêtements funéraires. Elle entendit un soupir puis une voix féminine et lasse s’éleva : — Est-ce qu’il vivra ? — Je l’ignore madame, mais j’ai peu d’espoir. Les poings de Yuki se crispèrent alors que résonnait la réponse de l’homme. Sur la main de son frère, une autre se posa, plus petite, plus marquée par les ans. Et pourtant elle rappelait à tel point la première qu’elle semblait être sa jumelle. Yuki reconnut la main de sa mère et devina aux légers tressaillements qui la parcouraient qu’elle devait être en train de pleurer. 4
— … Il ne va pas se réveiller ? Le guérisseur ne fournit aucune réponse et Yuki perçut à nouveau le bruissement du kimono blanc. Un sanglot le suivit puis une lamentation. — Ouvre les yeux, réveille-toi… ! Ton père va bientôt rentrer, il faut… il faut que tu sois là pour le voir, il faut que tu puisses l’accueillir. Et puis, ça ira mieux, hein ? — Madame, ne l’agrippez pas comme ça, madame… — S’il vous plait, s’il vous plait, dites-moi qu’il vivra jusqu’au retour de son père, qu’il puisse lui dire adieu. Après la révolte venaient la résignation et la supplication. Un schéma devenu habituel. Yuki devina dans l’instant de silence qui suivit que la réponse du guérisseur était un mensonge. — Oui madame, je pense que oui. Mais sa mère y croirait surement, portée par l’espoir autant que par l’affliction. Sa main, sur celle de son fils, se resserra davantage. Yuki décida de mettre fin à son espionnage et repartit aussi discrètement qu’elle était arrivée. Elle avait revu son frère – si le simple fait d’avoir aperçu sa main signifiait qu’elle l’avait vu – et c’était tout ce qu’elle désirait. Le long couloir qui séparait la chambre du reste de l’étage était toujours aussi vide et un froid hivernal y régnait. Yuki, à petits pas, se dirigea vers les escaliers de bois. Elle croisa deux servantes sur le chemin, qui ne la remarquèrent pas, et écouta un instant leur conversation. — … la mort du garçon, ils n’auront plus d’héritier. — Et madame qui ne peut plus porter d’enfants… Tu crois que la petite maitresse héritera ? — Impossible, le seigneur vient d’une lignée trop traditionaliste, il lui faut un héritier mâle. Ou il adoptera un autre fils, ou il répudiera sa femme et en prendra une autre. Leurs propos firent frissonner Yuki mais elle demeura dans l’ombre et attendit que les servantes se soient éloignées pour poursuivre son chemin. Si elle n’avait pas souhaité se hâter, elle aurait pris un plaisir cruel nourri par ses ressentiments à les surprendre puis à les disputer. Yuki ne parvint toutefois pas à éviter l’ensemble du personnel qui arpentait les couloirs à cette heure matinale. Les servantes qui la croisèrent s’inclinèrent, certaines insistèrent pour qu’elle regagne sa chambre et s’y tienne sagement, mais Yuki les rabroua en prétextant souhaiter prendre l’air dans l’une des cours intérieures. On la laissa passer – elle était fille de Daimyô, après tout – et elle gagna le bas du donjon sans que quiconque insiste pour l’accompagner. De là, elle prit le chemin de l’écurie, le menton haut et l’expression impavide. On s’inclina à nouveau devant elle et le maitre palefrenier s’approcha dès qu’on lui signala sa présence. — Le cheval de mon frère est-il prêt ? — Oui, jeune maitresse. Il effectua un signe bref en direction de l’un de ses subordonnés qui apporta immédiatement un magnifique étalon noir, le tenant par la longe. Comme elle l’avait préalablement ordonné, la selle choisie était de facture simple et rien, à première vue, ne le distinguait d’une monture de commerçants ou de voyageurs. Le palefrenier émit l’hypothèse d’un désir de discrétion et se tut. Le frère de Yuki lui avait appris à monter convenablement et, bien qu’il fût très grand pour elle, le cheval du jeune homme était aussi parfaitement dressé et habitué à sa présence. Elle s’approcha et lui caressa doucement l’encolure. On prenait soin de l’animal aussi efficacement que si son propriétaire légitime était en état de le monter, constata-t-elle avec soulagement ; il avait été étrillé et ses fers étaient neufs. Le palefrenier s’approcha au premier geste qu’elle fit dans sa direction et l’aida à grimper sur le dos de la bête. 5
— Êtes-vous certaine de ne pas désirer d’escorte ? — Je veux simplement dégourdir les pattes du cheval de mon frère, vous savez que l’on se promenait souvent ensemble. Personne ne saura qui je suis. Elle sentit le scepticisme de l’homme, mais il n’y avait personne pour contester ses ordres en l’absence de son père et de sa mère, qui ne quittait quasiment plus le chevet de son fils. De plus, dans cette région pacifiée, il était peu probable, si ce n’était insensé, d’imaginer que quelqu’un puisse en vouloir à la vie d’un membre de la famille du Daimyô. Même si, d’aventure, elle était reconnue, elle serait sans doute simplement reconduite au château. Yuki avait craint que l’étalon ne résiste, qu’il ressente ses intentions et refuse de la laisser faire. Elle ne l’avait jamais monté seule, lui obéirait-il alors que son maitre se mourrait ? Malgré son angoisse, il ne piaffa pas ni ne rejeta Yuki, qui sentit la force de la bête l’envahir et la conforter dans sa décision. Le maitre palefrenier s’approcha pour régler les étriers à sa hauteur, vérifiant une dernière fois la solidité des autres sangles par habitude et par mesure de prudence. L’étalon s’ébroua légèrement. Cela faisait longtemps, sans doute depuis que son maitre était tombé malade, qu’il n’avait pas eu réellement l’occasion de se dégourdir les pattes. Yuki laissa l’homme saisir la longe et la guider jusqu’à la porte de l’écurie, où elle lui signifia d’un geste sec qu’elle se débrouillerait sans lui à partir de là. — Faites une bonne promenade, lui souhaita-t-il en s’inclinant. L’adolescente se contenta de lui jeter un bref regard avant de talonner légèrement l’animal et de quitter l’écurie pour se diriger ensuite vers la grande porte du château. Il s’agissait de l’unique voie permettant d’entrer ou de quitter la forteresse. Deux murs de plus de trois mètres de haut y étaient disposés en angle droit et la porte en elle-même se composait de lourds panneaux de bois renforcés par une coque de métal. Elle était gardée par plusieurs guerriers, qui saluèrent la fille du Daimyô sur son passage, mais ouverte à cette heure de la journée. Yuki lutta pour conserver son impassibilité alors qu’elle la franchissait. Elle sentit ses lèvres trembler sous l’angoisse, ses mains se crisper sur les rênes, mais il faisait trop froid pour que quiconque, s’il l’avait remarqué, mette ces réactions sur autre chose que l’hiver glacial. Un unique chemin descendait de la colline et traversait le petit bois, avant de se scinder en trois. Elle emprunta celui qui menait droit vers le sud. Le bois prit fin, dégageant un chemin rectiligne sur plusieurs kilomètres, et elle en profita pour lancer l’étalon au galop, se cramponnant à lui de toutes ses forces et puisant son courage dans la puissance qu’il irradiait. La route était peu utilisée, à cette heure matinale et à cette période de l’année, aussi Yuki parvint sans encombre et en une vingtaine de minutes en vue du carrefour. Le cœur battant d’appréhension – et s’il avait décidé de ne pas venir ? – elle s’en approcha doucement puis aperçut avec soulagement la silhouette d’un jeune serviteur du château. Il tenait à la main un sac de toile conséquent qu’elle reconnut. Il avait l’air un peu mal à l’aise, presque apeuré. — Tout est là ? demanda-t-elle d’une voix impérieuse. — Oui. Elle prit le paquet qu’il lui tendait pour vérifier son contenu. Elle y trouva de la nourriture pour quelques jours, de l’eau, de quoi soigner une blessure bénigne, des vêtements de rechange ainsi qu’une bourse. Elle divisa cette dernière en deux, en cacha une partie dans son kimono et laissa l’autre dans le sac. Elle rendit ensuite ce dernier au garçon et lui ordonna de l’accrocher solidement à la selle de l’étalon. Pendant ce temps elle défit sa coiffure, révélant une longue chevelure noire qu’elle trancha mèche par mèche à l’aide de son poignard. Elle n’emportait pas d’autres armes que 6
celui-là, la silhouette d’un sabre aurait obligatoirement attiré une attention indésirable. — Qu’est-ce que vous faites ? Yuki ignora la stupeur choquée du serviteur et releva ses cheveux en queue de cheval à l’aide d’une fine lanière, à la manière des garçons. Ses vêtements étaient neutres, faits de tissus simples et rugueux, et suffisamment amples pour cacher ses formes naissantes. À presque quatorze ans, elle était petite et n’avait encore rien d’une femme. — Vous n’allez pas changer d’avis ? reprit-il. Le voyage va être difficile avec ce froid. Je ne sais pas où vous souhaitez aller sans rien dire à personne, mais ça devrait attendre. L’adolescente lui jeta un regard glacial, perfectionné par les années. Il baissa les yeux et ne posa pas davantage de questions. — Votre mère enverra des gardes vous chercher et me soupçonnera, marmonna-t-il toutefois. — On ne te soupçonnera pas si tu ne dis rien, rétorqua-t-elle avec agacement. Tu n’as parlé de ceci à personne, n’est-ce pas ? — Non, non. — Ne dis rien, quoi qu’il arrive. Le garçon se mordit la lèvre, visiblement peu convaincu. Seul l’appât du gain l’avait poussé à aider la fille du Daimyô en personne dans sa folle entreprise, car sa mère peinait à subvenir aux besoins de ses frères et sœurs. L’enjeu en valait-il la chandelle ? Il était trop tard pour faire demitour. Il commença toutefois à regretter de s’être laissé embarquer dans cette histoire, et ce malgré le montant qu’il allait pouvoir tirer des bijoux en jade et autres pierres précieuses que Yuki lui avait donnés. Cette dernière vérifia rapidement que son sac était bien attaché puis lança un regard de remerciement froid vers le serviteur, qui se contenta de s’incliner en retour. Lorsqu’il redressa le buste, elle était partie.
2. Le domaine du seigneur se situait au sommet de la colline, offrant une vue imprenable sur la ville en contrebas et les vastes plaines aux alentours. Le tout, y compris les quelques villages égrenés dans les kilomètres suivants, appartenait au fief du père de Yuki. Celle-ci avait toutefois rarement quitté le château depuis que son frère était tombé malade, excepté lors des sorties officielles. À peine un an plus tôt ils galopaient ensemble dans la région. Il lui avait même promis que, la prochaine fois, ils se rendraient à la foire d’été. La ville était en paix depuis que le Daimyô avait accepté les conditions du Shogun, le nouveau général et maitre du pays, contrairement à beaucoup d’autres seigneurs. Ces derniers s’entretuaient dans des guerres sanglantes un peu plus au nord tandis que le Shogun tentait de contrôler la situation. Mais cela prendrait du temps. Pour l’heure il avait ordonné, pour ne pas que ses vassaux puissent se rebeller contre lui, que ces derniers vivent à la résidence shogunale une année sur deux, souvent accompagnés de leur famille gardée en otage. Ainsi le père de Yuki avait-il gagné la capitale, prêtant par la même occasion son aide au général afin de soumettre les seigneurs récalcitrants. La seule raison pour laquelle sa famille n’avait pas eu à le suivre était l’état de santé du fils ainé. L’adolescente emprunta le chemin des montagnes et du sud. Quitter la ville et s’éloigner de ses carrefours bondés ne prit guère de temps et bientôt la route s’étalait longiligne, presque jusqu’à 7
l’horizon, saupoudrée de la neige fraiche tombée le matin même. Lorsque la mère de Yuki remarquerait son absence et enverrait les gardes, ces derniers la soupçonneraient sans doute d’avoir pris la route du nord pour y chercher son père. Dans le cas contraire, elle serait exposée. S’il était courant pour les commerçants ou les voyageurs de posséder un cheval, la qualité du sien la ferait remarquer. Le choisir n’avait pas été très raisonnable, mais c’était le seul qu’elle ait jamais monté et marcher jusqu’aux montagnes aurait pris beaucoup plus de temps. Un temps dont elle savait ne pas disposer. Si tout se passait bien, la route serait directe et le voyage durerait moins d’une semaine. Sur la carte en peau d’agneau le tracé semblait même simple, presque enfantin. Une courbe douce et noire sans le moindre obstacle. Si l’homme qu’elle cherchait s’était trouvé au nord, le voyage aurait été singulièrement plus complexe, l’obligeant à traverser des villes autrement plus grandes, des territoires autrement plus dangereux et des domaines en pleine querelle. Outre les seigneurs en guerre, des hordes de bandits et de voleurs hantaient les plaines et attaquaient les caravanes qui n’avaient d’autres choix que de les emprunter pour atteindre la capitale. Le vent glacé la fit frissonner. N’était-ce pas là l’âme d’un mort qui venait de la traverser ? Yuki chassa son angoisse du mieux qu’elle put, mais la blancheur de la neige lui remémora la main de son frère. Elle ne parvenait pas à se rappeler quoi que ce soit d’autre, comme si l’image de son visage souriant et en pleine santé s’était irrémédiablement effacée de ses souvenirs. Elle n’avait plus osé pénétrer dans la chambre de son ainé depuis qu’il était tombé malade, n’ayant pour écho de son état que les sanglots et les plaintes de sa mère. Elle fuyait dès qu’elle entendait le jeune homme gémir ou tousser et ne franchissait même pas le seuil de la pièce. Son corps se bloquait dès qu’elle tendait la main pour faire coulisser la porte. L’adolescente expira et un nuage de fumée cristallin s’échappa pour s’entortiller dans l’air. La première ville qu’elle traversa, en début d’après-midi, s’appelait Laruku. Arc-en-ciel. Le nom poétique laissait espérer un endroit prospère et plein d’espoirs. Elle y pénétra par une large rue qui permettait aisément le passage des caravanes et des grands attelages. La ville était beaucoup plus petite que celle qui jouxtait la forteresse de son père. Les bâtisses étaient nombreuses et étroites, presque entassées les unes contre les autres. Dans la rue les badauds, les charrettes, les palanquins, les ânes et les chevaux abondaient. Elle avait craint que l’étalon n’échappe à son contrôle confronté à ce genre d’agitation, mais il avait été bien dressé et garda son calme. Yuki tenta alors de maitriser sa curiosité grandissante et son émerveillement. Elle s’était presque attendue à ce que les gens portent des vêtements différents des siens et arborent des traits singuliers. Mais elle n’était pas encore très loin de chez elle – en réalité, Laruku appartenait au fief de son père – et tous ceux qu’elle croisait portaient le kimono traditionnel. Elle aurait bien aimé rencontrer quelques femmes portant ces hanboks colorés revêtus par les aristocrates du nord, et qu’elle avait pu admirer dans certains livres. Il régnait dans la ville une atmosphère grouillante d’animation et de vie, d’odeurs puissantes et de bruits assourdissants, de voix et de mouvements qui juraient avec le calme plein de dignité et de restrictions dans lequel l’adolescente avait vécu toute sa vie. Yuki ne sut comment s’y retrouver et comprit que les livres ne disaient pas tout. La multitude était en soi l’un des éléments les plus impressionnants. Alors qu’elle remontait assez lentement l’avenue centrale, se laissant guidée par le flux des badauds, elle rencontra les premiers artistes de rue qu’elle ait jamais vus. Malgré le temps qui la pressait elle ne put résister à la curiosité de s’arrêter quelques instants, attirée par les vêtements colorés et la musique entrainante qui résonnait. Elle dominait la scène du haut de son étalon, ce qui lui permettait de jouir pleinement du spectacle. Trois acrobates évoluaient sur la place dans un espace restreint par le cercle que les curieux décrivaient autour d’eux, accompagnés par trois musiciens qui jouaient plus ou moins 8
habilement du changgo, un tambour double porté en bandoulière, ou du taegum, une flute traversière en bois de bambou. Nombre de spectateurs se balançaient d’un pied à l’autre au rythme de la musique, levant les bras au-dessus de leur tête, tandis que d’autres passaient sans regarder. Les instruments en question n’étaient pas locaux et devaient provenir des provinces du nord. Yuki n’en avait jamais vu de tels. L’extravagance du spectacle différait de la rigueur stricte des acteurs que le seigneur faisait parfois venir dans le domaine et qui jouaient dans la cour des pièces d’opéra ou de théâtre classique. Les acrobates rivalisaient d’adresse, enchainant sauts de mains improvisés et sauts périlleux. L’un d’eux retomba agilement sur ses pieds et rebondit comme s’il était monté sur ressort avant de lancer d’une voix forte et d’un large sourire : — Les meilleurs saltimbanques de la ville, en voulez-vous, en voici ! Si quelqu’un pense pouvoir faire mieux qu’il vienne le prouver ! Comme si cette phrase était le signal de la fin du spectacle, un bon nombre de spectateurs commencèrent à jeter des pièces aux pieds des saltimbanques, alors que d’autres se contentaient de tourner les talons. Yuki, prise dans la ferveur de l’agitation, se surprit à sortir une pièce de sa bourse et à la lancer. La culpabilité l’assaillit presque aussitôt comme un rapace fondant sur sa proie. La culpabilité d’éprouver ce sentiment de liberté illégitime et interdit d’allégresse. Cette révélation lui fit comme un coup de poignard et elle tira aussitôt sur les rênes de l’étalon pour contourner le spectacle et poursuivre son chemin. L’incident lui rougit les joues de honte. De fait, elle ne vit presque rien du reste de la ville, elle ne chercha même pas à regarder autour d’elle. Yuki suivit l’avenue jusqu’à la sortie comme une aveugle, les yeux fixés droit sur le sol, ne les relevant que pour contourner un éventuel obstacle. Elle prit instantanément la décision de préférer l’itinéraire des villages et des plaines, fuyant la ville et ses distractions comme la peste.
3. Le crépuscule venant, alors que la fatigue d’une journée entière de chevauchée se faisait durement sentir dans ses jambes, ses bras et son dos, Yuki décida de s’arrêter. Le village suivant qu’elle traversa était un hameau d’environ deux ou trois-cents habitants qui ne comptait qu’une unique auberge. Un enfant attiré par son cheval lui indiqua le chemin avant que la voix de sa mère ne le rappelle. L’adolescente constata que des lanternes de papier étaient progressivement allumées le long des toits, apportant un peu de lumière à la route, et elle se rendit compte qu’elle n’en avait elle-même pas emporté. La taverne possédait une petite courée encadrée de murets bas et dont la porte devait rester constamment ouverte. Yuki mit pied à terre, grimaçant face aux courbattures, avant d’y pénétrer. Un homme, un tissu sale dans les mains, sortit à sa rencontre. — Bonjour, pour dormir ou pour manger ? — Les deux. Est-ce qu’il y a une écurie ? — Oui, viens. L’homme, elle ne savait s’il s’agissait de l’aubergiste ou d’un simple employé, ne sembla pas se poser de questions sur son âge et lui fit signe de le suivre. L’écurie jouxtait le bâtiment principal mais ne consistait qu’en un large préau muni de barrières et d’abreuvoirs. — Si tu veux qu’on s’occupe de lui, il faudra ajouter un petit supplément, lui signala l’homme 9
alors qu’il prenait la longe. Yuki considéra un instant l’idée. Elle ne se sentait pas suffisamment en forme pour étriller ellemême l’animal mais le petit supplément pouvait s’avérer conséquent. Elle accepta finalement, exigeant toutefois de voir celui qui s’occuperait de sa monture. Celui-ci s’avéra être celle-ci, une femme entre deux âges et assez mal vêtue mais qui se dirigea vers l’étalon avec des gestes presque maternels. Rassurée, Yuki accepta d’être conduite à l’auberge alors que l’homme portait son sac. L’auberge était construite à la mode du pays voisin, dont la frontière était toute proche, ce qui la déstabilisa d’abord. La pièce principale possédait tables et chaises situées dans une grande salle commune, et non coussins, tatamis et tables basses qui se seraient trouvés dans de petites pièces séparées par des shoji, servait bière comme saké ou soju et accueillait tous les voyageurs de passage. Les soirs d’été, la salle devait être bondée. Le feu dans la cheminée lui réchauffa incroyablement le cœur, si bien que Yuki décida de manger tout de suite et de ne pas s’exiler dans sa chambre, qui se trouvait à l’étage. Évidemment, l’homme lui demanda de payer d’avance. L’adolescente prit place dans un coin de la salle, à une table seule, écoutant distraitement les conversations alentour. Elle remarqua que presque la moitié d’entre eux n’arboraient pas les traits asiatiques communs à Yuki et ses pairs mais de grands yeux marron, des cheveux courts, parfois des barbes épaisses et semblaient physiquement beaucoup plus grands et plus larges. Des étrangers venus du pays voisin. Elle sentit d’abord une lame de peur se ficher dans son ventre – elle n’avait entendu parler de ces hommes que dans les conversations des servantes – puis constata qu’ils parlaient dans sa langue et se mêlaient parfaitement bien aux autochtones. Elle fut rassurée, ce qui ne l’empêcha pas de les observer à la dérobée sans parvenir à brider sa curiosité. Le temps filait comme elle restait plongée dans ses pensées et la nuit totale tomba rapidement. D’autres personnes, des villageois habitués du lieu pour la plupart, arrivèrent également, et les courtisanes firent leur entrée. Yuki ne savait d’elles que ce que les servantes lui en avaient dit lorsqu’elle les questionnait par curiosité, et fut à la fois étonnée et émerveillée de les voir paraitre devant elle. Elle pensait que ces dernières ne vivaient qu’au sein de grandes okiya, ces maisons où elles étaient élevées et formées, confinées comme des bijoux précieux réservés à la distraction des hommes riches. Elle ne s’attendait pas à en rencontrer dans une simple auberge de village. Les jeunes femmes, ordinairement, servaient des petits groupes de personnes dans des pièces séparées et plus intimes pour y jouer de la musique ou danser. Ici, elles vinrent directement dans la grande salle, suivant les étranges coutumes du pays voisin. Le visage des courtisanes était couvert d’une poudre blanche qui leur donnait un air fantomatique, leurs yeux étaient délicatement maquillés de noir ou de couleurs vives et les rondeurs de leurs lèvres étaient mises en valeur par du rouge sombre ou brillant. Leurs vêtements, qui, contrairement à ceux de leurs consœurs des grandes villes, n’étaient pas de satin ou de soie mais de tissu simple, bruissaient tout de même comme les ailes d’une fée par le simple fait d’être portés par des jeunes filles plus belles les unes que les autres. Leurs cheveux remontés sur leur tête dans des coiffures complexes lui firent l’effet d’un champignon bizarre, mais les ornements scintillants avaient quelque chose de raffiné et de luxueux qui la fascina. Les jeunes femmes étaient trois et l’une d’entre elles dut s’apercevoir de la manière dont Yuki la regardait, pleine d’une curiosité candide, car elle glissa vers elle à tout petits pas, un sourire sur le coin des lèvres, son kimono coloré effleurant le sol. Il était d’un rouge vif qui rappelait la teinte de ses lèvres, et ornementé de fils dorés. L’obi qui enserrait sa taille et se nouait de manière complexe dans son dos était encore plus décoré de mille broderies magnifiques. Le kimono était de belle facture, indéniablement, et Yuki l’admirait. Malgré la richesse de sa famille, son père, très strict, ne l’aurait jamais laissé porter ce genre de vêtements affriolants. 10
Elle se sentit aussitôt mal à l’aise lorsque la courtisane prit place à côté d’elle, soutirant des regards envieux à ses voisins, et posa une main sur son épaule. Une main fine et blanche, presque osseuse. Yuki déglutit. — Quel petit jeune homme que voilà ! s’exclama-t-elle. Tu t’es éclipsé de chez toi pour venir ici ? Yuki secoua négativement la tête, sentant le rouge lui envahir les joues, réaction qui tira un rire angélique à la jeune fille. — Quel timide ! Donne-moi ta coupe, tu n’as pas pris de saké ? Shiro ! Apporte une bouteille ici ! L’adolescente essaya tant bien que mal de la repousser mais un serveur apparut presque instantanément, apportant une bouteille de porcelaine blanche. Il lui versa une coupe pleine qu’il lui glissa dans les mains avant de s’incliner et repartir. — Bois donc, ça te réchauffera. Au fait, je m’appelle Sayuri. Elle adressa un large sourire à Yuki, les yeux pétillants. Si proche d’elle, la fille du Daimyô se rendit compte qu’elle devait être beaucoup plus jeune que ce à quoi elle s’était attendue. L’adolescente porta brusquement la coupe à ses lèvres et en but le contenu d’un trait. Sayuri eut une expression surprise qui se transforma en rire un peu inquiet et gentiment moqueur lorsque Yuki manqua de s’étouffer et recracha la moitié de la coupe. Son rire contamina la table voisine et elle se pencha vers l’adolescente pour éponger un peu de saké du bout de sa manche. — Petit mais courageux hein ? fit-elle d’une voix cristalline. — Sayuri ! Viens nous voir, tu nous abandonnes ? perça une voix dans le brouhaha. La courtisane lui adressa un léger sourire, épousseta quelque chose sur son épaule de cette main toute fine, puis se leva pour rejoindre une nouvelle table. Yuki la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle soit assise près d’un autre homme, et continua à la fixer durant un long moment. Sayuri semblait épanouie dans une féminité qui fascinait chacun des hommes présents, elle rayonnait, dans cet environnement un peu triste, de toute sa lumière. Comme si aucune des mains de ces hommes ne pouvait la salir. Elle était à la fois servante et maitresse, soumise au contenu de leur bourse mais dirigeant leurs désirs et n’accordant de faveurs et de regards qu’à ceux à qui elle le souhaitait. Cette impériosité qui se dégageait d’elle, cette force éblouit littéralement l’adolescente qui n’avait jamais rêvé d’atteindre ce genre de perfection, encore trop jeune pour s’imaginer être femme un jour. Yuki quitta finalement la pièce, s’arrachant malgré elle à sa contemplation pour gagner sa chambre, sentant l’épuisement se rappeler à elle et à ses muscles endoloris. Alors qu’elle jetait un dernier coup d’œil vers la salle comble, elle croisa le regard de Sayuri qui leva discrètement la main pour lui faire un signe d’au revoir. D’abord surprise, Yuki lui répondit d’un hochement de tête qui fit sourire la courtisane, puis grimpa l’escalier. Allongée dans son futon, la fille du Daimyô entendit encore durant plusieurs minutes le brouhaha en provenance de la salle, puis finit par s’endormir. Et la nuit recouvrit ses rêves.
4. Pour son frère, la calligraphie était plus qu’une passion, elle était l’essence même de sa vie. Souvent, le soir venu, Yuki s’accroupissait dans un coin pour le regarder faire, fascinée par l’habileté de son poignet et intimidée par le sérieux de son visage. C’était un garçon minutieux et perfectionniste. Alors que son pinceau aux poils longs glissait sur le papier traditionnel, son bâton d’encre était soigneusement déposé près de la pierre à broyer où l’encre se diluait lentement dans de l’eau pure. 11
Yuki rêva de lui cette nuit encore. Son visage restait plongé dans une ombre inconnue et seule sa main, vivace, traçait ces signes inlassablement. Elle s’éveilla le cœur alourdi d’un malaise sourd, angoissant. Il ne peut pas être mort, pensa-t-elle. Pas encore. Elle se leva aussitôt et rangea ses maigres affaires avant de descendre. La salle, bondée la veille, était vide mais déjà propre, sans doute nettoyée durant la nuit par les employés. Yuki se dirigea vers la sortie, remettant distraitement en place le bandeau sur son front. Ayant payé à son arrivée, elle ne voyait pas l’utilité d’aller réveiller l’aubergiste pour signaler son départ. Elle ne ralentit qu’un instant au souvenir de la beauté magique de Sayuri au milieu de la soirée. Dehors, le froid était particulièrement vivifiant en cette heure matinale. Elle frissonna et se dirigea vers l’écurie. L’étalon attendait patiemment, visiblement remis de sa propre fatigue. Yuki entreprit de l’équiper, ce qui se révéla une tâche particulièrement difficile à cause de sa petite taille. Elle prit la liberté d’utiliser un tabouret de bois déposé non loin de là pour s’aider à remettre la trop lourde selle en place. Avait-elle bien fixé les sangles ? La selle était-elle suffisamment serrée ? Après avoir flatté l’encolure de l’étalon avec une douceur fraternelle, un peu essoufflée par l’effort, elle détacha la longe et le guida hors de l’écurie, ses sabots produisant un son crissant dans la neige. À cette heure, alors que le soleil se levait à peine et que l’ombre de la nuit planait encore, un silence presque irréel était maitre des lieux. La fraicheur et l’immobilité apaisaient Yuki, lui donnant l’impression que le monde s’était figé comme s’il attendait patiemment qu’elle remplisse sa mission et revienne. À travers le silence, le cri résonna comme s’il était tout proche. L’adolescente s’immobilisa aussitôt. Sayuri ? C’était sa voix. Bien que Yuki ne l’ait entendue parler que brièvement, elle se rendit compte qu’elle pouvait la reconnaitre aussi surement que celle de sa propre mère. Un deuxième cri, plus faible, fit écho au premier et la fille du Daimyô, sans réfléchir, se précipita vers son origine, tirant l’étalon derrière elle. Il lui suffit de contourner l’auberge pour déboucher dans la cour intérieure et y trouver la courtisane. Elle était à genoux et un homme, qui devait être l’aubergiste, lui agrippait brutalement les cheveux. Il renversa sa tête en arrière et la gifla. À nouveau Sayuri poussa un cri étranglé. — Arrêtez ! Yuki ne s’approcha que de quelques pas mais sa voix jaillit sans même qu’elle en ait conscience. L’aubergiste sursauta et se tourna vers elle. Il parut d’abord mal à l’aise mais reprit rapidement le dessus sur ses émotions en constatant qu’il n’avait affaire qu’à un jeune garçon. — La sortie est de l’autre côté, déclara-t-il sèchement. — Lâchez-la. Le regard implorant de Sayuri croisa celui de Yuki, qui raffermit sa position, sentant sa détermination se renforcer. — Ta mère ne t’a jamais dit de ne pas te mêler de ce qui ne te regarde pas ? gronda encore l’aubergiste. Va-t’en tout de suite. — Je vous ai dit de la lâcher. L’aubergiste soupira profondément, plutôt exaspéré qu’inquiété par la situation. Il poussa brutalement Sayuri contre le mur de l’auberge et se dirigea vers Yuki qui, rassurée par la présence de l’animal derrière elle, ne recula pas. L’homme parvint à quelques pas d’elle, la surplombant de toute sa taille. 12
— Va-t’en si tu ne veux pas être blessé. — Alors laissez Sayuri tranquille. — Nom de… ! Tu ne veux pas comprendre hein ? Il attrapa brutalement Yuki par le col et la gifla sèchement du dos de la main, suffisamment fort pour la faire tomber au sol. L’étalon s’esclaffa et frappa le sol de ses sabots, mais cette démonstration de force ne parut faire ni chaud ni froid à l’aubergiste. Si son adversaire avait été un homme dans la force de l’âge, sans doute aurait-il réagi autrement, mais il ne s’agissait que d’un enfant et il était particulièrement de mauvaise humeur. — Déguerpis ! Sale môme va… Visiblement persuadé que l’adolescente obéirait cette fois, il se détourna et repartit en direction de Sayuri d’un pas ennuyé. Il cracha négligemment sur le sol avant de s’essuyer la bouche d’un coin de sa manche. Yuki se releva, la colère prenant le pas sur sa peur, et courut se placer entre l’aubergiste et Sayuri, toujours affalée sur le sol. L’homme jura, exaspéré, puis cria : — Hey Setsuo ! Viens voir un peu là ! Un homme que Yuki reconnut être l’un des serveurs de la veille, aussi grand et aussi large que l’aubergiste, mais plus jeune, sortit par la porte de l’auberge. — Ouaip ? — Prends-moi le cheval là-bas, il est à nous maintenant, et vire-moi ce gamin. Yuki sentit un brusque accès d’angoisse l’envahir. Le dénommé Setsuo se dirigea vers l’étalon dont il saisit fermement la longe avant de commencer à l’entrainer vers l’écurie. — C’est mon cheval ! s’écria Yuki. Laissez-le ! — Eh ! fit l’aubergiste, couvrant facilement sa voix de la sienne. Je t’ai dit de ficher le camp. Tu ne le fais pas, tant pis pour toi. Maintenant décampe avant que je ne décide de te refaire le portrait à toi aussi ! — Et mon cheval ? — Pas encore compris ? Ton cheval, c’est le paiement pour m’avoir embêté comme ça dès le matin. Yuki se crispa et jeta un regard à l’aubergiste avant de partir en flèche en direction de l’homme qui emmenait l’étalon. Elle s’agrippa à la manche de celui-ci comme une véritable furie, essayant de toutes ses forces de lui faire lâcher prise. — Rendez-le-moi ! L’homme essaya de la repousser mais l’adolescente planta ses dents dans son poignet, presque enragée. Il poussa malgré lui un cri de douleur et de surprise. Il laissa tomber la longe pour attraper Yuki par les cheveux et lui tirer la tête en arrière afin de lui desserrer la mâchoire, sans succès. L’aubergiste, véritablement furieux cette fois, apparut derrière elle et son genou la cueillit au creux de l’estomac. Yuki hoqueta de douleur et tomba sur le sol, ses mains crispées sur son ventre. Il glissa quelques mots à Setsuo qui repartit vers l’écurie. Yuki, dans un élan de panique, attrapa l’une de ses jambes avec force. — Laissez-le ! C’est le cheval de mon frère ! L’homme la repoussa d’un coup de pied. — Tenace ce gamin ! — Rendez-le-moi ! J’en ai besoin, j’en ai besoin pour sauver mon frère ! 13
— Eh, se moqua-t-il, il pleure. L’aubergiste haussa les épaules et attrapa Yuki par le bras, la souleva avec une facilité déconcertante et la traina jusqu’aux portes. Là, il la jeta sans ménagement dans la rue. Mais Yuki s’accrocha à ses vêtements, criant désespérément : — Rendez-moi mon cheval ! Rendez-moi mon cheval ! L’homme la frappa cette fois au visage et Yuki, à demi assommée, s’écroula. — Sois gentil et déguerpis si tu ne veux pas que je te fracasse le crâne. Ce que tu as eu, tu l’as cherché. Il claqua les portes derrière lui et Yuki perçut clairement le bruit du verrou fermé. Affolée, elle se redressa encore et se précipita vers les battants qu’elle tenta vainement d’ouvrir. — S’il vous plait ! S’il vous plait ! Elle tambourina durant de longues minutes jusqu’à ce que, épuisée, elle se laisse finalement glisser sur le sol. Le gout de sang qui lui avait envahi la bouche lui donnait envie de vomir et son ventre était très douloureux. Assise, elle se recroquevilla sur elle-même, emportée par une litanie de sanglots bruyants qu’elle ne tenta pas d’arrêter, laissant éclater son angoisse et son désespoir face à la perte de son cheval. C’était comme si son frère lui-même venait de lui être arraché. Dans la rue personne ne faisait attention à elle. Un jeune garçon en pleurs ne devait pas être chose rare. Yuki ne sentit d’abord pas la présence de Sayuri à côté d’elle et sursauta lorsque cette dernière posa une main sur son épaule. Le visage de la jeune fille portait quelques stigmates de coups et ses cheveux étaient défaits. Les pleurs de l’adolescente s’affaiblirent brutalement, mais, lorsque la courtisane voulut essuyer ses larmes d’un coin de sa manche, elle se détourna. — Est-ce que ça va ? À nouveau, Yuki ne répondit pas. — J’ai essayé de reprendre ton cheval mais il m’a battue encore plus, je suis désolée… — J’ai besoin de mon cheval, il faut que je le récupère. Sayuri s’assit à côté d’elle, les genoux repliés contre sa poitrine et, malgré son propre état, se montra profondément inquiétée par le sort de Yuki. — C’est le cheval de mon frère, poursuivit celle-ci, j’en ai besoin pour le sauver. — Ton cheval peut sauver ton frère ? Yuki secoua vigoureusement la tête, essuyant ses joues par la même occasion. — Je dois aller vers les montagnes. Il y a un herboriste, là-bas, qui pourrait le sauver. Mais je ne peux pas voyager à pied, c’est beaucoup trop loin… Sa détresse réapparut aussitôt et Yuki camoufla un sanglot dans un reniflement maladroit. — Où est-ce qu’il est, cet herboriste ? Comment est-ce qu’il s’appelle ? — Je sais qu’il vit près d’un village de la plus haute montagne, mais je ne sais pas son nom. — Tu veux parler de Nabari ? Mais il n’y a pas d’herboristes là-bas. Ou en tout cas je n’en ai jamais entendu parler. — Il y en a un, affirma Yuki avec force, je dois le trouver. Sayuri pinça les lèvres, deux petites lèvres fines qui, sans maquillage, paraissaient sans défense. Puis elle porta brusquement une main à ses cheveux et détacha l’un de ses ornements dorés, garnis de perles, et le tendit à Yuki. 14
— Tiens. Si tu arrives à l’échanger tu pourras peut-être monter dans le charriot d’un marchand qui va jusqu’à Nabari. Yuki la regarda, étonnée et sceptique. — … Tu me le donnes ? Sayuri hocha la tête, souriante, et Yuki se demanda comment elle pouvait être aussi joyeuse. — Et toi ? Tu vas rester à l’auberge ? — Je suis seule et personne ne veut épouser de courtisane. Je n’ai pas le choix. — Mais il va te battre encore. — En fait, c’est rare. Aujourd’hui je l’avais mis en colère. Quand ton frère sera guéri, tu repasseras par ici ? Yuki pencha la tête sur le côté, hésitante. — Je ne sais pas. Elle prit l’ornement et le glissa dans les cheveux de Sayuri. — J’ai un peu d’argent dans mon sac, ça devrait être suffisant pour payer un marchand. Indiquemoi simplement où je peux en trouver un. — Tu es sûr ? Alors je vais te donner ceci à la place. Sayuri ôta cette fois un bracelet, sans doute beaucoup moins couteux que l’ornement, et le lui passa au poignet. — Ça ? Pourquoi ? — Prends-le, c’est un porte-bonheur. Il te portera chance pour sauver ton frère. C’est pour te remercier d’avoir essayé de m’aider. Mais j’aimerais bien, si jamais tu repasses par ici, quand il sera guéri, que tu me le rendes. Yuki lui jeta un regard interrogatif. — C’est un cadeau de ma mère, elle me l’a donné avant qu’elle me laisse ici. — Alors garde-le, répliqua Yuki, horrifiée de devoir conserver quelque chose d’aussi précieux. — Non, je n’ai rien d’autre à te donner pour te remercier. — Tu as voulu me donner l’ornement. — Il ne vaut que de l’argent. Toi, tu as perdu le cheval de ton frère pour moi. Sayuri la regarda avec une détermination et un entêtement sincères qui empêcha Yuki de formuler davantage d’arguments. Elle hocha finalement la tête, sans pouvoir se détourner du visage de la courtisane. Sans maquillage, il y avait ce quelque chose de naturel qui lui concédait une beauté simple et une féminité délicate que Yuki ne pensa même pas à jalouser. — Il faut que j’y aille, murmura-t-elle, où est-ce que je peux trouver les marchands ? — Les caravanes et les colporteurs partent de la place un peu plus loin, si tu te dépêches, peut-être qu’un ou deux sont encore là. Yuki hocha la tête et se redressa, un doigt effleurant le bracelet autour de son bras. — Essaie de revenir, hein ? L’adolescente tenta un petit sourire mais ce qui étira ses lèvres ressemblait davantage à une grimace. Sayuri la regarda s’éloigner, immobile. (Fin de l’extrait) 15
Interview de Claire Krust
Les Indés : Première question de présentation. Quels sont les auteurs qui vous ont marquée et qu’est-ce qui vous a amenée à l’écriture ? Claire Krust : J’ai commencé à écrire vers dix ans. Je me souviens m’être dit un jour : « je veux écrire un livre ». C’est venu tout seul, comme ça, je serais bien incapable de dire pourquoi. Bien sûr, à l’époque, je n’écrivais que des chapitres isolés, je ne finissais jamais rien. Et puis quelques années plus tard, j’ai découvert l’imaginaire avec Pierre Bottero, Erik l’Homme et J. K. Rowling. Ensuite sont venues Louise Cooper et Robin Hobb. Chacune de ces lectures m’a poussée à remettre en question mon écriture autant que mes histoires. Je me souviens par exemple avoir complètement réécrit Les Neiges de l’éternel après avoir lu L’Assassin royal. Comment est née l’histoire des Neiges de l’éternel ? L’histoire est née il y a pas moins de sept ans, quand j’étais en première. J’ai écrit la première partie du roman, qui était alors une nouvelle, pour un concours d’écriture. Ce n’est que quelques années après, en retombant par hasard dessus, que j’ai eu envie d’écrire la suite et d’explorer les autres personnages. J’ai compris que l’histoire n’était pas terminée et qu’il y avait encore quelque chose à dire. Le livre se déroule au Japon. Parlez-nous de votre relation à ce pays ? Pourquoi l’avoir choisi comme cadre de votre récit ? Plutôt qu’au Japon même, le livre se déroule dans un pays très fortement inspiré du Japon féodal. Il y a donc quelques différences historique et géographique. J’ai toujours adoré la culture japonaise. Quand j’étais ado, je regardais en boucle Princesse Mononoké et Le Voyage de Chihiro pendant que les autres ne juraient que par les Disney (mais j’aime aussi les Disney.) Ensuite je suis passée aux mangas, à la littérature, à la musique et à la culture japonaise dans son ensemble. Quand j’ai commencé à imaginer l’histoire des Neiges, je me suis dit que cet univers-là collait très bien à l’atmosphère que je voulais faire ressentir. Est-ce que cela vous a demandé beaucoup de documentation ? Je connaissais déjà plutôt bien l’univers japonais féodal grâce aux films et aux livres que j’avais lus, mais tout ça manquait de précision et de profondeur. Par exemple, j’ignorais tout de la calligraphie et des châteaux japonais. J’ai fait beaucoup de recherches sur Internet, bien sûr, mais aussi à la bibliothèque de l’université Lille 3. On y suit une famille sur plusieurs générations, comment avez-vous construit votre récit ? Tout est venu naturellement. J’ai écrit les différentes parties à la suite et une fois que l’une d’entre elles était terminée, je m’attaquais à la suivante en me demandant de quel personnage j’avais envie de parler. Au final, cela a donné quelque chose de non chronologique mais je n’imaginerais pas le récit construit autrement. Vous y mettez en scène un fantôme avec ses errances et sa relation au temps qui passe. Estce que c’était difficile d’écrire son point de vue ? Pas du tout, en fait, c’est même mon personnage préféré. J’ai tellement adoré écrire de son 16
point de vue que je n’ai pas pu m’arrêter à la fin de la deuxième partie. Je voulais parler davantage de lui, l’explorer, savoir comment il allait évoluer, ce qu’il allait faire. C’était passionnant d’essayer de me mettre dans sa tête et de le comprendre. C’est aussi le personnage surnaturel du livre qui m’a permis de me laisser totalement aller pendant l’écriture. Tout se passe en hiver. Pourquoi le choix de cette saison tout particulièrement ? Encore une fois, ce choix s’est fait de manière naturelle. Lorsque j’ai écrit la première partie, au lycée, je trouvais que l’hiver collait très bien à l’atmosphère voulue. Quand j’ai attaqué la suite, j’ai compris que toute l’histoire devait se passer pendant cette saison, que c’était logique. Yuki est un des personnages les plus marquants. Comment pourriez-vous nous la décrire ? On ne dirait pas, mais c’est une petite tête brûlée qui ne demande qu’à se révolter. Elle ferait tout pour ceux qu’elle aime, en l’occurrence son frère. Elle ne laisse personne se mettre en travers de son chemin et elle fait plus ou moins ce qu’elle veut sans se soucier de ce que peuvent penser les autres. Elle s’assagit un peu en grandissant, heureusement. Au début, son regard est complètement biaisé par son éducation d’aristocrate, mais son voyage la pousse justement à changer de point de vue. Ce premier roman est sous presse à l’heure où nous faisons cet entretien. Comment vivezvous cette première publication ? Je comprends enfin ce que veulent dire les sportifs qui déclarent à la télévision ne pas réaliser ce qui leur arrive après avoir gagné une médaille. C’est exactement ça, je ne réalise pas encore. Publier un livre est un rêve de gamine, c’est incroyable. Quels sont vos projets littéraires ? Sur quoi travaillez-vous ? Mon problème, c’est que je travaille toujours sur cinquante projets en même temps. Dès que je commence à écrire une histoire, j’ai d’autres idées qui me viennent en tête pour de nouveaux romans, et je ne peux pas m’empêcher de les développer en parallèle. De fait, je suis assez longue à écrire parce que beaucoup trop éparpillée. Pour l’instant, j’essaie de me concentrer sur un projet commencé pendant le NaNoWriMo de novembre dernier, mais il y a une autre idée qui me trotte dans la tête et que j’aimerais vraiment commencer à rédiger cet été. 1
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Le National Novel Writing Month, ou mois national d’écriture de roman, est un projet d’écriture collective où chaque participant a pour objectif la rédaction d’un roman de 50 000 mots durant un mois entier, en l’occurrence en novembre. Lancé aux États-Unis en 1999, il a désormais une portée internationale. (NdE)
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Les Neiges de l’éternel Sortie le 20 août ISBN : 978-2-917689-92-9 Prix papier : 18 € Prix numérique (sans DRM) : 5,99 €
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LES NEFS DE PANGÉE de Christian Chavassieux
1. Quand la première nef fut de retour, il n’y eut pas de coups de trompe pour l’accueillir. Personne ne l’avait vue d’abord. Basal était ce jour-là noyée sous un orage énorme, la mer disparaissait derrière un rideau opaque, et les tours de la Porte des terres ne jetaient que de maigres feux au milieu de l’averse. La nef mit en panne, accosta tant bien que mal contre un môle de la rade de l’Arsenal et attendit les autres navires, qui vinrent s’amarrer à côté et demeurèrent inanimés, fanaux étouffés, voiles en berne, attendant que leur débarquement soit repéré par les veilleurs. Progressivement, la pluie ralentit, les trombes d’eau s’éclaircirent pour se muer en averse chagrine, les brasiers des tours percèrent la grisaille plus nettement et ajoutèrent leur clarté à celle du soleil revenu, son signal triomphant écartelant les nuées. Les veilleurs de Basal remarquèrent alors l’alignement des nefs dépareillées, voiles déchiquetées et haubans en capilotade. Elles laissaient pendre au flanc les cordes nouées dépourvues de trophées, aveu des vaincus. Aux franges des lisses, là-haut, on distinguait les bustes des marins. Ils étaient silencieux et baissaient la tête. Cette course piteuse trouvait ainsi un dénouement à la hauteur de son échec. Résignés, les veilleurs embouchèrent les cors et sonnèrent les notes descendantes, quatre tons pleins de tristesse, le motif tant redouté, la musique épouvantable, celle qui annonce à la population de Basal et à tout le continent de Pangée que la chasse a échoué. Dans un des quartiers hauts de la ville, l’ancestrale maison de jour des Anovia, vaste complexe où le voyageur trouve refuge et aide, connaissait son activité habituelle quand les quatre notes suspendirent les gestes. La première réflexion de Logal, l’aîné des Anovia, fut « Déjà ? », car jamais on n’avait vu de chasse à l’Odalim rentrer si tôt. Puis il déchiffra la tonalité des appels. « Malédiction », s’exclama-t-il alors, et ce mot fut repris par les hôtes de la famille, autour de lui. La pluie avait cessé. Tout le monde se précipita sur le parvis pour écouter mieux, s’assurer de la teneur du message lancé par les veilleurs depuis le port. Les quatre notes. Logal répéta le mot « malédiction », accompagné de quelques jurons. Dehors, les ruelles s’animaient, des pas accéléraient, tout Basal se ruait vers l’Arsenal. Logal s’excusa auprès des voyageurs, sortit et se mêla au flot populeux qui descendait vers la rade. On se précipitait, on s’interpellait, on se bousculait, on glissait sur le granit mouillé, on s’excitait, des colères éclataient. Bientôt, toute la population de Basal agglutinée sur les digues put découvrir ce qui subsistait de la flotte en déroute. Un silence accablé pesait ; on pouvait entendre les vergues des nefs dégoutter sur les ponts, et l’haleine de la ville. Une colonne surgit d’un petit bastion, et les mercenaires rangèrent leurs torses cuirassés, aspergés d’un reste de pluie, le long de la jetée principale. Partout sur la côte, en réponse aux coups de trompe qui annonçaient le retour des nefs, des bûchers additionnèrent leur éclat, dispersant les vapeurs résiduelles. Les regards affligés étaient fixés sur les nefs défaites, leurs flancs dépourvus de butin, leur immobilité morne. Personne ne remarqua Logal qui, dans sa hâte, était resté en tenue de travail, anonyme parmi les anonymes. Les trois familles furent annoncées. Une nacelle fut basculée hors de la nef la plus proche, et les soldats repoussèrent la foule pour dégager l’espace. Logal regarda s’avancer les palanquins, portés par les enfants de la dernière génération de chaque famille. Près de lui, une g’lich s’exclama : 20
« On va savoir… » Logal la reconnut : il la voyait souvent, elle venait du quartier de la digue et avait déménagé pour vivre plus près de la maison de jour des Anovia. Il y avait une mauvaise fièvre dans son regard qui le mit mal à l’aise. La femelle avait voulu dire : « Les familles vont exiger la vérité sur cet échec, il faut que nous sachions ce qui s’est passé. » Qu’était-il advenu de la neuvième chasse, de la grande flotte partie tuer le puissant Odalim, le redoutable Maître des eaux ? Les litières, alourdies d’une profusion de brocarts et d’or dont les rideaux de perles de cristal balançaient au rythme de la marche, furent alignées devant les nefs. Les enfants les déposèrent. Elles avaient l’aspect de véritables édifices ambulants, chamarrés, rutilants, des parois d’or en fusion devant l’écran profond des restes d’orage. Du premier palanquin descendit la vénérable Anovia, mère de Logal, appuyée sur son fils préféré, Plairil. La g’lich qui se trouvait à côté de Logal se tourna alors vers lui en fronçant les sourcils : « Je te reconnais. Tu es Logal Anovia, non ? En’nodet ? C’est toi ? » Logal lui rétorqua qu’il détestait qu’on l’appelle ainsi et se concentra sur l’arrivée des vénérables. De la deuxième litière sortit la vénérable de la famille deBor, et de la troisième, par ordre de préséance, celle de la famille Sed Mi’adî. La vénérable des deBor et celle des Anovia s’épaulaient, assurant l’une contre l’autre leurs pas hésitants. Plairil restait en retrait. Logal observait son frère, sa prestance, son calme hiératique. La g’lich à côté de lui murmura : « Quel beau ghem il fait, ton frère ! » Logal grommela ; remarque lassante, entendue depuis l’enfance. Il préféra s’attarder sur les mouvements venus des navires. La nacelle de la nef avait touché le sol de la digue à présent, et des silhouettes s’en extrayaient sans hâte. Devant les autres s’avança le conteur, Cham. Plairil, gagné par l’impatience, avait dépassé les mères au mépris des usages. Il parla durement : « Où est Seren ? Où est Lobelin, notre navigateur ? Combien de nefs reste-t-il ? » Sur une impulsion, Logal sortit de la foule et rejoignit son frère qui le regarda à peine, toujours concentré sur la figure de Cham, tétanisé. Les frères Anovia considéraient avec incrédulité les cinq vaisseaux présents. Logal exprima la hantise de tous : « Ne me dis pas… Cinq nefs ? C’est tout ? C’est tout ce qui reste des cent nefs envoyées combattre l’Odalim ? » Le visage du scribe se brouilla. Il n’était pas responsable de l’échec de la course. Son rôle était de témoigner pour que survive la mémoire de la chasse. Pourtant, il partageait l’humiliation des navigateurs. « Seren est mort, dit-il en tremblant. Seule une vingtaine de nefs a survécu. Elles ont été dispersées par le Maître des eaux au long de l’épuisante course qui s’est soldée par la mort de Seren et de plusieurs des navigateurs de Basal, des protégés de toutes les familles. C’était l’OdalimMontagne, ses flancs étaient impénétrables. » Il eut un sanglot. « Ô puissants parmi les puissants… » Sa gorge se noua, il secoua la tête. Plairil ne cilla pas, mais Logal s’approcha pour prendre le conteur dans ses bras, tenter de le consoler, car c’était une triste nouvelle, et le temps où l’on désignerait les coupables n’était pas encore venu. Cham releva sa face grossière percée d’yeux noirs et s’adressa à la foule indistincte, rassemblée frileusement dans l’air encore détrempé : « C’était l’Odalim-Montagne, ses flancs étaient impénétrables ! » On l’entoura amicalement. D’autres nefs surgissaient de la ligne d’horizon, voilures froissées, toutes pareillement déchues. Sur le port, des sonneurs entonnèrent la plainte qui fut reprise autour de l’Arsenal, sur la rade, les digues, dans les quartiers, depuis les tours. Tout Basal, puis les villages 21
aux rives de Myrâ, et bientôt toutes les nations apprendraient que la neuvième chasse avait échoué et que, pour un cycle entier, pour les vingt-cinq années à venir, le malheur allait s’abattre sur les enfants de Pangée.
2. La liasse de palmes était posée sur un lutrin aux découpes complexes, taillé dans une branche d’arbre-fer. Les photophores suspendus balançaient leurs feux antagonistes de part et d’autre du pupitre. Cham, vêtu de blanc, se tenait devant son ouvrage fermé. Seul sous l’incidence des lampes, il ne percevait de la salle qu’une rumeur incertaine montée de l’ombre, faite du froissement de la soie, de la respiration des auditeurs, de l’énorme patience où se devine la colère qui n’a pas encore fixé d’objet. Avant lui, les familles et les légats avaient entendu le témoignage des survivants. Les paroles recueillies avaient décrit une chasse difficile, un Maître des eaux aux flancs durs comme la pierre. La vénérable des Anovia toussa. Cette légère griffure dans le silence fit l’effet d’un cri et les visages se tournèrent vers elle. C’était une g’lich très âgée, qui avait été grande autrefois, mais le temps avait pesé sur son échine et arqué ses membres ; elle était cassée, buste projeté vers l’avant, comme continuellement obligée d’embrasser son ombre. Ce mauvais pli donné à son corps l’obligeait à voir le monde par en dessous, tordant le cou pour élever la face dans un effort qui faisait peine à voir. On moquait parfois sa sagesse un peu simple, son humour étrange, mais tous les Anovia lui devaient simplement d’exister. On la respectait. « Avant d’écouter le récit du conteur de la neuvième, commença-t-elle, je voudrais rappeler quelques vérités. » Préambule surprenant. Logal, qui jusque-là ne s’intéressait que vaguement aux discours des témoins, tendit l’oreille. « Le désastre inattendu de notre puissante flotte pourrait laisser penser à quelques-uns que la chasse à l’Odalim est le coûteux vestige d’une tradition dépassée… » Logal surprit l’expression de son frère, assis à côté d’elle. Plairil affichait une moue ironique que les derniers mots de la mère venaient brusquement d’effacer. « Ils se trompent ! » dit avec force la vénérable. Elle eut un mouvement de tête vers son fils préféré, comme si ces mots lui étaient spécialement adressés, et, cette fois, Plairil pâlit légèrement. Elle éleva son visage autant qu’elle put et s’adressa à toute l’assemblée : « Pourquoi Basal, et à sa suite tout Pangée, entreprend-elle, à l’amorce de chaque nouveau cycle, de sacrifier un Maître des eaux ? Croyez-vous qu’il s’agisse seulement d’un rituel comparable aux ablutions du matin ou à l’alternance des repas ? » Elle écarta ses longs bras maigres : « Ne voyez-vous pas qu’il s’agit de la fondation de ces murs ? Les récits accumulés dans notre maison de nuit l’attestent : quand le sacrifice échoue, les murs de Basal tremblent sur leur base, et c’est toute la Pangée qui est menacée ! » Logal ne perdait pas de vue le visage de Plairil, son air ennuyé, comme s’il attendait qu’on passe aux choses sérieuses. C’était la première fois que des tensions se manifestaient entre la vénérable et son fils préféré. Cette découverte occupa l’esprit de Logal pendant le reste du discours de sa mère, qui conclut en invitant Cham à commencer son récit. Tous attendaient le témoignage de ce scribe réputé. La salle de chœur des Anovia avait été choisie car, assurément, la voix du conteur serait ici mieux 22
entendue, amplifiée par maints artifices cachés dans les moulures, répercutée par les murs couverts de céramiques adroitement combinées aux marqueteries d’arbre-fer. La voix de Cham resterait pourtant enfermée dans l’enceinte, retenue entre les parois peintes, endiguée par les regards attentifs des légats, des familles, des témoins, des commandants et des navigateurs, scellée entre les visages sérieux tournés depuis l’obscurité vers le récitant nimbé de l’éclat des photophores. Dehors, la foule massée devant les portes ne saurait rien avant que le conseil n’ait donné caution à son récit. Pour la quatrième fois dans l’histoire des chasses, la légende devrait être avalisée avant de trouver sa place dans la maison de nuit des Anovia puis, recopiée pour toutes les maisons de nuit partout en Pangée, devenir l’Histoire. Pour la quatrième fois, car c’était le quatrième échec depuis l’origine, et il fallait en comprendre les arcanes, en tirer les leçons. « Je suis Cham, né de Basal, élève de la conteuse Tâla, élève du conteur Nourd, élève des maîtres de l’académie d’Yska la fameuse. Je suis le conteur de la neuvième chasse, attaché aux pas de Seren de Thâana, selon la volonté des nations. » La voix s’était élevée, ferme, dans le silence absolu. « Mon récit, écrit au fil des jours, je vais le découvrir avec vous dans son intégralité, reprendre ces mots qui disent des heures joyeuses ou sombres. Je ne sais pas si dans l’entrelacs de mes phrases se niche une vérité, la clé de notre échec, mais souvenez-vous que Seren, le grand chef Thanafer, élu par les oracles pour commander la neuvième chasse, a refusé de ses lieutenants qu’ils boivent le poison de loyauté. Souvenez-vous que Seren était un guerrier des steppes du Sud et que la chasse fut son premier contact avec l’Unique. Il en a résulté que de malheureuses décisions ont été prises, que la troupe s’est relâchée et que Seren, désemparé, a dû abandonner. L’Odalim-Montagne, le pire que Pangée eût jamais à affronter, a poursuivi sans relâche la nef amirale et l’a détruite… emportant nos derniers espoirs. » Il défit la reliure et ouvrit le recueil devant lui. Le murmure qui était né dans les rangs des survivants Thanéfer au cours de son prologue sévère s’éteignit, et l’on n’entendit plus un souffle. Et Cham décrivit, impitoyablement, verset après verset, les scènes du désastre. Des nefs par dizaines, les superbes bâtiments construits à force de travail, de temps et d’intelligence par les Généreux – comme se qualifient eux-mêmes les créateurs de nefs –, et avec les nefs, les marins bien entraînés de la Porte des terres, les navigateurs, les volontaires de plusieurs nations, tous précipités dans les abysses comme le grain est versé des greniers, comme la roche s’écroule des falaises, par pans, par blocs, par masses. Des noms innombrables. Les trois familles atterrées écoutaient les mots de Cham. Les premiers témoins, à présent assis derrière lui, méditaient en silence les souvenirs du carnage. Jamais Pangée n’avait connu pareille défaite. Jamais conteur n’avait mis de mots sur pareille hécatombe. *** Cham referma les palmes sur le récit de la mort de Seren et de la débandade de Thâana. Il se fit un silence qui se prolongea désagréablement. On entendit avec plus de netteté les cris de la nuit, les appels des tours, le grondement lointain et continu du grand fleuve qui épanche son delta au sud de la ville. Rien d’autre : la foule invisible dehors était mutique, recroquevillée sur sa patience. La voix de la vénérable des Anovia s’éleva alors. « Dis-moi, Cham le conteur, où étais-tu ? Où étais-tu quand la nef de Seren a subi l’attaque du Maître des eaux ? » Cham ne parut pas gêné par la question, même, on devinait un certain empressement à y répondre. « Contrairement à l’usage, vénérable, j’avais détaché mes pas de ceux de Seren. C’est lui-même qui m’en avait donné l’ordre. J’ai été déposé dans une barque de course d’où j’ai assisté à la suite de la bataille. » 23
Ces derniers mots provoquèrent un trouble dans l’assistance. Dans un combat contre l’Odalim, le seul endroit à peu près sécurisé est le pont d’une nef de chasse. Le visage de la vénérable se durcit : « Seren t’a fait déposer dans une barque, en plein combat ? Il a mis son conteur en danger ? Si je m’étais trouvé sur la nef, je ne pourrais témoigner aujourd’hui » dit Cham avec l’évidence de la vérité. Il n’ajouta rien. Son interruption sonnait faux. Le silence lourd de l’assemblée l’encourageait à poursuivre. Il remua les épaules, hésita encore et repartit. « Cependant… » Cham baissa le front, tripota les palmes couvertes de signes, incapable de se décider. « Cependant ? insista la vénérable. — Cependant, j’en suis arrivé à la conclusion… » Il lança un regard derrière lui, vers les rangs des témoins où se trouvaient quelques Thanéfer, les fiers soldats de Thâana ; mais il n’avait rien à craindre, le conteur de la chasse est sacré. Il prit une respiration pour terminer : « J’en suis arrivé à la conclusion que Seren n’a pas cherché à me protéger. Bien au contraire. » C’était un propos sacrilège. Les Thanéfer se redressèrent. L’accusation du conteur ajoutait l’insulte à la honte de l’échec, déjà terrible pour les guerriers les plus redoutés de la Pangée. « Explique-toi » dit la vénérable. Cham obéit, et il n’était pas impossible d’entendre dans son aveu la sourde satisfaction de qui peut enfin venger ses frayeurs passées : « Je crois que Seren ne voulait pas que je puisse raconter sa fuite. Il m’a exposé volontairement à la fureur du Maître. » Les Thanéfer, indignés, vociféraient : « Thâana vengera la mémoire de Seren ! — Renie tes paroles, scribe ! » Au milieu du tumulte, Plairil souriait : il s’amusait beaucoup. Les familles eurent un moment de stupeur. Erv, le Préféré de la famille Sed Mi’adî, tenta de calmer les esprits : « Allons, allons, essayons de comprendre… » Mais les Thanéfer menaçaient de plus belle. Ils s’en prenaient maintenant à l’assemblée, à Basal, aux familles : « Que serait Basal sans les mercenaires de Thâana ? Sans notre courage jamais pris en défaut ? Vous voulez une guerre ? Jamais nous n’avons été insultés de la sorte ! » Au milieu du tumulte, Cham essayait lui aussi de se faire entendre, tremblant : « Je n’ai pas insulté Thâana. Je dis seulement que Seren a trahi votre confiance, à vous aussi. » Logal demanda plusieurs fois le silence. La vénérable fit un geste d’apaisement. Les légats et les membres des familles se turent, puis le silence gagna les autres rangs. Elle prit la parole : « Ceci est une appréciation subjective, rien d’autre. » Le conteur baissa la tête avec une moue renfrognée. La vénérable poursuivit : « Cham, nous ne retiendrons pas tes dernières paroles. Le récit qui sera diffusé ne fera mention d’aucune fuite ou négligence à l’égard du conteur des légendes. Je demande aux valeureux Thanéfer d’oublier ce pénible incident. L’important n’est pas là. Les épreuves ont été douloureuses et nous aurons du mal à nous en remettre. Nous devons d’abord tenter de prévenir le chaos qui, en conséquence de cette défaite, va déferler sur notre monde ; puis préparer dès à présent une nouvelle chasse. Plairil, mon Préféré, nous t’écoutons. » 24
Plairil déplia sa longue silhouette. Il avait hérité de sa mère et de ses nombreux pères un corps fin et une superbe prestance. Il promena son regard d’émeraude sur Cham, sur les légats présents,sur les Thanéfer encore tout frémissants de colère, sur les parois de porphyre et les marqueteries où se répétait dans l’ombre le signe de Jed, les sylves affrontées, symbole de Basal. Logal admira la façon dont son frère s’était recomposé une attitude. Les mots sévères de la vénérable, un peu plus tôt, semblaient être oubliés. Plairil reprenait le rôle du Préféré des Anovia, digne représentant de la plus ancienne et respectée famille de Basal. Il allait parler en son nom, quelles que soient ses propres convictions. « Un cycle de souffrance commence. Inutile de se lamenter, c’est ainsi, nous le savons. Ma mère l’a rappelé : les nations vont se dresser contre les nations, les récoltes seront mauvaises, les Flottants naufrageurs menaceront les nefs de Pangée, les pêches diminueront, le gibier se fera plus rare, les fauves entreront dans les maisons et les maladies se propageront. Un âge entier. Vingt-cinq années de malheur. Oui. Les familles vont se réunir. Nous consulterons les oracles pour savoir qui commandera la prochaine course. Mais quel que soit ce commandant, quelle que soit son origine, il faut que Pangée soit sans égale à la surface de l’Unique. La dixième chasse est la plus importante de toutes. Échouer cette fois ne serait pas un, mais dix cycles de malheur à venir. Cela n’est pas acceptable. Je vous propose de mettre en commun nos efforts avec une constance telle que la défaite sera désormais impossible. Je vous propose de créer la plus grande flotte qui sillonnera jamais l’Unique. Je vous propose de devenir invincibles, de terrifier le puissant Maître des eaux, pour toujours. »
3. Le réchauffoir avait gardé de son ancienne fonction de mégaron une forme rectangulaire. Pour permettre d’y tenir de petites assemblées, des gradins y avaient été construits, degré à degré, jusqu’aux fenêtres. On avait renoncé à se réunir dans la salle du conseil des familles, qui se trouvait au sommet de la forteresse de Mehassa, tout en haut de Basal : ruelles étroites, inaccessibles aux palanquins, trajet final dans les escaliers abrupts, épuisant pour les plus anciens. Des fourneaux alignaient leurs gueules charbonneuses sur les côtés de l’entrée. Ils rougeoyaient habituellement quand les plats arrivaient des cuisines et devaient être réchauffés, mais cette nuit, on jeûnerait ; tout était éteint, hormis des flambeaux allumés çà et là. La vénérable était assise sur la marche la plus élevée, celle qui permettait de hausser le regard au mitan des fenêtres. Contre l’écran des surfaces de cristal où la nuit créait des reflets fantasques, son corps semblait plus tassé que de coutume. Logal s’approcha pour scruter le visage de sa mère. Ses paupières étaient fermées, sa coupe de vermeil avait roulé sur le sol. Il sourit, fit signe aux pères. Deux répondirent et vinrent à lui. Elle dormait. Ils la soulevèrent en prenant garde de ne pas froisser ce vieux corps abîmé, et l’emportèrent. « Elle s’endort souvent ainsi », s’excusa Logal. Les deux autres vénérables le rassurèrent : la vénérable Anovia dépassait l’âge de tous les dignitaires présents. À l’issue du récit de la neuvième chasse, les Anovia avaient invité les deBor et les Sed Mi’adî dans le réchauffoir de leurs ateliers, la pièce des repas secondaires, des soirs sans gibier. Le décor de cette pièce à vivre, toute lambrissée de joncs et de santal, était plus chaleureux que celui de la salle du conseil ; l’espace était plus réduit, plus intime, les tapis plus profonds, et la lumière de la lune largement versée par les fenêtres hautes et élégantes. Hors les trois vénérables qui avaient refusé de participer aux débats, se disant trop âgées pour donner un avis pertinent, les pères des familles étaient venus, à raison de neuf représentants par vénérable ; étaient également présents les Préférés de chaque famille. D’autres enfants majeurs, comme Logal, assistaient au débat sans avoir le droit 25
d’intervenir. L’événement était marquant, il méritait une réunion plus nombreuse qu’à l’accoutumée. Celui qui prenait la parole se tenait debout au centre, donnait son avis aussi longtemps qu’il le souhaitait sans qu’on puisse l’interrompre, avant de se rasseoir pour entendre l’avis des autres. Sarou deBor avait approuvé l’idée des Anovia, mais, disait-il, une flotte comme la préconise Plairil est une menace. Sarou aimait ménager des suspenses, donner des effets à ses discours. C’était particulièrement agaçant, puisque personne ne pouvait seulement le presser de continuer et qu’il fallait attendre qu’il veuille bien finir ses phrases. « Deux cents nefs, trois cents nefs, pourquoi pas le double ? Plairil nous dit qu’ainsi rien ne résistera, Odalim ou Flottants. C’est vrai, sans le moindre doute : rien ne pourrait défaire une semblable armée. Cependant, la garantie de confier la navigation de tant de navires à nos propres gheém, nos insurpassables Basélien, n’est pas suffisante, je l’affirme. Les marins d’Ascolide ne sont pas des imbéciles, les scientifiques hystonians non plus : ils auraient tôt fait de maîtriser l’art complexe de nos nefs et de les retourner contre nous. Je vous le dis : veillons à ne pas remplacer la menace presque éteinte des Flottants par un danger plus grand. » Sarou parut vouloir ajouter quelque chose, bredouilla, puis finalement, revint à sa place. Plairil demanda la parole. « La première chasse rassembla, dit-on, tous les peuples. L’effort fut tel qu’il engendra une paix d’un âge entier ! Lorsque la troisième revint bredouille, cette belle alliance se brisa à jamais. Ce que les Anovia proposent, c’est de retrouver cette force commune. Toutes les nations, un nombre de nefs dépassant tout ce qui a été imaginé jusque-là, des nefs d’un genre nouveau, plus grandes, mieux armées, plus puissantes, avec à leur bord un nombre proportionnel d’enfants de Ghiom. Vous comprenez, mes amis, ce que cela signifie ? Cela signifie un tel effort demandé aux nations de Pangée qu’aucune guerre, dans ce cycle, ne sera possible. » Les représentants acquiescèrent, convaincus. *** On fit tout de même venir de quoi manger, un repas froid sans excès ; personne n’avait le cœur à la fête. Ensuite, on dormit à même les tapis. Aux prémices du jour, Logal fut réveillé par un rêve désagréable dont il ne garda qu’une empreinte, quelque chose de vénéneux. Il se drapa dans une couverture et marcha vers les portes. Il avait envie de rejoindre la maison de jour familiale en empruntant les ruelles extérieures, pour savourer le charme du quartier en train de se réveiller. L’aube naissante rompait l’opacité du ciel, et l’on pouvait lire l’annonce d’une belle journée dans la pureté des premiers rayons. Dehors, les murs de la maison des Anovia dressaient leurs parois de grès couronnées d’électrum, et les premiers volontaires arrivaient. L’un d’eux fit une plaisanterie sur sa présence tellement matinale et lui demanda de venir l’aider, dans la journée, à déplacer ses outres de jus de frêle. Logal lui promit une heure, après le repas de gibier. Il descendit dans la ville qui commençait à s’animer. Des volontaires se rendaient au port de pêche récupérer les prises de la nuit, tout juste arrivées. Il prit alors conscience de la mélopée qui rythmait ses pas depuis un moment. Cela venait d’une des tours de Mehassa. Des légats se relayaient et prononçaient les noms des victimes de l’OdalimMontagne. Chaque nom était suivi d’un coup de tambour, produisant une litanie sinistre. Sur les terrasses des maisons, des parents ou des anonymes venaient s’asseoir, suivaient l’énoncé de la liste en buvant des tisanes fortes, échangeaient des mots de consolation, rappelaient le souvenir d’untel ou d’untel, pleuraient, s’assoupissaient, écoutaient et priaient, vaguement somnolents mais solidaires. D’autres s’arrêtaient, comme Logal, levaient le regard sur la tour d’où un nom tombait, comme une pierre. Ils avaient commencé au milieu de la nuit ; le jour se levait à présent, et il leur faudrait encore des heures. Il tenta de se remémorer la liste des quatre chasses infructueuses, du 26
nombre de noms pour chacune. La troisième, la sixième… La quatrième, la plus fameuse. Au moins, celle-ci avait donné au monde le récit de Wol, un chef-d’œuvre. Piètre consolation pour les familles de l’époque, sûrement. Mais aujourd’hui, après tant de cycles, il restait cette trace superbe. Le récit de Wol serait-il aussi beau s’il n’avait pas été marqué par la tragédie et la défaite ? La g’lich qui s’était trouvée à côté de lui dans la foule, la veille, le croisa et décida de l’accompagner. Elle souriait : « On ne se quitte plus, rouge », plaisanta-t-elle. Elle avait pris les habitudes de langage des jeunes gheém, dans les villages autour de la capitale. Un certain accent traînant et ce mot dépourvu de sens, rouge, posé là comme une ponctuation tonique, un mot qui était censé provoquer une familiarité, une camaraderie. Logal n’aimait pas cet entrain factice. Et surtout pas en ce jour, triste entre les jours tristes. La g’lich se plaignait de sa mauvaise fortune, et Logal devina qu’elle confiait ainsi ses états d’âme à qui voulait bien lui prêter attention : « Rouge, j’ai de la peine à rencontrer assez de principes mâles. » C’était l’angoisse de certaines femelles, désireuses de devenir vénérables un jour. La condition ghem est unique sur Pangée. Elle pose d’ailleurs bien des problèmes. La race de Ghiom a un seul principe femelle et un nombre inconnu de principes mâles. La tradition veut qu’il existe neuf principes mâles différents, mais c’est sans compter les principes intermédiaires, mal définis. Ceux-là ont peu de chances de s’accoupler. Pour espérer produire un premier rejeton, les femelles doivent collecter un certain nombre de semences, stockées dans leur spermathèque. Ensuite, dans le secret d’une maison de nuit, elles sélectionnent et dosent, composant la combinaison génétique du futur petit Ghiom. Pour cela, collecter des principes mâles parfaitement déterminés, confirmés – et en collecter un maximum –, est la meilleure façon de disposer du matériau le plus complet. Une recherche difficile pour les g’é’lich qui se destinent à la maternité. Celle qui suivait les pas de Logal ce matin-là en était à ce stade : « Je vois toujours les mêmes genres de gheém. Et toi, tu es quel principe, Logal ? » Il consentit à révéler qu’il était, peut-être, du genre Métal. « Mon frère, Plairil, est du type Jongleur, confirmé : ça t’intéresse ? » La g’lich eut une expression dépitée. Elle trouvait Plairil à son goût, mais : « Jongleur, j’ai déjà. Un seul suffit. Je pense que j’ai cumulé la semence de quatre ou cinq principes mâles. J’y arriverai jamais, mon rouge. » Logal accéléra le pas. « Mais si, mais si », murmura-t-il sans conviction. Il réalisa qu’il faisait frais et que la g’lich frissonnait. Il lui offrit sa couverture. « Je trouve ces histoires de reproduction assommantes, excuse-moi. Fais un essai dans notre maison de nuit si tu veux, certaines g’é’lich peuvent concevoir après seulement cinq rapports. » Tandis qu’il s’éloignait, la g’lich s’exclama : « Et alors, ces histoires des neuf principes, c’est de la blague ? Oh, rouge, oh ? » Mais Logal abordait le seuil de la maison de jour et ne répondit pas. Là aussi, les salles s’animaient. On entrait et sortait de la maison, on se saluait en murmurant pour ne pas réveiller ceux qui dormaient encore. En passant dans un couloir où des voyageurs s’étaient réfugiés pour la nuit, il avisa Ledan, son père préféré, celui dans lequel il se reconnaissait le plus et dont, en tout cas, il avait hérité les longues mains et la couleur des yeux. Ledan sourit en le voyant approcher. Il mâchait une tige de cardier beaucoup trop vert. « Je les aime comme ça, le matin, cette amertume réveille. Tu viens voir ta mère ? » Logal confirma. Ledan le retint, alors qu’il s’avançait vers les cellules de sommeil. 27
« Ne t’éloigne pas trop. Ou pas trop longtemps », lui dit-il sur un ton suppliant. Perplexe, Logal ne releva pas, et poursuivit son chemin.
4. La vénérable était réveillée. L’entrée de Logal la détourna fugitivement de la clarté qui colorait l’ouverture, près de sa couche. Il vint s’asseoir près d’elle et observa le frémissement de l’aurore qui palpitait sur le mur, le long de la frange d’électrum. Mais son attention était fixée sur la litanie glaçante qui venait de la tour. La vénérable soupira : « Je me suis endormie hier, cela m’arrive trop souvent, c’est désolant. Alors, qu’est-il sorti de vos réflexions nocturnes, dis-moi ? — Plairil a bien parlé. Il a défendu la construction d’une flotte à l’ampleur inédite. Nous avons établi à trois cents le nombre de nefs à armer d’ici la prochaine chasse, si les Généreux sont d’accord. Nous savons que c’est possible. — Techniquement, sans doute. Trois cents… C’est inédit. Plus de dix nefs chaque année… — C’est bien parce que c’est à la limite du possible que nous voulons… — Je comprends. Contraindre les nations à s’allier. Ça peut marcher. Je vous suis. Veille à ce que l’on conserve la suprématie de la flotte. — Pour Basal ? Sarou deBor est de ton avis, il se méfie… — Pas pour Basal… Pour les Anovia, Logal ! Dis-moi, qui sommes-nous ? — Nous sommes la plus puissante famille de Basal. — Nous sommes les descendants des bâtisseurs de Nara l’Ancienne. Les seuls. Les porteurs du destin de Pangée. Notre maison de nuit est pleine des récits d’exploits de nos aïeux. Veillons à ce qu’il en soit toujours ainsi. Ne permettons pas que l’entreprise dépasse l’entrepreneur. — Comment faire ? — D’abord par la prédominance de nos navigateurs, ce qui n’est pas compliqué : les Sed Mi’adî n’ont personne, les deBor sont imprévoyants. Il faut écraser par le nombre, au sein du nombre. Disproportion incontestable. Cela, c’est une chose, mais il nous faut surtout avoir le commandement suprême de la flotte ou, en tout cas, avoir barre sur lui. » Logal reçut le conseil sans broncher, mais il savait que ce point serait une source de litige. Si l’on voulait un commandant en chef incontesté, il fallait s’en remettre aux oracles. « Corrompre ? » dit-il. La vénérable grogna. « Avec quoi ? Les oracles ne sont pas des Thanéfer qui se vendent au plus offrant. Non. Je trouve ces superstitions grotesques, mais je sais qu’elles feront loi. Laisse les oracles choisir, sans intervenir. Laisse-les faire pour mieux entrer dans le jeu. — Moi ? Pourquoi pas Plairil ? — Je te fais confiance, Logal. Aidons le futur commandant. Qu’il nous soit attaché, par l’affection dont nous l’aurons entouré, par l’aide que nous lui aurons apportée, pour la gloire de Pangée, croiront-ils. » Ils tournèrent à nouveau leur attention vers la voix qui entrait par la fenêtre, et les coups profonds qui ponctuaient chaque énoncé. La monodie mêlait son invraisemblable litanie avec les calculs qui se jouaient dans leur tête. Logal contenait ses frissons, les décisions de la nuit ressemblaient à son rêve échappé. 28
« Trois cents nefs », murmura la vénérable pour elle-même. Logal acquiesça. Intérieurement, il calculait. Chaque nef demandait deux cents gheém aux manœuvres, le double de guerriers aux harpons, et encore autant de servants et de volontaires pour le fonctionnement au quotidien. L’équivalent de la moitié de la population de Basal serait lancée sur l’Unique. Pour construire les nefs, les arbres-fer sélectionnés pour leur maturité au berceau de Myrâ ne suffiraient pas, il faudrait en acheminer depuis les contrées tropicales de Memphée et Phraïsie. Il faudrait plus de résine, plus de soie, plus de chanvre, plus de nourriture que jamais. Cela donnait le vertige. Ils avaient un cycle pour se préparer. Et le cycle était déjà entamé. La vénérable interrompit leurs pensées communes. « La guerre. — Quelle guerre, vénérable ? — La nouvelle de l’échec va se répandre dans Pangée. Le chantier d’une grande flotte ne suffira peut-être pas à étouffer les tensions. Il y aura des volontés de conquête, certains vont profiter de l’affaiblissement de Basal et de l’humiliation de Thâana et des autres chefs. — Nous verrons. Rien n’est sûr. — Le pire est toujours sûr. — Ce n’est pas vrai. — Ce n’est pas vrai ? — Ce n’est pas vrai, vénérable. Si l’on fait vite. Si les oracles se décident. » La vénérable émit un ricanement sec. Triste. Elle tapota la main de Logal, laissée sur la couche. « Ils ne vivent pas dans le même temps que nous, tu sais. Pangée pourrait être livrée aux flammes, ils seraient toujours à examiner leurs fichues visions, à faire leurs tests, à agiter leurs grelots… » Elle mima le geste d’un oracle secouant un grelot imaginaire et se mit à caricaturer un chant de divination en forçant sur les raclements de gorge typiques du rituel ; Logal éclata de rire. Puis l’insistance de la voix, dehors, les ramena à un peu de gravité. Des volontaires déambulaient dans le couloir. La maison était entièrement éveillée à présent. La vénérable sourit : « Dis-moi, qui sommes-nous ? » Logal s’étonna que la question revienne : « Comment ? » La vénérable hocha la tête : « Je vais te dire. Les Anovia sont Basal, Basal est Pangée. Pangée est nous. Nos destins sont liés. Accompagne les oracles. »
(Fin de l’extrait)
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Interview de Christian Chavassieux
Les Indés : Pouvez-vous être notre premier guide dans ces très anciennes terres de Pangée, en quelques mots ? Christian Chavassieux : Pangée, c’est un super-continent, entouré d’un super-océan. Une seule terre, une seule mer : le monde idéal pour poser d’emblée un antagonisme irréductible. Et ce monde, c’est le nôtre ! L’accrétion de terres qui forment la Pangée est un mouvement itératif dans la vie de notre planète. Cela s’est produit et cela se reproduira. Ça a son importance. Pour Les Nefs, nous sommes dans un futur très lointain, quand les continents que nous connaissons se sont rejoints au terme de leur dérive, reconstituant la Pangée. Sur ces terres nouvelles, un peuple, les Ghiom, a instauré le sacrifice d’une gigantesque créature de l’océan, qu’il nomme l’Odalim. Mais l’Odalim est un adversaire puissant et intelligent. Les chasses demandent à chaque fois aux nations de Pangée plus d’efforts et plus de moyens. Le roman s’ouvre sur l’échec de la neuvième chasse. Les Ghiom décident alors de construire une flotte d’une telle puissance que rien ne lui résistera désormais. Cette énorme armada, fruit de plus de vingt ans de travail et de la participation de toutes les nations, prend le large, emportant dans ses flancs les dissensions nées à terre. Tandis que, sur Pangée, la civilisation amorce un moment critique de son existence, sur l’océan, le duel commence entre Bhaca, le commandant de la flotte, et l’Odalim. Ce grand rituel sacrificatoire a-t-il encore un sens quand le monde qui l’a initié a radicalement changé ? Mais un bouleversement plus vaste encore attend les enfants de Pangée. Les Nefs a pour contexte la civilisation de Ghiom, sur le point de connaître un bouleversement profond qui remettra en cause l’ensemble de ses fondations. Pourquoi cette thématique ? Les moments critiques, les seuils, les franchissements sont des thèmes qui m’inspirent. Que ce soit au niveau de l’individu et de l’expérience intime (mon théâtre explore constamment ces notions) ou à l’échelle des sociétés voire des civilisations. La fin de notre civilisation, disons la fin de l’anthropocène, annoncée pour dans quinze ou trente ans, est une rupture inédite dans l’histoire humaine. Ce ne sera pas la fin de l’humanité, en tant qu’espèce, mais la fin de ce que nous connaissons, de la manière dont nous vivons. C’est une période passionnante à observer. Bien sûr, les enjeux actuels hantent un auteur, et l’histoire de mes nefs, imaginée il y a plus de trente ans, s’est certainement modifiée à cause de l’imminence de cette crise inéluctable. C’étaient aussi des questions qui traversaient Mausolées. Pour revenir à votre question, s’il y a une relativité des mondes, c’est-àdire une relativité de leurs valeurs, de leur importance, héroïsme et tradition ne sont que des outils pour les dire. Je préfère l’idée que, en tout état de cause, les grands bouleversements sont des récits, et que, ce qui importe, c’est la façon dont ces récits sont fixés et transmis. Le problème devient aigu quand il s’agit de se demander à qui sont destinés les récits d’un monde qui ne laisse pas d’héritiers… C’est l’horrible questionnement d’un des personnages essentiels du roman : Hammassi, la conteuse, quand il s’agit de boucler la légende. Pour qui écrire et pour quoi écrire ? Tous les auteurs aujourd’hui, qui perçoivent que leurs textes n’auront aucune postérité, sont confrontés à la vanité de leur entreprise. À cette aune, au moins, Les Nefs de Pangée est on ne peut plus actuel. Votre roman s’empare de la fantasy héroïque et de son corollaire le voyage initiatique mais vous y incluez aussi le grand roman baroque comme l’opéra wagnérien ! Pouvez-vous nous parler des influences qui l’ont modelé ? 30
C’est amusant, je n’avais pas pensé au côté wagnérien… c’est pourtant évident, en effet. La première influence qui me soit intelligible, c’est Salammbô. J’ai lu le roman de Flaubert à l’époque où je me vautrais dans le péplum hollywoodien jusqu’à la nausée (j’y reviendrai). Salammbô n’a pas la perfection de Madame Bovary, mais on sent que ce bougre de Gustave s’est tellement régalé à écrire ces scènes de carnage et de luxe barbare (sa correspondance en témoigne), les images sont tellement puissantes et surprenantes, que ça vous emporte ! Les Nefs, c’est d’abord une palette comprise entre les flamboiements sanglants de Flaubert, et les chatoiements opulents de B. de Mille. Car Les Dix commandements ont été un coup de massue, reçu vers sept ans et dont je ne me suis jamais remis. Les Nefs, c’est peut-être l’occasion de solder les comptes, de faire une fois pour toutes le film dont je rêvais. En écrivant, je me disais « rien en dessous du kilomètre », tout doit être immense, gigantesque, monumental, surhumain : les affrontements, les vaisseaux, les paysages… Cependant, mon intérêt pour les drames intimes et la méditation a permis aux voix de mes créatures d’exister dans ces décors démesurés. Mes héros sont toujours au premier plan. Au cinéma, j’aurais frustré mon décorateur. Enfin, je ne sais pas… J’ai fait en sorte que ce soit beau, que l’on sente les parfums, que l’on voie des couleurs fastueuses, qu’on entende la frénésie des tempêtes et le tumulte des batailles… J’ai voulu que ce soit une expérience sensorielle. Le lecteur devrait en ressortir essoré et ravi (et bouleversé aussi, je crois). Sinon, quand on résume l’histoire comme un duel sur l’océan entre un commandant et une créature immense, on pense à Moby Dick. C’est indéniable et j’assume. D’ailleurs, le nom du commandant, c’est Bhaca. Cependant, ce qui distingue Achab de Bhaca, c’est que le capitaine du Pequod a quelque chose à régler avec le cachalot (et avec Dieu, comme chacun sait) ; Bhaca, lui, n’est pas absolument certain d’avoir raison. C’est un être qui hésite, il n’est pas à sa place à la tête d’une si puissante armée. Là, c’est l’influence de L’Iliade qui prend le relais : Agamemnon est un chef contesté parfois, maladroit avec ses officiers, et il est à la tête d’une armée cosmopolite. Mais la référence s’arrête là : il n’y a pas de dieux chez les Ghiom. Justement, j’évoquais l’opéra, Wagner, votre fantasy est résolument lyrique : que pensezvous du terme de « fantasy opéra » pour parler des Nefs ? On ajoutera Holst, Copland et Sibélius, pour faire bonne mesure. Oui, merci pour cette belle expression : « fantasy opéra ». D’autant plus que l’opéra, c’est l’œuvre, le spectacle total. Les Nefs de Pangée pourrait être considéré comme une forme littéraire de spectacle total, par imitation : musiques, décors, chants, dimension épique de la tragédie, grands caractères qui s’affrontent… et ampleur du récit qui embrasse des dizaines d’années (ce en quoi, tiens, voici un récit wagnérien, il n’est plus question d’unité de temps, de lieu et d’action). « Fantasy opéra », ça me plaît ! Choisir de travailler un genre, de s’y inscrire, de le déranger relève d’un engagement, d’un positionnement envers des codes, une histoire partagée : pour vous, écrire de la fantasy après avoir navigué entre la science-fiction et le récit historique, qu’est-ce que cela implique ? Une question qui revient souvent quand on m’invite à parler de mes bouquins (parce que : théâtre, BD, poésie, essais, polar, SF, historique… qui est ce type ?). Je ne pense pas en terme de genre. D’ailleurs, je ne connais pas bien les codes de la fantasy. Je n’ai jamais imaginé mettre de la magie dans mon récit, par exemple, alors que Ishiguro (qui n’écrit pas habituellement dans ce genre) a apparemment respecté ce critère de fantasy dans son Géant enfoui. Pour moi, un récit est d’abord une aventure littéraire. Le cadre, l’argument sont des prétextes. Je suis bien obligé de coller une étiquette, mais à la vérité, quand j’entame un roman, je ne sais pas ce que je suis en train de faire. Là, plutôt que de jouer avec les codes d’un genre, l’enjeu était d’emmener le lecteur dans une vaste épopée, de l’envoyer sur les mers sous des cieux infinis, et de lui susurrer à l’oreille une tendre mélodie. Il s’agit surtout de raconter le basculement d’un monde. Si le meilleur support pour ce faire s’appelle la fantasy, alors, disons que c’est de la fantasy. Je veux juste écrire de bons romans. Non, pardon : je veux écrire des romans inoubliables. 31
Les Nefs de Pangée Sortie le 20 août ISBN : 978-2-35408-832-7 Prix papier : 23 € Prix numérique (sans DRM) : 8,99 €
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VÉRIDIENNE de Chloé Chevalier
« Parmi les nombreuses coutumes aux fondements du royaume du Demi-Loup, il en est une que nous tenons particulièrement à évoquer tant elle est étroitement liée à ce que nous fûmes. À la naissance d’un enfant royal, le père doit partir le jour-même à la recherche de celui ou celle qui accompagnera toute sa vie le jeune prince, qui sera son miroir, son confident, son compagnon le plus proche, la moitié de son âme. Le Suivant doit être du même sexe que le prince et d’un jour son cadet – être né le jour suivant, d’où il tire son nom. Le Suivant est le plus souvent issu d’une famille du peuple, mais si aucun enfant ne naît dans les villages alentour le jour dit, alors le roi peut rechercher un nouveau-né parmi les familles nobles. En aucun cas les parents du Suivant élu ne peuvent s’opposer à ce qu’on leur enlève leur enfant ; si néanmoins ils résistent, le roi a toute autorité sur leurs vies. »
Les trois suivantes Journal de Brênemir, Suivant du souverain Caldamir des Éponas Règnes des frères rois Aldemar et Caldamir – an 3 Il neigeait, ce jour de fin d’automne qui a fait de demoiselle Calvina la nouvelle princesse héritière du domaine des Éponas, de mee me que celui d’après, qui a fait de Lufthilde sa Suivante. Caldamir est parti sans hâte. La hâte est une notion qui lui échappe. En prévoyance, j’avais fait recenser toutes les femmes enceintes en même temps que la sienne sur vingt jours de chevauchée à la ronde, et quand Aunevige a mis au monde une petite fille, mon roi savait donc déjà où commencer ses recherches. Une multitude de messagers montés sur des chevaux rapides, partis sur mon ordre sitôt que la reine avait senti les douleurs de l’enfantement, l’ont d’ailleurs précédé dans son périple pour diffuser la nouvelle. Sa quête l’a d’abord porté vers le sud, dans une petite ville frontalière de la Forêt Fourbe : Bourg-la-Ville. Bourg-la-Ville compte parmi ses habitants une majorité de chasseurs et vit du commerce du petit gibier, principalement des faisans, des lièvres et des perdrix. C’est là-bas qu’on fabrique les plus fins pâtés-chasseur du royaume, mais malgré tout le charme qu’il pouvait trouver à cette bourgade, ce n’est pas là que mon roi a trouvé celle qu’il cherchait. Sur les trois femmes susceptibles de lui fournir une Suivante, deux avaient péri en couche en emportant avec elles leurs enfants morts-nés et la troisième n’avait pas encore enfanté. Il n’a pas désespéré et a continué son chemin, à quelques lieues en parallèle de la frontière sud du Demi-Loup. Le hameau suivant se trouvait à cinq jours à cheval et Caldamir a choisi de prendre son temps. Mon roi aime davantage sa monture que les discussions avec le peuple, et de manière générale la solitude à toute autre compagnie que la mienne, celle de son épouse Aunevige ainsi que celle, à mon grand regret, de ce matou m’as-tu-vu d’Édelin. Sa fille était donc déjà âgée de près d’une quinzaine de jours quand Caldamir a atteint Clos-la-Ville et ses petits élevages de faisans dorés. Mais là encore, aucune bonne nouvelle. Ni par la suite à Puits-la-Ville, ni à Flottre, ni à Bois-Souillé. 34
Calvina avait un mois et son père, qui n’a jamais été très doué pour rationner ses vivres, quelques livres de moins, quand celui-ci a pénétré dans Verge-Bois, une grosse bourgade à quelques jours au nord de la Forêt Fourbe, réputée pour ses bordels accueillants et ses prostituées musclées, la plupart étant des chasseresses reconverties. Pourtant, Caldamir ne trouva pas celle qu’il cherchait dans une maison-close. Dans l’après-midi, il avait traversé la ville d’un pas modéré, avait frappé à toutes les enseignes en quête de renseignements, mais le soir tombait déjà quand il s’est présenté à l’atelier de maître Lumirild. L’enseigne, ornée d’une rose d’argent, indiquait une joaillerie. Il a frappé. Après plusieurs tentatives, un homme pansu, au visage rougeaud paré d’une grosse moustache mais par ailleurs totalement chauve, s’est décidé à lui ouvrir. « On n’accueille pas les vagabonds ici ! » Et il a claqué la porte. Caldamir a dû réaliser alors qu’il avait peut-être un peu trop négligé sa tenue depuis quelque temps ; il a frappé de nouveau. « Déguerpissez. » Toujours aussi aimable. Mon roi a été un instant tenté de corriger cet homme qui avait eu l’audace de lui parler ainsi, mais l’odeur de viande qui lui parvenait par-delà la porte lui a fait vivement repousser cette résolution. « Et ton roi, l’homme, tu ne l’accueilles pas non plus ? » Ce disant, il a tendu le bras pour bloquer la porte que le joaillier s’apprêtait à lui refermer au nez et, à son doigt, maître Lumirild a pu remarquer une imposante bague d’ambre, gravée d’un chat en chasse, le sceau des Éponas. À la grande déception de Caldamir, le joaillier a à peine blêmi. Je sais que mon roi a parfois tendance à montrer quelque inclination pour ce genre de présentation théâtrale. « C’est donc vrai. Ma foi, entrez. » D’un claquement de doigts, Lumirild a envoyé un de ses fils s’occuper du cheval du roi qui, lui, est entré dans l’atelier. La bâtisse, de peu de hauteur, ne comportait que trois pièces : deux chambres et une vaste salle commune où une grande table, qui occupait presque toute la surface disponible, servait visiblement à la fois de plan de travail, de comptoir et de table à manger. Une femme grassouillette, qui avait repoussé au bord de la table un petit tas de pierres rouges et de morceaux d’argent afin de ménager de la place pour pouvoir couper des pommes, a regardé Caldamir d’un air farouche avant de se remettre à sa cuisine. Par terre jouaient deux petits garçons et, sur un coin de la table, une fille d’une quinzaine d’années était occupée à changer un bébé. Une petite fille aux cheveux roux flamboyants. « La petite, quand est-elle née ? » Caldamir avait posé la question avec trop d’empressement et sentir sa voix trembler l’a étonné le premier. La lenteur de son voyage ne s’expliquait peut-être pas, en fin de compte, du seul fait de son goût des chevauchées solitaires : il redoutait ce qui allait suivre. « Le jour suivant, seigneur, malheureusement pour elle. » La jeune fille a pris le nourrisson dans ses bras et a posé son front sur sa tête comme pour cacher ses larmes. La mère, cachant mieux son trouble, a laissé ses pommes pour étreindre sa grande fille. Caldamir a eu une bouffée de compassion à la pensée de cette famille qu’il allait devoir diviser, et a reporté son attention sur maître Lumirild. « Mon roi, si vous le permettez, laissez-nous vous offrir un bain et le souper avant de parler des affaires qui la concernent. » Caldamir n’a pas pu refuser une telle offre et la nuit était déjà bien avancée quand il a pris place à table, entre Lumirild et son fils aîné. Il avait passé un long moment à barboter dans l’eau chaude, jusqu’à ce que celle-ci devienne froide, puis s’était démêlé les cheveux et enfin longuement contemplé dans le miroir. Le long voyage à cheval lui avait fait perdre le ventre qu’il avait 35
accumulé à cause de son manque d’activité au château des Éponas, avait redoré son teint et forci ses épaules. Satisfait, il s’était souri en passant une dernière fois son peigne dans ses cheveux bouclés et avait rendossé à contre-cœur sa tenue de voyage trempée. Autant garder sa tenue royale propre pour faire un retour remarqué au château, avec, pour sa fille, un cadeau à sa hauteur : la petite Lufthilde, fille de Lumirild. En fait de conversation, la soirée a surtout été consacrée au repas, le joaillier ayant prié son épouse de préparer des plats en quantité. On n’a pas tous les soirs le roi à dîner. « Je partirai demain à l’aube avec votre fille. Bien entendu, vous ne vous y opposerez point. » Caldamir l’avait regardé d’un air qu’il espérait aà la fois ferme et bienveillant. Il s’attendait à de la résistance de la part du père. « Oui, nous nous en doutions bien.... a répondu celui-ci laconiquement. On vous a préparé des vivres, et des changes pour la petite. » Caldamir a grimacé : il avait oublié cet aspect des choses, que je m’étais pourtant efforcé de lui rappeler à plusieurs reprises avant son départ, en l’exhortant, en vain, à aller prendre quelque conseil auprès de nourrices du château. Un mois à cheval seul avec un bébé alors qu’il n’en avait jamais touché un seul de sa vie, cela allait lui paraître long. Lumirild a rompu le silence en tendant au roi un coffret qu’il a ouvert devant lui. Celui-ci contenait deux paires de boucles d’oreilles absolument semblables. Une petite sphère d’ambre pendait à un cercle d’or serti d’une pierre orangée. Des pièces magnifiques. « Pour nos petites, quand elles auront l’âge... Si vous le permettez, mon seigneur. » L’homme paraissait enfin ému. Affreusement embarrassé, Caldamir a pris le coffret. « Je le leur donnerai, vous avez ma parole. » Près du feu, Lufthilde dormait du sommeil calme des nourrissons, tandis que plus loin la mère et sa grande fille pleuraient. Il a fallu à Caldamir rassembler tout son courage pour parvenir à continuer. Moi seul, sans doute, suis à même de mesurer tout ce que cela lui coûtait. « Il ne vous sera pas permis de la revoir, j’espère que vous comprenez. » Le père n’a rien répondu, il avait repris son impassibilité. « Mais je... Elle sera bien traitée. » C’était la totale résignation du père qui le troublait. Était-ce donc cela être roi ? Obtenir une obéissance servile même dans les situations les plus cruelles ? Cet homme aurait dû résister, crier ! « Je pars tôt demain, je vais me coucher. » Tous ont acquiescé silencieusement et Caldamir a fui dans sa chambre. Arrivé sur son lit, il a fondu en larmes. Il se sentait trop jeune pour régner. Dix-sept ans à peine ! Et surtout trop sensible pour arracher une petite fille à ses parents sans éprouver d’ignobles remords. Il en aurait honte toute sa vie, il le savait. Son frère Aldemar, le fort, le solide, aurait dû régner seul, mais leur père Maldim en avait décidé autrement. Caldamir avait peur de ce qu’il devrait faire le lendemain, et peut-être d’autres fois encore dans les années à venir si Aunevige venait à enfanter de nouveau. La honte l’envahissait et son épouse lui manquait. Toutes ces craintes, je ne les connaissais que trop bien, tant elles revenaient souvent aux lèvres de mon roi depuis que le trône des Éponas lui avait échu, bien malgré lui. Sur ces pénibles considérations, Caldamir s’est endormi. Son humeur ne s’était pas arrangée au matin, et même l’accueil que lui a fait sa jument en l’apercevant ne l’a pas réconforté. Dans la cour, Luthie, la fille aînée, pleurait inlassablement. Implacable, sa mère l’a giflée et a enlevé l’enfant à ses bras. Elle l’a apportée au roi, déjà en selle. Elle avait les yeux rouges mais semblait tout à fait résolue. « Nous prendrons soin d’elle. — Je sais. Vous l’avez déjà dit. Faites bonne route. » 36
Caldamir a, comme à son habitude, oublié l’étiquette et lui a tendu la main. « Merci. » La mère a regardé sa main, mais n’a fait aucun mouvement. Le roi a déguisé son geste et a raccourci son étrier pour masquer sa gêne. « Non, a-t-elle dit alors, merci à vous. Mes quatre petits me suffisent, pas besoin de celle-ci en plus. Luthie est trop jeune pour s’en occuper seule. » Elle a désigné Lufthilde du menton. Sans trop comprendre, Caldamir a serré les jambes et a fait avancer sa jument mais il avait à peine fait cent pas qu’un cri l’a poussé à se retourner. Devant la porte de l’atelier, Luthie hurlait et se débattait contre sa mère qui la giflait encore et encore pour l’empêcher de rejoindre le cavalier qui emportait son enfant. Son père est arrivé, a soulevé sa fille comme un sac de pommes de terres et il est rentré avec elle dans la maison. « Je vois... Ta mère a eu de la chance dans son malheur, au bout du compte, tu ne crois pas ? » Lufthilde n’était guère en mesure de lui répondre, aussi le roi a-t-il tourné bride vers la route des Éponas. Le jour de la Fête des Glaces, il passait avec la Suivante les portes du château, où tous nous les attendions. Des années heureuses, j’ose l’espérer, s’ouvrent à nous.
Mémoires d’Aldemor du Demi-Loup, relatives à l’an 20 du règne d’Aldemar Automne de la vingtième année du règne d’Aldemar [...] « Ton père le roi n’a osé regardé la princesse Malvane qu’une fois ta mère endormie et le guérisseur parti à ta suite. Il n’est mee me pas allé jusqu’à s’en approcher, ni à la prendre dans ses bras. Moi je l’ai fait. Il s’agissait d’un bébé robuste qui ferait une belle femme, sans doute, qui aurait les traits de sa mère mais en plus doux, et qui atteindrait presque la taille de son p ère. Je me demandais quelle genre de Suivante lui trouverait Aldemar quand celui-ci m’a tiré de mes pensées. « Gim, fais seller nos chevaux et préparer des vivres pour un voyage de plusieurs mois. Et arme la garde ». Puis, alors qu’il posait déjà la main sur la poignée de la porte de la chambre et qu’il s’apprêtait à sortir, il s’est retourné vers moi avec ce sourire sans joie que je lui voyais trop souvent depuis son retour de campagne, et il a ajouté : « Et ordonne qu’on apprête une litière pour ma reine. Nous partirons à son réveil ». Sous le coup de la surprise, je n’ai d’abord pas trouvé mieux qu’un naïf « Pour quoi faire ? » auquel ton père a répondu avec un cynisme encore nouveau chez lui à cette époque : « Tu t’imagines vraiment que je vais passer l’hiver tout seul à écumer le Demi-Loup ? » J’ai failli m’étouffer, cette décision allait à l’encontre de tout ce que j’avais appris sur la façon dont un souverain doit chercher un Suivant pour ses héritiers. « Mais c’est absolument contre la coutume ! Tu dois y aller seul. » Mon roi s’est contenté de hausser les épaules : « Tu connais ma coutume envers les coutumes... » puis il a quitté la pièce. À ce moment-là, j’ai eu envie de lui enfoncer mon poing dans l’estomac deux ou trois fois de suite. Je pense que j’aurais dû le faire. Beaucoup de choses auraient été différentes si, ce soir-là, j’avais su le faire changer d’avis. » Gim, ensuite, demeura un moment silencieux. « C’est pour ça ? intervins-je pour l’inciter à poursuivre. Voila pourquoi tu n’arrêtes pas de répéter que tu as « échoué » ? C’est un peu fort, non ? » Le Suivant eut un grognement de mépris que je me gardai bien d’interpréter et but une gorgée au flacon d’eau de vie que je lui tendis. Nous ne disposions de mieux pour faire taire la douleur. « L’aventure n’a absolument rien eu de plaisant, reprit-il enfin. L’hiver au nord du Demi-Loup 37
est ce qu’il y a de plus froid. D’autant qu’Aldemar s’est obstiné à suivre la côte et qu’un vent continu, soufflé tout droit des Mers Brumeuses, fouettait sans relâche les hommes et les chevaux. Toute seule dans sa litière avec sa petite fille, Malvamonde ne parvenait jamais à se réchauffer totalement et bien vite ses pieds n’ont plus été qu’une vaste engelure. De quoi voulait-il la punir en lui infligeant un tel traitement ? Impossible pour moi de le déterminer, et Aldemar se fermait comme une huître dès que j’approchais un tant soit peu le sujet. Le pire, dans tout cela, c’est que de Suivantes il n’y en avait point. Dans aucun des villages traversés, ni dans les chaumiè res isolées, ni dans aucune des nombreuses bourgades où Aldemar avait dépêché des émissaires. Pas de Suivante. On avait bien trouvé un petit garçon du jour suivant mais, forcément, il ne convenait pas. Et le voyage s’éternisait ! En continuant à longer ainsi la mer, on atteindrait bientôt la frontière des Terres de l’Est. « Pourquoi cherches-tu à retourner là-bas ? » lui ai-je demandé un soir à l’étape. Je me souviens, je graissais ma selle dont le cuir était devenu rigide à cause du vent gorgé d’eau salée, et ton père grignotait un morceau de poisson séché. Je n’avais pas posé la question innocemment : je savais bien qu’Aldemar se dirigeait vers l’Est aussi sûrement que le papillon de nuit sur la flamme. Il m’a jeté un coup d’œil indéchiffrable, mee me pour moi qui le connaissais si bien, et n’a rien répondu. J’ai insisté : « Dans trois jours, nous serons à BriseCoque, le dernier village avant l’Est. S’il n’y a rien là-bas, il faudra bifurquer au sud ou essayer dans les montagnes. » Et lui de me répondre, comme s’il n’avait rien saisi de mes allusions : « Nous tenterons les montagnes, s’il le faut ». Je sentais l’homme auquel j’étais lié depuis ma naissance m’échapper, s’éloigner de moi de manière incontrôlable, et cela était effrayant. J’ai essayé une autre tactique pour le faire réagir : « Tu devrais renvoyer Malvamonde à Véridienne. Tu vas la tuer sinon. » Pendant un instant, j’ai eu peur de l’entendre répondre que cela lui était égal. « Je sais. Elle tiendra. Demain nous partirons tous les deux pour Brise-Coque. Elle pourra se reposer pendant que nous ferons l’aller-retour », a-t-il répondu. Toutefois, au ton qu’il avait employé, j’ai compris que je ne devais pas insister. » Encore une fois, le Suivant s’accorda le temps de réfléchir à la suite de son récit. Je le laissai quelques instants, le temps d’aller ordonner aux hommes de faire une ronde à quelques lieues du camp, puis le rejoignis en nous apportant à chacun une écuelle de gruau chaud. À peine quelques morceaux de lapin et de racines tentaient d’agrémenter l’avoine, mais le plat me parut réconfortant dans la morosité humide de la forêt. Gim préleva en silence quelques cuillerées, sans grande conviction. « Nous ne sommes jamais allés jusqu’à Brise-Coque. À un jour du campement, dans une lande déserte, se trouvait une vieille maison de pêcheurs. La matinée était déjà bien avancée, le vent froid, comme toujours, mais le ciel dégagé. Hormis celui des vagues, pas un bruit. Les pas des chevaux s’étouffaient dans l’herbe rase et quelques lièvres détalaient à notre approche. Seules quelques bruyères mauves rompaient l’unité verte de la plaine qui s’étendait en contre-haut des Mers Brumeuses. L’endroit me semblait plutôt joli, beau même, mais d’une beauté morbide. Cette lande sentait la mort. Et puis nous l’avons vu. Un petit bâtiment au toit à moitié écroulé, entouré d’une rangée de bouleaux. Derrière la maison, un alignement de petits tertres. Des tombes. Nous nous sommes approchés, puis nous sommes entrés dans la cour. De nombreux enfants y jouaient, huit, peut-être neuf. Et tous également maigres. S’il peut y avoir quelque beauté dans la mort qui guette un corps, on la trouvait chez ces enfants. La faim les faisait se ressembler. Bruns, des cheveux sales et dénoués tombant sur leurs épaules, une maigreur squelettique, une peau d’une blancheur translucide, mais surtout ces yeux, si grands, si noirs, si brillants d’un reste de vie qui les abandonnerait avant l’âge. À notre arrivée, les enfants s’étaient arrêtés de jouer et s’étaient rassemblés, apeurés, au fond de la cour. Parcourant les environs du regard, le roi put voir les parents arriver avant mee me que ceux-ci ne nous découvrent. Ils étaient accompagnés de quatre autres petits. Comment une femme pouvait-elle porter autant d’enfants ? Nous n’avons pas étudié la question plus longtemps puisque les parents, qui nous avaient aperçus, se hâtaient de rentrer à la maison. C’est là qu’Aldemar a vu le nouveau-né dans les bras de la mère. Les négociations n’ont pas été longues. Contre quelques pièces d’or et nos vivres de voyage, les pêcheurs nous ont cédé leur dernière née. En perdre une sauverait peut-être les autres. Elle n’était pas née le jour suivant, 38
mais celui d’après. Malgré mes protestations, Aldemar a estimé qu’on s’en satisferait. Il était las de parcourir la campagne et la relative chaleur de Véridienne l’attirait. Nous avons repris le chemin du camp, et je portais la fillette serrée dans mon pourpoint. Le brouillard se levait et même les chevaux étaient épuisés. » Le débit de Gim s’était accéléré et son ton se faisait haché. De la sueur perlait à son front, il déglutit avec peine. « Il faudra lui trouver un nom », ai-je dit alors que le silence durait depuis des heures, me semblait-il. Dans la brume épaisse, ma voix paraissait comme étouffée. « Nersès, je vais l’appeler Nersès ». Je me demandais bien où Aldemar avait pu dénicher un tel prénom, que je n’avais jamais entendu en Demi-Loup, mais je n’ai pas trouvé le courage de l’interroger. Et puis, sans même se retourner vers moi, il m’a donné l’ordre qui, je le sais maintenant, se trouve à l’origine de l’érosion des liens qui nous unissaient. « Quand nous arriverons au camp, choisis tes trois hommes les plus fidèles et retourne immédiatement chez ces gens. Tue-les tous. Et ensuite brûle la maison. Personne ne doit savoir qu’elle n’est pas née le bon jour. Jamais. Je peux te faire confiance ? ». D’effroi, j’ai fait piler ma monture. Sentant mon trouble, le nourrisson contre ma poitrine s’est aussitôt mis à pleurer. Nersès n’a pas cessé un seul instant de hurler jusqu’à l’arrivée au camp. Quand je ferme les yeux, parfois, je peux encore l’entendre. » Gim se tut brusquement. Je brûlais d’envie d’entendre la suite, de poser la question odieuse qui le contraindrait à me confesser son crime – leur crime – à me raconter ce qu’il avait décidé, ce qu’il avait fait, et comment. Je refoulai cette curiosité tout au fond de moi. Étant donné ce que j’avais fait et traversé au cours des années précédentes, étais-je en mesure de juger qui que ce fut ? Lentement, le Suivant de mon père passa sa langue sur ses lèvres sèches et poursuivit. D’une voix blanche, dénuée de vie et d’émotion. « Je suis d’avis que c’est à cet instant qu’Aldemar a commencé à devenir l’homme froid et distant qu’il n’a pas cessé d’être depuis. L’assassinat de toute la famille de pêcheurs n’a pas suffi à étouffer la vérité. Comme beaucoup de secrets, tout le camp le connaissait avant la fin de la décade, et tout Véridienne trois jours après le retour au château. Avant l’arrivée du printemps, la nouvelle avait parcouru l’ensemble du Demi-Loup et elle ne plaisait pas. Une Suivante du surlendemain ! On n’avait jamais vu ça ! Mauvais augure ! Un règne ensanglanté et un pays en ruine ! Une future reine frigide et stérile ! Le règne du roi Aldemar semblait devoir s’en trouver irrémédiablement terni. Heureusement pour lui, alors que le printemps battait son plein, ou plutô t qu’il ne neigeait plus et qu’on pouvait sortir sans cape, Aldemar a fini par trouver une véritable Suivante pour sa fille. Personne ne savait trop d’ouù venait la petite Cathelle. Certains domestiques murmuraient qu’elle était fille d’un soldat de la garde, d’autres étrangee re, originaire des Plaines Jaunes ou encore du Pays Valien. On a entendu les hypothèses les plus folles. La vérité est autrement moins romanesque. Aldemar me l’a racontée un soir avec le cynisme dont il ne démordait plus jamais. Un paysan de la région de Mercan, qui avait entendu parler de l’affaire, est venu proposer sa fillette au roi – de même que son silence – en échange d’une bourse bien pleine. Rien de plus. » À ce moment, un paquet de neige chut des branches au dessus de moi jusque dans mon cou, où il fondit aussitôt, en coulées glacées, le long de mon échine. Je frissonnai de tout mon corps et perdit un instant le fil du récit de Gim. « Peu importait, au bout du compte. La princesse avait sa Suivante, on a orné Nersè s du titre de Seconde Suivante et elle a été gardée à Véridienne auprès de Malvane. Les années ont passé, le piquant de l’histoire s’est émoussé, les détails se sont effacés des mémoires, et Malvane est devenue la première princesse à avoir deux Suivantes. Plus vite que je ne l’aurais cru, les événements sanglants qui avaient entouré ces naissances ont presque été oubliés de tous. » Le silence retomba entre nous, plus glaçant encore que la neige fondue qui ruisselait le long de mon dos. « Voilà pourquoi je te répète que j’ai échoué, répéta Gim. J’ai échoué dans mon rôle de Suivant, 39
dans mon existence entière. J’aurais dû être celui qui modérait Aldemar, celui qui lui aurait dit non, qui l’aurait empêché de commettre des erreurs aussi grossières. À la place, je n’ai fait que lui obéir, toujours, comme l’aurait fait un vulgaire soldat et non un Suivant royal. » Cette fois, je ne pus trouver le courage ni l’hypocrisie de le contredire.
(Fin de l’extrait)
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Interview de Chloé Chevalier
Les Indés : Véridienne est ton premier roman, peux-tu nous en dire un peu plus sur toi ? Chloé Chevalier : Premier roman, oui, et première vraie expérience d’écriture en général, car menée sur le long terme. À l’origine, il y a bientôt dix ans de cela (j’étais au lycée) l’histoire des Récits du Demi-Loup s’appelait Les Femmes du Demi-Loup et était… un film amateur que j’avais tourné avec mon groupe d’amies, un camescope et pas un centime, dans un bout de château humide en Saône-et-Loire, où j’habitais alors. J’avais écrit le scénario et, une fois le film fini, ne voulant pas lâcher cette histoire, que j’aimais, j’ai décidé d’en faire un roman. Roman qui est ensuite devenu tout un cycle, au fur et à mesure que je progressais dans l’écriture pour m’éloigner de plus en plus radicalement de ma trame de départ. Je suis partie à Nantes, puis à Paris où je vis depuis, pour étudier le cinéma, et mon rythme d’écriture s’est fait plus aléatoire, selon la densité des années d’étude traversées, sans jamais s’interrompre tout à fait cependant – au moment de ma rencontre avec les Moutons cet hiver, j’en étais environ à la moitié du tome III. Il y a deux ans, j’ai terminé un Master de cinéma (sur la fantasy), et depuis je travaille comme scénariste. J’ai plusieurs projets de longs-métrages en cours d’écriture – mais aucun de fantasy, pour le coup ! Je m’efforce de partager mes semaines entre écriture scénaristique et romanesque, et cette activité occupe l’essentiel de mes journées et de mes soirées. Quand je lâche mon clavier ou mon cahier et que je ne suis pas au cinéma ou au théâtre, je pratique l’escrime (médiévale) et, plus irrégulièrement, le tir à l’arc ou l’équitation. Tes personnages, et notamment les cinq héroïnes, ont des relations complexes mais extrêmement crédibles. On reconnaît facilement la dynamique d’un groupe de jeunes filles ainsi que la relation, distante, entre le roi et son fils… Alors, inspiration autobiographique ou imagination très productive ? Si inspiration autobiographique il y a, elle réside en effet essentiellement dans cette observation de l’intérieur du fonctionnement d’un groupe de jeunes filles, avec ses rivalités, ses passions, ses haines, ses périodes d’amitié fusionnelle entrecoupées de phases d’éloignement, etc. Autant de situations que j’ai pu vivre de plus ou moins près à l’époque où je commençais le roman, notamment avec le groupe d’amies avec qui j’avais fait le fameux film amateur. C’est pour cette raison, sans doute, que les relations qu’entretiennent les cinq héroïnes ont quelque chose de très réaliste, qui à mon avis ne peut que servir le reste de l’intrigue. Cela étant, Véridienne et ses suites ne sont pas des livres « de filles » pour autant ! Même s’ils sont essentiellement portés par un groupe de personnages féminins forts, et qui je l’espère sont très éloignés des archétypes que l’on rencontre parfois dans la fantasy. Pour ce qui est du roi, de son fils, et des autres personnages, non, rien d’autobiographique. Pas de manière directe en tout cas ! J’ai tendance à penser que l’imagination pure n’existe pas. On ne fait jamais que recomposer une nouvelle réalité à partir de la nôtre, des gens qui nous entourent, de notre passé, de ce qu’on a appris ici ou ailleurs, des histoires qu’on a lues ou vues – consciemment ou non, d’ailleurs. En tout cas, c’est ainsi que je fonctionne. Ton roman mélange plusieurs points de vue et plusieurs supports de narration, journaux, témoignages, missives… Ce mélange peut être très risqué, au niveau du rythme comme de la 41
cohérence. Comment as-tu fait fonctionner ton récit ? La forme chorale était là dès l’origine : les trois Suivantes, leurs princesses, le prince Aldemor, tous ceux qui gravitent autour d’eux. À partir du moment où j’avais décidé que quatre d’entre eux seraient des narrateurs réguliers, cette forme « composite » s’est imposée d’elle-même assez vite, car je n’avais pas envie d’un récit à la troisième personne, même si cela aurait été, certes, plus simple à manier d’un point de vue narratif. J’aurais pu, bien sûr, monter en parallèle plusieurs journaux intimes, ou plusieurs mémoires rédigés a posteriori par les personnages, mais mettre en place cette « compilation de documents » – deux des Suivantes reconstituent leur histoire à partir de leurs écrits, mais aussi de multiples autres fragments – me semblait plus intéressant. Cela permet de varier les tonalités : ce qui est écrit à chaud quand le personnage a douze ans, ou consigné des décennies plus tard, les lettres échangées, qui ont un caractère plus officiel, etc. Et ainsi de jouer avec la compréhension que le lecteur a de l’histoire, et qui varie selon qui la lui raconte, dans quel contexte. Car, dans ces conditions, quel point de vue choisir ? De qui soutenir les desseins ? Le choix peut paraître facile de prime abord, mais, quand les événements se gâtent et qu’on en apprend davantage sur les personnages, il devient de moins en moins évident, et cette indécision me plaisait. Après, effectivement, trouver le bon équilibre de cette forme a représenté un des principaux défis de l’écriture. Pour donner un exemple, dans les premières versions du tome I, le personnage d’Aldemor n’apparaissait qu’assez tard, dans la seconde moitié du livre, et prenait peu la parole. On ne savait presque rien de lui, à quelques bribes près. J’avais gardé tout cela pour le tome II, ce qui faisait que le tome I était un peu déséquilibré ! En plus de se passer à huis clos dans le château de Véridienne, on ne quittait jamais les cinq filles et leur point de vue d’adolescentes sur les événements. Ramener le récit de l’histoire du prince dans le tome I apportait une bouffée d’air en nous faisant sortir régulièrement du château et remettait de façon plus visible au premier plan les enjeux plus vastes du récit – l’épidémie, la guerre. On sent, à travers les témoignages des trois jeunes filles, qu’il y a une intrigue riche de trahisons, de morts, et d’autres terribles secrets, cachée derrière le récit, qu’est-ce que tu nous prévois pour la suite ? Il y aura de tout cela, oui, mais trop en dire serait dommage, surtout alors que je réponds à ces questions quand le premier volume n’est même pas encore sorti ! Le tome I est celui où se mettent en place toutes les intrigues politiques et humaines qui traverseront l’ensemble du cycle. Le deuxième sera un tome d’exploration plus poussée du Demi-Loup, et de voyages, parfois très loin au-delà des frontières du royaume. Un tome d’introspection, également, pour Aldemor qui nous livrera enfin ses derniers secrets.
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Véridienne (Récits du Demi-Loup – 1) Sortie le 20 août ISBN : 978-2-36183-218-6 Prix papier : 19,90 € Prix numérique (sans DRM) : 7,99 €
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ActuSF 45 chemin du Peney 73000 Chambéry www.editions-actusf.fr
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Les Moutons électriques 198 route de St Paul 26200 Montélimar www.moutons-electriques.fr
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