Coup d'État - Tome 1 : La Reine des esprits

Page 1


COUP D’ÉTAT LA REINE DES ESPRITS

(EXTRAIT)

Ouvrage publié sous la direction de Jérôme Vincent © Éditions ActuSF, collection Naos, mars 2019 45, chemin du Peney, 73000 Chambéry www.editions-actusf.fr ISBN : 978-2-36629-964-9 // EAN : 9782366299649


1 Qui se donnera Le pouvoir de créer Sa propre destinée ? Gestes, poèmes et chansons

L’enfant était l’appât. Il le savait et l’acceptait. Comment aurait-il pu se rebeller contre les deux hommes qui l’avaient placé là, au milieu des cailloux et des flaques de neige, alors qu’il n’avait pas quatre ans ? Il avait froid. Il s’évertuait cependant à ne pas bouger un cil, à ne pas trembler, à ne pas gémir. Certes, le vieux le lui avait demandé, mais l’enfant le faisait surtout parce que son instinct le poussait à agir ainsi. Né dans ces montagnes, il avait développé le sens affûté des nomades sans doute à force de vivre ici, dans la lande glacée, à voir des choses qu’un enfant n’aurait jamais dû voir, des choses qui poussaient à grandir vite. Un sifflement l’avertit. Il se raidit. L’instant décisif approchait. Il faillit pleurer, mais les larmes gelèrent au bord de ses yeux et rien ne coula sur ses joues malmenées par la bise. 3


Puis, il la vit. La bête. Il faillit bondir pour partir en courant. Elle était sortie d’une anfractuosité de rocher. Elle n’était pas plus grande que son avant-bras, avec un corps mou, blanchâtre, à peine visible au milieu de la neige. Elle avançait doucement, sans prendre la peine de se cacher. Il trouva qu’elle n’avait rien d’extraordinaire, hormis les deux têtes qu’elle portait à chacune de ses extrémités. Sauf qu’il y avait les yeux. Quatre yeux jaunes, froids, insondables, glaçants. Des yeux pleins d’un défi silencieux, pas vraiment de la haine, mais une force perverse, impitoyable, celle du prédateur face à sa proie. Les yeux d’un ver tueur qui mordait et empoisonnait. Tout alla très vite. Soulevée par sa poche gazeuse, l’immonde créature profita d’une rafale pour charger avec une vitesse phénoménale. Les deux mâchoires garnies de dents fines et pointues s’ouvrirent. L’enfant piailla de terreur. La nasse vola, envoyée par une main expérimentée. Les deux hommes se précipitèrent, le jeune et le vieux. Le premier souleva le panier tandis que le second y introduisait un nœud coulant. La bête fut attrapée. Pleine de rage, elle se tortilla en tous sens, mordant férocement la corde qui l’emprisonnait. L’enfant recula. Il était sauf. L’un des hommes, le plus jeune, ébouriffa ses cheveux avec rudesse ; le petiot s’échappa d’un mouvement d’épaules et se tint là, dans le vent froid, à défier son père et son frère qui éclatèrent d’un rire guttural. Plus tard, les deux hommes laissèrent l’enfant à sa mère pour emporter le ver mis dans une boîte. Ils avaient rendezvous en ville, il fallait se hâter. Dans le froid qui devenait de glace, ils guettèrent près de l’auberge, en reniflant les odeurs amenées par le vent comme des animaux suspicieux. Quitter leur montagne les faisait 4


toujours se sentir vulnérables et, serrés l’un contre l’autre en véritables loups aux aguets, ils demeurèrent cachés dans un renfoncement de porte, à regarder les deux femmes approcher. Sur les pavés de la ruelle, une neige mouillée, froide, glissait maintenant comme des larmes gélatineuses. Des gouttes tombaient sur les flammes d’une torche avec un petit grésillement de fumée. La femme qui la portait, apparemment une servante vêtue d’une jupe simple et d’un manteau de laine, s’arrêta nerveusement devant une façade usée. Les volets étaient disjoints, les pierres ressemblaient à une éponge. Au-dessus de la porte mal calfeutrée, une enseigne grinçait dans la bise. Elle était extrêmement rouillée, mais on y devinait quelques mots assez ironiques : « À vos rêves ultimes ». Les deux femmes s’immobilisèrent le temps d’écouter filtrer de l’intérieur des rires gras, des chansons paillardes, des verres qui s’entrechoquaient, des braillements d’ivrognes. Il était tard. La plupart des clients étaient déjà imbibés de mauvais vin. — C’est ici ? demanda la maîtresse, une grande et belle jeune femme au visage impassible, frileusement drapée dans une épaisse fourrure bleue. La servante acquiesça. Son teint olivâtre prit dans les lueurs de la torche un aspect de cire qui traduisait bien son inquiétude. — Cesse de prendre cet air de sacrifiée, la houspilla sèchement sa maîtresse. Que devrions-nous craindre ? Ils sont déjà tous gris. La suivante pencha la tête d’un air repentant. Cependant, la torche continua à trembler dans sa main avec la même 5


constance qu’une feuille dans le vent. Elle savait qu’elle n’aurait jamais le même courage que sa maîtresse. Elle trouvait cela normal. Après tout, elle n’avait pas été éduquée par le Denaia à ne jamais craindre ni les hommes ni les épées. — Attends ici, finit par ordonner la jeune femme d’un ton péremptoire, la prenant peut-être en pitié. Néanmoins, la servante ne parut pas ravie du cadeau. Une expression misérable figea ses traits, elle tourna le dos à l’auberge pour scruter avec panique la rue déserte et sombre. Les bourrasques remontaient de la mer, tranchantes comme de la glace. Chaque assaut faisait un peu plus vaciller la flamme de la torche qui menaçait alors de s’éteindre. La servante s’y agrippa si fortement que ses doigts en blanchirent. Sans plus se préoccuper d’elle, l’élégante jeune femme poussa la porte et s’enfonça immédiatement dans une chaleur nauséabonde, lourde d’un air maintes et maintes fois respiré. Des remugles de cuisine et de corps mal lavés l’accueillirent, elle se força à demeurer impassible. Elle avait été instruite à ne jamais dévoiler ses sentiments. Les émotions étaient des faiblesses à combattre. Le corps droit et fier, elle marcha entre les tables avec une attitude de reine. Un silence brusque accueillit son intrusion qu’elle conforta en repoussant vers l’arrière le capuchon qui maintenait son visage dans l’ombre. Une longue chevelure rouge s’épandit sur ses épaules, dévoilant comme un trésor la délicate harmonie de son visage parfait. Elle était belle et intouchable. Tous les hommes présents en conçurent le même soupir, indépendamment de leurs conditions, de leurs peuples, de leurs âges. Certains étaient des étudiants à la recherche de substances illicites, avec des traits rougissants cachés derrière leurs franges ou leurs nattes. 6


D’autres étaient des Contrebandiers venus noyer dans un alcool de jaume bon marché une vie quotidienne aussi harassante que dangereuse. Les nerfs à fleur de peau, ils cherchaient querelle à des mercenaires dont les mines sournoises guettaient dans l’ombre les trafiquants qui entendaient leur proposer des contrats. Ces derniers étaient les plus dangereux, car ils auraient été capables de vendre leur mère si on le leur avait demandé. La jeune femme ne montra aucune peur. Indifférente à l’attention qu’elle engendrait, elle avisa une table isolée près d’un large vaisselier et s’y installa le plus naturellement du monde. L’aubergiste accourut pour la servir. Elle commanda un pichet de cidre qu’elle paya généreusement de quelques pièces d’argent puis elle passa le temps en lissant avec application les plis de sa jupe couleur gorge-de-pigeon. En son for intérieur, elle s’amusait de voir ces regards posés sur elle, aussi collants que des ventouses. Une exclamation grivoise jaillit cependant, amenant quelques rires audacieux. L’atmosphère changea, devint presque menaçante. La jeune femme n’en permit pas le développement. Avisant l’impudent, elle le toisa de son visage si impassible qu’il en parut irréel. Les rires se turent. Confus, l’homme enfouit prestement le nez dans son gobelet de vin. Il n’avait pas l’intention de chercher noise à une dame Initiée denaia de Valenz. Il savait qu’il risquait de ne pas avoir le dessus. Satisfaite, la jeune femme continua à lisser sa jupe. Comme ce spectacle s’éternisait, on cessa peu à peu de se préoccuper d’elle. Lorsque l’aubergiste vint déposer devant elle un verre et une carafe, les conversations avaient repris. La jeune femme remercia son hôte sans pour autant toucher à la boisson : les deux hommes qu’elle attendait venaient d’entrer dans l’auberge. 7


Elle les étudia le temps qu’ils s’approchent. C’étaient des nomades des hautes montagnes du Nord, un jeune et un vieux, tous les deux loqueteux. Un tatouage tribal ornait leurs fronts. Des poignards kraills à la lame recourbée étaient passés à leurs ceintures. Lorsqu’ils la virent, ils s’approchèrent en courbant servilement les épaules. Le plus âgé portait une caisse recouverte d’un chiffon. L’Initiée denaia y posa le regard avec un intérêt évident. — Vous en avez une. Ce n’était pas une question. Les deux hommes se plièrent onctueusement. Le plus jeune prit la parole d’une voix alourdie par un accent râpeux qui confirmait ses origines montagnardes. — Oui, noble Dame. — Montrez-la-moi. Les deux hommes hésitèrent. Le vieux déposa finalement la caisse sur un coin de table. Il ôta le morceau de tissu avant de repousser précautionneusement une trappe. La jeune femme se pencha au-dessus de l’ouverture révélée que barrait un grillage de bois. L’intérieur était si sombre qu’elle mit plusieurs secondes à distinguer dans le fond une forme blanche, longue, molle, à l’apparence de larve grasse. L’animal devait mesurer entre vingt et trente centimètres et n’aurait été qu’un ver ordinaire s’il n’avait été bicéphale. Fascinée, l’Initiée inspecta longuement chacune des extrémités terminées par une tête aux yeux jaunes. La bête était en parfait état. Elle respirait calmement, les deux mâchoires légèrement entrouvertes. Sur ses dents longues et fines comme des aiguilles, coulait en permanence une bave gluante qu’on disait extrêmement venimeuse. — Elle a été conditionnée ? demanda la jeune femme en observant avec fascination l’atroce fixité des quatre yeux jaunes tournés vers elle. 8


L’un des deux hommes hocha la tête en tendant le doigt vers le tissu qu’il avait préalablement ôté. La jeune femme reconnut le carré de soie que le Denaia lui avait fourni quelques jours auparavant. L’odeur qui imprégnait l’étoffe avait dû focaliser la haine de la bête captive. Elle le vérifia en saisissant le chiffon et en l’agitant au-dessus du grillage de bois. Immédiatement, le ver se jeta contre les barreaux pour attraper le tissu et le mordre. La jeune femme l’éloigna. Les dents claquèrent dans le vide. Réjouie, elle referma la trappe, remit le drap à sa place puis, abandonnant une bourse sur la table, sortit de l’auberge en emportant la cage, laissant les deux hommes se répandre en remerciements serviles.

9


2 En cette journée à l’identique Une lumière blanche glissait Parmi ces volutes de sable Comme un fantôme dans le vent Gestes, poèmes et chansons Le volkehr royal s’immobilisa au bout du couloir d’atterrissage. C’était un énorme vaisseau de Cristal sur lequel le soleil blanc se réfléchissait en millions d’échardes brillantes. La foule massée à quelque distance poussa de grands cris d’admiration autant subjuguée par l’éclat terrible qui en irradiait que par les quatre gwars fabuleux qui le tractaient. Les gigantesques reptiles étaient le fleuron de la scène : hauts comme une maison à deux étages, le corps terminé par une queue qu’ils agitaient nerveusement, ils déployaient au-dessus de leurs têtes triangulaires de puissantes ailes de cuir sombre. Ancrés au sol par les griffes de leurs énormes pattes, ils étaient gauches, lourds, maladroits et pourtant animés d’une grâce serpentine qui accentuait la force sous-jacente de leurs moindres muscles. 10


Visiblement las du long périple qui les avait menés de Rauthan, la capitale de l’empire, à Alsybeen, l’un des royaumes situés à l’extrême frontière septentrionale, ils dardaient alentour des regards fielleux empreints d’une vigueur brute et sauvage qui impressionnaient les badauds. On chuchota, on applaudit, mais déjà des laquais en livrée pourpre à parements d’or les dételaient pour les emmener vers les écuries. Il y eut des cris, des remous de poussières. Les gwars n’étaient guère dociles. Irrités par les cris environnants, ils grognaient férocement les uns contre les autres. L’animal de tête, le plus vieux et le plus vicieux, montra à ce jeu un zèle de mâle dominant. Il dressa le cou pour mieux déployer les collerettes qui ornaient l’arrière de son crâne tout en cherchant à lacérer de ses antérieurs la gorge de ses congénères. Les laquais tentèrent de le maintenir en respect à l’aide de grosses piques métalliques. Ils éperonnèrent ses flancs. Cependant, l’énorme bête continua à se cabrer et à rugir méchamment. La foule retint son souffle. La femme qui pilotait le volkehr se décida à intervenir. Elle n’était ni jeune ni vieille et possédait pour seul signe distinctif des lèvres tatouées de bleu qui témoignaient de son statut de pilote formée par L’École denaia de Valenz. Son expérience lui permit de capter l’attention de l’irascible animal d’un simple soupir. Le reptile se tourna aussitôt vers elle. Il crachait toujours de fureur, mais elle plongea avec calme dans son regard. L’effet fut miraculeux. Le gwar courba l’échine. Ses yeux à l’éclat fielleux perdirent peu à peu leur hargne. Dompté par la caresse mentale, il oublia toute agressivité pour revenir dans le rang le plus docilement du monde. 11


Le spectacle perdit immédiatement son sensationnel et les badauds, presque déçus, reportèrent leur attention vers les manutentionnaires. Le calme revenu avait permis de glisser une passerelle de débarquement contre le flanc du volkehr. De l’autre côté des parois de Cristal transparent se rassemblèrent plusieurs personnes. Toutes étaient des femmes, et toutes étaient vêtues de blanc. Les spectateurs s’agitèrent ; au milieu de la délégation officielle envoyée par les Initiées denaia de Valenz, une silhouette semblait plus remarquable que les autres, sans doute parce qu’elle était à la fois plus petite et plus gracile. Des suppositions circulèrent : s’agissait-il d’Alia Shanine de Messaline ? La jeune princesse héritière du trône tarjei d’Alsybeen était justement censée revenir ces jours-ci d’un exil de plus de dix ans. Personne n’aurait pu le jurer, car personne ne connaissait son visage. Quelques personnes se rappelèrent toutefois qu’elle avait été envoyée à Valenz pour y apprendre, comme sa mère avant elle, les principes de maîtrises physiques et mentales qui caractérisaient les Initiées denaia. D’autres se souvinrent qu’elle avait quitté le palais immédiatement après le terrible événement qui avait endeuillé sa famille. En ce temps-là, elle n’était guère âgée de plus de six ans. Depuis, elle avait grandi loin de sa patrie, devenant aux yeux de son peuple une si parfaite inconnue que tous se mirent à détailler avec avidité cette jeune fille encadrée par les matrones. Rien ne la différenciait de ses Sœurs. Comme elles, elle portait la longue robe blanche appelée azaah qui était le symbole de son initiation. Comme elles, elle se tenait le corps roide et le visage impassible. 12


Néanmoins, lorsqu’elle apparut au sommet de la passerelle, que ses cheveux sombres s’échappèrent de son capuchon en boucles indociles et que son regard admirable, d’un gris presque transparent, prit l’éclat d’une coulure d’argent, tous surent qu’elle était celle qu’ils attendaient. Elle ressemblait tant à sa mère. Séduit, le peuple se mit à scander son nom. — Alia Nahai ! Alia Nahai ! Alia Nahai ! La jeune fille marqua quelques secondes d’arrêt, touchée par ces cris spontanés qu’elle n’attendait pas. À ses pieds, un long tapis d’écarlate déroulé en son honneur était encadré par des centaines de soldats saymos placés au garde-à-vous. Au-dessus de leurs têtes martiales, des étendards accrochés à des pieux claquaient dans la bise soufflant de l’océan. Ces oriflammes ondulaient dans l’azur du ciel en offrant aux regards l’or et le pourpre du glorieux blason de la Maison Tarjei que symbolisait un gwar à gueule flammée. La princesse tourna les yeux vers la cité, attendrie par cette grandiloquence. Comme dans ses souvenirs, Télessine était nichée entre de hauts remparts, au pied d’abruptes falaises de grès rose, en un agglomérat de maisons en Cristal qui étincelaient avec une rare somptuosité. La seule différence naissait de ces nuées de fleurs jetées des créneaux par de coquettes jeunes filles, dont les pétales s’envolaient aujourd’hui dans le vent. Emportés vers l’intérieur de la ville, ces délicats confettis finissaient par tomber en neige légère sur la vaste esplanade centrale que les Natifs appelaient la place de Greu. Alia vit qu’on avait installé à cet endroit des estrades pour accueillir des spectacles de saltimbanques. Des femmes lascives drapées de soie dansaient dans des tournoiements de sequins. À leurs côtés, des cracheurs de feu aux carrures 13


massives projetaient des flammes rouges tandis que des jongleurs tressautaient dans leurs pas comme du vif-argent. Tous virevoltaient jusque sous le nez des dresseurs dont les animaux apprivoisés se promenaient en bout de chaîne, leurs crocs proéminents effrayant délicieusement les enfançons. Ce spectacle coloré aurait dû charmer la princesse, mais elle se découvrit au contraire pleine de frissons. Elle resserra les pans de son étole de fourrure. Si peu de choses avaient changé. L’océan était toujours blanc de cette houle assourdissante. Les embruns, épais comme des nuages, grimpaient toujours jusqu’aux toits de la cité en battant contre les piliers de Cristal avec une constance impossible à contrecarrer. L’air brassé tumultueusement prenait alors cette opalescence propre à la poussière rose qui envahissait toute chose, teintant les landes lointaines d’un vernis fragile et immuable que les dernières pluies lavaient inlassablement. La jeune princesse inspira encore et encore. Chaque respiration glacée enfonçait dans son corps ce parfum entêtant qu’elle avait cru oublier plus de mille fois, celui du réalah-chaad omniprésent. Elle serra les dents. Elle ne voulait pas se laisser charmer. Au contraire, elle entendait ne rien oublier du passé. Ne pas pardonner. Minutieusement ne jamais effacer ce ressentiment, se rappeler jusqu’à la lie, encore et encore, sa mère assassinée et cet exil que son père lui avait imposé sous le couvert de la raison d’État. Pourtant, la foule continuait à scander son nom avec la même spontanéité et, se découvrant émue de cette ferveur, elle ne put s’empêcher de descendre la passerelle à la rencontre 14


des mains qu’on lui tendait. Quatre femmes se précipitèrent aussitôt pour la ramener dans les rangs, quatre duègnes athlétiques qui usèrent à son égard de la même attitude faussement déférente employée quelques minutes auparavant par les laquais pour dompter les gwars récalcitrants. La jeune princesse se raidit. Ces femmes étaient ses Sœurs du Denaia. Elles avaient été désignées pour la remettre saine et sauve à son père dans un contexte politico-économique délicat. Pourquoi les voyaitelle surtout comme une brigade destinée à lui ôter toute liberté ? Avec agacement, elle attendit que son escorte se mette en place. L’heure était matinale, le soleil d’hiver bas sur l’horizon. Au bout du tapis de pourpre, un homme sortit du rang des courtisans pour venir à sa rencontre. La clarté de l’aube le nimba si violemment qu’elle dut plisser les yeux pour essayer de reconnaître ce père qu’elle n’avait pas revu depuis dix ans. Elle déchanta aussitôt : la silhouette filiforme, assez adolescente, n’était pas celle haute et carrée qu’elle attendait. — Noble Dame Alia Shanine de Messaline ? demanda un jeune homme dont le visage se levait timidement vers elle. Irritée de constater que son père n’avait pas jugé opportun de l’accueillir en personne, elle répondit d’un ton rageur qui masquait mal sa blessure. — Qui la demande ? Le jeune homme contracta les épaules. Il n’avait pas plus de dix-huit ans et n’était guère à l’aise dans le rôle protocolaire qu’on lui imposait. Sa nervosité excessive le faisait constamment tripoter la garde de son sabre, une lame kintaman dont la magnificence ne pouvait appartenir qu’à un Arista de Noble Naissance. 15


— Je… je suis le capitaine-officier War’en, Noble Nahai ! Pour vous servir ! Le nom ramena instantanément l’image d’un petit garçon blond qui partageait ses jeux avant son départ pour Valenz. À cette époque, cet enfant avait été son seul ami. — Meker ? souffla-t-elle. Meker War’en ? Autant troublé par sa voix de sirène que par sa délicieuse beauté, l’adolescent craignit de perdre le fil de son discours. Se hâtant de débiter son texte appris par cœur, il força son ton à demeurer atone et son regard à fixer la pointe de ses bottes. La foule enthousiaste reprit en chœur sa conclusion : — Hourra pour notre princesse tarjei ! Il fallut répondre à cet engouement populaire, Alia s’y résolut en dispensant gracieusement des sourires à droite et à gauche. Ce qui ne l’empêcha pas de souffler entre ses dents serrées une flèche destinée à son escorte. — Pourquoi ne dis-tu rien, Meker ? N’es-tu pas celui qui fut mon ami ? Les années écoulées ont-elles aboli notre complicité passée ? M’aurais-tu tout bonnement oubliée ? Le jeune homme blond s’empourpra. Il aurait dû se douter que la princesse le rabrouerait dès la première seconde. Elle avait toujours fait preuve de caractère. Malgré ses deux ans de moins que lui, lorsqu’ils étaient enfants, elle se débrouillait constamment pour le faire agir à sa guise sans qu’il sût comment lui résister. — Nous sommes attendus par votre père, Alia Nahai, parvint-il à articuler en lui offrant son poing ganté de cuir pour qu’elle s’y appuie. Je vous en prie, laissez-moi vous guider. Il avait réussi à sauver les apparences. Elle serra les lèvres. Le blondinet de ses souvenirs avait donc grandi et même un peu vieilli ? De toute évidence, il n’était plus le chérubin aux joues 16


roses qu’elle avait connu, mais un officier à l’allure martiale retranché derrière des mots protocolaires. Elle étudia l’air de rien son visage presque adulte. Les traits étaient marqués par une barbe blonde qui les virilisait et donnait à sa bouche un pli sévère. Sans les yeux, si intensément bleus, elle aurait peiné à le reconnaître. Eux seuls avaient conservé la trace de cette naïveté excessive qui avait fait du petit garçon un chevalier servant particulièrement obéissant. Elle s’apprêtait d’ailleurs à en faire la remarque lorsqu’elle fut distraite par un incident ; une femme était parvenue à se faufiler au travers du cordon de soldats saymos. Bien que diligemment attrapée, elle avait eu le temps de tourner vers elle un visage convulsé de frayeur. — Là ! Devant vous ! Attention ! Surprise, Alia regarda dans la direction indiquée. — Ne voyez-vous pas ? insista la femme en se débattant follement. C’est une aiguine ! Fuyez ! Fuyez tous ! Ces cris amenèrent immédiatement la panique. La foule recula. Des hommes et des femmes se bousculèrent, s’agrippèrent violemment les uns aux autres. La terreur se propagea comme une vague renversant tout sur son passage. — C’est une aiguine ! — Fuyez ! Le cœur battant avec affolement, Alia balaya du regard la distance qui la séparait des officiels. Une tache blanche venait effectivement de se matérialiser sous ses yeux médusés. Bien vite, ce point s’étira, devint un corps flasque flottant entre deux airs. Prise de frissons, elle distingua nettement les deux extrémités terminées chacune par une affreuse tête plate. Les mâchoires y étaient garnies de dents effilées. Une aiguine. L’animal préféré des assassins. 17


Saisie de panique, elle essaya de ne pas attirer l’attention du ver en retenant son souffle. Autour d’elle, le flot humain s’égaillait dans toutes les directions. Elle s’arc-bouta pour lui résister. Plusieurs groupes s’enfuirent vers les écuries. Elle comprit immédiatement le danger : les gwars n’avaient pas encore été enfermés dans leurs stalles. Lorsque la peur enflerait leurs narines, leurs esprits télépathes s’en imbiberaient comme des éponges et ils seraient à leur tour pris de folie. Déjà, ils s’agitaient nerveusement, se dressaient sur leurs membres postérieurs en brassant l’air de leurs ailes déployées. L’un d’eux, le gros mâle au caractère irascible, s’éleva brusquement en traînant derrière lui l’infortuné écuyer qui espérait le retenir. Le malheureux fardeau parcourut une trentaine de mètres en tressautant misérablement contre le sol avant de lâcher prise, le corps rompu. Libéré de ce poids, le reptile s’élança vers l’océan à la recherche d’un courant ascendant. Alia se rendit compte qu’elle était sur son chemin. Sa bouche s’assécha, mais elle n’essaya pas de fuir. Le danger ultime ne naissait pas de ce gwar louvoyant vers elle, ni de ces ailes colossales claquant à quelques centimètres de ses tempes, ni même de ce brasier incandescent remontant du plus profond de la gueule en furie. Non, le danger de mort venait de ce ver qu’on lui avait appris à craindre depuis sa plus tendre enfance. Une bête qui repérait ses victimes à l’odeur et à leurs plus infimes mouvements. Pour y survivre, elle n’avait pas le choix. Elle devait rester immobile au cœur de la tourmente, maîtriser le moindre de ses muscles, dompter ses nerfs affolés, ne pas céder à la peur, laisser l’adrénaline s’enfoncer dans son corps avec l’acuité d’une drogue de survie. 18


Elle força donc son esprit à chercher celui du gwar approchant. Les entraînements suivis à l’École denaia de Valenz lui permirent d’affronter calmement un maelstrom de sensations barbares parmi lesquelles elle découvrit la pensée primitive du reptile. Elle s’y infiltra, l’apaisa, la fit devenir sienne. Le gwar l’évita d’une ultime torsion de l’échine, mais il demeura sauvage et violent. Lorsqu’il avisa l’océan et qu’il s’élança pesamment en direction de la houle, Alia le laissa partir. Elle devait s’occuper maintenant de l’autre danger mortel qui ondulait à sa rencontre. L’aiguine flottait au-dessus du sol avec la grâce d’une danseuse capable de fulgurance mortelle. Elle avait stabilisé sa poche ventrale gazeuse. Ses capteurs étaient déployés comme les fins tentacules d’une méduse. Ses crocs dégoulinaient d’un poison si puissant qu’une simple égratignure suffirait à amener une mort foudroyante. Alia déglutit. Ce mouvement fut de trop. Le ver le perçut et se plaça aussitôt en angle d’attaque. Plusieurs orifices s’enflèrent à la recherche de l’odeur sur laquelle ils avaient été conditionnés. Les petits yeux jaunes vrillèrent leur cible avec une fixité insoutenable. Une des mâchoires s’ouvrit, hérissée de dents prêtes à frapper. Alia eut confirmation de sa première intuition : elle était bel et bien la victime désignée. Une suée glacée descendit le long de son dos. Quelqu’un cherchait à l’assassiner. À quelques pas d’elle, le jeune Meker War’en évalua la situation en faisant preuve d’un sang-froid exemplaire. Dégainant son sabre de Cristal, il rassembla les plus proches soldats avant de les déployer en éventail pour couper toute ligne d’attaque. Lui-même se posta courageusement en avant-garde, exactement entre le ver et sa cible. 19


Cette initiative désavantagea la princesse qui ne parvenait plus à voir l’aiguine. Prise de panique, elle se mit à crier : — Meker ! Je ne vois rien ! Poussez-vous ! Mais poussezvous donc ! Le jeune officier ne comprit guère ce qu’elle voulait. Alors, désespérant de le lui expliquer en si peu de temps, elle le bouscula avec violence. Déséquilibré, il tomba à genoux. Elle profita de sa surprise pour lui arracher son arme des mains. Le ver attaqua avec une fulgurance terrible. D’un pas à l’amplitude calculée, elle se déporta légèrement sur le côté. Ses bras se tendirent en un prolongement parfait de son buste. Le sabre-kintaman intercepta la créature bicéphale puis, par une infime torsion du poignet, dévia sa trajectoire. Le ver percuta violemment le sol. Elle se précipita pour l’achever. Une femme la devança en écrasant la bête mortelle sous son talon. — Je vous souhaite la bienvenue en votre royaume, Noble Nahai. Le ton ironique ne fut atténué par aucun sourire. Alia se redressa lentement en tentant de maîtriser sa respiration. À quelques pas d’elle, Meker War’en se relevait pour se précipiter vers elle, le visage blême. Elle lui assura qu’elle allait bien, qu’elle n’était pas blessée. Puis, elle lui demanda de s’éloigner. Elle ne voulait pas se laisser distraire dans sa confrontation avec son adversaire. Cette femme était son ennemie, elle n’en avait aucun doute. Elle l’observa silencieusement. Son charme était peu commun. Sa sensualité naturelle s’accordait à merveille d’une tunique fendue haut sur la cuisse et taillée dans un tissu arachnéen à la limite de la décence. Une ceinture-baudrier ajustait ce vêtement à son buste en se croisant et décroisant pour révéler avec beaucoup de raffinement les 20


attraits d’un corps parfait. Le seul défaut venait peut-être d’un menton trop pointu, un détail qui se perdait dans l’enchantement du reste du visage et qu’on oubliait bien vite grâce à l’opulente chevelure rousse. Bien qu’elle ne l’ait jamais rencontrée, Alia reconnut la concubine favorite de son père à ces cheveux flamboyants. La belle Néralie de Ferkane était, comme elle, une Initiée de Valenz. Cette appartenance commune aurait dû en principe en faire des alliées, mais l’instinct de la princesse l’avertit du contraire. Elle accueillit la jeune femme avec condescendance. — L’Héritière Tarjei salue la Concubine Royale. — Ma Noble Sœur, inutile de prendre ce ton avec moi ! pérora la concubine en se penchant vers le corps écrasé de l’aiguine, qu’elle retourna nonchalamment de la pointe du pied pour mettre en évidence les mâchoires dégoulinantes de salive jaune. Je n’oublie évidemment pas que vous êtes l’héritière d’un royaume, la fierté d’un peuple, tandis que moi je ne suis que la favorite de votre père, un simple objet de plaisir sexuel. Bien qu’à peine murmurée, sa désinvolture passait tout de même pour un défi. Alia répliqua : — Je quitte à peine Valenz qu’on vous envoie déjà à moi en porte-parole du Denaia se déclarant mon ennemi ? La belle Néralie eut un petit rire de gorge : — Allons, jeune Nahai, à quel moment ai-je exprimé une telle chose ? Ne viens-je pas au contraire de vous sauver la vie en écrasant cette vermine sous mon pied ? — Un geste qui compromet opportunément une preuve qui aurait pu vous incriminer ! Cette bête était conditionnée sur mon odeur. Si elle était demeurée vivante, il aurait été facile de le prouver. 21


— À vos dires, cette preuve assurerait que le Denaia qui vous a formée durant ces dix dernières années tenterait maintenant de vous assassiner ? Décidément, la peur vous fait perdre la tête. Alia lutta pour ne pas répondre à la provocation en usant d’un bref sarcasme. — Et vous, ne prenez-vous pas vos ordres directement de Mircéa Karach Wee, notre chère Honorée Suprême qui, comme chacun le sait, nous porte toutes affectueusement dans son cœur ? Néralie de Ferkane fronça le nez. On l’avait prévenue des capacités peu communes de la princesse alsybeenienne, mais elle reconnaissait qu’elle n’en avait pas cru un traître mot. À ses yeux, Alia Shanine n’était qu’une gamine peu intéressante que le Denaia éliminerait tôt ou tard. Un peu comme une écharde dans un doigt. Pourtant, cette fillette venait de survivre à une attaque d’aiguine et, pire que tout, se permettait de manier l’ironie avec un ton acéré qui démontrait à quel point elle était maîtresse d’elle-même. Saisie par un étau de glace, la concubine repensa au libellé que Mircéa Karach Wee, Honorée Suprême de Valenz, lui avait envoyé en secret quelque temps auparavant : « La fille bâtarde de Galah ne peut prétendre à survivre. Elle est une complexité encore à naître dont nous ne maîtrisons pas l’origine. Agissez donc en demeurant extrêmement vigilante. Nous l’avons certes formée, mais nous ne pouvons la considérer comme l’une des nôtres. » Néralie tenta d’évaluer la situation en jetant quelques coups d’œil alentour. Le chaos provoqué par l’attaque du ver commençait à se calmer. Les gwars étaient enfin enfermés dans 22


leurs écuries. Des Alsybeeniens aux mines hagardes continuaient à errer par-ci par-là, mais les soldats saymos ramassaient déjà les blessés. À l’autre bout du tapis de pourpre, les officiels de la cour royale semblaient émerger d’un mauvais rêve. Bientôt, ils viendraient à la rencontre de la princesse pour l’accaparer. La concubine décida que les choses à dire devaient l’être maintenant. — Jeune Initiée, nous sommes Sœurs, l’une et l’autre instruite en ces performances qui signent notre appartenance. Je veux croire que personne n’oserait prétendre que nos facultés exceptionnelles se doivent d’être gaspillées alors même que notre Mère œuvre pour dispenser à l’ensemble de notre famille des bases élémentaires de survie. Chacune d’entre nous possède une place. Accordons-nous pour y œuvrer de tout notre cœur, de toute notre force. Ne refusez pas mon amitié affectueuse, Alia Nahai, puisque nous nous prévalons toutes les deux de Valenz. — Je n’ai aucune sœur, répliqua sèchement Alia. Le Denaia a tué ma mère avant qu’elle puisse m’en donner une ! Néralie ne put contenir plus avant sa colère. — Comment osez-vous proférer de telles accusations fallacieuses ? Vous vous cherchez un ennemi contre lequel vous n’êtes pas de taille à lutter ! Prenez garde, Alia Shanine de Messaline… Prenez réellement garde… — Que pourrait-il m’arriver de pire que d’apprendre que vous désirez me tuer, vous ma Sœur d’adoption ? persifla encore Alia. Ce n’est pas moi qui vous ai choisie comme ennemie. J’avais au contraire la naïveté de croire que je pouvais être une des vôtres, comme le crut ma mère avant moi. Je suis surprise de voir qu’à peine sortie du cocon cette si belle fratrie m’éclate déjà au visage de la même façon qu’elle 23


éclata au visage de ma mère lorsqu’elle tenta de reprendre sa liberté ! Prise d’une rage incontrôlée, Néralie oublia tous principes d’éducation denaia pour se précipiter en avant, les doigts tordus comme des crochets. — Petite sotte, je pourrais si facilement… — Oui ? Que pourriez-vous faire si aisément, ma mie ? La concubine sursauta. Le roi Soth Shoddam d’Alsybeen se dressait au-dessus d’elle sans qu’elle l’ait entendu approcher. Dans le contre-jour, il était aussi sombre et aussi silencieux qu’un spectre. Prise d’effarement, elle se rendit compte qu’il la toisait d’un œil mauvais. Qu’avait-il surpris de leur conversation ? Sans doute suffisamment pour que l’amant cède le pas au monarque. — Sire ! Le roi d’Alsybeen eut une grimace courroucée. — Éloignez-vous de moi, Néralie. Disparaissez pour la journée. — Sire ? — Obéissez. Et soyez heureuse de le faire de votre plein gré, non sur les ordres de mes Saymos ! Néralie plongea en une révérence horrifiée. Soth Shoddam d’Alsybeen venait de la disgracier ! La mine éperdue, elle recula vers le rang des notables pour essayer de se fondre dans leur masse. On chuchota sur son passage. Quelques pécores allèrent même jusqu’à rire. Elle serra les dents, tournée vers le roi qui, là-bas, l’excluait de son monde pour accueillir sa fille. — Alia. Es-tu saine et sauve ? Soth Shoddam d’Alsybeen n’affichait aucune émotion. Alia acquiesça lentement. — L’aiguine est morte. 24


Par ces trois mots, elle espérait lui signifier qu’elle venait d’échapper à une tentative d’assassinat et qu’elle n’avait survécu que grâce à elle-même. Son père comprit. Il tressaillit, chercha à se donner une contenance en se tournant vers les soldats qui ramassaient le cadavre de la bête. Un officier vint l’informer que la place était sécurisée. Les courtisans laissèrent échapper quelques soupirs de soulagement. Soth Shoddam revint vers sa fille pour mieux la détailler. Il la revoyait pour la première fois depuis qu’il l’avait envoyée en exil à Valenz. De fait, dix années s’étaient écoulées. Dix longues années passées à essayer d’oublier cette minuscule fillette drapée dans une azaah trop grande que des Initiées encadraient comme une prisonnière. Dix années durant lesquelles il avait tenté de se persuader qu’elle n’était qu’une institution, un choix politique, un nom prioritaire sur une liste d’accession au trône. Dix années passées à la rayer de son cœur en continuant à s’abrutir du trône et de ses charges, à tournicoter comme un pantin au milieu de toutes ces obligations, à surnager dans une lie amère en espérant parvenir à construire cet avenir serein qu’il pourrait un jour lui abandonner en toute sérénité. Ma fille. Il la détaillait maintenant avec un étonnement ravi, notant sa longue silhouette de presque femme, ses cheveux sombres qui s’échappaient en boucles irrévérencieuses des tresses rassemblées sur ses tempes, ses vêtements choisis avec intelligence pour symboliser à la fois son double statut d’Initiée denaia et d’Héritière d’Alsybeen. Il la trouvait extrêmement belle, de cette beauté un peu sauvage, assez anguleuse, qui avait paré sa mère et qui avait su le rendre, à l’époque, suffisamment fou d’amour pour défier l’empereur et sa vieille conseillère denaia. 25


Cette ressemblance lui parut si frappante que son cœur manqua un battement. Il crut que Galah était revenue, qu’elle se tenait devant lui, si terriblement jeune et si terriblement vivante qu’il en chancela. La souffrance enfla son cœur au même rythme que son sang. Pris de vertige, il dut s’appuyer sur son ami le comte Toshir Bildohon qui avait deviné son tourment et se précipitait pour le soutenir. Pendant ce temps, Alia l’étudia en silence, reconnaissant peu à peu le menton marqué, le front haut et puissant, les pommettes saillantes, le nez busqué, toutes ces caractéristiques qui donnaient à son profil le mordant d’un oiseau de proie. Ce visage était plus celui d’un guerrier que d’un politicien. Elle faillit lui pardonner de l’avoir exilée, jusqu’à ce qu’elle aperçoive ses yeux posés sur elle. À nouveau, elle les trouva froids et durs, comme en ce jour fatidique où, miné par le chagrin d’avoir perdu sa femme, il l’avait volontairement exclue de son amour. — N’avons-nous rien à nous dire ? chuchota-t-elle, éperdue, au cœur de ce silence étrange qui s’emparait de la foule après le chaos. — Nous nous connaissons à peine, répliqua-t-il sur le même ton. — À qui la faute ? — Tu étais si petite… — J’ai grandi ! — Ta mère venait de mourir… — Ne croyez-vous pas que je le sais plus que n’importe qui ? Sa rage masquait mal son grand désarroi. — Nous parlerons de ceci une autre fois, trancha-t-il. L’instant est mal choisi. Nous sommes le point de mire de tout un empire. Le danger guette, l’aiguine est là pour nous 26


le prouver. Il te faudra être forte, Alia. Et toujours redresser la tête. — Je ne vous permettrai pas d’oublier cette promesse. Il ne répondit pas, se contentant de la prendre par le coude pour la guider cérémonieusement vers les courtisans qui attendaient leur bon vouloir, le buste ployé avec déférence sous le soleil rutilant. Les velours et les mousselines de soie, les bijoux innombrables et les sabres-kintaman polis comme des miroirs semblaient donner au récent cauchemar une étrange irréalité. Elle imita son père en se forgeant une figure aimable, s’immisça au milieu des officiels en souriant avec grâce et accorda à chacun un mot aimable. On se réjouit de la voir de retour à Alsybeen. On la félicita pour son courage et sa dextérité. On l’assura d’une fidélité constante et sans faille. Puis, le cortège s’étira peu à peu vers les remparts de la ville. Les badauds revinrent, s’agrippèrent aux balcons, aux toits, sur les chemins de ronde, sur les terrasses ou les plus hautes tours où ils applaudirent à tout rompre, saisis d’une joie frivole et versatile. Emmenée vers le palais Sankar de Dessareeh qu’elle avait eu tant de hâte à revoir, Alia se rappela qu’à l’instant de son départ de l’École denaia, la vieille Mircéa Karach Wee, Honorée Suprême de Valenz, l’avait avertie de sa future solitude. La vieille bouche parcheminée avait même poussé le vice à esquisser un sourire macabre avant de prédire qu’elle n’aurait d’autre choix que de faire cause commune avec ses Sœurs du Denaia. — Les Initiées qui ne s’unissent pas finissent toutes par mourir prématurément, jeune princesse, avait ricané la vieille femme en fermant à demi les paupières sur l’éclat mordant de ses prunelles. 27


Éclairé par cette menace, l’incident de l’aiguine devenait une évidente déclaration de guerre. Alia serra les lèvres à les faire bleuir.

28


3 Elle vécut par devoir Ayant un jour appris Que la servitude est un art Gestes, poèmes et chansons En pays rauthan, au cœur de l’empire, le soleil commençait à sombrer de l’autre côté des montagnes de Kaal, abandonnant derrière lui une belle couleur fauve qui auréolait les plus hauts nuages. Entre les sommets abrupts stagnait une brume que dorait ce reste de lumière. Un petit animal en émergea précipitamment. Il avait la peau écailleuse et des ailes membraneuses bien plus grandes que lui. Il était également muni d’un collier de cuir. Ce reptile minuscule, un kleïnen de Bosso, louvoya quelques instants en altitude puis, effectuant un brusque virage qui colora ses flancs d’une lueur mordorée, il survola un fleuve dont les méandres ressemblaient à un ruban d’obsidienne. Il traversa ensuite un monde d’escarpements acérés, de pierres et de rochers anguleux avant de descendre en piqué vers l’immense cité de Rauthan nichée au creux d’une vallée. 29


Là, il atteignit les premières habitations, tourna vivement autour d’une tour carrée, plongea plus bas encore pour se faufiler entre des toits crénelés. Il s’engagea sous un surplomb, se suspendit un bref instant à l’astragale d’une colonne pour se repérer. Son regard jaune fendu d’une pupille verticale tourna à droite et à gauche et avisa le bâtiment qu’il cherchait. Satisfait, il poussa un glapissement aigu avant de se jeter dans le vide. Son vol frénétique l’amena alors devant une large fenêtre de Cristal contre laquelle son corps replet rebondit plusieurs fois avec un bruit feutré. À l’intérieur, une jeune femme l’entendit. Elle leva la tête du bouquet de fleurs qu’elle était en train d’arranger, aperçut le petit reptile et entrouvrit la fenêtre. L’animal se faufila par l’interstice, tournoya au plafond quelques secondes avant de se poser finalement près de l’âtre, attiré par la chaleur des flammes. Sa maîtresse tendit la main en l’appelant doucement. Il secoua la crête bleue qui ornait l’arrière de son crâne d’un air las, mais abandonna tout de même son poste pour venir se nicher au creux de la paume qu’on lui offrait. — Alors mon tout beau, que me racontes-tu ce soir ? Quel est le message que m’envoient mes chères Sœurs de Valenz ? D’un doigt cajoleur, elle tripota le ventre et le cou du petit animal jusqu’à amener au fond de sa gorge un ronronnement semblable à celui d’un chat. — Allons, allons, petit kleïnen, montre-moi ce qu’on t’a confié pour moi. Le reptile s’aplatit sous la caresse en fermant à moitié les yeux. Elle en profita pour soulever délicatement la crête bleue, dévoilant à l’arrière de la tête triangulaire une surface de peau dénuée d’écailles sur laquelle elle posa son index. 30


Aussitôt, un contact télépathique s’établit. Une voix rauque et fêlée résonna dans les pensées de la jeune femme. Avec beaucoup d’étonnement, elle reconnut celle de l’Honorée Suprême de Valenz, la vieille Mircéa Karach Wee, qui lui délivrait ellemême un message. Farrukha, l’aiguine a failli. Néralie est proche de la disgrâce. Notre seule alternative consiste dorénavant à convaincre ton seigneur méthah d’entrer dans la danse. Agis au plus tôt, si possible dès ce soir. Il faut reprendre le contrôle de la situation avant qu’elle ne se complique davantage. Aucun facteur douteux ne doit interférer dans notre plan. Effaçons définitivement l’affront fait voilà plus de dix-sept ans ! Le souvenir mémorisé par le kleïnen s’interrompit sur cette vindicte et Farrukha resta quelques minutes à caresser mécaniquement le ventre replet que le reptile apprivoisé lui abandonnait. Elle était troublée par l’ordre reçu. Depuis qu’elle était la conseillère et la concubine du seigneur Rémo Than des Rauthans, elle savait qu’il n’était pas un homme à l’esprit conciliant. Elle continua à réfléchir en accordant au petit messager une friandise puisée dans un pot de grès, une chenille grasse et molle qu’elle lança vers la gueule qui l’attrapa en plein vol. Puis, elle contempla le kleïnen sans sembler ni le voir ni prêter attention aux désagréables bruits que formaient les minuscules dents en train de dévorer la chair visqueuse de la larve. Dehors, les ombres s’allongeaient. Des veilleurs allumaient des flambeaux dont les lueurs trouaient les rues assombries par le crépuscule. L’Initiée denaia se leva et enflamma quelques chandelles dont la clarté tremblotante se refléta sur le verre de Cristal. La noirceur extérieure en parut accentuée. 31


Évidemment, la jeune femme n’était pas réellement surprise par l’ordre qu’on lui envoyait. Elle l’avait même tellement attendu que, quelques heures auparavant, elle avait congédié les servantes afin de se préparer dignement à recevoir le seigneur méthah. Elle s’était baignée dans des huiles parfumées et avait enduit sa peau d’onguents capiteux. Elle avait brossé ses cheveux interminablement, allant jusqu’à les saupoudrer d’une poussière d’or qui rehaussait leur blondeur naturelle. Enfin, elle avait mis du rose sur ses lèvres et du noir sur ses yeux en se déclarant prête au combat. Car il s’agissait bien de cela, un combat à venir, un corps à corps dont l’issue appartiendrait à celui qui serait le plus persuasif. Rémo Than des Rauthans était d’une arrogance qui s’alimentait de sa parenté avec l’empereur dont il était le cousin. Il faisait également preuve d’une fatuité sans limites lorsqu’il s’agissait d’évoquer sa carrière de chef de guerre émaillée de succès militaires. Le convaincre ne serait pas facile. Prise d’angoisse, la jeune femme observa une dernière fois son reflet afin d’en vérifier les ultimes détails. Elle accentua nerveusement le bouffant de sa jupe, arrangea un pli de corsage, lissa d’un doigt humide une boucle de cheveux plus indocile que les autres. Puis, lorsqu’elle fut certaine de ne plus rien pouvoir changer à son apparence qui était parfaite, elle s’assit sur un tabouret près de la baie de Cristal et attendit que la nuit envahisse les moindres recoins de la ville de Rauthan. Elle n’avait pour l’heure rien d’autre à faire que laisser les souvenirs affluer, aussi y céda-t-elle avec une certaine complaisance. Elle redevint une petite fille de huit ans nouvellement admise à l’École denaia de Valenz, impressionnée par l’attitude déterminée de Galah qui s’opposait froidement à la colère de Mircéa Karach Wee. Elle se souvint ainsi de la rage de Rémo 32


Than des Rauthans, de l’empereur Dvorak Prim haussant le ton, des Maisons Aristas prenant position et menaçant d’entrer en guerre. À l’époque, sa jeunesse ne lui avait pas permis de tout comprendre. Elle avait cru qu’il s’agissait de l’honneur d’un homme bafoué par une fiancée qui lui en avait préféré un autre. La réalité n’était pas aussi simple. De fait, l’aspect romantique du conflit n’était qu’une excuse face à une véritable remise en question de l’équilibre économique. Le royaume d’Alsybeen détenait le monopole de l’extraction du réalah-chaad qu’il utilisait pour fabriquer le Cristal. Au fil des siècles, la Maison Tarjei d’Alsybeen était devenue extrêmement riche et puissante. Personne ne pouvait la laisser devenir dissidente. Une décision collégiale avait donc châtié les perturbateurs de façon exemplaire. Galah avait été éliminée. Soth Shoddam d’Alsybeen était devenu une ombre sans aucune consistance politique. Leur enfant illégitime avait été récupérée par Valenz pour devenir une Initiée soumise en attendant que l’empire et le Denaia statuent définitivement sur son sort. Seul à ne pas avoir enterré l’affaire, Rémo Than des Rauthans, le fiancé éconduit, avait laissé son ressentiment devenir un feu couvant sous une braise que n’importe quel vent risquait d’attiser dans un sens ou dans l’autre. Farrukha frotta nerveusement ses mains l’une contre l’autre. Du haut de son armoire, le kleïnen leva le nez de son repas pour pousser un cri d’avertissement. Presque aussitôt, la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas et le seigneur méthah entra dans la pièce en amenant avec lui un fort parfum de sous-bois. Il revenait de chasse en portant sur l’épaule la carcasse d’un jeune ours noir dont le sang gouttait derrière lui. Des hommes 33


l’escortaient en menant grand tapage, riant et mimant leurs exploits guerriers. Tout ce beau monde prenait garde à ne pas trébucher sur les canis couverts de boue qui les avaient aidés à traquer le gibier. Les reptiles de chasse étaient si excités par le sang versé qu’ils sautaient partout en montrant sauvagement les crocs. — Cadeau pour vous, ma belle dame ! vociféra l’Arista en jetant son fardeau au milieu du tapis. J’ai tué cet ours en vous imaginant par avance drapée dans sa fourrure lors de nos prochaines nuits ! Farrukha bondit sur ses pieds, accablée de voir le corps ensanglanté répandre ses liquides nauséabonds sur la belle soie mordorée. Elle n’émit cependant aucune remarque, préférant masquer sa contrariété en plongeant dans une révérence profonde. Il était inutile de provoquer l’ire du seigneur à la veille d’une discussion importante, elle se contenterait de lui réclamer un autre tapis plus tard, voilà tout. Tandis qu’elle se courbait, le regard noir de son imposant amant se colla à elle. Il nota avec amusement qu’elle s’était mise en grande toilette, le corps parfumé d’innombrables senteurs envoûtantes qui ne semblaient attendre qu’une seule chose, être respirées à même la peau. Mis en appétit, il congédia sa suite en braillant à tue-tête : — Haro, mes chers amis, séparons-nous maintenant pour jouir d’une détente bienvenue ! Et emportez avec vous cette carcasse d’ours afin que les maîtres-tanneurs en fassent diligemment un trophée digne de ma belle reine de cœur ! Les hommes refluèrent en traînant le corps de la bête. Dès qu’ils fermèrent la porte derrière eux, Farrukha crut que le calme reviendrait, mais elle déchanta assez vite. Rémo Than avait gardé avec lui ses trois canis favoris. Or les reptiles, tâtant 34


l’air de leurs langues bifides, venaient de sentir la présence du kleïnen. S’aidant de leurs griffes rétractiles, ils entreprirent l’ascension de l’armoire où la petite bête était réfugiée. Pâle de rage devant les dégâts que les canis laissaient sur le bois précieux, Farrukha se hâta d’ouvrir la fenêtre pour permettre à son favori de se faufiler à l’extérieur. Le rire du seigneur rauthan éclata dans son dos comme un coup de tonnerre. — Ha ha ha ! Tant de chichis pour une créature aussi ridicule. Laisse-la donc se faire croquer par mes canis. Tu en seras débarrassée ! Je ne comprends pas cet engouement pour une telle bouffonnerie. Ne préférerais-tu pas que je t’offre un beau canis ? L’une de mes reproductrices couve en ce moment deux œufs énormes. Je te choisirai le plus fort. Il te protégera contre la farandole de prétendants que tu traînes derrière toi lorsque je ne suis pas là ! Les trois reptiles qui, durant ce temps, s’étaient follement rués contre la vitre de Cristal, se lassèrent enfin de ce jeu stérile. Grognant et bavant, ils allèrent s’installer sur le lit où ils se vautrèrent de tout leur long. Ils étaient si visiblement couverts de crasse que la jeune femme leur jeta un regard torve en retenant de justesse la remarque acérée qui lui vint aux lèvres. — Tu ne dis rien, ma toute belle ? insista l’Arista en se campant devant sa maîtresse, la grimace ironique. Je te parle du nombre de tes prétendants et tu gardes un silence coupable ? Elle renifla une odeur de vinasse, comprit d’où venait cette pléthore et préféra détourner la conversation vers un terrain plus neutre. — Je ne vous ai pas encore remercié pour votre présent, Noble Seigneur. La fourrure de cet ours semble des plus belles. 35


À côté d’elle, Rémo Than des Rauthans était un homme de très haute taille, avec une corpulence d’athlète et un visage encore jeune malgré quelques rides fines qui trahissaient ses quarante ans passés. Ses cheveux noirs étaient entremêlés d’argent. Sa peau marquée par une vie au grand air accentuait la dureté de son regard aussi sombre que du charbon. Plus jeune, il avait été d’une beauté remarquable. Maintenant, il séduisait surtout par l’aura de force virile qui se dégageait de lui. Farrukha appréciait sa nature puissante. Elle était heureuse que les ordres de Mircéa Karach Wee ne l’aient pas contrainte à prendre pour amant un homme au physique plus étriqué. Avec des gestes serviles, elle aida son seigneur à se défaire d’une lourde cape de drap noir puis déboutonna une veste de cuir martelée de clous d’argent. Le seigneur méthah se retrouva bientôt en chemise. Il se laissa alors tomber à côté de ses canis en lâchant un petit soupir. Les bêtes rampèrent pour lui quémander une caresse. Près de lui, une bougie posée sur un meuble marquait son visage d’ombres profondes en accentuant la dureté naturelle de ses traits. — Ôte-moi aussi mes bottes, ordonna-t-il d’un ton péremptoire. Farrukha s’ingénia au calme. Elle savait que l’une des récréations favorites du Rauthan était de la soumettre à son bon vouloir. Or, elle pouvait lui offrir ce plaisir à bon compte, le seul finalement qui lui permettait de canaliser au mieux ses ardeurs. Elle tira sur les bottes avec docilité. Du fond de ses coussins, Rémo Than la suivait avec un intérêt grandissant. Portée par ce regard, la jeune femme s’ingénia à errer de-ci de-là pour ramasser les vêtements épars. Elle exhibait avec une apparente innocence l’échancrure de 36


son décolleté ou la chute de ses reins, entendant exploiter au mieux ce qu’elle avait appris du Denaia, ce désir qui était l’appât permettant de soumettre l’amant. — Désirez-vous une collation ? Le cuisinier a enfourné cette après-midi de moelleuses terrines dont le parfum d’herbes sauvages devrait vous agréer. Un cruchon de vin de Balfor les accompagnera au mieux. À moins que vous ne préfériez quelque chose de plus fort, peut-être un alcool de sureau ? Elle était divine dans une robe en fourrure de camelane qui moulait étroitement son corps svelte. Des voiles tombaient gracieusement de son chignon en parant sa silhouette d’un mystère assez grandiloquent. Rémo Than l’interpella, agacé par cette évanescence qui la rendait plus distante que ce qu’il désirait. — Farrukha ! Elle se répandit aussitôt à ses pieds, mais cette apparente soumission ne parut pas suffisante au seigneur méthah. La saisissant par le poignet, il l’attira à lui. — Je vous ai contrarié, Mon Seigneur, balbutia-t-elle d’un ton éperdu. Pardonnez-moi, je vous ai déplu. Les mousselines masquaient l’expression de son visage ; le Rauthan la renversa sur le lit en déchirant sans vergogne le haut de la belle robe. Il s’appesantit sur le corps immobile, plongea vers les lèvres roses avec une ardeur presque cruelle. Ses mains avides s’emparèrent des seins dénudés, caressèrent leur volume jusqu’à ce que les pointes durcissent sous ses doigts. Puis, avec une hâte de soudard, il ouvrit ses braies de cuir noir, retroussa les jupons de la jeune femme. Ses genoux écartèrent les cuisses tendres. Un gémissement sortit de ses lèvres lorsqu’il sentit la tiédeur de sa peau nue contre la sienne, la moiteur de son pubis contre son ventre. 37


Débarrassée de ses voiles, la jeune femme offrait un visage à l’ovale parfait, au teint blanc et délicat encadré par une blondeur qui paraissait presque excessive. Ses yeux conservaient toutefois une vigilance incongrue qui irrita le seigneur rauthan. — Tu as changé ! accusa-t-il. Ton regard n’a plus le même éclat qu’autrefois ! — Noble Seigneur, votre but est-il aujourd’hui de me blesser ? Elle afficha une moue capricieuse de femme enfant qui mit si bien en évidence son rôle de mâle dominant qu’il resserra plus étroitement l’emprise de ses mains sur ses hanches. Cependant, elle ne répondit pas à son étreinte, même lorsqu’il lui mordit cruellement la gorge et la poitrine. — T’ai-je donc blessée pour te voir ainsi jouer les effarouchées ou désires-tu plutôt me révéler sans attendre une chose qui entrerait dans tes attributions de sorcière de Valenz ? Mettant cette remarque à profit, Farrukha le repoussa avec fermeté. Plein de soupirs résignés, il roula sur le côté en caressant machinalement les attributs que son désir inassouvi tendait avec vigueur. — Bien. Il me semble ne pas avoir d’autre choix que celui de t’écouter, sorcière ! — Je voudrais effectivement vous entretenir de quelques événements intéressants qui sont parvenus à ma connaissance, Mon Seigneur. Elle s’assit en essayant de remettre sur son buste les lambeaux de sa robe déchirée. Rémo Than la fixa. Il avait parfaitement conscience d’être partagé entre frustration et curiosité. Fichues femmes éduquées par Valenz ! Toujours retranchées derrière leur devoir sans jamais s’abandonner au souffle de la sensualité. 38


Autant faire l’amour à une paillasse ! maugréa-t-il en son for intérieur, conscient de se mentir, car Farrukha était sa partenaire préférée. Souvent, il prenait la peine de séduire d’autres femmes, des coquettes de la cour impériale, des courtisanes ou même des prostituées, mais toujours, il revenait vers l’Initiée de Valenz, sachant pertinemment qu’il dépendait aussi bien du désir qu’elle éveillait en son corps que de l’intelligence aiguë qui caractérisait ses conseils. — Savez-vous, Noble Seigneur, que la princesse Alia Shanine revient en sa patrie aujourd’hui même ? Le nom évoqué le laissa perplexe. — Alia Shanine ? Qu’est-ce donc que cela ? Tu interromps mon désir d’amour pour me parler d’une inconnue dont je n’ai absolument que faire ? Son ton agacé n’impressionna guère la jeune femme. Elle répliqua sèchement, avec l’évidente intention de créer un choc, de raviver une vieille blessure : — Alia Shanine de Messaline est la fille de Galah. La respiration coupée, le seigneur de guerre sentit un grand froid l’envahir. Il dut se lever, marcher vers la baie vitrée, tellement troublé qu’il oublia de rajuster ses braies. Ses yeux plongèrent vers le lointain, vers les montagnes de Kaal aux sommets enneigés qui barraient pesamment un horizon envahi par l’ombre du soir. Galah, une douleur de glace doublée d’un affront impossible à pardonner. Galah, une fiancée promise par le Denaia. En réalité une petite garce insolente qui l’avait repoussé pour épouser un roitelet prétentieux dont la richesse était certes le Cristal, mais qu’importait cela en regard de ce qu’il amenait, lui, le cousin de l’empereur, l’héritier du trône impérial en seconde position ? 39


Il se mit à respirer pesamment. Il n’avait jamais pu oublier ni le gracieux visage encadré par de longs cheveux noirs qu’illuminaient des yeux gris clair ni la bouche charnue, si rouge, qu’il n’avait embrassée qu’en rêve, jusqu’à en être malade, jusqu’à devenir fou. Il l’avait aimée. Elle était morte maintenant. Farrukha tenta de se couler contre lui, mais le ressentiment du Rauthan était si vif qu’il s’écarta à nouveau d’elle. La jeune femme ne s’en formalisa pas. Elle savait qu’elle demeurait celle qui menait la danse, femme-serpent animée de toutes les tentations du monde. Elle se contenta d’ajouter en un souffle perfide : — Alia est jeune et belle. Elle ressemble terriblement à sa mère. Elle a le même teint de porcelaine, les mêmes cheveux aussi sombres que des ailes de corbeau, les mêmes yeux clairs comme de l’eau… — Tais-toi, sorcière ! murmura-t-il en fixant avec rage un étrange nuage d’orage immobilisé au-dessus du plus haut sommet des montagnes de Kaal. Les mots faisaient mouche. Farrukha sourit. Elle insista de plus belle : — Alia est l’unique héritière des Tarjeis d’Alsybeen. À la mort de son père, elle montera sur un trône régissant les lois et les coutumes du plus riche pays de l’empire des Rauthans. Le Cristal est au creux de sa main. L’empereur lui-même, malgré sa puissance politique et militaire, ne peut ignorer ce fait d’une importance économique cruciale. — Que cherches-tu à obtenir de moi ? Le sourire de la jeune Initiée se mua en un rire léger. — Noble Seigneur, je suis votre conseillère ! — Une sorcière, maugréa-t-il, le ton rogue. La pire de toutes, sans aucun doute. 40


— Je n’existe que pour vous servir. — En refusant de m’accorder le seul réconfort que j’étais venu te réclamer ? Elle continua à rire, écartant cependant les derniers voiles qui la masquaient pour apparaître nue devant lui, nimbée de la lumière rougeoyante de l’âtre. — Parlez-vous de ce réconfort-là, mon si grand Seigneur ? Sûre de sa beauté, elle cambrait avec insolence la taille en laissant le Rauthan la caresser lentement du regard. Il tendit la main, attira son corps délié comme une liane qui, aussitôt, s’enroula autour de lui avec une sensualité infinie. — Sais-tu que j’apprécie avant tout les conseils que tu me susurres à l’oreille lorsque tu m’amènes à l’orgasme ? Par une petite vengeance mesquine, il essayait de la choquer, mais Farrukha n’était jamais choquée. Au contraire, elle savait donner à l’amour une coloration sensuelle qui n’avait rien de vulgaire même lorsqu’elle s’agenouillait devant lui. — Mes conseils sont fort simples et découlent d’un fait évident que vous ne pouvez ignorer plus avant : celui qui épousera l’héritière alsybeenienne se retrouvera à la tête de la plus puissante Maison Arista de l’empire des Rauthans, une Maison si populaire que l’empereur lui-même en est jaloux. Il ferma les yeux, la laissant le caresser de la bouche. — Est-ce le conseil que tu me donnes ? Épouser cette gamine qui, si mes souvenirs sont exacts, n’a pas plus de seize ans ? — Mon Seigneur, un mariage est un acte notarié. Rien de plus. Or celui-ci serait une juste compensation de l’affront qui vous fût fait des années auparavant, lorsque Galah se mit dans la tête de vous refuser. — Je vois mon avantage, mais non celui du Denaia. 41


Farrukha hocha la tête. — Pour le Denaia, il s’agit de recouvrer la main sur un acte de rébellion passé. Vous connaissez l’attachement de Valenz aux valeurs de l’éducation. Elle continua son étreinte, le forçant à s’étendre sous elle pour mieux le caresser de tout son corps. Il se tendit de désir. — Une part éducative qui rend les Initiées de Valenz si désespérément froides. Elle se pencha vers sa bouche, murmura contre ses lèvres : — Laissez-moi donc vous montrer ma froideur, Noble Seigneur, puisque je suis une Initiée de Valenz froide, si froide… Elle le chevaucha dans l’élan, ondulant si bien des hanches qu’il ne put que gémir, emporté par la chaleur croissante de ses reins. Elle, cependant, demeura vigilante, guettant sur son visage tendu par le désir cet instant fragile qui révélait l’orgasme, ce moment ultime de vulnérabilité qui lui permettrait de s’immiscer dans ses pensées sans qu’il s’en aperçoive. « Regarde-moi, » pensa-t-elle. Il obéit à l’injonction mentale, lui offrant des pupilles écarquillées par la jouissance. Alors, avec une sûreté dictée par l’habitude, elle s’immisça au fond de ses yeux, s’introduisit dans ses pensées les plus intimes, s’imbiba de tout ce qu’elle fut capable de trouver en moins d’une fraction de seconde. Puis, elle s’échappa avec plus de douceur que la poussière s’éparpillant dans le vent, laissant de son intrusion la vague sensation d’un rêve léger. Tel est mon vrai pouvoir, fier Rauthan ! jubila-t-elle en s’abandonnant sur la poitrine de son seigneur et maître comme une chatte ravie de la caresse. Un pouvoir que je partage avec 42


quelques Sœurs dont la teneur, si tu la connaissais, alimenterait à l’encontre du Denaia tes craintes les plus secrètes ! Grisée par ces capacités qui assuraient à son ordre un rôle de premier plan, elle avait envie de rire sans s’arrêter. Pourtant, sa tâche n’était pas finie. Les pensées de son amant lui révélaient qu’il n’accueillait sa proposition qu’avec une extrême réserve. À charge pour elle de le convaincre maintenant, ce qu’elle entreprit en demeurant rivée à lui pour mieux prolonger la sensualité de l’instant. — Je ne doute pas que la blessure soit terrible et profonde, Mon Seigneur. Mais tant d’années se sont depuis écoulées. Ne serait-il pas temps d’accepter de vous tourner vers l’avenir ? — Ce mariage ne me séduit pas. — Il nourrirait pourtant votre ambition. — Ne risquerait-il pas plutôt de provoquer au sein des Maisons Aristas de l’empire une panique qui donnerait naissance à une guerre stupide ? Tu le sais aussi bien que moi, ce mariage signerait une alliance entre deux familles si puissantes que chacun en concevrait de la crainte. — Je crois surtout qu’il amènerait à la Maison Rauthan une puissance définitive. — Je vais finir par croire que tu as fait la même proposition à l’héritier impérial ! railla sèchement le militaire. Farrukha balaya cette idée d’un revers de main agacé. — Non pas, Mon Seigneur. Le prince Haslet Jorka est estimé trop jeune et trop inexpérimenté. — Est-ce à dire que cette Alia Shanine n’est pas fidèle au Denaia ? argumenta Rémo Than avec une acuité qui alimentait son exaspération. Vous avez une fois de plus besoin d’un vieux briscard pour faire la police parmi vos membres séditieux ? 43


Farrukha se mit à lui masser voluptueusement les épaules pour tenter d’endiguer la colère qu’elle sentait sous-jacente. — Ne pensez pas cela, Mon Seigneur. Alia Shanine est une Initiée de Valenz. Elle obéira en tous points à notre Honorée Suprême. — Oui, comme Galah sut lui obéir en son temps ! fustigea Rémo Than en laissant cette fois-ci transparaître dans sa voix un fort relent d’amertume. De toute façon, j’ai du mal à imaginer le roi d’Alsybeen accepter une telle union : moi, l’ancien prétendant de sa femme, réclamant maintenant sa fille en mariage. — Nous ne comptons pas lui poser la question. — Serais-tu folle ? Je ne ferai pas enlever une princesse royale ! — Sauf si des circonstances particulières vous permettaient de le faire en passant pour son sauveur. — Dieux du ciel ! Tu parles par énigme. Farrukha se pencha vers lui jusqu’à coller ses seins à son torse. Leur chaleur irradia vers son cœur. Il en eut la bouche sèche. Elle susurra : — Je ne vois pas pourquoi vous hésiteriez à nous suivre, Mon Seigneur. Un mariage avec Alia Shanine ferait de vous le roi d’Alsybeen. Vous contrôleriez le commerce du Cristal. Vous accroîtriez votre puissance et votre richesse. Ne sont-ce pas là des arguments qui pourraient vous amener à revendiquer un jour le trône impérial ? — Tais-toi, sorcière ! siffla-t-il entre ses dents serrées. Farrukha ignora son intervention pour promener une langue délurée sur son menton râpeux. — S’agit-il vraiment d’un secret, ô, Mon Seigneur ? Tout le monde sait à quel point le trône impérial vous fait les yeux doux. 44


Rémo Than se sentit en manque d’air. Il repoussa violemment la jeune femme pour quitter le lit et se mettre à marcher de long en large. Son reflet sur la vitre se superposa au paysage glacé plein de noirceur qui s’étendait maintenant sur Rauthan. Les canis couchés non loin de l’âtre le suivaient de leurs yeux jaunes. Se forçant à respirer lentement, il retrouva peu à peu un semblant de calme. — Tout de même, je demeure surpris de voir que la princesse alsybeenienne, une bâtarde désavouée par le Denaia, continue à posséder le crédit de l’Honorée Suprême. Farrukha s’assit en tailleur au milieu des coussins. Ses lèvres pulpeuses s’étirèrent en un sourire aimable tandis que les reflets du feu coulaient sur sa peau comme un effet de moire. — Je pensais que vous comprendriez plus vite. Nous n’attendons d’Alia Shanine rien qu’un royaume. Votre futur royaume, Noble Seigneur. Ces mots étaient tellement saturés de sous-entendus qu’il revint vers sa compagne d’un pas vif. Sa carrure athlétique se découpait sur l’ombre de la nuit en une sorte de menace indistincte qui poussa cette dernière à se ramasser sur ellemême, prête à une violence éventuelle. Le seigneur rauthan se contenta pourtant de cracher avec amertume. — Vous envisagez un mariage suivi d’un accident mortel. Décidément, vous me prendrez toujours mes jouets ! — Nous ne sommes pas des ingrates. Si vous désirez la garder auprès de vous, Mon Seigneur, il vous sera permis de le faire. Le Rauthan tiqua une fois de plus. — Le Denaia est décidément fort aimable ! Prenez tout de même garde à ne pas vivre cette bonté d’âme comme une 45


faiblesse. Au sein de l’empire existe plus d’un homme qui rêve de vous soumettre, moi le premier ! Farrukha ne répondit rien. Ses arguments étaient irréfutables, elle savait qu’ils feraient mouche. Il suffisait d’attendre. Tôt ou tard, Rémo Than s’apercevrait que les actions du Denaia lui permettraient de, peut-être, réaliser son ambition personnelle. Alors, il serait ferré et il deviendrait leur plus fidèle allié. Chaque homme possédait son prix. Ravie de la tournure des choses, la jeune femme abandonna le lit pour se rendre dans le cabinet de toilette attenant. Les ordres qu’elle avait laissés aux servantes avaient été scrupuleusement suivis : un caisson de bain l’attendait, fumant d’une eau chaude et parfumée. Elle s’y glissa en soupirant de bienêtre, frotta longuement son corps pour le purifier des odeurs de l’amour. Resté seul, Rémo Than se tourna vers les trois canis qui guettaient ses moindres faits et gestes. Ces bêtes-là étaient, comme les chiens, d’une fidélité à toute épreuve. Aucune forme de trahison n’existait en leur cœur, uniquement la volonté d’être constamment le plus fort et le plus agile. Le Rauthan les appela d’un claquement de doigts. Aussitôt, les reptiles se précipitèrent vers lui, grognant et bataillant entre eux pour obtenir en premier ses faveurs. Il les caressa longuement. Les corps musculeux, les écailles soyeuses, lisses comme de l’obsidienne, étaient sous ses paumes un baume à toutes ses vicissitudes. Il se demanda si la fille ressemblait réellement à sa mère. Possédait-elle le même regard brumeux, la même élégance subtile, la même harmonie de corps et d’esprit doublée d’une délicate sensualité ? Malgré la somme de souvenirs, il ne 46


parvenait pas à élaborer un visage plus jeune que celui qui était omniprésent dans son esprit depuis près de vingt ans. En même temps, était-ce réellement important ? Ne devaitil pas plutôt considérer cette jeune princesse de la même façon qu’il considérait Farrukha, en ne voyant en elle qu’un instrument utile à son accession au pouvoir impérial ? — Ma mie, vous avez raison, annonça-t-il d’une voix suffisamment haute pour que Farrukha l’entende distinctement. Je suis prêt à accepter votre cadeau. Du fond de son caisson de bain, ses longs cheveux mouillés plaqués contre sa gorge comme autant de serpents, Farrukha rétorqua : — Nous suivrez-vous, même lorsqu’il faudra parler à l’empereur ? — Je vous servirai tant que vous me servirez, ma mie. — Très bien, sourit Farrukha. Je reviendrai vers vous au fur et à mesure que nous avancerons dans notre projet. Mircéa Karach Wee pourrait la féliciter. Bientôt, la petite princesse bâtarde ne représenterait plus aucune menace pour le Denaia. Satisfaite du cours pris par les choses, Farrukha s’enfonça dans l’eau parfumée avec la conscience du devoir parfaitement accompli.

47


4 La journée ne fut que courbettes Et sourires Mais elle apprit le goût de la mort Et la peur, et la haine Gestes, poèmes et chansons L’air de musique résonnait entre les murs sans qu’Alia ait envie d’y prêter une oreille attentive. Les notes n’étaient pas désagréables, mais la fête donnée en son honneur n’en finissait pas. Elle réprima un bâillement au moment où un pas de danse sembla clore le spectacle. Les troubadours s’inclinèrent pour saluer. Un ultime accord de doulcemelle plana dans un tonnerre d’applaudissements. Soth Shoddam se pencha vers sa fille. — Je devine ton épuisement au soir d’un aussi long voyage, ma fille, mais je t’exhorte à patienter encore un peu. Les festivités toucheront bientôt à leur fin. Nous pourrons alors nous retirer dans nos appartements. Alia soupira. Son père présidait le repas du haut de son magnifique trône de Cristal, celui qui symbolisait son règne 48


et avant lui celui de tous ses ancêtres. La pureté inouïe de cette matière hors du commun brillait des mille lueurs des bougies placées alentour. Malgré l’heure tardive, cette clarté donnait à la pièce d’apparat une apparence de plein jour. Elle révélait également les moindres détails, en particulier le gwar sculpté dont le corps montait bien au-delà de la tête du monarque pour déployer juste au-dessus une mâchoire dessinée en couronne. Petite, Alia avait adoré se hisser sur les genoux de son père pour se recroqueviller au cœur de l’énorme siège. Serrée dans les bras forts, elle se croyait invulnérable. Ce moment d’enfance était bien évidemment révolu. Le chagrin qu’ils avaient partagé ne les avait pas rapprochés. Bien au contraire. Pleine de regrets, elle laissa son regard errer en bout de table. Néralie de Ferkane, la concubine royale, y était reléguée, les joues pâles, la lèvre pliée de rage. Parée d’un vêtement dont la somptuosité de soie tentait de faire oublier sa récente disgrâce, elle réduisait en miettes un quignon de pain en fixant son royal amant et sa fille de ses prunelles de serpent. Alia se tourna vers son père pour insister : — Ne pourrions-nous pas abréger cette soirée ? Ne trouvez-vous pas comme moi que cette journée fut des plus éprouvantes ? — Nous nous devons avant tout à nos fidèles courtisans, rétorqua Soth Shoddam d’un ton cassant. Il est important qu’ils nous voient forts et puissants. Alia coula un regard caustique vers ces hommes et ces femmes dont la grosse majorité, avinée à n’en plus pouvoir, était effondrée sur leurs sièges avec moins de prestance que des sacs de pommes de terre. 49


— J’espère que vous n’attendez pas que le dernier d’entre eux roule sous la table ! — Ne leur reproche pas d’être heureux de ton retour, Alia Nahai. D’ailleurs, certains ne sont pas ivres. Vois Toshir Bildohon, dont tu te souviens peut-être. Il te faisait sauter sur ses genoux lorsque tu étais petite. S’entendant interpellé, un homme d’une cinquantaine d’années, au corps mince, mais musculeux, courba brièvement la tête pour les saluer. Il avait passé la soirée à parler peu, à manger peu, à boire encore moins, et il s’était contenté d’applaudir le spectacle du bout des doigts en laissant tomber sur l’assistance un regard d’aigle à qui rien n’échappe. Alia ne se souvenait pas de lui. Elle l’observa plus attentivement, découvrant un visage sévère encadré par des cheveux longs, raides et gris, que rassemblait sur la nuque un simple ruban de cuir. Se voyant détaillé, le comte dédia à la jeune princesse une grimace ironique qui lui amena un mouvement d’humeur. — Au-delà de ce tendre souvenir, pourquoi ai-je l’impression que messire Bildohon cherche surtout à savoir dans quel camp je me trouve ? Son père parut choqué. — Je ne comprends pas ce que tu veux dire, Alia. Dans quel autre camp que le nôtre devrais-tu être, puisque tu es mon héritière ? — Père, pour une fois cessez de jouer au naïf ! Vous m’avez envoyée suivre une formation de dix ans à l’École denaia de Valenz. À mon propos, il est évident que vous ne pourrez jamais être sûr de rien. Soth Shoddam fut ébranlé par cette remarque qui trahissait une grande maturité. Il recula légèrement une épaule, comme un duelliste qui essaie d’échapper à l’estocade. 50


— C’est tout le contraire, Alia. À ton propos, j’ai toujours voulu que le Denaia ne soit sûr de rien. Saisis-tu la différence ? Elle se mordilla la lèvre d’un air buté, fâchée de voir son père se réfugier encore et toujours derrière une excuse. Il n’avait pas changé. Malgré les années écoulées, malgré ce qu’elle avait cru ressentir en le revoyant, malgré ses vêtements luxueux, il demeurait ce même monolithe dur sur lequel elle s’était toujours cassé les dents. — Vous m’aviez promis une discussion juste après l’incident de l’aiguine. Le temps passe et je ne la vois pas arriver. — Nous ne sommes qu’au premier jour de ton retour, Alia. — Et quelle excuse m’avancerez-vous encore ? Ce matin, vous m’avez dit qu’il était trop tôt. Dix années auparavant vous m’aviez dit que j’étais trop jeune. Que me direz-vous demain ? Qu’il est trop tard ? Plutôt que d’inventer des arguments ridicules, osez la sincérité et annoncez-moi franchement que nous sommes ennemis ! Le commentaire éberlua son père. Il s’écria : — Alia, tu es ma fille ! Je ne te considère pas comme une ennemie. — Vraiment ? Alors pourquoi ne parvenons-nous pas à parler de la tentative d’assassinat qui m’a accueillie à mon arrivée à Alsybeen ? Pourquoi vous êtes-vous débarrassé de moi en m’envoyant à Valenz dans le fief de cette Honorée Suprême qui a fait assassiner ma mère ? Peut-être espériez-vous me voir mourir de la même façon ? Tant de provocation déstabilisa le roi. Il comprit que sa fille avait au moins raison sur un point : il ne pouvait retarder l’inéluctable plus longtemps. Au contraire, il devait se justifier maintenant, raconter ce qui se tramait dans l’ombre, expliquer les anciennes vérités, évoquer la mort de Galah, le rôle 51


du Denaia, la haine de l’empire… Elle n’était plus une enfant. Elle avait le droit de connaître les événements qui marquaient sa vie. — À ta guise, Alia. J’attendais un instant plus propice, mais je m’aperçois qu’un moment n’est jamais adéquat lorsqu’il s’agit d’annoncer de mauvaises nouvelles. Je suis prêt à te parler, mais pas ici, pas devant ces regards ou près de ces oreilles. Allons plutôt dans le jardin pour une balade à la fraîche, à l’abri des indiscrétions. Il se leva en espérant que son geste passerait inaperçu, mais le comte Bildohon veillait et vint aussitôt se proposer comme escorte. Hésitant entre plaisir et agacement face à tant de sollicitude de la part de son ami, Soth Shoddam le railla légèrement. — Allons, mon fidèle Toshir, crois-tu donc que ta présence soit à ce point nécessaire à une heure aussi indue ? Ne pourrais-je pas aller seul avec ma fille dans mes propres jardins ? Le comte s’inclina respectueusement devant son roi. — Sire, s’il n’y avait eu l’aiguine, je vous répondrais oui. Mais voilà, cet incident fait que je vous accompagnerai. Le capitaine War’en escortera votre fille, puisque vous l’avez chargé de veiller sur sa sécurité. Effectivement, le jeune Meker s’était levé en imitant son aîné. Il attendait ses ordres au garde à vous. Soth Shoddam soupira d’un air las. — Très bien, faites à votre guise, mes amis. Vous avez sans doute raison. Moi, je me berce encore d’illusions. Dehors, l’hiver étendait sa coupe de glace. Ils s’emmitouflèrent de fourrure puis le roi prit sa fille par la manche pour la guider vers la terrasse. Néralie, voyant cela, se leva avec l’intention de les suivre. Soth Shoddam la maintint à sa place d’un geste dédaigneux. 52


La jeune femme se raidit. — Sire, je suis votre conseillère ! Ne dois-je pas aller où vous allez ? — L’heure est trop tardive pour faire de la politique, Néralie. Je t’autorise à te retirer en tes appartements. — Est-ce à dire que vous m’y rejoindrez plus tard, Sire ? riposta l’Initiée d’un ton provocant, en ployant sous une révérence qui dévoilait largement un décolleté prometteur. Soth Shoddam lui répondit d’un haussement d’épaules. — Pas ce soir, Néralie. J’ai encore beaucoup de choses à dire à ma fille. La jeune femme enveloppa le roi d’un regard plein de fiel, mais ce dernier l’ignora pour se tourner vers un homme vêtu de gris qui avançait vers lui et qu’il entendait saluer. Reléguée dans l’oubli, Néralie n’eut d’autre choix que de plonger en une dernière révérence avant de s’éloigner à reculons. Ce faisant, elle se mordit si violemment la lèvre qu’elle en eut un goût de sang dans la bouche. Le nouveau venu était un quinquagénaire à l’allure martiale. Son visage excessivement revêche, aux mâchoires proéminentes et aux sourcils trop marqués, s’adoucit à peine d’un sourire lorsqu’il se posa sur son souverain. — Sire… — Owei, nous nous apprêtions à marcher un peu dans le jardin. Voulez-vous être des nôtres ? — Sire, avec joie. — Alia, tu ne te souviens certainement plus d’Owei Hakyms, le général en chef des forces saymos d’Alsybeen, précisa Soth Shoddam en attirant le groupe vers l’extérieur. Owei est, avec Toshir et Drayjo, un de mes plus fidèles compagnons. 53


Il continua la conversation en prenant un ton badin, sans doute pour tenter de défaire le sérieux qui transparaissait sur les visages. —  Tiens, puisque nous évoquons Drayjo, quelqu’un pourrait-il m’apprendre ce qu’il fait en ce moment ? Voilà une neuvaine que je n’ai de sa part d’autre nouvelle qu’un petit vin du Mohsenais, certes agréable, dont il m’a fait envoyer trois caisses. Toshir, je vous le demande plus particulièrement puisque je connais votre complicité. Savez-vous s’il est en ses terres pour raison de santé ou pour conter fleurette à quelques soubrettes nouvellement engagées ? N’aurait-il pu faire fi de tout impératif pour fêter aujourd’hui avec nous le retour de ma fille ? Le comte Toshir Bildohon répondit au reproche avec une désinvolture qui montrait bien à quel point il était familier du roi. — Sire, Drayjo n’est pas sur ses terres, mais envoyé en mission par le général Hakyms, ici présent, qui use et abuse de ses talents d’escrimeur. Dès qu’on m’avertira de son retour, je lui rapporterai que vous vous êtes enquis de lui. Le connaissant, notre larron se rengorgera comme un paon ! Tous éclatèrent de rire et Alia dévisagea tour à tour ces hommes dont l’évidente complicité l’excluait de leur intimité. Son exil lui pesa. Elle voyait bien qu’ils osaient à peine l’effleurer de leurs regards, qu’ils n’éprouvaient pour elle aucune empathie, qu’ils n’acceptaient sa présence que parce qu’elle était une institution. Il allait falloir changer cet état d’esprit, intégrer cet univers, s’attirer leur respect, leur allégeance, leur amour. La poitrine oppressée, elle trouva cette tâche tout bonnement insurmontable et détourna à son tour le regard. 54


Ils arrivèrent en bordure de terrasse. Un mur ajouré ouvrait sur un escalier monumental. Tous descendirent les marches et débouchèrent sur une esplanade parsemée d’arbres taillés en boule. L’endroit était exposé au vent soufflant de la mer. Cet air glacé attaquait les joues et amenait des larmes dans les yeux. Alia enfouit le nez dans son col de fourrure en écoutant son père lui détailler les plus récentes modifications : une petite fontaine ourlée de givre, une statue de pierre grise que les embruns n’avaient pas encore eu le temps de ronger, une allée nouvelle qui obliquait vers la partie la plus sauvage du jardin. Le groupe se dirigea dans cette direction, vers des branches nues et décharnées qui s’entrelaçaient les unes aux autres en montant à l’assaut de quelques arceaux. On y passait d’une alcôve à une autre en devinant le charme qu’amènerait l’été même si, pour l’heure, tout était rude, maussade, obscur et épineux. Le sol gelé craquait sous leurs pas. La bise s’infiltrait en amenant l’odeur du ressac. Alia ne se sentait pas à l’aise dans cet espace clos par tant de branches. Le relent lourd, excessivement présent, du réalah-chaad pénétrait son corps à chaque respiration. Il malmenait ses sens, accélérait les battements de son cœur. Elle eut l’impression de suffoquer. — Je ne suis plus habituée au réalah-chaad. J’ai vraiment du mal à respirer. — C’est un peu normal. L’odeur du réalah-chaad est forte et pas toujours agréable. Tu t’y feras vite. Elle ne sut que répondre. La nuit dense, épaisse, glaciale, la pétrifiait toute entière. Elle se dit qu’elle avait envie de fuir, qu’elle n’était plus aussi certaine de vouloir connaître le passé. 55


Elle continua cependant à avancer, guidée par son père vers le bassin aux poissons rouges. Comme le reste du jardin, la fontaine était couverte d’une fine couche de glace. L’hiver s’attardait ici plus qu’ailleurs. Alia se pencha vers l’onde figée en se rappelant que, petite, il lui fallait se hausser sur la pointe des pieds pour observer par-dessus la margelle les poissons qui y nageaient. — Ils sont toujours là ! s’écria-t-elle avec ravissement lorsqu’elle aperçut les petites nageoires colorées évoluer sous leur plafond de glace. Soth Shoddam vint se mettre à côté d’elle. — Certains sont morts et ont été remplacés. Elle se redressa, le visage fermé. Son père avait raison. Ils n’étaient pas venus pour s’amuser de quelques poissons, mais pour évoquer des événements sérieux qui, s’ils n’y prenaient pas garde, risquaient de les emporter dans leur tourmente. Elle avait déjà survécu à une attaque d’aiguine. Or, elle était persuadée que les raisons de cette tentative d’assassinat étaient enfouies dans le passé. — Nous sommes seuls, Alia, l’informa son père en lui montrant leurs trois compagnons éloignés de plusieurs dizaines de mètres. De fait, le comte et le général s’entretenaient à voix basse tandis que le jeune Meker les écoutait en battant de la semelle pour lutter contre le froid. — Dis-moi ce que tu tenais tant que ça à me dire, reprit Soth Shoddam. Elle tiqua. — N’était-il pas convenu que ce serait vous qui parleriez ? Soth Shoddam se redressa pour regarder au loin, vers les lumières qui illuminaient l’ensemble du palais royal. L’énorme 56


masse architecturale dominait le jardin avec la même délicatesse qu’une dentelle avec ses tours ciselées et ses créneaux soulignés de sculptures. — Es-tu certaine de vouloir m’entendre ? — Je suis prête à tout écouter. — Tout, vraiment ? Elle lui offrit un sourire de glace appris du Denaia. — Les fondements de la politique ne passent-ils pas par la connaissance ? Ce reproche latent donna au roi la conscience de ce qui les séparait, un monde de comédie, de fausses apparences et de rôles hypocrites dont il était malheureusement l’instigateur. Il l’avait propulsée dans un univers dont il ne maîtrisait pas les conséquences. Quel serait le prix à payer ? — Nous allons devoir parler de ta mère, évoquer comment et pourquoi elle a été tuée. Elle croisa ses mains sur son cœur emballé, acquiesça lentement : — Fut-elle empoisonnée comme je crois m’en souvenir ? Il accusa le coup, conscient que le temps passé, toutes ces années laborieuses, n’avait pas été suffisant pour évoquer impunément les terribles événements. Chaque nuit, le manque de sa femme pénétrait ses os, s’installait en lui comme une sorte de froidure qu’aucun vêtement, aucune couverture ne parviendraient jamais à réchauffer. — Tes souvenirs sont… exacts. Ta mère a bien été… empoisonnée… de la plus vile des façons… Un venin fulgurant qui imprégnait un bouquet de roses. Elle aimait se pencher au-dessus des fleurs dont elle froissait les corolles. Une épine l’a égratignée… Elle est morte en quelques secondes. 57


Elle se força à respirer pesamment pour maîtriser l’oppression qui lui enserrait la gorge. — Bien évidemment, l’assassin a été commandité par le Denaia. — Qui te l’a dit ? — Pourquoi devrait-on me l’avoir dit ? Les faits parlent d’eux-mêmes. Ma mère a désobéi à un ordre de l’Honorée Suprême, la vieille Mircéa Karach Wee. Cette dernière n’a pu le tolérer. Grâce à vous, je pratique le Denaia depuis plus de dix ans. J’ai appris que les règles y sont très simples. Tout ordre doit être exécuté sous peine de sanction. — Effectivement, ta mère a refusé d’épouser Rémo Than des Rauthans, le cousin de l’empereur à qui elle était promise. Nous venions de nous rencontrer. Nous étions follement épris l’un de l’autre. Ta naissance fut l’apothéose de notre monde parfait. Nous n’avions pas imaginé, pas compris… Sa voix s’éteignit, étranglée de douleur par un fantôme. Alia se sentit ébranlée par cette détresse, mais ne voulut rien en laisser paraître. Il lui semblait que l’émotion lui ferait perdre le peu d’ascendant qu’elle avait sur son père. —  Malgré cela, vous m’avez tout de même envoyée au Denaia. Il était notre ennemi mortel, et vous… vous… Pourquoi ? Les yeux de son père se posèrent dans les siens en cherchant à lui insuffler sa réalité. — Mes explications te paraîtront sans doute de bien pauvres excuses, j’en suis parfaitement conscient. Pourtant, à la mort de ta mère, je craignais avant tout de te voir mourir à ton tour. Aux yeux des Initiées, tu étais une enfant illégitime. Convaincu qu’elles chercheraient à t’éliminer, j’ai fait la seule chose qui me paraissait susceptible de te sauver : j’ai ameuté toutes les Maisons Aristas, j’ai mené grand tapage puis 58


j’ai réclamé la protection des deux puissants de ce monde, le Denaia et l’empereur, en affirmant que j’ignorais qui avait assassiné ma femme. — Ils vous ont cru ? — Le fait qu’ils me croient ou non n’avait pas d’importance, Alia, continua Soth Shoddam avec douceur. L’important était que je venais de les solliciter pour te sauver. Face à ce dilemme, ils ne pouvaient plus te faire assassiner. Mircéa Karach Wee a pris la décision de t’emmener à Valenz. J’ai accepté, car je pensais que devenir une Initiée denaia ne serait pas un prix trop cher à payer en regard de ta vie sauve. — Je n’avais rien compris, chuchota Alia, confondue par l’intelligence de ce plan. Son père ajouta tristement : — Tu étais une petite enfant, tu n’avais que six ans. Comment aurais-tu pu imaginer quoi que ce soit d’aussi retors ? — Je vous ai tellement haï ! Toutes ces années, minutieusement, mois après mois, jour après jour, heure après heure. — Je sais. J’ai tout fait pour. Je craignais de montrer mon attachement. J’avais peur que Valenz ne cherche à m’abattre au travers de toi, comme il l’avait fait au travers de ta mère. Je suis désolé, tellement désolé. — Mais pourquoi ne m’avoir rien expliqué, rien dit ? — Pourquoi ? — Vous auriez dû me faire comprendre… — Te faire comprendre que j’aurais préféré te voir morte à la place de ta mère ? coupa-t-il avec amertume. Que je t’ai sauvé la vie en t’envoyant à Valenz uniquement parce que tu étais mon héritière ? J’ai très tôt eu conscience que dans mon deuil, ton exil n’était pas pour moi la chose la plus difficile à vivre. 59


Alia chancela sous le coup de ces mots terribles. Dans la nuit, le visage de son père était noyé d’ombres dures. Elle balbutia : — Vous ne m’avez donc jamais aimée ? Il se pencha vers elle. Elle recula d’autant, incapable de surmonter la cruelle confidence. — Si, Alia, je t’aimais. Mais le chagrin me submergeait, annihilait ma conscience. Je n’étais plus moi-même. Après, ce fut trop tard. — Trop tard pour m’aimer ? Pour me rappeler à vous ? Trop tard pour m’écrire, m’envoyer des présents ? Me dire que vous étiez vivant, que je vous manquais ? — Trop tard pour t’apprivoiser dans mon cœur. — Ah, taisez-vous ! Je vois que vous n’avez accepté de me parler que pour mieux soulager votre conscience. — Alia, tu voulais que je te parle. Je le fais sans détour, avec énormément de maladresse, car, contrairement à ce que je pensais, te revoir m’a donné le sentiment qu’il n’est pas trop tard. Nous pouvons encore apprendre à nous connaître. Rattraper le temps perdu. — Vraiment ? En effaçant d’un seul geste ces nuits où je pleurais en vous attendant, ces longues nuits glacées où je rêvais que je marchais à vos côtés sur les douces plages de sable rose, où je courais dans les landes de bruyère en vous donnant la main, où je galopais en croupe sur votre tréhorn, enveloppée dans vos bras ? Oublier ces moments où je serrais les dents en me demandant ce qu’étaient devenus mes amis, ma famille, mon propre père ? — Alia, je sais la souffrance que je t’ai imposée… — Non, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir son enfance volée. Vous m’avez tout pris : ma joie, mes rêves, ma 60


patrie. Le Denaia ne m’a jamais considérée comme l’une des siennes. Et vous, vous m’avez reniée ! Je n’ai aucune place nulle part ! Elle se tenait raide et immobile, les joues mouillées de ses sanglots. Bouleversé, Soth Shoddam tendit la main et attrapa sur ses doigts une larme aussi brillante que du Cristal. Alia sentit la main de son père glisser lentement sur sa joue. Elle se dit qu’elle aurait voulu refuser cette tendresse. Hurler qu’il avait tort, qu’il était trop tard, maintenant et à jamais, mais elle vit le visage de son père se nimber de brouillard et, autour d’elle, l’eau gelée, les buissons environnants, les plus proches murs du palais devenir pâles et flous. Une uniformité grise noya les moindres détails du paysage, amenant une sorte de vertige intérieur qui la fit se sentir différente. Elle n’était plus elle-même. Elle se regardait crier. Elle caressait ses joues, mais ce n’étaient pas ses mains. Ses propres mains étaient longues et fines, presque blanches. Celles qu’elle voyait étaient au contraire épaisses et rugueuses. C’étaient les mains de son père. Elle comprit qu’elle était entrée elle ne savait comment dans l’esprit de son père, qu’elle pensait ce qu’il pensait, qu’elle percevait ce que ses sens percevaient et, prise de panique, incapable de deviner comment pareil prodige était possible, elle se débattit violemment. — Lâchez-moi… Lâchez-moi tout de suite ! Surpris par sa véhémence, Soth Shoddam recula d’un pas, rompant ainsi tout contact physique. L’univers gris s’estompa aussitôt. Les couleurs revinrent : le noir de la nuit, l’éclat orange des torches, les reflets bleus de la glace, le rouge des poissons… La normalité d’un monde habituel. 61


Prise de faiblesse, Alia dut s’appuyer à la margelle du bassin pour éviter de tomber. La pierre était glacée, elle se dit que ce froid la faisait trembler. Elle sut pourtant que ce n’était pas la véritable raison. Quelque chose de terrible venait de se produire. Quelque chose qui bouleverserait sa vie à jamais. Sa tête n’était que douleur. Son ventre n’était que nausées. — Alia, que se passe-t-il ? M’entends-tu ? Es-tu souffrante ? Je t’en prie, parle-moi ! Elle recula de plusieurs pas, craignant que son père ne la touche à nouveau. Son cœur cognait contre sa poitrine. Ses jambes flageolaient. Elle savait qu’elle ne tenait debout que par la force de sa seule volonté. — Alia ? insista Soth Shoddam en tendant les bras pour la ramener contre lui. Elle le dévisagea avec horreur. — Ne me touchez pas. Jamais. Jamais plus. — Alia… D’un bond impétueux, elle échappa à son étreinte. Son regard de biche traquée se posa quelques instants dans celui de son père puis elle partit en courant, incapable de supporter ce qu’elle commençait à comprendre. — Alia ! Le cri tomba dans le vide. Soth Shoddam se tourna vers les trois hommes qui avaient suivi la scène à quelques mètres de distance sans oser intervenir. — Meker, je vous en supplie, ne la laissez pas seule. Tandis que le jeune officier se lançait à la poursuite de la princesse, le comte Bildohon sembla hésiter sur la conduite à tenir. Il scrutait l’esplanade au-delà des tonnelles, fouillant les ténèbres de ses yeux d’aigle jusqu’à s’exclamer : 62


— Sire, regardez ! On poursuit la princesse ! Les regards se tournèrent dans la direction de son bras tendu. Alia venait d’atteindre les marches monumentales menant aux terrasses supérieures. Elle commençait à les gravir lorsque tous virent derrière elle, se déplaçant d’une futaie à l’autre, les deux ombres qui la pourchassaient. Soth Shoddam sentit son cœur s’affoler. Il se mit à courir. (Fin de l’extrait)

63


Après plusieurs années d’exil, la princesse Alia est de retour dans son palais où l’attend son père. Les retrouvailles s’annoncent explosives. L’adolescente est furieuse contre lui. Pourquoi, après la mort de sa mère, l’a-t-il envoyée encore enfant loin de sa seule famille chez les Initiées du Denaia, un ordre de femmes puissantes et influentes dans le royaume d’Alsybeen ? Victime d’une tentative meurtre dès son arrivée, elle doit en plus lutter pour sa vie. Qui lui en veut ? Et est-ce que tout cela aurait à voir avec le Cristal, cette précieuse source d’énergie détenue par son royaume ? Autrice de fantasy (Arkem, la pierre des ténèbres, La Captive des hommes de bronze, Coeurs à corps...), Valérie Simon propose une saga passionnante dans laquelle le destin de son héroïne se mêle de politique et d’économie.

À RETROUVER SUR NOTRE SITE : En papier : 16,90 €

En numérique : 6.99 €

(clic)

(clic)

EN LIBRAIRIE : ISBN : 978-2-36629-964-9


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.