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Amzat Boukari-Yabara « La diplomatie française en Afrique est obsolète »
rencontre
Amzat Boukari-Yabara
L’historien béninois est codirecteur d’un ouvrage sur la Françafrique, néocolonialisme aux multiples visages. À travers l’étude de son histoire et de son actualité, il montre sans détour qu’elle se réinvente sans cesse.
propos recueillis par Astrid Krivian
Historien, Amzat Boukari-Yabara préside la Ligue panafricaine-Umoja (« unité » en swahili), une organisation politique internationale dont l’objectif est de fonder un État fédéral africain. Il est notamment l’auteur d’Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme (La Découverte) et a codirigé l’ouvrage collectif L’Empire qui ne veut pas mourir : Une histoire de la Françafrique, dont l’ampleur et la documentation fouillée sont inédites. Au fil de ses 1 000 pages, le livre retrace l’histoire du système d’emprise de l’État français sur des pays africains, au détriment des peuples, de ses origines coloniales à l’actualité récente. Analysant radicalement la politique africaine des différents présidents français, il met en lumière les multiples facettes d’un modèle qui combine mécanismes officiels (interventionnisme, franc CFA, francophonie…) et logiques de l’ombre.
AM : Quel était le dessein de ce nom. Cela vise à réinitialiser le logiciel pour repartir à l’assaut. livre collectif sur la Françafrique ? Mais la politique africaine de Macron est dans la continuité de Amzat Boukari-Yabara : Conçu comme un ouvrage de réfé- celle de ses prédécesseurs : faite d’interventionnisme, de sourence, avec des photographies, des cartes et une approche uni- tien aux dictateurs, ou dictateurs en herbe – Mahamat Idriss versitaire, sourcée, il remonte aux racines du système et de Déby –, ou tout simplement de formules colonialistes. Macron l’idéologie de la politique africaine de la France. Il montre son s’adresse à l’Afrique à travers ses jeunesses. Il relance un jeu évolution au cours de l’histoire, identifie ses cycles, phases et de séduction qui s’appuie sur les sociétés civiles, le soft power, mutations. La Françafrique est un système de relation asymé- la francophonie, la créativité, avec un esprit de reconquête des trique entre les élites françaises et africaines, qui se fait toujours cœurs, des âmes, des corps et des idées. Or, la société civile est au détriment des intérêts des peuples du continent. Il repose sur « apolitique », elle n’a pas les leviers décisionnels. C’est assez des relations généralement occultes, criminelles ou illégales, et machiavélique, hypocrite et mesquin de promettre des choses qui sont la face cachée d’un système officiel lié à la politique à des groupes sociaux qui n’ont pas les moyens de jouir du fruit étrangère, africaine, de la France. de ces promesses. La politique actuelle de la France en Afrique Le système de la Françafrique se réadapte constamment. y est qualifiée de « temps de la reconquête ». Pourquoi ? En témoigne le retrait de l’armée française au Mali, avec
Depuis 2010, le pays a le sentiment d’avoir perdu du terrain le projet de se redéployer ailleurs, au Niger notamment ? sur le continent, en matière d’image, de mar- Cela s’apparente en effet à un repli strachés, d’influences, face à la montée en puis- tégique de cette armée vers le Niger. Le syssance d’autres acteurs, telle la Chine. À cause tème de la Françafrique s’est appuyé sur un de ses ingérences, les opinions publiques pré carré, des points stables (Sénégal, Côte africaines se sont retournées contre elle. Elle d’Ivoire, Gabon, Congo-Brazzaville, Cameveut revenir en force, notamment à travers roun, Centrafrique). Le Mali et le Niger la diplomatie économique, et inscrire un étaient relativement en périphérie de ces nouveau narratif. Comme tous les présidents bases fortes. Une grande partie de la préfrançais, Emmanuel Macron a promis d’en sence militaire française au Mali visait à finir avec les relations liées au passé colonial. sécuriser des intérêts stratégiques au niveau Mais, à la tête d’une puissance engagée en du Niger, notamment pour l’approvisionneAfrique, il reste lié à des intérêts. Il hérite d’un ment en uranium. Elle ouvre des marchés passif, qu’il fait fructifier pour relancer l’of- pour les entreprises de l’Hexagone (approvifensive. Sa stratégie vise entre autres à faire sionnement en pétrole pour Total, logistique, amende honorable du passé, tenter de fermer nourriture, etc.). L’opération Barkhane coûte des questions conflictuelles – le Rwanda, certes 1 milliard d’euros aux contribuables l’Algérie. Et en même temps, il s’appuie sur français, mais elle crée également des ces mémoires pour construire un récit sans L’Empire qui ne veut pas mourir : emplois, de l’économie, du retour sur invesprendre la peine de regarder réellement ces Une histoire de la Françafrique, tissement, de la vente d’armements… – des histoires passées. Même si une grande partie sous la direction de Thomas Borrel, éléments passés sous silence. C’est un jeu de de ses intérêts économiques se situent désor- Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe, dominos, qui fait écho à ce qu’il se passe en mais hors de la zone francophone, la France Seuil, 1 008 pages, 25 €. Centrafrique, premier lieu où la France a peine à se défaire de ce passif. Pour Macron, battu en retrait. La présence militaire russe il y aurait une Afrique « utile » (Angola, Nigeria, Afrique du Sud, a précipité cette réadaptation de la France en Afrique centrale. Éthiopie) et une Afrique « sentimentale » (l’ancien empire…). La position de l’armée française au Sahel relève aussi d’enjeux En quoi la politique du président Macron est-elle géostratégiques dans la sous-région : contrôler un espace pour une « grande illusion africaine » ? Les éléments asseoir une puissance, en lien avec ses territoires clés, et ses de langage comme « coopération », « partenariat », bastions du golfe de Guinée. ne sont-ils que de la poudre aux yeux ? Au Mali, les populations ne veulent
« Mettre en place un nouveau partenariat », « convertir le plus de cette présence militaire… regard », « coopération »… font partie de ces changements L’armée française est restée bien trop longtemps. Selon un sémantiques. Le sommet France-Afrique se nomme désormais storytelling, elle intervenait pour arrêter une offensive djiha« sommet Afrique-France », où sont conviées les sociétés civiles, diste sur Bamako, en 2013. La France voulait assumer ce rôle de respectables, des jeunes pimpants, plein d’idées, brillants, plutôt gendarme de l’Afrique. Or, elle s’est installée, implantée. Avec que des dirigeants un peu douteux avec du sang sur les mains. l’opération Barkhane en 2014, on a basculé dans une logique L’Agence française de développement va aussi changer de d’occupation. Cela a profondément desservi les intérêts de la
France, son armée est devenue de plus en plus impopulaire. Elle n’a pas eu de résultats tangibles en matière d’éradication de la menace djihadiste. Et la situation a même empiré : désormais, ces attaques touchent également le Burkina Faso et le Niger. On a l’impression que la présence française n’a fait que diluer, disséminer dans toute la région des menaces terroristes. Les populations jugent la Russie plus efficace, militairement, pour affronter ces formes de guérilla. Elle a remis de l’ordre au Soudan, en Centrafrique, en Lybie. Les Maliens sont dans l’urgence de sauver leur pays, quitte à tendre la main au diable. Cette présence française est aussi contestée pour ses bavures, lesquelles ne sont pas moins honteuses que celles des mercenaires russes Wagner. Sauf que c’est une armée professionnelle ! Par exemple, une frappe a tué 19 civils lors d’un mariage à Bounti en 2021. Or, elle nie ses exactions. Le comportement de certains de ses hommes a déjà été dénoncé en Centrafrique, au Tchad. L’impunité de cette armée sur le sol malien peut être mise en parallèle avec le ressentiment des populations du Moyen-Orient vis-à-vis de la présence américaine. La politique africaine de la France est-elle arrogante ?
Oui. Exemples : faisant cavalier seul, Emmanuel Macron s’était rendu à Gao pour rencontrer les troupes françaises, obligeant le président malien d’alors, Ibrahim Boubacar Keïta, à se déplacer pour le rencontrer sur la base française. Et du fait des accords de Barkhane, les soldats pouvaient circuler librement au Mali, exemptés de certaines mesures. Tout cela a donné le sentiment d’une recolonisation. Les déclarations médiatiques des ministres, Jean-Yves Le Drian aux Affaires étrangères et Florence Parly aux Armées, sont catastrophiques, suivant une logique colonialiste et provocatrice. C’est surprenant : la France ne s’y prendrait pas mieux si elle voulait vexer et provoquer la rupture avec les populations africaines. Pourquoi estimez-vous que le mot « junte » n’est pas approprié pour désigner le gouvernement de transition malien ?
L’arrivée au pouvoir des militaires d’Assimi Goïta a comblé un besoin de patriotisme, de respect, réclamé par une partie de la population depuis un certain temps. C’est un gouvernement civilo-militaire. Des militaires sont en effet à des postes clés, mais on trouve aussi des civils, notamment le Premier ministre Choguel Maïga. Ce n’est pas une captation réelle du pouvoir par les militaires. Un espace de dialogue existe. Des assises nationales pour la refondation du Mali ont été mises en place. Certes, la plupart des partis politiques ont refusé d’y participer, mais c’est de bonne guerre. Il y a peut-être des formes de pression, d’arbitraire, néanmoins cette gestion du pouvoir n’est pas comparable au contexte des juntes que l’on a pu voir en Amérique du Sud ou au Nigeria dans les années 1970-1980. On ne peut pas utiliser le mot « junte » pour des réalités différentes. Le Mali est un pays en guerre. Et l’armée est une institution. En France, on peine à le comprendre, car le politique et le militaire sont dissociés. Mais dans le cas d’un État failli, c’est à l’armée de prendre ses responsabilités, lorsque les institutions sont bafouées par les dirigeants et que la communauté internationale n’est pas prompte à les sanctionner. L’armée devient garante des institutions, d’une souveraineté nationale, de la défense de l’intégrité territoriale. Que pensez-vous de cette durée de transition du pouvoir affirmée par ce gouvernement, pouvant aller jusqu’à cinq ans ?
Même si c’est sans doute un peu long, cela fait sens. Sans forcément donner un blanc-seing à ce gouvernement, il faut tenir compte de la place du militaire dans la refondation de l’État. C’est l’un des enjeux sur lequel on ne se comprend pas entre Occidentaux et Africains. Les États du continent ont un processus de
« Comme tous ses prédécesseurs, Macron a promis d’en finir avec les relations liées au passé colonial. »
création différent de celui de la nation française. Ils sont devenus indépendants sans avoir vécu de guerre de constructions, d’identités ou de sentiment national. Une autorité doit se mettre en place pour sécuriser le territoire et permettre des élections. Il y a peu, les tenants de ce discours étaient considérés comme des idéologues de la dictature. Mais il est de plus en plus partagé, y compris par des analystes politiques. Car le Mali a déjà vécu cette situation, connu d’autres coups d’État. On peut remettre le pouvoir à des civils, mais il y a de grandes chances qu’il s’effondre. Que répondez-vous à ceux qui s’exaspèrent de voir la France tenue responsable des problèmes de l’Afrique ?
Pour une partie de l’opinion publique des pays anglophones, le problème de l’Afrique, c’est la France. Car les pays francophones du continent voient leur souveraineté amputée, ce qui empêche ce dernier de s’inscrire dans une dynamique plus cohérente. Ensuite, des cas d’interventionnisme français, jouant au plus haut sommet des États, prouvent des liens de consanguinité entre dirigeants français et africains. La France fait prospérer des mécanismes de dépendance (la francophonie, l’Agence française de développement, le système monétaire du franc CFA…). Elle a une part de responsabilité avec les élites africaines. Très implanté dans les anciennes colonies, le secteur privé français règne en maître, et ne permet pas un véritable développement économique de ces territoires, notamment du point de vue de la fiscalité. Enfin, on a un rôle tutélaire de l’Hexagone, à l’initiative des sommets France-Afrique, pétri de paternalisme, qui infantilise les dirigeants africains. Les déclarations publiques intempestives de Macron, Parly et Le Drian décrédibilisent auprès des peuples intéressés leur chef d’État. En s’ingérant ainsi, les dirigeants français sapent la légitimité de leurs homologues du continent. Cela crée une dépendance malsaine. Lors d’élections en Afrique, on attend par exemple de savoir qui sera le candidat de Paris. Pour certains, l’Hexagone serait à l’origine des sanctions de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CÉDÉAO) qui frappent le Mali…
Macron aurait pu prendre acte de ces sanctions – lesquelles sont assez compliquées à mettre en place –, mais ne pas en rajouter en y apportant le soutien de la France. C’est une erreur diplomatique, une forme d’aveu sur le fait que Paris les aurait poussées. Nombre de pays dans le monde sont sous sanctions, ils arrivent à s’en sortir, les régimes s’en trouvent même souvent renforcés. C’est la preuve que la diplomatie française en Afrique est totalement obsolète, par rapport aux enjeux contemporains. Il n’y a pas de ligne claire, les multiples incohérences témoignent de relations qui se jouent à la carte – la France critique le troisième mandat d’Alpha Condé, mais soutient celui d’Alassane Ouattara. Elle condamne le coup d’État au Mali, mais valide celui au Tchad en se rendant à l’investiture du fils d’Idriss Déby. La diplomatie française tente-t-elle de discréditer les autres puissances qui s’implantent en Afrique, telles la Russie, la Chine, la Turquie ?
Paris tente en effet de nuire à leur crédibilité, prétextant qu’elles manipuleraient les peuples africains. Mais la France ne manipulerait personne ? Ce déni, cette absence d’autocritique est problématique. La prédation économique de la Chine est une menace pour le continent, mais que font les multinationales de l’Hexagone ? Et son armée ? Ce sont toujours les autres les « méchants ». Cette approche très infantilisante n’est guère appréciée. Une nouvelle génération de dirigeants africains souhaite être prise au sérieux. Ils sont reçus avec les honneurs en Chine ou en Russie, tandis qu’en France, c’est un peu en catimini sur le perron de l’Élysée, marque d’une incapacité à redorer les liens. Du point de vue des relations internationales, de la diplomatie, les pays du continent sont jeunes. Même si,
« Une nouvelle génération de dirigeants du continent souhaite être prise au sérieux. »
dès l’indépendance, le Mali avait déjà des liens avec l’URSS. On observe une reconfiguration des partenariats : la Russie et la Turquie ont des intérêts économiques et militaires en Afrique et profitent du désaveu français. Aux yeux de certaines opinions publiques du continent, Poutine apparaît comme un stratège, qui sait où il va, mais d’autres ne sont pas dupes. S’ils rejettent la politique française, ils ne sont pas pour autant pro-russes ou pro-turques. C’est plus complexe. Pourquoi les pays anglophones du continent ont-ils une économie plus florissante ?
Ils ont très tôt adopté un modèle de développement libéral, sont plus solides dans leurs institutions, avec des populations mieux éduquées, formées, et un rayonnement international moins lié à l’ancienne puissance coloniale. Le Commonwealth est un réseau libéral d’égalité souveraine. Tandis que celui de la francophonie est vertical, la France assumant une position tutélaire. Ils ont leur propre monnaie, leur banque centrale, des banques qui peuvent débloquer du crédit, financer des projets, des initiatives… On trouve des fortunes, des milliardaires, parce qu’il y a moins d’ingérence, l’ouverture aux capitaux étrangers permet le développement d’une bourgeoisie et d’un capital national. Dotés d’une plus grande souveraineté, ils sont forts d’une plus grande expérience politique. Le respect du droit régule la vie politique. Tout n’est pas parfait, mais leur stabilité repose sur leurs institutions, moins sur les hommes. Alors que les pays francophones ont des systèmes de rigidité où le pouvoir est lié à un seul homme. Vous présidez la Ligue panafricaine-Umoja. Quelles sont ses actions ?
Autofinancée, cette organisation politique internationale apporte sa contribution à la construction d’une unité africaine. Avec ses propres outils, elle coordonne des sections territoriales dans différents pays africains, avec des antennes dans la diaspora, structurées en partis ou en associations politiques. Ceux-ci effectuent un travail de formation sur les enjeux panafricains, les questions politiques, de souveraineté dans les pays, en les reliant les uns aux autres. Quels sont les défis du panafricanisme aujourd’hui ?
Il s’agit d’identifier des histoires, des problématiques, des ennemis communs, à partir desquels on peut reconstruire
des réseaux de solidarité et d’unité. Surtout, c’est important de déterminer, de conceptualiser et d’appliquer des solutions africaines aux problèmes africains. La situation du Mali est fondamentalement panafricaine : même si les Russes sont présents – 1 000 hommes de Wagner ne sont pas la problématique centrale –, la question est de savoir comment l’État va se reconstituer. Et de quelle manière peuvent s’agréger autour de lui des forces d’émancipation présentes dans les pays avoisinants. Enfin, il faut repenser ce modèle d’État fédéral, refonder la politique africaine, résoudre les problèmes à un niveau intracontinental et non pas mondial. L’Afrique n’est pas un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, donc les choses lui échappent radicalement. Nous effectuons un travail de formation historique et culturelle pour désamorcer les identités conflictuelles, ethniques, tribales, en vue d’en faire des forces de convergence, créer des liens transfrontaliers, transnationaux plus forts. Ce mouvement panafricaniste va vers un démantèlement des Le retrait de l’armée française au Mali a été annoncé par Emmanuel Macron le 17 février dernier. États conçus de manière centralisée, pour les penser sous un modèle fédéral. C’est assez compliqué dans les anciennes colonies françaises, bâties sur des systèmes jacobins. Nous prônons une décentralisation du pouvoir, vers le local, les populations – ce que l’on appelle la CÉDÉAO des peuples ou l’Union africaine des peuples. Tout en ayant un niveau supranational pour traiter des questions de souveraineté, tels la défense, le projet d’une armée continentale, la monnaie, l’économie, une banque centrale… Ainsi que la diplomatie, afin d’avoir une Afrique qui parle d’une seule voix, et d’égal à égal avec la Russie, l’Europe, les États-Unis, la Chine… ■