L'Arche

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N°639 - Octobre/Novembre/Déc. 2012

LE MAGAZINE DU JUDAÏSME FRANÇAIS

PIERRE MENDÈS FRANCE,

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30 ANS APRÈS :

PMF PARIS FRANÇODE HOLLAN

LA QUÊTE DES ORIGINES L’ESSOR DU HIGH-TECH EN ISRAËL


PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE

EXCLUSIF

FRANCOIS HOLLANDE À L’ARCHE :

« Le message de Pierre Mendès France vaut plus que jamais aujourd’hui » Trente ans après la mort de Pierre Mendès France, le Président de la République rend hommage à l’ancien Président du Conseil, s’exprime sur son parcours, ses combats, sa lutte contre l’antisémitisme et revient sur les retombées de l’attentat de Toulouse. 6 |

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n a vu François Mitterrand embrasser Pierre Mendès France en 1981, et des larmes couler sous les yeux de l’ancien Président du Conseil. Trente ans après sa mort, estimez-vous que la figure de PMF a toujours une place dans la vie politique française ? Oui. Pierre Mendès France demeure une référence morale et politique, celle d’un homme d’Etat ayant toujours refusé la facilité, les arrangements et les calculs. Cette intransigeance lui a coûté cher. Pierre Mendès France incarne une certaine idée de la droiture, de la sagesse, en même temps qu’un sens extraordinaire de l’intérêt général. Il a été un homme de paix, en mettant fin dans l’honneur à la guerre d’Indochine, et en permettant l’émancipation pacifique du Maroc et de la Tunisie. La figure de Mendès échappe au temps : les années passent et l’auteur de La République moderne reste toujours aussi neuf… au sens où jamais l’exigence de la vérité ne vieillit.

« Ce qui ne lui a jamais manqué, c’est l’intuition, la sûreté de jugement, le courage, le sens de l’honneur. » La période que nous vivons est différente et les problèmes auxquels notre pays doit faire face ne sont pas les mêmes. L’exemple de PMF continue-t-il à vous inspirer dans votre action ? Il offre un exemple de ce que doit être la gauche de gouvernement : celle qui ne renonce ni à être de gauche ni à gouverner. Son message vaut plus que jamais aujourd’hui : la compétitivité économique sans la justice sociale est impensable ; la justice sociale

sans la compétitivité économique est impossible. Vous lui rendez hommage dans une préface à un livre qui vient de paraître sous le titre L’honneur en politique (Régis Palanque), en parlant d’un « chemin aride entre un volontarisme courageux et un pragmatisme nécessaire ». Aujourd'hui, est-ce également votre chemin ? Oui. Gouverner un pays, c’est avoir un grand projet pour ses concitoyens. Mais ce dessein ne se réalise que si l’on se donne les moyens politiques, économiques, budgétaires, de le traduire dans la réalité. Aujourd’hui, le chemin que je trace est celui du redressement productif et financier. Non pour les efforts qu’il réclame mais parce qu’il est la condition de vivre mieux ensemble. Qu'a-t-il manqué à Pierre Mendès France? Deux choses. Le temps pour agir : il est resté sept mois à la tête du gouvernement ; c’est bien peu à l’échelle du siècle. Et la souplesse d’esprit qu’il aurait appelée compromission, et qui lui aurait permis, en acceptant la cinquième République, d’en marquer l’histoire comme un acteur et non pas seulement comme un témoin critique. Ce qui ne lui a jamais manqué, en revanche, c’est l’intuition, la sûreté de jugement, le courage, le sens de l’honneur. Et, il ne s’est pas trompé en juin 1940. Il a tenu sa ligne au lendemain de la guerre pour éradiquer l’inflation. Il a démissionné du Gouvernement de Guy Mollet quand il se fourvoyait en Algérie. Il a admiré de Gaulle sans le suivre en 1958. Il a contribué à la rénovation du Socialisme. Je n’oublie pas qu’il a pris sa part à la victoire de François Mitterrand en 1981. Le combat contre l’antisémitisme a constitué une part importante du parcours de PMF. Il y avait consacré une grande partie de sa vie. L’antisémitisme, on s’en aperçoit, continue de préoccuper les

juifs de France après l’attentat de Toulouse. Cette inquiétude vous paraît-elle justifiée ? La tuerie de Toulouse a marqué la France tout entière. Cet abject massacre d’enfants a frappé notre pays d’effroi. Comment ne pas comprendre qu’après une telle tragédie, les juifs de France soient inquiets et exigent protection et respect. Mon devoir est d’y répondre. Avec la fermeté dont est capable la République.

« La conscience de l’histoire rend particulièrement insupportable l’antisémitisme, sous toutes ses formes. S’en prendre, sur notre territoire, à un juif parce qu’il est juif, c’est s’attaquer à la République toute entière. » Je l’ai dit en juillet dernier, sur les lieux du crime du Vel d’Hiv : la conscience de l’histoire rend particulièrement insupportable l’antisémitisme, sous toutes ses formes. S’en prendre, sur notre territoire, à un juif parce qu’il est juif, c’est s’attaquer à la République toute entière. Nous serons intraitables dans la lutte contre la haine antisémite, contre les actes ou les propos qui pourraient amener les juifs de France à se sentir isolés à l’intérieur de leur propre pays. Leur sécurité ce n’est pas l’affaire des juifs, c’est l’affaire de la France. PROPOS RECUEILLIS PAR SALOMON MALKA ET DOMINIQUE LAURY !

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LE GRAND DOSSIER

Un autre regard

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L’espoir et l’impatience. Une spiritualité juive sans cesse en recherche. Et un mélange de fidélité déconcertante et de rébellion inattendue. Portrait d’un homme qui n’a jamais rien fait comme les autres.

Par Alexandre Adler

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ierre Mendès France, pour tous les juifs qui ont connu le XXe siècle en France, représente bien davantage qu’une figure politique. La combinaison de l’exemplarité morale constante qu’il sut déployer dans ses divers engagements politiques, de la dignité qu’il manifesta en toutes circonstances dans son affirmation de juif, et ce souffle prophétique qui, à certains moments, lui donna même l’espoir et l’impatience de précipiter la paix entre Israël et le monde arabe. L’accord permanent et constant chez le même homme d’un engagement qui ne comporta jamais le moindre recul impose d’emblée un autre regard. En réalité, bien plus que d’un homme politique au sens courant du terme, nous sommes confrontés ici à une figure prophétique, à l’instar d’Albert Einstein ou de David Ben Gourion, chez lesquels, là aussi, le souci d’une certaine transcendance s’interpénètre étroitement avec une spiritualité juive sans cesse en recherche. En effet, le parcours de Pierre Mendès France est, en y regardant d’un peu plus près, totalement déroutant, totalement contre-intuitif. Ce diable d’homme refuse toutes les classifications, tous les stéréotypes. Comme si on retrouvait dans son épaisseur biographique un mélange de fidélité déconcertante et de rébellion inattendue qui ne faisait jamais rien comme les autres. Au départ, ce juif bordelais de mère alsacienne, républicain et patriote comme l’étaient Léon Gambetta et Georges Clemenceau, et aussi plus près de chez lui le Capitaine Dreyfus et la jeunesse juive qui prit fait et cause pour lui, rejoint très jeune le parti radical. On aurait pu imaginer un compagnonnage plus logique avec son aîné immédiat Léon Blum. Mendès France, qui n’aime déjà pas trop la rhétorique ampoulée des socialistes, lui préférera une gauche plus modérée et plus pragmatique, exactement comme son contemporain et ami Edgar Faure avec lequel il s’affronte à l’extrême droite naissante à la Faculté de Droit. Bientôt, Pierre Mendès France sera élu dans la petite circonscription normande de Louviers, ben-

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jamin de la Chambre des députés. On attendrait d’un tel brillant sujet une évolution parfaitement opportuniste dans ce grand parti radical déjà un peu amorphe et qui souffre de plus en plus cruellement d’être identifié par les Fran-

« Le parcours de Pierre Mendès France est, en y regardant d’un peu plus près, totalement déroutant, totalement contre-intuitif. Ce diable d’homme refuse toutes les classifications, tous les stéréotypes. » çais à un régime bien essoufflé. Ou bien alors, on aurait pu imaginer que Mendès France se sentît, comme ses amis « Jeunes Turcs » du parti, Pierre Cot, Jacques Keyser… ou Jean Moulin, attiré par les séductions de l’alliance communiste et soviétique face à la montée du nazisme. Mendès France se joue de ces classifications sociologiques attendues. Il pourfend déjà l’immobilisme du Parti radical. Il dénonce, seul, la tenue à Berlin des Jeux Olympiques en 1936. Il soutient sans hésiter le Front populaire de Léon Blum mais, plus proche du New Deal de Franklin Roosevelt, il n’en partage jamais certaines illusions lyriques pas plus qu’il ne suit son ami Pierre Cot dans le flirt poussé avec les communistes. Opposant de la première heure des accords de Munich, il sera en juin 1940 l’un des rares parlementaires à vouloir contrarier les manœuvres de Pétain en s’embarquant pour l’Afrique du Nord avec le Massilia. Il payera son audace de l’embastillement immédiat


« Un tel parcours, aussi étonnant et paradoxal, aurait suffi à inscrire ce mélange de dignité et d’intransigeance intellectuelle dans le cœur de tous les juifs français orphelins à partir de 1950 de Léon Blum et de Georges Mandel. » COLLECTION PRIVÉE DR

par Vichy. Pierre Mendès France n’est sans doute pas le seul républicain courageux parmi ces cadres radicaux et socialistes démontés par la tempête – nous pensons évidemment à Jean Moulin, à Pierre Brossolette ou à son ami Georges Boris qu’il retrouvera à Londres – mais c’est peutêtre le plus conséquent et le plus prompt à rompre avec les engluements de la gauche traditionnelle, pacifisme, doctrinarisme économique ou respect timoré d’institutions qui ne sont déjà plus qu’un semblant. Mais lorsqu’après son évasion spectaculaire de la prison de Clermont-Ferrand il rejoint Londres, son attachement incontestable au général de Gaulle s’accompagne, là encore, de tous les actes de rébellion symboliques possibles : premier refus de servir dans l’exécutif de la France libre au profit d’un engagement dans l’aviation de bombardement « pour des raisons d’honneur personnel », puis, une fois devenu membre du gouvernement provisoire à Alger, affrontement décisif avec le Général flanqué de René Pleven, pour impo-

PMF honoré à l'université de Brandeis. N° 639 OCTOBRE 2012

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ser une ligne économique de rigueur. Ici, le machiavélisme lucide de De Gaulle lui fait préférer le laxisme et l’inflation à l’affrontement avec la majorité de gauche qui se dessine à la Libération. Mendès France démissionne avec hauteur, et c’est paradoxalement en 1958, au moment où le général de Gaulle revient au pouvoir avec le coup d’état du

Raymond Aron et PMF. 46 |

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13-Mai, que sa ligne stratégique de rétablissement financier deviendra celle du Général, avec le Plan Rueff-Armand. Après ces coups d’éclat qui vont à l’opposé de la sensibilité de la classe politique de son temps, Mendès France surprendra encore en demeurant fidèle, à sa manière, au vieux parti radical que tout le monde abandonne, et en se faisant, de son banc de député inamovible, le procureur des arrangements sans avenir d’une IVe République qui devient vite le prolongement de la IIIe et aussi le contempteur d’une colonisation obstinée et stupide à laquelle sa chère Angleterre travailliste avait su en Inde, dès 1947, mettre un terme définitif. C’est ainsi que cet homme seul contre tous sera sollicité pour sauver littéralement la République lorsqu’à Diên Biên Phu, en 1954, l’armée française s’abandonna à son vice récurrent : creuser un trou, s’y faire enfermer et puis capituler. Sedan en 1870, Sedan en 1940, cette fois-ci Tonkin, qui sonne le glas d’un empire dont Mendès avait déjà prononcé la fin dans ses discours depuis 1948. Ici, il va de soi que la lucidité supérieure est du côté du leader radical et non du général de Gaulle qui a toléré la fuite en avant en Indochine et même la manière forte du Général Guillaume et autres imbéciles au Maroc et en Tunisie. Il appartient donc à Mendès de liquider en quelques mois et dans l’honneur ces trois dossiers. Mais sans doute vient-il déjà bien trop tard pour conjurer une guerre d’Algérie qui l’emportera inexorablement comme le flot d’une marée mauvaise. Entre-temps, Mendès aura en moins d'un an de gouvernement effectif bouleversé non seulement l’idée

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« Pierre Mendès France n’était pas Stéphane Hessel. Plutôt que de parader dans le monde arabe pour se faire acclamer comme « le bon juif » qui n’a rien à voir avec le sionisme, Mendès utilisera tout le crédit dont il disposait dans le monde arabe pour y plaider la cause d’une réconciliation sans arrière-pensée avec Israël. »


« Jamais, il ne fit usage des débats au sein d’Israël et du monde juif pour s’en faire l’accusateur. Au contraire. » du parti socialiste renaissant avec François Mitterrand du Congrès d’Épinay. Même un Jean-Pierre Chevènement, en hommage à Mendès à un demi-siècle de distance de Pierre Cot au Parti radical, voudra intituler son propre courant de pensée « République moderne ». Un tel parcours, aussi étonnant et paradoxal, aurait suffi à inscrire ce mélange de dignité et d’intransigeance intel-

lectuelle dans le cœur de tous les juifs français orphelins à partir de 1950 de Léon Blum et de Georges Mandel. Dayénou. Mais Pierre Mendès France avait encore une autre préoccupation, dans laquelle il ne faisait nul mystère de son engagement profondément juif. Il savait bien que son courage moral dans les crises marocaine et tunisienne lui avait valu bien des marques d’estime dans le monde arabe. S’agissant de la guerre d’Algérie et surtout de l’expédition de Suez qu’il avait désapprouvée au rebours des dirigeants israéliens, là encore son refus d’atténuer ses principes avait forcé l’attention d’un Ahmed Ben Bella ou d’un Gamal Abdel Nasser. Mais Pierre Mendès France n’était pas Stéphane Hessel. Plutôt que de parader dans le monde arabe pour se faire acclamer comme « le bon juif » qui n’a rien à voir avec le sionisme, Mendès utilisera tout le crédit dont il disposait dans le monde arabe pour y plaider la cause d’une réconciliation sans arrière-pensée de ce dernier avec Israël. Après 1967, cette démarche le conduisit à favoriser en Israël même tous les mouvements engagés vers la paix et le dialogue. Mais jamais, il ne fit usage de ces débats au sein d’Israël et du monde juif pour s’en faire l’accusateur. Au contraire. Tout comme un Ben Gourion qui prônait en 1939 de soutenir les buts de guerre de l’Angleterre, à Genève en 1954. comme si elle n’avait pas proclamé le Livre Blanc, et de combattre en même temps le Livre Blanc comme s’il n’y avait pas de guerre, Mendès France voulut soutenir de tout son prestige Israël comme s’il n’y avait pas de conflit insurmontable avec le monde arabe et soutenir les aspirations du développement du monde arabe, en particulier maghrébin, comme si l’antisionisme n’y sévissait pas. Cette posture véritablement prophétique correspondait moins que jamais à ces cases toutes tracées dans lesquelles l’histoire politique de la France aurait voulu qu’il s’inscrivît : « Rad-Soc » opportuniste ou « Jeune Turc » prosoviétique, gaulliste de la première heure ou procureur républicain des errements du Général, Mendès France ne fut jamais rien de tout cela. Il préférait tracer lui-même son propre parcours, et si cette attitude de loup solitaire lui ferma le plus souvent les portes du pouvoir ici-bas, elles lui ouvrent en revanche et de manière durable l’estime que l’on doit aux vrais prophètes, ceux qui – c’est le sens originel du mot navi en hébreu – voient plus loin et plus durablement que les autres, un avenir encore flou et pourtant déjà prégnant dans notre présent tourmenté qui l’attend comme une délivrance. ! DR

d’elle-même que se faisait la France, mais éclairé des lignes stratégiques de modernisations… Celles-là même que le général de Gaulle put mettre en œuvre après avoir réglé dans le sang et l’amertume le sort d’une Algérie qu’il n’avait jamais aimée. À partir de là, la carrière proprement politique de Pierre Mendès France se termine dans l’amertume, et son engagement de dix ans au PSU ne débouchera sur aucune solution alternative, comme si son tempérament le conduisait à refuser tant le ralliement à de Gaulle qu’accomplirent nombre de ses amis derrière Jacques ChabanDelmas, que l’affrontement avec le Général, qu’un François Mitterrand, sans attaches affectives avec la France libre, était déjà, pour cette seule raison, bien plus armé à conduire. Mais c’est alors que ce diable d’homme, qui ne cessa de croire aux pouvoirs de l’Esprit, se déploya comme jamais. L’échec du mendésisme politique commença, en effet, par une alchimie mystérieuse, à se transformer en triomphe idéologique. Mendès devient dans les années 1960 le prophète de la modernisation, l’idole de la jeunesse, bien au-delà du courant républicain et socialiste, et le symbole d’une certaine politique de réconciliation avec le monde, au même titre que le général de Gaulle. Pour toutes ces raisons, le message du Mendès France exilé des grands emplois PMF et Chou en Lai comporte une prégnance effective suffisante pour influencer toute la contestation gaulliste de gauche avant 1968, pour mobiliser une bonne partie de la gauche insurgée de 1968 elle-même, et, sur un mode mineur, pour inspirer la Nouvelle Société de Jacques ChabanDelmas et Jacques Delors en 1969, tout comme le ciment

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CULTURE


Gold Singer En ce mois d’octobre, Isaac Bashevis Singer est mis à l’honneur. Le Prix Nobel se trouve au cœur d’un Cahier de l’Herne, dirigé par sa biographe Florence Noiville. Une façon de raviver ce conteur, célébrant le yiddish, l’humour et l’amour de la vie.

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u’est-ce qui vous fascine chez l’homme et l’écrivain ? J’ai découvert Singer, par hasard, en lisant un livre de conversations avec Richard Burgin. Extraordinairement vivant et drôle, il balaye tous les sujets de la vie. On retrouve ces qualités chez l’écrivain : une intelligence aiguë, une profondeur métaphysique, un refus de se prendre au sérieux, un souci de l’économie et de la précision. Il a l’art de conter une civilisation évoluant dans une région précise. Moi qui ne suis pas juive, j’estime, paradoxalement, que cette aventure nous lie. Je suis scotchée par cet être, à la foi si ancré dans la culture et les racines juives, et pourtant si universel. Sa littérature n’étant pas politique, il ose présenter les siens sous leurs meilleurs et leurs pires aspects. Isaac B. Singer s’intéresse à tous les recoins de l’âme humaine, c’est pourquoi cet auteur intemporel restera. Pourquoi est-il décrit comme « l’écrivain de l’entre-deux » ? Parce qu’il évolue entre la tradition et la modernité, l’Europe et l’Amérique, le yiddish et l’anglais. Il refuse de choisir ! Ce formidable passeur en est le trait d’union. Ça ne lui vient pas à l’esprit d’abandonner sa langue maternelle. Singer y perçoit un devoir moral, quitte à être le dernier à écrire en yiddish, « sinon ce serait parfaire le travail d’Hitler. » Il souhaite néanmoins devenir un grand écrivain universel. Aussi apprend-il l’anglais à fond, pour reprendre toute son œuvre et l’adapter – avec l’aide de ses tra-

ductrices – à un public goy. Certains auteurs changent de langue, mais là on est face à un cas unique qui allie deux corpus d’œuvre, en deux langues, à l’attention de deux publics différents. Jean Baumgarten estime d’ailleurs que « Singer invente la littérature juive moderne ». Singer est toujours tourné vers le passé, tant sa plume se nourrit de rites, de légendes, de traditions et de la Bible. Son talent ? Transposer et traduire ces anciennes sources juives, d’une façon épurée et stylisée, qui n’appartient qu’à lui. Il y met en évidence les questions essentielles qui nous concernent tous. La trahison, la tradition, la transmission et le divin sont au cœur de son œuvre et du questionnement humain. Autre force : le choix du yiddish, « une langue morte parfaitement adaptée aux fantômes », d’après lui. Isaac B. Singer emploie une langue, pleine de jus et d’imagination, qui fait surgir des images extraordinaires. C’est son matériau de base. Ainsi, puiset-il dans son vécu pour arriver à une forme de vérité. Une vérité qui passe par la rébellion, mais en quoi demeure-t-il résolument juif ? Alors qu’il se destinait à devenir rabbin, Singer se lance dans l’écriture profane. Cela le fâche avec sa famille, d’autant qu’il aborde le sexe et questionne sans cesse Dieu. Il entretient même avec lui une « philosophie de la protestation ». Cette nature sceptique le pousse à se détacher des certitudes religieuses et sociales. Bien qu’il remette en ques-

À l’occasion de la sortie du Cahier de L’Herne, on peut s’offrir une cure d’Isaac B. Singer. « Sa vie est digne de l’un de ses romans », s’exclame Florence Noiville. Les éditions Stock rééditent d’ailleurs sa biographie et le roman La famille Moskat. À savourer : une nouvelle inédite à L’Herne – "La coquette" – et "Le Magicien de Lublin" en Poche. Denoël continue, de son côté, à publier l’œuvre du frère, Israël Joshua Singer. Signalons aussi la sortie du joli second roman de Florence Noiville, L’attachement (Stock), une histoire d’amour interdite. tion les lois juives – dans lesquelles il voit une production humaine – il ne doute jamais de l’existence de Dieu. Son judaïsme constitue une évidence qui nourrit son écriture. Écrire en yiddish démontre sa faculté à être rétif à toutes les modes littéraires. Si Saul Bellow se définit comme un écrivain américain et juif, Singer soutient qu’il est juif et qu’il vit aux États-Unis. « Je suis toujours le même shlemiel ! » s’exclame-t-il en recevant le Nobel. Ses livres restent ancrés en Pologne, dans la rue Krochmalna, en 1930. Son enfance représente sa mine d’or, il l’intègre tout en s’en libérant. On tend à le réduire à un gentil conteur juif, mais comme le démontre ce Cahier, la pensée singerienne révèle toute sa splendeur et sa complexité. !"PROPOS RECUEILLIS PAR K.E. # Singer, Cahier dirigé par Florence Noiville, 224 p., éditions L’Herne

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LIVRES

Leur donner un nom Nous publions ci-dessous en bonnes feuilles, grâce à l’autorisation des éditions Gallimard, la préface du livre L’étoile jaune et le croissant de Mohammed Aissaoui, écrivain et journaliste au Figaro littéraire.

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e dis souvent aux survivants : écrivez. Je leur répète : écrivez, écrivez. Ou faites écrire votre histoire. Je n’ose ajouter : un jour vous ne serez plus là, et qui alors recueillera vos paroles ? Elles s’envoleront ou seront balayées comme la poussière. À leurs enfants, j’explique qu’il faut tout conserver : lettres, photos, pièces d’identité, journaux intimes… Tout. On ne sait jamais, cela peut constituer des preuves, un jour. Des preuves, oui, il en faut, parfois. On ne sait jamais. Les choses disparaissent si vite, et on le regrette après. On le regrette toujours. Je l’ai observé tant de fois, tenez, hier encore, quand une amie a perdu sa grand-mère : elle s’est rendu compte qu’au fond elle ne savait rien d’elle… Moi qui n’ai survécu à rien – si ce n’est à quelques petites humiliations –, je ne comprends pas mon obsession à retrouver des traces qui ne me concernent pas, ou si peu ou de si loin. Je ne comprends pas, mais j’insiste, j’insiste… J’y passe beaucoup de temps. J’ai un penchant : j’exhume des noms oubliés comme d’autres chassent des trésors ou cajolent des voitures. Je recherche des existences sur lesquelles on a posé un voile de silence. Je fouille dans les souterrains de l’histoire. Je poursuis des ombres. Je remarque les silhouettes. Je suis le biographe des fantômes. Oui, je passe beaucoup de temps avec des fantômes. Des noms depuis longtemps disparus me deviennent familiers. Je dis d’eux : je les connais, comme des amis perdus de vue. Parfois, il m’arrive même de faire découvrir aux familles des épisodes de leur histoire qui leur étaient inconnus. Je tente de retrou-

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ver des noms effacés comme on désire adopter un enfant. Celui que je recherche en ce moment a disparu depuis plus d’un demi-siècle. Il est mort le 24 juin 1954. Il s’appelle Kaddour Benghabrit. Son nom est parfois orthographié Ben Ghabrit, Ben-Ghabrit, ou ben Ghabrit ; sur l’état-civil, son prénom est Abdelkader. C’est fou comme autrefois on a pu être si négligent avec l’orthographe des patronymes. Son nom ne vous dit probablement rien : Benghabrit a fondé la Grande Mosquée de Paris en 1926 – sa création avait été décidée à la fin de la Grande Guerre en hommage aux soixante-dix mille soldats musulmans morts pour la France.

À tel point qu’une quinzaine d’années plus tard j’avais proposé à un ami écrivain de se pencher sur ce destin qui me semblait digne d’être conté, mais mon ami avait d’autres projets. Alors, je me suis attelé à la tâche. Il m’importait tout particulièrement de montrer qu’un jour, au moins une fois, des Arabes et des Juifs ont marché main dans la main. J’avais envie de prononcer le mot philosémite, et pas seulement de le prononcer. Sans doute, ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient et en France résonnet-il fort en moi et a relancé le vœu de parler de ce haut dignitaire musulman qui aimait les Juifs…

« Je m’étais étonné que sur les 23 000 personnes reconnues " Justes parmi les nations " par Yad Vashem, il n’y ait pas un seul Arabe. Pas un seul. Et pas un musulman de France, du Maghreb ou du Moyen-Orient. » Pourquoi lui ? Pourquoi Benghabrit m’intéresse-t-il plus particulièrement et occupe-t-il tant mon esprit ? Je ne saurais trop l’expliquer – parfois, les interrogations n’appellent pas de réponses. J’en avais entendu parler pour la première fois au début des années 90, lors de la diffusion d’un documentaire à la télévision. Ce représentant des musulmans avait, disait-on, sauvé des Juifs de la déportation durant l’Occupation. Ça m’avait intrigué. Puis, le temps a passé. Trop vite. Mais cette histoire était restée ancrée dans un coin de ma tête.

Depuis deux ans et demi, je défriche des documents et je récolte des témoignages. On m’a souvent répété : « Mais les témoins sont morts aujourd’hui. » Sans doute ma quête est-elle vaine, néanmoins j’ai voulu recueillir, ici, ce qui demeure encore : quelques éléments de ce puzzle, des souvenirs même imprécis, de vrais récits aussi, la parole des enfants – des enfants qui ont soixante ou quatre-vingts ans – et des archives, ces bouts de papier qui n’ont que trop rarement été consultés et qui pourtant racontent tout un pan


de cette histoire. Alors que les témoins directs ont pour la plupart disparu, j’ai retrouvé plus de personnes et de faits que je ne pouvais l’imaginer au début de ma quête. Cela ne constitue peutêtre pas des preuves irréfutables, mais j’aurai fait mienne cette phrase tirée de l’Ancien Testament qui figure sur le fronton du Mémorial de Yad Vashem : Et je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un mémorial et un nom qui ne seront pas effacés. Des Arabes et des musulmans ont protégé des Juifs. L’étoile jaune a brillé avec le croissant, symbole de l’islam. Quel drapeau magnifique, que cette union de l’étoile jaune et du croissant !… Je ne sais s’il plairait à tout le monde, cer-

tains n’apprécient pas l’étoile de David. Je ne suis pas naïf : l’antisémitisme est la chose la mieux partagée au monde, depuis la nuit des temps. Les Arabes et les musulmans y prennent largement leur part. Je me souviens, enfant, il y a une trentaine d’années, j’entendais dans mon entourage proche, comme un leitmotiv : « celui-là est juif, celle-là est juive » ; quelle que soit la personnalité qui apparaissait sur l’écran de télévision, j’entendais : « Michel Drucker, c’est un juif ! » « Mireille Mathieu, elle est juive. » « Nana Mouskouri, Sheila, toutes des Juives… » Le monde entier était juif et menaçant. Aussi, dans mes recherches, je n’occulterai pas ce délire. Je n’omettrai pas non plus de

rappeler des réalités oubliées : il y eut, durant la Seconde Guerre mondiale, une légion SS musulmane, et une Brigade nord-africaine a frayé avec la Gestapo. Il faudra parler aussi de cet imam nazi, ami d’Hitler, qui a failli diriger la Grande Mosquée de Paris : Hadj Amin al-Husseini, le grand mufti de Jérusalem. Aujourd’hui, encore, il apparaît à certains comme un héros. Pourtant, oui, des Arabes ont aidé des Juifs. Je m’étais étonné que sur les 23 000 personnes reconnues « Justes parmi les nations » par Yad Vashem, il n’y ait pas un seul Arabe. Pas un seul. Et pas un musulman de France, du Maghreb ou du Moyen-Orient. Et pourtant cette entraide a bien existé, oui. !""

La Grande mosquée de Paris. N° 639 OCTOBRE 2012

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