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Avlando kon Guy Albala
Avlando kon…
Guy Albala
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Entretiens réalisés les 14 et 18 septembre, 21 et 26 décembre 2021
Guy Albala occupe depuis longtemps une place de choix dans le cœur des adhérents d’Aki Estamos. Excellent locuteur du judéo-espagnol, il dirige chaque année avec talent le seder de Pessah en ladino, mais aussi sur un mode plus divertissant le jeu du loto dont il scande l’appel des numéros. Mais des vies bien remplies de Guy Albala, nous ne connaissions que des bribes. Alors qu’un accident l’avait immobilisé pour un temps à l’hôpital, il nous a confié avec générosité son témoignage. Très vite l’entretien prévu s’est révélé trop bref pour consigner tous ses souvenirs et ce n’est pas moins de quatre séances qui auront été nécessaires, dont les deux dernières à son domicile parisien. Nous n’en reproduisons ici que les pages les plus liées à l’histoire sépharade. Entre-temps un remarquable dossier photographique est réapparu permettant d’illustrer ses propos. Si les vies de Guy Albala ont connu autant de hauts que de bas, leur fil conducteur est peut-être à rechercher du côté de l’amour voué à sa mère et à son épouse, et enfin à ses origines judéoespagnoles qu’il chérit avec un optimisme aussi rare que contagieux.
Quelles sont les origines de ta famille ?
La famille de mon père est originaire de Svilengrad en Bulgarie, une petite ville située entre Plovdiv et Edirne qui sous l’Empire ottoman s’appelait Moustafa Pacha.
Mon grand-père, Gabriel Albala était vigneron et il caressait un peu trop souvent la bouteille. Surtout l’argent lui manquait pour élever ses sept enfants : Yshua, Roza, Rachel, Yakov, Izak, Yosef (Pepo) et Levi (Louis). Ma grand-mère paternelle est née Cassuto, Sinyoru Cassuto. Elle était toute petite alors que mon grand-père était très grand.
Mon père, prénommé Levi est né à Svilengrad le 7 décembre 1906. Il était le dernier-né de la fratrie. Il a perdu son père à l’âge de quatre ans et c’est son frère aîné Yshuah 1 qui est devenu chef de famille. Pour sortir la famille de la misère, il a décidé de déménager à Istanbul dans une maison à proximité de la gare de Sirkedji, dans le quartier de Sultanhammet.
Le frère de mon grand-père était décédé peu de temps avant lui. Il avait trois filles et ces trois filles et leur mère ont été recueillies par mon grand-père, puis par mon oncle Yshuah. Elles sont venues vivre en France où elles ont toutes été déportées. Une seule de ces trois cousines germaines de mon père, la tante Victoria, est revenue des camps.
À Istanbul, Yshuah a converti sa petite maison en un hôtel de tourisme, le Filibé oteli, en référence à Plovdiv, Filibe en turc. Toute la famille se consacrait à cette activité. Lorsque les chambres étaient occupées par les touristes, les plus jeunes dormaient dans les couloirs.
Un jour, un marchand juif a demandé s’il pouvait entreposer ses tapis dans la cour de l’hôtel. Mon oncle Yshuah qui était très intelligent lui a aussitôt proposé de les exposer en échange d’une commission sur les ventes. Bientôt il a tiré plus d’argent de la vente des tapis que de l’hôtel.
À Istanbul circa 1920. Tous sont nés à Mustafa Pacha sauf le petit dernier qui est né à Istanbul fils de Roza et Nissim Poyastro. De gauche à drtoite: Roza Poyastro née Albala, Nissim Poyastro, la nona Sinyoru Cassuto épouse de Gabriel Albala, sur ses genoux Isaac Poyastro, Rachel Albala épouse de Eliya Aroyo, Pepo (Joseph) Albala, en-dessous de Rachel, Lévi (leviko) Albala.
1. Nous transcrivons phonétiquement la variante du prénom hébraïque Yeshouah prononcé I-shuah dans la famille Albala.
Ce grand frère n'avait pu aller à l'école comme aucun de ses frères et sœurs à l’exception de mon père et de son frère Pepo qui à Istanbul avaient suivi les cours de l’Alliance israélite universelle jusqu’au certificat d’études. On n’avait évidemment pas de quoi lui payer le lycée et, très jeune, il a été placé chez un commerçant juif qui vendait du cuir au kapalı çarşı, le grand bazar, à des clients de toutes les communautés.
Un jour qu’il apportait un café à un Grec, celuici lui a répondu en judéo-espagnol: mersi muncho, komo sta tu patron? Comme il s’en étonnait auprès de son patron, celui-ci lui a répondu qu’il n’avait qu’à apprendre le grec pour lui rendre la politesse. Peu à peu, mon père a appris toutes les langues du bazar. À l’âge adulte, il en maîtrisait neuf. Il a appris aussi les règles du commerce, la droiture, l’honnêteté qui ont fait du grand bazar le plus important marché d’Orient.
Mais la vraie passion de mon père c’était le football et il était ailier gauche dans un petit club qui allait devenir célèbre, le Galatasaray.
Il a fait son service militaire de trois ans en Turquie au milieu des années 1920. Les officiers de l’armée turque étaient conseillés par des Allemands. Pour les Juifs c’était un enfer. Mon père m’a raconté qu’un jour un officier l’a giflé sans relâche pendant vingt minutes en lui hurlant : « Garde-à-vous ! » Son calvaire a pris fin, le jour où un colonel a demandé si une recrue savait lire et écrire. Mon père était l’un des rares à pouvoir répondre. Il avait une belle calligraphie et on lui a demandé de translittérer des textes officiels qui avaient été écrits en caractères arabes, dans le tout nouvel alphabet turc.
Après la chute de l’Empire ottoman, la Turquie a traversé une période très difficile. Le pays avait perdu les provinces dont il tirait sa richesse et la Première Guerre mondiale a achevé de le ruiner. Il commençait à peine à se rétablir quand est intervenue la crise de 1929. C’est alors que l’oncle Yshuah a entendu parler de l’essor du Maroc sous l’impulsion du maréchal Lyautey. Il s’est renseigné et a décidé de tenter sa chance en 1931. Dans quelles conditions est-il parti au Maroc?
Lorsque Yshuah a décidé de quitter la Turquie, deux de ses sœurs étaient déjà mariées. La deuxième sœur, Rachel avec son mari, M. Aroyo et deux de ses frères Jacques et Isaac ont emmené ma grandmère Sinyoru aux États-Unis. Les garçons se sont mariés à New York. Jacques Albala deviendra plus tard le directeur du centre sépharade de New York.
La sœur la plus âgée, Roza est restée en Turquie avec son mari Naftali Poyastro jusqu’en 1948 quand ils ont émigré en Israël.
Restaient mon père et son frère Pepo. Les deux s’adoraient, ils avaient une relation fusionnelle. Pepo s’est marié avec Régine Avigdor dont il a eu un premier enfant prénommé Gabriel.
En 1931, Yshuah est parti pour le Maroc avec deux valises dans lesquelles il n’avait mis que quatre tapis. Arrivé à Casablanca, il est entré dans un café et a demandé au patron s’il voulait bien surveiller ses valises posées près du comptoir. Il a pris deux tapis, les a placés sur chaque épaule comme cela se faisait dans le monde musulman et il est sorti. Il avait naturellement choisi le café qui se trouve en face de la place de France, que l’on appelle aujourd’hui la place Mohammed V. Au bout d’une heure, un passant l’a interpellé:
« Qu’est-ce que tu as là? »
« Tapis, beaux tapis! »
Son vocabulaire français était très limité au départ.
« Mais quel tapis? »
« Persan, Persan! Boukhara, Boukhara! »
Il se trouvait que le Français s’y connaissait un peu. Il lui a dit:
« Combien tu vends ça? »
Et mon oncle qui a lu l’envie dans son regard lui a donné un prix très élevé.
Et l’autre – qui en fait était un colonel – non seulement n’a pas marchandé, mais lui a dit: « Ah bon, c’est pas cher. Tu en as d’autres comme ça? »
Et l’oncle de répondre: « Demain, demain! »
« Bon je te prends celui-là! »
Il a vendu très vite toute sa marchandise à des clients venus de la part du premier et il est allé
trouver un écrivain public pour envoyer une lettre à son frère Pepo avec cette exigence: « Je te donne l’ordre de vendre jusqu’à la plus petite aiguille que je possède, d’acheter avec cet argent tous les tapis que tu pourras et de venir au Maroc me les apporter avec ma femme et mes trois enfants. Et si tu veux un bon conseil, tu n’as qu’à en faire de même. »
Pepo travaillait alors à la banque ottomane. De petit comptable, il commençait à grimper les échelons. Seulement Atatürk qui avait fait inscrire la laïcité et l’égalité des citoyens dans la constitution de la République turque n’en était pas à une contradiction près. La Banque ottomane devait renvoyer tous ses employés, majoritairement juifs, mais aussi grecs et arméniens pour prendre des musulmans. Pepo savait qu’il n’avait donc aucun avenir là-bas.
Aussi, après avoir reçu cette lettre de son frère, il a décidé de partir avec sa femme Régine et son premier fils Gabriel. Il a quitté la Turquie avec ses tapis et, après une halte à Milan, il a fini par arriver au Maroc en 1932. Entre-temps, le frère Yshuah avait ouvert un petit magasin à proximité de la place de France. Ce commerce croîtra et prospérera grâce à son sens aigu des affaires. Après un stage à Casablanca, Pepo ouvrira à son tour un magasin en plein centre de Rabat où résidait toute l’administration française.
Mon père ne pouvait être heureux sans son frère Pepo; il l’a donc suivi au Maroc. À son arrivée à Casablanca en 1933, il est allé trouver Yshuah à son magasin. Celui-ci pensait lui ouvrir une boutique à Tanger. Il lui a mis une brosse dans la main et lui a demandé de nettoyer les tapis. Au bout d’une semaine, voyant que ce travail pouvait être fait par des Marocains pour des clopinettes, il a rendu la brosse en lui disant : « Tu n’as qu’à les brosser toi-même ! » Il lui fallait maintenant trouver un autre travail.
C’est alors qu’intervient l’histoire de ma mère.
La famille Yohay de Gallipoli
Mon grand-père maternel Presiado Yohay était le guizbar 2 de Gallipoli ; il était à la fois bijoutier, saraf 3, prêteur 4, rabbin, mohel 5. Avec son épouse Buka Sedaka, ils ont eu cinq enfants: la tante Élise, ma mère Rachel, l’oncle Rodolphe, l’oncle Marcel (Meïr) et l’oncle Orhan (Shimon). Ma mère, leur deuxième fille, est née à Gallipoli le 14 avril 1911.
La situation de mon grand-père a changé du tout au tout lors de la guerre gréco-turque de 1920-1922. Les Grecs soutenus par les Anglais et les Français ont pris Gallipoli, mais les Turcs ont contre-attaqué et chassé les Grecs. Ce chassé-croisé aura une conséquence désastreuse pour mon grand-père puisque sa bijouterie est détruite par une bombe. Mais il pouvait encore espérer que les paysans auxquels il avait avancé l’argent des semailles lui remboursent leurs prêts comme ils l’avaient toujours fait. C’est alors qu’Atatürk, qui avait mobilisé tous les paysans, a décrété l’annulation des dettes contractées auprès des saraf ; pour mon grand-père, c’était la ruine absolue.
C’est l’une des raisons qui a poussé l’aîné de ses garçons, l’oncle Rodolphe, à tenter sa chance ailleurs. L’autre raison, évidemment, c’est qu’il ne voulait pas faire son service militaire chez les « boches » turcs. On apprend alors qu’un vague cousin Kandioti s’est vu attribuer une terre au Maroc contre l’engagement de la cultiver. Sa réussite sera vite connue.
En 1933, Rodolphe décide alors d’émigrer au Maroc. Il est reçu par des Bénézra de Gallipoli qui étaient déjà à Casablanca et avaient organisé une tontine. Pour qu’il puisse s’installer, on lui confie une petite somme qu’il devra rembourser tous les mois. Il devient placier pour le compte de la compagnie « Sim », le grand limonadier du Maroc. Il se marie un peu plus tard avec une institutrice de l’Alliance et travaille dur pour pouvoir envoyer de l’argent à ses parents.
Au cours de cette même année, mon père trouve aussi un poste de placier chez « Beni Amar », le grand producteur de vins marocain. Il sillonne le Maroc à bord de son camion et, naturellement, le placier en vins et le placier en limonade finissent par se rencontrer chez un même client et deviennent les meilleurs amis du monde.
2. Trésorier du tribunal rabbinique, mais aussi titre honorifique donné à certains grands rabbins.
3. Changeur.
4. Précisons: prêteur sans gages ce qui aura une importance par la suite.
5. Circonciseur.
6. Une mensualité.
Mon père est heureux, il se sent libre, il gagne bien sa vie et propose à son nouvel ami de sortir s’amuser. Mon oncle Rodolphe refuse, car tout son argent est destiné à aider sa famille. La situation à Gallipoli devenant de plus en plus dramatique, il invite ses parents, sa sœur et ses frères à le rejoindre dans son petit appartement. Mon père se rend bien compte de la situation désastreuse dans laquelle ils se trouvent et qui lui rappelle son enfance. Il va alors faire quelque chose d’exceptionnel. Il va trouver ma grand-mère et lui dit : « Madame, moi je ne mange pas casher et je passe la plupart de mon temps sur les routes, mais quand je suis à Casablanca, j’aimerais bien manger casher. » C’était un énorme mensonge : mon père n’avait jamais mangé casher depuis son départ de Turquie.
Il ajoute : « Je vous donnerai una mezada 6 d’avance. Si je viens, je mange et si je ne viens pas, c’est pour vous. » Ils se rendent vite compte que mon père leur a tendu une main secourable. Il vient tout de même de temps à autre manger et commence à s’imprégner d’une atmosphère pleine de noblesse et de dignité telle qu’il n’en avait jamais connue. Il est aussi impressionné par la beauté de Rachel encore célibataire à vingt-cinq ans. Son frère Pepo était déjà marié tout comme son ami Rodolphe et lui, ayant atteint la trentaine, finit par oser demander la main de Rachel. Mon grand-père Presiado lui a répondu les larmes aux yeux : « Mais je n’ai pas de dot à t’offrir. » Mon père a reçu cela comme une gifle : « Je ne vous demande pas de dot, je vous demande seulement votre bénédiction. » Et ils se sont embrassés.
Mon père s’est toujours montré digne de leur confiance. Malgré des moyens limités, quand l’oncle Rodolphe et sa femme sont prématurément décédés, il a recueilli sans hésiter leurs trois enfants – Paul, Inès et Yvette – qui sont devenus frère et sœurs pour moi.
Ma mère et mon père se sont mariés fin 1936 et je suis né en septembre 1938. Tous les frères et les sœurs de mon père, sauf un, ont eu un fils prénommé Gabriel. Mon père qui voulait se distinguer des autres a choisi de me prénommer Guy Gabriel.
Nous habitions à près d’un kilomètre de mon oncle Rodolphe. L’école primaire de Casablanca où j’étais inscrit était à mi-chemin des deux maisons. C’était une école française. Pourquoi mon père ne m’a-t-il pas inscrit à l’école de l’Alliance israélite qui était à la même distance ? La première raison, c’est qu’il avait rencontré des instituteurs de l’Alliance dont les enfants fréquentaient les écoles françaises. Il s’est dit : « Pourquoi être plus royaliste que le roi? »
La seconde raison, c’est le souvenir qu’il avait de l’école de l’Alliance à Istanbul. Il était bon élève, mais il ne pouvait pas supporter le rabbin parce qu’un jour celui-ci, pour le punir, lui a infligé una falaka c’est-à-dire qu’il l’a attrapé et l’a frappé avec un bâton sur les plantes des pieds. Mon père n’a pas pu marcher durant des jours. Il n’a plus jamais mis les pieds au cours d’hébreu et m’en a pareillement dispensé jusqu’au moment de ma bar-mitzvah.
J’avais un an quand a éclaté la Seconde Guerre mondiale. Ma sœur Jeanne venait tout juste de naître. Tous les collègues de mon père vendaient du vin au marché noir et amassaient des fortunes. Mon père, lui, droit dans ses bottes, se contentait de sa modeste paie.
En 1948, mon père s’est laissé convaincre par un ami juif de Turquie, un certain Dayan qui avait réussi comme glacier, de reprendre une pâtisserie qui se trouvait entre le centre-ville de Casablanca et le quartier chic d’Anfa. Dès l’ouverture de la pâtisserie « La Régence », les clients ont afflué parce qu’ils appréciaient la qualité des gâteaux au beurre confectionnés par un jeune chef, François Andrades, totalement dévoué. Pour gérer l’affluence des samedis après-midi, des dimanches et des jours de fête, mon père me demandait d’être aux côtés de notre seule vendeuse pour tenir la caisse, ce qui fait que mes vacances se résumaient à un mois d’été par an. À mes copains qui me plaignaient de ne pas avoir de loisirs comme eux, je répondais que mon père avait commencé à travailler à neuf ans.
Mariage de Marcel Yohay, frère de Rachel. À gauche Louis Albala, son épouse Rachel. La mariée Florence Castiel, originaire du Maroc. Au fond, la mère de Florence Castiel posant avec ses frères et soeurs. À droite du marié, Madame Shushana, cousine germaine de Florence, et Buka Tsedaka la grand-mère maternelle de Guy Albala. Au premier rang, trois garçons de Madame Shushana, Guy et Jeanne Albala. Casablanca 1943.
Rachel Yohay, Jeanne, Guy et Louis (Levi) Albala. Casablanca vers 1941.
Photographie de gauche: Jeanne Albala. Casablanca. Vers 1952.
Photographie de droite: de gauche à droite: Norbert Deschamps, Christian Eby et Guy Albala, camarades de jeu et d’école primaire. Vers 1944. Casablanca.
7. À toi l’honneur.
Mais ni mon père ni François n’ont su se renouveler ou innover en pâtisserie et de grands chefs pâtissiers se sont imposés. Après l’indépendance du Maroc, en 1956, beaucoup de clients sont retournés en France et la pâtisserie a commencé à moins bien tourner.
Ton père ouvrait la pâtisserie le samedi ?
Absolument. Mon père se fichait de la religion. Pour donner un exemple, à Kippour mon père qui ne mettait pas les pieds à la synagogue, se préparait un repas de charcuteries avec des oursins dont il se régalait. Ce qu’il ne trouvait jamais à la maison, car ma mère, fille de rabbin, faisait tout casher. Le contraste était total. À son retour de l’office, ma mère, sans dire un mot, prenait l’assiette et les couverts « souillés » par mon père et jetait le tout à la poubelle.
Pour comprendre cela, il faut revenir au moment de la demande en mariage. Mon père avait dit à son futur beau-père : « Je laisserai ma femme faire toute la casheroute qu’elle souhaite, mais qu’elle me laisse de mon côté libre de faire comme bon me semble. » Ils se sont disputés sur bien des sujets, mais jamais sur la religion.
Dans un premier temps, le shabbat, nous avions l’habitude de descendre au rez-de-chaussée chez nos voisins juifs marocains, les Bilia, qui faisaient le kiddoush. Ils nous attendaient le vendredi soir et ensuite nous remontions dîner à la maison, et ce, jusqu’au moment de leur aliya en 1948. J’avais alors dix ans et ma mère m’a demandé : « Apprends la prière et fais-nous un kiddoush. » Ma mère était tout pour moi et je m’y suis mis volontiers. Le premier vendredi où j’ai été en mesure de le faire, mon père s’est tourné vers moi, en disant: behavod 7. À partir de ce moment, j’ai dit le kiddoush tous les vendredis soir.
Il en a été de même pour la Agada de Pessah. Au début, mon père lisait le texte d’une Agada translittérée en caractères latins. C’était la seule chose qu’il faisait avant mes dix ans et juste après, il m’a tendu cette Agada et me disant : « Maintenant, à toi de lire. » Voilà comment j’ai fini par bien connaître la Agada en ladino.
Comment as-tu appris le judéo-espagnol ?
À ma naissance, ma mère ne me parlait qu’en judéo-espagnol. Il aurait été impensable qu’elle me dise « mon chéri » en français. Elle me disait :
ojos mios, ijo de la madre. Elle avait une très belle voix, et nous chantait, à ma sœur Jeanne et à moi, des berceuses telles que Nani Nani ou Durme, durme ijiko. Mon père aussi nous parlait en judéoespagnol au début.
Le passage du « tout judéo-espagnol » au « presque tout en français » s’est fait très progressivement et par à-coups. Mais ce que je trouvais le plus touchant, c’étaient les expressions pleines d’affection qui surgissaient constamment: pasha, hanum, ijo regalado, sano i rezio etc.
Bien avant que je n’entre à l’école maternelle, ma mère s’est mise à nous parler aussi en français, ce qui m’a permis de jouer avec de petits Français de mon âge, dans un terrain vague que ma mère pouvait surveiller de sa cuisine.
Un jour, je me souviens d’avoir commis un hispanisme à l’école primaire. Le maître m’a repris et tous les élèves de la classe se sont moqués de moi. Je suis rentré à la maison, furieux en criant : En esta kaza no se va avlar mas el espanyol ! Ma mère s’est mise à rire. Je lui ai demandé : « Pourquoi tu ris? » Elle m’a répondu: « Tu aurais pu me le dire en français! »
Ma mère n’a jamais cessé de naviguer entre ces deux langues selon les circonstances : elle parlait essentiellement en judéo-espagnol avec ses concitoyennes les Bénézra, en français avec les instituteurs de l’Alliance qui formaient le groupe le plus important de los turkanos et que nous rencontrions peu souvent.
Les Gallipolitaines formaient une communauté qui avait conservé un petit côté villageois marqué surtout par les traditionnelles vijitas. Elles se réunissaient souvent l’après-midi pour la cérémonie du café où, tout en parlant, l’une après l’autre faisaient tourner le moulin à café turc. Une fois qu’une dose de mouture était versée dans le djizvé et que l’eau finissait de monter, chacune recevait son findjan accompagné de bizkotchos, masapanes, etc. Puis, elles se remettaient à papoter et à chanter des kantikas.
Qui étaient ces Bénézra pour ta famille ?
S’il n’y avait aucun lien de sang entre les Yohay et les Bénézra, ces deux familles avaient une longue histoire commune. Déjà à Gallipoli, les femmes faisaient partie du même cercle d’amies
Pique-nique avec les Bénézra. Au fond, de gauche à droite: Jacques, fils de Bivinuta et David Bénézra, Jeanne, Max et Joseph Bénézra, fils de Mazalto et Yshua Bénézra, Renée fille aînée de Bivinuta, Guy Albala. Au premier rang, de gauche à droite: Mazalto Bénézra, Bivinuta Bénézra, Rachel Albala, David Bénézra (cousin germain de Daviko Bénézra, frère de lait de Rachel Yohay.)
Famille Albala Rachel et Louis Albala avec leurs enfants Jeanne et Guy. Casablanca. Vers 1947.
8. De l’hébreu, comité. et les hommes du même va’ad 8. Tous avaient subi les mêmes affres et ils se retrouvaient un peu « comme là-bas ». Ma mère avait tout de même un lien symbolique avec son frère de lait qui s’appelait Daviko Bénézra. Comme ma grand-mère manquait de lait, elle avait demandé à la mère de Daviko, la tiya Siniorachi, d’être sa nourrice. Plus tard, à Casa, mon oncle Rodolphe et Daviko habiteront quelque temps dans le même immeuble.
Daviko était le cousin germain de deux autres familles de Bénézra : l’une formée de quatre frères : Nissim (le patriarche), David, Yshua et Michel Bénézra et l’autre qui comptait deux frères, un second Nissim (père d’André Bénézra, journaliste) et Samuel. Le premier des Nissim cités était ingénieur agronome et il fut le premier à arriver au Maroc après son cousin Kandiyoti. Il demanda à son tour un terrain à cultiver, mais on lui répondit que les terres étaient désormais réservées aux Français. Il ouvrira un grand magasin de tissus et créera la tontine.
Ma mère était aussi l’amie d’enfance de Bivinuta, l’épouse de David. Lorsqu’elles se sont retrouvées enceintes en même temps, elles s’étaient promis que si l’une d’entre elles avait un garçon et l’autre une fille, « on » les marierait. Je fus le garçon et Renée la fille, tous deux prédestinés à nous unir avant notre naissance. Nos mères se retrouvaient souvent et par conséquent nous deux également. Mais à l’adolescence, quand Renée a esquissé l’idée de réaliser le vœu de nos mères, je n’étais pas prêt. Nous étions si souvent ensemble que je la voyais davantage comme une sœur. Dans ma grande innocence de bovo, elle m’était taboue. J’ai très maladroitement fait comme si je n’avais pas compris, au grand dam de ma sœur Jeanne qui, elle aussi, était très proche de Renée et qui m’a dit qu’elle en avait souffert.
Est-ce que tes parents s’exprimaient entre eux dans d’autres langues ?
Ils échangeaient surtout en judéo-espagnol, le français venait en second lieu. Et, lorsqu’ils ne voulaient pas que nous comprenions, ils utilisaient le turc. Mais au bout d’un certain moment, ma sœur et moi avions fini par deviner certaines choses.
Mon père, dans son travail de placier, était accompagné d’un marocain qui l’aidait. Au contact de ce manœuvre, il a appris l’arabe dialectal, le darija. Mais ce manœuvre a été renvoyé pour avoir commis quelques larcins. Une autre recrue est arrivée. Mon père, fier de son apprentissage, s’est mis à lui parler en darija, mais l’employé ne bronchait pas. Mon père s’est étonné: « Tu ne comprends pas? Qu’est-ce que tu
parles ? » « Le berbère ! » Et mon père s’est alors rendu compte qu’en dehors des grandes villes, la majorité des Marocains ne parlait pas l’arabe, mais le berbère amazir. Mon père a alors appris le berbère. Il était l’un des rares Occidentaux à le parler couramment.
L’amitié avec Marcel Cerdan
En 1948, nous habitions rue des Pyrénées, au Maârif, un quartier de Casablanca peuplé de réfugiés de la guerre d’Espagne. Marcel Cerdan vivait juste à côté de chez nous. Il avait quitté l’école très tôt. Comme tous ceux qui ont de grosses lacunes, il posait des questions et savait très bien se taire pour faire croire aux gens qu’il les comprenait. Un jour, dans la rue, il a entendu mes parents parler en judéo-espagnol. Il s’est approché et leur a demandé ce qu’ils parlaient, car il ne comprenait pas certains mots. Mon père lui a alors expliqué nos origines sépharades et il en a été presque émerveillé. Il trouvait très belles certaines de nos tournures comme par exemple quand nous disons cocho là où les Espagnols disent cosido. Il adorait ces subtilités. Il a dit à mon père : Ven, vamos a bever un machakito, « Viens, allons boire une petite anisette ». Ils parlaient pendant des heures et sont devenus très amis. Ils avaient en commun d’avoir fait leur chemin seuls dans la vie. Ils avaient aussi une passion pour le football qu’ils avaient tous les deux pratiqué dans leur jeunesse. La première fois que je l’ai rencontré, Cerdan a dit : Que guapo ! Que guapo ! Il a fallu que mon père me traduise et j’ai découvert qu’il y avait deux espagnols.
Du temps où il était placier en vins mon père ne buvait jamais d’alcool, mais à Marcel Cerdan il ne pouvait rien refuser. Les tournées s’enchaînaient. Peu à peu, mon père est devenu adepte du machakito.
Quand Marcel Cerdan a commencé son aventure avec Édith Piaf, sa femme Marinette est venue se plaindre à ma mère des infidélités de son mari. Puis est arrivé le drame. Il devait prendre sa revanche contre La Motta à New York et son avion s’est abîmé en mer en octobre 1949. Une chapelle ardente a été installée et tout Casablanca est venu lui rendre hommage. Nous avons dû patienter quatre heures avant d’arriver devant son catafalque. C’est la première fois où j’ai vu mon père essuyer une larme.
Une adolescence au Maroc
De 1948 à 1956, j’ai fréquenté le lycée Lyautey. Alors que j’étais un élève très prometteur en primaire, j’ai redoublé deux fois le lycée. Comment expliquer cela ? Mon père rêvait que je sois une lumière. Sauf que son frère Pepo et sa femme Régine ont eu un deuxième fils, cinq années après moi. L’accouchement a été difficile et ma tante a raconté qu’elle avait vu une lumière au moment de la délivrance. Elle nommera son fils Nuri, ce qui signifie « lumière » en arabe.
Nos pères étaient très liés et les enfants de Pepo étaient pratiquement des frères pour moi. L’ennui, c’est que le petit dernier, Nuri Albala, se distinguait dès ses trois ans en effectuant des calculs de tête époustouflants. À seize ans, ce petit génie obtiendra le second prix du concours général en version latine. Il deviendra par la suite un grand avocat, un communiste et un franc-maçon investi dans tous les combats pour les droits de l’homme.
Il m’a volé la vedette. Il avait éclipsé la merveille que j’étais avant lui et moi, tout en l’admirant, j’étais un peu jaloux. Mon père m’a élevé à la dure. Il me disait : « Iju d'un aznu ! Quand est-ce que tu vas comprendre ? » Il voulait que je sois comme Nuri : « Mira tu suvrino ! Regarde ton cousin, on a lu sa première rédaction dans toutes les écoles de Rabat! »
J’ai tout de même obtenu mon bac. Comme mon père, je mourrais d’envie d’aller en Israël et de rejoindre Paul et Inès, mes cousins, les enfants de Rodolphe, mais je ne pouvais pas m’y rendre sans argent. Pour préparer mon aliya, j’ai postulé pour être instituteur et j’ai été accepté.
Patrouille des daims, troupe Maïmonide des EEIF. Départ pour le camp d’été dans l’Atlas. À gauche, Albert Cohen, chef de patrouille, puis Guy Albala. Max Bénézra, deuxième à droite, mort en Israël lors de la guerre des Six-Jours. Casablanca vers 1949.
Bar-mitzvah de Guy Albala et de son cousin Paul Yohay avec sa sœur Yvette à gauche et Jeanne au milieu. Casablanca. Juin 1952.
Bar-Mitzvah de Nuri Albala à la grande synagogue algérienne de Casablanca. Derrière Guy Albala. Casablanca 1956.
Bar-Mitzvah de Nuri Albala, fils de Regine et Pepo Albala. De gauche à droite: Jeanne Albala, sa maman Rachel, Pepo, Gabriel (Gabi) et sa mère Régine. Casablanca 1956.
La nationalité turque
Mon père avait fait son service militaire et avait donc gardé la citoyenneté turque au Maroc. À ma naissance, il m’a enregistré au consulat et mon acte de naissance, le nufus, porte le numéro 3 des Turcs nés au Maroc. Vingt ans après, mon père a invité le consul général de Turquie à la maison. Je ne comprenais évidemment rien à la conversation qui se déroulait entièrement en turc. J’avais une course à faire en ville et je me suis excusé auprès du consul. Le voilà qui insiste pour m’y déposer, ce que je n’ai pu refuser. Une fois en voiture, il a commencé à m’interroger. « Quel avenir envisagez-vous ? Vous savez que vous devrez faire votre service militaire en Turquie ? » Je lui ai répondu que j’avais obtenu un sursis puisque je m’étais inscrit à la faculté tout en travaillant comme instituteur. Il m’a alors demandé comment je comptais me débrouiller sans parler turc, une fois là-bas. Je lui ai répondu que j’apprenais vite et que d’ailleurs je savais déjà dire quelques mots, comme pezevenk. J’ai vu son visage se figer et il n’a plus rien dit avant de m’avoir déposé. Un peu plus tard mon oncle Pepo est venu me trouver et m’a donné une leçon :
« Tu sais ce que tu lui as dit au consul? »
« Non! »
« Pezevenk cela veut dire maquereau et il n’y a pas de pire insulte! »
Je me suis défendu en lui disant que j’avais entendu mon père me traiter mille fois de pezevenk, et que je ne savais pas ce que cela voulait dire.
C’est aussi l’époque où de nombreux Juifs marocains partaient en Israël. Quelle était la position de ta famille ?
Mon père n’était pas religieux, mais il était très sioniste. Ma mère en revanche était plus réservée à ce sujet. Mon père n’est pas parti en Israël, d’une part, parce que Pepo n’y est pas allé et, d’autre part, parce que sa sœur Roza, qui avait perdu son mari en Israël dans un accident, était dans un tel dénuement qu’elle ne l’encourageait pas. Mon père l’avait fait venir pour assister à ma bar-mitzvah et elle lui a raconté la dureté de la vie là-bas. D’autres amis juifs marocains qui s’étaient lancés, en étaient vite revenus en se plaignant de l’accueil exécrable qu’ils avaient reçu. On a beau être sioniste, on ne prend pas tous les risques.
Les premières années qui suivirent l’indépendance du Maroc ont été une période très dure pour les Juifs, malgré le fait que le roi Mohammed V les avait protégés sous Vichy.
Ayant décrété l’instruction obligatoire dans tout le pays, le roi Mohammed V souhaitait que l’on enseigne l’arabe classique aussi bien que le français. Si pour le français, il y avait assez de maîtres (dont j’étais), il manquait de professeurs d’arabe. Nasser a alors proposé d’envoyer des enseignants égyptiens. Mohammed V a accepté sans comprendre le piège qui lui était tendu. Nasser a proposé aux instituteurs de la mouvance des frères musulmans qui croupissaient en prison d’aller enseigner l’arabe au Maroc à condition de renoncer à leur nationalité égyptienne. C’est ainsi que sont arrivées dans les écoles du Maroc des cohortes de frères musulmans. Ils ont découvert la bonne entente qui existait entre juifs et musulmans. Bien sûr la vie des Juifs pouvait être terriblement pénible parfois, mais, en général, le Maroc était et reste vraiment le pays de la convivialité. Les frères musulmans se sont efforcés de changer ces relations en propageant l’antisémitisme et en dénigrant l’enseignement du français.
Le roi Mohammed V est décédé en 1961 et son successeur Hassan II a très vite compris le danger mortel posé par les frères musulmans. Comme il ne pouvait pas les renvoyer en Égypte, il les a fait enfermer et exécuter. Gilles Perrault qui a écrit ce pamphlet Notre ami le roi n’a pas compris qu’il avait sauvé le Maroc en agissant ainsi. Malheureusement certains rares Marocains ont eu le temps d’adopter les thèses des frères musulmans, comme ceux de sinistre mémoire, que l’on retrouvera plus tard à Molenbeek et ailleurs en Europe.
Mariage et départ pour la France
Trois mois avant de quitter le Maroc, un ami me présente Clarisse Abisdris dont je tombe tout de suite amoureux. Comme Clarisse devait repasser son bac, je suis parti seul à Marseille pour poursuivre des études en dentisterie et attendre Clarisse avec toujours l’idée d’aller ensuite en Israël.
En France, il me fallait travailler et je suis devenu l’adjoint du directeur du centre communautaire juif de Marseille qui en était à ses balbutiements. Nous étions en avril 1962 et c’est le moment où sont arrivés massivement les Juifs rapatriés d’Algérie. Le centre communautaire s’est trouvé en première ligne. Très souvent, je me rendais au port pour éviter que la mafia marseillaise ne profite de la situation. Certains avaient tout perdu et s’étaient suicidés. Le principal soutien nous est venu du Secours catholique. Je me suis investi dans cet accueil et, faute d’avoir étudié suffisamment, j’ai échoué à l’examen de première année en juin 1962.
Je suis retourné au Maroc retrouver Clarisse qui venait de passer son baccalauréat et ses parents ont accepté de l’envoyer étudier à Marseille. Avec Clarisse à mes côtés, j’ai repris mes études tout en travaillant au centre communautaire. J’ai réussi les épreuves dentaires, mais j’ai échoué aux examens de médecine.
À l’été 1963, mon père a fait la demande en mariage et nos parents se sont accordés pour qu’il ait lieu en décembre 1963. C’est à ce momentlà que j’ai découvert la force des traditions chez les Juifs marocains. Nous nous sommes mariés civilement le matin à Marseille et nous avons pris l’avion pour arriver le soir même au Maroc. Et là, nous avons eu droit à une semaine de festivités inoubliables à la marocaine.
Mon père ne pouvait plus nous aider financièrement. À notre retour à Marseille, il m’a fallu trouver un travail plus rémunérateur que le centre communautaire. J’ai alors fait une croix sur les études et je suis devenu délégué médical. Je me suis arrangé avec un concessionnaire Citroën pour obtenir une voiture à crédit. Les premiers vrais salaires que j’ai reçus m’ont fait l’effet d’une libération après las estrechuras que nous avions passés.
Clarisse a abandonné ses études, car elle ne voulait pas d’un diplôme supérieur au mien. Pendant cinq ans, j’ai donc été représentant médical dans le sud-est de la France. J’ai effectué des milliers de kilomètres et lorsque ma tournée passait par Grenoble, je dormais bien sûr chez ma sœur Jeanne qui s’y était installée avec son mari Sam Tolédano et son fils Marc.
La disparition de mon père
Après notre mariage, mon père, resté au Maroc avec ma mère a fini par vendre la pâtisserie en 1965 à ses employés qui lui versaient le prix accordé par mensualités. Son frère Pepo était toujours à Rabat prêt à l’aider.
Puis ma sœur Jeanne s’est retrouvée enceinte et ma mère est venue à Grenoble pour préparer l’accouchement. Elle a donné le jour à une fille. J’ai alors écrit à mon père pour lui conseiller le meilleur itinéraire pour nous rejoindre. Son refus et la façon dont il l’avait formulé m’ont alors stupéfié. J’étais inquiet, mais j’avais une tournée d’une semaine à faire depuis Marseille vers Nîmes, Montpellier et Perpignan.
Vacances à l’été 1964 dans le jardin de la maison familiale. Clarisse, Guy et Rachel Albala. Casablanca 1964.
Mariage civil de Guy et Clarisse Albala à Marseille décembre 1963. Devant la mairie. De gauche à droite: tenant le bras du marié: Josette Detraz (témoin de la mariée), tenant le bras de la mariée, David Elfassi (témoin du marié). Entre les mariés, Paul Alezra, immigrera en Israël. Entre la mariée et David Elfassi, Nissim Hassid qui s’installera à Bat Yam. À la droite de David Elfassi, un ami proche Paul Dahan. À l’extrème droite, en haut des marches, Jean-Pierre Festy, dentiste.
Mariage de Guy et Clarisse Albala. Chez les Abisdris à Casablanca. Décembre 1963. De gauche à droite: Rachel, les mariés, Orhan(Shimon) Yohay, frère de Rachel.
De gauche à droite: Orhan et Sarita Yohay, Rachel Yohay ep. Albala, Guy et Clarisse, Isaac et Mercédès Abisdris et Louis Albala. Au premier plan, Monique (Sarah) Abisdris.
Mariage de Guy et Clarisse à la grande synagogue algérienne. Cérémonie présidée par le rabbin Tapiero. Décembre 1963.
Guy Albala en Israël pendant les milouim (période de réserve). Israël. Golan vers 1972.
9. Quand le père donne au fils, rit le père, rit le fils. Quand le fils donne au père, pleure le père, pleure le fils.
Pour la première fois, j’ai emmené Clarisse avec moi. Sa sœur Sarah vivait à ce moment-là chez nous. Nous ne sommes revenus que le vendredi soir très tard. C’est alors que j’ai aperçu au balcon du troisième étage ma belle-sœur qui me criait : « Guy, ton père ! ton père ! » J’entends encore le hurlement que j’ai poussé dans la rue. Mon père n’était plus.
S’ouvre alors une période très difficile pour moi. Je suis retourné à Casablanca et c’est alors que j'ai appris ce qui s'était passé. Il était allé voir son frère Pepo à son magasin. Mon père était quelqu’un qui ne tenait pas en place, qui voulait toujours aider. Mon oncle sans réfléchir lui a dit : « Écoute, Régine est un peu fatiguée, va voir si elle a besoin de quelque chose. » Mon père est allé la trouver et celle-ci lui a répondu : « Je n’ai pas besoin d’un boy ici ! » Mon père mortifié est retourné voir son frère et Pepo lui a dit: « Retourne à Casa et je vais tâcher d’arranger ça. »
Mon père est rentré à Casa et a attendu un appel. N’ayant pas de nouvelles, il a décidé d’aller trouver mon oncle Orhan, le frère de ma mère, et l’a prié d’appeler Pepo pour lui demander s'il pouvait venir. Pepo lui a alors répondu : « Il est bien là où il est ». Mon père est sorti de la maison et est allé s'acheter une corde. Il n’avait pas soixante ans.
Le lien entre les deux frères s’était rompu et mon père s'était trouvé seul face à cette épreuve. Peut-être attendait-il aussi un soutien de ma sœur et de moi. Il était trop orgueilleux pour se plaindre ou pour demander de l’aide. Il avait l’habitude de répéter ce terrible proverbe judéo-espagnol : kuando el padre da al ijo, riye el padre, riye el ijo. Kuando el ijo da al padre, yora el padre, yora el ijo9 .
En Israël
Lorsqu'est arrivée la guerre des Six Jours, nous avons décidé de réaliser notre rêve et de partir vivre en Israël avec nos deux enfants. Après avoir mis un peu d’argent de côté, nous sommes partis en 1970. D’abord installés à Jérusalem où se trouvait l’oulpan, nous sommes ensuite allés vivre à Bat Yam où nous avions un ami Nissim Hassid, natif d’Istanbul.
Après l’oulpan, j’ai été embauché dans une société appartenant aux Milchan Brothers où, après quelque temps, j’ai dirigé l’équipe des délégués médicaux des laboratoires Spécia.
En octobre 1973, la guerre de Kippour a éclaté. J’avais trente-cinq ans. Mon unité a d’abord été stationnée à la frontière du Liban. Cinq jours plus tard, nous avons été transférés dans le Sinaï près du QG du front sud. Pendant trois mois, mon épouse Clarisse n’a reçu presque aucune nouvelle. À mon retour, elle était résolue à quitter Israël. Ma situation professionnelle est aussi devenue plus difficile. J’ai changé de société, mais avec moins de réussite qu’auparavant. J’ai donc été conduit à faire un choix difficile et nous sommes finalement rentrés en France où j’ai repris un poste en région parisienne.
L’avenir du judéo-espagnol et le rôle d’Aki Estamos
À Paris, à la fin des années 1970, j’ai découvert les ateliers de judéo-espagnol que Haïm Vidal Sephiha organisait au centre communautaire. Je me suis précipité à ses cours, mais je n’ai pas aimé sa façon de tout ramener à la distinction entre judéo-espagnol et ladino. Chez nous on disait espanyol et de temps en temps djudyo, mais aux États-Unis et en Israël, c’est le terme ladino qui est employé. J’ai le sentiment que c’est la norme qui s’est imposée pour désigner notre langue comme beaucoup d’autres termes réfutés dans un premier temps par l’Académie et qui ont fini par entrer dans le dictionnaire.
Dès que j’ai appris l’existence de l’association Aki Estamos, j’y ai adhéré avec le bonheur de me retrouver en famille. J’ai participé aux différentes activités qu’elle met en place, Je lui dois d’avoir largement enrichi ma connaissance de cette culture à laquelle je reste profondément attaché. C’est quelque chose d’extraordinairement important pour moi. Je me reproche de ne pas avoir transmis le judéo-espagnol à mes enfants. Quand j’ai essayé, ils apprenaient déjà le français et l’hébreu. Mon épouse trouvait que cela leur compliquerait inutilement la vie. Bien malgré moi, je me suis rangé à son avis. Je leur ai tout de même souvent dit des mots doux de chez nous.
Mais je pense aussi que tant que l’on se dispute autour de notre langue, c’est qu’elle vit. Je me souviens aussi d’un professeur de l’université de Barcelone qui venait chez ma mère à Grenoble pour l’interviewer. De nombreux professeurs en Espagne se passionnent pour cette histoire et je sais qu’elle va durer encore longtemps. Ce sont d’ailleurs des chrétiens qui montrent de plus en plus d’intérêt pour ce que nous sommes. J’ai eu l’exemple magnifique des sœurs Gaëlle et Gwenaëlle Collin. Il y a aussi de nombreux ashkenazim que cela passionne. Naturellement ce que j’ai connu dans ma jeunesse ne reviendra pas, mais notre avenir est désormais plus du côté des réseaux sociaux avec ladinokomunita ou los enkontros de alhad. Finalement j’entrevois avec sérénité et bonheur que l’histoire continue.
Guy et Clarisse Albala en Israël avec leurs enfants. À gauche, Michaël, à droite, Daniel. Photo prise pour un journal de l’Agence juive. Bat Yam 1972.
Mariage de Jeanne Albala et Samuel Toledano. Casablanca. 1959.