6 lément au n°16 Eté 2011, supp 1 Depuis 197
Agrocarburants le mauvais choix Et si la lutte contre le changement climatique
L’addiction à la voiture n’est pas une fatalité
n’était qu’un alibi ?
mais résulte de choix d’urbanisme et d’aménagement
Alors que les rapports s’accumulent pour montrer
du territoire. Réduire le nombre de camions
que les agrocarburants ne sont en rien bénéfiques
sur les routes est possible si l’on relocalise l’économie.
pour le climat et, pire, que leur développement fait
Là sont les vraies alternatives au tout-pétrole.
flamber le prix des matières agricoles, nos politiques
Le dossier est d’actualité : les agrocarburants
s’obstinent à les défendre. Changeons d’angle
sont à nouveau au sommet de l’agenda politique.
et plaçons le débat sur les agrocarburants dans
En 2008, l’Europe a adopté un objectif d’incorporation
la perspective d’une pénurie de pétrole bon marché,
de 10% d’énergies renouvelables dans le domaine
à court terme. Souvent présentés comme des fausses
des transports d’ici à 2020, sans remettre en cause
solutions, les agrocarburants se révèlent alors
l’augmentation de ces transports. Aujourd’hui,
comme un moyen de poursuivre une consommation
les impacts directs et indirects de cette politique
énergétique croissante et insoutenable.
sont de plus en plus visibles : hausse des prix agricoles,
Pour s’en convaincre, il suffit de s’intéresser
expulsions de communautés, déforestation…
aux motivations de la Commission
A la veille d’un important débat au Parlement européen
européenne et à sa vision, qui se résume
sur la « durabilité » des agrocarburants et les impacts
à « sécuriser notre mobilité future » . D’ici à 2030,
indirects, les Amis de la Terre mènent campagne
le transport de personnes va continuer d’augmenter,
pour demander l’abandon de cet objectif et l’adoption
en particulier le transport aérien, dont le poids devrait
une vraie politique permettant de réduire notre
doubler. Le nombre de camions sur les routes doit
consommation de carburant. >
exploser et la demande en carburant de se secteur va dépasser celle des véhicules de transport individuel. Cette vision, les Amis de la Terre la refusent
SYLVAIN ANGERAND
Chargé de campagne Forêts 1 Biofuels in the European Union. A vision for 2030 and beyond, Commission Européenne, 2006. ec.europa.eu/research/ energy/.../biofuels_vision_ 2030_en.pdf
et la combattent car elle conduit à un inacceptable accaparement de l’espace écologique des pays du Sud et à une modification profonde de notre agriculture.
© Daniel Ribeiro
www.amisdelaterre.org
1
II
DOSSIER
Afrique et Amérique latine Les agrocarburants, un désastre pour les pays du Sud Malgré des effets sociaux et environnementaux dévastateurs, la production d’agrocarburants est en plein essor. Comment la situation évolue-t-elle en Afrique et en Amérique latine, particulièrement concernées par ce problème ? Deux représentants d’associations environnementales ont répondu à nos questions. Jeanne Zoundjihekpon est maître de conférences en génétique et responsable de programme pour l’association Grain, au Bénin. Jorge Enrique Sanchez Segura est président des Amis de la Terre-Colombie. Tous deux nous livrent leurs points de vue. Plusieurs années après les émeutes de la faim de 2008, les prix des céréales restent très élevés. Voyez-vous un lien entre cette hausse et le marché des agrocarburants ?
Jeanne Zoundjihekpon Il y a bien sûr un lien entre les prix très élevés des céréales et les agrocarburants, dans la mesure où les terres qui auraient pu servir à cultiver des céréales pour amorcer la tendance à la baisse sont affectées aux agrocarburants. Jorge Enrique Sanchez Segura Je crois qu’il y a plusieurs facteurs convergents. D’un côté, il y a le changement climatique, avec tous ces incendies en Russie en 2010 qui ont abouti à la destruction de presque 40% du grain. De l’autre, il y a l’accaparement du grain de certaines régions pour satisfaire la demande en agrocarburants. Tout cela a pour conséquence une hausse des prix significative. Ces deux facteurs mettent en péril la sécurité alimentaire. Les récoltes africaines pourraient parfaitement nourrir les Africains, mais elles sont ponctionnées par la demande en biodiesel ou pour une exportation destinée à alimenter le bétail européen ou américain.
Ouvriers agricoles dans une plantation de canne à sucre.
Quels sont les mécanismes de développement des agrocarburants sur votre continent ?
Jeanne En Afrique, il existe plusieurs mécanismes de développement des agrocarburants. Il y a d’abord des multinationales qui effectuent du lobbying auprès des autorités politiques. Elles leur font miroiter des bénéfices incroyables. C’est notamment le cas de Green Waves1 au Bénin. Il y a aussi
Zoom Le cas particulier de la Colombie Jorge Enrique Sanchez Segura, président des Amis de la Terre-Colombie, détaille les effets de la politique de développement des agrocarburants en Colombie. Comment la production d’agrocarburants s’est-elle développée dans votre pays ?
Les premières politiques de développement des agrocarburants ont été mises en place sous le gouvernement Uribe, il y a sept ou huit ans de cela. Les autorités pensaient que la conjoncture internationale allait faciliter le commerce des agrocarburants, potentiellement très rentable. La suite a démontré que les choses n’étaient pas aussi évidentes. Le gouvernement colombien a donc créé des lois afin d’imposer le mélange
alcool-essence, dont un système de subventions appelé Agro-ingreso seguro (Assurance agro-investissement). Ce mécanisme a été conçu pour que les investisseurs puissent récupérer leur argent, via les subventions de l’Etat. Tout cela a débouché sur un scandale national. Les grands investisseurs – qui sont bien sûr de grands propriétaires terriens – n’ont pas besoin de ressources supplémentaires, alors qu’on avait vendu aux Colombiens l’idée que les bénéficiaires du système seraient les petits paysans. Quels sont les effets économiques de cette politique ?
La politique du gouvernement précédent comme de celui d’aujourd’hui vise essentiellement le développement de l’exportation d’agrocarburants issus du palmier à huile et de la canne à sucre. Aujourd’hui, l’éthanol de canne
est intégré à 15% dans le carburant colombien. Mais ce modèle commence à concurrencer le modèle agricole du pays. De plus, nous devons disposer d’une grosse surface de production pour atteindre des prix aussi attractifs que ceux de l’Indonésie, de la Malaisie ou du Brésil. Or il est clair que notre pays ne peut s’aligner sur cette concurrence : le coût de production des biodiesels colombiens est trois à quatre fois supérieur aux prix du marché international. Enfin, les agrocarburants ne sont pas non plus une nécessité pour le marché intérieur car nous sommes déjà indépendants en énergie. Nous sommes donc absolument contre le développement des agrocarburants : c’est une menace à la fois pour l’environnement et pour la sécurité alimentaire de notre territoire national.
> PROPOS RECUEILLIS PAR C.F
© Phwien
III
de nombreuses ONG africaines qui considèrent les agrocarburants comme un outil pour lutter contre la pauvreté ou pour résoudre des problèmes énergétiques. Le problème, c’est qu’elles ne mettent pas en balance les impacts négatifs de ce choix. Enfin, certaines autorités politiques s’investissent dans la production d’agrocarburants sans prendre le temps de la réflexion : le président de la république du Sénégal (Abdoulaye Wade) et celui du Bénin (Yayi Boni), après leur visite au Brésil, n’ont pas hésité à engager leur pays sur cette voie. Jorge Enrique Le Brésil et le Mexique sont les pays d’Amérique latine les plus impliqués dans la production d’agrocarburants. Le Brésil a été l’un des premiers à miser sur le développement des biodiesels, via la production d’éthanol issu de la canne à sucre. Le gouvernement de Lula, qui a vendu une image démocratique et de gauche, était convaincu de la viabilité de ce modèle. Mais ce choix s’est avéré catastrophique. Il est notamment à l’origine d’une bonne partie de la déforestation de l’Amazonie. De son côté, le Mexique a pris la mauvaise décision de produire de l’alcool à partir du maïs. Cette ressource alimentaire, vitale pour les Mexicains, s’est ainsi réduite de façon dramatique. En quelques mois, le prix de la tortilla [galette de maïs, élément de base de l’alimentation mexicaine] a doublé car le maïs est devenu un objet de spéculation internationale, au même titre que le charbon ou le pétrole. Cette expansion est-elle bénéfique pour les communautés rurales ?
Jeanne Dans certains cas, elle peut l’être. C’est le cas lorsqu’il s’agit de projets d’accès à l’énergie dans les zones rurales, comme au Mali ou au Burkina Faso. Le problème, c’est que – à l’exception de quelques pays –, il n’y a que peu d’autres projets de développement en Afrique. Dans ces conditions, beaucoup considèrent les agrocarburants comme une alternative crédible à la crise énergétique. Jorge Enrique Dans les zones rurales, cette politique de promotion des agrocarburants s’est traduite par des déplacements
massifs de paysans dans plusieurs régions, notamment celle du Choco (région occidentale touchant le Pacifique). Alors que les communautés rurales ont besoin de la terre pour leurs propres besoins, les investisseurs, soutenus par le gouvernement, poussent les paysans à se soumettre – de gré ou de force. S’ils refusent d’adhérer à ces entreprises ou de vendre leurs terres, ils sont déplacés par la force, voire la terreur, et finissent souvent par travailler dans les villes, dans les conditions que l’on devine. Il arrive aussi qu’un paysan résigné accepte de se convertir en salarié. Dans ce cas, il renonce généralement à sa propriété pour devenir un simple ouvrier. Les conséquences sociales sont absolument dramatiques. Pour éviter les impacts négatifs des agrocarburants, l’Union européenne (UE) propose de s’appuyer sur des certifications. Seuls les agrocarburants labellisés pourraient alors entrer sur le marché communautaire. Qu’en pensez-vous ?
Jeanne Je ne sais pas exactement ce que l’UE propose. Mais, pour diverses raisons, je me méfie du mot certification. Je suis tout de même d’accord sur la nécessité de procéder à une sélection des agrocarburants qui entrent sur le marché communautaire. Jorge Enrique Cette proposition sous-tend l’idée que la production d’agrocarburants puisse avoir des effets positifs. A mon avis, les agrocarburants n’ont pas d’effets positifs, ni environnementaux ni sociaux. La baisse de la production de CO2 ne peut avoir lieu sans un changement du modèle de production, or les agrocarburants ne changent rien à ce modèle. On change seulement la substance énergétique.
> PROPOS RECUEILLIS PAR CYRIL FLOUARD
1 Green Waves est un laboratoire indien spécialisé dans les anti-histaminiques et anti-mycosiques. Il fournit l’industrie pharmaceutique au niveau mondial.
IV
DOSSIER
Accord Union européenne - Brésil - Mozambique A qui profite le crime ?
District de Bilene, au Mozambique : la communauté Dzeve cultive le jatropha.
Il y a tout juste un an, l’Union européenne et le Brésil signaient un accord de partenariat avec le Mozambique pour le développement de projets pour la production d’agrocarburants… Cette même année et dans ce même pays, éclataient de terribles émeutes de la faim. Bilan : 13 morts et près de 300 blessés. Aucun rapport ? A vous de juger. Avec cet accord, ce sont 4,8 millions d’hectares (soit un hectare sur sept de terre arable) qui sont détournés de leur usage premier – la culture de produits alimentaires destinés aux populations locales – pour produire du carburant pour les voitures d’Européens surnourris. Cela s’ajoute aux milliers d’hectares déjà distribués par le gouvernement mozambicain aux entreprises des pays du Nord. Confiscation des terres fertiles « L’expansion des agrocarburants dans notre pays accapare des zones forestières et naturelles pour les transformer en monocultures énergétiques. Elle confisque des terres agricoles fertiles qui permettaient aux populations locales de produire leur nourriture. Les conditions de travail sont déplorables et les conflits autour des droits de propriété avec les populations locales se multiplient. Ce que nous voulons, ce sont de vrais investissements pour améliorer notre agriculture et pouvoir remplir, non pas les réservoirs des voitures étrangères avec du carburant, mais les estomacs de nos concitoyens avec de la nourriture », déclarait alors Anabela Lemos, de Justica Ambiental (JA) – Les Amis de la Terre Mozambique. Pendant ce temps-là, les entreprises européennes et brésiliennes se frottent les mains. En s’installant au Mozambique, les producteurs brésiliens profitent de l’exemption de droits de douanes sur les denrées provenant des pays dits “moins avancés” (PMA) et s’affranchissent partiellement des taxes qui frappent leur éthanol aux frontières de l’UE. Et, surprise ! l’une des premières sociétés à s’être faufilée dans la brèche est française. Il s’agit du groupe agro-industriel Tereos1. Jacques Berthelot,
économiste spécialiste des politiques agricoles, décrit ces avantages dans un article paru le 6 septembre 2010. « Parmi les sociétés implantées au Mozambique pour y produire du sucre et de l’éthanol, mentionnons la sucrerie Sena, dont 75 % du capital est détenu par le groupe coopératif français Tereos et sa filiale brésilienne Guarani. Le gouvernement lui a concédé 98 000 ha pour cinquante ans renouvelables, avec une possibilité d’extension de 15 000 ha (…) Ce contrat, qui vaut jusqu’en 2023, et sera renouvelable par période de 5 ans, prévoit une réduction de 80% de l’impôt sur le revenu et l’exemption de celui sur la distribution des dividendes. » Premier bénéficiaire de la PAC Tereos aime beaucoup l’Europe. Elle lui permet de s’implanter dans un pays où elle bénéficie de conditions exceptionnelles. Grâce à sa politique en faveur des agrocarburants et son objectif de 20 % d’énergies renouvelables sur le total d’énergies consommées d’ici à 2020, elle lui donne l’occasion de multiplier ses débouchés économiques. Enfin, au nom de la Politique agricole commune (PAC), elle lui verse chaque année plusieurs millions d’euros. « Tereos, qui produit 40% du sucre français, a été de très loin le premier bénéficiaire des aides de la PAC versées en France du 16 octobre 2008 au 15 octobre 2009, avec 177,9 millions d’euros, concernant essentiellement des restitutions à l’exportation de sucre. Il faut y ajouter les 12,7 millions d’euros reçus par sa filiale de La Réunion (la Sucrerie du Bois Rouge), soit un total de 190,6 millions d’euros d’aides PAC ! », explique Jacques Berthelot dans ce même article. Pour lui montrer sa gratitude, le groupe français poursuit sa catastrophique stratégie de délocalisation dans les pays du Sud, mettant par là-même les paysans européens dans une situation de concurrence dont ils auront du > LUCILE PESCADÈRE mal à sortir vainqueurs. 1 Tereos est un groupe agro-industriel coopératif spécialisé dans la transformation de la betterave, de la canne et des céréales.
© Daniel Ribeiro
En juillet 2010, l’Union européenne, le Brésil et le Mozambique signaient un accord de partenariat pour le développement de projets pour la production d’agrocarburants. Cet accord, qui cause la perte des populations les plus pauvres, sert les intérêts de quelques grosses entreprises peu scrupuleuses.
DOSSIER
V
Afrique Les agrocarburants attisent les convoitises sur les terres agricoles Dans les pays du Sud, en Afrique notamment, les terres agricoles font des envieux. Les gouvernements locaux, faibles et/ou corrompus, et le droit coutumier des communautés ne pèsent pas bien lourd face à l’appétit des multinationales de l’agroalimentaire et de riches Etats voulant préserver la sécurité alimentaire de leurs pays. L’engouement pour les agrocarburants aggrave encore la situation.
Cas avérés d’accaparement de terres et de projets d’agrocarburants en Afrique
Ethiopie 700 000 hectares réservés pour la canne à sucre et 23 millions d’hectares compatibles avec le jatropha. La compagnie britannique Sun Biofuels gère 5 000 hectares. La compagnie allemande Acazis AG a un bail sur 56 000 hectares avec des concessions pour 200 000 hectares supplémentaires.
Kenya Des entreprises japonaises, belges et canadiennes ont des projets sur près de 500 000 hectares.
Sierra-Leone La compagnie suisse Addax Bioenergy a obtenu 26 000 hectares pour de la canne à sucre.
Tanzanie Un millier de petits riziculteurs expulsés de leurs terres pour laisser place à la culture de la canne à sucre.
Ghana La compagnie italienne Agroils a obtenu 105 000 hectares ; la compagnie britannique Jatropha Africa a acquis 120 000 hectares ; la compagnie norvégienne Jscanfuel cultive 10 000 hectares et a des contrats pour environ 400 000 hectares ; la compagnie israélienne Galten a acquis 100 000 hectares.
Mozambique Des investisseurs (originaires d’Allemagne, du Royaume-Uni, d’Italie, du Portugal, du Canada, d’Ukraine) ont en vue 4,8 millions d’hectares. Plus de 183 000 hectares sont aujourd’hui dediés à la culture du jatropha.
© Carte Frank Pennycook
Bénin En projet, 300 000 à 400 000 hectares de zones humides doivent être convertis en plantations de palmiers à huile. Nigéria Acquisition de terres par l’Etat, avec l’aide d’experts et d’investisseurs étrangers. Plus de 100 000 hectares ont été saisis.
Cameroun Munie d’un bail de 60 ans sur 58 000 hectares, une compagnie francocamerounaise agrandit ses plantations de palmiers à huile.
Angola 500 000 hectares sont destinés aux agrocarburants. Les compagnies sont d’origine angolaise, brésilienne, espagnole, sud-africaine.
République démocratique du Congo Une compagnie chinoise réclame 1 million d’hectares. L’entreprise italienne d’énergie ENI prévoit une plantation de palmiers à huile de 70 000 hectares.
Swaziland La compagnie britannique D1 Oils suspend l’expansion du jatropha, malgré sa promotion par la star du rock Bob Geldof.
VI
DOSSIER
Aviation Jatropha, un escroc de haut vol ! Grand émetteur de CO2, le secteur de l’aérien a décidé de faire un geste pour la planète et se lance dans la production de moteurs alimentés au jatropha. Pas si vert que ça, ce choix répond surtout à une logique financière.
Echange de droits à polluer Derrière ces discours vertueux se cachent des réalités pécuniaires. Les énergies fossiles sont de plus en plus chères et représentent près de 15 % des coûts pour une compagnie nationale. Mais surtout, les compagnies espèrent obtenir des crédits sur le marché des émissions carbone. Ce marché interne à l’Union européenne (UE) permet aux entreprises de négocier et échanger des droits à polluer. Chaque année, les sociétés se voient attribuer une quantité de quotas d’émission de CO2. Celles qui n’ont pas utilisé l’intégralité de leurs quotas peuvent les vendre à celles qui ont émis plus que prévu. Tout ceci représente un coût supplémentaire pour les pollueurs invétérés. Or, à partir de 2012, l’UE va inclure les compagnies aériennes dans le marché des droits à polluer. Pour la Lufthansa, les 24 millions de tonnes de CO2 qu’elle émet annuellement ont un coût carbone se situant entre 150 et 350 millions d’euros par an. En intégrant des agrocarburants, les compagnies aériennes améliorent leur bilan CO2 et, surtout, économisent des coûts liés aux émissions. Air France a adhéré en janvier 2008 à la convention d’engagements pris par le secteur aérien dans le cadre du Grenelle de l’Environnement. La compagnie participe ainsi à un projet de protection des dernières forêts de Madagascar où des millions de tonnes de carbone sont séquestrées. Combien ce projet sera-t-il coté sur les bourses carbone ? De plus, Air France « s’engage à développer, certifier et utiliser des biocarburants dans des conditions respectueuses de l’environnement et du développement économique et social »1. Nous allons bientôt avoir du jatropha
© (c) Jeff Walker/CIFOR
En avril, Airbus effectuait un vol de démonstration au Mexique avec un avion alimenté au jatropha. Boeing va suivre. Ca y est ! Les compagnies et constructeurs aéronautiques se lancent à leur tour dans les agrocarburants. Airbus espère effectuer des réductions de gaz à effet de serre de 80% (!) et Boeing de 60%. C’est en tout cas ce qu’annonce une étude de l’université de Yale, commandée par… Boeing. Les compagnies aériennes veulent toutes faire quelque chose pour sauver le climat et améliorer notre environnement mais toutes prévoient… une croissance forte du trafic aérien.
Des graines de jatropha sur un marché du district de Chinsali, dans le nord de la Zambie.
certifié, comme nous avons déjà de l’huile de palme durable. Tout cela se fera dans des conditions respectueuses de l’environnement et des populations. Enfin ça, c’est qu’affirment les promoteurs du « jatropha durable ». La réalité est tout autre. Car, pour obtenir un rendement correct, le jatropha doit pousser sur des terres arables, celles utilisées pour faire pousser les denrées alimentaires. De plus, ses besoins en eau peuvent être de 20 000 litres pour un litre d’huile produit (voir encadré ci-dessous). Comme pour les transports routiers, les agrocarburants ne sont qu’un alibi pour permettre aux affaires de continuer comme avant, sans toucher à l’essentiel. Nous aurons de beaux avions verts et certifiés, mais les coûts sociaux et environnementaux seront payés et supportés par les pauvres de cette planète.
> CHRISTIAN BERDOT
1 Voir http://www.afklm-newsaffaires.fr (document intitulé Le développement durable).
Faux miracle Jatropha : faim d’un mythe ! Après les terribles émeutes de la faim de 2008, les agrocarburants à base de produits alimentaires n’avaient plus la cote. Les programmes d’agrocarburants qui engloutissaient des millions de tonnes d’aliments étaient la première cause de la flambée des prix alimentaires. Pour redorer leur blason, leurs promoteurs trouvèrent la solution miracle : le jatropha. Cet arbuste qui peut pousser sur des terres arides ne rentre pas en concurrence avec les productions alimentaires. Petit souci : dans ces conditions, le jatropha ne produit alors que très peu de fruits donnant de l’huile. Les rendements sont ridicules
et plusieurs investisseurs ont déjà fait faillite en Afrique. Les entreprises qui réussissent ont installé leurs plantations sur des sols fertiles. Elles utilisent, au passage, force engrais, irrigation et pesticides. Cela se fait souvent aux dépends de cultures vivrières mais aussi de terres dites marginales. Si, jusqu’à présent, ces terres restaient marginales pour l’agriculture industrielle, elles sont néanmoins la condition de survie des personnes qui y vivent – du pastoralisme, de la chasse, de la cueillette et de la petite paysannerie. Les accaparer, c’est priver des humains de leurs moyens de sub-
sistance et c’est aggraver l’insécurité alimentaire des plus faibles. Ce sont aussi des écosystèmes (forêts, zones sèches) que l’on détruit. Enfin, leur remplacement par des monocultures industrielles de jatropha provoque la libération de quantités importantes de gaz à effet de serre (GES) séquestrées dans le sol, augmentant ainsi sensiblement les émissions de GES. La monoculture industrielle du jatropha est un désastre social et environnemental et ne sert que d’alibi pour confisquer toujours plus de terres dans le Sud, pour les besoins boulimiques du Nord.
>
C.B
DOSSIER
VII
Décryptage La bataille des impacts indirects des agrocarburants Les industriels l’affirment haut et fort, la fabrication d’agrocarburants à base de colza n’a aucun lien avec la déforestation dans les pays du Sud. Ils oublient d’inclure dans leurs calculs ce qu’on appelle les usages indirects des sols. Explications. C’est le rêve des ingénieurs et des statisticiens : cloisonner les filières alimentaires et énergétiques. Tout serait alors tellement plus simple. Vous voulez mettre de l’huile de colza dans votre moteur ? Parfait, on va vous calculer le rendement énergétique et on va vous montrer que, pour le climat, c’est vraiment mieux que de mettre du pétrole. Oui, mais voilà : à l’image de l’effet papillon dont un battement d’aile provoque une tempête à l’autre bout du monde, faire le plein de colza pour votre voiture peut conduire à la destruction d’un bout de forêt tropicale en Indonésie. En cause : la chaîne de déplacement des activités qui aura entraîné la plantation de centaines d’hectares de palmiers à huile dans les pays du Sud. C’est ce que l’on appelle les changements d’usage indirect des sols. Les Amis de la Terre se sont penchés sur trois exemples de chaînes de déplacement d’activités : le soja, l’huile de palme et la canne à sucre. Au Brésil, la canne à sucre est encore cultivée loin de l’Amazonie mais l’extension de cette culture repousse l’élevage et les petits agriculteurs toujours plus près du front pionnier de déforestation. Il en va de même pour l’huile de palme et le soja dans d’autres pays du Sud. Certes, l’utilisation de ces produits comme agrocarburant reste marginale en Europe, mais les importations explosent. Les industriels de l’agroalimentaire s’en servent comme substitut au colza, désormais utilisé pour alimenter les moteurs. C’est pour cela que Sime Darby, le géant malaisien de l’huile de palme, souhaite ouvrir une nouvelle usine à Port-la-Nouvelle, dans l’Aude. Que l’huile de palme importée soit utilisée directement pour faire
Filière agrocarburants : impacts directs
rouler les voitures ou indirectement en allant vers les industriels de l’agroalimentaire qui ne trouvent plus d’huile de colza, le problème est le même. L’inutilité des certifications Face à cette situation, les industriels brandissent certifications et autres labels censés garantir que l’huile que vous mettez dans votre voiture ne vient pas d’une zone déforestée. Là encore, il s’agit d’un écran de fumée. Ces certifications sont des outils inadaptés. Par définition, une certication ne s’applique qu’à l’échelle de l’exploitation agricole et elle ne peut pas prendre en compte les effets indirects comme les déplacements de cultures. Symptomatique du malaise qui s’accentue, la Commission européenne refuse de rendre publique la liste des certifications qui pourraient être accréditées – violant, au passage, les lois de l’Union européenne sur la transparence… Il faut dire que les enjeux économiques sont colossaux. C’est l’ensemble de la politique européenne en matière d’agrocarburants qui est menacée. Si ces chaînes de déplacement d’activités agricoles étaient prises en compte pour évaluer l’efficacité des agrocarburants, le bilan serait négatif. Dans la plupart des cas, en bout de chaîne se trouvent les forêts, dont la destruction entraine chaque année l’émission de colossales quantités de gaz à effet de serre. Politiquement, le soutien aux agrocarburants serait intenable. Le Parlement européen a mis la pression sur la Commission pour lui demander de rendre son rapport avant l’été 2011. Cette échéance vient d’être à nouveau reportée. > SYLVAIN ANGERAND
Filière alimentaire : impacts indirects
Les objectifs européens d’incorporation d’agrogazole entrainent une hausse de la demande en huile végétale
Impacts directs et indirects des agrocarburants Augmentation des importations d’huile végétale
Effet de vase communiquant : les huiles de colza et de tournesol produites en Europe qui étaient utilisées par les industries de l’agroalimentaire sont désormais utilisées par l’industrie des agrogazoles. Les industriels de l’agroalimentaire doivent trouver un substitut.
Hausse des prix agricoles et de l’alimentation Mise en culture de nouvelles terres
Augmentation des tensions foncières dans les pays producteurs et déplacement et/ou expulsion des agriculteurs qui produisent des denrées alimentaires
Augmentation de la déforestation et libération de quantités croissantes de gaz à effet de serre
VIII
DOSSIER
Alternatives Et si on consommait moins de carburant ? En France, plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre (GES) dues aux transports sont imputables aux voitures, un quart (mais croissant chaque année) aux camions, le reste aux véhicules utilitaires, avions et deux-roues motorisés. Plutôt que de vouloir remplacer le pétrole par des agrocarburants dans une logique de fuite en avant, il est indispensable de repenser nos besoins de mobilité et de relocaliser l’économie. Les alternatives foisonnent !
© Rebecapaz
L’alternative à l’utilisation de l’automobile bagnole, mais, comme ce dossier le n’est pas seulement une question de dimontre, tant qu’il n’y aura pas de réel versification des modes de transport, cerchangement de société, toutes les altes indispensable mais nullement suffiternatives en termes d’alimentation des sante. Depuis son extension de masse, moteurs (agrocarburants, batteries élecau milieu du XXe siècle, le véhicule mototriques, et, de façon plus hypothétique, risé individuel a transformé nos territoires, hydrogène, eau...) seront explorées et nos manières de travailler, de nous dismises en œuvre, jusqu’à la destruction traire et de consommer : notre mode de de la dernière terre agricole et l’imposivie. Réduire nos émissions de gaz à effet tion des OGM qui en découlera, jusqu’à de serre (GES) implique de remettre en l’apocalypse nucléaire... cause ce schéma et l’hégémonie de la Alors, que faire ? Cela ne passera que voiture individuelle. par des mouvements de résistance à Au niveau des territoires, d’abord : l’automobile, dont l’association Carfree¹ en matière d’urbanisme, le développeest un bon exemple. Il faut bien sûr rinment de villes compactes postule que la gardiser la bagnole, mais surtout déLe vélo, une alternative à la voiture individuelle. densification est l’une des solutions. Limontrer par tous les moyens qu’elle est miter l’étalement et implanter les services quotidiens à quelques l’une des causes majeures de la chute de l’humanité dans le fossé. centaines de mètres des logements rendrait caducs la possession Il s’agit d’infirmer l’idée généralement admise que la forme ultime et l’usage de l’automobile. Indispensable, un tel projet ne suffit pas de la liberté est celle de circuler comme on veut, où on veut, quand pour autant à régler le problème, comme on le constate dans l’aire on veut : en fin de compte, on ne circule plus du tout – comme le urbaine de Paris, où l’offre de transports collectifs et les efforts faits soulignait très bien Ivan Illich², la conséquence ultime de la bagnole, pour permettre la circulation des modes de déplacements doux c’est l’embouteillage généralisé. Un slogan des années 1970 dén’empêchent personne de prendre sa voiture pour aller acheter sa clarait : « La bagnole, ça tue, ça pollue et ça rend con ! ». Des sobaguette à la boulangerie la plus proche. lutions aux deux premiers de ces dégâts ne pourront se concrétiser que si le troisième, qui est à l’évidence une des causes des « La bagnole, ça tue, ça pollue et ça rend con ! » deux premiers, est pris en compte ! Cela, au delà de toutes les meL’automobile aura toujours un temps d’avance, du fait d’habitudes sures collectives qui doivent impérativement être mises en œuvre, bien ancrées, de sa facilité d’utilisation et de la comparaison c’est l’affaire de chacune et de chacun d’entre nous. > ALAIN DORDÉ coût/temps qui semble jouer en sa faveur quelque soit le mode de transport qu’on lui oppose. L’augmentation inéluctable du prix 1 Voir http://carfree.fr 2 Ivan Illich est l’un des principaux penseurs de l’écologie politique. du pétrole entrainera certainement une baisse de l’utilisation de la
Maine-et-Loire Le covoiturage, ça roule ! Parmi les alternatives à l’utilisation de la voiture individuelle, le covoiturage a longtemps patiné. Mais il est aujourd’hui encouragé par la quasi-totalité des départements. Dans le Maine-et-Loire, un site Internet de covoiturage a été ouvert fin 2007 – au départ, dans le cadre du Plan de Déplacement d’Entreprise des agents du Conseil général. Le succès de l’initiative a conduit à étendre le service au grand public. Le site a été donc ouvert avec les
communautés d’agglomération d’Angers, de Saumur et de Cholet et l’ADEME. Cette plate-forme Internet permet aux utilisateurs de proposer des trajets réguliers ou ponctuels. Très utilisée, elle compte déjà environ 5 000 inscrits pour un millier de trajets réguliers. Cette offre complète les transports en commun interurbains (TER et bus), dont le maillage ne répond pas à tous les besoins. Aujourd’hui, le territoire compte des centaines d’aires de
Le Courrier de la Baleine
Depuis 1971
covoiturage bien signalées. La promotion s’effectue surtout de bouche à oreille et semble efficace : les seules demandes adressées à la collectivité concernent des suggestions d’amélioration – comme la création de nouvelles aires. Le Conseil général songe à réaliser un bilan carbone, mais est surtout attentif à l’amélioration et > L.H. au développement du service. Pour en savoir plus www.covoiturage49.fr
Le journal des Amis de la Terre
Cette publication a été réalisée avec le soutien financier de la Commission européenne. Le journal des Amis de la terre - France • Trimestriel • Eté 2011 • n° CCPAP : 0312 G 86222 Ce numéro se compose d’un cahier principal (24 pages) qui comprend ce supplément détachable. Le contenu de ce document relève de la seule Direction de la publication Martine Laplante Rédaction en chef Lucile Pescadère responsabilité des Amis de la Terre-France et ne reflète en aucun cas la position de l’Union européenne. Impression sur papier recyclé Offset Cyclus 90g avec encres végétales • Stipa (01 48 18 20 50) Nos sites internet www.amisdelaterre.org • www.renovation-ecologique.org • www.ecolo-bois.org • www.produitspourlavie.org • www.prix-pinocchio.org • www.financeresponsable.org Contactez-nous Les Amis de la Terre France • 2B, rue Jules-Ferry, 93100 Montreuil • Tél. : 01 48 51 32 22 • Mail : france@amisdelaterre.org
Supplément détachable Le Courrier de la Baleine n°166
« Se ranger du côté des baleines n’est pas une position aussi légère qu’il peut le sembler de prime abord. »