Résumé du rapport de The Corner House : « Sécurité énergétique : pour qui ? pour quoi ? » Février 2012 – Traduction Ronack Monabay / Marie Christine Gamberini
Les questions énergétiques quittent rarement la une des journaux ces temps-ci. Les conflits de toute sorte – sociaux, économiques, politiques, militaires – prolifèrent en matière de pétrole, charbon, gaz, nucléaire et biomasse. Tandis que certains font tout pour assurer la circulation mondiale « bon marché » des énergies fossiles, un nombre croissant de communautés s’opposent à leur extraction et à leur utilisation. Tandis qu’une partie toujours croissante de la population urbaine n’a pas les moyens de se procurer du carburant, que de nombreuses personnes vivant en zone rurale n’ont pas accès à l’électricité, les grandes entreprises bénéficient de larges subventions pour leur approvisionnement. Alors que, dans un système de plus en plus mondialisé, les usines et les réseaux de transport rejettent toujours plus de dioxyde de carbone, les écologistes tirent la sonnette d’alarme : l’ère de la consommation excessive de charbon, de pétrole et de gaz doit cesser aussi vite que possible. Ni l’énergie nucléaire ni les agrocarburants ou les énergies dites renouvelables (à supposer même qu’elles puissent être utilisées de manière sûre et écologiquement soutenable) ne constitueront jamais des substituts efficaces. Pour les militants progressistes, cela soulève une question inévitable et toujours en suspens : comment laisser les combustibles fossiles et l'uranium dans le sol, et empêcher l’accaparement des terres pour la culture d’agrocarburants d'accaparer les terres, d'une manière qui n'inflige pas des souffrances à des millions de personnes ? Quels sont les outils d’analyse et politiques disponibles pour formuler des politiques énergétiques démocratiques à même de prendre en compte ces réalités ? Trois expressions clefs surgissent régulièrement dans les débats actuels sur l’énergie : la sécurité énergétique, les énergies alternatives et le financement de l’énergie. Ces expressions constituent d’inévitables points de départ. Cependant, chacune d’elles, bien qu'apportant occasionnellement un éclairage partiel intéressant, est trompeuse et fait même obstacle à la définition du problème et des remèdes qui pourraient y être apportés. Un examen critique de chacune d’entre elles est nécessaire afin de trouver des façons de penser la pauvreté, le climat et les autres sujets liés à « l’énergie », de façon plus cohérente et fructueuse, mieux adaptée à l’atteinte d’objectifs humainement souhaitables. Ce rapport se concentre sur les pièges rhétoriques et politiques du concept de « sécurité énergétique ». Il s’agit en effet d’une expression floue, utilisée par un éventail de groupes d’intérêts très différents pour mettre en avant des objectifs souvent contradictoires. Pour de nombreuses personnes, la « sécurité énergétique » est simplement synonyme de pouvoir se payer du chauffage pendant l’hiver ou d’avoir accès à un moyen de cuisson, et relève donc d'une « logique de subsistance ».
Pour les partis politiques au pouvoir, cela équivaut à garantir que jusqu’à la prochaine élection les entreprises les plus importantes du pays auront des contrats fiables avec des fournisseurs de combustibles et carburants. Pour les pays exportateurs, il s’agit de s'assurer que leurs clients maintiennent leur demande de pétrole ou de gaz.
Ce rapport aborde quatre dangers spécifiques liés aux ambiguïtés de la sécurité énergétique. -
Premièrement, l’histoire et la construction de la notion même d’« énergie » la rend inadaptée pour analyser ce qui se joue dans les conflits sociaux autour de questions comme la précarité énergétique en milieu urbain en Europe, les maladies touchant celles et ceux qui cuisinent au bois ou avec d'autres formes de biomasse dans des espaces clos, l’économie des gaz et 1 huiles de schiste et les marché des contrats à terme pour le pétrole .
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Deuxièmement, le concept de « sécurité énergétique » est en relation étroite avec une « logique de guerre » entraînant violences, violation des droits de l’homme et in fine l’insécurité pour tous.
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Troisièmement, pour les personnalités politiques et les bureaucrates, la « sécurité énergétique » est souvent liée à une logique d’« Etat-Nation ». Cela met l’accent sur « l’indépendance énergétique » ou sur « l’interdépendance énergétique planétaire », mais empêche également de comprendre les enjeux sous-jacents.
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Enfin, quand la « sécurité énergétique » est utilisée pour désigner l’approvisionnement continu, fiable et bon marché en énergies fossiles du « marché libre » mondial industriel et agro-industriel, notre attention est détournée du rôle joué par ce marché libre dans la précarité énergétique, les expropriations et, là encore, le développement des insécurités.
1) L’« énergie » est une notion abstraite dérivée de la physique. Elle ne fait aucune distinction entre énergies dérivées du bois, des muscles, du charbon, du pétrole, du gaz, des matières nucléaires, de l’eau ou de l’air. Elle ignore la diversité des activités pour lesquelles avoir de l’énergie est souhaité (cuisine familiale, avion, procédés de fabrication, augmentation du rendement des travailleurs) et les différentes difficultés économiques et politiques liées à chacune d’elles. Elle ne permet pas de rendre visible les différents types et degrés de marchandisation des sources d’énergie ni les multiples politiques (en termes de classe, sexe, race, nation) qui caractérisent chaque source d’énergie. Evaluer et mesurer « l’énergie » et les « sources d’énergie » ne permet pas en soi de décider quels types, volumes et usages de l’énergie sont les plus importants pour le futur de l’humanité, bien au contraire…
2) Les gouvernements voient de plus en plus la « sécurité énergétique », et en particulier celle concernant le pétrole, comme une question militaire. Non contents de poursuivre la guerre actuelle en Iraq (certains prédisent au cours des trente prochaines années de nombreuses guerres visant la « sécurité énergétique »), les Etats Unis et certains pays européens déploient leur flotte dans le monde entier pour garantir la circulation du pétrole sur les marchés internationaux, en se concentrant tout particulièrement sur les points d’étranglements potentiels tels que les détroits d’Ormuz et de Malacca, les voies maritimes autour de la Chine et, plus récemment, autour des zones productrices de pétrole au large de l’Afrique de l’Ouest. En outre, de nombreux puits de pétrole, raffineries et pipelines sont aujourd’hui sous haute surveillance et situés au sein de zones militarisées, ce qui tend à exacerber les conflits sociaux dans les zones d’extraction. L'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, largement soutenu par les Etats Unis, soi disant pour que l'Europe occidentale ait accès à une source de pétrole sans passer par le golfe persique et l’Iran, illustre bien le problème. Le pipeline passe par ou à proximité de sept zones de guerre différentes, dont l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud en Géorgie, et la région kurde de la Turquie. L’Union Européenne a prévu un gazoduc transsaharien de 4 000 km de long pour acheminer le gaz du delta du Niger vers les terminaux d’exportation algériens. Or ce projet est menacé par de nombreux groupes armés avant même que la construction ait commencé. L’énergie elle-même est utilisée parfois comme une arme, comme l’a prouvé la Russie qui a stoppé ses livraisons de gaz pour faire pression en vue d'atteindre certains objectifs politiques et économiques. De façon similaire, les pays importateurs peuvent menacer de refuser l’accès aux 1
Un contrat à terme (pour le pétrole en l’occurrence) est un contrat entre deux parties concernant la livraison d’une quantité de pétrole à une échéance ultérieure et à prix décidé à l’avance afin de garantir un prix minimum au vendeur en dépit des fluctuations du marché.
marchés à des pays exportateurs, une menace déjà mise à exécution lorsque des sanctions ont été appliquées contre l’Iran, le Soudan et la Syrie. Rien de tout cela n’augmente la « sécurité » des personnes ordinaires. En plus des guerres et des menaces politiques, la « sécurité énergétique » encourage d’autres formes d’insécurité. Par exemple, les 400 milliards de recette que l’Etat nigérian a reçus depuis 1960 pour aider à assurer la sécurité pétrolière de l’Europe n’ont fait qu’affaiblir les communautés locales dans les zones productrices de pétrole. Beaucoup de ces communautés n’ont toujours pas accès à l’électricité et à l’eau potable, mais doivent subir la pollution des fuites de pétrole et respirer la fumée étouffante due au torchage (pourtant illégal) du gaz, dans des proportions telles que les feux sont visibles de l’espace. Comme le Nigeria, de nombreux pays exportateurs de pétrole ont été encouragés à utiliser leurs revenus pétroliers pour acheter des armes aux sociétés américaines et européennes, militarisant ainsi leurs sociétés et portant atteinte aux droits de l’homme au lieu d’assurer un avenir durable à leurs populations. Comme deux analystes en politique étrangère l’ont écrit : « la sécurité 2 énergétique de l’Occident s’est souvent traduite par l’insécurité pour les autres ». L’une des répercussions de cette militarisation et du soutien accordé à des dirigeants autoritaires, comme l’ont montré les printemps arabes, pourrait bien être que les approvisionnements occidentaux en pétrole soit in fine réellement menacés. Le pétrole comme objectif de déploiement militaire, en plus d'être crucial et potentiellement irremplaçable pour les réseaux de transport aériens, maritimes et routiers, qui profitent de manière disproportionnée aux plus riches, est indispensable pour les forces armées terrestres, navales et aériennes, renforçant ainsi l'incitation à protéger les approvisionnements par la force. On peut soutenir que le pétrole est devenu un enjeu de « sécurité nationale » il y a près d’un siècle, lorsque les navires de guerre britanniques se sont mis à utiliser le pétrole du golfe Persique à la place du charbon produit au pays de Galles. Aujourd’hui, le Pentagone est de loin le plus grand consommateur de pétrole du monde.
3) « Sécurité énergétique » signifie souvent « de l’énergie pour mon Etat-Nation ». Utilisant cette acception du terme, certains pays importateurs prétendent mettre en œuvre des mesures visant à garantir leur « indépendance énergétique nationale » ou plus précisément leur « indépendance vis-àvis du pétrole du Moyen Orient » ou leur « indépendance vis-à-vis du gaz russe ». Cependant, pour la plupart des grands pays industrialisés, de telles quêtes ne sont pour l'instant que des rêves vains. Leur succès, bien que peu probable, ne pourrait qu’engendrer de nouvelles formes d’insécurité. Par exemple, si les Etats Unis souhaitaient se rendre indépendants des importations d’hydrocarbures à leurs niveaux de consommation actuels, toutes les terres agricoles du pays devraient être consacrées aux agrocarburants, menaçant ainsi l’alimentation et l’approvisionnement en eau, tout en nécessitant encore d’importantes importations d’hydrocarbures pour fertiliser les sols et produire les agrocarburants. En matière d’énergie, la plupart des pays dépendent en fait d'une coopération avec leurs voisins et d’autres pays plus éloignés. L’indépendance énergétique « n’est simplement pas possible dans un monde interconnecté qui nécessite un accès aux marchés mondiaux, aux capitaux et à la technologie, 3 et ce que le pays soit importateur ou exportateur net d’énergie ». La marge de manœuvre des pays est également limitée par « le réseau de liens commerciaux et financiers qui lie leur prospérité 4 économique à celle des autres nations » En Europe, si peu de monde parle sérieusement « d’indépendance énergétique nationale » (à l’exception peut-être des hommes politiques britanniques, polonais et norvégiens), des efforts sont faits pour diversifier les sources de gaz au nom de la « sécurité énergétique » afin de ne pas dépendre du gaz russe. Pourtant, du point de vue de la Russie, la « sécurité énergétique » signifie être capable de fournir ses clients européens en gaz (la plus importante source de revenus pour le 2
Doug Stokes and Sam Raphael, Global Energy Security and American Hegemony, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, USA, 2010, p.216. 3 Carlos Pascual and Evie Zambetakis, “The Geopolics of Energy: From Security to Survival” in Carlos Pascual and Jonathan Elkind (eds.), Energy Security: Economics, Politics, Strategies, and Implications, Brookings Institution Press, Washington, DC, 2010, p.32. 4 Amy Myers Jaffe and Ronald Soligo, “Energy security: The Russian connection”, in Daniel Moran and James A. Russell, Energy Security and Global Politics: The militarization of resource management, Routledge, London, 2009, p.113.
budget national du pays), en particulier depuis que le pays est littéralement soudé aux marchés européens par les gazoducs. « La sécurité énergétique » de la Russie nécessite également de conserver l’accès au gaz turkmène, en partie pour sa propre consommation et en partie pour s'acquitter de ses contrats européens. En revanche, pour le Turkménistan enclavé, la « sécurité énergétique » concerne surtout le tracé choisi pour le gazoduc. Ces considérations illustrent quelquesuns des dangers de l'utilisation du concept de « sécurité énergétique » dans l'élaboration des politiques futures.
4) Un dernier sens du terme « sécurité énergétique » qui sous-tend nombre de débats sur l’énergie est une « garantie d’approvisionnements bon marché pour le marché mondial ». Nonobstant les discours périodiques des gouvernements et hommes politiques américains quant aux efforts pour la future « indépendance énergétique », tel est en pratique le sens qu’ils ont en tête (à l’instar de beaucoup d’autres gouvernement de pays industrialisés) comme objectif ultime. Ainsi, les récentes interventions militaires américaines au Moyen-Orient n’ont pas tant visé l’accaparement du pétrole au seul profit des Etats-Unis (après tout, la région fournit moins de 11 % de leur consommation de pétrole et aucune part de leur charbon, leur gaz et leur uranium) mais plutôt de veiller à une circulation fluide du pétrole sur les marchés internationaux. Les Etats Unis considèrent en effet les marchés mondiaux pétroliers comme le meilleur moyen, non seulement d'obtenir du pétrole au prix qu’ils veulent, mais aussi de maintenir le système mondial d’extraction, de transformation et de production agro-industriel dont ils bénéficient. Toutefois, cette position ne tient pas compte du fait qu'un tel « marché libre » idéal de l’énergie n’existe pas et ne peut pas exister. Bien que les services publics de l’énergie aient été privatisés dans nombre de pays européens (même si ce n’est que récemment), aucun pays au monde ne compte uniquement sur le fonctionnement du marché mondial pour son approvisionnement énergétique. Aujourd’hui un mélange de marché et d’Etats, d’entreprises privées et publiques, s’est mis en place dans tous les pays occidentaux. De même, la majorité des pays exportateurs de pétrole n’ont pas d’économie de marché à part entière. Les compagnies pétrolières nationales appartenant à leurs Etats respectifs représentent ¾ des réserves connues de pétrole, tandis que les entreprises pétrolières multinationales en détiennent moins de 10 %. Ce sont les négociations de l’OPEP avec les principaux pays importateurs comme les Etats Unis et non le « marché libre » qui ont déterminé et stabilisé les niveaux de production et les prix au cours des dernières décennies. Pas étonnant que les clients les plus récents tels que la Chine et l’Inde soient sceptiques sur la capacité des marchés internationaux à couvrir leurs besoins en énergie, et cherchent par conséquent à construire leurs propres installations dans d’autres pays qui puissent soit fournir les marchés internationaux soit expédier la production chez eux au besoin. De plus, la nature physique du gaz lui interdit de devenir une denrée comme une autre sur le marché mondial. Ses propriétés matérielles, et les défis physiques, sinon l'impossibilité, de son acheminement sur de très grandes distances, conduisent à la fixation de prix de marchés régionaux plutôt qu’internationaux. En juin 2011, par exemple, le gaz coûtait aux Etats Unis moins de 5 dollars le million d’unité thermiques britanniques (BTU) alors que son prix dépassait 9 dollars au Royaume-Uni et atteignait plus de 13 dollars dans l’Est asiatique. L’avènement du gaz naturel liquéfié (GNL), gaz de schiste inclus, transporté dans des superpétroliers ad hoc qui maintiennent le gaz à des températures inférieures à zéro, pourrait commencer à changer cette dynamique. Même en considérant que le marché pétrolier fonctionne comme un marché libre, il ne fournit pas nécessairement l’énergie que les individus, les communautés ou même les pays veulent ou dont ils ont besoin. En effet, il crée maintenant de l’insécurité énergétique, en particulier parce que sur un marché le pétrole est vendu au plus offrant. Si un pays ou un individu ne peut se le payer, il n’en obtient pas. Même les pays riches, Etats-Unis inclus, subissent les chocs des prix pétroliers. De même, le Royaume -Uni, bien qu'il soit un exportateur net de pétrole, a vu ses prix domestiques du pétrole augmenter autant qu’ailleurs. En outre, les marchés publics ne fournissent pas les « diverses sources, infrastructures, ou politiques de stockage qui peuvent améliorer la sécurité de 5 l’approvisionnement », en particulier quand le pétrole et les marchés associés sont dominés par un secteur financier essentiellement intéressé par des rendements colossaux à court terme. 5
Brenda Shaffer, Energy Politics, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 2009, pp.2-3.
Pour toutes ces raisons et d'autres encore, les politiques justifiées par la « sécurité énergétique » sont peu susceptibles d’apporter « l’énergie » ou « la sécurité » à quiconque, bien au contraire. Si l'on accepte de placer la sécurité collective et la survie de tous au-dessus des gains à court terme de quelques-uns et reconnaître le profond blocage politique, économique, écologique et social (voire même psychologique) lié à notre enfermement dans la dépendance au charbon, au pétrole et au gaz il serait sage d'amorcer dès maintenant des transitions dans nos façons de produire, construire et transporter les aliments, les bâtiments, les objets et nous-mêmes, dans nos façons de vivre et d’organiser nos ressources, nos sociétés et nos économies à travers le monde. Les réalités climatiques et autres liées aux énergies fossiles requièrent une mobilisation politique au-delà des investissements immédiats de long terme dans de nouveaux modes de transport, d’agriculture et de consommation affranchis des énergies fossiles, en particulier en Occident. Il est également urgent de mettre fin aux subventions publiques en faveur des énergies fossiles et nucléaire afin de les réorienter vers le financement des initiatives en cours pour défendre ou élaborer des modes de vie sobres en carbone. Des mouvements populaires stratégiques luttent déjà contre la marchandisation de l’eau, de l’électricité, de la santé et des combustibles fossiles, tout en défendant le droit à la terre, le travail, des réformes fiscales, d'autres modes de transport, la souveraineté alimentaire et le contrôle public du secteur financier, en même temps que l'éradication du militarisme, du racisme environnemental et du néoextractivisme.