Le depays sans Soleil
CHRIS MARKER AU JAPON
Danseuse AWAODORI théâtre de Tokushima @pascalducreyPhotography
L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Racine
OUVERTURE
La première image dont il m’a parlé, c’est celle de trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. II me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images - mais ça n’avait jamais marché.
II m’écrivait : «... il faudra que je la mette un jour toute seule au début d’un film, avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir.»
ACTE 1
Il m’écrivait «Je reviens d’Hokkaido, l’île du nord. Les Japonais riches et pressés prennent l’avion, les autres prennent le ferry. L’attente, l’immobilité, le sommeil morcelé, tout ça curieusement me renvoie à une guerre passée ou future : trains de nuit, fins d’alerte, abris atomiques... De petits fragments de guerre enchâssés dans la vie courante.» II aimait la fragilité de ces instants suspendus, ces souvenirs qui n’avaient servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs. II écrivait «Après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore. Je l’ai traquée pendant ce voyage avec l’acharnement d’un chasseur de primes.
À l’aube, nous serons à Tokyo.»
II m’écrivait d’Afrique. II opposait le temps africain au temps européen, mais aussi au temps asiatique. II disait qu’au XIX° siècle l’humanité avait réglé ses comptes avec l’espace, et que l’enjeu du XX° était la cohabitation des temps.
Sans soleil
ACTE 1
Il m’écrivait «Je reviens d’Hokkaido, l’île du nord. Les Japonais riches et pressés prennent l’avion, les autres prennent le ferry. L’attente, l’immobilité, le sommeil morcelé, tout ça curieusement me renvoie à une guerre passée ou future : trains de nuit, fins d’alerte, abris atomiques... De petits fragments de guerre enchâssés dans la vie courante.» II aimait la fragilité de ces instants suspendus, ces souvenirs qui n’avaient servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs. II écrivait «Après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore. Je l’ai traquée pendant ce voyage avec l’acharnement d’un chasseur de primes.
À l’aube, nous serons à Tokyo.»
II m’écrivait d’Afrique. II opposait le temps africain au temps européen, mais aussi au temps asiatique. II disait qu’au XIX° siècle l’humanité avait réglé ses comptes avec l’espace, et que l’enjeu du XX° était la cohabitation des temps.
«À propos, saviez-vous qu’il y a des émeutes en Ile-de-France ?» Il m’écrivait qu’aux îles Bijagos, ce sont les jeunes filles qui choisissent leur fiancé. II m’écrivait que dans la banlieue de Tokyo, il y a un temple consacré aux chats. «Je voudrais savoir vous dire la simplicité, l’absence d’afectation de ce couple qui était venu déposer au cimetière des chats une latte de bois
couverte de caractères. Ainsi leur chatte Tora serait protégée. Non, elle n’était pas morte, seulement enfuie, mais au jour de sa mort personne ne saurait comment prier pour elle, comment intercéder pour que la Mort l’appelle par son vrai nom. II fallait donc qu’ils viennent là tous les deux, sous la pluie, accomplir le rite qui allait réparer, à l’endroit de l’accroc, le tissu du temps.» Il m’écrivait: «J’aurai
Il n’aimait pas s’attarder sur le spectacle de la misère, mais dans tout ce qu’il voulait montrer du Japon, il y avait aussi les recalés du Modèle. «Tout un monde de clodos, de lumpens, de hors- castes, de Coréens. Trop fauchés pour la drogue, ils se saoulent à la bière, au lait fermenté. Ce matin, à Namidabashi, à vingt minutes des splendeurs du centre, un type prenait sa revanche sur la société en dirigeant la circulation au carrefour. Le luxe pour eux, ce serait une de ces grosses bouteilles de saké qu’on répand sur les tombes le jour des morts.
J’ai payé la tournée au bistrot de Namidabashi : ce genre d’endroit permet l’égalité du regard. Le seuil au-dessous duquel tout homme en vaut un autre, et le sait.»Il me disait la jetée d’embarquement sur l’île de Fogo, au Cap-Vert. «Depuis combien de temps sont-ils là à attendre le bateau ? Patients comme des cailloux, mais prêts à bondir. C’est un peuple d’errants, de navigateurs, de parcoureurs du monde. Ils se sont créés à force de métissages sur ces rochers qui servaient aux Portugais de gare de triage entre leurs colonies. Peuple du rien, peuple du vide, peuple vertical. Franchement, a-ton jamais rien inventé de plus bête que de dire aux gens, comme on l’enseigne dans les écoles de cinéma, de ne pas regarder la caméra ?» .
Il m’écrivait : «Le Sahel n’est pas seulement ce qu’on en montre quand il est trop tard. C’est une terre où la sécheresse s’engouffre comme l’eau dans un bateau qui fait eau. Les bêtes ressuscitées le temps d’un carnaval à Bissau, on les retrouvera pétrifiées dès qu’un nouvel assaut aura changé une savane en désert. C’est l’état de survie que les pays riches ont oublié, à une seule exceptionvous aviez deviné, le Japon... Mon perpétuel va-et-vient n’est pas une recherche des contrastes, c’est un voyage aux deux pôles extrêmes de la survie.»
[Les listes de Sei Shônagon ]
II me parlait de Sei Shônagon, une dame d’honneur de la princesse Sadako au début du XI° siècle, la période de Heian.
« Sait-on jamais où se joue l’histoire ?
Les gouvernants gouvernaient, ils s’affrontaient dans des stratégies compliquées. Le vrai pouvoir était détenu par une famille de régents héréditaires, la cour de l’Empereur n’était plus qu’un lieu d’intrigues et de jeux d’esprit. Et ce petit groupe d’oisifs a laissé dans la sensibilité japonaise une trace autrement profonde que toutes les imprécations de la classe politique, en apprenant à tirer de la contemplation des choses les plus ténues une sorte de réconfort mélancolique... Shônagon avait la manie des listes : liste des “choses élégantes”, des “choses désolantes” ou encore des “choses qu’il ne vaut pas la peine de faire”. Elle eut un jour l’idée d’écrire la liste des “choses qui font battre le cœur”. Ce n’est pas un mauvais critère, je m’en aperçois quand je filme. Je salue le miracle économique, mais ce que j’ai envie de vous montrer, ce sont les fêtes de quartiers.» Il m’écrivait: «Je rentre par la côte de Chiba... Je pense à la liste de Shônagon, à tous ces signes qu’il suffirait de nommer pour que le cœur batte. Seulement nommer. Chez nous un soleil n’est pas tout à fait soleil s’il n’est pas éclatant, une source, si elle n’est pas limpide. Ici, mettre des adjectifs serait aussi malpoli que de laisser aux objets leurs étiquettes avec leurs prix. La poésie japonaise ne qualifie pas. II y a une manière de dire bateau, rocher, embrun, grenouille, corbeau, grêle, héron, chrysanthème, qui les contient tous. La presse ces jours-ci est remplie de l’histoire de cet homme de Nagoya : la femme qu’il aimait était morte l’an dernier, il avait plongé dans le travail, à la japonaise, comme un fou. II avait même fait une découverte importante, paraît-il, en électronique. Et puis là, au mois de mai, il s’est tué : on dit qu’il n’avait pas pu supporter d’entendre le mot printemps.» Il me décrivait ses retrouvailles avec Tokyo. «Comme un chat rentré de vacances dans son panier se met tout de suite à inspecter ses endroits familiers.»
II courait voir si tout était bien à sa place, la chouette de Ginza, la locomotive de Shimbashi, le temple du Renard au sommet du grand magasin Mitsukoshi, qu’il trouvait envahi par les petites filles et les chanteurs de rock.
On lui apprenait que c’étaient maintenant les petites filles qui faisaient et défaisaient les gloires, que les producteurs tremblaient devant elles. On lui racontait qu’une femme défigurée ôtait son masque devant les passants, et les griffait s’ils ne la trouvaient pas belle. Tout l’intéressait. Lui qui n’aurait pas levé les yeux sur un but de Platini ou une arrivée de tiercé s’enquérait avec fièvre du classement de Chiyonofuji dans le dernier tournoi de Sumo. II demandait des nouvelles de la famille impériale, du prince héritier, du plus vieux gangster de Tokyo qui apparaît régulièrement à la télévision pour enseigner la bonté aux enfants. Ces joies simples du retour au pays, au foyer, à la maison familiale, qu’il ignorait, douze millions d’habitants anonymes pouvaient les lui procurer. Il m’écrivait: «Tokyo est une ville parcourue de trains, cousue de fils électriques, elle montre ses veines. On dit que la télé rend ses habitants analphabètes. Moi je n’ai jamais vu autant de gens lire dans la rue. Peut-être ne lisent-ils que dans la rue, ou bien ils font semblant de lire, ces jaunes... Je donne mes rendez-vous à Kinokunya, la librairie de Shinjuku. Le génie graphique qui a permis aux Japonais d’inventer le cinémascope dix siècles avant le cinéma compense un peu le triste sort des héroïnes des bandes dessinées, victimes de scénaristes sans cœur et d’une censure castratrice. Parfois elles s’échappent, on les retrouve sur les murs. Toute la ville est une bande dessinée. C’est la planète Mongo. Comment ne pas reconnaître cette statuaire qui va du baroque plastifié au stalinienlascif, et ces visages géants dont on sent peser le regard - car les voyeurs d’images sont vus à leur tour par des images plus grandes qu’eux. À l’approche de la nuit, la mégalopole se casse en villages. Avec ses cimetières de campagne à l’ombre des banques, ses gares et ses temples, chaque quartier de Tokyo redevient une petite bourgade naïve et proprette qui se cache entre les pattes des gratte-ciel.» Le petit bar de Shinjuku lui rappelait cette flûte indienne dont le son n’est perceptible qu’à celui qui en joue. II aurait pu s’écrier, comme dans Godard - ou dans Shakespeare - « mais d’où vient cette musique ?» Plus tard, il me racontait qu’il avait dîné au restaurant de Nishi-Nippori où M. Yamada pratique l’art difficile de l’action cooking. Il me disait qu’à bien observer les gestes de M. Yamada et sa façon de mélanger les ingrédients, on pouvait méditer utilement sur des notions fondamentales, communes à la peinture, à la philosophie et aux arts martiaux. Il prétendait que M. Yamada détenait, et de façon d’autant plus admirable que son exercice en était humble, l’essence du style - et que par conséquent, c’était à lui de mettre sur cette première journée de Tokyo, avec son pinceau invisible, le mot FIN.
Le spot publicitaire prend aussi un air de haikai, pour un œil habitué dans ce domaine aux infamies occidentales. Ne pas comprendre ajoute évidemment à la jouissance. Un instant, j’ai eu l’impression un peu hallucinatoire d’entendre le japonais, comme M. Fenouillard, mais c’était une émission culturelle de la NHK sur Nerval.
8 h 40, le Cambodge. De Rousseau aux Khmers rouges - coïncidence ou sens de l’histoire ? Dans Apocalypse Now, Brando prononçait làdessus quelques phrases définitives - et incommunicables : L’horreur a un nom et un visage... Il faut faire de l’horreur une alliée...
Pour exorciser l’horreur qui a un nom et un visage, il faut lui donner un autre nom et un autre visage. Les films d’épouvante japonais ont la beauté sournoise de certains cadavres. On reste quelquefois sonné par tant de cruauté, on en cherche la source dans une longue intimité des peuples d’Asie avec la souffrance, qui exige que même la douleur soit ornée. Et puis vient la récompense : sur la déconfiture des monstres, l’assomption de Natsume Masako. La beauté absolue a aussi un nom, et un visage.
Mais plus on regarde la télévision japonaise, plus on a le sentiment d’être regardé par elle.
nuit dernière m’avait grandement aidé à cerner le problème. La poésie naît de l’insécurité : Juifs errants, Japonais tremblants. À vivre sur un tapis toujours près d’être tiré sous leurs pieds par une nature farceuse, ils ont pris l’habitude d’évoluer dans un monde d’apparences fragiles, fugaces, révocables, des trains qui volent de planète en planète, des samouraïs qui se battent dans un passé immuable : cela s’appelle l’impermanence des choses.
J’ai accompli tout le parcours, jusqu’aux émissions du soir, celles qu’on dit pour adultes. Même hypocrisie que dans les bandes dessinées, mais c’est une hypocrisie codée. La censure n’est pas la mutilation du spectacle, elle est le spectacle. Le code est le message. Il désigne l’absolu en le cachant : c’est ce qu’ont toujours fait les religions.»
«J’ai passé ma journée devant la télé, boîte à souvenirs. J’étais à Nara en compagnie des
cerfs sacrés, je prenais une photo sans savoir qu’au XVII° siècle Bashô avait écrit :
Le saule contemple à l’envers l’image du héron
Que la fonction magique de l’œil soit au centre de toutes choses, même le journal télévisé en témoigne. Nous sommes en temps d’élections : les candidats vainqueurs peignent en noir l’œil resté vide de Daruma, l’esprit porte-chance, les candidats battus emportent, dignes et dépités, leur Daruma borgne.
Les images les plus indéchiffrables sont celles d’Europe. Je vois la bande-image d’un film dont la bande-son viendra plus tard : pour la Pologne, il m’a fallu six mois. Aucune difficulté en revanche avec les tremblements de terre locaux - mais il faut dire que celui de la
Cette année-là, un nouveau- visage apparut parmi les grands visages qui blasonnent les rues de Tokyo : celui du Pape. Des trésors qui n’avaient jamais quitté le Vatican furent exposés au septième étage du grand magasin Sogo. Il m’écrivait : «La curiosité, bien sûr, et comme une lueur d’espionnage industriel dans l’œil. Je les imagine bien sortant dans les deux ans une version moins coûteuse et plus performante du catholicisme. Mais aussi la fascination qui s’attache au sacré, même celui des autres.
Alors, à quand l’exposition, au troisième étage de la Samaritaine, des signes du sacré japonais comme on les voit à Josankei, dans l’île d’Hokkaido ? On sourit d’abord de cet endroit qui est à la fois un musée, une chapelle et un sex-shop. On admire comme toujours au Japon que les parois soient si minces entre les règnes qu’on puisse dans le même mouvement contempler une sculpture, acheter une poupée gonflable et offrir à la déesse de la fécondité la menue monnaie qui accompagne toujours ses figurations. Figurations dont la franchise rendrait incompréhensible les ruses de la télévision, si elle ne disait en même temps qu’un sexe n’est visible qu’à condition d’être séparé d’un corps... On voudrait croire à un monde d’avant la faute, inaccessible aux complications d’un puritanisme dont l’occupation américaine lui a imposé le simulacre, où les gens qui s’assemblent en riant autour de la fontaine votive, la femme qui l’effleure d’un geste amical participent de la même innocence cosmique. La deuxième partie du musée, avec ses couples d’animaux empaillés, serait le Paradis Terrestre comme nous l’avons toujours rêvé. Pas si sûr. L’innocence animale peut être une astuce pour contourner la censure, elle peut être aussi le miroir d’une réconciliation impossible, et même sans péché originel, ce paradis terrestre peut être un paradis perdu. Sous la splendeur lustrée des gentils animaux de Josankei, je lis la déchirure fondamentale de la société japonaise, celle qui sépare les hommes des femmes. Dans la vie, elle semble ne se manifester que de deux façons : le crime sanguinaire, ou une discrète mélancolie, proche de celle de Shônagon, que le japonais exprime par un seul mot, d’ailleurs intraduisible... Alors ce ravalement de l’homme à la bête, contre lequel fulminaient les Pères de l’Eglise, devient ici le défi des bêtes à la “poignance des choses”, à une mélancolie dont je peux vous donner la couleur en vous copiant ces lignes de Samura Koichi : Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures ? Il vaudrait mieux dire que le temps vient à bout de tout, sauf des blessures. Avec le temps, la plaie de la séparation perd ses bord réels. Avec le temps, le corps désiré ne sera bientôt plus, et si le corps désirant a déjà cessé d’être pour l’autre, ce qui demeure, c’est une plaie sans corps.»
Il m’écrivait que le secret japonais, cette poignance des choses qu’avait nommée Lévi- Strauss, supposait la faculté de communier avec les choses, d’entrer en elles, d’être elles par instant. Il était normal qu’à leur tour elles fussent comme nous - périssables et immortelles. Il m’écrivait: «L’animisme est une notion familière en Afrique, on l’applique plus rarement au Japon. Comment appeler alors cette croyance diffuse selon laquelle n’importe quel fragment de la création a son répondant invisible ? Quand on construit une usine ou un gratte-ciel on commence par apaiser le dieu propriétaire du terrain avec une cérémonie. Il y a une cérémonie pour les pinceaux, pour les bouliers, et même pour les épingles rouillées. Il y en a une, le 25 septembre, pour le repos de l’âme des poupées cassées. Les poupées sont accumulées dans le temple de Kiyomizu consacré à Kannon, la déesse de la compassion, notre Kwan-Yin, et on les brûle en public.
J’ai regardé les participants. Je pense que ceux qui voyaient partir les kamikaze n’avaient pas d’autres visages.»
[Le regard des dames de Bissau0 30 26 chap. 7]
Il m’écrivait que sur les images de Guinée-Bissau, il faudrait mettre une musique du Cap-
Vert. Ce serait notre contribution à l’unité rêvée par Amilcar Cabral.
«Pourquoi un si petit pays, et si pauvre, intéresserait-il le reste du monde ? Ils ont fait ce
qu’ils ont pu. Ils se sont libérés, ils ont chassé les Portugais, ils ont traumatisé l’armée portugaise au point de déclencher en elle le mouvement qui a renversé la dictature et fait croire un moment à une nouvelle révolution en Europe... Qui se souvient de tout ça ?
L’Histoire jette ses bouteilles vides par les fenêtres.
J’étais ce matin sur le quai de Pidjiguiti, où tout a commencé, en 1959, quand sont tombés les premiers morts de la lutte. Aussi difficile sans doute de reconnaître l’Afrique dans ce brouillard plombé, que de reconnaître la lutte dans cette activité un peu morne de dockers tropicaux. On a prêté à tous les leaders du tiers
monde la même réplique au lendemain de l’indépendance : “Maintenant, les vrais problèmes commencent.” Cabral n’a pas eu le temps de la prononcer, on l’avait assassiné avant, mais les problèmes ont commencé, et continué, et continuent. Des problèmes peu excitants pour le romantisme révolutionnaire : travailler, produire, distribuer, surmonter l’épuisement des lendemains de guerre, les tentations du pouvoir et du privilège... Mais quoi, l’Histoire n’est amère qu’à ceux qui l’attendent sucrée.
Il me racontait l’histoire du chien Hachiko : «Un chien attendait tous les jours son maître à la gare. Le maître mourut, le chien ne le sut pas, et il continua d’attendre, toute sa vie. Les gens émus lui apportaient à manger. Après sa mort on lui éleva une statue, devant laquelle on dépose toujours des sushis et des galettes de riz pour que l’âme fidèle d’Hachiko n’ait jamais faim.
Tokyo est comble de ces menues légendes et de ces animaux médiateurs. Le lion de Mitsukoshi monte la garde aux lisières de l’empire de M. Okada, grand amateur de peinture française, l’homme qui a loué le château de Versailles pour célébrer le centenaire de ses grands magasins. J’y ai vu, au département des ordinateurs, les jeunes Japonais se faire les muscles du cerveau comme les jeunes Athéniens à la palestre. C’est qu’ils ont une guerre à gagner. Les livres d’histoire de l’avenir mettront peut-être la bataille des circuits intégrés sur le même plan que Salamine ou Azincourt. Quitte à honorer l’adversaire malheureux en lui abandonnant d’autres terrains : la mode masculine de cette saison est placée sous le signe de John Kennedy.» Comme une vieille tortue votive posée au coin d’un champ, il voyait tous les jours M. Akao, le président du Parti patriotique japonais, tonitruer du haut de son balcon à roulettes contre le complot communiste international, il m’écrivait: «Les voitures de l’extrême-droite avec leurs drapeaux et leurs mégaphones font partie du paysage de Tokyo, M. Akao est leur point focal. Je pense qu’il aura sa statue, comme le chien Hachiko, à ce carrefour dont il ne s’éloigne que pour aller prophétiser sur les champs de bataille. Il était à Narita aux années 60. C’était Roissy au Larzac, les paysans luttaient contre l’installation de l’aéroport sur leurs terres, et M. Akao dénonçait la main de Moscou derrière tout ce qui bougeait...
Je suis retourné à Narita, pour l’anniversaire d’une victime de la lutte. Une manif’ irréelle, l’impression de jouer Brigadoon, de me réveiller dix ans après au milieu des mêmes acteurs, avec les mêmes langoustes bleues de la police, les mêmes adolescents casqués, les mêmes slogans, les mêmes banderoles, le même objectif : lutter contre l’aéroport. Une seule chose s’est surajoutée : l’aéroport, précisément. Mais avec sa piste unique et les barbelés qui l’étouffent, il fait plus assiégé que victorieux.
Mon copain Hayao Yameko a trouvé une solution : si les images du présent ne changent pas, changer les images du passé... Il m’a montré les bagarres des Sixties traitées par son synthétiseur. Des images moins menteuses, dit-il avec la conviction des fanatiques, que celles que tu vois à la télévision. Au moins elles se donnent pour ce qu’elles sont, des images, pas la forme transportable et compacte d’une réalité déjà inaccessible. Hayao appelle le monde de sa machine : la Zone - en hommage à Tarkovski.
Ce dont Narita me renvoyait un fragment intact, comme un hologramme brisé, c’était l’image de la génération des Sixties. Si c’est aimer que d’aimer sans illusion, peux dire que je l’ai aimée. Elle m’exaspérait souvent, je ne partageais pas son utopie qui était d’unir dans la même lutte ceux qui se révoltent contre la misère et ceux qui se révoltent contre la richesse, mais elle poussait le cri primordial que des voix mieux ajustées ne savaient plus, ou n’osaient plus, crier... J’ai retrouvé là des paysans qui s’étaient découverts dans la lutte. Elle avait échoué dans le concret. En même temps, tout ce qu’ils avaient gagné en ouverture sur le monde, en connaissance d’eux-mêmes, rien d’autre que la lutte n’aurait pu le leur apporter.
Chez les étudiants, il y a ceux qui ont fini par se massacrer entre eux dans les montagnes au nom de la pureté révolutionnaire, et ceux qui avaient si bien étudié le capitalisme pour le combattre qu’ils lui donnent aujourd’hui ses meilleurs cadres. Le Mouvement a eu comme partout ses histrions et ses arrivistes - y compris, car il y en a, des arrivistes du martyre - mais il a emporté tous ceux qui disaient avec le Che Guevara qu’ils “tremblaient d’indignation chaque fois qu’une injustice se commet dans le monde”. Ils voulaient donner un sens politique à leur générosité, et leur générosité aura eu la vie plus longue que leur politique. Voilà pourquoi je ne laisserai jamais dire que vingt ans n’est pas le plus bel âge de la vie. La jeunesse qui se rassemble tous les week-ends à Shinjuku sait d’évidence qu’elle n’est pas sur une rampe de lancement pour la vraie vie, qu’elle-même est une vie, à consommer tout de suite comme les groseilles. C’est un secret très simple, les vieux essaient de le masquer, tous les jeunes ne le connaissent pas. La fillette de
dix ans qui a balancé sa petite camarade du haut du treizième étage après lui avoir lié les mains, parce qu’elle avait dit du mal de sa classe, ne l’avait pas découvert. Les parents qui réclament l’extension des lignes téléphoniques spéciales pour prévenir les suicides d’enfants s’aperçoivent un peu tard qu’ils l’avaient trop bien caché, Le Rock est un langage international pour propager le Secret. Un autre est particulier à Tokyo... Pour les Takenoko, vingt ans est l’âge de la retraite. Ce sont des bébés Martiens, je vais les voir danser tous les dimanches au parc de Yoyogi. Ils cherchent à se faire remarquer, et ils n’ont pas l’air de remarquer qu’on les remarque. Ils sont dans un temps parallèle, une paroi d’aquarium invisible les sépare de la foule qu’ils attirent, et je peux passer un après-midi à contempler la petite Takenoko qui apprend, sans doute pour la première fois, les usages de sa planète. À part ça, ils ont des plaques d’identification, ils fonctionnent au coup de sifflet, la Mafia les rançonne, et à l’exception d’un seul groupe composé de filles, c’est toujours un garçon qui commande...» [Description d’un rêve ] Un jour, il m’écrit : «Description d’un rêve... De plus en plus souvent mes rêves prennent pour décor ces grands magasins de Tokyo, les galeries souterraines qui les prolongent et qui doublent la ville. Un visage apparaît, disparaît, une trace se retrouve, se perd, tout le folklore du rêve y est tellement à sa place que le lendemain, réveillé, je m’aperçois que je continue de chercher dans le dédale des soussols la présence dérobée la nuit précédente. Je commence à me demander si ces rêves sont bien à moi, ou s’il font partie d’un ensemble, d’un gigantesque rêve collectif dont la ville tout entière serait la projection. Il suffirait peut-être de décrocher un des téléphones qui traînent partout pour entendre une voix familière, ou un cœur qui bat, comme à la fin des Visiteurs du Soir - celui de Sei Shônagon par exemple... Toutes les galeries aboutissent à des gares, les mêmes compagnies possèdent les magasins et le chemin de fer qui porte leur nom, Keio, Odakyu, ces noms de ports. Le train peuplé de dormeurs assemble tous les fragments de rêve, en fait un seul film, le film absolu. Les tickets du distributeur automatique deviennent des billets d’entrée.» Il me disait la lumière de janvier sur les escaliers des gares. Il me disait que cette ville devait se déchiffrer comme une partition. On pouvait se perdre dans les grandes masses orchestrales et les accumulations de détails, et cela donnait l’image vulgaire de Tokyo surpeuplée, mégalomane, inhumaine. Lui croyait y percevoir des cycles plus ténus, des rythmes, des clusters de visages attrapés au passage, aussi différenciés et précis que des grappes d’instruments. Quelquefois la comparaison musicale coïncidait avec la réalité toute simple : l’escalier Sony, à Ginza, était lui-même un instrument de musique, chaque marche une note. Tout cela s’emboîtait comme les voix d’une fugue un peu compliquée, mais il suffisait d’en prendre une et
et de ne pas la lâcher : celle des écrans de télé par exemple. À eux seuls ils dessinaient un itinéraire, qui se refermait quelquefois en boucles inattendues. C’était une saison de Sumo, et les amateurs qui venaient voir les combats dans les show-rooms très chics de Ginza étaient justement les plus pauvres de Tokyo, pauvres à ne pas avoir de télévision... Il voyait débarquer là les paumés de Namidabashi, ceux avec qui il avait bu le saké dans une aube ensoleillée, voilà combien de saisons maintenant ?
Il m’écrivait: «Jusqu’au fond des souks de composants électroniques dont les extravagantes se font des bijoux, il y a dans la partition de Tokyo une portée particulière dont la rareté en Europe me condamne à un véritable exil sonore : c’est la musique des jeux vidéo. Ils sont incrustés dans les tables, on peut boire, on peut déjeuner en continuant de jouer. Ils ouvrent sur la rue : en les écoutant, on peut jouer de mémoire.
J’ai vu naître tous ces jeux au Japon. Je les ai retrouvés ensuite dans le monde entier, à une variante près : au départ c’est un jeu connu, une espèce de batterie anti-écolo où il s’agit d’assommer dès qu’elles pointent la tête des créatures dont je n’ai pas encore déterminé si ce sont des myocastors ou des bébés-phoques. Maintenant voici la variante japonaise : à la place des bestiaux, de vagues têtes humaines identifiées par une étiquette. Au sommet, le Président-directeur général. Devant lui, le Vice- président et les directeurs. Au premier rang, les chefs de section et le chef du personnel. Le type que j’ai filmé, et qui cassait de la hérarchie avec une énergie enviable, m’a confié que le jeu pour lui n’était pas du tout allégorique, qu’il pensait très précisément à ses supérieurs. Voilà sans doute pourquoi la marionnette du chef du personnel a été si souvent et si fortement matraquée qu’elle est hors de service, et qu’il a fallu la remplacer à nouveau par un bébé-phoque.
[Images électroniques 0 55 47]
Hayao Yanianeko invente des jeux vidéo avec sa machine. Pour me faire plaisir, il y laisse
entrer mes animaux familiers, le chat et la chouette.
Il prétend que la matière électronique est la seule qui puisse traiter le sentiment, la mémoire et l’imagination. L’Arsène Lupin de Mizoguchi, par eemple, ou les non moins imaginaires Burakumin. Comment prétendre représenter une catégorie de Japonais qui n’existent pas ? Oui, ils sont là, je les ai vus à Osaka se louer à la journée, dormir à même le sol, ils sont voués depuis le Moyen Age aux tâches malpropres et ingrates, mais depuis l’ère Meiji rien officiellement ne les distingue et leur nom véritable, les Etas, est un mot tabou, imprononçable. Ils sont des non-personnes, comment les montrer sinon sous la forme de non-images ?
Les jeux vidéo sont la première phase du plan d’assistance des machines à l’espèce humaine, le seul plan qui offre un avenir à l’intelligence. Pour le moment, l’indépassable philosophie de notre temps est contenue dans le Pac-Man. Je ne savais pas en lui sacrifiant toutes mes pièces de 100 yens qu’il allait conquérir le monde. Peut-être parce qu’il est la plus parfaite métaphore graphique de la condition humaine. Il représente à leur juste dose les rapports de force entre l’individu et l’environnement, et il nous annonce sobrement que s’il y a quelque honneur à livrer le plus grand nombre d’assauts victorieux, au bout du compte ça finit toujours mal.»
Il lui plaisait que les mêmes chrysanthèmes apparaissent aux funérailles des hommes et à celles des bêtes. Il me décrivait la cérémonie à la mémoire des animaux morts dans l’année, au zoo d’Uen : «Voilà deux ans de suite que ce jour de deuil est encore endeuillé par la mort d’un panda - plus irréparable à lire les journaux que celle, contemporaine, du Premier ministre. L’année dernière les gens pleuraient vraiment. Maintenant ils ont l’air de s’y faire, d’accepter que chaque année la Mort leur prenne un panda comme font les dragons des contes avec les jeunes filles. J’ai entendu cette phrase : La cloison qui sépare la vie de la mort ne nous paraît pas aussi épaisse qu’à un Occidental. Ce que j’ai lu le plus souvent dans les yeux de ceux qui allaient mourir, c’était la surprise. Ce que je lis en ce moment dans les yeux des enfants japonais, c’est la curiosité. Comme s’ils essayaient, pour comprendre la mort d’une bête, de voir à travers la cloison.»
Je vous écris tout ça d’un autre monde, un monde d’apparences. D’une certaine façon, les deux mondes communiquent. La mémoire est pour l’un ce que l’Histoire est pour l’autre. Une impossibilité. Les légendes naissent du besoin de déchiffrer l’indéchiffrable. Les mémoires doivent se contenter de leur délire, de leur dérive. Un instant arrêté grillerait comme l’image d’un film bloquée devant la fournaise du projecteur. La folie protège, comme la fièvre. J’envie Hayao et sa Zone. Il joue avec les signes de sa mémoire, il les épingle et les décore comme des insectes qui se seraient envolés du Temps et qu’il pourrait contempler d’un point situé à l’extérieur du Temps - la seule éternité qui nous reste. Je regarde ses machines, je pense à un monde où chaque mémoire pourrait créer sa propre légende.»
Bien sûr, je ne le ferai jamais, ce film. Pourtant j’en collectionne les décors, j’en invente les détours, j’y dispose mes créatures favorites, et même je lui donne un titre, celui des mélodies de Moussorgski justement : Sans Soleil.
[Une civilisation bientôt disparue chap. 11]
Le 15 mai 1945, à 7 heures du matin, le 382° régiment d’infanterie américaine donna
l’assaut à une colline d’Okinawa rebaptisée Dick Hill. Je suppose que les Américains eux-mêmes croyaient conquérir une terre japonaise, et qu’ils ne savaient rien de la civilisation des Ryukyus. Je n’en savais rien non plus, sinon que les visages des dames du marché d’Itoman me parlaient davantage de Gauguin que d’Utamaro. Pendant des siècles de vassalité rêveuse, le Temps n’avait pas bougé dans l’archipel, puis était venue la cassure. Est-ce une propriété des îes, de faire des femmes les dépositaires de leur mémoire ? J’apprenais que comme aux Bijagos c’est par les femmes que se transmet le savoir magique : chaque communauté a sa prêtresse, la Noro, qui préside à tous les rites, à l’exception des funérailles. Les Japonais défendirent la position pied à pied, à la fin du jour les deux demi-sections reformées de la compagnie L n’avaient progressé qu’à mi-hauteur de la colline. Une colline semblable à celle où je suivais un groupe de villageois, en route pour la cérémonie de purification. La Noro communique avec les dieux de la mer, de la pluie, de la terre, du feu, elle en parle comme de membres de sa famille qui auraient pas mal réussi. Tous s’inclinent devant la Déesse-Sœur qui est le reflet, dans l’absolu, d’une relation privilégiée entre le frère et la sœur. Même après sa mort, la sœur a la prédominance spirituelle. À l’aube, les Américains décrochèrent, il fallut encore plus d’un mois de combats pour que l’île se rende - et bascule dans le monde moderne. Vingt-sept ans d’occupation américaine, le rétablissement d’une souveraineté japonaise contestée, à deux kilomètres des bowlings et des stations-service la Noro continue de dialoguer avec les dieux. Après elle, le dialogue cessera. Les frères ne sauront plus que leur sœur morte veille sur eux.
En filmant cette cérémonie, je savais que j’assistais à la fin de quelque chose. Les cultures magiques qui disparaissent laissent des traces à celles qui leur succèdent, celle-ci n’en laissera aucune. La cassure de l’Histoire a été trop violente. J’ai touché cette cassure au sommet de la colline, comme je l’avais touchée au bord de la fosse où deux cents filles s’étaient suicidées à la grenade, en 1945, pour ne pas tomber vivantes aux mains des Américains. Les gens se font photographier devant la fosse. En face on vend des briquets-souvenirs, en forme de grenades.
Sur la machine d’Hayao, la guerre ressemble aux lettres qu’on brûle, et qui se déchirent elles-mêmes dans un liseré de feu. Le nom de code de Pearl Harbour était Tora, tora, tora : le nom de la chatte pour laquelle priait le couple de Go To Ku Ji. Ainsi, tout cela aura commencé par un nom de chatte prononcé trois fois.
Au large d’Okinawa, les kamikaze s’abattaient sur la flotte américaine. Ils deviendraient une légende. Ils s’y prêtaient mieux, évidemment, que les sections spéciales qui exposaient leurs prisonniers au gel de Mandchourie et ensuite à l’eau chaude, pour mesurer à quelle vitesse la chair se détache des os. Il faudrait lire leurs dernières lettres pour savoir que les kamikaze n’étaient pas tous volontaires, et que tous n’étaient pas des samouraïs fanatisés. Avant de boire sa dernière coupe de saké, Ryoji Uebara avait écrit : J’ai toujours pensé que le Japon devait vivre librement pour vivre éternellement. Ça peut paraître idiot à dire aujourd’hui, sous un régime totalitaire... Nous autres, pilotes-kamikaze, nous sommes des machines, nous n’avons rien à dire, sinon supplier nos compatriotes de faire du Japon le grand pays de nos rêves. Dans l’avion je suis une machine, un bout de fer aimanté qui ira se fixer sur le porte-avions, mais une fois sur terre je suis un être humain, avec des sentiments et des passions... Pardonnez-moi ces pensées désordonnées. Je vous laisse une image mélancolique, mais au fond de moi je suis heureux. J’ai parlé franchement. Excusez-moi.»
SHINJUKU ,sortie sud.Chris Marker -« Le depays »
Au bout du chemin de la mémoire, les idéogrammes de l’Île-de-France ne sont pas moins
énigmatiques que les kanji de Tokyo, dans la lumière miraculeuse du Nouvel An. C’est l’Hiver indien. Comme si l’air était le premier élément à sortir purifié des innombrables cérémonies par lesquelles les Japonais se lavent d’une année pour entrer dans l’autre. Ils n’ont pas trop d’un mois entier pour s’acquitter de toutes les obligations qu’entraîne la politesse envers le Temps. La plus intéressante étant sans conteste l’acquisition, au temple de Tenjin, de l’oiseau Uso qui selon une tradition mange tous vos mensonges de l’année à venir, et selon une autre les transforme en vérités.
Mais ce qui fait la couleur de la rue de janvier, ce qui d’un seul coup la rend différente, c’est l’apparition des kimonos. Dans la rue, dans les magasins, dans les bureaux, à la Bourse même le jour de l’ouverture, les filles sortent leurs kimonos d’hiver à col de fourrure. À ce moment de l’année les autres Japonais peuvent bien inventer la télévision extra-plate, se suicider à la tronçonneuse ou conquérir les deux tiers du marché mondial des semiconducteurs, bernique : on ne voit qu’elles...
Le 15 janvier est le jour des vingt ans, une célébration obligée dans la vie d’une jeune Japonaise. Les municipalités distribuent des petits sacs remplis de cadeaux, d’agendas, de recommandations, comment être une bonne citoyenne, une bonne mère, une bonne épouse. Ce jour-là, toute fille âgée de vingt ans peut téléphoner gratuitement à sa famille, en n’importe quel endroit du Japon. Travail, famille, patrie, c’est l’antichambre de l’âge adulte. Le monde des Takenoko et des chanteurs de rock s’éloigne comme une fusée. Des orateurs expliquent ce que la société attend d’elles.
Combien de temps leur faudra-t-il pour oublier le Secret ?
Et puis quand toutes les fêtes sont finies, il n’y a plus qu’à ramasser tous les ornements, tous les accessoires de la fête, et en les brûlant, en faire une fête.
C’est le Dondo-yaki. Une bénédiction shinto sur ces débris qui ont droit à l’immortalité, comme les poupées d’Ueno. Le dernier état, avant leur disparition, de la poignance des choses. Daruma l’esprit borgne connaît une suprême présidence au sommet du bûcher. Il faut que l’abandon soit une fête, que le déchirement soit une fête, que l’adieu à tout ce que l’on a perdu, cassé, usé, s’ennoblisse d’une cérémonie. C’est au Japon que pourrait s’accomplir le vœu de M. de Montherlant, que le divorce soit un sacrement. Le seul moment déroutant de ce rituel aura été la ronde des enfants qui frappent le sol avec leurs longues perches. Je n’ai obtenu qu’une explication - singulière, encore que pour moi elle pourrait prendre la forme d’un petit office intime : c’est pour chasser les taupes.
Le temple aux chat,Tokyo.ChrisMarker - Le depays-
Et c’est là, que, d’eux-mêmes, sont venus se greffer mes trois enfants d’Islande. J’ai repris
le plan dans son intégralité, en rajoutant cette fin un peu floue, ce cadre tremblotant sous la force du vent qui nous giflait sur la falaise, tout ce que j’avais coupé pour “faire propre” et qui disait mieux que le reste ce que je voyais dans cet instant-là, pourquoi je le tenais à bout de bras, à bout de zoom, jusqu’à son dernier 25° de seconde... La ville d’Heimaey s’étendait au-dessous de nous, et lorsque, cinq ans après, Haroun Tazieff m’a envoyé ce qu’il venait de tourner au même endroit, il ne me manquait que le nom pour apprendre que la nature fait ses propres Dondo-yaki. Le volcan de l’île s’était réveillé. J’ai regardé ces images, et c’était comme si toute l’année 65 venait de se recouvrir de cendres.
Il suffisait donc d’attendre, et la planète mettait elle-même en scène le travail du Temps. J’ai revu ce qui avait été ma fenêtre, j’ai vu émerger des toitures et des balcons familiers, les balises des promenades que je faisais tous les jours à travers la ville et jusqu’à la falaise où j’avais rencontré les enfants. Le chat à chaussettes blanches que Garouk avait eu la délicatesse de filmer pour moi a trouvé naturellement sa place, et j’ai pensé que de toutes les prières au Temps qui avaient jalonné ce voyage, la plus juste était celle de la dame de Go To Ku Ji qui disait simplement à la chatte Tora : Chatte aimée, où que tu sois, puisse ton âme connaître la paix.
Et puis le voyage à son tour est entré dans la Zone. Hayao m’a montré mes images déjà atteintes par le lichen du Temps, libérées du mensonge qui avait prolongé l’existence de ces instants avalés par la Spirale.
Quand le printemps venait, quand chaque corbeau pour l’annoncer augmentait son cri d’un demi-ton, je prenais le train vert de la Yamanote Line et je descendais à la gare de Tokyo, voisine de la Poste Centrale. Même si la rue était vide, je m’immobilisais au feu rouge, à la japonaise, afin de laisser la place aux esprits des voitures cassées. Même si je n’attendais aucune lettre, je m’arrêtais devant la poste restante, car il faut honorer les esprits des lettres déchirées, et devant le guichet de la poste aérienne, pour saluer les esprits des lettres non envoyées. Je mesurais l’insupportable vanité de l’Occident qui n’a pas cessé de privilégier l’être sur le non-être, le dit sur le non-dit. Je marchais le long des petites échoppes des marchands de vêtements, j’entendais au loin la voix de M. Akao, répercutée par les haut- parleurs, qui avait monté d’un demi-ton. Enfin, je descendais dans la cave où mon copain le maniaque s’active devant ses graffiti électroniques. Au fond, son langage me touche parce qu’il s’adresse à cette part de nous qui s’obstine à dessiner des profils sur les murs des prisons. Une craie à suivre les contours de ce qui n’est pas, ou plus, ou pas encore. Une écriture dont chacun se servira pour composer sa propre liste des choses qui font battre le cœur, pour l’offrir, ou pour l’effacer. À ce moment-là la poésie sera faite par tous, et il y aura des émeus dans la Zone.»
II m’écrit du Japon, il m’écrit d’Afrique. II m’écrit que maintenant il peut fixer le regard de la dame du marché de Praia, qui ne durait que le temps d’une image.
Y aura-t-il un jour une dernière lettre ?
SANS SOLEIL 1982 - Lecture : Florence Delay:
Bande électro-acoustique : Michel Krasna (Thème de Sans Soleil : M. Moussorgski) Valse triste de Sibelius traitée par Isao Tomita Chant : Arielle Dombasle
Mixages : Antoine Bonfanti - Paul Bertault .
Amis et conseillers : Kazuko Kawakita, Hayao Shibata, Ichiro Hagiwara, Kazue Kobata, Keiko Murets, Yuko Fukusaki (à Tokyo)
Tom Luddy, Anthony Reveaux, Manuela Adehnan (à San Francisco)
Pierre Lhomme, Jimmy Glasberg, Ghislain Cloquet, A.S.C. assistés par Eric Dumage, Dominique Gentil, Arthur Claquet (à Paris)
Assistant à la réalisation : Pierre Camus
Assistantes au montage : Anne-Marie L’Hote, Catherine Adda Banc-titre : Martin-Boschet - Roger Grange
Efets spéciaux : Hayao Yamaneko
Synthétiseur d’images : EMS Spectre
Synthétiseurs de son : EMS/VCS 3- Moog Source
Laboratoire LTC (Etalonneur : Marcel Mazoyer)
Auditoriums SIS - AUDITEL
Visa de contrôle n 53055
Argos-Films 1982
Composition et montage : Chris. Marker
L'imaginaire et la subjectivité du voyageur entrent dans ses films, de sorte qu'il ne cherche pas à expliquer et réduire l'autre à celui qui est connu.
À partir de ses voyages à travers le monde : Finlande, Chine, Sibérie, Corée, Israël, Cuba et Japon où il revient plusieurs fois il a produit des films, photos et récits qui n'épuisent pas le sujet et qui ne donnent pas de discours linéaire. Sa fascination pour l'autre, se traduit dans son regard particulier vers l'Orient, surtout dans la figure du Japon. Dans la mesure où on identifie la récurrence de ce pays comme le lieu de l'imaginaire dans son oeuvre. Selon Gauthier (2001 : 21), « la fascination pour le tour du monde a donc eu pour effet, entre autres, [... que] le Japon a sans cesse hanté son oeuvre ».
Ou encore pour Möller (2003 : 35), « Le Japon a une signification spéciale pour Marker », car il est revenu au pays de temps en temps en réalisant des oeuvres. Sur cette île qui habite son imaginaire et sa mémoire, le narrateur markérien dit : « Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître » (Marker, 1982).
Pendant les années 1960, le pays connaît un accroissement économique vertigineux qui commence dès les années 1950, en modifiant de façon significative l'espace urbain et la façon d'y vivre.
Les Jeux olympiques de Tokyo en 1964, en même temps qu'ils exhibent un « nouveau Japon » reflètent les signes de la guerre évités par le discours officiel. En se dissimulant, les signes se font présents en tant qu'absence. Avant la guerre, il était prévu que la ville accueillerait les jeux en 1940, mais ceci n'aura pas lieu à cause de la deuxième guerre mondiale. Dans ce contexte, le Japon était en guerre contre la Chine qui a été violemment envahie et occupée, ainsi la Corée et d’autres pays voisins, même si ces épisodes ont été refoulés jusqu'à aujourd'hui et objets de conflits de reconnaissances et de réparations.
On peut passer des journées entières à naviguer de train en métro [...], avec des grands passages à vide qui permettent de choisir stratégiquement son angle et son vis-à-vis. Commence alors la chasse aux dormeurs. Ils te fascinent. Tu prends le train pour les voir, tu oublies tes rendez-vous,... pour rester quelques minutes de plus devant le court-métrage absolu, le gros plan idéal d'un visage de dormeur ou dormeuse. Leur sommeil libère une gamme d'expressions que la tenue sociale et le souci de l'apparence refrènent à l'état de veille, et tu peux lire sur ces visages endormis toute leur histoire, sourire et crispation, dodelinement et extase. (Marker, 1982)
Dans le Metro-Chris Marker - Le depays-
À travers la photo, il cherche ces visages de dormeurs dans les trains, en poursuivant les signes où l'histoire individuelle se croise avec la collectivité, et rencontre celle qu'il appelle « la Derelitta » (l'abandonnée), après un tableau mystérieux de Boticelli qui a été rarement exposé au public, qui montre une femme qui pleure, dont on ne peut pas voir le visage. Le texte nous dit qu'il a suivi cette femme « pendant une heure,... toutes les saisons, les sautes rapides et confuses » (Marker, 1982), et qu'il a fait attention à son visage comme à celle d'un être aimé. Néanmoins, il avertit le lecteur à ne pas la chercher car ces photos n'ont pas été publiées, puisque faire cela « était la trahir » (Ibid.).
Dans Sans Soleil (1982), les trains sont toujours là, comme trajet qui unit espace, mémoire et imagination, car « Tokyo est une ville parcourue de trains, cousue de fils électriques, elle montre ses veines » (Marker, 1993 : 81). Pour Krasna, le cinégraphiste- personnage qui n'apparaît jamais et qu'on ne connaît que par les lettres filmées de ses voyages entre le Japon et l'Afrique envoyées à sa lectrice, la ville de Tokyo lui apparaît comme un rêve. Les galeries et les magasins forment une ville souterraine où tous les chemins conduisent aux lignes des trains, une ville doublée de rêves et d'images. Une séquence de ces galeries souterraines, les gens qui passent sans arrêt, des affiches publicitaires ? parmi elles, une vitrine où il y a un mannequin vêtu en kimono placé entre deux grands masques du théâtre Nô ? alternées entre elles, forment une imagerie de rêve surréaliste, comme si cette ville doublée était celle d'un songe. Ainsi le commentaire nous dit : « Je commence à me demander si ces rêves sont bien à moi, ou s'ils font partie d'un ensemble, d'un gigantesque rêve collectif dont la ville serait la projection » (Ibid. : 87). En fait, c'est comme s'il y avait une inversion, où la ville de Tokyo devenait une création, un rêve de la collectivité qui habite et passe par elle. Cette conception est proche de celle de Walter Benjamin, selon lequel l'investigation matérialiste de l'histoire de xixe siècle développée dans Le Livre des Passages se faisait à travers l'étude des passages parisiens comme le passage de l'Opéra, le passage Vivienne, entre autres ? galeries à l'abri de la rue pour le commerce ? comme à Tokyo. Selon Benjamin :
La majorité des passages sont construits à Paris dans les quinze années qui suivent 1822. [...] Les magasins de nouveautés, premiers établissements qui ont constamment dans la maison les dépôts de marchandises considérables, font leur apparition. Ce sont les précurseurs des grands magasins. [...] Les passages sont les noyaux pour le commerce des marchandises de luxe. (Benjamin, 2006 : 39-40).
Marker présente aussi l'idée d'un grand rêve collectif, aux images de galeries souterraines, se succèdent des images de gens qui donnent leurs billets de train pour embarquer, et l'on constate la répétition des gestes, ainsi que la gestualité de ceux qui achètent leur billet dans la machine ; le commentaire de ces images nous dit : « Le train peuplé de dormeurs assemble tous les fragments de rêve, en fait un seul film, le film absolu. Les tickets automatiques deviennent des billets d'entrée » (Marker, 1993 : 87). Donc, il nous montre une association entre les billets de train et les billets à l'entrée d'une salle de cinéma, où on va voir ce film absolu d'un rêve collectif qu'est la ville. D'ailleurs, la séquence acquiert une consistance onirique, puisque le son d'un train qui entre en marche est accompagné d'une image d'un chemin de fer issu d'un dessin animé « mangá » japonais, alterné avec des plans tournés dans la ville de différents chemins de fer et de stations toujours selon le même cadrage d'un travelling avant, comme si l'on était dans le train en voyant ce chemin imaginaire composé de plusieurs parties d'images photographiques et dessinées.
Le Depays .Photo de Chris Marker extraite du livreTOKYOS SANS SOLEIL
LES NUIT DE SHINJUKU,RUELLES DE L’ARRIÈRE
Shinjuku la nuit
ENKA : « 夜の新宿裏通り »-Yoru no Shinjuku ura doori »
Yashiro Aki,(八代亜紀) chanteuse lumineuse au sourire éternelle. なみだ恋 (namida koi)Le titre de la chanson ,interprétée aussi par Misora Hibari et Teresa Teng.
Yoru no shinjuku uradoori
Kata wo yose au toori ame
Dare wo urande nurerunoka
Aeba setsunai wakare ga tsurai
Shinobi au koi namida koi
Yoru no shinjuku koborebana
Ishoni kurasu shiawase wo
Ichido wa yume ni mitakeredo
Tsumetai kaze ga futari wo semeru
Shinobi au koi namida koi
Yoru no shinjuku uradoori
Yoru saku hanaga ameni chiru
Kanashii sadame wo uranau futari13
Nazeka konya wa kaeshitakunai
Shinobi au koi namida koi
Ruelles , Shinjuku la nuit
Rapprocher les épaules de l'autre .Pluie de passage
Qui vous insupporte ou est-ce d’être trempe ?
C'est triste quand on se rencontre, c'est dur de se dire au revoir
Un amour qui dure pour toujours larmes d’amour
Shinjuku la nuit, fleurs tombées
Vivre ensemble ,bonheur
J'ai fait un rêve une fois, mais
Le vent froid nous blâme tous les deux
Rencontre d'amour d’un inconnu larmes d’amour
Ruelles de Shinjuku la nuit
Les fleurs qui fleurissent la nuit tombent sous la pluie
Deux personnes au triste destin
Pour une raison quelconque, je ne veux pas rentrer à la maison ce soir