3
-DISPOSITIFS DE MÉMOIREInstallation par le biais du dessin et du son
TABLE DE MATIÈRES
INTRODUCTION/QUESTIONS 1
9
VIVRE, ÉVOQUER ET EXPOSER LE CROISSEMENT CULTUREL AVEC UNE INSTALLATION
ARTISTIQUE
9
2
« L’ARTISTE EN ETHNOGRAPHE ? »
11
3
LE PIÈGE DE L’EXOTISME
12
I
ŒUVRES CHOISIES
17
1
PERFORMANCE « PERRO LOCO » : RÉINVENTER LES TRADITIONS
17
2
INSTALLATION CABINE « COMBI » : RECONSTRUIRE LE QUOTIDIEN
23
3
INSTALLATION VIDÉO « COMBI 2 » : SE SOUVENIR DU QUOTIDIEN
27
4
INSTALLATION « DIABLILLOS » : PALIMPSESTE DE TRADITIONS
31
5
INSTALLATION VIDÉO « APAGONES » : TÉMOIGNAGES ENVELOPPANTS
37
6
LE MODÈLE ETHNOGRAPHIQUE
41
4 II
LES DISPOSITIFS DE MÉMOIRE DANS LE TRAVAIL PLASTIQUE
45
1
AVANT TOUT : RÉCUPÉRER LA MÉMOIRE EFFACÉE
45
A CHERCHER LES TRACES
45
B LA LUTTE CONTRE L’OUBLI
49
2
MÉMOIRE DES GESTES
51
A LE GESTE COMME HABITUDE
51
B LES HABITUDES SE FORMENT DANS UN LIEU
53
C S’APPROCHER AUX TRADITIONS, VIVRE DES TRADITIONS
55
3
56
MÉMOIRE DES OBJETS
A REPRÉSENTER DANS UNE INSTALLATION
57
B L’INSTALLATION COMME DISPOSITIF IMMERSIF
60
C SIMULATION ET RÉALITÉ DANS L’INSTALLATION
62
4
64
MÉMOIRE DESSINÉE
A DESSIN ET TRACE
64
B REDESSINER DES ARCHIVES
66
C MASCARADES DESSINÉES
68
D L’OMBRE DU DESSIN
70
5
MÉMOIRE ENTENDUE ET RACONTÉE
72
A LE TÉMOIGNAGE EN TANT QUE DOCUMENT
72
B LA CONSTRUCTION D’UN RÉCIT AUX VOIX MULTIPLES
74
C LANGUE, TEXTE ET TRADUCTION
77
5 6
MÉMOIRE IMAGINÉE
79
A TOPOGRAPHIE DU NON-LIEU LIMÉNIEN, L’INVERSION COMME RETOUR DANS LE PASSÉ
79
B L’INTERMÉDIALITÉ ET L’ILLUSION DU PARCOURS
81
C VIDÉO COMME DISPOSITIF D’IMMERSION
83
D DOCUMENT OU FICTION
86
7
? LE SOUVENIR, ENTRE FICTION ET RÉALITÉ
LA MÉMOIRE DU SPECTATEUR
87
A L’EXPÉRIENCE SPECTATORIELLE
88
B SPECTATEUR LOCAL VS SPECTATEUR ÉTRANGER
90
C RENCONTRE DE CULTURES
93
D L’EFFET DE PRÉSENCE MAIS OÙ. EXPÉRIMENTER L’AILLEURS
94
III
L’ETHNOGRAPHIE REVISITÉE
98
LE VOYAGE ET SA DOCUMENTATION
100
1
A LE VOYAGE, LA MARCHE ET SES TRACES
: FRANCIS ALŸS, CARDIFF&MILLER
B ETHNOGRAPHIE DANS LE CINÉMA EXPÉRIMENTAL
C FICTION OU RÉALITÉ
2
: MAYA DEREN
? PIERRE HUYGUE
LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION
A LA FICTION DU SOUVENIR
: CHRISTIAN BOLTANSKI
B LES FORMES DE L’INVISIBILITÉ
: ARMANDO QUEIROZ, ALFREDO JAAR
C LES BLESSURES DE LA VIOLENCE
: LAMIA JOREIGE, KADDER ATTIA
101 103 106 107 107 111 115
6 3
UN TERRITOIRE SANS MÉMOIRE : ENTRE L’AMOUR ET LE DÉNI À L’ART POPULAIRE AU PÉROU
A L’ART PÉRUVIEN CONTEMPORAIN EST-IL LIMÉNIEN
B RÉAPPROPRIATION DES ARCHIVES
4
?
EXHIBITION D’IDENTITÉS
123 127
A LES PARADOXES DU POST-COLONIALISME : L’EFFET «
IV
119
: FERNANDO BRYCE
B LE PROCESSUS TRANSCULTUREL AUJOURD’HUI
119
MAGICIENS DE LA TERRE »
:
CONCLUSION :
127 133 137
1
L’INSTALLATION ARTISTIQUE ET L’ACTIVATION DE LA MÉMOIRE
137
2
LES LIMITES ENTRE ART ET ETHNOGRAPHIE DANS MA PRATIQUE ARTISTIQUE.
140
3
LES NOUVELLES CARTOGRAPHIES DE L’ART
142
BIBLIOGRAPHIE
145
7
8
9
INTRODUCTION/QUESTIONS 1
Vivre, évoquer et exposer le croissement culturel avec une installation artistique
« Quand je suis sur la côte Est des États-Unis, je suis aussi en Europe, en Afrique et dans les Caraïbes. Là, j’aimerais visiter Nuyo Rico, Cuba York, et d’autres micro-républiques. Quand je reviens dans le SudOuest américain, je suis soudainement de retour dans Mexamerica, une vaste nation conceptuelle qui comprend également les états du Nord du Mexique, et chevauche diverses nations indiennes. Lorsque je me rends à los Angeles ou San Francisco, je suis en même temps en Amérique latine et en Asie. Los Angeles, comme Mexico, Tijuana, Miami, Chicago et New York, est pratiquement une ville/nation hybride en ellemême. Des chemins de fer souterrains mystérieux relient tous ces lieux –formes d’art syncrétiques, musique et poésie polyglottes et cultures pop transnationales fonctionnent comme des méridiens de la pensée et des axes de communication.1 » Au cours du développement de ma pratique artistique, les relations entre mon corps et mon entourage, sociale ou physique, ont été à la base de mes réflexions. Bien que chaque personne perçoive le monde à sa manière, les relations que nous tissons les uns avec les autres me semblent dépendre du milieu social et culturel auxquels les individus appartiennent. Aujourd’hui, nous avons l’opportunité de représenter ce croisement culturel que nous sommes en train de vivre à partir d’un langage plastique. Si l’on prend en compte le fait que l’artiste manipule les éléments de la réalité dans une œuvre d’art, dans quelle mesure celle-ci s’oppose à la forme plastique ? Commençons par le côté réel : la ville de Lima se trouve au Pérou, au milieu d’une bande de dunes qui s’étend le long de la côte du Pacifique. La ville est en constante expansion sur ce lit de sable, avec des cabanes de bidonvilles constituée non seulement par les migrants pauvres, mais aussi par des réfugiés politiques qui ont fuit la guerre civile entre l'État péruvien et les groupes de guérilla tels que Sendero Luminoso2 J’ai d’abord travaillé dans un contexte local, en utilisant les formes de culture populaire péruvienne: mes expériences dans les fêtes et processions de la ville de dès mon enfance, mais aussi mes souvenirs du quotidien pendant l’époque du terrorisme dans les années 1980 et de la dictature des années 1990 à Lima. Ce texte vise à mettre en discussion comment l’installation peut devenir un dispositif de mémoire. Comment donner à voir ce qui a disparu ? Ce qui est oublié, enseveli, refoulé. « Nous vivons dans
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Artiste écrivain né en 1955, Guillermo Gómez-Peña explore les questions interculturelles à travers la performance, la vidéo, et les installations. 2 Sentier Lumineux
10 un univers pomme S, une société en sauvegarde automatique dans laquelle l’enregistrement et l’archivage des faits culturels s’avèrent étendus et systématiques3 ». En expliquant le processus de création de mes projets artistiques, je veux montrer comment l’installation peut donner un type de représentation qui connecte plusieurs types de perspective. L’axe central est d’expliquer en quoi le montage peut organiser des enregistrements vidéo ou sonore pour créer des expérimentations à partir des archives. C’est ainsi que le projet Perro loco vise à réinventer des traditions populaires (perspective personnelle du vécu dans une performance) ; le projet Combi essaie de reconstruire un mini bus liménien (installation vidéo avec trois perspectives depuis l’intérieur du véhicule), et par la suite le projet Combi 2 montre comment des différentes personnes se souviennent du quotidien vécu dans ces mini bus ; le projet Diablillos explore des masques traditionnels par le biais du dessin dans l’espace (le point de vue de ce que nous sommes habitués à voir dans les musées des arts et civilisations) ; enfin le projet Apagones regroupe des récits des petites histoires du quotidien des liméniens qui ont vécu les coupures de courant pendant le période de terrorisme de la fin des années 1980 pendant leur enfance. Je veux souligner que travailler avec des matières considérées comme étant aussi ethnographiques, offre une pluralité de voix qui participent à transformer l’histoire racontée. De ce fait, comment l’artiste transforme la réalité avec le montage ? Est-ce que ces récits peuvent avoir un effet de réel, être des constructions au sens de l’histoire et de l’anthropologie ? L’ensemble de ces projets vise à montrer une multiplicité de récits sur le Pérou. Mais est-ces œuvres renvoient-elles le spectateur vers une compréhension de l’expérience locale à travers l’immatérialité des récits ou plutôt à travers la matérialité de ces environnements ? Paul Ricœur se demande si le souvenir est une sorte d’image. En envisageant une approche eidétique4 idéale, il s’interroge sur la possibilité d’analyser la différence entre image et souvenir. « Comment expliquer leur enchevêtrement, voire leur confusion, non seulement au niveau du langage, mais au plan d’expérience vive : ne parle-t-on pas de souvenir-image, voire du souvenir comme d’une image que l’on se fait du passé ? 5». L’indistinction entre le vécu et sa représentation questionne aussi les distinctions entre réalité et vérité, mensonge et fiction. « L’écriture de l’histoire partage de cette façon les aventures de la mise en images du souvenir sous l’égide de la fonction ostensive de
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N. Bourriaud, Radicant: pour une esthétique de la globalisation. Paris, France : Denoël, 2009, p. 98. C’est-à-dire de la faculté hypothétique de retenir et de se souvenir d'une grande quantité d'images, de sons, ou d'objets dans leurs moindres détails. 5 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Éd. du Seuil, 2003, p. 53. 4
11 l’imagination.6 » Comment ces œuvres arrivent à ouvrir l’esprit du public vers une pluralité de mondes possibles ? Pour Nicolas Bourriaud, le voyage, le trajet ou l’exploration correspondent à des formes spécifiques dans l’art. En effet, le spectateur ne peut ou ne doit pas être présent «en direct» lors de la situation artistique en construction et, par conséquent ne la voit qu’a posteriori dans l’exposition sous forme d’un enregistrement médiatique, c’est-à-dire par le moyen de films ou de vidéos. Dans ce sens, mes œuvres ne peuvent pas être séparés de leur enregistrement et de leur représentation médiatique, soulevant par là des questions de temporalité et de fragmentation. Il s’agira donc d’analyser le rapport dynamique qu’entretient l’activité artistique délocalisée (le voyage, le déplacement, etc.) avec sa représentation dans le cadre de l’exposition. Comment gérer les situations de translocation dans l’art contemporain ? Comment l’installation prend-elle forme et quelle est la relation entre l’exposition et l’espace géographique ? Comment représenter l’étranger en Europe en tant qu’artiste étrangère ?
1
« L’artiste en ethnographe ? »
Déjà en 1955 dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss explique que le regard sur l’Autre va aboutir à une compréhension plutôt humaniste des civilisations étrangères en les reconnaissant comme telles. « Le “si loin” devient “si près”: la fraternité humaine acquiert un sens concret en nous présentant, dans la plus pauvre tribu, notre image confirmée et une expérience dont, jointe à tant d’autres, nous pouvons assimiler les leçons7 ». Comment l’approche entre art et ethnographie peut aboutir en cette empathie interculturelle ? Depuis l’introduction du nouveau paradigme de « l’artiste comme ethnographe 8» par Hal Foster dans les années 1990, l’échange entre l’art contemporain et l’ethnographie n’a fait qu’augmenter. De nos jours, le fait d’incorporer des outils ethnographiques dans l’art actuel est courant et considéré comme pertinent mais il est questionné9. Les objets artistiques et les formats d'exposition ont pris des nouvelles formes et circulent internationalement, en créant des situations de translocation dans l’art contemporain. « Le mot « art » -terme dont l’usage n’a qu’à peine deux siècles –ne cesse pas de
6
Ibid., p. 66. Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p.13-14 cité dans F. Aubès, F. Morcillo, (éds.), Si loin si près: l’exotisme aujourd’hui. Paris : Klincksieck, 2011, p. 15. 8 H. Foster, Le retour du réel: situation actuelle de l’avant-garde. trad. par Y. Cantraine, F. Pierobon et D. Vander Gucht. Bruxelles, Belgique : la Lettre volée, 2005, p. 215. 9 Le collectif Le peuple qui manque a organisé des événements remarquables ces dernières années : « L’artiste en ethnographe » au Musée du Quai Branly en 2012 et « Au-delà de Effet-Magiciens» aux Laboratoires d’Aubervilliers en 2015. 7
12 relancer le défi de son sens, et pas seulement comme une inquiétude sémantique, mais comme un défi désormais consubstantiel aux pratiques mêmes qu’il est censé désigner10. Cela me fait réfléchir sur les différentes méthodes que l’artiste peut utiliser pour montrer des travaux d’autres contextes culturels sans perdre la complexité des discours locaux inhérents à l’œuvre. Dans son essai « l’artiste en ethnographe », Foster étudie l'apport des méthodes ethnographiques dans le processus de création artistique, face au défi de la mise en forme de l’œuvre. Foster écrit ainsi : « Le sujet de solidarité a changé : désormais c’est au nom de l’autre (culturel et/ou ethnique) que l’artiste engagé se bat le plus souvent. Aussi subtil qu’il puisse sembler, ce glissement d’un sujet défini en termes de relations économiques vers un sujet défini en termes d’identité culturelle est significatif. Il faut pourtant repérer les parallèles entre ces deux paradigmes car des postulats de l’ancien modèle productiviste persistent, parois de façon problématique, dans le nouveau paradigme ethnographique.11 » L’auteur critique alors les artistes qui se servent de ces méthodes : les artistes, au moment de faire des projets artistiques avec des communautés, gardent une préoccupation personnelle dévoyée dans une recherche sur l’autre en s’appuyant sur l’utilisation de la méthodologie ethnographique. En outre, comme François Chevallier le remarque, l’artiste n’est pas forcément conscient de ce qu’il fabrique, ses motivations ne proviennent jamais uniquement du domaine des idées. « Quel que soit le sujet choisi, le créateur le fait d’abord pour se montrer lui-même : toute œuvre est autofétichisitation.12 »
2
Le piège de l’exotisme
Le concept d’exotisme tel quel, est une expression de la curiosité et de l’intérêt que les grands voyages de la conquête européenne ont déclenchés depuis le dernier tiers du XVe siècle. « Cet ensemble constitue une aventure collective et concurrentielle, à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance, une expérience qui fonde la modernité sur cet éclatement du monde européen, sur ce dévoilement d’horizons bien réel non plus simplement mythiques pour les Européens.13 » Il me semble impossible de dissocier l’exotisme de la notion d’expansion européenne. Redéfinir le concept d’exotisme aujourd’hui, c’est aussi réfléchir sur l’un des aspects du désenchantement caractéristique de la postmodernité. En effet existe-t-il encore aujourd’hui une
10
J.-L. Nancy, L’autre portrait. Paris : éd. Galilée, 2014, p. 40. H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 216. 12 F. Chevallier, La société du mépris de soi: de l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom. Paris, France : Gallimard, impr. 2010, 2010. 13 Clotilde Jacquemard « Las grandes y estupendas cosas del Mar Océano » dans F. Aubès, F. Morcillo, (éds.), Si loin si près, op. cit., p. 28. 11
13 frontière, une distinction, entre l’Occident et les mondes non-occidentaux ? Elle semble de moins en moins claire si l’on s’en réfère au processus dit de globalisation ou d’occidentalisation en cours. Que veut dire l’ici et l’ailleurs quand quelques heures d’avion nous séparent des antipodes ? Le monde s’est apparemment rétréci à la taille d’un village cosmopolite mais homogène. Le courant dominant de l’art a émergé de son territoire limité et s'est mis à la recherche de la périphérie. « L'altérité, l'exotique et le divers, en un mot, l'Autre, comme dans les vieux temps de l'expansionnisme colonial, ont suscité l'intérêt des musées, des galeries, des macro expositions et des étrennes commerciales de l'art contemporain. »14 Est-ce que la recherche d'un vrai équilibre dans la cartographie internationale de l'art contemporain, trouve sa correspondance dans les politiques de représentation de la diversité culturelle actuels, ou, paradoxalement, l'intégration de la périphérie at-elle servi plutôt à perpétuer et à fortifier le pouvoir du centre ? Par conséquent, Barriendos se demande si l'Occident sera capable de projeter, comme l’a proposé Baudrillard, un exotisme radical qui l'éloigne de son rôle de « proxénète de la différence » ? Ou si l'Occident est enfin arrivé à une position postcoloniale de l'esthétique acceptant de poser un regard distancié sur lui- même comme sur l'autre ? 15 Le musée tel quel est un résultat de la tradition occidentale de montrer une culture, et il est devenu un objet en soi. Comment exposer une culture ? Surtout s’il s’agit des œuvres d’art contemporain, cela suppose des nombreux challenges : le caractère de l’œuvre, le format de l’exposition, comment tout cela fait partie d’une dynamique plus vaste de la circulation d’objets, de gens, d’idées et de biens16. Ce travail autour des objets culturels et du quotidien liménien s’approche aux différents contextes culturels en s’engageant avec l’histoire locale. Mais, « comment renouveler une culture nationale qui ne soit ni néocoloniale ni autoprimitiviste ?17 » se demande Foster. Le regard exotique rend invisible le monde populaire péruvien actuel. Ce regard montre d’emblée la différence, c’est-à-dire que la société péruvienne est imaginée avant tout comme héritière d’une grande tradition culturelle. Elle représente l’Autre à l’égard du monde occidental et de sa modernité. Alors le Pérou est perçu comme le pays des incas18. À Paris par exemple, dans le métro, les affiches de l’organisme du ministère de tourisme péruvien, PromPeru, utilisent encore des
14
J. Barriendos Rodríguez, Geoestètica i transculturalitat: polítiques de representació, globalització de la diversitat cultural i internacionalització de l’art contemporani. Girona, Espagne : Fundació Espais d’Art Contemporani, 2006, p. 144. 15 Ibid., p. 151. 16 Voir Freitag et von Oppen 2010 : 1-21 17 H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 263. 18 À ce sujet, voir dans la littérature péruvienne des écrivains tels que Luis Nieto Degregori, Alfredo Bryce Echenique, Mario Guevara et Oswald Chanove qui ironisent sur l’idée faussée de la culture andine vulgarisée, où comment des gens qu’on appelle « brichero » ou dragueur de gringas profitent des préjugés en se faisant passer par des « magiciens ».
14 motifs précolombiens pour promouvoir le pays. C’est l’exotisme à la péruvienne, il « brouille et fausse la véritable identité d’une société qui repose encore sur des rapports de dépendance, de subordination et d’aliénation.19 » Que faire alors, avec l’image des milliers de personnes de province qui sont immigrés à Lima ? Ils doivent être à l’écart du public (touristes) parce que c’est honteux ; il ne faut pas les montrer parce que n’est pas bon pour le tourisme. Est-il possible de mettre en avant cette situation ? Comment revivifier les expressions populaires devant le public ? En tant qu’artiste péruvienne, ne suis-je qu’une subalterne qui se vend aux étrangers avides d’émotions fortes ? Ou bien suis-je un sujet postcolonial qui déconstruit l’ordre hégémonique, réécrit l’histoire, inverse la relation dominé-dominant en sachant tirer profit de cet exotisme pour le tourisme dont vit mon pays ? Les deux sans doute. Le multiculturalisme social coexiste avec l’essor du nationalisme économique : un exemple comme celui de la marque Inca Kola (boisson soda) ou les féries comme Mistura à Lima prétendent réunir les péruviens par la gastronomie avec succès. Mais cette variété culturelle et gastronomique reste encore éloignée de la vraie coexistence entre la banlieue populaire et les quartiers résidentiels protégées par des gardiens et des barreaux. En essayant de répondre à ces questions, je vais décrire mon expérience lors du processus créatif de l’ensemble des projets que je vais présenter dans ce mémoire. J’espère qu’au fur et à mesure que le lecteur avancera dans la lecture, il arrivera à comprendre les enjeux du rapprochement ethnographique dans mon travail artistique. Il est important de souligner que mon intention n’est pas de livrer un état des lieux définitif. L’artiste est en droit d’emprunter des images, des idées à n’importe quelle période de l’histoire pour développer ses propres idées et positions devant la société. La situation d’échange international établie par les biennales a joué un rôle dans la résurgence du paradigme ethnographique à travers l’utilisation des documents par des artistes. Mais, pour l’instant les raisons de cette résurgence semblent multiples. Ce mémoire se propose de passer en revue dans quelle mesure les différents éléments d’une installation peuvent activer une mémoire collective et créer des expériences pour le spectateur. La première partie du texte est consacrée à rendre compte de mes propositions pratiques. Dans le Chapitre 1, au fil de la description du travail plastique, plusieurs expériences ont été tentées, qui m’ont conduite à dégager des points de réflexion essentiels sur Identité et Mémoire. Dans le Chapitre 2, je vais décrire mes travaux et montrer comment la technologie qu’elles utilisent nous
19
Françoise Aubès, « El Condor pasa: analyse de l’évolution des stéreotypes sur le Pérou » dans F. Aubès, F. Morcillo, (éds.), Si loin si près, op. cit., p. 62.
15 donne une illusion du réel. Comment cette simulation préfabriquée perturbe nos sens et notre conscience de notre corps physique. Il s’agit de s’interroger sur les multiples formes de mémoire dans le dispositif d’installation des dessins, du son, de vidéo et des objets dans l’espace d’exposition. Cette étude a donné une grande importance au processus plastique employé et s'est attaché également à poursuivre ces réflexions en gardant ma vision de plasticienne. Une part essentielle de la signification du travail plastique réside dans le choix des matériaux, des techniques et des outils. Il y a aussi l’expérience d’une narration envahissante qui change notre notion sur le temps et la mémoire de l’autre. En dernier lieu, dans le Chapitre 3, nous ferons un petit détour pour revisiter le tournant ethnographique dans l’art à partir des grandes expositions internationales tels que Magiciens de la Terre en 1989. On verra la relation des artistes migrants dont j’ai tiré ma source d’inspiration et le questionnement sur la mémoire et le voyage que ces artistes transmettent dans leurs œuvres. De même, nous verrons les institutions et les biennales qui commandent les œuvres de ces artistes au sein de leur espace, et d’autres exemples d’art de l’installation hors de ces institutions. Finalement, je ferai une conclusion ouverte sur le statut du spectateur à l’intérieur de mes installations en affirmant l’hypothèse d’une activation de la mémoire collective à travers l’expérimentation esthétique.
16
17
II ŒUVRES CHOISIES Dans le processus de création artistique, la recherche plastique est aussi la quête de ma propre identité. Les rapports entre la diversité culturelle et l'unité nationale sont palpables au quotidien dans ma ville d’origine, Lima, capitale du Pérou. Il est frappant de constater l'opposition culturelle entre la banlieue Nord, où j’habitais, et les quartiers plutôt aisés du Sud de la ville. Observer cette méconnaissance des autres m’a toujours inspiré. Le circuit de l’art contemporain à Lima faisait partie -et fait encore partie- de la vie culturelle des groupes socio-économiques bourgeois. Pourtant les motifs populaires sont en vogue parmi les jeunes artistes et designers. L’appropriation de ces éléments « ethniques » par des jeunes artistes n’a pas vraiment contribué à changer le mépris pour les migrants qui habitent en banlieue. Peut-être parce que ces artistes n’ont jamais mis les pieds en banlieue, leurs œuvres restent superficielles et caricaturales. Alors le public n’est pas sensibilisé aux problématiques des gens qui cohabitent avec eux dans la ville. Cette différence, entre rejet et caricature, m’a poussé à me rapprocher de mes origines et du mode de vie de mon enfance, assez exotique et invisible pour certaines personnes que je côtoyais pendant ma formation en arts plastiques dans une université du centre-ville. Cela m’a convaincue de la nécessité de promouvoir un dialogue et de la transformation que l’art pourrait apporter.
18
1
Performance « Perro Loco » : réinventer les traditions
La célébration des fêtes religieuses folkloriques au Pérou est particulièrement connue en raison des grandes processions colorées, qui incluent le déguisement et les feux d'artifice comme pratique centrale. Les andéens ont aussi une longue tradition de pratiques de danse et des mascarades. Au XVIe siècle, des prêtres espagnols ont imposé de nouvelles formes de spectacles masqués pour les andéens pendant les jours de fêtes catholiques. Les participants devaient porter des costumes et des masques qui représentaient des européens, le diable et des animaux. Je me souviens encore de la première fête dédiée à un saint que j’ai pu voir dans mon quartier, dans la banlieue de Lima, au Pérou, un espace où les habitudes des immigrants des provinces des Andes restaient très ancrées. Il s’agissait de la soirée consacrée à la fête de la Vierge de Guadeloupe. Cette vierge avait même sa propre chapelle au milieu du petit jardin public, devant ma maison. Et là, après le moment du rituel et des prières catholiques, une véritable kermesse était organisée par les voisins, culminant par des feux d’artifice. A ma grande surprise, quelques instants avant ce dernier spectacle, au moment où tout le monde s’était regroupé devant la structure qui devait brûler, surgissant de nulle part, apparaissait le porteur d’une «vache folle». C’est un personnage typique, une structure portante qui jette des feux d’artifice. Cette image de l’animal caricaturé, qui s’approche sauvagement à la foule, qui joue à donner des coups de tête me pose d’emblée des questions : cet être, qui était- il ? Un homme? Un animal? Mais cette figure finit par devenir une vache de bambou et de papier-peint à la fin de l’explosion colorée, quand les cendres retombent sur le sol. Mais qui contrôlait vraiment la vache ? Elle partage ses couleurs et tisse ce lien essentiel qui apaise, soulage et invite à la fête. Quand la nuit s’illumine, l’heure est au jeu et à la danse. Comment l’homme peut- il rester lui même s’il se cache derrière une structure portante, et prend feu ? Et la limite du corps humain est restée une incertitude. En partant de ma première réflexion sur la représentation des vaches dans le folklore péruvien, le questionnement sur le recouvrement du corps par des formes animales m’a servi de point de départ. Les déguisements effrayants et les masques des fêtes me fascinaient dès l’enfance. Quand j'ai commencé à faire de l’art, cet intérêt est devenu une recherche active de différents types de masques et de performances que les participants de ces fêtes utilisent de nos jours. Il fallait que j’expérimente ce qui m’avait attiré pour comprendre la sensation de dissimuler mon identité. Dans mes premiers travaux, j'ai essayé de renouveler les traditions péruviennes de déguisement en vaches folles et en démons réalisés pendant la célébration des fêtes en l’honneur des Saints Patrons en province. La raison de ce changement a été un moyen de contextualiser le nouveau scénario des
19 fêtes lors de l’immigration des gens vers la capitale. Dans un contexte urbain il n’y a plus de vache qui bondit sur les passants dans la rue. Le seul animal d’une taille et férocité similaire est un gros chien, comme un pit-bull par exemple. C’est ainsi que j’ai transformé la « vache folle » en chien pit-bull. D’abord j’ai dû connaître le style et les techniques des artisans qui créent ces déguisements. Ils utilisent des matériaux tels que le papier collé en plusieurs couches sur une structure en bambou. La forme de l’animal est toujours schématique et caricaturale. Un dispositif de roues et de bâtons est ajouté pour installer une sorte de corde de papier rempli de poudre des feux d’artifice. Cela prévoit de cinq à dix minutes de feux d’artifice. La taille de l’animal portant varie mais en général il ne laisse que les jambes du porteur visibles. La performance que j’ai faite en me déguisant m'a fait réfléchir sur le fait de me dissimuler en plein milieu de la foule, alors que la plupart des gens qui ont assisté à l'événement ne me connaissaient pas. Plus tard, j'ai décidé de faire des masques à utiliser en dehors de mon université pour interagir avec un public plus réel. C’est ainsi que des porteurs de masques de rat grotesques effectuaient des performances dans les espaces publics comme les transports en commun, les principales places et des avenues populaires. Elles ont été faites avec des supports différents, comme le plastique, les cannettes de bière et beaucoup d'autres choses que j'ai souvent trouvées dans la rue et assemblées sur une structure métallique qui couvrait le corps. Les différentes performances ont été l’occasion de réfléchir sur les imaginaires, les peurs, mais surtout sur les cultures populaires et leurs créations destinées à terrifier et ravir le public. Avec la complicité de mes collaborateurs, on voulait combattre publiquement les angoisses urbaines et piétiner les ténèbres politiques, célébrer ce bonheur d’être dehors ensemble.
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Installation cabine « Combi » : reconstruire le quotidien
À Lima la réalité est différente à ce qu’on peut vivre dans une ville comme Paris. Pour comprendre la mobilité quotidienne des Liméniens, il faut parler des « combis », ces minibus locaux bariolés qui traversent la ville de part en part. . Dans mon enfance les trajets quotidiens étaient longs. Mais je ne me rendais pas compte jusqu’à quel point. Je passais plus de deux heures par jour dans des bus bondés, parfois même sans être assise. L’ambiance était particulièrement bruyante et les gens se parlent sans se connaître. Voir des spectacles de cirque aux feux rouges, acheter un journal, des bonbons ou des boissons « fraîches » depuis ma fenêtre, tout cela faisait partie d’un mode de déplacement typique à Lima. Les trajets devaient être appris par cœur. Pourtant ce type de véhicule est en voie de disparition depuis l’apparition d’un nouveau système de transport géré par la Mairie, des bus en voie propre et le métro aérien depuis 2012. Ces dernières années, lors du processus de transformation du régime de transport public, les usagers sont passé du système des bus et des minibus privés qui se faisaient concurrence, aux grands bus en voie propre et au métro dans certains secteurs. Combi est la première installation que j’ai fait à partir des entretiens organisés pour repenser les habitudes des citadins de Lima dans les transports publics. L’idée c’est d’entrer dans un «combi», le véhicule qui caractérise le transport urbain de cette ville, de vivre l’expérience d’un parcours là bas en prenant le point de vue de ce minibus dans une installation bricolée et pauvre en moyens. Il s’agit de dévoiler les pratiques habituelles de transport à travers des objets collectés et des souvenirs marqués par le temps. L’œuvre est installée de telle manière que le spectateur se trouve dans une salle où un plan Google Earth de la banlieue Nord de Lima est projeté dans la totalité de l’espace. Au centre de la salle, se trouve une cabine blanche en bois avec des roulettes et une petite porte fermée. Des vidéos sont projetées sur 3 écrans en tissu de chaque côté de la cabine sauf sur la porte. Depuis l’extérieur, on voit des séquences inversées des rues de Lima. On entend des chuchotements qui proviennent des hauts parleurs placés devant chaque écran: on peut entendre les témoignages des personnes qui ont expérimenté l’utilisation d’un combi au quotidien mais qui habitent aujourd’hui en France. Il y a une personne par vidéo et sa voix off est sous-titrée en dessous des écrans. Le visiteur peut entrer et s’asseoir dans la cabine. C’est une reconstitution de l’intérieur d’un combi en utilisant la mémoire des péruviens en France ainsi que des français qui ont voyagé à Lima. L’intérieur a été fait avec des matériaux tels que du plastique et un recouvrement intérieur avec du
24 papier des journaux « chicha 20». Les objets proviennent de l’imaginaire de ces véhicules et les projections vidéo des enregistrements depuis l’intérieur d’un combi à Lima. Cette idée d’arriver en ville et de progresser, s’apprécie dans les multiples amulettes et les symboles religieux accumulés devant leur fenêtre. Les trois écrans en tissu avec des vidéos projetés vers l’intérieur de la cabine montrent le point de vue à partir des fenêtres de gauche, de droite et du front du minibus. Ces clips vidéo offrent une séquence longue et cohérente qui donne une sensation de temps réel. Ils ont été filmés à l’intérieur d’un combi réel avec des téléphones portables. La simplicité des moyens était importante pour capter les déplacements dans le transport public sans déranger les usagers et sans qu’ils s’en aperçoivent. Grâce à cette installation, je pense que n’importe qui peut observer un monde chaotique, divers et comprendre la spécificité du transport public à Lima. Le combi est le symbole par excellence d’une culture hybride. C’est une allégorie du milieu urbain de la ville qui reprend les caractéristiques du véhicule bricolé et les échanges décrits dans l’installation.
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On appelle la prensa chicha , les journaux qui promeuvent le scandale, les pin-ups, les déclarations sensationnelles – même des OVNIs-, les campagnes d’humiliation publique et la désinformation totale souvent utilisés par la dictature mais toujours en vigueur.
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Installation vidéo « Combi 2 » : se souvenir du quotidien
L’installation Combi m’a fortement influencé dans la création d’une nouvelle version sous la forme d’une projection vidéo. Je voulais confronter les enregistrements et les témoignages pris lors de la première installation avec le fond sonore de ce véhicule. On peut expérimenter un parcours de la banlieue de Lima vers le centre-ville et, au même temps, entendre des témoignages. Le fond sonore, un peu bruyant, reprend d’une certaine manière, les caractéristiques du véhicule bricolé qui avait toujours n’importe quelle radio à très fort volume. L’ensemble des enregistrements a été disposé de sorte que le mélange sonore entre la musique et les voix puisse donner une ambiance de conversation à l’intérieur d’un combi en mouvement. Selon l’espace d’exposition, la vidéo peut être installée de différentes manières, dans une salle sombre avec des enceintes ou des écouteurs. Les clips vidéo ont été tournés pendant un voyage à Lima, avec des téléphones portables, mais certains clips sont été aussi téléchargés directement à partir de YouTube. Chaque vidéo suit la route du véhicule de la banlieue nord de Lima vers le centre-ville. L’expérience de déplacement se concrétise avec l’immédiateté du déplacement tourné par mes collaborateurs et des entretiens qui racontent des histoires personnelles des péruviens qui ont vécu à Lima mais qui vivent en France depuis des nombreuses années. Ces vidéos reprennent partiellement ou entièrement les trois registres constitutifs du cinéma : le tournage ou la saisie, le montage et le mixage, et la projection. Les vidéos superposent trois prises de vue: côté fenêtre gauche, frontale et droite enregistrés depuis l’intérieur d’un combi. La vidéo montre un parcours inversé des cotés gauche et droite mais pas au centre. Entre le réel et le virtuel, elle implique une commutation de registres temporels, une accélération –en se déplaçant plus vite que la capture de mouvement standard –et aussi, parfois, de ralentir, ou même d’inverser l’enregistrement. Ces actions affirment la vitesse, mais aussi la lenteur et l'hésitation du voyage enregistré. On a la sensation que le véhicule recule au lieu d’avancer par certains moments. Cette rythmique renvoie au processus mémoriel de disparition des combis. J’aimerais que le spectateur soit impliqué dans cette espèce de voyage-miroir. Le minibus, en tant que le seul moyen de déplacement pendant les deux dernières décennies a participé à la formation de l’identité des Liméniens. L’apparition du métro comme nouvelle technologie de déplacement accéléré, de domestication de la nature des anciens déplacements jugés trop lents et informels constitue aussi un renouvellement de l’identité des gens. C’est ainsi que la modernité à l’occidentale, avec la simplification de ces déplacements, s’impose. « La modernité engendre avec elle une nouvelle
28 conception de l’histoire : celle d’une séparation qualitative avec la tradition, sa transcendance et sa négation.21 » Et pourtant les minibus sont encore là. L’avenir remplace le passé, l’attente du futur s’appuie sur l’expérience des prédécesseurs. L’élaboration d’un questionnaire m’a servi de point de départ pour obtenir un récit sur les expériences que chaque individu a pu avoir à l’intérieur du véhicule. Les récits décrivent des conflits, l’idée de danger, le hors-norme, la saleté et d’autres problèmes. Mais ces histoires prennent aussi un sens mélancolique au moment de parler du vécu au Pérou, maintenant que les individus interviewés habitent en France.
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Christine Ross, « La syntaxe de l’installation vidéo chez stan Douglas » dans J. Game, (éd.), Le récit aujourd’hui: arts, littérature. Saint-Denis, France : Presses universitaires de Vincennes, impr. 2011, 2011, p. 141.
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Installation « Diablillos » : palimpseste de traditions
En reprenant la notion de palimpseste, c’est-à-dire le fait d’effacer un texte pour en écrire un autre, j’ai superposé des dessins. Dans l’installation Diablillos, des dessins dans l’espace en fil de fer sont suspendus dans une salle juste devant la projection de deux dessins du livre d’illustrations Un autre monde de Grandville. Les gravures du XIXe siècle dialoguent avec l’ombre des sculptures. D’une part, la scène des gravures est celle d’une fête masquée ; mais les personnages sont des animaux déguisés en autres animaux, avec des gestes humanisés. D’autre part, les sculptures suspendues sont des masques inspirés du déguisement des fêtes du folklore péruvien. La superposition de ces deux types de dessins redynamise les fêtes de déguisement traditionnel tantôt européen, tantôt latino-américain, avec un dialogue des formes et une transposition culturelle. Ce travail se place entre le dessin en deux dimensions et l’espace tridimensionnel. Le dédoublement des lignes des sculptures des masques, induit par l’ombre portée sur le fond clair du mur, multiplie les points de vue possibles de chaque masque en suspension. La forme de ces démons, empruntés à l’artisanat des fêtes péruviennes sont des registres d’une sorte de souvenir imaginé, le flou des ombres, comme le vide des sculptures (des objets presque immatériels), montrent des êtres fantomatiques issus des traditions latino-américaines. Les masques en fil de fer se nourrissent aussi des traditions de masques au-delà du Pérou, y compris les alebrijes du Mexique et les masques de Nô du Japon. Lorsque les masques sont installés dans la salle d'exposition, j'ai voulu démasquer les personnages montrés. Les travaux tels que les masques de Eko Nugroho ou les monstres de Felipe Linares étaient vus d’un point de vue plutôt ethnographique qu'artistique. Les masques restent dépourvues de leur caractéristique principale: cacher le visage du porteur. Le rapport entre la conscience de la forme et l’inconscient du souvenir de l’ombre de la forme, sont l’axe principal de l’installation. Sommes-nous ce que nous masquons? Se demandait Grandville en dessinant des multiples gravures qui caricaturaient les hommes en tant qu'animaux. Et ces animaux faisaient des fêtes de déguisement: le masque utilisé dans les danses pouvait doter le danseur avec l'esprit de ce que le masque représente dans l’imaginaire collectif : « Notre pensée, en publiant ce livre, a été d’ajouter la parole aux merveilleux Animaux de Grandville, et d’associer notre plume à son crayon, pour l’aider à critiquer les travers de notre époque, et, de préférence parmi ces travers, ceux qui sont de tous les temps et de tous les pays.
32 Nous avons cru que, sous le couvert des Animaux, cette critique à double sens, où l’Homme se trouve joint à l’Animal, sans perdre de sa justesse, de sa clarté et de son à-propos, perdrait tout au moins de cette âpreté et de ce fiel qui font de la plume du critique une arme si dangereuse et parfois si injuste dans les mains du mieux intentionné. Dieu nous garde d’avoir pu blesser qui que ce soit ; nous avons choisi cette forme plutôt que toute autre parce qu’elle nous permettait d’être franc sans être brutal, et de n’avoir affaire aux personnes ni aux faits directement, mais bien aux caractères seulement et aux types, si l’on veut bien nous permettre ce mot si fort en faveur de nos jours. 22» Ce type de représentation est encore utilisé pour critiquer notre part animale dans la société. Par exemple, encore aujourd'hui, la RATP utilise encore des animaux humanisés pour appeler au civisme dans les transports en commun. Jeux de pouvoir et de travestissement, expérimentations du regard de l’autre, transfigurations symboliques, culte des ancêtres, relations avec le monde animal : l’usage des masques est un puissant révélateur des traditions qui président à l’organisation des sociétés indigènes. Partis à la rencontre des Indiens d’Amazonie, les anthropologues réunis dans ce volume s’interrogent sur la signification de ces mascarades, qui interviennent dans les décisions politiques, assurent la pérennité du savoir, accueillent l’enfant à sa naissance et lui permettent de devenir adulte. Le masque peut représenter une force naturelle d’origine divine, un guérisseur, un esprit, un ancêtre qui revient pour bénir ou punir. Les matériaux utilisés pour sa confection dévoilent une puissante imagination créatrice : les écorces comme dédoublement d’une peau, la glaise comme recouvrement, voire comme enfermement des âmes. «Démasquer les masques» : tel est, pour reprendre l’injonction de Lévi-Strauss, l’ambition de cette étude qui renouvelle en profondeur notre connaissance des Indiens d’Amazonie et qui, en questionnant le jeu des apparences, interroge l’humanité toute entière. J’avais développé l’idée d’une animalité extériorisée à travers des masques auparavant. Il s’agissait de l’installation Ratas, qui comprenait des clips vidéo, une série des photos et la mise en scène des rats dans la salle d’exposition. Ces masques ont dépassé le cadre du visage, en devenant des sculptures portantes, soit comme des personnages pris en photo ou des déguisements utilisés lors des performances dans les rues de Lima. C’est ainsi que des masques de rat grotesques effectuaient des performances dans les espaces publics comme les transports en commun, les principales places et des avenues populaires. Elles ont été faites avec des supports différents, comme le plastique, les capsules de bouteilles de bière et beaucoup d’autres choses que j’ai souvent trouvé dans la rue et assemblés sur
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P.-J. Stahl, « Scènes de la vie privée et publique des animaux ». Paris : J. Hetzel et Paulin, 1842, p. i.
33 une structure métallique qui couvrait le corps. Et l’utilisation de ces hybrides va au delà de dénoncer une société viciée mais d’interagir avec les gens dans la rue. Pour renouveler l’approche au populaire, j'ai adopté le masque pour permettre aux porteurs de transcender leurs identités et d'intervenir dans l’espace public de Lima. J’ai parcouru les rues avec mes personnages pour amener l'art hors du cadre muséal. Couvrant le visage du porteur, chaque rat apparaît dans une scène quotidienne : dans les bus ou dans un bar, les files d'attente de taxi et les sites touristiques. Et cela pour mettre en valeur et interroger les valeurs de tous les jours et les états mentaux embrassés par les Liméniens. Ainsi, on peut observer le consumérisme, le conservatisme social et politique, l'apathie, l'obéissance sans réserve à l'autorité et la poursuite servile de la réussite économique. L’acte de masquage devient partie intégrante du processus de conventions et de normes sociales à démasquer.
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Installation vidéo « Apagones » : témoignages enveloppants
Pendant les années 1980 et 1990, le conflit armé interne provoqué par le groupe terroriste le Sentier Lumineux avait fait 70 000 morts. « Comment tout cela fut-il possible ?... Comment est-il possible que des êtres humains aient été capables d’humilier, de torturer, de mutiler, d’assassiner leurs congénères ? Des êtres capables de porter une haine au-delà de la mort et de nier à leurs victimes le droit essentiel à une digne sépulture ? Comment est-il possible que nous, les Péruviens, ayons accepté la violence comme quelque chose de normal ?23 » Et surtout, pourquoi les liméniens, même s’ils étaient plus et moins au courant, n’ont rien fait jusqu’à voir la violence dans leurs quartiers ? Vers la fin des années 1980, l’ampleur du conflit lui fait atteindre la capitale, qui avait tourné le dos aux événements qui se passaient en province. L’explosion des pylônes électriques et des voitures piégées ont fait comprendre aux gens que le danger était déjà à leurs portes. Le principal dirigeant maoïste, Abimaël Guzman, est emprisonné depuis 1992. Et pourtant ces derniers temps, on voit que le mouvement “renaît de ses cendres”... et qu’un groupe des jeunes réclame sa libération. Cette vidéo unit des différents témoignages des personnes qui ont vécu les coupures d’électricité liées au terrorisme à Lima pendant leur enfance dans les années 1980. Un seul récit est recréé avec leur voix, où le souvenir des jeux s’entremêle avec la peur au quotidien. L’environnement sonore en utilisant un morceau musical de César Bolaños (Hommage aux mots non prononcés, 1970) joue avec des longs moments de silence et des bruitages. L’oscillation du texte de la traduction des voix renvoie à la lumière d’une bougie, très utilisée pendant les coupures de courant. La spéculation et l’oubli font de ces récits anecdotiques un point de vue de résistance face aux conflits, et dévoile certaines raisons de l’hermétisme face à ce sujet jusqu’à aujourd’hui. En province, l’expérience du conflit était plus intense, elle obligeait des centaines de milliers de personnes à fuir vers la capitale en espérant trouver des meilleures conditions de vie. « Comme tout conflit armé interne, celui-ci n’a pas épargné les enfants. Des centaines d’entre eux ont disparu, plus d’un millier ont été tués, et plusieurs milliers ont été mutilés ou blessés. Nombre d’enfants ont également péri lorsque leur famille fuyait des violences, parfois dans des circonstances horribles. Et nul ne sait combien sont morts de faim, de froid ou de manque de soins après la mort ou la disparition de ses parents.24 » Mais, en arrivant à Lima, la discrimination raciale était à l’ordre du jour et en plus les enfants en exode étaient traités de terroristes par les voisins et à l’école. L’ambivalence de la perception du terrorisme entre les enfants qui ont toujours vécu à Lima et ceux qui fuyaient les attaqués est frappante.
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Abancay, audience publique du 28 août 2002, extraits de l’intervention de Sofia Macher, membre de la Commission vérité et réconciliation dans D. Dupuis, ¿Dónde están?: terreur et disparitions au Pérou, 1980-2000. Le Pré Saint-Gervais : Passager clandestin, 2009, p. 153. 24 Ibid., p. 191.
38 Je voudrais proposer au spectateur de faire l’expérience, par procuration, de la disjonction entre meurtre quotidien et indifférence, ignorance médiatique, une ignorance qui a vraisemblablement contribué à augmenter le nombre de victimes et l’oubli qui peut faire craindre la possible répétition des faits dans un futur proche. Jusque dans les années 2000, les enfants qui ont grandi pendant la dictature comme moi, n'étaient pas conscients des atrocités commises pendant leur enfance, car les violences étaient soigneusement cachées par le gouvernement. Les résultats de la recherche de la CVR25 en 2003 ont été ajoutées au programme d’éducation à partir de 2004 et mis à disposition du public discrètement au centre-ville avant d’être exposés au Musée de la Nation. LE CVR a organisé de nombreuses expositions itinérantes à travers tout le pays. Le point d'orgue a été l’inauguration du Musée de la Mémoire à Lima LUM26 en février 2015. Que faire, alors avec les nombreuses personnes qui n’ont pas eu accès à l’information nécessaire pour comprendre l’histoire de leur propre pays depuis 20 ans? Apagones/Extinctions vise à créer un dialogue entre le passé, le présent et l’avenir. Cette vidéo est, au moins en partie, l’enregistrement de mes propres limitations et mes lacunes. Et ce n’est cependant pas à être déploré, pour cette compréhension de la conscience de soi et les habitudes de soi est très bien l'exercice de terrain de production de quelque chose de nouveau. Opérant à partir de l’absence d’images, cette vidéo en particulière est l’enregistrement d’un processus, contenant sa juste part de maladresse et des contradictions. C’est l’enregistrement des rencontres, ainsi que l'échantillonnage et la recombinaison d'autres mémoires et ses lacunes déjà existantes, dans la production de quelque chose qui pourrait, j'espère, nous mobiliser ailleurs. C’est une énonciation collective liée à des événements spécifiques d’un passé qui n’est pas forcément évoqué au quotidien. Je crois que ces tentatives sont une réponse à ces temps troublés et épouvantés. Et en espérant que l’histoire ne se répète pas, cette vidéo pourra se voir comme un fragment d’un possible futur, en utilisant des récits des expériences déjà vécues.
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Commission de la Vérité et la Réconciliation, organisée par Valentin Paniagua, président de la République par intérim pendant la transition vers des nouvelles élections démocratiques. 26 Lugar de la Memoria , la Tolerancia y la Inclusión Social
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11 Le modèle ethnographique La« méthode ethnographique » est avant tout, un ensemble de méthodes empiriques. Ce sont des recettes grâce auxquelles, l’ethnographe en situation d’enquête établit une relation entre son terrain et lui. Aujourd'hui plus que jamais, les sciences sociales se servent de la photographie et de la vidéo pour représenter les cultures et les interactions sociales. Il y a trois phases principales: une phase de documentation et de recherche, une phase d’interprétation et une phase de diffusion. Il n’y a pas une méthode unique, mais plutôt un ensemble de "techniques d’enquêtes" selon les terrains et la personnalité du chercheur: l’observation participante, l’écriture, la photographie, les techniques d’entretien et la cartographie. Voyager, marcher, observer, créer. Ces flâneries sont aussi narrées par les artistes nomades. « Ces artistes et ces critiques aspirent au travail de terrain dans lequel la théorie et la pratique semblent se réconcilier. Souvent, ils s’inspirent indirectement de principes fondamentaux de la tradition de l’observation participante. Mais ces emprunts, selon Foster, ne sont que les signes d’un tournant ethnographique dans l’art et la critique contemporains.27 » Je trouve intéressante l’appropriation des images par les ethnologues et l’augmentation de l’usage du texte par les artistes contemporains. L’émergence de l’ethnographie visuelle reconfigure la manière d’enquêter et de comprendre les faits sociaux. La question de Becker sur l’image versus le texte28 est un point de départ pour penser le rôle de l’image dans l’observations et l’enquête : dans quelle mesure l’image est elle susceptible de reconfigurer la façon d’étudier les faits sociaux ? Quels seraient les avantages et les inconvénients dans l'usage des « matériaux visuels » ? Peut-on représenter la réalité sociale d’une façon nouvelle grâce aux images ?Au Pérou, comme le décrit le curateur Jorge Villacorta, les motifs préhispaniques ont joué le rôle de racines culturelles communes pour articuler une nation ethnique et socialement plurielle.29 Des nombreux artistes se sont réappropriés ces motifs tout au long du développement de l’art péruvien contemporain. À mon avis, reconstruire c’est, d’une certaine façon, fabriquer des archives, fabriquer des expériences. Mon travail plastique part de l’observation, de la prise de notes ou d’esquisses, de l’enquête et de l’enregistrement sur le terrain. Par exemple pour faire la performance Perro Loco, le chien qui jette des feux d’artifice, je suis allée dans des ateliers d’artisans pour apprendre la technique de sculpture en bambou, à dessiner les vaches folles d’après les fêtes et des archives photo, faire des entretiens avec une famille qui les fabriquait… tout avant de faire moi-
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H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 227. «…what can you do with pictures that you couldn’t do just as well with words (or numbers)? » paru dans “Visual Evidence: A Seventh Man, the Specified Generalization, and the Work of the Reader,” Visual Studies 17 (1), 2002, pp. 3–11. 29 M. Hernández Calvo, J. L. Villacorta C., Franquicias imaginarias: las opciones estéticas en las artes plásticas en el Perú de fin de siglo. Lima, Pérou : Pontificia Universidad Católica del Perú, Fondo Editorial, 2002, p. 28. 28
42 même l’artefact et de leur demander de l’aide pour installer la poudre des feux d’artifice comme moyen de prévention avant de me lancer à faire la performance. Cet échange m’a fait comprendre les fêtes au-delà d’une simple observation. C’est ainsi que le dialogue et l’observation participante ont été mes principales sources d’inspiration pour mes créations. Après certains voyages, des matériaux recueillis sur le terrain m’ont aussi servi à faire des objets dont les formes rappellent l'art populaire. Dans un premier temps, les artistes qui utilisent des archives cherchent à rendre l'information historique, souvent perdue ou déplacée, physiquement présente. A cette fin, ils travaillent avec ce qu’ils ont trouvé (des images, des objets et du texte) et favorisent le format d'installation en le faisant30. Et c’est ainsi que l’artiste arrive à « prendre une situation normale pour la retraduire en lectures multiples et entrecroisées des situations passées et présentes » comme expliquait Gordon Matta-Clark au moment de décrire son propre travail. « Bon nombre d’artistes se sont servis de telles occasions pour collaborer avec des communautés de façon novatrice, pour retrouver des histoires refoulées et les restituer de manière particulière.31 » Hal Foster affirme que ces artistes font ainsi des savoirs alternatifs ou de contre-mémoire32. Cette mémoire défaillante peut être le point de départ d'une production artistique et critique. En tant qu’appropriation des méthodes artistiques dans l’ethnographie, de nombreuses études ont essayé d’explorer le potentiel du film enregistré sur le terrain pour nous envoyer vers une participation sensorielle avec d’autres formes de vie33. Cela nous renvoie vers un contact immédiat avec le monde matériel, avec des situations concrètes vécues par des individus concrets. Un espace d’intersubjectivités est créé entre le réalisateur, le spectateur et les individus filmés34. Dans ce sens, le principe de montage me semble crucial. La liberté des artistes d’articuler et de juxtaposer des images et des séquences filmiques peut mettre en évidence l’expérience vécue comme brisée et en crise : une représentation d’un monde globalisé et toujours en mouvement. La plupart des artistes marcheurs documentent leurs randonnées en mettant l'accent sur la forme de l'itinéraire. Des dispositions concernant la documentation (procédures de collecte et normes de prise de vue) sont souvent incluses dans le protocole. Les médias de présentation comprennent le dessin sur les cartes,
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Hal Foster, « An Archival Impulse », October, no110,Cambridge, Massachusetts,The MIT Press, Fall 2004 p.3 dans C. Merewether, (éd.), The archive. London, Royaume-Uni, Etats-Unis : Whitechapel gallery, 2006, p. 143. 31 H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 241. 32 C. Merewether, (éd.), The archive, op. cit., p. 144 Hal Foster, « An Archival Impulse », October, no110,Cambridge, Massachusetts,The MIT Press, Fall 2004 p.3 dans. 33 Voir des ouvrages de Grimshaw et Ravetz, MacDougall, et Taylor, cités dans l’article de Steffen Köhn, « Organising complexities… », Op.cit. p.554 34 A. Grimshaw, A. Ravetz, Observational cinema: anthropology, film, and the exploration of social life. Bloomington, EtatsUnis : Indiana university press, 2009, p. 135 cité par Steffen Köhn, Op.cit,p.554.
43 la photographie, la vidéo, la sculpture et l'écriture. Pour Combi 2, j’ai produit une vidéo de 7 minutes. L’œuvre n’est ni de l'anthropologie, ni du journalisme – je ne visais pas à rapporter une image du Pérou contemporain. L’information doit être travaillée, surtout au moment du montage, par une sélection qui soit pertinente pour l’unification des témoignages en récit unique. D’une certaine manière, tout est devenu très proche, très intime. Dans une installation, le travail actif autour du témoignage et de la transmission élabore un espace que l’on peut qualifier de public. Une telle approche reconnaît et esquisse comment
le travail artistique et l’exhibition sous forme
d’installation sont créés dans une relation sensible avec l’environnement et ses conditions. Ce type de recherche aide à trouver beaucoup d’information : des documents urbanistiques, des matériaux graphiques, des entretiens avec la population, la perception des associations et avec ça, on peut construire un discours visuel. Souvent la transformation d’une ville est décrite dans un langage technique qui est très difficile à comprendre par la population. Généralement ce sont des choses très importantes pour eux mais ils ne comprennent pas les conséquences que cela pourra avoir dans leur quotidien. L’archive est aussi un outil de diffusion du savoir local. Une archive est constituée de la documentation générée par les participants et de son interprétation. Il est intéressant de faire des œuvres qui traduisent visuellement ces perceptions sociales. Les personnes qui ont accepté de répondre au questionnaire m’ont donné leur temps pour compléter cette information, pour donner leur avis. Grâce à ces entretiens, j’ai perçu des similarités entre les gens au moment de repenser leurs expériences. La mémoire se plaçait aussi dans l’enregistrement de manière à ce que le côté personnel puisse corriger la perception des archive sur le sujet. « Néanmoins, le rôle quasi anthropologique offert à l’artiste peut contribuer autant au renforcement de l’autorité ethnographique qu’à sa remise en question, autant à l’évitement qu’à l’extension de la critique institutionnelle. 35 » De ce fait, l’utilisation de méthodes visuelles, tantôt en sociologie comme en anthropologie, pose un certain nombre d’interrogations. Comment l’utilisation de l’image contribue à l'édification d’une nouvelle heuristique des interactions ? En effet, l’image peut être un lieu d’innovation et de liberté. Georges Didi-Huberman souligne ce fait dans Atlas ou le gai savoir inquiet en articulant l’approche à l’histoire d’Aby Warburg dans son Atlas Mnémosyne avec les installations artistiques contemporaines. Est-ce que ces discussions peuvent contribuer à quelque chose de nouveau ? À une nouvelle mémoire ? Mais, ce n’est pas justement à cause de cette proximité aux faits, à la situation et aux gens que je suis capable de contribuer à quelque chose avec
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H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 241.
44 ce travail plastique ? Pourtant Foster remarque que « lorsque l’artiste se situe dans l’identité d’une communauté locale, il peut lui être demandé de représenter cette identité institutionnellement. Dans ce cas, l’artiste se trouve à son tour ethnologisé : l’institution expose ainsi la communauté incarnée par « son » artiste.36 » Cette situation s’apprécie notamment dans la plupart de Biennales. Dans le déroulement du travail plastique, il y a eu une tentative d’articuler le rapport à l’autre à travers le témoignage. Le spectateur peut s’interroger sur la mémoire des participants ainsi comme son propre quotidien, ou ses propres souvenirs. Dans son livre Pour un nouvel art politique, Dominique Baqué indique qu’il est préférable que l’interaction entre l’œuvre d’art et le public génère des nouveaux questionnements sur mémoire, monument et Histoire. « Soit des œuvres qui font certes toujours du don de la parole leur moteur, mais qui essayent aussi et simultanément à dépasser le pur présent pour reconstruire et transmettre quelque chose de l’ordre de la mémoire quand elle se confronte à la (Grande) Histoire.37 »
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Ibid., p. 243. D. Baqué, Pour un nouvel art politique: de l’art contemporain au documentaire. Paris, France : Flammarion, 2004, p. 167‑168.
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III LES DISPOSITIFS DE MÉMOIRE DANS LE TRAVAIL PLASTIQUE 1
Avant tout : récupérer la mémoire effacée
a Chercher les traces L’un des aspects principaux dans mon processus créatif est la recherche. Dans la plupart des cas, mes idées sont apparues après une constatation des faits ou devant l’action même, lors d’une conversation, en lisant un journal ou un livre… À mon avis, les documents sont une trace du temps, des expériences devenues des objets tangibles que nous pouvons observer à n’importe quel moment. D’après Paul Ricœur toutes les traces sont au présent. Nulle ne dit l’absence –il explique –encore moins l’antériorité38. Pour penser la trace, il faut à la fois la penser comme effet présent et signe de sa cause absente39. C’est ainsi que dans la trace matérielle, il n’y a pas d’absence. Si peu fiable que soit la mémoire, nous n'avons qu'elle pour assurer que quelque chose a eu lieu auparavant. Paul Ricœur utilise comme exemple la définition de l'adverbe auparavant, en se demandant sur cet antérieur à quoi? Précisément au souvenir que nous avons maintenant, au récit que nous en faisons maintenant. Le passé est donc l'absent de nos récits. La référence aux habitudes urbaines et folkloriques à Lima dans mon travail cherche à retrouver cette trace du passé dans le présent. Les sources de cette information se trouvent au sein même de l’action : des enregistrements vidéo, des petites enquêtes, etc. La source d’information sur le passé est prise à partir de la voix des personnes qui répondent au questionnaire posé. À travers cette continuité des questions, les souvenirs s’éclaircissent et l’information devient de plus en plus riche, de plus en plus détaillée. Parfois, les questions du début se complétées, comme si le questionnaire réactivait la mémoire du participant. La relation entre la mémoire et l’imagination dans le récit m’intéresse beaucoup au moment de chercher l’information. « Certes, mémoire et imagination ne cessent d'interférer en raison de la tendance à étaler nos souvenirs en images comme sur un écran. Il n'empêche que nous attendons de nos souvenirs qu'ils soient fiables, de notre mémoire qu'elle soit fidèle à ce qui s'est réellement passé, ce que nous n'exigeons pas de l'imagination autorisée à rêver 40 ». L’oubli oscille entre
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J.-P. Changeux, P. Ricœur, La nature et la règle: ce qui nous fait penser. Paris, France : O. Jacob, 2008, p. 170. P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 552. 40 J.-P. Changeux, P. Ricœur, La nature et la règle, op. cit., p. 167. 39
46 l'effacement total et le refus de l'évocation de souvenirs accessibles. Il peut arriver que les trous de mémoire soient remplis par l’imagination. De nos jours, nous utilisons des appareils qui nous aident à gérer le stockage physique du passé. Les archives nous aident à redécouvrir des faits. Font-ils partie d’une mémoire parfaite ? Les traces du passé sont alors conservées et stockées mentalement, réutilisée seulement lorsque nous abordons le dit souvenir. Il arrive parfois que ces images mentales –tels un écran comme le dirait Ricœur –que nous reconfigurons ne correspondent pas aux récits ou aux images de ces documents. Je crois que c’est parce ces appareils n’ont qu’un seul point de vue. Il s’agit d’un point de vue qui reflète le choix de celui qui a fait l’enregistrement, au moins dans le cas des appareils photo et des caméras vidéo. La différence entre le document comme registre du passé et la mémoire de l’individu qui observe ce document met en évidence la subjectivité des deux. La mémoire garde plus que la matérialité, elle prend aussi les sensations de l’individu, comment l’événement l’a affecté. Le témoignage est un partage du vécu, qui peut se faire lors d’une simple conversation ou comme faisant partie d’une déclaration pour un tribunal ou la création des archives d’histoire. La véracité du témoignage se joue ici. On peut croire ou pas au récit, surtout s’il n’y a pas d’autre document à l’appui du récit. En comparant l’étymologie du mot histoire et l’acte de connaître, Agamben indique que la racine de ces deux est « id »- qui signifie «voir». Originellement, l’histoire est le témoin oculaire, celui qui a vu.41 L’histoire est crée alors à partir du vécu, elle est aussi une expérience du temps. « De même –comme il continue dans sa réflexion –toute culture est d’abord une expérience du temps, et il n’est point de culture nouvelle sans transformation de cette expérience. Aussi, le premier objectif d’une véritable révolution n’est-il jamais de « changer le monde », purement et simplement, mais aussi et surtout de « changer le temps ». La pensée politique moderne, qui a concentré son attention sur l’histoire, n’a pas élaboré de conception du temps correspondante. Même le matérialisme historique a jusqu’à présent omis d’élaborer une conception du temps qui soit à la hauteur de sa conception de l’histoire.42 » La construction de la mémoire, fut-elle personnelle ou sociale, est souvent considérée comme quelque chose de naturel. Dans le cas de la mémoire personnelle, notre cerveau est censé conserver et choisir les faits dignes d'être rappelés. Dans le second cas, il est supposé qu’il arrive quelque chose de similaire mais en fait, la manière dont les sociétés ont enregistré leurs événements importants ou mémorables est beaucoup plus complexe. La mémoire sociale est retenue dans la
41 42
G. Agamben, Y. Hersant, Enfance et histoire : destruction de l’expérience et origine de l’histoire. Paris : Payot, 2001, p. 166. Ibid., p. 161.
47 parole, dans les discours officiels, dans le travail de l'histoire, dans les institutions d'une nation. La chose la plus importante dans ce processus est la double tâche de choisir ce qui doit être conservé et ce qui ne le sera pas. La mémoire sociale, tout comme la mémoire individuelle, est basée sur des souvenirs mais aussi sur des omissions ou des suppressions. L’histoire est raccontée par les vainqueurs. Tout ce que l’histoire oublie, fait taire ou supprime doit retenir notre attention car c’est là où le pouvoir politique intervient habituellement. C’est par le truchement des livres d’histoire que le gouvernement décide ce que la société doit se souvenir ou pas. Selon le curateur et historien de l’art Gustavo Buntinx, la communauté péruvienne a été forcée plutôt qu’imaginée Il explique que l'imposition du concept de nation dans un territoire si hétérogène est probablement à l’origine d'une histoire poussée à l'exercice compulsif de la répression et de la censure, dans un sens tant psychanalytique que politique : l'incapacité de reconnaître et d'incorporer la différence. C’est alors qu’il y a toute une partie du pays et de son histoire qui reste invisible à cause de sa différence : raciale, sociale, son éloignement du centre des villes et surtout de la capitale. Dans une société si divisée et si inégale, il n’est pas difficile de comprendre l’apparition des groupes extrémistes. Vingt ans de répression ont entraîné la mort et la disparition forcée de dizaines de milliers de jeunes paysans des hauts plateaux andins, accusés, la plupart du temps sans preuves, de sympathiser avec la guérilla sanguinaire du Sentier Lumineux. Comme le journaliste indépendant Daniel Dupuis le raconte, ce groupe recrutait également dans les bidonvilles liméniens.43 » Et cette violence ne fait qu’augmenter à partir de 1988 à cause de la crise économique que traversait le pays. « La pauvreté a été multipliée par trois, passant de 16% à 45%.44 » L’élection d’Alberto Fujimori comme nouveau président de la République dans les années 1990 suscite un espoir de changement économique et politique pour le peuple. Le lendemain de son élection, il déclare vouloir « la moralisation du pays dans tous ses aspects pour éliminer les cas de corruption »45. Mais un dizaine de jours à peine après sa prise de fonction, il renie toutes ses promesses et prend une série de mesures ultralibérales –qu’on appelle le Fujichoc -qui provoquent une flambée des prix des denrées de base, des médicaments et des biens de première nécessité46. Il ferme le Congrès et se nomme aussi principal dirigeant des Forces Militaires ; bref, on était devant une dictature approuvée par la plupart des gens (conscients ou pas qu’il s’agissait d’une dictature).
43
D. Dupuis, ¿Dónde están?, op. cit., p. 234. Ibid., p. 269. 45 11 juin 1990. 46 D. Dupuis, ¿Dónde están?, op. cit., p. 271. 44
48 À ce moment là, les actes de terrorisme se multiplient aussi dans la capitale. Les Liméniens des quartiers résidentiels sont attaqués et « le 6 juillet 1992, l’attentat de Miraflores –où l’explosion d’une voiture piégée rue Tarata, à Miraflores, un quartier résidentiel de Lima, fait 25 morts et 150 blessés- marque d’autant plus l’imaginaire des Liméniens que l’année 1992 est celle où Lima compte le plus grand nombre de victimes.47 » La capture et emprisonnement du leader de Sentier Lumineux en 1992 créé une apparente fin de la violence. Et pourtant cette peur continue à être utilisée avec la manipulation des médias pour détourner l’attention de la corruption qui arrivait à tous les niveaux du pouvoir. Les militaires péruviens n’ont pas hésité à assassiner un certain nombre de journalistes48. Et c’est ainsi que les médias ont été incapables d’informer sur la gravité de ce qui se passait à l’intérieur du pays. De fait, beaucoup de Péruviens ont tout ignoré –ou presque-. « Jamais ils ne se sont sentis véritablement concernés par cette violence sauvage qui mettait certaines régions isolées du pays à feu et à sang. Le conflit avait lieu très loin de leur cadre de vie, et les victimes étaient non seulement éloignées géographiquement mais aussi socialement, culturellement, affectivement49. » L’exode d’un grand nombre de réfugiés à Lima pendant le période de violence n’est pas compris par les Liméniens. « En arrivant à la capitale […] on nous regardait comme des êtres bizarres, comme si on avait des cornes, raconte une femme originaire de Huancavelica, réfugiée à Lima où, plus qu’ailleurs, les déplacés ont été méprisés et traités comme des immigrés dans leur propre pays50. » Aujourd’hui, l’invisibilité des gens qui ont souffert à cause de la guerre civile reste encore très ancrée. Cette souffrance n’a pas été répertoriée pendant trop longtemps dans la continuité de l’histoire de la nation. Il a fallu sortir de la dictature pour que s’organise la Commission de Vérité et de Réconciliation.
Il fallait chercher des traces des violences, des disparitions forcées, des corps
enterrés et oubliés. Il fallait reconnaître qu’ils étaient là-bas, reconnaître leur existence même.
47
Ibid., p. 272. Ibid., p. 292. 49 Ibid., p. 294. 50 Ibid., p. 295. 48
49 b La lutte contre l’oubli Est-il possible de lutter contre l’oubli ? Freud explique comment, en gardant des notes de ses « mémoires », il peut arriver à améliorer sa capacité mnésique : il possède alors une «trace de mémoire permanente51» mais le papier va cesser d’être important au fil du temps, l’intérêt de garder la note en tête va disparaître aussi. Aujourd’hui existent des nombreuses procédures et des appareils pour essayer d’imiter nos sens pour garder des traces de mémoire. Le rapport final de la Commission de la Vérité et Réconciliation est rendu public en aout 2003. Des différentes activités de diffusion ont été organisées : une exposition d’archives photographiques et sonores inédites, des conférences, un livre avec la transcription de toutes les audiences, les résultats de l'enquête et une synthèse. Afin de sensibiliser les étudiante et faire émerger une conscience critique, le Collège « De Jesus » a entamé l'organisation du Panneau Forum « Les jeunes on veut savoir la vérité » depuis l'année 2000, c'est un espace où les jeunes de quatrième et cinquième de secondaire des nombreux collèges de prestige de Lima (à raison de 4-6 par institution éducative) peuvent écouter des conférences et avoir des ateliers et des débats. J’ai eu l’opportunité de participer aux débats sur les conséquences du rapport de la CVR en 2003. Je n’avais que 15 ans mais j’ai fait partie de la sélection d’étudiants qui a lu la version résumée, les conclusions et les recommandations de la CVR dès que ces documents ont été rendus publics. Certes, pour la plupart d’entre nous, toute cette violence avait été cachée par les médias pendant notre enfance. Cela ne constitue pas une mémoire directe, encore moins un épisode de l’histoire national étudié dans l’école car l’information venait d’être rendue publique. Et pourtant, c’est une partie de l’histoire, une blessure encore ouverte pour toutes les victimes, un mauvais souvenir. La mémoire historique d’une nation n’est pas forcément transparente et loyale. Elle est souvent défigurée par des intérêts particuliers, défiguration qui est permise par l’indifférence de la majorité. Dans mon pays existe encore une mémoire défigurée, faussée et partielle des années de violence. D’une certaine façon, les gens de ma génération, nous sommes les héritiers de cette ambivalence et de la reconstruction des faits par la CVR. La commission s’est mis le devoir d’offrir des récits véridiques, qui ne soient pas le résultat des intérêts égoïstes de certains, mais le résultat de la connaissance des faits. Comme encourageait Salomón Lerner lors de son discours devant les jeunes « Il est à vous de lutter pour que la mémoire, une fois exposé, ne soit pas enlevée ou réduite au silence. Cette mémoire doit entrer dans les écoles et les maisons, circuler dans les rues ; elle doit être installée sur les
51
Sigmund Freud « A Note Upon The Mystic Writing-Pad » 1925 dans C. Merewether, (éd.), The archive, op. cit., p. 20.
50 messages des médias de masse et doit rester dans chacun de nous parce que de cette façon les Péruviens seront vraiment prêts à changer notre société. 52» Paul Ricœur, en citant Augustin, se questionne sur comment parler de l’oubli sinon sous le signe du souvenir de l’oubli, le retour et la reconnaissance de la chose oubliée. Il voit l’oubli comme une énigme, « parce que nous ne savons pas si l’oubli est seulement un empêchement à évoquer et à retrouver le « temps perdu » ou s’il résulte de l’inéluctable usure « par » le temps de traces qu’ont laissées en nous, sous forme d’affections originaires, les événements survenus.53» Comment oublier la douleur et pardonner, comment juger avec des nouveaux yeux ? Dans le livre La mémoire, l ‘histoire, l’oubli, Ricœur nous met en garde contre l’approche entre l’amnésie et l’amnistie. Est-ce que l’amnistie est une sorte d’amnésie commandée ? «Si celle-ci pouvait aboutir –et malheureusement rien ne fait obstacle au franchissement de la mince ligne de démarcation entre amnistie et amnésie -, la mémoire privée et collective serait privée de la salutaire crise d’identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique.54 » La CVR s’approprie le terme de réconciliation, parce que la commission essaie de créer une empathie envers les victimes. Aussi pour demander pardon publiquement d’avoir ignoré leur souffrance. « Le malaise concernant la juste attitude à tenir face aux us et abus de l’oubli, principalement dans la pratique institutionnelle, est finalement le symptôme d’une incertitude tenace affectant le rapport de l’oubli au pardon au plan de sa structure profonde.55 » La plus terrifiante façon de quitter le pays c’est à travers l’amnésie, d’oublier l’histoire. Gustavo Buntinx se demande, « Si le Pérou n'existe pas, peut-être devrait-il être réinventé, comme il l’a été tant de fois dans les efforts inachevés pour agrandir le concept de citoyenneté. Ou pour donner des nouvelles valeurs aux discours et aux emblèmes imposés. Il peut s’avérer symptomatique, dans ce sens, la présence réitérée d'artistes et d'intellectuels liés à la plastique dans les luttes pour la démocratie - et dans les rituels civiques qui ont si fortement contribué à la récupération de l'estime de soi citadine.56»
52
Salomón Lerner, Président de la CVR, Discours de clotûre « Encuentro nacional de jóvenes por la justicia y la reconciliación » le 6 juillet 2003 à Lima. 53 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 37. 54 Ibid., p. 589. 55 Ibid., p. 651. 56 Gustavo Buntinx, « También la ilusión es poder », F. Alÿs, C. Medina, When faith moves mountains. Madrid, Espagne : Turner, 2005, p. 41.
51
2
Mémoire des gestes
a Le geste comme habitude Quand nous faisons des activités au quotidien, l’impact de ces actions est moins forte à cause de la répétition de gestes. Par exemple, quand nous nous déplaçons pour arriver à la station de métro la plus proche de chez nous, le fait même de nous habiller, de préparer le petit-déjeuner, etc. Par contre, ce que nous faisons quand quelque chose d’imprévu nous arrive reste plus de temps dans nos pensées, ces actions deviennent anecdotiques. La différence entre la mémoire de ces deux types d’actions est distinguée par Bergson en tant que mémoire-habitude dans le premier cas et mémoiresouvenir dans le second cas. C’est ainsi qu’une leçon apprise par cœur, n’est pas la même chose que marcher… « Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seulement.57 » Certes, pour faire ces activités quotidiennes, une expérience a du être intégrée. Cet acquis est incorporé au vécu présent, et non déclaré comme passé, comme l’affirme Ricœur. « Dans les deux cas, par conséquent, il reste vrai que la mémoire est du passé, mais, selon deux modes, non marqué et marqué, de la référence à la place dans le temps de l’expérience initiale. 58 » Pendant le développement du projet Apagones, j’ai pu constater l’impact que l’habitude peut infliger sur les gens. Au moment d’interroger des jeunes sur leurs souvenirs d’enfance à Lima pendant les attaques terroristes, le type de mémoire qui surgissait était plus une mémoire-habitude qu’une mémoire -souvenir. En fait, les coupures d’électricité étaient si courantes que les activités qu’ils avaient lors de ces événements sont devenues des protocoles intégrés au quotidien. Le stockage de bougies et des allumettes « au-cas-où », la vente de ces produits, ainsi que celles des lampes à kérosène ou à gaz –qui peuvent être rares ailleurs-, étaient le plus normal là-bas. Et surtout parce qu’il s’agit de souvenirs d’enfance, la différence entre « normal » et « anormal » n’est pas questionnée. Pour un enfant, l’action des « méchants terroristes » n’allait pas au-delà de leur enlever la télé. Pour certains des participants, la coupure d’électricité représentait des moments de jeu, de partage avec la famille. Un enfant n’a pas peur de ce qu’il ne comprend pas, il assimile la situation, il est encore naïf.
57
H. Bergson, Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit. 6e éd. Paris : Presses universitaires de France, 1999, p. 226. 58 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 30.
52 C’est en récupérant ces mémoires du quotidien, qu’ils ont pu se rappeler de quelques anecdotes, de quelques images oubliées du conflit, des gros titres dans les journaux, des situations dont ils n’avaient pas vraiment réfléchi auparavant. Traquer la forme d’expression ou de salut, les gestes, les comportements quotidiens, autant de rituels en tant qu’héritage culturel. En exagérant les caractéristiques, les traitant comme stéréotypes de mes compatriotes. Ce projet ne prétend pas étudier scientifiquement la culture chicha et les phénomènes d’acculturation au contact d’une autre culture. La culture marchande, taille ainsi notre apparence, notre corps, notre pensée. L’identité physique ressemble à la notion d’habitus de Pierre Bourdieu: une manière de tenir son corps selon certaines attitudes, un type de comportement jugé approprié à un contexte social, une intériorisation par l’individu des savoirs pratiques et corporels qu’il croit « naturels » et qui sont en fait dictés par la société.
53 b Les habitudes se forment dans un lieu Pendant les années 1980, la guerre interne s’est développée et intensifié, en devenant plus visiblement sanglante, mais sans perdre son caractère « d’invisibilité ». Ses conséquences devenaient palpables avant même que les actions de guerre n’augmentent. Ainsi, les migrations ont augmenté, particulièrement depuis la zone des hauts plateaux andins. La tension politique et économique augmentait, et la situation sociale ne montrait pas de signes d'amélioration. D'un côté, la classe moyenne était en expansion et aspirait à un degré d'internationalisme culturel à l’américaine - bien que l'on pourrait parler d'une mondialisation en formation-. De l’autre côté, la culture migrante donnait des signes marqués de consolidation, déjà perceptibles par la classe moyenne, qui cependant, ne voulait rien savoir d’elle. Dans une ville comme Lima, les différences sociales et économiques se dévoilent dans les quartiers. C’est à l’échelle de l’urbanisme que l’on aperçoit le passage du temps, la superposition de la culture hybride des immigrants sur des nouvelles constructions faites par eux-mêmes ainsi que leur appropriation des espaces abandonnés au centre-ville. «Une ville confronte dans le même espace des époques différentes, offrant au regard une histoire sédimentée des goûts et des formes culturelles.59 » L’idée du lieu s’unit à celle du thème, en créant un pont entre les architectures matérielles et immatérielles du savoir, comme l’explique Renée Bourassa60. C’est ainsi que « de chaque espace urbain se dégage une pluralité de récits ou d’amorces narratives qui influencent le comportement humain ou activent l’imaginaire.61 » Pendant les entretiens, l’évocation du souvenir n’était pas seulement le fait de raconter des actions, mais aussi de décrire l’environnement où ces actions se déroulaient. Les récits des participants tissaient à la fois une mémoire intime et une mémoire partagée. En parlant de ce type de souvenirs, Ricœur explique que l’espace corporel est relié à l’espace de l’environnement, l’espace habitable, ses cheminements et ses obstacles 62. Dans le cas de Apagones il était intéressant de voir comment chaque membre de la famille s’adaptait à la coupure d’électricité ; parfois, les actions étaient similaires, mais pas toujours. Dans le cas de Combi, le partage était moins intime mais encore très personnel grâce à la perception que chaque personne avait lors des déplacements dans le transport public.
59
Ibid., p. 187. R. Bourassa, Les fictions hypermédiatiques : mondes fictionnels et espaces ludiques des arts de mémoire au cyberespace. Québec, QC : Le Quartanier éditeur, 2010, p. 261. 61 Ibid., p. 288. 62 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 184. 60
54 La transition de la mémoire corporelle à la mémoire des lieux arrive par des biais de l’orientation dans le lieu même63. Il est évident que habiter dans un endroit marque plus la mémoire que de le visiter quelques jours. Les « choses » souvenues s’associent à des lieux. Les documents et les archives peuvent aussi participer en tant qu’indices de rappel, comme dans les séquences vidéo de Combi 1 et 2. Mais, si le spectateur ne connaît pas le lieu, ces références créent des associations, des comparaisons avec sa propre expérience dans des situations similaires. Par contre, j’ai voulu que la vidéo dans Apagones n’ait pas d’indices visuels, juste un registre des voix qui se souviennent des lieux et des habitudes et que seulement la traduction soit visible. « Pour que le mot poétique et la forme plastique tissent leur échanges et renforcent leurs pouvoirs, il faut aussi que l’architecture s’en mêle et construise le théâtre de ces échanges-dit Rancière-. Ici encore le rêve mallarméen64 d’un espace propre à la puissance graphique des mots et à la puissance d’écriture des formes plastiques se transforme en dispositif politique.65 »
63
Ibid., p. 49. Référence au poème typographique de Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, paru en 1897 dans la revue Cosmopolis et publié en 1914 dans La Nouvelle Revue française. 65 Jacques Rancière, « Le théâtre des images » Musée cantonal des beaux-arts, Alfredo Jaar: la politique des images. Zurich, Suisse : JRP-Ringier, 2007, p. 79. 64
55 c S’approcher des traditions, vivre des traditions Reinhart Koselleck décrit la mise à distance entre le passé et le futur, plus précisément entre le champ de l’expérience et l’horizon d’attente
66
, en utilisant des termes d’espace. Selon lui,
l’expérience est le présent passé, dont les événements passés ont été incorporés et peuvent être remémorés dans le présent, et l’horizon d’attente est le futur devenu présent, qui se dirige vers le non-encore, le non-expérimenté, ce qui est à révéler. En effet, dans la population andine (Pérou, Chili et Bolivie), la vision du temps est inversée. Là où un Occidental, un Asiatique ou un Africain imagine son futur se déroulant devant lui, un Aymara le considère plutôt placé derrière lui ; face à lui, il ne verrait que le passé.67 Pourquoi ? Parce qu'il semble qu'en matière de conceptualisation du temps, ce ne soit pas tant l'expérience corporelle du mouvement dans l'espace qui soit utilisé que celle de la vue. Ce qui est vu –et donc connu –se trouve devant l'individu et non derrière. Or, le passé est connu, l'avenir non. L’imposition de la langue espagnole dans ces territoires a certainement changé la perception du temps et la mémoire des gens. Mais ces gens qui ont migré et qui ont été obligés de changer de langue ont-il aussi oublié leur passé ? Certainement pas. C'est au contraire ce mélange du passé refoulé et de l'assimilation à marche forcée qui ont inspiré ma pratique artistique. J’ai voulu reconnaître le savoir tacite qui se cache dans les symboles partagés socialement dans la banlieue liménienne d'où je proviens. L’importance de la religiosité populaire, particulièrement des saintes et saints fondamentaux se voit dans les festivités de chaque quartier. J’ai mis en scène l’un de ces accessoires culturels dans ma première performance, Perro loco. Mais, audelà du savoir technique que j’ai du apprendre, se dissimule un savoir tacite appartenant au registre des formes populaires. Parmi les artisans qui m’ont dévoilé leurs secrets, des croyances et des rituels présents dans le pays survivent, dissimulés dans la culture chicha à Lima. Selon le curateur Jorge Villacorta, l'articulation de la modernité et de la tradition dans l’art péruvien répondait à une vision non andine de l'art, instituée en vertu de son invisibilité 68. La culture migrante, qui n’avait pas encore de présence culturelle, elle ne se présentait pas dans la sphère publique. Les mécanismes d'affirmation vraiment symboliques se faisaient localement, comme je l’ai vécu dans mon quartier pendant mon enfance. Dans le campus universitaire, j’ai voulu que ma performance Perro loco puisse réunir tradition et modernité en faisant éclater des feux d’artifice, attirant un public curieux qui reconnaissait le style traditionnel dans un contexte en décalage avec les documentaires qu’ils étaient habitués à voir. La transformation de la vache traditionnelle en
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Reinhart Koselleck, Futures Past: On the Semantics of Historical Time, trad. Keith Tribe, New York, Columbia University Press, 2004, p.259 traduit par Christine Ross dans J. Game, (éd.), Le récit aujourd’hui, op. cit., p. 140. 67 Rafael Nuñez, « Le passé devant soi ». La Recherche. juillet 2008, no 422. 68 M. Hernández Calvo, J. L. Villacorta C., Franquicias imaginarias, op. cit., p. 29.
56 chien pitbull
fait partie de mon désir d’urbaniser les fêtes, de participer à cette hybridation
culturelle en me transformant moi-même. Comme l’explique bien Sally O’Reilly dans son livre Le corps dans l’art contemporain, d'autres artistes pratiquent la personnification de l'animal : un cerf bipède chez Sörine Anderson, un homme-oiseau en cravate façon très chic chez David Altmejd, un trophée de chasse grossièrement maquillé chez Pascal Bernier, etc. Inversement, certains artistes animalisent l'homme, par le poil, qui a littéralement envahi les mannequins anti-darwiniens de Markus Leitsch dans sa série « Suit », ou par la performance comme le cas de l'artiste russe Olek Kulik qui « devient chien », en se baladant nu au bout d'une laisse, allant jusqu'à déféquer dans un musée et mordre un visiteur. Pour défendre ses actions, Kulik dit ne plus comprendre la société d’aujourd’hui et cherche à replacer l'instinct au cœur de toute la performance. J’ai donc continué à développer l’idée d’une animalité extériorisée à travers des masques. Ils ont dépassé le cadre du visage, sont devenus des sculptures portantes, soit comme des personnages pris en photo ou des déguisements utilisés lors des performances dans les rues de Lima. Ainsi, « l’artiste habite des circonstances que le présent lui offre, afin de transformer le contexte de sa vie (son rapport au monde sensible ou conceptuel) en un univers durable. Il prend le monde en marche69. » Le corps humain, loin de se limiter à la peau et à la chair, le lien incompréhensible de l’esprit et de la chair… comme le dit Jean-Louis Scheffer en parlant de Bacon et ses portraits défigurés. Ici, l’altération conduit au constat d’une altérité. Le visage et le masque se confondent dans cette image de l’altérité comme métaphore de notre vraie identité, si elle existe. Le passage d’un état à l’autre fait appel à l’imagination. Par exemple, Mathew Barney perçoit lui aussi le corps comme un lieu d’hybridation et de transformation. Ses projets, qui mêlent cinéma, vidéo, théâtre, chorégraphie, sculpture et architecture, s’influencent et se répondent mutuellement à l’intérieur d’un système mythologique complexe marqué par un symbolisme énigmatique et un grand ritualisme. Mais l’enveloppe du corps humain va au- delà de sa peau, de ses expressions et de ses masques. Ces images ont un pouvoir de fascination, elles nous parlent de nous, de notre fragilité, de nos désirs.
69
N. Bourriaud, Esthétique relationnelle. Dijon, France : les Presses du réel, 1998, p. 13.
57
3
Mémoire des objets
a Représenter dans une installation Pendant l’élaboration du projet Combi, les participants devaient décrire les minibus pendant les entretiens. J’ai pu observer que chaque individu remarquait des aspects différents de ses déplacements au quotidien. Certes, la reconstruction mentale d’un discours n’est jamais fidèle. L’expérience se transforme en mémoire: elle crée des doutes, interroge le spectateur. L’installation alors, questionne la société et ses codes pour montrer leur nature au travers d’une dérision ou d’une mimesis. C’est ainsi une analyse sociologique de la perception des transports urbains selon des expériences de vie déjà intégrées dans le quotidien des spectateurs. J’estime que l’installation est un type d’expression artistique qui articule des relations avec le monde, dans le monde. Dans l’installation Combi, l’arrangement d’objets à l’intérieur de la cabine peut donner l’impression de recréation du véhicule. Mais dans ce cas, l’imitation n’a pas l’intention de ressembler à un combi. Cette cabine veut aller plus loin en exagérant la quantité d’éléments qui appartiennent au minibus. Le devenir autre, peut aussi signifier devenir animal, devenir plante, devenir véhicule. Alors que la question de l’être fixe des identités, le devenir transforme, est fluide et dynamique. La (re)présentation a tellement en commun avec l’être : la représentation des vérités, des origines, des essences. Bref, l’art représenté dans les œuvres d’art. Mais pour Deleuze et Guattari c’est le contraire. Pour eux, l’être n’existe pas, ou au moins pas l’être séparé du processus du devenir ; le monde est alors des moments de devenir, des rencontres de forces, d’une constante interpénétration et interconnexion de toutes sortes. Il n’y a pas de début ni de fin. Nous ne sommes pas dans le monde, nous devenons avec le monde, nous devenons monde en contemplant le monde. Et tout est vision, devenir70. Dans son essai sur la mémoire et l’archéologie, Laurent Olivier affirme que le passé n’existe que reconstruit et que l’archéologie ne peut se faire qu’à partir du présent à l’aide des objets-mémoire: « Un objet-mémoire est un objet dans lequel le temps s’inscrit, ou plus exactement c’est une entité matérielle dans laquelle s’enregistre la mémoire d’un moment du temps. […] En effet, la propriété essentielle des objets-mémoire ne réside pas tant dans l’enregistrement des modifications physiques imprimées dans la matière par le présent que dans la conservation de ces altérations ou, si l’on
70
Deleuze et Guattari, What is Philosophy? ,Verso, Londres, 1994,p.169 cité dans ibid., p. 56.
58 préfère, leur mémorisation. Parce que ces modifications ont été préservées dans la matérialité des objets archéologiques, elles ont conservé la capacité de témoigner des états anciens de ces vestiges, aujourd’hui évanouis71. » Selon Henri Bergson, la matière même est un ensemble d’images : « Et par « image » nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l’idéaliste appelle une chose, -une existence située à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation ». […] Donc, pour les sens commun, l’objet existe en lui-même et, d’autre part, l’objet est, en lui même, pittoresque comme nous l’apercevons : c’est une image, mais une image qui existe en soi72. » Actuellement, le public qui visite des sites historiques ou des musées tels que le Louvre, le fait plus pour collectionner des photos que pour comprendre d’autres modes de vie. « Placée devant les plus grandes merveilles de la terre (disons, par exemple, le Patio de los Leones à l’Alhambra), une écrasant majorité de nos contemporains se refuse à en faire l’expérience : elle préfère laisser ce soin à l’appareil photographique. Il ne s’agit naturellement pas ici de déplorer une telle attitude, mais d’en prendre acte. Car ce refus, apparemment dément, contient peut-être un grain de sagesse, où se laisserait deviner le germe d’une expérience future en attente du printemps73. » Ce décalage me semble plus flagrant dans des institutions culturelles qui présentent des objets historiques mélangé avec des objets encore utilisés par nos contemporains mais qui vivent ailleurs, comme on peut constater dans le Musée du Quai Branly. La tension entre description et mimesis reste complexe au moment d’exhiber une culture. D’après Jean-Luc Nancy, la mimesis n’est pas que la reproduction de formes exactement identifiables. L’essentiel de cette représentation « se tient dans le fait d’aller chercher dans l’homme et dans le monde humain le témoignage de l’énigme que d’autres cultures vont chercher dans les formes humaines typifiés, animales, végétales, minérales ou abstraites.74 » « La mimesis est conçue comme un agencement entre les moyens de l’art et ce qui lui est extérieur, un assemblage du visible et du dicible.75» Et ce phénomène de juxtaposition entre l’image dans le mot, le mot dans la touche, la touche dans la vibration de la lumière ou du mouvement s’appelle la
71
L. Olivier, Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie. Paris : Seuil, 2008, p. 198. H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 2. 73 G. Agamben, Y. Hersant, Enfance et histoire, op. cit., p. 27. 74 J.-L. Nancy, L’autre portrait, op. cit., p. 39. 75 Lionel Ruffel, « Narrations documentaires: un art contemporain de la syntaxe littéraire » dans J. Game, (éd.), Le récit aujourd’hui, op. cit., p. 24. 72
59 grande parataxe 76 selon Jacques Rancière. L’espace d’exposition actuel utilise ce mécanisme, surtout dans les installations. La dynamique du montage, de l’assemblage des significations et des situations hétérogènes est décrite par Rancière comme la « phrase-image » ou, l’union d’une séquence verbale et d’une forme visuelle, qu’il entend comme « l’union de deux fonctions à définir esthétiquement, c’est-à-dire par la manière dont elles défont le rapport représentatif du texte à l’image.77 » L’idée de la copie présuppose un modèle original. L’installation Combi propose un modèle de minibus, mais pas un minibus en particulier, ce qui me permet de me dispenser de la recherche d’authenticité. L’installer dans son contexte local peut être considéré comme trop nostalgique, voire pittoresque. La technologie fait désormais partie intégrante de l’art de l’installation, la manière dont les artistes se sont appropriés ces avancées constitue un point d’analyse intéressant. Lorsqu’ils intègrent des techniques dans leur travail, c’est souvent pour mieux souligner le caractère artificiel du médium. Selon le théoricien Gilles Deleuze, il est nécessaire de réconcilier le réel et la copie« chaque œuvre d’art est une simulation ». Les espaces crées ne cherchent pas à imiter la réalité telle que nous la percevons mais exposent le médium numérique pour ce qu’il est. Ce sont des simulations d’un ailleurs. Leur attrait réside dans le fait que le visiteur se retrouve face à deux sites présents simultanément: la simulation visible et son pendant réel.
76 77
J. Rancière, Le destin des images. Paris, France : la Fabrique, DL 2003, 2003, p. 55‑56. Ibid., p. 56.
60 b L’installation comme dispositif immersif Quelle est l’expérimentation qu’un spectateur peut avoir d’un code social différent en entrant dans une installation immersive ? J’ai proposé un voyage dans Combi. C’est une sorte de scénographie portative, un combi du mémoire. La cabine devient ainsi un « lieu culturel » où des papiers journaux, affiches, images, objets, sons etc., sont constitués de prélèvements urbains et de prélèvements d’informations à partir d’enregistrements sonores. Ces différents documents sont les matériaux de la recherche qui ont été ensuite transformés pour faire l’installation. La mise en œuvre s’empare des matériaux qui existent dans le quotidien péruvien avec des vidéos sur l’installation et des objets à l’intérieur. Une installation est autant un espace d’écoute qu’un espace d’observation, peuplé d'images et de sons, de paroles et cris superposés, dont la trame se reconfigure sans cesse dans un parcours à Lima. C’est une mémoire superposée et en constant mouvement, un dialogue avec le passé et avec ce qu’on imagine qui est en train de passer. Avancer à l’intérieur de l’installation, et reculer dans les souvenirs des participants à l’extérieur du dispositif. Une mémoire collective d’un trajet souvent inconscient. Dans son essai Les fictions hypermédiatiques, Rénée Bourassa explique comment les propositions actuelles de l’art veulent immerger toujours davantage le spectateur, soit par la disparition du cadre de l’écran, soit par la saisie du système perceptif au moyen de prothèses technologiques : « Le premier type de dispositifs, comme les écrans circulaires, les techniques holographiques, les environnements sonores spatialisés, le cinémascope ou le cinéma stéréoscopique, cherche à immerger le spectateur dans l’image par l’abolition du cadre, en agrandissant l’espace de projection pour qu’il se confonde avec l’espace perceptif ou en agrandissant l’image, qui perd alors ses bords. Dans certains dispositifs, que le spectateur soit entouré d’images ne modifie pas son statut, il demeure dans la position réceptive. Dans d’autres configurations formelles, le spectateur est placé au centre de l’œuvre et agît sur l’environnement de manière interactive. Le second type de dispositifs utilise le système perceptif lui-même, qui devient le théâtre de l’illusion : le spectateur ne se contente plus de percevoir l’œuvre à travers le regard, il l’investit dans sa dimension tactile ou motrice.78 » La pratique de l’installation n’est pas un genre en soi, mais une réunion, une juxtaposition de différentes techniques. C’est pourquoi, selon Itzhak Goldberg avec l’installation, les rapports
78
R. Bourassa, Les fictions hypermédiatiques, op. cit., p. 171.
61 internes entre les éléments, de l’arrangement des pièces jusqu’à la position du spectateur participent de cette manifestation, conçue comme un tout. Il décrit cet espace comme un nouveau contexte d’intervention défini par l’architecture de base, parfois restructuré par l’œuvre L’artiste redessine ou opère sur cet espace des transformations déterminantes. De cette manière, l’installation ne reste jamais indifférente à son espace propre. « Désormais, l’artiste peut non seulement utiliser n’importe quelle matière sans la transformer, mais il s’arroge désormais le droit de l’installer dans n’importe quel espace : site industriel, église désaffectée, galerie, dessert ou musée.79 » Selon l’espace d’exposition, la vidéo Combi 2 a la liberté d’être installée avec un nombre varié de possibilités, soit des projeté sur un mur vidéo où à travers un moniteur avec des écouteurs. Vu que les séquences vidéo ont été prises avec des téléphones portables, la sensation de mouvement et les déplacements des usagers sont naturels. En tant qu’installation, les vidéos individuelles sont arrangées sous la forme d’un montage. « Des millions de personnes filment, compilent et éditent des images à l’aide de logiciels à la portée de tous. Mais elles fixent des souvenirs, tandis que l’artiste met des signes en mouvement. »80 Ce montage permet d’avoir une expérience visuelle multi spatial et multi temporelle. Elle offre la multiplication de perspectives autour les déplacements dans les transports publics à Lima. L’installation est un lieu hybride, où l’espace est domestiqué et soigneusement maîtrisé sur le quadruple plan de l’espace, du temps, des objets et des matériaux.
79 80
I. Goldberg, Installations. Paris : CNRS éditions, 2014, p. 65. N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 103.
62 c Simulation et réalité dans l’installation Une des caractéristiques clés de l’installation est sa capacité à former un espace perceptible, conçu ou organisé en vue de la présence du spectateur. L’œuvre Combi 2 évoquée plus haut nous rappelle donc la différence qui existe entre un espace vécu et un espace représenté. Environnement partiellement simulé, il joue avec nos sens de la perception tout en nous obligeant à nous interroger sur ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. La situation de représentation et de simulation d’un combi dans mes installations m’incite à les voir en tant que des hétérotopies. Michel Foucault les définit ainsi: « les hétérotopies sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables81. » La multiplicité des médias utilisés renvoient aussi à la façon dont la communication s’établit, dont les messages circulent. Combi 2 est une réponse et un questionnement de l’environnement quotidien européen. Dans une réalité saturée de messages, pour la plupart insignifiants et répétitifs, j’ai voulu montrer une société autre, dépourvue d’images signalétiques où le son et l’image mentale des déplacements joue un rôle plus important dans le transport de la plupart de gens. Cette installation nous parle bien de l’urbanité quotidienne à Lima : ses propres codes sonores et ses symboles, la musicalité de la communication et l’envahissement de la musique de fond dans chaque véhicule … La mise en scène de ces situations d’une forme mimétique interroge le réel à travers la diversité de signes qui le constituent. Il y a un décalage car nous sommes en France et ces déplacements montrés ne sont pas identiques. D’après Goldberg, l’installation est un dispositif souvent fragmenté qui cherche à interagir avec le lieu : « Cette interaction avec le lieu est volontaire et recherchée, car elle prend en compte non seulement les composants, mais aussi les distances, les écarts qui les séparent, les intervalles qui se transforment en interstices sensitifs, bref, l’ensemble des rapports spatiaux. 82» En utilisant en entier l’espace, elle l’interroge, le déborde ou transgresse l’exposition même. L’installation est donc un lien où l’artiste communique avec le spectateur et l’espace.
81 82
N. de. Oliveira, N. Oxley, M. Petry[et al.], Installations II: l’empire des sens. Paris : Thames & Hudson, 2004, p. 38. I. Goldberg, Installations, op. cit., p. 33.
63 Mes installations font recours à des technologies peu sophistiquées comme une simple projection dans un mur. Mais ces œuvres relèvent de l’hybridité entre des espaces réels et virtuels selon un principe immersif. Est-ce qu’elles sont une sorte de théâtre pour l’interaction symbolique et sociale, où des entités fictionnelles ou imaginaires se combinent avec la réalité physique ? Renée Bourassa s’interroge sur les installations et relève le fait que « l’espace hypermédiatique s’incruste dans l’espace réel. Il agit par une superposition de couches, un jeu de voilement-dévoilement de l’espace palimpseste ou de l’espace enchâssant, plutôt que par le remplacement d’un espace réel par un espace virtuel. […] Cet espace architectural ou environnemental est immersif en soi : nous sommes dans l’espace et non pas placés devant.83 » Riche en expériences de pensée, l’immersion dans une telle installation permet au spectateur de s’interroger sur les modes possibles de fonctionnement et de représentation des phénomènes du monde, dans ce cas, des transports publics. Ici, la fiction permet de reconstruire la situation que l’installation met en scène. La réalité est déformée par la superposition des séquences vidéo, de l’audio et des bruitages. J’ai voulu composer l’intérieur de la cabine avec des éléments trouvés sur place à Lima et mimer son caractère en essayant de lui donner un nouveau sens. Et, en même temps cette œuvre me rapproche de mes origines. C’est ainsi que Combi est autant une recréation qu’un nouveau regard sur ce véhicule: la forme du bricolage comme résistance dans l'adversité.
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R. Bourassa, Les fictions hypermédiatiques, op. cit., p. 288.
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Mémoire dessinée
4
a Dessin et trace Le dessin offre des multiples possibilités, des nouvelles représentations, pour tenter une expérience. C’est un langage transversal dans le temps et l’espace, commun à des cultures très différentes entre elles. L’artiste Giuseppe Penone cite La Ligne d’ombre de Conrad pour expliquer l’expérience du dessin: « Ce qui unit tous ces mondes et ces expressions tellement éloignés entre eux, c’est la ligne d’ombre qui est évoquée par le roman de Conrad. La ligne est certainement un concept qui délimite, inclut, sépare, unit et peut être visible ou invisible. Une ligne d’ombre est un signe visible. L’ombre est généré par un corps opaque qui couvre une surface et empêche le passage de la lumière. Une ligne d’ombre est la trace qui enlève la lumière à une surface. Dans le dessin, la surface est généralement couverte par une ligne de graphite, de charbon, de couleur. L’étymologie du mot « couleur » est « couvrir ». En dessinant, on couvre une surface, on crée une ombre qui protège la surface de la lumière, une ombre seulement visible grâce à la lumière. Nous voyons par le moyen du contraste entre la lumière et l’ombre, nous déchiffrons l’espace et les formes en parcourant avec le regard une réalité qui nous entoure. Un excès de lumière empêche la vue, comme un excès de ténèbres. Le mystère d’une forme qui se révèle peu à peu dans la lumière ou dans le noir est le même mécanisme qui génère la stupeur du dessin. Une stupeur qui est révélation, connaissance, compréhension, appropriation. La sensibilité perceptive de la réalité nous appartient et elle est différente pour chacun d’entre nous : une sensation semblable caractérise l’observation d’un dessin. Je crois que c’est ce sentiment d’appropriation qui perpétue le dessin comme langage. 84 » Dans son étymologie même – celle de dessein, de l'italien disegno –, le mot dessin renvoie à l'idée de projet 85. Le dessin est la mise en forme d'une pensée mais dans l’art contemporain les matériaux, les outils d'exécution et les supports sont plus vastes que jamais. « Pour Sylvia Bächli, le dessin représente d’abord une mémoire, avec sa liberté d’association. Mais, au lieu de les disposer chronologiquement, elle les répartit sur le mur avec des distances précisément réglementées –
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T. Golsenne, « La ligne d’ombre de Giuseppe Penone ». Roven. no 7. Philippe Piguet, « Dessin Contemporain », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 10 mai 2015. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/dessin-contemporain/
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65 comme en musique, on peut voir dans les intervalles du blanc du mur des instants de silence. L’espace se conjugue au temps.86 » « Avec cette liberté de tout oser, le dessin élabore donc, aujourd’hui, tous les dispositifs possibles et imaginables pour comble l’écart entre idée et représentation. […] Le dessin ne ressemble pas, il n’instaure plus guère de lien avec l’imitation. Expression d’une pensée fugitive, il se donne à voir nu, sans défense, sans protection, sans séduction ni conviction acquises d’avance.87 » On peut voir différents types de traces : trace écrite sur un support matériel, empreinte corporelle ou trace immatérielle comme nos affects ou nos souvenirs. Si l’histoire se veut une science par traces88, est-ce que nous pouvons redessiner les traces des archives? « L’expression transgresse les barrières qui séparent les êtres humains. Étant donné que l’art est la forme de langage la plus universelle, étant donnée qu’il est tissé, y compris dans les arts non littéraires, à partir de qualités communes appartenant au monde public, il est la forme de communication la plus universelle et la plus libre. […] L’art rend aussi les hommes conscients de leur communauté d’origine et de destin.89»
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Claude Schweisguth, Hors limites Invention et transgression, le dessin au XXe siècle: collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Cabinet d’art graphique, Paris : Centre Pompidou, 2007, p. 133. 87 Ibid., p. 14. 88 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 17. 89 J. Dewey, L’art comme expérience. éd. par R. Shusterman. Paris : Gallimard, 2010, p. 440.
66 b Redessiner des archives « Notre mémoire et celle de l’archive sont comme une marge où le passé et le présent se retrouvent d'une manière diffuse.90 » D’autre part, Foucault, dans L’Archéologie du savoir explique que l’archive d’une société, d’une culture ou d’une civilisation ne peut pas être décrite d’une façon exhaustive; encore moins s’il s’agit d’une période de l’histoire. Et pourtant l’archive est inévitable : il arrive en fragments, en régions, en niveaux et plus surprenant si la distance chronologique qui nous sépare est plus large. « La description de l’archive déploie ses possibilités [...] à partir des discours qui viennent justement de cesser d’être les nôtres, il écrivait ; son seuil d’existence est instauré par la coupure qui nous sépare de ce que nous ne pouvons plus dire91 ». Et cela commence par l’extériorité de notre propre langage. D’après Bergson, « le souvenir représente précisément le point d’intersection entre l’esprit et la matière92. » Dans Diablillos, j’ai pu redessiner des masques en fil de fer à partir des archives. Cela permet de reconstituer le volume de ces objets mais pas leurs vrais usages. En étant des structures linéaires, ces masques ne peuvent pas cacher le visage d’un possible utilisateur. Alors, ces objets font une référence au folklore, mais aussi à mes souvenirs d’enfance. Selon Claire Stoullig, le dessin manifeste son identité éphémère : il est à l’origine une représentation, une esquisse de tableau. « Originellement, le dessin se prêterait plus facilement à une éventuelle modification du tableau : par son d’esquisse ou de modello, il manifeste son identité incomplète, éphémère. 93 » Stoullig indique que le dessin évoque un travail de soustraction : « fonctionnant comme dénominateur commun, cette pratique de la disparition ou, à l’inverse, du surgissement fantôme, l’effritement de la vision qui provoque un mouvement double d’illusion et de désillusion […] Présente, devant soi, créant son propre espace, l’apparition (trace, signe, forme, figure) tisse ou détisse en quelque sorte, sa toile.94» La volatilité du dessin est aussi présente dans les masques. La fragilité de ce type d’art peut montrer la présence physique du passé. Peut-on analyser avec le mimesis ? C’est un paradoxe, parce que copier est le moyen que nous utilisons depuis l’enfance pour devenir ce que nous sommes. Par exemple, notre langage s’est formé
90
Carlo Trivelli, « Como un lentísimo fax » Entretien avec Fernando Bryce dans T. Cuevas, N. Majluf, Museo de Arte de Lima, (éds.), Fernando Bryce: dibujando la historia moderna. Lima, Pérou : Fundación Telefónica : Museo de Arte de Lima - MALI, impr. 2012, 2012, p. 239. 91 M. Foucault, L’archéologie du savoir. Paris, France : Gallimard, impr. 1969, 1969, p. 172. 92 H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 5. 93 Claire Stoullig, Éléments de réponse à la question: « Qu’est-ce qui fait dessin aujourd’hui? » Invention et transgression, le dessin au XXe siècle, op. cit., p. 11. 94 Ibid., p. 12.
67 par l’imitation de sons entendus dans notre entourage. Les cultures sont basées sur la fidèle transmission de rituels comme l’indique Hillel Schwartz en écrivant sur les limites de l’appropriation dans l’art95. Alors, copier des objets ou des images d’une culture, image par image, mot par mot, c’est s’approprier ces éléments. Le processus de cet analyse dans l’imitation nous rapproche de l’authentique à travers le faux. Selon le curateur Cuauhtémoc Medina, « l'élaboration de la copie comme émission du deuxième document, est une ombre qui remet et qui révoque au même temps, qui rend hommage et remplace son référant. Plus qu'une copie, l'analyse mimétique essaie d'élaborer un Doppelgänger fragmenté et dévié de l’archive.96.» Libérer le document de la matérialité qui le définit comme tel, en le changeant en dessin.
95
Hillel Schwartz, La Cultura de la copia, traducción de Manuel Talens, Madrid, Cátedra, 1996 p.211 dans T. Cuevas, N. Majluf, Museo de Arte de Lima, (éds.), Fernando Bryce, op. cit., p. 258. 96 Cuauhtémoc Medina, « Historio(a)grafía » dans ibid., p. 277.
68 c Mascarades dessinées Le masque stéréotype et représente l'identité que les porteurs ambitionnent. En outre, il permet de réaliser une telle aspiration, à travers la transformation mimétique qui se produit lorsque le masque est porté et assume l'identité du personnage. Le masque réussi à briser la dichotomie entre l'identité représentée et l'identité subjective du porteur de ce masque. Pour expliquer la transformation mimétique il faut prendre en compte la nature ambiguë du masque. Plus que cacher une identité, il représente un autre, toujours comme médiateur entre l'identité représentée et celle de l'utilisateur. A travers cette médiation, les porteurs des masques se dévoilent en se dissimulant derrière le masque, alors que le masque se cache en montrant le personnage. « Il est possible aussi de concevoir le monstre comme la copie d’un homme, d’une femme, d’un animal, masqués.97 » C’est une manière que nous avons de nous transformer nous-mêmes temporairement en monstres, d’utiliser notre corps comme « matière » d’une forme monstrueuse. La représentation de l'histoire dans les mascarades actualise le passé. Le masque, par conséquent, est intermédiaire entre les deux dimensions temporelles, établissant une référence historique qui donne une signification à une identité contemporaine: celle des masqués et du public. « Alors que la société nie l’animalité de l’homme, le masque, comme le monstre, la dénonce. Le déguisement constitue une exploration pratique de ce que nous cachons de nous aux autres et à nous-mêmes ; il nous oblige, du même mouvement, à nous avouer combien nous sommes morcelés. 98 » Dans les mascarades péruviennes, ce processus passe par la représentation des personnages faisant allusion à l'histoire de la conquête. L'existence de masques représentant des personnages différents, tous considérés comme faisant partie du style de chaque ville, montre la popularité de chaque masque de fête. L'identité que le masque construit peut être considérée comme une réalité imaginée, mais c’est à partir de cette réalité imaginée que leur récit devient réel. Le masque est un moyen de représenter les identités imaginaires. Il permet aussi l'appropriation et l'incorporation de ces identités en tant que vérités essentielles. J’ai voulu souligner cette double capacité du masque dans mes performances Perro Loco et Ratas. Plus récemment, l’utilisation de fil de fer pour mettre en volume un dessin au trait m’a fortement influencé pour basculer les masques du monde réel vers un univers dessiné. Les mascarades sont des fêtes qui défient la réalité mais qui évoquent des situations du quotidien de leur localité, de leur culture. En Europe comme en Amérique latine, les mascarades transforment les humains en animaux. L’un des artistes qui a influencé la représentation zoomorphe dans l’art
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G. Lascault, Le Monstre dans l’art occidental: un problème esthétique. Paris : Klincksieck, 1973, p. 208. Ibid., p. 244.
69 moderne et contemporain est Jean-Ignace-Isidore Gérard, plus connu sous le nom de Grandville. Il était un illustrateur français très connus au XIXe siècle. La vie quotidienne de l’époque va lui inspirer des caricatures et des dessins satiriques qu’il publie dans des journaux. Après un premier succès en 1829 avec ses illustrations pour Les Métamorphoses du jour, dans lesquelles il commence à dessiner sur le papier ses analogies entre hommes et animaux, J.J. Grandville publie Un Autre Monde en 36 livraisons, du 18 février au 11 novembre 184399. Les mascarades représentées dans cette publication montrent des animaux déguisés en d’autres animaux. François Chevallier l’appelle le créateur de monstres anciens100. Il ne laissait aucun doute sur le fait que les animaux représentés étaient liés au Mal et à la négativité qu’il réprouvait. Pourtant son sujet est toujours d’actualité. Le troublant mélange d’horreur et de séduction du masque est encore utilisé par de nombreux artistes dont votre serviteur. « Les faiseurs de monstruosités en tous genres nous rendaient fidèlement compte à leur tour de notre évolution en révélant, après la réussite de la dépersonnalisation et de la dématérialisation de l’individu occidental, celle de son aliénation par des forces d’autant plus terrifiantes qu’elles sont protéiformes et intangibles.101 »
99
Michel Wlassikoff et Bernard Baissait (dir.), « Jean-Jacques Grandville (1828-1847) — signes ». Signes, histoire et actualité du graphisme et de la typographie, [s.d.] En Ligne. 100 F. Chevallier, La société du mépris de soi, op. cit., p. 93. 101 Ibid., p. 94.
70 d L’ombre du dessin Léonard de Vinci est l’un des premiers artistes à réfléchir et à écrire sur l’ombre et la lumière. « L’ombre est la privation de la lumière, et seule opposition du corps dense à l’opposé des fusées – écrivait Léonard de Vinci – l’ombre est la nature de l’obscurité, comme la lueur est la nature de la lumière, l’une se cache, l’autre se montre, et les deux sont toujours réunies autour du corps. L’ombre est plus puissante que la lumière, avec la puissance de l’interdire, et elle prive les corps de la lumière, et la lumière ne pourra jamais chasser autour de l'ombre des corps, à savoir, des corps denses102. »Pour Léonard, ces « fusées », des véritables balles invisibles, sont en constante projection dans la brume, en frappant la surface des choses pour les révéler à l’œil humain. L’ombre est pour lui, une créatrice de volume. Diablillos met en action nos perceptions; l’installation déterritorialise notre rapport aux mascarades en invitant à nouer de nouvelles relations où, en tant que spectateurs, nous participons alors activement à l’expérience. De plus, l'installation matérialise et incarne des aspects immatériels puisqu’elle intègre la perception des projections de l’ombre portée des dessins dans l’espace. La projection de la lumière sur les sculptures donne un sentiment d'intangibilité, de suspension, comme si une image virtuelle des masques se mélangerait avec le dessin projeté des animaux masqués de Grandville. Est cette ombre portée pleine ou vide? Sa position et sa forme « changent » pendant le déplacement du spectateur. La disposition de l'installation exige un déplacement dans l'espace, ce qui mène à séparer le dessin dans l’espace de l’ombre portée dans la perception de l’œuvre. La temporalité réelle de l'expérience va s'entremêler à un travail sur la mémoire. De ce fait le spectateur va s’orienter vers un travail de lisibilité. La lumière devient un dispositif et un matériau qui superpose des masques péruviens à la mascarade de Granville. « Au sens étymologique du terme, le palimpseste désigne un support matériel sur lequel différentes couches d’informations ont été surajoutées les unes aux autres, chaque nouvel apport étant directement lié à l’effacement du ou des précèdent(s).103 » Dans ce cas, les diables péruviens rentrent à la fête française, mais ils n’effacent pas leurs prédécesseurs… encore. Cette relation n’est pas une immersion mais une fusion des images, des idées, des époques. Les dessins tridimensionnels, placés là où le rétroprojecteur focalise l’image de la gravure créent une vision qui est un reflet intangible, à
102
Leonardo da Vinci, Trattato della Pittura, postumo 1550 cité par Lorenzo Respi dans G. Gellini, Light art in Italy 2011: temporary installations. Santarcangelo di Romagna, Italie : Maggioli, impr. 2012, 2012, p. 20. 103 L. Olivier, Le sombre abîme du temps, op. cit., p. 193.
71 l’opposé et équivalent au vrai objet. C’est ainsi que les ombres composent l’union de ces deux univers. L’installation suggère ainsi que même si ces deux cultures ont évolué, le temps est passé, mais la signification des masques reste inchangée en forme en syntaxe. C’est l’expérience directe du spectateur qui pourra définir le niveau de compréhension des connexions entre les masques des fêtes péruviennes (en tant que connaissance du style) et leur relation avec la projection de la gravure. Par ailleurs, l'installation a le potentiel de raviver certaines images de la mémoire collective parce qu’elle met en relation des masques péruviennes et se fond sur la projection des dessins de Grandville sur le mur. Il serait plus juste de dire qu'elle joue sur l'ambiguïté des déguisements zoomorphes. Ainsi, les dessins suspendus activent la mémoire du spectateur en se référant à deux temporalités : une temporalité ponctuelle et singulière inscrite dans le masque dessiné par le biais de l'empreinte, et une temporalité universalisable grâce au rassemblement de ces deux mascarades. L'expérience chaque spectateur est orienté par les potentialités de l'œuvre de changer la position des masques péruviennes à l’intérieur de la mascarade de Grandville selon la position du spectateur dans l’espace. L'installation permet à chaque spectateur de structurer son expérience, de créer sa propre lecture de manière dynamique avec l’image projetée. Ainsi, la subjectivité de l'observateur est essentielle à la réalisation de l’œuvre. L’installation aide à reconstituer le récit historique des mascarades comme condition de possibilité de transformation de l’identité mais aussi sur l’omniprésence des représentations de la figure animale dans les sociétés.
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5
Mémoire entendue et racontée
a Le témoignage en tant que document Si l’on ne peut pas changer le passé, au moins est-il possible de ne plus l’ignorer. Comment donner une voix aux sans-voix affin qu’ils soient enfin reconnus comme des citoyens à part entière. ? 104 Pendant l’élaboration de la CVR, les archives et des témoignages ont été conservé non seulement pour les préserver, mais dans l’espoir qu’il y aurait quelqu’un qui les utilisera, que l’amas de ces histoires allait vivre encore une fois, qu’il y aura encore des gens qui les écouteront. « Le moment de l’archive, c’est le moment de l’entrée en écriture de l’opération historiographique. Le témoignage est originairement oral ; il est écouté, entendu. L’archive est écriture ; elle est lue, consultée. Aux archives, l’historien de métier est un lecteur. Avant l’archive consultée, constituée, il y a la mise en archive. Or celle-ci fait rupture sur un trajet de continuité. Le témoignage donne une suite narrative à la mémoire déclarative105. » Par rapport aux témoignages, comment valider le statut de réalité du fait à attester ? Il y a une présupposition de fiabilité de l’œil de la caméra, l’observateur désengagé106 selon Dulong, et une disqualification du témoignage en général. Le témoin est la figure de celui qui, selon Racine, « se trouve là où se passe quelque chose107 ». L’usage courant dans la conversation ordinaire préserve mieux les traits essentiels de l’acte de témoigner. « Mais le témoin est aussi figure du savoir, d’un savoir maintenant là, à jamais inscrit dans son histoire de vie et qu’il ne pourra plus renier. Le témoin est ainsi celui qui, transformé par l’expérience, a la charge de rendre compte à lui-même de ce qu’il sait désormais ne plus pouvoir ignorer108 ». La mise en archive, du côté historique, et la déposition devant un tribunal, du côté judiciaire, constituent des usages déterminés ordonnés d’un côté à la preuve documentaire, de l’autre à l’émission de la sentence. Selon Agamben, l’archive se situe entre langue en tant que système de construction de phrases et le corps qui réunit ce qui a été dit, les choses qui ont été communiquées ou écrites. L’archive est donc la masse qui imite l’acte de parole109.
104
D. Dupuis, ¿Dónde están?, op. cit., p. 165. P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 209. 106 Pour cette notion, voir R. Dulong, Le témoin occulaire, Paris, École des hautes études en sciences sociales (Éd), 1998 107 Racine, Andromaque, acte IV, scène 6, cité par Maxime Cervulle, « Heureux celui qui croit sans avoir vu » dans O. Enwezor, (éd.), Intense proximité: une anthologie du proche et du lointain. Paris : Paris La Défense : Artlys ; Centre national des arts plastiques, 2012, p. 71. 108 Maxime Cervulle, « Heureux celui qui croit sans avoir vu » dans Ibid. 109 G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz: l’archive et le témoin. trad. par P. Alféri. Paris, France : Ed. Payot et Rivages, impr. 2003, 2003. 105
73 Dans Apagones, la vidéo met en scène différentes voix qui racontent leur propre version des coupures d’électricité à partir de leur point de vue, lequel sera systématiquement questionné : chacun a dit « non ? » à la fin des phrases. Il ne s’agit pas d’erreurs de traduction, mais une constatation sur la fragilité du témoignage. Qui ment ? Qui sait qu’il ment ? Qui dit vrai ? Comment évaluer la crédibilité d’un témoin ? Paul Ricœur dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, montre que le témoignage est le point de départ du récit historique : en tant que site d’extériorisation de la mémoire déclarative, le témoignage affirme la réalité factuelle de l’événement110. Le témoin ne déclare pas seulement j’y étais, mais aussi croyez moi. Les composantes du témoignage, selon Paul Ricœur, sont les suivantes : la réalité factuelle, l’affectivité du témoin, la situation de dialogue et le soupçon de controverse. La fiabilité présumée de la déclaration du témoin reste une frontière nette entre réalité et fiction. Le récit est alors subjectif parce que le témoin perçoit à sa façon. Son point de vue ne coïncide pas nécessairement avec l’importance que lui attache le récepteur du témoignage. « Rendre justice à l’événement et au savoir transformateur qu’il a véhiculé pour qui en fut le témoin revient peut-être à en transcrire les effets, à dire les partages affectifs qu’il a suscités, les émotions qu’il a convoquées, les sensations qu’il a configurées. Les moments de cristallisation identitaires sont des temps d’intensification des affects111 ». Le témoignage est une impossibilité qui devient réelle par une potentialité de discours; de plus, il est une impossibilité qui se donne l'existence par une possibilité de conversation. La possibilité de soupçonner des « témoins » à l’intérieur de mes installations vidéo est intentionnelle, je voulais que ces voix se voient confrontés. Dans Combi, les multiples séquences vidéo étaient destinés à renforcer la crédibilité et la fiabilité tu témoignage, qui n’est pas le cas dans Apagones, puisqu’il s’agit des souvenirs d’enfance. Les sciences sociales influencent les narrations documentaires, qui fonctionnent précisément avec des enregistrements de parole. « Cette pratique d’exposition de soi-même comme document à partir de documents ne doit pas dissimuler l’essentiel : ces textes sont aussi des narrations, des récits de type réaliste, à la mimésis cette fois-ci référentielle et non plus informationnelle, entre enquête et récits de voyages.112 »
110
P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 181. Maxime Cervulle, « Heureux celui qui croit sans avoir vu » dans O. Enwezor, (éd.), Intense proximité, op. cit., p. 72. 112 Lionel Ruffel, « Narrations documentaires: un art contemporain de la syntaxe littéraire » dans J. Game, (éd.), Le récit aujourd’hui, op. cit., p. 32. 111
74 b La construction d’un récit aux voix multiples Dans les installations Apagones, Combi 1 et Combi 2, le son joue un rôle fondamental. C’est ainsi que l’immersion dans l’œuvre se concrétise par le biais de la perception. Tout comme dans les Walks de Janet Cardiff et George Bures Miller, le son envahit complètement chaque individu et il s’avère impossible d’y rester étranger113. Dans Apagones, la multiplicité des voix dans l’espace fermé est une expérience spatiale et corporelle. Entouré des narrations sur les coupures d’électricité, le spectateur sent que chaque voix bouge autour de lui, et pas seulement la traduction en tant que texte blanc toujours présent au milieu de l’écran noir. Cette approche crée une proximité intense et fantomatique, qui cherche à imiter l'écoute des histoires autour d’un feu de camp. L’installation mise en place crée une relation empathique entre le spectateur et les narrateurs. Cette relation est renforcée par l’environnement sombre de la salle. Aucun personnage n’a le dernier mot, aucun d’entre eux se souvient parfaitement des faits. En plus, l’expérience immersive de ne voir que la traduction et entendre une voix est remplacé graduellement en reconstruction mentale des situations racontées et même en pesant les différentes déclarations. Apagones nous engage alors dans un niveau empathique et intellectuel. Cette installation nous demande notre participation dans la production de sa signification ; elle nous oblige à prendre position : physiquement dans l’obscurité – qui est décrite, d’ailleurs dans la situation même des récits de coupure d’électricité- mais aussi d’une manière fondamentalement éthique, vers les sujets politiques qui dégagent des origines de la situation racontée. Des enfants qui n’ont pas ou peu subi la guerre récusent l’héroïsme qui les a libérés, et les raisons de cet héroïsme, pour se consacrer à la contemplation délectable de leurs malheurs intimes. Un monde où aucun Autre agressif ne risque de limiter votre liberté en vous obligeant à faire des choix. Cette manière de sentir très intimement la voix du sujet implique directement le spectateur, et le met dans une position privilégiée par rapport à ce qui est dit, comme si c’était à lui que l’histoire était directement transmise. Dans cette vidéo, les sept personnes présentées appartiennent à la même génération, de 26 à 30 ans. Il existe un certain nombre de points communs entre les différents témoignages d’Apagones. Le plus évident est celui de la bougie. J’espère que pointer ce qui en ressort pourra permettre de «reconstituer » les fragments de mémoire des enfants pendant l’époque du terrorisme au quotidien à Lima.
113
Céline Eloy, 'Le son peut-il être spectaculaire ? L’exemple de l’art sonore', in CeROArt <http://ceroart.revues.org/1477> [accessed Novembre 2014]
75 Dans le cas de Combi, il y a des récits sonores de la vie quotidienne dans les transports publics de Lima. J'ai interrogé des péruviens immigrés en France. Différentes personnes ont répondu aux mêmes questions sur le combi et les échanges orales et gestuelles qu’ils devaient faire. Chacun des interviewés a donné ses propres réponses. L'ensemble des enregistrements a été disposé dans des blocs de sorte que le mélange sonore entre la musique et les voix restitue l’ambiance sonore d’un vrai combi à Lima. De cette manière, les récits créent un jeu de liens avec le temps et la mémoire du véhicule, et montrent que chacun a vécu une situation semblable à celle de l'autre. Le quotidien nous affecte tous, sa perception dépend de notre âge et de nos expériences vécues, mais il répète aussi des stéréotypes dans les individus. Apagones est une tentative d'articuler les conditions qui existaient pour la vie individuelle d'un sujet, et les forces auxquels se sont confrontés les réalités individuelles et communes à Lima à ce moment-là. Les récits sont créés comme la somme de multiples histoires personnelles et situations, et ne sont pas un équivalent de ce qui s’est vraiment passé. Ce travail met en avant la situation des coupures de courant, mais en utilisant des multiples points de vue, celles qui ne sont pas forcément prises en compte : le regard de l’enfant, ou ceux qui étaient des enfants pendant cette période. Je voulais rester attentive au souvenir des participants, sans leur donner de piste pour remplir leurs trous de mémoire liés à l’oubli. Et cela m’a permis d’enregistrer leur voix de la façon la plus naturelle possible et d’analyser comment l’entourage des témoins avait modelé leur peur ou angoisse par rapport aux terroristes. Et pourtant, je ne peux pas rester impartiale parce que moi aussi j’avais vécu ces événements pendant mon enfance. Ce que Lionel Ruffel appelle des narrations documentaires sont un type de récit, « œuvres qui relèvent tout à la fois de la relation de voyage, de l’enquête sociologique, de l’essai politique, du récit biographique et autobiographique114. » En ses fondements mêmes, la narration documentaire est marquée par l’hétérogénéité. Le matériau est lui aussi très varié, puisqu’il se compose, entre autres, de descriptions géographiques, de micro-narrations, de confessions, etc. Il se demande si ces narrations documentaires proposent une mémoire du présent. Ce type de travail cherche
à éliminer la hiérarchie des voix dans le récit ethnographique
conventionnel, pour démocratiser les perspectives de chaque individu, en montrant que chaque personne a sa propre vérité. Dans cette installation, la multiplicité des voix dans l’espace fermé se
114
Lionel Ruffel, « Narrations documentaires: un art contemporain de la syntaxe littéraire » dans J. Game, (éd.), Le récit aujourd’hui, op. cit., p. 29.
76 transforme en une expérience spatiale et corporelle. Entouré des narrations sur les coupures d’électricité, le spectateur sens que chaque voix bouge autour de lui ; seule la traduction en texte blanc reste toujours au milieu de l’écran noir. Cette approche crée une proximité intense et fantomatique, qui cherche à imiter la sensation d’entendre des histoires autour d’un feu de camp. L’exposition intime des narrateurs individuels transmet donc beaucoup plus que simplement ce qui est dit. Chaque hésitation, chaque conviction, chaque incertitude, tout est irrévocablement inscrit dans leurs expressions. Sous l’effet du sens émit par la parole, l’espace peut offrir de se changer, de s’emplir de significations. Le texte arrive à faire rejoindre l’inconscient des spectateurs. La mise en scène est très discrète, afin que les spectateurs puissent se laisser envahir par la matière vivante de l’écriture, de la parole, activer leur imagination et rejoindre les participants. Le public ne peut recevoir cette parole et créer sa propre fiction que s’il est très disponible et que ses sens sont en éveil. Plonger le spectacle dans l’ombre est une manière de favoriser cette mise en conscience, de faire bouger les seuils de perception et de faire entendre autrement.
77 c Langue, texte et traduction Comment trousser les mots pour ourler l’expérience de la langue la plus juste ? Le fait d’écrire ces mots sur la traduction dans un mémoire où j’ai non seulement traduit en français des textes en anglais, en espagnol et en italien, mais aussi écrit directement en français, qui n’est pas ma langue maternelle, est le paradoxe de ce sous-chapitre. Entre 1955 et 1958, Michel Foucault réside et travaille à Uppsala. Lors d’un entretien qu’il accorde en 1968, il évoque les raisons qui lui ont permis de commencer l’écriture : « Dans cette Suède où je devais parler un langage qui m’était étranger, j’ai compris que mon langage, avec la physionomie soudain particulière, je pouvais l’habiter comme étant le lieu le plus secret mais le plus sûr de ma résidence dans ce lieu sans lieu que constitue le pays étranger dans lequel on se trouve. Finalement la seule patrie réelle, le seul sol sur lequel on puisse marcher, la seule maison où l’on puisse s’arrêter et s’abriter, c’est bien le langage, de me bâtir une sorte de petite maison de langage dont je serais le maître et dont je connaîtrais les recoins. Je crois que c’est cela qui m’a donné envie d’écrire115 ». D’après Humboldt dans Introduction à l’œuvre sur le Kavi, « C’est un homme doué de parole que nous trouvons dans le monde, un homme qui parle à un autre homme, et c’est le langage qui permet de définir à l’homme 116 . » C’est donc par le langage que l’homme, tel que nous les connaissons, se constitue comme homme ; et si loin qu’elle remonte en arrière, la linguistique n’atteint jamais ce qui serait un commencement chronologique du langage, un « avant » du langage. La traduction a l'habitude d'être perçue comme une responsabilité en face de l'imperceptibilité après être passée d'une langue à l'autre, comme si le fait de traduire consistait à empiler des plaques en verre les unes sur les autres; une question de transparence pure117. « Une traduction, selon Walter Benjamin, permet d’abord la survie de l’original, tout en impliquant la mort de celui-ci. À partir de la traduction, nul chemin ne ramène vers le texte d’origine118. »
115
Michel Foucault, « Le beau danger », entretien avec Claude Bonnefoy, Paris, Ed. EHESS, 2011, p. 30-31 cité par Elvan Zabunyan, « Out of sight, out of mind » dans O. Enwezor, (éd.), Intense proximité, op. cit., p. 107. 116 G. Agamben, Y. Hersant, Enfance et histoire, op. cit., p. 90. 117 Maharaj, « Perfidius fidelity: the untranslatability of the Other » Institute of international visual arts, Global visions: towards a new internationalism in the visual arts. éd. par J. Fisher. London, Royaume-Uni : Kala press : in association with the Institute of international visual arts, 1994, p. 34. 118 N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 162.
78 Nous vivons immergés dans la renaissance du mythe de Babel : c’est la traduction qui met fin à la confusion. Le cycle de rêve d’un monde unifié recommence, où les multiples langages de l’humanité sont en train de s’entremêler dans ce processus que l’on appelle mondialisation. Qui va gagner ? L’anglais, le chinois, les images ? Quoi faire avec autant de langues perdues et de cultures disparues avec elles ? Les artistes qui questionnent la langue, la traduction et le texte brouillent la « communication » au sein de ces œuvres. Des films tels que Secondary Currents de Peter Rose et Glossolalie d’Erik Bullot sont très éloquents. « Toutes ces pratiques ont en commun un axe de traduction : des éléments appartenant à une culture visuelle ou philosophique locale se voient transférés depuis un univers traditionnel où ils étaient strictement codifiés et figés, jusqu’à un univers où ils se voient mis en mouvement et placés sous les feux d’une lecture critique119.» « On transporte des données ou des signes d’un point à un autre, et ce geste exprime notre époque plus que tout autre. Traduction, translation, transcodage, passage, déplacement normé, sont les figures de ce transférisme contemporain.120 » Dans mon cas, l’enjeu de la parole et sa traduction est un essai de faire revivre des petites histoires du quotidien. « Parfois, c’est l’Histoire que l’artiste se donne pour tâche de faire revivre, en cherchant des modes de traduction121.» Je vois l’idéal de la traduction comme un rapprochement culturel, dans la compréhension de la pensée de l’autre, même si c’est imparfait. Nous sommes toujours en train de traduire. S’éloigner du sens de la parole traduite est aussi un moyen valide de faire de la fiction à partir du récit. « Et cet autre regard commence par une perturbation des rapports normaux entre les messages textuels et les formes visibles, entre la poésie et les arts plastiques, entre la parole et le silence122. » « Mais, au-delà de cet impératif pragmatique, -écrit Nicolas Bourriaud- la traduction se retrouve au centre d’un enjeu éthique et esthétique : il s’agit de lutter pour l’indétermination du code, de refuser tout code-source octroyant une « origine » unique aux œuvres et aux textes123. »
119
Ibid., p. 164. Ibid., p. 157. 121 Ibid., p. 162. 122 Musée cantonal des beaux-arts, Alfredo Jaar, op. cit., p. 78. 123 N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 153. 120
79
6
Mémoire imaginée
a Topographie du non-lieu liménien, l’inversion comme retour dans le passé Le projet Combi utilise le prétexte d’un parcours dans le transport public de Lima pour créer des associations sur la notion de transport urbain au-delà des frontières. « Capter la ville dans une image, ce serait plutôt en suivre le mouvement.124 » Et le suivi du mouvement urbain se donne grâce aux séquences vidéo prises à l’intérieur des minibus. Les archives vidéo, la perpétuelle fabrication du passé. « La forme-trajet, même si elle exprime un parcours, met en crise la linéarité en injectant du temps dans l’espace et de l’espace dans le temps.125 » En tant qu’installation, les vidéos individuelles sont arrangées sous la forme d’un montage. Ce montage permet d’avoir une expérience visuelle multi spatial et multi temporelle. Elle offre la multiplication des perspectives autour les déplacements dans les transports publics, elle donne la sensation d’être à Lima. Le mouvement incessant vers l’arrière, et vers le passé ; ces principes temporels sont les principes d’un monde moderne accéléré par le développement des communications et des vitesses de production. Dans ces séquences, l’installation reprend la temporalisation moderne du temps. Elle y retourne. Mouvement en arrière. Mais aussi mouvement en avant. Les vues offertes par le train en mouvement sont deux stratégies esthétiques qui montrent comment le nouveau issu de la logique moderne du progrès s’apparente progressivement et de plus en plus au même. Ne s’agit-il d’un éternel retour ? « L’installation vidéographique est une pratique artistique qui permet d’explorer le temps dans l’espace.126 » Le décalage que la vidéo établit entre le récit visuel et le récit oral est une matérialisation filmique de cette trouée historique dans le temps. Il est constitutif d’un espacement où l’image est en retard dans sa relation avec la voix, où la voix persiste mais sans être reconnue par l’image. Ces entretiens sont mis sous forme de sous-titres avec des projections sur les plans extérieurs de la sculpture centrale. Ici, le système dit oral où l'usager obtient l'information avec une stratégie d’enquête ou une réception orale d’information, de confirmation gestuelle et de perception visuelle pour se renseigner sont mis en évidence. Le sujet commun à tous est donc la sphère des rapports interhumains, qui constitue aussi le milieu dans lequel les œuvres se développent.
124
Ibid., p. 113. Ibid., p. 142. 126 Christine Ross, « La syntaxe de l’installation vidéo chez stan Douglas » dans J. Game, (éd.), Le récit aujourd’hui, op. cit., p. 142. 125
80 Je voudrais souligner certaines phrases qui expliquent la relation entre l’art et la marche. D’abord avec Goldberg et ensuite avec Davila : « Attirés par les possibilités que leur offrent les nouveautés technologiques, de plus en plus accessibles, de plus en plus manipulables aussi, et de plus en plus enseignés dans les écoles d’art, les artistes en font un outil explorant simultanément le réel et le virtuel. Ce cousinage fertile –et parfois incestueux- entre l’art et les avancés de la science, de plus en plus récurrent, rend toute tentative de bilan presque immédiatement dépassé, car le présent est déjà inscrit dans le passé. Plus qu’auparavant, ces installations sont inséparables de l’expérimentation incessante, caractérisant un champ hybride où le visuel et le sonore, l’image et le texte sont inextricablement tissés.127 » « Le marcheur est simultanément celui qui donne un profil à son chemin, ouvre ou trace une voie, et celui qui adapte ce trajet à un contexte, le construit en fonction des accidents et des contraintes du parcours, des événements scandant la progression de ses déplacements, et qui invente un rythme au gré des vicissitudes de la flânerie.128 » « L’artiste avance dans la ville avec sa caméra pour, au gré des rencontres possibles, des faits urbains remarqués, des observations minutieusement ou fugaces opérés, saisir en quelques secondes le mouvement même de l’éphémère. En résulte une addition de visions qui constituent une dérive physique et optique au cours de laquelle des scènes de la vie urbaine (piétons qui circulent, ouvriers qui travaillent, enfants qui jouent, avions qui laissent des traces dans le ciel…) mais aussi les menus événement ou objets de la rue (verre en carton écrasé, poche en plastique sur une selle de vélo, casquette posée sur la lunette arrière d’une voiture, pneu d’un vélo dégonflé…) sont consignés.129 »
127
I. Goldberg, Installations, op. cit., p. 190. T. Davila, Marcher, créer: déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle. Paris, France : Regard, DL 2002, 2002, p. 22. 129 Ibid., p. 55. 128
81 b L’intermédialité et l’illusion du parcours Avec l’installation immersive, il ne s’agit pas de définir les termes du rapport art et réalité, de renforcer la frontière par une limite ostensible comme celle d’un cadre, d’un socle ou d’une scène. Il s’agit d’accepter la frontière en tant que telle c’est-à-dire en tant que lieu de passage qui soit un lieu de vie en devenir130. L'imagination par les biais de l'art fait une concession à ce qui est sensible en employant ses matériels, mais toutefois, il utilise ce qui est sensible pour suggérer la vérité idéale qui est au-dessous. « L’expérience esthétique est une expérience imaginative. Ce fait, associé à une idée fausse de la nature de l’imagination, a contribué à masquer le fait plus général que toute expérience consciente recèle à quelque degré une qualité imaginative. Car si toute expérience s’enracine dans l’interaction de la créature vivante avec son environnement, elle ne devient consciente et ne forme la matière d’une perception que quand elle se charge de significations dérivées d’expériences antérieures. L’imagination est la seule porte par laquelle ces significations peuvent se frayer un accès à une interaction en cours ; ou mieux, comme on vient de le voir, l’ajustement conscient entre ancien et le nouveau est imagination. L’interaction entre l’être vivant et son environnement se rencontre dès la vie végétative et animale. Mais l’expérience déployée n’est humaine et consciente que quand ce qui est donné ici et maintenant s’enrichit des significations et valeurs tirées de ce qui est en fait absent et seulement présent par l’imagination131. » De même, c’est par la présence du spectateur que l’œuvre existe en tant que création plastique : c’est ainsi que la progression du spectateur au sein du parcours intervient également dans la réception de l’œuvre. Les dispositifs (casque, Smartphone) jouent un rôle de deuxième peau qui nous permettent d’entrer dans une réalité alternative, celle qui se déroule dans l’écran. Il est admis que les fictions traditionnelles sont susceptibles de modifier en profondeur l’état d’esprit et, en définitive, les croyances réelles sur le monde pour la personne qui accepte d’éprouver le jeu fictionnel. Cette possibilité de transformation de croyances fausse en croyances vraies par l’intermédiaire d’un faire-semblant, ou la construction de mondes imaginaires, engage donc une action réelle de la fiction sur l’individu, et donc sur son monde132. L'œuvre d'art est évidemment sensible et, toutefois, contient une telle richesse de signification qu’elle est définie comme une incarnation de la logique de l’univers à travers des sens. D’après la théorie, couramment et hors des
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A. Alberganti, De l’art de l’installation: la spatialité immersive. Paris, France : l’Harmattan, DL 2013, 2013, p. 275. J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 441. 132 Bernard Guelton, Les arts visuels, le Web et la fiction (Paris: Publications de la Sorbonne, 2009), p. 18. 131
82 beaux arts, ce qui est sensible dissimule et « déforme » une substance rationnelle qui est la réalité derrière des apparences, à auxquels on limite la perception sensible133. « Si un lieu est cette portion d’espace délimité que l’homme habite en l’investissant par des habitudes, des souvenirs et des projets alors un lieu de passage est un non-lieu.134 » Pour Marc Augé, la surmodernité, telle qu’il la nomme, est productrice de non-lieux, c’est-à-dire « d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui n’intègrent pas les lieux anciens.135 Les non lieux se multiplient et nous y passons toujours plus de temps. L’identité, qui est au centre de la notion de lieu, est en cours de construction dans les villes qui ne comptent que quelques générations d’habitant totalement urbains. Parler du lieu, est en cours de construction dans les urbains. Parler du lieu, ce n’est pas seulement dire son évolution historique, c’est à chaque fois réévaluer ce qu’est le lieu pour l’homme. Décrire le lieu à partir de l’homme, et, non, l’homme à partir du lieu. –dire que les lieux tels qu’on les connaissait se sont transformés en lieux autres qui ne répondent plus à une demande identitaire ancienne, n’est pas satisfaisant. La question n’est pas de savoir si les lieux sont en voie de disparition pour laisser la place à un vide de lieux, mais de reposer la question du lieu pour l’homme à la lumière directe, de notre époque, et, diffracté des époques antérieures.136 L’espace-lieu plastique est un espace qui intègre la théâtralité comme un moyen d’immersion pour faire de la présence de l’espace en tant qu’espace, un événement. Le visiteur intériorise la scène dont il est l’acteur principal. La théâtralisation de ce théâtre sans théâtre est un pont jeté entre l’art et le réel 137 . Relativement à la frontière art/réel, on peut faire un parallèle entre l’installation et le documentaire. Les médias, quels qu’ils soient, utilisent ce moyen pour construire une réalité d’apparence réelle. « Comme l’espace, l’image jouit d’une objectivité et d’une neutralité que les médias n’ont de cesse d’entretenir.138 » L’installation fait signe en direction d’une esthétisation de l’espace de la vie quotidienne que la sociologie et l’anthropologie pourraient approfondir à partir de notions d’immersion, d’immersivité, de distanciation et de subjectivation. « L’œuvre d’art est donc un défi lancé à l’accomplissement, au moyen de l’imagination, de la part de celui qui en fait l’expérience, d’un acte identique d’évocation et d’organisation.139 »
133
John Dewey, El arte como experiencia (1980), trans. by Jordi Claramonte ([n.p]: Paidos, 2008), p. 292. A. Alberganti, De l’art de l’installation, op. cit., p. 311. 135 M. Augé, Non-lieux: introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Seuil, 1992, p. 100. 136 A. Alberganti, De l’art de l’installation, op. cit., p. 313. 137 Ibid., p. 383. 138 Ibid., p. 369. 139 J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 444. 134
83 c Vidéo comme dispositif d’immersion Avec les technologies numériques, l’artiste peut organiser des situations immersives. Selon Alberganti, la notion d’immersion serait le paradigme de la relation esthétique de l’homme contemporain à l’espace de l’art, aussi bien qu’à l’espace urbain : « Si l’immersion est l’acte par lequel un corps est plongé dans un milieu alors nous pouvons définir l’immersivité comme la capacité d’un corps-sujet à s’immerger dans un espace qu’il crée par son mouvement propre. –le concept d’immersivité rend compte de la qualité d’un espace à exister par immersion et par émersion d’un corps-sujet. Cette conception renouvelle fondamentalement le rapport corps/espace140. » Le dispositif immersif induit chez le visiteur des tactiques d’appropriation d’un espace autre qu’il peut exporter dans l’espace urbain abstrait pour le détourner et le subvertir. L’installation est un récit plastique d’espace qui permet de s’installer sur la frontière entre le donné et le possible pour la déplacer patiemment et durablement141. « Avec la vidéo, et plus généralement, avec les nouveaux médias, on constate que l’image mobile employé dans les installations peut contribuer à éclater l’espace, à le multiplier. Sa force est dans sa capacité de produire des déplacements visuels autonomes ou conjoints aux mouvements du spectateur, afin que l’expérience physique soit différente de celle d’un regard dirigé vers le récepteur ou l’écran.142 » L’installation immersive est imprégnée d’une esthétique basée sur le fait qu’elle propose, non plus un objet à contempler et à analyser à distance, mais un dispositif à habiter physiquement. Cette implication totale du corps dans le dispositif immersif qui sollicite tous les sens en vue d’une perception globale de l’espace est à mettre sous le régime de la croyance 143. L’écran est source d’expérimentation visuelle, où nous pouvons manipuler et réguler le regard. Goldberg, en citant à Lacan, explique que « certaines œuvres d’art peuvent viser au trompe-l’œil, mais toute œuvre d’art aspire à dompter le regard144. » Ruffel explique comment les narrations documentaires partagent les préoccupations de l’art contemporain, du cinéma documentaire et des sciences sociales soucieux d’agencer la complexité du réel. Dans une installation « Même un son isolé est beaucoup plus fort et profond qu’un son accompagné d’une image.145 » Ce que l’on comprend de la musique dépend de ce qui est vu sur
140
A. Alberganti, De l’art de l’installation, op. cit., p. 131. Ibid., p. 371. 142 I. Goldberg, Installations, op. cit., p. 194. 143 A. Alberganti, De l’art de l’installation, op. cit., p. 361. 144 H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 176. 145 Nam June Paik entretien à Paris, le 29 Mai 1992 dans D. Charles, A. Broniarski, Le sonore et le visuel: intersections musique-arts plastiques aujourd’hui. éd. par J.-Y. Bosseur. Paris, France : Dis voir, 1992, p. 141. 141
84 l’écran et de la façon dont l’espace est habité. C’est ainsi que l’utilisation de la musique pour structurer le travail, pour mettre en mouvement, dans le double sens de déplacer et d’émouvoir. Jean-Marie Schaeffer, dans Quelles vérités pour quelles fictions? explique que, à différence du mensonge, la feintise fictionnelle a pour fonction d’amener le récepteur à s’immerger sans qu’il prenne ce monde fictionnel pour le monde réel : un univers de fiction ne demande pas à être validé en termes logiques146. Il existe, alors, une manière de concurrence entre représentation de l’espace fictif et perception de l’espace réel147. Ces intrigues favorisent l’immersion mais les dispositifs sont aussi capables de renforcer cette sensation : l’usager s’identifie à la caméra, aux écouteurs et plus généralement au dispositif technologique, il fusionne avec un regard et une écoute, il vient occuper un autre corps, celui de la voix off qui est difficile à localiser. L’expérience articule trois espacetemps : le monde réel, le monde virtuel et la voix. L’écran permet de parfaire l’illusion perceptuelle, l’immersion totale du spectateur dans l’image, une navigation du regard et du corps, comme à travers une fenêtre, au-delà de l’écran, dans un monde virtuel148. Aujourd’hui, l’écran est omniprésent, il se multiplie dans le monde réel lui-même, qui se trouve ainsi, non pas réduit, mais augmenté. L’opposition entre le virtuel et le réel, entre l’immersion et le dialogue, entre l’image-représentation et l’image-instrument, entre la fenêtre et le panneau de contrôle, ne tient plus: l’écran est à la fois l’un et l’autre, l’immersion est toujours dialogique, l’instrument est nécessairement une représentation et le réel est traversé de virtualités. L’immersion fictionnelle fait que l’individu s’investit dans ce parcours, même au niveau affectif, à tel point qu’on a une empathie fusionnelle avec l’installation artistique. Pourtant l’œuvre n’arrive pas à nous tromper ; nous sommes conscients de la réalité qui nous entoure. Ces « effets de leurre », tel que Schaeffer les définit, sont des faits fonctionnels149 dans une immersion artistique. Selon Olivier Asselin, le dispositif technologique dans l’installation agit comme une enveloppe corporelle150. Certains ingrédients fictionnels sont tangibles : la progression narrative, les actions des personnages, l’accompagnement musical, l’événement – accident. Tout cela est conçu et imaginé à la fois pour l’élaboration des films et celui du dispositif dans son ensemble. La situation d’immersion fictionnelle propre à chaque film agit sans difficulté, et pourtant le processus global et
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J.-M. Schaeffer, « Quelles vérités pour quelles fictions ? ». L’Homme. 1 juillet 2005, vol. 175-176, no 3, p. 23. C. Montalbetti, La fiction. Paris : Flammarion, 2001, p. 230. 148 Olivier Asselin, Alain Depocas and Chantal Pontbriand, 'Écrans numériques', Parachute, 2004. 149 C. Montalbetti, La fiction, op. cit., p. 232. 150 Olivier Asselin, 'Un cinéma-peau. La question de l’immersion dans les promenades de Janet Cardiff' < HYPERLINK "http://lrcm.com.umontreal.ca/dufresne/COM7162/Asselin_Un%20cinema-peau.pdf%20" http://lrcm.com.umontreal.ca/dufresne/COM7162/Asselin_Un%20cinema-peau.pdf > [accessed Novembre 2014] 147
85 le dispositif d’ensemble sont susceptibles de les mettre à distance. D’où à nouveau, cette question récurrente d’une tension entre l’immersion fictionnelle et l’expérimentation artistique. Comme le décrit Bernard Guelton dans l’ouverture du colloque Les Arts visuels, le web et la fiction, au début, l’interaction du spectateur se fait par une absorption ou d’une immersion dans l’œuvre et, dans un deuxième temps, un autre type d’interaction intervient qui consiste à confronter mentalement cette œuvre avec d’autres du même genre ou à un modèle. C’est ainsi qu’on l’identifie en tant qu'œuvre d’art151. L’espace d’exposition se déploie entre parole et écoute, il devient un espace symbolique, une installation dépourvue d’objets. « L’artiste d’une installation immersive ne cherche pas à isoler, à abstraire et à placer à distance le visiteur de son environnement, mais au contraire à le lier à celui-ci. Le visiteur s’approprie de l’espace et l’actualise par sa présence.152 »
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B. D. de la publication Guelton, Centre d’études et de recherches en arts plastiques, Les arts visuels, le web et la fiction: colloque, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,. Paris, France : Publications de la Sorbonne, 2009, p. 18. 152 A. Alberganti, De l’art de l’installation, op. cit., p. 288.
86 d Document ou fiction ? Le souvenir, entre fiction et réalité Le témoignage est-il subjectif ? Entre ce qui est dit et ce qui est compris, entre l’événement et sa réinterprétation, entre ce qui est vu et ce qu’on a cru voir, entre ce qu’on a entendu et ce qu’on a senti, entre ce qui se passe dans le processus d’importation et d'exportation des biens, des gens, des idées… il existe des espaces vides, prêts à jouer un rôle dans l’élaboration d’une fiction. Il n’y a aucun témoignage définitif, et bien c’est le triomphe des caméras (de surveillance) contre le récit d’un simple témoin et sa mémoire brouillée. Dans ce cas, la fiction est vue en tant que formatrice et pas comme une invention arbitraire. Ricœur, dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, se demande s’il ne nous reste que la mémoire pour assurer la réalité de nos souvenirs. « Nous disons maintenant : nous n’avons pas mieux que le témoignage et la critique du témoignage pour accréditer la représentation historienne du passé153. » De même, Olivier, dans Le sombre abîme du temps, affirme que l’histoire est aussi une connaissance du passé qui «se noue dans la rencontre, ou dans la mise en relation, d’événements fondamentalement discontinus. L’oubli et l’absence créent ce hiatus qui est nécessaire à l’association, ce manque qui nourrit le sens 154 . » Il continue en expliquant que la mémoire fonctionne d’une forme paradoxale puisque le processus de mémorisation est directement lié à l’oubli. La fragilité du souvenir se fonde sur l’absence de ce qui n’a pas été enregistré. Par conséquent, la mémoire n’existe que par le manque du passé qui a disparu155. Finalement, Olivier cite Freud, qui affirmait que la mémoire fonctionne comme un palimpseste : « tout nouvel épisode de la construction de la mémoire fonctionne comme une réécriture ou une réinterprétation des dépositions antérieures en place156 ». Nous pouvons voir que le sens de la mémoire peut changer à chaque nouvelle couche. Dans Combi 2, il s’agit de la construction d’un récit historique en voie de déconstruction, tout comme la disparition de ces véhicules. C’est un récit concerné non pas tant par le passé (mouvement en arrière), comme catégorie isolable du présent et du futur, que par le possible de l’histoire (mouvement en avant). La projection en boucle dévoile cette temporisation moderne : le passé est répétitivement mis à distance pour être remplacé par un présent qui devra à son tour s’effacer au nom du futur présent. Nous pouvons apercevoir une rupture de la continuité historique, un décalage entre le vu et le raconté, explicite dans l’œuvre. Dans Apagones, l’imagination intervient
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P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 364. L. Olivier, Le sombre abîme du temps, op. cit., p. 261. 155 L. Olivier, Le sombre abîme du temps, op. cit., p. 200‑201. 156 Ibid., p. 213‑214. 154
87 pour combler les manques, prolonger la construction manifestée par l’organisation des mots dans l’espace. La fiabilité des témoignages est questionnée dans mes travaux, surtout dans Apagones, vu que les participants parlent des événements qu’ils ont vécus pendant leur enfance. L’association des idées dans un récit oscille entre mémoire et imagination. Ricœur la décrit comme un court-circuit : « C’est sous le signe de l’association des idées qu’est placée cette sorte de court-circuit entre mémoire et imagination : si ces deux affections sont liées par contigüité, évoquer l’une –donc imaginer -, c’est évoquer l’autre, donc s’en souvenir. La mémoire, réduite au rappel, opère ainsi dans le sillage de l’imagination.157 » Le côté réel des différents témoignages se manifeste dans la répétition des souvenirs. Chaque personne a été interrogée individuellement et des objets évoqués, par exemple une bougie dans le cas d’Apagones, témoigne des attitudes face aux coupures d’électricité.
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P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 5.
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7
La mémoire du spectateur
a L’expérience spectatorielle Déjà, au le début du siècle dernier, Dewey définissait l’art comme expérience. Il prenait en compte la notion d’expérience humaine en général, constituée de contextes historiques, sociaux et politiques. « En définissant l’art comme expérience, on se donne les moyens d’accorder à ces contextes l’attention qu’ils méritent, au lieu d’enfermer l’esthétique dans un formalisme étroit158.» Selon Giorgio Agamben dans son essai Enfance et histoire, il explique que l’expérience, lorsqu’elle se présente spontanément, s’appelle hasard, et expérimentation lorsqu’elle est expressément recherchée. « Suivre l’ordre véritable de l’expérience, c’est commencer par allumer la lampe; puis tenter d’aller de l’avant, en partant de l’expérience bien ordonnée et bien mûre, au lieu de suivre à rebours l’expérience désordonnée ; il s’agit de déduire les axiomes avant de procéder à des nouvelles expérimentations159. » » Cette décision et volonté se trouvent dans la création artistique, dans son caractère artificiel. Dans Diablillos, la proximité intense et intensificatrice des médiateurs de l’ombre pose ainsi son empreinte sur l’expérience, non sans doute en fermant pleinement le sens, mais en la nourrissant d’affects qui, à leur tour, se répandent dans le théâtre. Les œuvres d’art créent des expériences qui nous invitent à observer de manière active, en déchiffrant la nature de l'espace et la relation qui est établie avec l’imagination et la pensée. En ce sens, la participation du spectateur dans l'atmosphère créée est non seulement physique et sensorielle mais aussi intellectuelle. Dans Combi, à travers une utilisation critique et expérimentale du son et de la voix en combinaison avec des éléments narratifs, scéniques et visuels, les artistes créent des installations multimédia enveloppantes où ils explorent comment se configure notre perception de la réalité. Dans ces installations, sans renoncer à la rigidité conceptuelle ni la recherche métalinguistique, l’installation arrive à produire des ambiances évocatrices dans lesquelles une participation active et directe des spectateurs est possible. Le temps, le récit et le sujet sont constamment reconfigurés.
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J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 19. G. Agamben, Y. Hersant, Enfance et histoire, op. cit., p. 31.
89 Combi 1 et Combi 2 interrogent, déplacent et subvertissent la frontière entre l’art et la vie plus qu’elle ne la profane et la transgresse. Ce déplacement est en fait une façon de lui donner un relief particulier et de la réinventer. D’après Alberganti, l’expérience du spectateur dans une installation artistique n’est pas de nature contemplative mais perceptive160. De cette manière, l’œuvre se projette sur le corps du visiteur pour qu’il perçoive l’espace différemment. Il décrit l’installation immersive ainsi : « L’installation immersive, avant d’être perçue comme un espace, est vécue comme un lieu. Elle est un chemin qui mène du lieu à la spatialité. Elle est un dispositif qui donne forme à un être-dans. En ce sens, elle inaugure un dedans de l’œuvre d’art, un envers de l’espace pour l’homme contemporain en perpétuel exil dans le monde. Le paradoxe apparent est qu’elle fait de cet exil le lieu même de son habitation161. »
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A. Alberganti, De l’art de l’installation, op. cit., p. 172. Ibid., p. 202.
90 b Spectateur local vs spectateur étranger Peter Geschiere remarque que « autochtone » et « indigène » sont des mots qui proviennent de la Grèce antique et qui semblent être très proches. Autochtone rappelle à l'esprit la notion antique que l'homme est né de la terre, du sol. Indigène veut dire littéralement « né à l’intérieur » avec la connotation en grec d'être né «dans la maison»162. Ainsi, les deux notions inspirent des discours semblables sur la nécessité de préserver les terres anciennes contre les étrangers qui nuisent ce patrimoine. Ils réservent aux premiers arrivés des droits à une protection spéciale contre les immigrés qui arrivent plus tard. Néanmoins ces deux termes ont suivi des trajectoires très éloignées et ils ont un impact différent sur la notion de l’appartenance aujourd'hui. Selon Ricœur, l’identité a un caractère fragile : « Qu’est-ce qui fait la fragilité de l’identité ? Eh bien, c’est le caractère purement présumé, allégué, prétendu de l’identité. […] Qui suis-je ? Réponses en « quoi », de la forme : voilà ce que nous sommes, nous autres. Tels nous sommes, et pas autrement. La fragilité de l’identité consiste dans la fragilité de ces réponses en quoi, prétendant donner la recette de l’identité proclamée et réclamée. Le problème est ainsi reporté d’un degré, de la fragilité de la mémoire à celle de l’identité.163 » La plupart des habitants latino américains pensent aux peuples indigènes comme d'autres qui vivent dans des régions éloignées et dont les cultures peuvent seulement survivre s'ils reçoivent une protection spéciale. Pourtant l'attribut d'autochtone est revendiqué par des groupes importants dans les grandes villes à l’intérieur de ces pays. Ce terme met ainsi en évidence l'obsession avec l'appartenance et l'exclusion d'étrangers (de migrants de province dans ce cas). Geschiere indique que l’autochtone est devenu un des problèmes majeurs dans la politique quotidienne dans le monde entier, tant au Nord qu'au Sud164. L’interaction entre l’installation artistique et le spectateur peut se voir dans deux sens : soit le spectateur a une culture différente a celle des individus montrés dans l’œuvre, soit les spectateurs sont proches des situations montrées. L’objectif de mes travaux est d’accroitre l’expérience du spectateur, au delà de sa proximité ou de son ignorance concernant la ville de Lima. D’après Dewey « L’art lui-même a pour fonction morale d’extirper les préjugés, de faire tomber les écailles qui
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Peter Geschiere, « Autochthony: local or global? » dans U. Freitag, A. von Oppen, (éds.), Translocality: the study of globalising processes from a southern perspective. Leiden The Netherlands, Pays-Bas, 2010, p. 207. 163 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 98. 164 Peter Geschiere, « Autochthony: local or global? » dans U. Freitag, A. von Oppen, (éds.), Translocality, op. cit., p. 208.
91 empêchent l’œil de voir, de déchirer les voiles déposés par les habitudes et les traditions, de perfectionner la faculté de percevoir.165 » Actuellement, nous vivons dans un monde où le nomadisme est généralisé. Les touristes essaient de « voir » comment est le monde. Dans Combi et Combi 2, le transport constitue une découverte pour le spectateur. Au delà du voyage, l’idée c’est de fraterniser avec les témoignages de ceux qui ont vécu la situation présentée. L’un des termes qui me semblent essentiels au moment de penser à la relation entre l’œuvre d’art et le spectateur dans mon travail, est le Gestalt. Bateson et Ruesch le définissent ainsi : « Le terme Gestalt s’applique aux visions que les gens ont des choses, aux idées qu’ils se font les uns sur les autres ; il inclut les dimensions et les détails organisationnels de ce genre de perception ainsi que la prise de conscience du contraste entre ce qu’on observe et son contexte166 » Même si Gestalt implique la perception de l’observateur, les auteurs expliquent que nous pouvons retrouver l’influence de cette Gestalt dans les formes que les hommes donnent aux objets qu’ils fabriquent, ainsi que dans la nature des relations humaines. En conséquence, quand l’anthropologue étudie une culture, ou quand un artiste s’approche à ce type de recherche, il peut s’attendre à rencontrer les conséquences de cette perception. Ce concept se manifeste dans les aspects matériels de la culture mais aussi dans les relations sociales au sein d’un groupe donné. Une pratique artistique est alors spécifiquement ouverte. L’œuvre se multiplie et modifie sa nature au fur et à mesure qu’elle interagit avec le public. Selon Deleuze et Guattari, « les multiplicités sont définies par l'extérieur, par la ligne, la ligne de fuite ou de déterritorialisation selon laquelle elles changent de nature et se connectent avec d'autres multiplicités167 ». Nous pouvons comprendre une pratique artistique comme une sorte de multiplicité. Et le public, étranger à cette culture, fait partie d’autres multiplicités qui vont comprendre l’œuvre selon leurs propres critères. La mémoire des autres devient la mémoire du spectateur dans l’installation artistique. La perception de l’ouvre oblige le spectateur à faire un effort mental, à avoir une mémoire réfléchie, à se rencontrer luimême dedans.
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J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 520. G. Bateson, J. Ruesch, Communication et societe. Paris : Éditions du Seuil, 1988, p. 181. 167 G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux. Paris, France : Ed. de Minuit, impr. 1980, 1980, p. 10. 166
92 Dans Le musée des accidents, Paul Virilio se demande si l’histoire générale a subi un nouveau type d’accident, l’accident de sa perception de visu –une perception « cinématique » et bientôt « numérique » qui modifie son sens, sa rythmique coutumière, celle des éphémérides ou des calendrier, autrement dit, celle du temps long au profit du temps ultracourt de cette instantanéité télévisuelle qui révolutionne notre vision du monde168. La grande puissance des images et leur flux est ici utilisée pour insérer une fiction dans un dispositif. Et pourtant, Virilio dénonce le danger de la tyrannie de la synchronisation liée à la globalisation, car ce « temps réel » d’une interaction forcée remplace « l’espace réel » de l’action et de sa libre réaction dans l’étendue d’un monde ouvert169. Dans mes travaux, le jeu de voix versus pensée et le décalage image versus réalité, nous rendent sensibles à la fragilité et à la singularité de notre point de vue vis à vis des médias. L’installation Combi nous permet d’expérimenter le quotidien de la ville de Lima et de prendre conscience que tous les événements qui ont été vécus là bas, sont devenus présents malgré le décalage entre le récit et les séquences vidéo.
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P. Virilio, Fondation Cartier pour l’art contemporain., La pensée exposée: textes et entretiens pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Arles; Paris; Québec : Actes Sud ; Fondation Cartier pour l’art contemporain ; Leméac, 2012, p. 103. 169 Ibid., p. 141.
93 c Rencontre de cultures De quoi il y a-t-il souvenir ? De qui est la mémoire ? Le dispositif de la cabine dans laquelle une personne est invitée à pénétrer seule, sa proximité avec ces visiteurs curieux, incite à réfléchir à la notion de l’inconnu et à sa pertinence au regard de l’installation. La spécificité commune aux monstres, quelles que soient leurs propres particularités, est qu’ils s’écartent des normes généralement admises, qu’ils étonnent ou effraient. Leur monstruosité réside en partie dans le décalage entre leur apparence et leur vraie nature. De même, nous ne savons rien du visiteur qui parcourt l’exposition, il est protégé par son rôle. « Il est extrêmement difficile d’étudier “un’’ public, d’une part, parce que “le’’ public est imprévisible et, d’autre part, parce qu’il est souvent extrêmement hétérogène170». « Chaque culture possède sa propre individualité et un modèle qui relie ses parties entre elles. Néanmoins, quand l’art d’une autre culture s’inscrit dans les attitudes qui déterminent notre expérience, une véritable continuité est opérée. Notre propre expérience, de cette façon, ne perd pas son individualité mais elle adopte et allie des éléments qui élargissent sa signification171. » « Deuxième cause de fragilité, la confrontation avec autrui, ressentie comme une menace. C’est un fait que l’autre, parce que autre, vient à être perçu comme un danger pour l’identité propre, celle du nous, celle du moi. On peut certes s’en étonner : faut-il donc que notre identité soit fragile, au point de ne pouvoir supporter, de ne pouvoir souffrir, que d’autres aient des façons différentes de nôtres de mener leur vie, de se comprendre, d’inscrire leur propre identité dans la trame du vivreensemble ? C’est ainsi. Ce sont bien les humiliations, les atteintes réelles ou imaginaires à l’estime de soi, sous les coups de l’altérité mal tolérée, qui font virer de l’accueil au rejet, à l’exclusion, le rapport que le même entretient à l’autre172. » Troisième cause de la fragilité, l’héritage de la violence fondatrice. C’est un fait qu’il n’existe pas de communauté historique qui ne soit née d’un rapport qu’on peut dire originel à la guerre. […] Les mêmes événements se trouvent ainsi signifier pour les uns la gloire, pour les autres humiliation. […] Reste à montrer par quel biais les formes de mésusage de la mémoire peuvent se greffer sur la revendication d’identité dont on vient de montrer la fragilité propre173. »
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J.-P. Esquenazi, Sociologie des publics. Paris, France : Ed. La Découverte, impr. 2003, 2003, p. 81. J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 537. 172 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 99. 173 Ibid. 171
94 En tant qu’installation, les vidéos sont arrangées sous la forme d’un montage. Cela permet d’avoir une expérience multi-spatiale et multi-temporelle. Le montage offre une multiplication des perspectives d’une façon simultanée. Les connexions par l’ordre de la comparaison des systèmes de transport depuis ce qu’on perçoit comme habitude liménienne et que ce que la spectateur avait déjà comme habitude : l’installation permet d’avoir une perception élargie des déplacements au quotidien. Le public alors expérimente les vidéos comme des rencontres avec les voix off qui parlent du sujet au même temps qu’ils font un parcours. L’assemblage de parcours introduit des multiples possibilités de percevoir le transport public à Lima vu que les vidéos et les voix sont des fragments. Il n’y a pas qu’une seule route ni un seul point de vue, les fragments ne sont pas de même longueur, les possibilités narratives se multiplient car ils sont montrés au même temps dans l’espace d’exposition. Les voix expriment l’espoir d’un possible changement dans le transport, mais toujours avec des doutes car les différentes gouvernements ont déjà promis un changement qui n’est jamais arrivé. Ce groupe de vidéos explorent les perceptions d’une ville toujours en construction. Alors que j’essaie d’aborder ces relations complexes grâce à l'agencement physique de plusieurs écrans et des projections, l’installation va au-delà les formes de montage séquentiel normalement vu dans les documentaires ethnographiques qu’on peut trouver sur la ville de Lima. La pièce permet alors au spectateur de voir et d'explorer des connexions entres des multiples expériences de la vie dans des rue qui ne sont pas du tout touristiques, avec des situations parfois inattendus des usagers dans le véhicule, dans la rue ou des voix qui décrivent leur propre expérience et des anecdotes en décalage avec ce qui est montré dans les vidéos. L’installation est capable ainsi de rendre visible des processus culturels qui se dévoilent en parallèle, mélangeant passé, présent (de la vidéo) et un possible futur : des mondes séparés mais simultanés. La tâche du spectateur est d’imaginer le lien entre ces récits et ce qu’il ressent en regardant les parcours vers une analyse des processus politiques, des conditions économiques et les décisions de que les usagers doivent faire au quotidien.
95 d Expérimenter l’ailleurs Pour expérimenter l’ailleurs dans une œuvre d’art il faut prendre en compte la notion de déplacement. Topologie et traduction sont des pratiques liées a cette notion : certaines caractéristiques des objets en déplacement peuvent rester, d’autres se perdent. Pour définir la topologie, Pierre Huygue explique que celle-ci « se réfère à un processus de traduction. Lorsque vous traduisez, vous perdez quelque chose qui était contenu dans l’original. Dans une situation topologique, à l’inverse, vous ne perdez rien ; c’est la déformation du même174. » Il explique que la topologie est comme le pli d’une situation. C’est une manière de traduire une expérience sans la représenter. L’expérience sera équivalente, mais sera toujours différente. La présence du spectateur active le dialogue entre lui-même et l’installation artistique. Dewey explique que l’œuvre d’art doit concentrer et développer une expérience immédiate : «En d’autres termes, le matériau élaboré de l’expérience esthétique exprime directement les significations évoquées sur le mode imaginaire ; il ne se limite pas, comme le matériau imbriqué par la machine dans de nouveaux rapports, à produire des moyens permettant de mener à bien des intentions dépassant l’existence de l’objet. Et dans le même temps les significations convoquées, combinées et intégrées de manière imaginative sont incorporées dans une existence matérielle qui interagit ici et maintenant avec le soi175. » Mes travaux ont pris en compte le contexte péruvien de certains événements dans une perspective sociale. Les installations encouragent l’intervention non seulement des spectateurs, mais surtout des habitants que j’ai choisi pour créer un dialogue culturel. Goldberg décrit que, « dans une volonté de coller au réel, les créateurs empruntent le langage et les thèmes à un mode de communication sociale, à la recherche de la plus large audience (migration, frontières, chômage, crise économique, environnement, rapports Nord/Sud, globalisation). Ils obligent les spectateurs à une confrontation avec les objets familiers, à un engagement sensoriel, affectif, conceptuel, tout en leur offrant les outils pour les regarder différemment. Leur pratique revêt les allures d’une auto-ethnologie ou d’une ethnographie critique et ironique176. »
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Rosalind Krauss, A voyage on the North Sea. Art in the Age of the Post-Medium Condition, Londres, Thames&Hudson, 1999, p.12 dans N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 158‑159. 175 J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 443. 176 I. Goldberg, Installations, op. cit., p. 228.
96 L’installation constitue ainsi un espace critique des modes de fonctionnement de notre monde, à différents niveaux. Dans mes installations vidéo Combi 2 et Apagones, les récits font écho à l’espace dans lequel les témoins se déplaçaient, et aussi aux difficultés qu’ils affrontent ou ont vécu au quotidien. Lima est montrée alors depuis le point de vue d’une artiste qui a vécu une période de violence cachée : par les médias, par la lenteur des transport publics, par la peur de ses parents. D’ailleurs, Goldberg, en parlant des artistes qui travaillent sur le sujet du conflit israélo-palestinien, explique que « les propositions politisées que ces installations ont mis en évidence, peuvent fonctionner à l’intérieur de la galerie comme dans la sphère publique et engager un dialogue avec le contexte historique d’un site toujours sous tension177. » Dans un entretien à Kader Attia, il dit : « Je me méfie beaucoup des espaces d’exposition. C’est l’exposition elle-même qui doit devenir une œuvre, elle crée une ergonomie de l’espace pour le spectateur. L’artiste doit décider s’il veut faciliter le déplacement du spectateur ou le mettre mal à l’aise et lui poser des problèmes. Contrairement aux apparences, même le « white cube » est très malléable, c’est un espace qu’on peut malaxer178. » Plus qu’aucun autre sens, la vision s’échappe au dehors et s’écarte de son lieu d’exercice alors que l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat mêlent leur « dehors » à leur « dedans » et s’exercent entièrement dans un chiasme et dans une résonance de l’un sur et de l’autre. L’œil est comme perdu pour la vision parce qu’il est projeté et comme expulsé en elle ; il ne peut pas se voir et pourtant ce qu’il veut voir c’est la vision c’est sa vision179. » La question du réalisme, celle de l’envahissement du champ du savoir par les sciences sociales, de l’influence du cinéma documentaire sont des questions essentielles de notre époque. Elle intègre en son sein des textes d’origines diverses et combine des régimes sémiotiques. Elle produit ainsi simultanément un effet de document et un effet de réel. Un réel connu, mais que l’œuvre reconfigure. L’auteur est celui qui les compile, les analyse et les intègre dans un récit. « D’où une tendance certaine à l’exposition de soi, pour ne pas dire à un certain exhibitionnisme, de l’enquêteur qui vient assurer l’agencement du divers.180 » non plus des actions mais des signes du monde.
177
Ibid., p. 292. Jean-Louis Pradel, Entretien Y. Aupetitallot, T. Pratt, Musée d’art contemporain[et al.], Kader Attia:, Musée d’ art contemporain de Lyon, 15 Juin-13 Août 2006 ; le MAGASIN, centre national d’ art contemporain de Grenoble, 21 Octobre 2006-7 Janvier 2007]. Zurich, Suisse : JRP Ringier, 2006, p. 61. 179 J.-L. Nancy, L’autre portrait, op. cit., p. 30. 180 Lionel Ruffel, « Narrations documentaires: un art contemporain de la syntaxe littéraire » dans J. Game, (éd.), Le récit aujourd’hui, op. cit., p. 33. 178
97 Combi montre la banlieue de Lima comme une partie de la ville encore en formation. L’œuvre produit une tension entre la disposition d’illusion mimétique, représentative de l’expérience du parcours et la matérialité de la cabine bricolée (comme ce qui arrive avec ces véhicules utilisés pour un service de masse alors qu'ils n'étaient pas conçus pour cela) dans l’espace d’exposition. Des longs plans-séquences reproduisent une relation quasi-naturelle entre l'espace et le temps, en créant une sensation immersive de déplacement devant l’écran malgré la vision partielle de chaque point de vue. Les vidéos sont structurées en boucle, narrant le parcours d’un seul voyage depuis la banlieue nord vers le centre-ville. Même si ces clips ne montrent pas un parcours progressif, ils suivent une séquence temporelle compréhensible. L’installation aussi permet un déplacement sans soudure entre deux formes de réception : une immersion vers le déplacement montré dans la vidéo et le récit avec des descriptions parfois en décalage ou contradictoires avec ce qu’on voit. Le spectateur doit mettre ensemble les deux points de vue perçus de forme réflexive. Cette partie a montré comment les installations vidéo aux écrans multiples de la série Combi s’approchent et se différencient des méthodes ethnographiques de représentation. D’un côté, ces installations demandent d’une présence physique dans l’espace d’exposition comme un élément important dans le travail plastique, parce que les écrans nous emmènent vers des rencontres empathiques avec les voix enregistrées. D'un autre côté, l’installation des écrans multiples décentralise la subjectivité du spectateur, car la multiplicité des points de vue et des fragments parfois inversés provoquent une sensation de désorientation. Ainsi la présence centrale du spectateur est subjectivisé vers une expérience du décentralisé. On pourrait même imaginer un parallèle entre ces points de vue fracturés et le décalage entre ceux qui ne connaissent que ces minibus et ceux qui ont toujours profité du réseau de métro. « Lévi-Strauss parle de deux processus de connaissance du réel. Le premier est celui de la science qui opère par division, par analyse, par extraction ou abstraction des parties pour reconstituer le tout. Le second est un processus de réduction de la réalité à une échelle qui nous permet de nous l’approprier physiquement. 181» L’art, en général, réduit l’échelle de ce qu’il représente par rapport aux dimensions réelles. C’est ainsi qu’Alberganti analyse le potentiel de l’installation de créer une immersion. « L’espace immersif est d’une autre nature que l’espace vécu par le visiteur dans la vie courante mais elle est quand même dépendante de l’espace-vécu par le corps-sujet. »
181
A. Alberganti, De l’art de l’installation, op. cit., p. 143.
98 Alberganti remarque qu’« il ne s’est pas agit de copier des principes appartenant à une autre culture mais de s’en inspirer pour les faire vivre ailleurs, ce qui est au fond le processus naturel impliqué dans tout contact entre cultures différentes mais dont la reconnaissance n’est pas toujours aisée.182 » L’installation invente des lieux virtuels dans la recherche des mécanismes d’expérimentation de la perception de l’espace. «Le lieu relie l’espace en soi à l’espace pour le sujet. Il est le pont entre l’espace te qu’il contient le sujet et l’espace tel que le sujet le contient. L’espace, à travers le lieu, n’existe pour l’homme qu’en tant que celui-ci le perçoit, ou le conçoit, et, de cette façon, l’investit de sens. L’installation va s’attacher à explorer les mécanismes qui président la construction de ce sens.183 » « Le pays natal et l’exil se rejoignent, se superposent et se juxtaposent dans la langue, comme demeure du poète. Cette demeure est cependant la plus ambigüe et la plus paradoxale qui soit, puisqu’elle ouvre sur un monde symbolique, et, ce faisant, ferme tout accès direct au monde. La langue est bien la limite absolue qui sépare le dedans du dehors. Elle est le lieu à partir duquel tous les lieux se bâtissent184. » Avec l’art de l’installation, la fusion entre le support et l’œuvre est portée à son comble, et la vie de l’espace est alimentée par le temps du parcours du visiteur. « L’artiste construit l’espace de son œuvre autours d’un temps virtuel qui prend vie en s’actualisant par la présence du visiteur185. » Le temps et l’espace investissent aussi bien l’extériorité du monde que l’intériorité de notre pensée dans ce qu’elle a de plus intime.
182
Ibid., p. 145. Ibid., p. 155. 184 Ibid., p. 162. 185 Ibid., p. 164. 183
99
IV L’ETHNOGRAPHIE REVISITÉE Même si nous trouvons que le tournant ethnographique de l’art contemporain a commencé à la fin du XXe siècle, des œuvres comme le Grand Verre de Marcel Duchamp (1905) ont très tôt montré comment l’art a commencé à questionner sur les conditions et les limites de la connaissance en général. Ces premières tentatives on changé le rôle de la perception du spectateur comme créateur de l’existence de l’œuvre. Dans le cas du Grand Verre « en utilisant une surface transparente pour montrer l’envers du langage et désigner l’extra-rétinien, apparaissent les données d’une modernité dont l’enjeu principal va consister à brouiller, modifier, complexifier l’appartenance des objets, dans un monde où ce sont dorénavant les optiques et les points de vue qui comptent186. » Le rôle du spectateur change la position de l’artiste derrière les créations. Cela peut se voir avec les photographes qui ont inventé le style documentaire : Eugène Atget, August Sander et Walker Evans. C'est avec ce dernier que j'ai découvert les similarités des habitudes des usagers dans les transports publics. Ici et ailleurs, hier et aujourd’hui : la naturalité de ces prises de vue à la volée nous dévoilent la réalité de son époque. « La discrétion, l’anonymat presque de celui qui, devant la simultanéité de la beauté et du tragique rencontrée à chaque pas, sait s'effacer pour lui faire place en un témoignage dès lors aussi criant que silencieux. La photographie de Walker Evans est l’art de l’effacement, un art qui se renonce comme art, pour faire place à une autre nécessité. Or, paradoxalement, c’est surtout par là que ces photos sont belles […] et nous touchent justement comme figures d’art187. » En parlant de la mort de l’exotisme et le devenir de l’anthropologie, Marc Augé déclare que «l’anthropologie a plus que jamais sa place et même qu’elle est une nécessité pour essayer de comprendre ce qui se passe à diverses échelles du monde188. » Aujourd’hui, en tant qu’artiste, je veux travailler en relation et dans le monde où j'habite. Actuellement, au-delà du clivage entre les riches et les pauvres, nous avons conscience d’appartenir au même monde. Augé constate l’urbanisation grandissante et des nouvelles peurs qui sont liées à la conscience de proximité, « parce que dans ce monde où cette planète est pensée comme une, on s’aperçoit tout d’un coup que le voisin est dans un état de dénuement qui peut poser problème, y compris à ceux qui ne sont pas dans l’état de dénuement.» En transposant ce regard sur le tournant ethnographique dans l’art, et la circulation
186
Fondation électricité de France, Espace Electra, Nature (artificielle). Paris : Fondation electricité de France, 1990, p. 13. 187 John E. Jackson, « L’image nue », in Critique, no321, 1974, p. 156 Musée cantonal des beaux-arts, Alfredo Jaar, op. cit., p. 66. 188 M. Augé, Pour une anthropologie de la mobilité. Paris, France : Payot & Rivages, DL 2009, 2009, p. 16.
100 des artistes dans le monde, Marc Augé cherche à attirer notre attention « sur le fait que les définitions consensuelles de l’art global et les lectures positives de la circulation illimitée des artistes peuvent amoindrir notre capacité à discerner les nouvelles formes de racisme qui cohabitent dans l’espace global de l’hospitalité artistique189. »
1
Le voyage et sa documentation
En général, le voyage est toujours une découverte. « L’attention du voyageur se focalise sur le monde réel, tel qu’il est, tel qu’il le surprend, l’émerveille ou suscite son rejet (rarement). Le voyage de découverte, ultérieurement défini comme exotique, prend la forme d’une quête profane d’objets et d’êtres nouveaux qui saturent le récit descriptif. L’espace est considéré en lui-même, pour sa singularité et fait l’objet d’une observation fascinée190. » Aspirer à transmettre un voyage total, c’est respecter une trame événementielle chronologique, c’est fournir un itinéraire et réaliser un tableau des mœurs des peuples rencontrés. La langue se veut précise dans un souci de rigueur et de précision scientifique. Cet art aspire à démontrer la maîtrise de l’espace physique par l’homme : découvrir, connaître c’est alors mesurer le monde. Est artiste le prototype du voyageur contemporain ? Surtout depuis les années 1990, des artistes tels que Francis Alÿs ou Pierre Huyghe, cherchent aussi à modifier l’expérience du regard du voyage au sein même de leurs expositions. Nicolas Bourriaud indique que la question du voyage est omniprésente dans les œuvres contemporaines. C’est ainsi que les artistes voyageurs prennent les formes et objets issus de leurs déplacements, l’iconographie et les méthodes des ethnographes. « Si cet imaginaire naît de la globalisation, de la démocratisation du tourisme et du « commuting », soulignons le paradoxe que constitue cette obsession du voyage au moment de la disparition de toute terra incognita à la surface du globe : comment se faire explorateur d’un monde d’ores et déjà quadrillé par les satellites, dont chaque millimètre est désormais cadastré ? Et plus généralement, comment les artistes rendent-ils compte de l’espace dans lequel ils sont amenés à vivre ?191. » Mais plus récemment, Joaquín Barriendos critique la posture d’auteurs comme Nikos Papastergiadis (Cosmopolitalism and Culture) et Nicolas Bourriaud (Radicant) qui, « en mettant
189
Marc Augé, Les formes de l’oubli, Payot, 1998, p.47 cité dans R. Bessis, M. Augé, Dialogue avec Marc Augé: autour d’une anthropologie de la mondialisation. Paris, France, Hongrie, Italie, 2005, p. 84. 190 Clotilde Jacquemard « Las grandes y estupendas cosas del Mar Océano » dans F. Aubès, F. Morcillo, (éds.), Si loin si près, op. cit., p. 33. 191 N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 125.
101 l’accent sur les capacités exceptionnelles ou virtuoses de la subjectivité artistique migratoire, les deux théories tiennent pour acquis le fait que le territoire esthétique produit par les artistes nomades est radicalement détaché des asymétries géo-épistémiques et des hiérarchies géo-esthétiques produites par le projet occidental moderne/colonial192. » a Le voyage, la marche et ses traces : Francis Alÿs, Cardiff&Miller Francys Alÿs est un artiste d’origine belge installé depuis plus de 20 ans au Mexique. À l’occasion de la disparue Biennale de Lima en 2002, l’artiste et quelques 500 personnes ont littéralement déplacé une montagne pour l’œuvre When faith moves mountains «Quand la foi déplace les montagnes». Il essaie de traduire les tensions sociales dans une œuvre qui brouille l'imaginaire de la ville. Dans cette œuvre, « le récit n'est pas validé par une trace physique ou par un attaché au paysage. C'est presque scénario dans une action, une action dans une fable et une fable dans une rumeur, grâce à la multiplication de ses narrateurs193.» Selon Cuauhtémoc Medina « quand Alÿs a fait cette intervention, il réfléchis sur notre relation avec le domaine public et avec ce problème général qui est l'entropie de la vie économique au quotidien, c'est-à-dire de faire beaucoup d’effort mais de ne parvenir à aucun résultat194.» En outre, au travers des technologies contemporaines, l’œuvre des canadiens Janet Cardiff et George Bures Miller transforme la perception du temps et de l'espace. Le couple est célèbre pour leurs promenades audio guidées, plus connues sous le nom de Audio Walks ou de Video Walks. Cependant, l’origine de cette pratique remonte bien avant de l’invention du walkman. Au XIXe siècle, c’est Baudelaire qui utilise le concept du flâneur pour désigner les artistes observateurs, ensuite repris par Walter Benjamin195. Ses installations recréent des espaces narratifs complexes dans lesquels le public est immergé dans une expérience inquiétante et imprédictible. Ils utilisent des enregistrements sonores, des audio guides, des images en mouvement, ou des éléments sculpturaux. Où nous conduisent les pas des Walks ? Dans The Missing Voice (1999), Londres n'était pas une ville que Janet Cardiff connaissait bien quand elle est arrivée en janvier 1998 pour penser à une
192
Joaquín Barriendos, « Un cosmopolitisme esthétique? De l’effet Magiciens et d’autres antinomies de l’hospitalité artistique globale » dans K. Quiros, A. Imhoff, Parc Saint Léger. Centre d’art contemporain, (éds.), Géo-esthétique:. trad. par K. Cohen, I. Montin et M. Pacouil. Paris, France : B42, 2014, p. 159. 193 Saul Anton, Francis Alÿs, What? Why?, F. Alÿs, C. Medina, When faith moves mountains, op. cit., p. 25. 194 « Codo a codo » dans ibid., p. 97. 195 W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle: le livre des passages. trad. par J. Lacoste. éd. par R. Tiedemann. Paris, France : Éd. du Cerf, 1989, p. 434.
102 œuvre possible196. C'est un travail pour une ville où tout le monde est un étranger – une ville où l'on vient se perdre ou se retrouver ; un endroit où les gens disparaissent chaque jour. Il y a en effet quelque chose de touchant à entendre, des bribes de conversations enregistrées au même endroit, on ne sait pas quand. Puis les promenades détournent notre attention pour la fixer ailleurs. « Il faut plutôt considérer les œuvres de Cardiff comme des hétérotopies. On se souvient que, pour Foucault, le musée était déjà, comme d’ailleurs la bibliothèque et le jardin, une hétérotopie, c’est-àdire un lieu clos qui offre une représentation inversée de l’espace social dans l’espace social luimême. Les promenades de Cardiff proposent peut-être un autre type d’hétérotopie, que Foucault ne pouvait pas prévoir, mais qu’il n’aurait pas renié, en bon borgésien qu’il était : une hétérotopie qui recouvre l’espace social sans pourtant se confondre parfaitement avec lui197. » L'expérience des walks est, avant tout, intense. Elle fait une impression immédiate et enivrante qui est corporelle et mystérieuse 198. Dans ce type d’art, tel que dans les œuvres-brouillards d’Ann Veronica Janssens, « on se trouve soi-même engagé dans ce processus d’expérimentation ; on est dans une expérience personnelle, même si la présence d’autres personnes peut en modifier ou infléchir les conditions […] Enfin, il ne s’agit pas tant d’expérimenter quelque chose que d’explorer le sens de sa propre expérience, dit l’artiste 199. » Ainsi on arrive à accéder à une conscience du corps hors du soi narcissique, un espace fructueux d’une interrogation sur les conditions de possibilité de l’expérience même200. Dans un entretien à Cardiff pendant le développement de l’œuvre The Telephone Call (2001) au SFMOMA 201, elle a comparé ses promenades audio et vidéo, notant que l'audio a « cette façon fluide de se déplacer et d’entrer dans le corps humain de manière subversive […] Comme une voix dans la pensée, qui va droit au fond du cerveau, et je pense que cette façon de parler est très hypnotique». La raison est que le cerveau se concentre beaucoup pour essayer d'aligner la réalité qui est dans l'image vidéo avec la réalité qui est à l'extérieur. Cependant, une promenade sonore qui
196
James Lingwood, 'The Missing Voice: Case Study B', in Le site Officiel de Cardiff & Miller <http://www.cardiffmiller.com/artworks/walks/missing_voice.html> [accessed Décembre 2014] 197 Olivier Asselin, 'Un cinéma-peau. La question de l’immersion dans les promenades de Janet Cardiff' <http://lrcm.com.umontreal.ca/dufresne/COM7162/Asselin_Un%20cinema-peau.pdf > [accessed Novembre 2014] 198 David Capell, On Experience in the Art of Janet Cardiff and George Bures Milller (Thèse), Concordia University, Art History, 2006. 199 M. Massin, Expérience esthétique et art contemporain. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 99. 200 Ibid., p. 100. 201 'Telephone Call', in Site Officiel de Janet Cardiff et Georges Bures Miller <http://www.cardiffmiller.com/artworks/walks/telephonecall.html> [accessed Novembre 2014]
103 utilise des différentes voix peut être une façon de recréer la sensation d'une conversation, mais bien sûr la communication n'a qu’un sens unique, du casque (édité) à l'écouteur202. Les Walks de Cardiff et Bures Miller, à différence de ce qui se passe chez Nauman203 où Graham204, le spectateur ne voit pas à lui-même, bien au contraire : il se trouve envahi par une voix fantomatique qui lui parle et qui postérieurement « remplace » sa conscience (ou essaye de le faire). La perception de soi s’éloigne, guidée par l’écran, ainsi que la perception du temps. À mon avis, la présence de l’individu se diffuse : on oublie qu’on continue à marcher dans un espace bien réel et changeant, la rue. Qui n’a jamais vu des gens immergés dans la lecture ou dans l’envoi d’un SMS en train de marcher bizarrement dans la rue ? La puissance de la pensée va au-delà des pas, et bien sûr, il est possible de mettre les pieds là où ne faut pas. David Capell remarque que « la fusion » entre l'œuvre plastique et la conscience du participant signifie également que la balade est une expérience très spécifique qui sera différente selon l'humeur et la situation de chaque écouteur sur un jour particulier ; « elle ne sera clairement pas vécue par les gens de la même façon205 ».
202
Toby Butler, 'A walk of art: the potential of the sound walk as practice in cultural geography', Social & Cultural Geography, 7 (2006), p. 898 203 Lived Taped Video Corridor (1969-1970) 204 Present continuous pasts (1974) 205 David Pinder, 'Ghostly footsteps: voices, memories and walks in the city', in Ecumene 8 <http://www.geog.qmul.ac.uk/docs/staff/6729.pdf> [accessed Novembre 2014] (p. 15)
104 b Ethnographie dans le cinéma expérimental : Maya Deren En 1946, Maya Deren publie deux essais : Cinema as an Art Form et An Anagram of Ideas on Art, Form and Film qui constituent les premiers ouvrages de réflexion théorique d'un cinéaste d'avantgarde sur sa pratique 206. En opposant l’art du cinéma de fiction à la science du documentaire ethnographique, elle critique ce renvoi implicite de l’art au domaine de la seule fiction, comme si l’imaginaire tournait nécessairement le dos à la réalité et comme si la vie sociale ne demandait pas au cinéaste une approche sensible qui relève bien de l’art. Cette artiste s’engage dans une pratique cinématographique pour faire reconnaître la spécificité du cinéma en tant qu’art. Et, en même temps, ses séjours en Haïti l’incitaient à se mesurer aux potentialités d’une démarche ethnographique associée à ce qu’elle appelle le film-rituel, ou film chorégraphique 207 . Pour contrarier le préjugé dudit « primitivisme », Maya Deren va jusqu’à développer la thèse qu’artiste et primitif se rejoignent dans la façon dont ils sont ostracisés par la société contemporaine : « dans une culture industrielle moderne, écrit-elle, les artistes constituent, de fait, un « groupe ethnique », subissant pleinement le traitement « indigène »208. C’est dans cette marginalité partagée- thème dans lequel nous retrouvons le sentiment de « non-appartenance » de ses carnets intimes- que Maya Deren puise la certitude qu’une affinité élective existe entre elle comme artiste et les rites qu’elle étudie, et qu’à partir de cette communauté de condition se crée une sorte d’intelligence-connivence, « conscience affective » dont la logique échappe aux méthodes orthodoxes de terrain : cela offre un mode alternatif de communication et de perception : le niveau subjectif qui est la province particulière des propositions artistiques209.
206
Raphaël Bassan, « Universalis : DEREN MAYA (1917-1961) ». Monique Peyrière, « Maya Deren et les sciences sociales : quand le cinéma expérimental prend l’avantage sur le documentaire pour affronter la réalité du monde - Cairn.info ». 208 A.-A. (1940-) Sudre, « Dialogues théoriques avec Maya Deren : du cinéma expérimental au film ethnographique ». Livre, 1996, p. 4091970:7. 209 Ibid., p. 409‑410. 207
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Fig.15 Cardiff&Miller “Alter Bahnhoff videowalk” 2012 videowalk 26 min. dOCUMENTA 13
Fig.16 Maya Deren et Teji Ito “Divine Horsemen: The living Gods of Haiti” Etats Unis 1985 filmé 1947 -1954 n/b 54 min.
106 c Fiction ou réalité ? Pierre Huygue Depuis le début des années 1990, Pierre Huyghe, artiste français, explore les frontières entre production de réel et fiction. Il questionne la production de scénarios en changeant les modalités de présentation, notamment à travers la forme même de l’exposition. Il aborde des différents sujets culturels, populaires en créant des événements. Il en restitue l’expérience à travers des films, mais aussi à travers des objets, des dessins et des photographies. Sa démarche l’amène souvent à développer des collaborations avec d’autres artistes, comme Philipe Parreno. Le film A Journey That Wasn’t interroge la distinction entre fiction et documentaire. Il a été réalisé au début de l’année 2005, alors que l’artiste entreprenait une expédition en Antarctique, où la fonte de la glace a laissé apparaître de nouvelles îles. Accompagné d’artistes et de scientifiques, Pierre Huyghe découvre une île sur laquelle vit une colonie de pingouins, dont un albinos. L’étude topographique du lieu est transformée en amplitudes sonores et lumineuses qui donnent naissance à une partition. De retour, il réalisa un opéra sur glace comme événement live au Central Park à New York. De ces expériences, il a fait un film qui entremêle les enregistrements de l’expédition avec la représentation musicale des données au Central Park. Le film suit l’idée de transmettre l’expérience d’un « ailleurs », d’un « autre » inconnu, visant à traduire l’expérience du voyage tout en devenant une étape supplémentaire de l’œuvre d’art. C’est ainsi que l’exposition est le résultat de l’activité artistique, non seulement la représentation d’une expérience mais un voyage en soi.
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2
La crise de la représentation
a La fiction du souvenir : Christian Boltanski Dès ses premiers travaux, Christian Boltanski avait déclaré dans la Présentation de tout ce qui reste de mon enfance 1944-1950 qu’il souhaitait préserver l’ensemble de soi, en gardant une trace de tous les moments vécus, de tous les objets qui l'ont entouré, tout ce qu’il a dit et ce qui a été dit autour de lui. Avec cette prémisse, il reconfigure les traces dans l’espace d’exposition pour transformer ses souvenirs en fiction. Nous pouvons également voir son intérêt ethnologique pour les objets du quotidien et pour les reconstitutions prenant la forme d’accumulations. D’autre part, cet artiste m’a aussi inspiré avec son utilisation de la lumière et de l’ombre portée dans ses installations. Il génère une association de la sculpture et du dessin au trait. Puis la mise en volume du dessin dans l’espace grâce aux dispositifs lumineux qui vont d’une simple bougie aux spots. Le prolongement ou multiplication des ombres dans l’espace aident à rendre ses installations plus mystérieuses puisque l’environnement parle du passé, de mort et pourtant on ne sait plus si c’est vrai ou faux. La lumière qui permet à l’espace d’être perçu, parfois occulte les objets que le spectateur est sensé regarder. Dans l’installation Autel du Lycée de Chases, les quinze photographies en noir et blanc, souvenir d’une classe terminale du lycée à Vienne en 1931 sont en partie encombrés par des lampes d’époque. L’éclairage se projetant sur chacune des photos rend difficile l’identification des visages. De ce fait, la mise en scène désigne l’espace où nous nous tenons comme un territoire qui participe au récit. Les photos sont des souvenirs d’un passé évoqué par les portraits, les images sont des témoignages d’une possible mort soudaine. « L’arrêt sur l’image opère par contamination. La légèreté du portrait de classe se voit transfiguré par l’intolérable : la disparition des enfants juifs durant la guerre. La lumière des ampoules projetée sur ces visages, de façon à en aveugler le regard, n’est autre que la lumière d’un arrêt, d’une pétrification sans appel210 .»Autel Chases synthétise de nombreuses pratiques propres à Christian Boltanski. La pauvreté des moyens dans son travail m’a toujours inspiré et aidé à comprendre la dimension spatiale de la mémoire qui s’étale comme l’ombre, vers l’obscurité de l’oubli. Les installations de Boltanski baignent dans un climat mélancolique et funèbre à la fois. Mais, malgré ces titres (Autel Chases, Personnes, Les régistres du Grand-Hornu) qui évoquent clairement un
210
Fondation électricité de France, Espace Electra, Nature (artificielle), op. cit., p. 37‑38.
108 rituel commémoratif et d’archivage, la provenance comme la datation des objets reste volontairement incertaine : « (ils) se transforment en preuves faussement indiscutables d’un univers véritablement fictif211. » Goldberg explique que même si nous pouvons penser que les travaux de Boltanski sont une version ironique et perverse des lieux de mémoire, «il n’est pas insensible au caractère historique ou religieux des lieux choisis, mais il peut parfaitement promener ses personnages, Suisses ou autres, un peu partout, les « parquer » aussi bien dans un musée que dans une église désaffectée, dans un centre artistique ou dans un palais. Ses mises en scène parfaitement maîtrisées lui permettent de créer des lieux de mémoire à partir d’un « espace zéro », d’injecter ou de greffer des souvenirs, vrais ou fictifs, sur des murs neutres. On y trouve aussi pêle-mêle archives, étagères, dépôts, containers… d’improbables monuments aux morts situés dans des lieux inappropriés212. » Certes, l’harmonie et la force des œuvres de Boltanski m’ont persuadé de leur « vérité » la première fois que j’ai vu ses travaux, à Manifesta 9. Le contexte du lieu d’exposition dans une ancienne mine de charbon et les multiples installations m’ont semblé particulièrement réussis pour évoquer la mémoire du lieu.
211 212
I. Goldberg, Installations, op. cit., p. 266. Ibid., p. 268.
109
Fig.17 Pierre Huyghe “A journey that wasn’t ” 2005 film 16 mm sonore 21 min 43 s Installation à la Fondation Louis Vuitton, 2014
Fig.18 Christian Boltanski “Autel Lycée Chases” 1988 Exposition au Museo Nacional de Bellas Artes de Chili, 2014 Salle Veroniques Photo J. Brantmayer
Fig.19
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111 b Les formes de l’invisibilité : Armando Queiroz, Alfredo Jaar Armando Queiroz est un artiste brésilien. A travers ses œuvres se dessinent ses préoccupations autour de l’Amazonie. Pour la Biennale 31 de Sao Paulo en 2009, il avait préparé un film avec Marcelo Rodrigues Ymà Nhadehetema terme guarani qui veut dire « Dans le passé, nous étions nombreux ». Dans cette vidéo, on pouvait voir un indien qui témoignait des dangers auxquels les groupes autochtones souffrent lorsqu’ils entrent en contact avec la société industrialisée. L’ambiance de désespoir tranquille est poignant : le personnage très peu illuminé en bleu parle de son invisibilité et devient progressivement « invisible » en appliquant une peinture noire sur lui même. Ce film interpelle le spectateur sur son regard sur l’Amazonie. Il est à la fois un contrepoint à l'environnement urbain de São Paulo, la plus grande ville d'Amérique du Sud, et un moyen de dénoncer le risque que la culture aborigène devienne une chose qui ne existe pas. Un des artistes qui nous interroge sur l’invisibilité et les dangers de l’image est Alfredo Jaar. Les limites du représentable et la possibilité même du témoignage visuel, sont des réflexions sur la responsabilité tant de l’artiste ou journaliste et que de ceux qui contrôlent de quelle manière les images seront exposées. Un autre artiste politiquement subversive, est Alfredo Jaar. L’installation The Sound of Silence de 2006 est, à mon avis, l’une de ses œuvres plus remarquables. Il a présenté son travail comme une cabine de projection vidéo, encadrée par des lampes fluorescentes qui accueillent le spectateur dès son entrée, par des violents flashs lumineux. À l’intérieur de la petite salle de projection, qui peut être vue comme une camera obscura, en lettres blanches sur fond noir, un texte défile lentement, relatant l’histoire de Kevin Carter, le photojournaliste devenu célèbre pour sa photographie primée par le Prix Pulitzer, d’une fillette famélique se traînant au sol sous le regard d’un vautour, prise lors d’un reportage au Soudan en 1993. Le texte est soudainement interrompu par 4 flashes de lumière très forts. Il s’agit de la fameuse photographie de Carter, montré dans un espace de temps si bref on peut imaginer qu’il s’agit un flashback. Le texte se conclut sur le destin de cette image. Dans l’ouvrage Devant la douleur des autres, Susan Sontag note que ce qui pose problème n’est pas le fait que les gens se souviennent d’événements à travers les photographies, mais qu’ils ne se souviennent que d’elles213 .« Les récits peuvent nous amener à comprendre. Les photographies font autre chose : elles nous hantent.214 » Dans ses installations plus récentes comme Shadows, on retrouve les mêmes
213
Musée cantonal des beaux-arts, Alfredo Jaar, op. cit., p. 13. Susan Sontag, Devant la douleur des autres, trad. de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert, Christian Bourgois, Paris 2003, p.98. Ibid.
214
112 sensations que dans The Sound of Silence. Après un moment de lumière aveuglante, on se retrouve avec une image rémanente imprégnée, à la fois sur notre rétine et notre inconscient. Avec cette œuvre, il supprime les images qui le hantent, et leur substitue du texte. Nous constatons ainsi que l’image ne saurait pas à elle seule faire sens de ce « réel » traumatique qui l’excède, puisque pour comprendre la tragédie montrée par l’image, il faut aussi savoir l’imaginer. En parlant de son travail plastique, Alfredo Jaar déclare : « Ma logique était la suivante : si les médias et leurs images nous remplissent d’une illusion de présence, qui nous laisse ensuite avec un sentiment d’absence, pourquoi ne pas essayer le contraire ? C’est-à-dire offrir une absence qui puisse peut-être provoquer une présence215. » Ici, la parole acquiert statut iconique, le texte esquisse la trace de l’imprésentable. Ce travail nous renvoie vers différentes formes de rapport entre présence et absence, sensible et intelligible, monstration et signification. « Entre ce visible et cet intelligible il y a un lien qui manque, un type spécifique d’intérêt propre à assurer le bon rapport entre le vu et le non-vu, le su et le non-su, l’attendu et l’imprévu, propre aussi à régler le rapport de distance et de proximité entre la scène et la salle216. » Les mots prennent figure, quand ils deviennent des réalités solides, visibles. Selon Jacques Rancière « Il y a beaucoup de textes dans les installations d’Alfredo Jaar.[…] L’image justement ne se définit pas par la seule présentation du visible. Les mots aussi sont matière à l’image. Et ils le sont doublement : d’abord parce qu’ils se prêtent aux opérations poétiques du déplacement et de la substitution. Mais aussi parce qu’ils se dessinent des formes visibles qui nous affectent comme telles217. »
215
Rubén Gallo, Hal Foster, Alfredo Jaar& Sylvère Lotringer, « Representation of Violence. Violence of Representation », in Trans, New York, vol. 1/2, no3/4, 1997, p.59. Ibid., p. 14. 216 J. Rancière, Le destin des images, op. cit., p. 128. 217 Musée cantonal des beaux-arts, Alfredo Jaar, op. cit., p. 77.
113
Fig. 20-21
2006 installation 2009
114
115 c Les blessures de la violence : Lamia Joreige, Kadder Attia La production artistique de Lamia Joreige oscille entre installations vidéo et peinture, mais l’écriture prend également une place importante dans son travail. La problématique de la mémoire est particulièrement récurrente dans ses réalisations. Lamia Joreige l’aborde à chaque fois d’une façon différente, s’essayant à l’écriture ou à la vidéo, expérimentale ou quasi documentaire. La vidéo Objets de guerre, réalisée en 2000, Replay (bis), également une autre vidéo réalisée en 2002, et Ici et peut-être ailleurs, un récit écrit en 2003, traitent tous de la mémoire et plus spécifiquement de celle liée à la guerre du Liban. Lamia Joreige y explore les souvenirs ; aussi bien les siens (Replay (bis)) que ceux des autres (Objets de guerre), ou également des souvenirs fictifs (Ici et peut-être ailleurs. Elle met en forme ce qui peut participer à une mémoire collective, ou bien à sa propre mémoire, tout en démontrant l’impossibilité des récits (imaginaires ou non) à restituer l’histoire de la guerre du Liban, ou tout simplement un moment précis dans le temps. Objets de guerre rassemble une série de témoignages sur la guerre du Liban. Chaque personne a choisi un objet ordinaire, familier ou insolite à partir duquel elle peut dérouler le fil de son récit. Ces témoignages participent à la constitution d'une mémoire collective tout en montrant l'impossibilité de raconter une seule Histoire de cette guerre. On ne raconte en effet que des fragments tenant lieu de vérité pour ceux qui les expriment. Dans Objets de guerre, l'objectif n'est pas de révéler une vérité, mais plutôt de rassembler et confronter une multiplicité de versions, une diversité de discours sur le sujet. Cette vidéo présente les témoignages de onze personnes, sept femmes et quatre hommes, sur la guerre du Liban. Chacune d’entre elle a sélectionné un objet ordinaire, familier ou insolite, qui lui évoque la guerre, et à partir duquel elle peut dérouler le fil de son récit. En racontant ses souvenirs, ses anecdotes sur le conflit et la vie quotidienne de quinze années de guerre civile, chaque personne participe à la constitution d’une mémoire collective. Kader Attia reproche à l'Occident de rejeter l’Autre. « Dans les cultures africaines, remarque-t-il, les gens acceptent bien plus volontiers les excentricités de ceux qui sont différents d’eux.218 » « C’est l’interprétation qui donne le ton et la valeur de l’œuvre. Tout au long du processus de création tu es à mi-chemin entre ce qui a déjà été fait et ce que tu inventes 219. »
218
Tami Katz-Freiman, « La Voie du Bonheur. Conflit culturel, désir et illusion dans l’oeuvre de Kader Attia », Y. Aupetitallot, T. Pratt, Musée d’art contemporain[et al.], Kader Attia, op. cit., p. 29. 219 Jean-Louis Pradel, « Entretien », ibid., p. 65.
116 « En introduisant l’événement comme critère, en relativisant les mesures du réel, en relativisant les mesures observables, l’art moderne a inauguré un ensemble de ruptures soudaines dont l’effet en cascades, durant la première moitié du siècle, fut surprenant. L’interaction souterraine entre art, philosophie et sciences tout en impliquant un nouveau regard n’a pas produit un paysage différent, mais un réseau où questions, réponses, propositions augmentées organisent les écoutes séparées des données et des signaux 220. » « Ces différentes installations rappellent surtout que dans une société en conflit, même si tout reste visible, tout n’est pas montrable, et encore moins regardé. Les visiteurs en Israël sont souvent impressionnés ou choqués de la façon admirable ou autiste, dont la population juive s’entête à refuser de voir la situation sur le terrain, autrement qu’à travers les images stéréotypées retransmises par la télévision ou rapportées par les journaux. Ces touristes oublient une réalité simple ; la population israélienne a un choix dans son regard, dont ne dispose pas la population palestinienne. La différence est que l’occupé voit l’occupation sans cesse, quand l’occupant, lui, se force à oblitérer tout signe visible de l’occupation –oblitération qui lui permet de prétendre qu’elle n’existe pas pour ne pas en tenir compte221. » « On peut, de façon plus générale, se demander s’il est possible de travailler avec la mémoire en évitant toute forme de violence, puis qu’il s’agit précisément de se faire entendre. L’évidente précarité de cette mémoire confère une dimension supplémentaire à l’œuvre de Tom Lavin : celle de l’urgence. Les écueils rencontrés par les partisans d’une reconnaissance historique officielle des victimes, la disparition, peu à peu, des témoins de la répression ou des proches des disparus ne peuvent qu’aider à faire oublier ce qui s’est réellement passé, et alimenter une amnésie collective. Dans ce contexte, l’artiste opère d’ailleurs cette distinction entre la mémoire et l’histoire : la première existe en tant que telle, c’est-à-dire dans toute sa précarité, parce qu’elle est exclue du discours historique officiel.222»
220
Fondation électricité de France, Espace Electra, Nature (artificielle), op. cit., p. 13. I. Goldberg, Installations, op. cit., p. 298. 222 V. Dupont, B. Tillier, Pour de faux ? : histoire et fiction dans l’art contemporain. Paris : Publications de la Sorbonne, 2012, p. 39. 221
117
Fig. 22
Fig. 23 Kader Attia “The Repair from Occident to Extra- Occidental Cultures” 2012 Installation dOCUMENTA13 Photo Roman Maerz
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119
3
Un territoire sans mémoire : entre l’amour et le déni à l’art populaire au Pérou
a L’art péruvien contemporain est-il Liménien ? La modernisation, au Pérou ainsi que dans d’autres pays en voies de développement, a été considérée comme un processus de renforcement de l’identité nationale, parfois même de l’identité religieuse ou idéologique ; pourtant elle est ironiquement accompagné par la déconstruction générale des valeurs et formes culturelles. Cette aspiration anxieuse voire schizophrénique à se moderniser, à vivre à la façon occidentale, est la devise de cette dynamique dominante aujourd’hui. Toutefois, cet idéal n’a fait qu’accroitre les différences économiques et sociales à Lima. La modernisation globalisante en tant que forme sociale, économique et de développement culturelle inclut des processus d’invasion des capitaux internationaux et du capitalisme global 223. Cela ouvre inévitablement une voie vers des modes et des valeurs culturels occidentaux promus par les médias capitalistes. Selon Buntinx, le Pérou de ces dernières décennies est « un paysage des temps disloqués, durement superposés, comme les communautés culturelles qui y habitent 224.» L’écrivain Mario Vargas-Llosa voit le Pérou comme une araignée : un être avec une tête démesurée et des extrémités si fines qu'elles semblent invisibles- pour décrire non seulement une réalité administrative, économique et politique mais aussi culturelle225. La vie artistique se concentre abusivement dans la capitale. En province,
les meilleures initiatives ont l'habitude de languir par manque d'écho, ou passent
inaperçues dans le reste du pays par la faute de ce centralisme qui concentre tous les regards à Lima. Et pourtant, on peut constater actuellement l’effondrement définitif des « frontières intérieures » entre les provinces et la capitale. D’après Buntinx, la chute de ces frontières est apparue « grâce au système culturel qui glisse entre les fissures antérieurement ouvertes par des phénomènes si décisifs comme la réforme agraire, la massification technologique, les migrations successives rurales qui ont fait de Lima une ville une chicha ou tropicale – andine226.» » C’est une sorte de nouveau syncrétisme que les artistes ont su s’approprier pour articuler des nouveautés internationales avec des éléments andéens.
223
Hou Hanru & Hans Ulrich Obrist, Cities on the Move (exh. cat.), 1997 B. É. scientifique Altshuler, Phaidon, Biennials and Beyond: exhibitions that made art history. London, Royaume-Uni, Etats-Unis, 2013, p. 351. 224 Gustavo Buntinx, « También la ilusión es poder » en F. Alÿs, C. Medina, When faith moves mountains, op. cit., p. 57. 225 Mario Vargas-Llosa,« Primera Bienal de Trujillo » dans Banco Industrial del Perú, (éd.), Primera bienal de trujillo:. Trujillo, 1983, Pérou, 1983. 226 Gustavo Buntinx, « También la ilusión es poder » en F. Alÿs, C. Medina, When faith moves mountains, op. cit., p. 61.
120 Buntinx considère cet art comme le témoignage d'un changement d'époque. Selon lui, c’est « L'épuisement définitif du créole –pour les péruviens, la tradition blanche d'origine espagnole - et le surgissement d'une (post)modernité autre, en même temps cosmopolite et autochtone, cybernétique et archaïque. C’est un art qui a encore des racines andines, mais qui est toujours attrapée dans le labyrinthe du colonial227.» La première manifestation artistique sur le problème de la guerre vécue dans le pays, a été l'œuvre du peintre Jesús Durand228. Suite au massacre d'Uchuraccay il a créé une affiche dénonçant ce massacre perpétré en janvier 1983 dans le département d'Ayacucho. Plus tard en 1986, l’artiste Eduardo Tokeshi inscrit la vie violente et agitée sociale qui convulsionne le pays avec des installations229. Sur un support de tapis, il distribue des sacs, des draps et peinture dégoulinante. L’image de ces tissus noués, fait penser aux cercueils funéraires primitifs. La connotation nécrologique est évidente mais subtile et intelligente, grâce à un langage artistique assez épuré et mûr. En 1995 Ricardo Wiese, proteste contre l'amnistie des militaires impliqués dans le meurtre d'un professeur et de neuf élèves de l'Université Nationale Enrique Guzmán Valle, plus connue comme La Cantuta 230. Il rend hommage aux victimes en peignant un terrain avec des pigments rouges : il a peint dix fleurs de cantutas de trois mètres chacune. Les fleurs sont ainsi disséminées sous les collines de Cieneguilla, le lieu où les cadavres se trouvent. Cependant ces œuvres sont celles des artistes non impliqués dans le mouvement subversif. Dans son œuvre les Artistes contemporains de l'Amérique latine, Damián Bayón, mentionne seulement les artistes péruviens qui résident à l’étranger 231 . Il est difficile d'essayer de donner un panorama de l'art latino-américain depuis l'Europe ou les États-Unis, parce que les artistes reconnus qui résident dans ses pays d’origine n’ont pas forcément atteint un prestige à l'extérieur. L’art actuel « cultivé » est encadré à l'intérieur de l'esthétique occidentale. C'est le résultat d'études théoriques répandues à travers des écoles d'art où les jeunes sont formés pour fournir un marché d'élite représenté par un petit secteur économiquement riche, pour qui l'œuvre est un statut social et une marchandise. « La continuité de cette situation aliénante, apparemment, n'a pas de sortie immédiate 232 . » Par contre, certains mouvements et initiatives moins médiatisées cherchent à mettre ces inégalités en surface. “Emergencia artística ou "émergence artistique" a été une exposition
227
Gustavo Buntinx, « También la ilusión es poder » en Ibid. N. Leonardini, Algunos alcances sobre el arte peruano (1968-1996). Lima, Pérou : Instituto de Investigaciones Humanisticas, 1999, p. 47. 229 Ibid. 230 Ibid., p. 48. 231 Ibid., p. 63. 232 Ibid., p. 72. 228
121 autogérée d'art critique exposé en parallèle à la IIe Biennale Latino-américaine de Lima. Cette exposition a été conçue avec la vocation de consolider un consentement démocratique contre la censure et l'autoritarisme que le pays traversait. À la fin de la dictature, l’échec du dictateur Fujimori d’être réélu une troisième fois, coïncide avec les révélations sur la corruption de son régime. Vladividéos est le nom populaire donné aux milliers de cassettes vidéo où Vladimiro Montesinos enregistrait obsessionnellement les conversations et les actes délictueux que lui même favorisait avec des hommes politiques et des fonctionnaires de presque toutes tendances dans les bureaux du Service d'Intelligence Nationale. Plusieurs de ces documents ont été diffusées à la télévision et ont bouleversé le pays. Les nombreuses protestations massives de la population qui demandaient le retour à la démocratie ont été organisées par plusieurs artistes et intellectuels. Le Colectivo Sociedad Civil « collectif Société Civile » (CSC) a été une association patriotique née en réponse à la dictature dans les années 2000. Avec des actions comme Lava la bandera « lave le drapeau », le nettoyage symbolique du drapeau péruvien à la main devant des institutions politiques ritualise le pays233.
233
Gustavo Buntinx, « También la ilusión es poder », F. Alÿs, C. Medina, When faith moves mountains, op. cit., p. 51.
122
123
b Réappropriation des archives : Fernando Bryce Fernando Bryce a appartenu au collectif Société Civile entre 2000 et 2001. Les œuvres de cet artiste péruvien se réapproprient des archives dans une tentative de récupération d'une mémoire fragmentée. Il
redessine les archives des publications éditoriales de différentes époques pour
récupérer pour le présent une accumulation de données qui flottent dispersés dans la mémoire collective. Ses dessins rejouent l’histoire qu’il compose et juxtaposent généralement des titres des journaux très variés. Les points de vue, si distincts renvoient le spectateur à la compréhension du registre de l’histoire par les images. « Pour Bryce, dessiner c’est citer visuellement 234 » Son trait opère une transfiguration, en changeant radicalement l'image photographique en quelque chose de différent. Il montre aussi son regard sur les médias. Il
raconte avec des images, en créant son propre Atlas de l'Histoire, dans un
encyclopédisme académique. Il a commencé cette réflexion en faisant Cronologías del gobierno de Alberto Fujimori (1990-2000) ou “chronologies du gouvernement d’Alberto Fujimori”. Cette série des dessins était au départ une réflexion sur le pouvoir de l'image au Pérou. « Placés ainsi dans le même plan, Cronologías montre des événements spectaculaires de la "réalité" répandue par les médias. Il manifeste une quotidienneté faite de représentations, dans lesquelles il n'y a pas de sphère personnelle ou privée qui puisse fuir le politique ou se démarquer de l'idéologique. Dans cette vision totalisante de l'idéologie se trouve le germe de la méthode de Bryce et des problématiques qu’il aborde235. » Plus récemment son travail s'est étendu à l'analyse de personnalités ou d'évènements décisifs du XXe siècle. Dans l’installation Huaco TV, l’artiste mets en scène une image qu’il avait dessinée dans la série Cronologías. « Les symboles de deux sphères séparées de la culture péruvienne : la figurine précolombine Vicus et quelques volumes de l'Histoire de la République du Pérou de Jorge Basadre sont enregistrés en temps réel avec un système de circuit fermé. Ce dispositif de circuit fermé, audelà du clin d’œil au TV Buddha de Nam June Paik, active une confrontation de culture et ses images236.»
234
Natalia Majluf, « Ver la historia » dans T. Cuevas, N. Majluf, Museo de Arte de Lima, (éds.), Fernando Bryce, op. cit., p. 238. 235 Natalia Majluf, « Ver la historia » dans ibid., p. 234‑235. 236 Ibid., p. 41.
124 La rencontre insolite des temps et de cultures divergentes montre l'intérêt de Bryce de comprendre le lieu que certains icônes occupent dans la formation idéologique de la modernité péruvienne et de sa relation avec l'histoire mondiale. « L'analyse mimétique, le procédé du dessin à l’encre de chine sur un papier des sources imprimées, apparaît telle sur l'horizon de son travail justement au moment de déclarer son abandon définitif de la pratique picturale237. » Cette vaste accumulation d’archives nous propose une nouvelle forme de représentation de la mémoire historique. Bryce illustre les grands récits, dans les événements historiques et les processus décisifs du siècle avec ses compositions d’images réappropriés. De cette manière, ces séries de dessins montrent des chapitres discrets de l’histoire, des éléments qui nous ont été cachés et que l’artiste met en lumière avec les compositions des images. Nous voyons alors, une histoire fragmentée et toujours incomplète. Nous avons vu comment les Liméniens d’origine et les immigrants partageaient le même espace mais sont étrangers les uns aux autres. Ma famille fait partie des communautés qui ont été déracinés à des degrés divers, et pour des raisons différentes. L’hybridation culturelle entre les Andes et l’Amazonie au sein même de mon foyer, en contraste avec ma formation à l’occidentale dans une école catholique de filles et dans une université privée aussi d’obédience religieuse m’ont marqué. Vivre entre ces deux mondes m’a permis d’observer attentivement les différences, mais aussi d'être consciente de n'appartenir à aucun de deux. C'est seulement en arrivant en Europe que je suis devenue péruvienne, tout simplement et avec joie. Toutefois il y a encore des clichés et des préjugés qui mystifient mon pays. J’espère que ma pratique artistique pourra éclairer le regard que nous avons les uns sur les autres.
237
Natalia Majluf, « Ver la historia » dans ibid., p. 230.
125
Fig. 24 Ricardo Wiesse “Cantuta” 27 juin 1995 Performance Cieneguilla, Pérou Deuxième Exposition CVR MicromuseoParadero Habana Lima, 2008 Photo Herman Schwarz
Fig.25
Dibujando la historia moderna
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4
Exhibition d’identités
a Les paradoxes du Post-colonialisme : l’effet « Magiciens de la Terre » Le choix de ces expositions a pris en compte leur résonance avec les vues actuelles de ce qui est historiquement importante dans le contexte de mes travaux artistiques. Depuis le XIXe siècle, des expositions d'art à grande échelle ont favorisé les connexions internationales, l’interaction culturelle et le commerce. Après la seconde guerre mondiale, les grandes expositions récurrentes se sont élargies pour atteindre les mêmes types d'objectifs politiques, économiques et culturels comme le faisaient les expositions précédentes. Mais jusqu'aux années 1980, les lieux de ce type d’expositions étaient essentiellement euro-américain. Exceptées la Biennale de Sao Paulo, puis celle de Sydney en 1973, les expositions internationales les plus connues ont lieu en Europe occidentale et aux États Unis238. Cela a changé au cours des dernières décennies : le système d’exposition international s’est élargi grâce à l’augmentation de la demande économique, politique et idéologique des nations en développement et aux profonds changements géopolitiques provoqués par la chute du mur de Berlin, le démantèlement de l'Union Soviétique, la puissance grandissante de la Chine et sa modernisation idéologique. En Amérique Latine, pendant la période des dictatures militaires, des nombreuses expositions d’art contemporain ont éludé la censure en évitant des références politiques explicites ou en affichant des œuvres dont la stratégie conceptuelle rendait leur contenu essentielle invisible aux autorités. Un épisode fondateur de l’engagement politique a été la réaction critique contre l’exposition Primitivism in the 20th Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern , qui présentait des influences historiques et analogies formelles entre l’art tribale et l’art moderne sans prendre en compte le contexte ethnographique des deux239. Or, en posant un regard esthétique et historique occidental sur les pièces montrées, l’exposition a transposé la même pensée colonialiste utilisé pour justifier le contrôle européen des peuples natifs240. Quatre années après, le curateur Jean-Hubert Martin a organisé l’Exposition « Magiciens de la Terre » au Centre Pompidou et au Parc de la Villette à Paris, déclenchant le développement des expositions d’art contemporain non occidental. C’est ainsi que cinquante artistes occidentaux et cinquante autres non occidentaux ont été exposés sous le même toit. Malgré les bonnes intentions, cette exposition fut incapable d’échapper à la
238
Bruce Altshuler, « Introduction » dans B. É. scientifique Altshuler, Phaidon, Biennials and Beyond, op. cit., p. 18. Ibid., p. 19. 240 Cette critique a été lancé par Thomas McEllivey dans « Dosctor Lawyer Indien Chief : Primitivism in the TwentiethCentury Art at the Museum of Modern Art”, Artforum, November 1984, p.54-61 239
128 critique postcoloniale car les artistes non occidentaux étaient vus comme des personnes vivant dans un monde de magie et de superstition. “Aujourd’hui, après bien des remises en question et alors que règne la notion de globalisation, on assiste aussi à un éveil des ethnicités ou des « autochtonies » et à d’impressionnants effondrements économiques, qui ne privent nullement d’actualité nos durables interrogations sur les antiquités amérindiennes ou sur le devenir passé, présente et futur de ce vaste et multiple territoire de tous les métissages241» D’un autre côté, alors que Magiciens avait pris de l’art de périphérie vers le centre, ce fut la constitution de la Biennale de la Havane en 1984 qui avait préfiguré le développement des grandes expositions au-delà de l’Europe et des États-Unis. Le gouvernement communiste cubain souhaitait mettre à disposition des artistes du « Tiers Monde » un espace où ils pourraient montrer leur travail. La biennale de la Havane serait alors un espace en-dehors du centre qui disloquerait le modèle postcoloniale. Cette idée a été reprise pour la création la biennale d'Istanbul en 1987, suivie par une quarantaine d'autres biennales dans le monde dans les années 1990242. Les biennales étaient vues aussi comme des moteurs du développement culturel, touristique et économique des villes qui les organisaient. L’un des cas le plus emblématiques est Manifesta, une biennale itinérante organisée depuis 1996: même quand elle est organisée en Europe, elle ne se monte pas forcément dans les villes centrale, mais en périphérie. On peut dire que les critères pour organiser une biennale s’appuient sur trois axes : périodicité régulière, ambition démesurée et participation internationale. Les enjeux des biennales ont besoin du travail en équipe, et la figure centrale d’un seul curateur n’est plus envisageable. Des curateurs comme Okwui Enwezor dans la biennale de Johannesburg de 1997 ainsi comme Francesco Bonami dans la biennale de Venise de 2003 ont eu un raisonnement était aussi bien théorique que pratique, car ils ont compris que le seul point de vue d’un seul curateur était intenable dans un temps de fragmentation et de diversité croissante243. Aujourd’hui la structure même des expositions mets en valeur la multiplicité des visions, des récits et représentations artistiques à une échelle mondiale. Des projets collectifs, interdisciplinaires et internationaux génèrent des réseaux toujours en expansion.
241
Jacques Gilard Institut pluridisciplinaire d’étude sur l’Amérique latine, Caravelle (1988), ISSN 1147-6753. Arts d’Amérique latine. Toulouse, France : Presses universitaires du Mirail, 2003, p. 5. 242 B. É. scientifique Altshuler, Phaidon, Biennials and Beyond, op. cit., p. 20. 243 Ibid., p. 21.
129 Pourtant des curateurs comme Harald Szeemann dénoncent que ce système est une sorte de nouveau impérialisme renforçant le pouvoir des centres Euro-Américains à travers la colonisation des périphéries, en donnant du succès seulement aux artistes non-occidentaux qui résident dans ces endroits244. D’ailleurs, l’ambition des biennales de donner des expériences innovantes a généré des critiques sur le triomphe du spectacle au-dessus de la contemplation des œuvres 245 et de la fatigue des spectateurs de voyager de ville en ville pour voir les mêmes curateurs qui apparemment sélectionnent les mêmes artistes à chaque fois 246. Aujourd’hui les biennales sont vues comme une organisation inhérente au circuit de l’art contemporain international, habilitant la création des foires d’art et les échanges esthétiques. Le développement du discours sur l’art à l’intérieur des biennales comme des conférences, films, conversations et lectures a enrichi et mis en discussion les contenus de chaque événement depuis Documenta 10 (Catherine David) et Documenta 11 (Okwui Enwezor). Les institutions artistiques son ainsi reconfigurés : les expositions, les discussions et les publications qui vont avec les expositions s'engagent à développer des sujets d’actualité. C’est ainsi qui naît le Nouveau Institutionnalisme dans les centres d’art comme Le Palais de Tokyo depuis 2002, codirigé par Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans. Cette tendance est liée aussi à l’esthétique relationnelle de Bourriaud ; il a utilisé ce terme pour se référer généralement à l'activité artistique visant à créer des situations sociales plutôt que des œuvres physiques, des situations dans lesquelles les réponses des participants sont au cœur. L’intention de ces activités est d’obtenir des expériences et des nouvelles formes de penser, de promouvoir l’interaction du public qui devient acteur et fait partie de l’œuvre. Des biennales « sans art » comme la biennale 28 de Sao Paulo en 2008 ou la fausse 6ème biennale des Caraïbes montrent jusqu’à quel point les organisateurs –artistes comme curateurs –ont questionné le concept de biennale247. D’après Joaquín Barriendos, l’esthétique occidentale connaît aujourd’hui un « tournant géographique » qui pourrait même être perçu comme son propre déclin; certains annoncent même la mort de la « westhétique ».248 Il se demande si finalement, l'inclusion des autres doit être vue comme une victoire du projet postcolonial, comme l'expression culturelle la plus efficace de la décolonisation ou bien comme une nouvelle forme de domination interculturelle interposée par le
244
David Levi Strauss, « The Bias of the World: Curating after Szeeman and Hoops », in Steven Rand and Heather Kouris, eds., Cautonary Tales: Critical Curating, New York, Apex Art, 2007p.23 dans ibid., p. 22. 245 Chi-Tao Wu, « Biennials without borders? », Tate Papers, Autumn 2009 [En ligne] http:/www.tate.org.uk/research/tateresearch/tatepapers/09autumn/chin.shtm dans Ibid. 246 Ibid. 247 Ibid., p. 23. 248 Joaquín Barriendos, « Un cosmopolitisme esthétique? De l’effet Magiciens et d’autres antinomies de l’hospitalité artistique globale » dans K. Quiros, A. Imhoff, Parc Saint Léger. Centre d’art contemporain, (éds.), Géo-esthétique, op. cit., p. 162.
130 contrôle des mécanismes d'exhibition des identités et par la gestion des politiques de représentation de la diversité culturelle249. Le modernisme du XIXe siècle pourrait se voir comme le moment historique de la découverte des traditions historiques du monde entier :« Aujourd’hui, la perspective s’est inversée, et la question serait plutôt de savoir comment l’art pourrait enfin définir et habiter une culture globalisée, contre la standardisation que présuppose la globalisation250. » Il s'agit de comprendre l'art comme un rituel ou plutôt de comprendre tout art comme ayant une composante rituelle. Dans un certain sens, c'est aussi un retour aux notions prémodernes de causalité magique. La magie doit se comprendre ici comme une technique spécifique d’une connexion avec le monde251. Le pouvoir affectif des œuvres d’art est mis en valeur en ajoutant le caractère magique de l’expérience artistique. Le regard sur l’autre reste ethnocentriste, jamais celuici n’est pris en compte pour lui-même. « L’attirance pour l’exotisme géographique serait ainsi une sorte de métaphore de l’attrait pour ce mystère, inépuisable car infini, que constitue notre rencontre avec autrui : « un moment de force, d’aventure, de splendeur –de jeunesse !... un éclair de soleil sur un rivage étrange, le temps d’un souvenir, l’espace d’un soupir et puis –adieu ! la nuit.252 » « Au « Grand Récit » moderniste succède alors celui de globalisation : à travers l’ouverture à d’autres traditions artistiques et à d’autres cultures que celles du monde occidental, le postmodernisme postcolonial a suivi la voie ouverte par l’économie mondiale, permettant une remise à plat planétaire des visions de l’espace et du temps, qui restera le legs historique du postmodernisme253. » « Qualifier notre propre monde de postcolonial ne fait qu’occulter la persistance des relations coloniales et néocoloniales254. » L’installation a joué un rôle central dans la modification des activités de présentation et de collection des musées. Les installations actuelles prônent une présentation plus souple et flexible ainsi qu’un interaction avec le public, car le dialogue fait partie intégrante de l’œuvre.
249
J. Barriendos Rodríguez, Geoestètica i transculturalitat, op. cit., p. 140. N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 217. 251 S. O’Sullivan, Art encounters Deleuze and Guattari, op. cit., p. 48. 252 Emilia Ndiaye « Tristes tropiques: du si loin, si près au les sentes étymologiques de l’exotisme » dans F. Aubès, F. Morcillo, (éds.), Si loin si près, op. cit., p. 25. 253 N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 211‑212. 254 H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 263. 250
131 L’interaction n’est donc pas simplement une occasion de se garantir la participation du public; elle permet aussi et surtout une relation créative avec le contenu de l’œuvre qui influence directement l’évaluation du musée lui-même. Les expositions se sont transformées en déclencheurs d’expériences au-delà de l’espace d’exposition. Le nombre croissant des biennales depuis les années 1980, où des sujets spécifiques sont discutés dans des conférences, publications etc. ont fait que les biennales deviennent des accumulations de situations et des œuvres d’art très diverses. Le « contexte géographique » dans lequel les artistes s’engagent a également augmenté. On voit souvent des artistes qui font des travaux site-specific, en relation au lieu même où la biennal se déroule. Ces travaux font partie et sont le produit du réseau artistique où ils sont exposés et produits255. Dans la Triennale, Okwui Enwezor expose Mesures de l’habitat, cartographies spatiales « Habiter deviendrait dès lors un moyen de penser l’espace que l’on occupe, la distance qui nous sépare des autres, les déplacements qui nous conditionnent lorsqu’il s’agit d’exister dans une situation à laquelle nous tâchons d’appartenir, adhérant ou non aux structures qui régissent notre position de citoyenne256. »
La Triennale, sous le titre d’ « Intense Proximité » a exposé justement des objets culturels et des œuvres d’art qui essaient de répondre à la question de ce collapse de la distance qui rend visibles les différences dans la société actuelle. On insiste ainsi sur le fait que l’histoire du monde est faite d’une multiplicité de récits, comme le monde de l’art qui est caractérisé par la « constellation postcoloniale » de ces nouvelles formes d’exhibition 257 . Ces nouvelles formes d’exhibition correspondent à l’une des conditions des situations de translocation dans l’art contemporain. Mais Foster ne considère pas les grandes expositions internationales dans sa critique, mais il arrive à mentionner le changement de l’objet artistique vers des situations discursives 258 et le caractère translocal de la situation postcoloniale d’un capitalisme multinational259. La situation de fusion de l’art avec l’ethnographie a été un sujet de débat pendant la dernière Triennal de Paris en 2012. Okwui Enwezor, le curateur, s'interroge sur les conditions de prévalence
255
Kwon 2002, cité par « Doing Home Works » Critical Arts. Elvan Zabunyan, « Out of sight, out of mind » dans O. Enwezor, (éd.), Intense proximité, op. cit., p. 107. 257 Enwezor 2003 : 70 258 H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 246. 259 Ibid., p. 244. 256
132 de certains paradigmes de l’anthropologie du début de XXe siècle dans la société actuelle. « Comment les logiques sociales contemporaines (dans une période de proximité accrue entre des communautés incompatibles, des identités en conflit, et une multiplicité d’agents culturels et d’institutions artistiques) envisagent-elles las disjonction spatiale et temporelle alors que la distance entre Moi et l’Autre, entre nous et eux, a disparu ?260 ». Il faut prendre en compte que les rapports entre l’art et le contexte géographique vont de pair avec le développement de la globalisation et les patrons de migration. Appeler ce monde postcolonial –affirme Foster –revient à masquer la persistance des relations coloniales et néocoloniales et à oublier que, comme il y a toujours eu un Premier Monde dans le Tiers Monde, il y a toujours eu un Tiers Monde dans le Premier Monde 261. « La mondialisation économique n'a pas mondialisé ni l'égalité, ni le développement ni l'accès à de meilleures conditions de vie. Dans le processus d'internationalisation de l'art contemporain, l'apparition subordonnée de l'altérité a poussé l'Occident à repenser autant leurs stratégies de la domestication de l'exotique que ses formes dissimulées de néocolonialisme, et a poussé la «périphérie» à envisager ses propres mécanismes marginalisés d’autofétichisation262.»
260
O. Enwezor, (éd.), Intense proximité, op. cit., p. 12. Foster, "¿Y qué pasó con la posmodernidad?, en : Retorno de lo real, p.220 J. Barriendos Rodríguez, Geoestètica i transculturalitat, op. cit., p. 210. 262 Ibid., p. 150. 261
133 b Le processus transculturel aujourd’hui : On peut différencier deux positions sur les biennales et le cercle voyageur de l'art contemporain : l’artiste qui arrive dans un lieu « et intervient » et l’artiste qui « représente » sa culture ailleurs. Le premier cas est expliqué par Francis Alÿs : "La légitimité de la présence ou du commentaire d'un artiste invité est questionnable de nos jours. En effet, la moitié de ce qu'un artiste contemporain fait dans le système global de l'art c’est d'intervenir dans un endroit totalement étranger pour lui, un lieu qui peut même se trouver dans un moment critique de son histoire. Et ensuite les organisateurs l'invitent à faire un commentaire, ou d’importer un type de pratique artistique. Cette tendance a quelque chose à voir avec le tourisme culturel; mais l'ironie consiste de voir que si la critique que l’artiste fait est plus dure, les hôtes semblent être plus contents. C'est une sorte de jeu. La question est plutôt de la pertinence de l'invitation comme de l'intervention263. D’autre part, Cuauhtémoc Medina critique le phénomène d’exotisation de soi par les artistes du Tiers Monde : « Fréquemment, dans ces régions, l'art contemporain est le résultat, d’un certain usage opportuniste de la crise perpétuelle. La devise de Hélio Oiticica, Da adversidade vivemos ("Nous Vivons de l'adversité") va au-delà de décrire la forme dans laquelle ces sociétés trouvent l'aliment quotidien dans sa tragédie. Peut-être est-il nécessaire de tordre son sens pour le concevoir en tant que description exacte du rôle de la culture dans le contexte socialement divisé de l'Amérique latine: une confession enfouie de la manière dont les artistes latino-américains profitent de ces circonstances comme matière première pour produire de l’art264. » C’est justement l’une des craintes de Hal Foster dans son essai L’artiste en ethnographe. « L’exotisation de soi, aujourd’hui comme hier, peut tomber dans une obsession du soi où le projet d’un « remodelage ethnographique du soi » se mue en une pratique narcissique de réfection de soi265. » Et les œuvres provenant de ces artistes ne font qu’élargir les différences entre les peuples dans la caricature, au lieu de rassembler l’idée d'une seule humanité habitant ce monde. Le livre Créolité and Creolization: Documenta 11 a suggéré que la créolisation est toujours inscrite dans les relations de pouvoir. Si le terme peut s’étendre de manière analogue aux situations plus contemporaines, nous devons établir quel genre de pouvoir a été exercé dans la colonisation, et comment la comparer avec la puissance de la migration et de la transculturation actuelle, i.e. la
263
« Codo a codo » dans F. Alÿs, C. Medina, When faith moves mountains, op. cit., p. 83. Cuauhtémoc Medina, « Máximo esfuerzo, mínimo resultado » dans ibid., p. 181. 265 H. Foster, Le retour du réel, op. cit., p. 224. 264
134 mondialisation contemporaine. La mondialisation a en effet été absente de ce débat trop longtemps266. L’écart qui existe encore entre le « centre » et la « périphérie » s’applique à chaque métropole, à chaque pays, à chaque continent. Comme l’explique Bourriaud, la distinction se base sur les différentes étapes de leur évolution vers le capitalisme global. 267 C’est-à-dire que les niveaux économiques et sociales les plus avancés (le centre) sont plus proches du modèle capitaliste occidental, alors que la périphérie est encore en voie de développement vers ce système. Et cette évolution est apparente aussi dans l’art actuel : « l’imaginaire contemporain est déterritorialisé, à l’image de la production globale268. » Le succès des artistes est partagé dans les réseaux sociaux, ainsi que classé et imité. Les échanges se transforment en tendances comme dans la mode. « Or l’artiste reflète moins sa culture que le mode de production de la sphère économique (et donc, politique) au sein de laquelle il évolue269.» Je ne sais pas combien de temps va durer le paradigme de l’artiste en ethnographe, mais en tout cas, nous avons vu dans ce travail comment il est toujours en vigueur. L’utopie de l’art global est, bien de voir le système des arts en tant que rhizome. Comme il est décrit dans Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, le rhizome est essentiellement un terme biologique utilisé pour décrire un système de racine décentré. Dans une logique théorique, un rhizome est un système, ou antisystème, sans centre ou même sans aucun motif organisateur central. C'est un système plat dans lequel les points nodales individuels peuvent, et sont, reliés entre eux de manière non hiérarchique. Un rhizome favorise alors les connexions transversales et la communication entre des emplacements hétérogènes et des événements. En effet, un rhizome regroupe en fin de compte, non pas de points, mais des lignes entre ces points. C’est en cherchant ce type de pensée que Deleuze et Guattari démontrent comment le système hiérarchique pyramidale est encore ancré et omniprésent dans la culture et la pensée Occidentale. Depuis cette perspective, tout élément a le potentiel d’avoir un raccord rhizomatique avec tout le reste.
266
Stuart Hall, « Creolization, Diaspora, and Hybridity » dans O. Enwezor, C. Basualdo, U. Meta Bauer[et al.], (éds.), Créolité and Creolization: Documenta 11 Platform 3. Ostfildern-Ruit (DE), Allemagne : Hatje Cantz, 2003, p. 186. 267 N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 188. 268 Ibid., p. 199. 269 Ibid., p. 192.
135 Dans l’art, même dans chaque œuvre d’art, la possibilité de connexion entre elles peut élargir sa valeur. Des juxtapositions des images comme le grand projet d’Aby Warburg et des nombreux Atlas des artistes inspirés par la suite créent de nouvelles formes de savoir non hiérarchique. Les notions d'ici et d’ailleurs seront vraiment abolies quand on arrivera à assister à des événements artistiques où des nationalités multiples ne seront plus séparées par des critères de centre et de périphérie mais comme expression des individus d’un seul monde, avec ses particularités. Même si l’émergence du World Wide Web –en tant que rhizome actuel- reste encore un espace de création, de collaboration artistique, de liberté et d’expression décentré, on ne peut pas nier comment ce flux d’information est aussi utilisé pour contrôler et profiter des masses270.
270
S. O’Sullivan, Art encounters Deleuze and Guattari, op. cit., p. 13.
136
137
V CONCLUSION : 1
L’installation artistique et l’activation de la mémoire
L’installation est un dispositif avec lequel l’artiste manipule des médias dans l’espace d’exposition. C’est un montage dans la réalité. À travers ce texte, nous avons vu comment différents niveaux d’approche de la mémoire se trouvent dans l’installation. J’ai expérimenté la mémoire collective péruvienne, la mienne et celle de mes collaborateurs, afin de créer des expériences pour le spectateur. L'histoire, montrée par le biais d’une installation, n’est plus vue comme un récit plat et homogène, mais comme un palimpseste. Ainsi, le processus de mémoire archive des événements et les transforme en souvenirs à chaque fois que nous les évoquons. La mémoire que j’ai voulu faire apparaître était celle que je n’arrivais plus à décrire, celle de mon enfance. Enfant de Lima, la transformation de cette ville et l’hybridation culturelle à l’ombre du terrorisme m’ont marquée. Dans ce mémoire, j'ai donc développé les concepts et notions qui soustendent la mémoire. Il faut remarquer que la perception est uniquement active et non passive : percevoir est un acte d'attention et d’activation de la mémoire. Si on accumule graduellement des voix, des projections ou des dessins synchronisés, afin d'ouvrir le champ de vision du spectateur à un certain degré d'accumulation, il s’immerge dans l’installation. En décrivant l’utilisation de l’installation en tant que dispositif de mémoire, ce mémoire a révélé les modalités mémorielles mobilisées par le son et le dessin reliés à la vidéo et à la forme projeté. Pendant la création de Combi, en analysant les transports publics, on s'est aperçu que dans n’importe quelle ville surtout en heure de pointe, c’est plutôt la conscience de notre propre corps qui nous donne la conscience d’une identité, par la pression des autres corps. Marc Augé remarque que « le passager en transit vit, lui, une immersion dans l’univers du code271.» Et ce « code » va au delà de la signalétique des transports, c’est une habitude ancrée dans la culture de chaque ville. Comment réinventer ce quotidien ? L’anthropologue continue sa réflexion en expliquant le rôle de l’éducation. « L’éducation doit d’abord apprendre à tous à faire bouger le temps, pour sortir de l’éternel présent fixé par les images en boucle, et à faire bouger l’espace, c’est-à-dire à bouger dans l’espace, à toujours aller y voir de plus près et à ne pas se nourrir exclusivement d’images et de messages. Il faut apprendre à sortir de soi, à sortir de son entourage, à comprendre que c’est l’exigence d’universel qui relativise les cultures et non l’inverse. Il faut sortir du quant à soi
271
R. Bessis, M. Augé, Dialogue avec Marc Augé, op. cit., p. 54.
138 culturaliste et promouvoir l’individu transculturel, celui, qui prenant de l’intérêt à toutes les cultures du monde, ne s’aliène à aucune d’entre elles272. Les installations vidéo que j’ai pu réaliser ces dernières années, ont la faculté de conserver la mémoire des participants que j’ai interviewé, mais aussi la faculté de pouvoir la restituer aux générations futures. Ces récits montrent non seulement la possibilité d'un retour dans le passé, mais confirment à chaque fois que la violence peut revenir à tout moment. L'esthétique qui émane de ces explorations s'exprime dans une simplicité de formes et de mouvements. Elle émerge de l'organisation du texte placé dans l'espace : leur apparition et disparition selon le rythme des voix fait danser nos yeux, alors que le contenu de ces récits et la musique de fond apaise le spectateur. La vidéo permet différents agencements, en plus de rendre les dispositifs adaptables à de multiples configurations spatiales. C'est en cela que réside l’acte de se remémorer, d'opérer des rituels qui mènent vers des expériences vécues afin que toujours nous puissions nous relever. Au détour des conversations et des échanges à propos des mascarades, du transport public et du terrorisme que nous avons faite dans le cadre du présent mémoire, nous avons trouvé la confirmation que les installations touchent une corde sensible. Chaque personne qui en a témoigné, nous a parlé avec émotion mais aussi avec des doutes sur ce qu’ils se rappelaient ou pas. L'installation Apagones est, finalement, comme un chœur de voix dissonantes. Le montage a la possibilité de transformer les multiples mini perspectifs des individus, vers une macro perspective sur l'interconnexion entre les gens, les lieux, les idées etc. à une échelle plus vaste, voire mondiale. En tant qu'artiste, je crois que l'art de l’installation peut nous atteindre profondément. C'est ainsi que l'art peut inviter à une réelle expérience, et que cette expérience peut solliciter à la fois les sens et l'intellect, et faire atteindre parfois, en une fraction de seconde, la connaissance de qui nous sommes, et de ce qui nous relie. « Et si l’art véritable se définissait précisément par sa capacité à échapper aux déterminismes implicites du médium utilisé?273 » Des masques qui ne couvrent pas de visage, une vidéo qui n’a pas d’images, tels sont les conflits de l’éphémère du souvenir et de la vacuité de la représentation dans ces travaux. La préoccupation de départ de ce projet de recherche et de création était d'expérimenter différentes stratégies de montage vidéographiques afin d'acquérir un savoir-faire et une sensibilité nouvelle du médium, tout en gardant en tête de se libérer de la contrainte du cadre et d'offrir une appropriation sonore des témoignages. Au plan personnel, il
272 273
M. Augé, Pour une anthropologie de la mobilité, op. cit., p. 91. N. Bourriaud, Radicant, op. cit., p. 161.
139 s'agissait aussi pour moi de donner une nouvelle direction à ma pratique artistique en ajoutant un aspect historique à mes créations audiovisuelles. Diablillos met en action nos perceptions; l’installation déterritorialise notre rapport aux mascarades en invitant à nouer de nouvelles relations où, en tant que spectateurs, nous participons alors activement à l’expérience. De plus, l'installation matérialise et incarne des aspects immatériels puisqu’elle intègre la perception des projections de l’ombre portée des dessins dans l’espace. Par ailleurs, l'installation a le potentiel de raviver certaines images de la mémoire collective parce qu’elle met en relation des masques péruviennes et se fond sur la projection des dessins de Grandville sur le mur. Il serait plus juste de dire qu'elle joue sur l'ambiguïté des déguisements zoomorphes. La disposition de l'installation exige un déplacement dans l'espace, ce qui mène à séparer le dessin dans l’espace, de l’ombre portée dans la perception de l’œuvre. La temporalité réelle de l'expérience va s'entremêler à un travail sur la mémoire. De ce fait, le spectateur va s’orienter vers un travail de lisibilité. Ainsi, les dessins suspendus activent la mémoire du spectateur en se référant à deux temporalités : une temporalité ponctuelle et singulière inscrite dans le masque dessiné par le biais de l'empreinte, et une temporalité universalisable grâce au rassemblement de ces deux mascarades. L'expérience de chaque spectateur est orientée par les potentialités de l'œuvre de changer la position des masques péruviennes à l’intérieur de la mascarade de Grandville selon la position du spectateur dans l’espace. L'installation permet à chaque spectateur de structurer son expérience, de créer sa propre lecture de manière dynamique avec l’image projetée. Ainsi, la subjectivité de l'observateur est essentielle à la réalisation de l’œuvre. L’installation aide à reconstituer le récit historique des mascarades comme condition de possibilité de transformation de l’identité mais aussi sur l’omniprésence des représentations de la figure animale dans les sociétés. Ces œuvres circulent entre le concret et l'abstrait, entre la mimesis et l’ombre, entre le point de vue individuel et collectif. « Quand l’autre devient spectacle, ne devient-il pas aussi, d’un certaine manière, spectral ? 274 » Ces installations essaient d’impliquer le spectateur dans deux formes d’expérience esthétique : l’immersion et l’empathie. L’art peut également jouer un rôle fondamental dans la transformation culturelle, surtout dans la réforme de nos moyens de savoir et d'agir sur notre connaissance de la réalité. Ce mémoire m’a permis de questionner le regard sur l’urbain et d'imaginer une nouvelle forme d’identité nationale.
274
Question proposé par Raphaël Bessis sur la mise en fiction du monde dans R. Bessis, M. Augé, Dialogue avec Marc Augé, op. cit., p. 70.
140 Je pense que chaque langue a une certaine façon de voir le monde. Même deux langues étroitement liées telles que l'espagnol et le portugais (elles sont assez mutuellement intelligibles) apportent deux mentalités différentes. Dans mon expérience, après avoir appris d'autres langues et être entourée par d'autres langues, je ne pouvais pas choisir une seule langue parce que cela signifierait vraiment renoncer à la possibilité d'être en mesure de voir le monde d'une manière différente. L’hybridation culturelle ne doit plus être envisagée comme une altération, mais comme un processus civilisateur.
2
Les limites entre art et ethnographie dans ma pratique artistique
L'importance de la fonction des arts face à cette nouvelle conscience du rôle de la mémoire dans la réalité des phénomènes décrits par les sciences sociales, a été également soulignée dans cette étude. La place de plus en plus grande prise par le document dans les œuvres d’arts et l’utilisation du visuel dans l’anthropologie, rejoint directement cette thématique. L’intérêt de l’anthropologie est de s’approcher de l’expérience vécue par le sujet d’étude et d'analyser comment utiliser la multiplicité des voix et des perspectives pour comprendre la complexité grandissante de notre monde globalisé275. La stratégie de convergence entre les arts plastiques et l’ethnologie pourra peut-être aider l’anthropologie à aller au-delà de ses limites de représentation écrite. D’un côté, la pratique artistique –grâce à l’expressivité sensuelle et matérielle inhérente à sa production – peut fournir une façon privilégié de communiquer des aspects de l’expérience humaine qui étaient seulement décrites dans les textes des anthropologues. D’autre côté, cette pratique a beaucoup de résonance avec l’anthropologie visuelle. De nombreux ethnographes contemporains s’intéressent aux particularités de l’expérience sensorielle et aux formes de connaissance corporelles. Il est admis que les outils méthodologiques des observations ethnographiques, entretiens et prises de notes, évoquent un artiste engagé, ni dedans, ni dehors, mais plutôt comme un générateur, observateur et créateur dans le sujet où il travaille. Cette méthodologie s’approche de celle que les artistes utilisent: participation, prise de notes et relations informelles. En ajoutant des analyses esthétiques des œuvres, ces pratiques permettent de créer une cartographie des circulations et des relations entre des objets d’art, des artistes, des institutions et des idées. Le regard ethnologique se porte systématiquement sur l’ensemble de ces relations établies, possibles, sanctionnées. « Ce à quoi s’intéresse l’ethnologue, c’est d’abord la relation. Il y a toujours au moins deux sujets en tête, et non pas un seul276. » Le chercheur de l’art, l’artiste chercheur, peut devenir un guide qui dialogue en permanence avec le peuple, un partenaire épistémique grâce à des interventions telles que des
275
Steffen Köhn, « Organising complexities : the potential of multi-screen video-installations for ethnographic practice and representation », Critical Arts Online, 2013 ,p.554 276 R. Bessis, M. Augé, Dialogue avec Marc Augé, op. cit., p. 20.
141 interviews, des réseaux sociaux et le travail de terrain. Les changements de point de vue de discussion depuis l’intérieur vers l’extérieur génère des allers retours d’influence mutuelle. L’utilisation d’une analyse ethnographique pour mes travaux, en plus des recherches esthétiques facilite la compréhension de la complexité des œuvres d’art, leur importance et leur impact. Une des principales caractéristiques qui font une représentation mimétique est sa matérialisation de la réalité qu'elle représente. En outre, la représentation mimétique implique l’appropriation de la réalité représentée, un sujet récurrent dans l'ethnographie. Le milieu artistique priorise l’artiste et l’économie de l’exposition en détriment des groupes marginaux qui restent des «sujets d’étude». Après tout, c’est bien l’artiste qui apparaît dans les affiches et les dossiers de presse. Pourtant Foster remarque aussi qu’il y a des nombreux outils qui résonnent avec les arts plastiques, suggérant qu'une union entre art et ethnographie peut créer des généralisations superficielles de ces outils qui feront que l’artiste n’arrivera pas à assumer sa position ni son pouvoir devant les situations qu’il expose. À mon avis, il faut en effet se méfier de cet usage sans réflexion, plutôt que s’éloigner des méthodes ethnographiques. Le travail artistique c’est d’introduire un dissensus, de creuser, de multiplier le réel277. Et cette multiplication du réel est quelque chose de très particulier dans l’art péruvien ; de nombreux artistes s’approprient des documents pour créer des fictions qui s'articule avec les traumas de la guerre interne et de la dictature qu'a subie le pays. Le lien au-delà de l’océan entre le monde Européen et l’Amérique Latine. J’appartiens à une génération plus jeune par rapport aux artistes fondateurs du Groupe Huayco ou du Collectif Sociedad Civil. Ma perception et mon travail sur la Guerre Civile interne est différente, car je suis plus jeune et libre de la mémoire des événements. « La Guerre crée des faits. L'art crée aussi des faits, d'un ordre différent. La question du discours oblique y est liée. Comment affirmez-vous l'art en endroits et en conditions où il est impossible de prendre une position ouverte - par exemple, parce que cela signifierait que le projet entier s'effondrerait ? Quand un secret ne peut pas être un acte de retrait, mais un acte d'engagement audacieux?278»
277
Jacques Rancière 2008 :55 « Thedance was very frenetic, lively, rattling, changing, rolling, contorted and lasted for a long time » dans C. Christov-Bakargiev, Documenta, DOCUMENTA (13):. éd. par B. Funcke. Ostfildern, Allemagne : Hatje Cantz, 2012, p. 38.
278
142
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Les nouvelles cartographies de l’art
« Tous les artistes sont sensibles au voyage et à l’idée de déplacement, mais c’est aussi quelque chose qui est propre aux enfants d’émigrés, quelle que soit leur culture. 279 » L’art peut contribuer à construire une représentabilité partageable et la mettre en questions, à condition que les artistes ne se cantonnent pas à retransmettre des formules fétichisées que personne ne comprend vraiment et qui néanmoins façonnent l’imaginaire collectif. « L’artiste nomade poursuit sa route sans laisser de trace physique derrière lui. Ainsi on peut avancer l’idée que l’art de l’installation, ayant délaissé la priorité qu’il accordait jadis au site au bénéfice d’une plus grande liberté et souplesse, a transformé les artistes en « citoyens de l’éphémère » affranchis de toute dépendance envers l’objet durable ou le lieu fixe280.» L’œuvre ne dépend pas du site et son contenu peut ne pas découler de l’emplacement de l’œuvre, mais émaner du dialogue qui s’instaure entre le spectateur et le projet à l’initiative de l’artiste. Ce dernier est contraint de voyager sans cesse, comme l’ethnographe. Un grand nombre d’installations confirment effectivement la comparaison que fait Foster entre l’artiste et l’ethnographe. Le contexte du site devenait souvent le contenu des œuvres et les artiste se retrouvaient réduits à jouer un rôle de guide touristique ou d’archiviste, rôle qui ne leur permettait guère de révéler ce qui était déjà connu. La marche une pratique quotidienne qui caractérise l'être humain. Elle est aussi une forme très riche de recherche. Marcher permet l'apprentissage corporel. Les pratiques basées sur la marche permettent de contextualiser les choses apprises, localement et écologiquement. Intégrer du sens dans une géographie réelle et non seulement virtuelle. Le rythme lent permet au promeneur d’accentuer son attention. Marcher à travers les lieux, implique un déplacement, un échange, une comparaison. La marche est transversale parce qu’elle traverse différents niveaux de réalité, non seulement pour rapprocher, mais aussi pour voyager au-delà. La marche est parfois une pratique sociale et politique, elle peut remodeler les réalités des espaces partagés et la fiction de l'espace public, accompagnant des expressions politiques et l'articulation des démocraties. La marche permet aussi de détecter des problèmes et de changer les réalités des communautés locales.
279
Jean-Louis Pradel, « Entretien », Y. Aupetitallot, T. Pratt, Musée d’art contemporain[et al.], Kader Attia, op. cit., p. 61.
280
N. de. Oliveira, N. Oxley, M. Petry[et al.], Installations II, op. cit., p. 47.
143 Par rapport à la relation entre l’espace d’exposition et l’espace géographique, les situations de translocation dans l’art contemporain arrivent à ouvrir l’esprit du public vers une pluralité de mondes possibles. Mais la question de « représentation » des artistes et de leur pays en tant qu’identité reste problématique. C’est une question qui n’est pas encore résolue même si on a de plus en plus de biennales. Il y a des artistes qui ont le sentiment que le rôle des curateurs contrôle leur expression. Il ne faut pas oublier que le modèle de biennale d'art vient de Venise, au XIXe siècle. Aujourd'hui, il y a aussi des foires, qui sont comme des vitrines La relation entre la biennale et la ville a besoin d’être redéfinie. De même, la relation entre les artistes exposants dans la biennale et le public doit être remise en cause. Le besoin de redéfinir la relation de la biennale avec la ville, le pays et les exposants avec le public est imminent. Déjà en 2008, Ivo Mesquita, commissaire de La Biennale de Sao Paulo, avait conçu une biennale vide des œuvres d’art mais pleine de dialogue. « L’idée c’est de remettre en question le modèle « Biennale » à l’heure où l’on est en face d’un cadre international avec plus de 200 biennales ayant lieu quasi simultanément.281 » « Chaque société a l’aptitude de se réverbérer et de résonner dans une autre, et surtout de se transformer en une autre.282 » Mais c’est aussi cette simultanéité des biennales, qui est incrustée dans l'expérience contemporaine du temps et de la géographie. Les biennales ne sont que le reflet des champs économique et social. « Cette époque est une époque de simultanéité et de juxtapositions, une époque du près et du loin, du côte à côte, et du dispersé283.» Personnellement, je pense qu’ajouter des outils ethnographiques aux analyses esthétiques de ces expositions, va nous permettre de comprendre la complexité des discours locaux, d'améliorer le discours de l’artiste et sa recherche. Et aller vers une mondialisation du savoir transculturel. « La mondialisation ne consiste pas en la simple annexion des multiples hétérogénéités à la culture du Nord.284 »
281
« Itv Ivo Mesquita commissaire de la Biennale de Sao Paulo | Zérodeux | Revue d’art contemporain trimestrielle et gratuite », . 282 F. Laplantine, Quand le moi devient autre: connaître, partager, transformer. Paris, France : CNRS éd., impr. 2012, 2012, p. 9. 283 Michel Foucault, « Des espaces autres ». Conférence au cercle d’études architecturales le 14 mars 1967. En Ligne M. Foucault, « Of Other Spaces, Heterotopias ». Architecture, Mouvement, Continuité. 1984, vol. 5. 284 Cuauhtémoc Medina, « Sud, Sud,Sud,Sud » dans K. Quiros, A. Imhoff, Parc Saint Léger. Centre d’art contemporain, (éds.), Géo-esthétique, op. cit., p. 119.
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