MARC-WILLIAMS DEBONO
ECRITURE & PLASTICITE DE PENSEE
Collection Essais
©2013 Animaviva multilingüe S.L. Escaldes-Engordany Principat d’Andorra www.animaviva-publisher.com
Crédits iconographiques : Mariana Thiériot Loisel, Patrick Loisel, Marc-Williams Debono
Composition couverture : Marc-Williams Debono
ISBN 978-99920-68-19-9 Dépôt légal : AND-430-2013
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TABLE DES MATIERES Préface de Michel Cazenave Prologue : Plastir, c’est écrire I- La Plasticité de l’esprit…………………………………………….. 12 Le Sel de l’Humanité Plasticité et Epistémè : l’Agir Plastique Plastir ou Singulariser la Forme II- Le Palimpseste des Temps Modernes…………………………… 42 Oubli des Langues & Pensée sans Langage : la Langue Plastie Le Berceau Oriental Les Synesthésies d’Heidsieck Le Penser et le Sujet Revisités III- L’inscription de la Trace………………………………………… 78 Iconoplastie : l’Ecriture en Mutation ? Ecriture et Transversalité : L’Imaginaire au Carré Sémantique Oisive et e-Poétique Aux Rebords du Monde Plasticité Enactive & Métaphore de la Réalité IV- De l’ère du Parchemin à l’ère Numérique………………… 106 L’Ecriture en Transhumance : une Trace Impermanente de l’Humanité Des Hyperliens Médiévaux aux Méta objets textués De l’Idéographie Statique à l’idéographie Dynamique De la Sémiotique à la Cybersémiotique Lire : la Plasticité de la Plasticité V- L’Ecriture comme Epreuve de Soi……………………………... 134 Glissant et les Pensées Archipéliques Généalogie Scripturale : la Forme et le Percept Les Epissures du Lieu Silentiaire Césures et Plasticité VI- Annexes ………………………………………………………….. VII- Synopsis ………………………………………………………….
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Après tout, dans ce qu’il est convenu d’appeler (d’appeler !) l’expérience mystique, on sait comme les humains, généralement, défaillent, et devant le « non-être » dont ils font la découverte au delà de toute existence selon nos modes, renoncent à désigner précisément ce qu’ils ont pourtant éprouvé au plus profond d’euxmêmes.
Dans des pages qui firent date à leur époque, le biologiste Henri Atlan ne relevait-il pas ainsi que tous ceux (et celles) qui avaient connu cette expérience remplissaient des volumes et des volumes pour dire qu’ils ne pouvaient pas dire ?
Mais si la langue, en fin de compte, au delà de notre cas singulier, en était incapable par définition ? D’autant plus chez nous, où, en voulant en faire un pur instrument d’analyse et en renonçant à sa vocation iconique – n’était-ce pas la vocation de l’alphabet devant les hiéroglyphes d’Egypte, ou devant ce que nous découvririons bien plus tard comme les pictogrammes de l’Extrême Orient ? –, nous l’avons forcée à borner son horizon et, d’une certaine manière,
à
tourner
sans
cesse
en
rond
en
se
mordant
désespérément la queue ?
Or, n’atteignions-nous jamais à la poésie véritable, c’est-à-dire à l’expression de Cela qui nous fonde et demande à parler par le truchement de notre voix, que par la destruction – ou tout du moins la désarticulation de notre langue commune – comme l’ont fait, par 7
exemple, Walt Whitman ou Anna Akhmatova en tentant de retrouver les rythmes « originels » et les mystères d’un Pindare ou d’un Empédocle, ou, comme le fit encore, dans l’art qui était le sien, un Jackson Pollock avec l’action painting – à l’instar d’un Willem de Kooning ou d’un Roberto Matta tout le temps qu’ils relevèrent de cette mouvance ?
Bienheureuses retrouvailles de la pensée et de l’image pour jeter quelques lueurs dans la nuit qui nous entoure !
Parvenu à ce stade, je ne peux m’empêcher de me demander : en at-il toujours été ainsi ? Et la langue originelle – même si je ne suis pas forcément un fanatique des recherches de Merritt Ruhlen, je dois bien admettre avec lui que, si nous donnons notre accord à la thèse
d’une
apparition
de
l’humanité
en
un
seul
foyer
géographique, alors nous devons bien admettre aussi qu’il y eut une seule langue à l’aube de notre aventure… − la langue originelle connaissait-elle une plasticité que nous aurions depuis perdue et à laquelle aurait mis fin l’invention de l’écriture ?
J’avoue que je suis bien incapable de répondre − et que je ne tenterai certes pas de me mêler de ce problème. Il n’en reste pas moins que la question nous demeure cruellement posée : comment rendre de la profondeur, de la liberté, de l’inventivité à la langue qui est la nôtre ? Comment ouvrir nos horizons lorsque nous nous emparons de notre plume (ou de notre clavier aujourd’hui) ?
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Il me semble que, sur ce point, l’enquête et la réflexion très serrées de Marc-Williams Debono nous ouvrent quantité de pistes et nous forcent à penser le problème à nouveaux frais : une attitude résolument transdisciplinaire qui conjoindrait le geste à la lettre, toute la puissance de l’image à la vigueur du concept. Qui a jamais prétendu – et pour quelle raison au juste ? – que l’image ne délivrait pas d’idée ? Il suffit de lire un poème chinois ou de regarder une estampe de Hokusaï, pour découvrir à quel point cette thèse peut se révéler fausse…
Cette attitude, cette « plasticité de pensée » ne sont-elles pas ainsi les bienvenues en la matière, et si, pour reprendre un mot tombé chez nous en désuétude, on veut opérer un provignement de notre langage par tout ce qui n’est pas lui-même au départ, n’allons-nous pas nous retrouver obligés d’explorer sans halte ni répit ce que l’auteur nous fait entrevoir ? »
Michel CAZENAVE
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synaptique durable,79 de la détection d’une empreinte « sigillaire » transcrite au sein des oculistes de la modernité par le sceau de l’écriture numérique. Ce ou ces sceaux d’un écrit multiforme, multigénique, transhumant vers l’écriture papier avant d’être rétroprojeté sur l’écran en temps réel, puis disparaître ou être remastiqué, plastifié au détour d’un blog, d’un tweeter ou du net prenant là une dimension tout autre, partagée dans l’instant, curative, psychanalytique, consistante, et qui chemin faisant, conduit à la fois à un nouvel écrit indivis et à un nouvel épistémè collectif. C’est là ce jeu passionnant de l’écriture on-line ou immédiate jetée en pâture à l’internaute anonyme, qui, si elle est maîtrisée par l’écrivain, lui revient enrichie de l’apport du tiers avant de se coucher définitivement sur le papier.
C’est une des expériences inédites du vingt et unième siècle, de celles qui ne modifient pas tant l’écrit en soi ou sa nature foncièrement intimiste, mais le témoignage, l’interaction, sa réalité virtuelle, réfléchie en quelque sorte. Il s’agit d’un art du tiers, passant par le tiers, dès lors que l’écrivant joue le jeu, projette et se laisse projeté. Attitude qui à l’ère transculturelle ne peut qu’évoluer en faveur d’un écrit vivant, vivace, à fleur de peau, tourné vers l’imaginaire et la transformation active. Et nulle nécessité de créer en ligne pour les réfractaires puisque l’effet plastique prend sur des textes écrits depuis l’aube des temps et redécouverts, redécryptés lors d’une mise en réseau sur la toile.
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Trace biomoléculaire parfaitement détectable au niveau de plusieurs structures cérébrales dont notamment l’hippocampe, impliquée dans la mémoire, ou le gyrus cingulaire impliqué dans les affects.
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La plasticité de l’esprit80 admet comme hypothèse la cosignification cohérente orchestrée par le sujet connaissant et un nouveau jeu de miroir entre matière et esprit, entre identité et déterminisme, entre conscient et inconscient.81 Elle aboutit à ce que ce ne soit pas seulement le processus plastique qui devienne prégnant dans un monde de plus en plus a-relationnel et accédant au virtuel, mais aussi ceux qui le portent et le divulguent : les plasticiens. Or, nous sommes tous plongés dans une époque privilégiant cet apport singulier à la plasti-cité que Vasarely82 avait projeté dans un monde parfaitement architecturé. Un monde qui diffuse, transfuse autant l’artifice que l’œuvre plastique au travers de médias ou d’icônes dénaturant le propos ou l’homme au profit de la chose.
C’est là un des effets pervers de la plasticité, un plasticage de l’individu, du créatif au profit de la société hypernormée qui l’immole. Ecrire n’y rime plus avec plastir mais avec pâtir. Pâtir de l’impact délétère du trop englober, du trop ingérer, du non discriminatoire, du texto passe-partout au détriment de la pensée philosophique ouverte ou du vrai projet littéraire. Mort de l’écrit, de la créativité ? Certes pas. Dénaturation et nécessité de remémorisation, de re-mastérisation, de réappropriation. Autrement dit, la créativité continue d’infuser par des biais neufs, revisités, le cerveau palimpseste de Baudelaire, qui loin d’être métaphorique, 80 La plasticité de l'esprit in Implications Philosophiques, Mai 2012. Cette approche ne se limite pas à la conscience humaine, mais couvre selon l’auteur de façon plus générique l’ensemble des domaines afférents à la plasticité, à sa genèse et son épigenèse. La plasticité de l’esprit et de la réalité sont des thèmes majeurs à intégrer absolument, mais aussi et surtout des attitudes à promouvoir dans l’éducation, la transmission des savoirs et le développement de l’homme. 81 Sa réalité interne. En écho aux processus d’individuation et aux archétypes jungiens. Aspects développés par l’auteur lors du colloque « Jung et les Sciences », Université de Bruxelles, 2009. 82 Victor Vasarely, Plasti-cité, Ed. Casterman, 1970.
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joute aujourd’hui avec la plasticité de la pensée. Joute qui se fond dans la plasticité de réseau, à la fois hôte et articulée à l’expérience et manifeste une véritable noèse dynamique.
Pour nous, cette plasticité noétique est inscrite dans un sujet qui a été capable de gérer ses propres contradictions en se forgeant une éthique ternaire au sens de Lupasco.83 Une éthique ayant saisit la primauté de toute symbolique et la tierceité des « hommes-signes » de Pierce.84 Une éthique enfin qui distille ce lien ténu entre la nature et la connaissance, clef de voûte du langage universel. Ce sont donc ces plastisseurs,85 ces hommes comme langue vivante qui sont les artisans de la plasticité humaine.
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Les références des ouvrages à consulter sur l’œuvre de l’épistémologue Stéphane Lupasco sont données dans les chapitres suivants (référence 127). 84 C.-S. Pierce, "Ecrits sur le signe", traduction et commentaires de G. Deleballe, Ed. Le Seuil, 1978. 85 Néologisme utilisé avec bonheur par le poète Jean-Pierre Desthuilliers distillant « la plasticité dans la langue » dans PLASTIR 30, 03/2013. Plastir se conjuguant comme bâtir ou pétrir, les plastisseurs comme les bâtisseurs ou les pétrisseurs s’opposeraient aux tenants de la plasturgie industrielle nommés plasticiens au même titre que les artistes.
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plastique des mots : étonnement, accès poétique, travail plastique dans la langue, symbolisme des formes, espace vierge du dedans, àcôté de Michaux, inaccessible convergence, reconnaissance d'une aire commune du langage où tous les plasticiens peuvent s'exprimer, diversité du code syllabique, notions de mots interfacés à la chose (de moèmes). 131
En écho, se révèle la plasticité perceptuelle de l’artiste qui a un sens alogique exact et le développe comme un instrument privilégié de la connaissance vécue. Or, celui-ci partage parfois cette connaissance avec un homme de science étonné de sa découverte, ou plutôt de la genèse de sa découverte, des circonstances qui y ont conduit, des résistances qu’elle engendre, des bouleversements affectifs qui s’en suivent. Cela les conduit à s’interroger sur les contraintes – esthétiques pour l’un, pragmatiques pour l’autre – qui ont généré ce véritable carrefour ontologique entre la science et la poésie. Carrefour alimenté par un seuil indicible où le penser et le sujet sont revisités par leurs propres images, leurs propres interprétations du monde et d’euxmêmes, leurs singularités. L’un invente la forme, l’autre la dissèque, puis voilà que le fruit cueilli sied aux deux, mieux s’impose comme une évidence.
Que s’est-il passé ? Rien, sinon que le sujet, la forme se sont entrelacés. Que la fluidité des corps incarnés dans l’esprit, la 131
Toutes ces facettes et notions sont développées dans l’ouvrage de l’auteur « La Joute » publié en 1993 aux Editions du Soleil Natal et ont été également publiées dans la revue Phréatique. Les moèmes y sont définis comme des entre-deux-mots entre-deux-schèmes ou des interfaces aux schèmes globaux représentant des pivots essentiels entre les plans du langage et la plasticité de la vie. Ce terme qui s’oppose aux noèmes est utilisé pour la première fois par l’auteur dans « La Joute », puis dans un texte de « L’Epissure des Mots », L’harmattan 2008.
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réciprocité entre la forme apprenante et la forme apprise se sont exprimées (Figure 1). C’est donc à la fois la plasticité cognitive et celle du sujet à l’objet qui ont permis d’établir le lien, mais aussi la relation à l’autre, même si cet autre est soi-même. L’altérité : élément capital où le même est différent et peut donc épuiser mes moi successifs, capitaliser mes découvertes. Elément capital où le tiers intervient, non comme synthèse du binaire, mais comme inclus dans un entre-deux exact132. Sans cette plasticité humaine incarnée, ces jalons répétés de l’histoire singulière dans l’histoire à bâtir, ces identités mentales – défaites dans l’aliénation et exacerbées dans l’éveil133, ces contraintes introspectives, la créativité n’aurait pas lieu d’être.
Ainsi sommes-nous un avec la nature parce que nous engendrons mutuellement un monde possible. Aucun n’impose à l’autre sa vision du réel. C’est la plastique de la réalité qui inscrit elle-même la conjonction de deux potentialités dans un même mouvement. Aussi sommes-nous certes des poussières d’étoiles, mais aussi les enfants-acteurs de cette poussée vectorielle et évolutive qui a conduit à la conscience réfléchie. Que cela signifie-til ? Que l’étoile comme le cerveau ne sont pas de simples reflets, mais participent de cette réalité. Que le concept de plasticité n’est pas purement descriptif, mais qu’il a une valeur prédictive élevée 132 La notion de Tiers inclus est propre à la Logique dynamique du Contradictoire de Stéphane Lupasco. Elle désigne le moment logique de la contradiction maximale ou, de façon immédiate, l'état le plus contradictoire de la matière-énergie (état T) selon Wikipedia. Tiers inclus qui dépend de la notion de niveaux de réalité des systèmes complexes avancé par Basarab Nicolescu qui précise que dans les autres cas, il n’abolit en rien la logique classique du tiers exclu. Il s’agit donc pour Edgar Morin d’une transgression logique nécessaire et caractéristique des systèmes dialogiques. Stéphane Lupasco, « Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie », Hermann, Paris, 1951 ; 2e édition : Le Rocher, Coll. "L'esprit et la matière", Monaco, 1987. Pour approfondir le sujet, lire l’article de synthèse de Basarab Nicolescu : « Stéphane Lupasco et le tiers inclus », Revue de synthese, 2005. Et « les trois piliers de la transdisciplinarité », Integral Leadership review, 2009. 133 Imaginaire ou méditant.
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du comportement dynamique des systèmes inertes ou vivants et du sens que nous donnons à ces systèmes. Autrement dit, qu’il relève la cohérence des invariants universaux comme des formes ou objets émergés et que l'homme y est naturellement inscrit dans une réalité indivise qu'il structure et dont il est structuré. 134
Le penser et le sujet revisités sont donc des points essentiels pour appréhender les liens qui unissent écriture et plasticité dans la mesure où c’est bien la plasticité du soi qui interroge autant l’autonomie des systèmes vivants que les représentations de la réalité humaine. Ce concept n’y est pas réduit, mais y prend toute sa puissance métamorphique : signifié de la forme, sculpté de la pensée, écorché vif, entre-deux-mots, sens éclaté, émergences ou singularités.
Ce point est crucial, car il implique une transcription brute des percepts, l’énergie plastique des mots et façonne un véritable langage autonome de l’esprit.135 Comme on l’a vu dans les chapitres précédents, dans l’écriture, comme dans les sciences du vivant, la plasticité n’y est pas seulement un témoin de l’aventure humaine, mais la réelle dynamique qui l’anime. La trace n’est pas écrite mais s’écrit, fait synapse au sens premier du terme, devient scripturale. La
plasticité
de
l’esprit
s’épand
avec
l’infini,
co-évolue
naturellement avec l’écrit et ses représentations. Le poète devient iconoplaste.
134 135
Extraits de l’ouvrage de l’auteur : « L’Ere des Plasticiens » cité en 20. Ibid 128. Autrement exprimé par l’auteur par l’adage : « Science recentrée et poésie exprimée ».
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L’INSCRIPTION DE LA TRACE
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L
’homme inscrit ainsi une trace comme il s’inscrit dans une histoire. Et, des générations suivant, il conserve comme tâche immuable de poursuivre ce chemin. Ainsi, des
hiéroglyphes à l’e-culture, la plasticité de l’écriture demeure. Elle n’est pas plus antinomique au détour fétichiste d’un clavier translucide qu’elle ne l’était lors de l’édition du premier parchemin. Quand bien même y aurait-il confusion des supports, perte de l’identité scripturale, réévaluation de la toute puissance de l’imago, je ne crois pas une
seconde que l’écrit soit menacé de disparaître dans les temps à venir, pour la simple raison que le corps de l’écrit se construit dans l’esprit. Et que cette co-inscription génère une valeur ajoutée quasi-identitaire à la genèse du texte.
La signification est double ici : primo, la face projetée de l’écrit, qu’elle soit entièrement contrainte – c'est-à-dire uniquement pensée – ou totalement exprimée, relève une symbiose entre l’organicité – cerveau et corps plastiques au plus haut degré – et la canalisation du chaos de la pensée (texte construit ou inspiré) ; secundo, selon le sens déjà relevé de réintroduction active du sujet dans la relation plastique entre le créateur et l’œuvre créée. C’est cette relation profonde entre l’écrit et l’écrivant, le message intrinsèque de la sculpture achevée qu’il convient d’explorer plastiquement. Leur point commun ? Un champ noétique réciproque.136 La statue parle d’elle-même : elle a puisé sa matière dans l’imaginaire et la gestuelle fusionnés du sculpteur et ce qui en ressort est leur œuvre commune et unique. L’écrit est plus
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Explorant le « Nous » qui englobait dans la Grèce antique les notions de connaissance, d’esprit et d’intelligence.
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secret. Il serpente des centaines de pages durant pour ne donner parfois qu’en une ligne le fond de la pensée de l’auteur.
Cela est parfaitement logique car l’écriture répond point par point aux afflux chaotiques des structures cérébrales où le langage s’établit : saute de mémoires en jets impulsifs, creusets d’inspiration en lieux communs, repères conscients à inconscients jusqu’à débusquer la pensée première ou supposée comme telle. La plasticité de réseau se fait donc écho au processus de pensée que nous incarnons au premier degré : j’écris ce que je pense – je pense ce que j’écris. Mieux encore, dans mon acte d’écrire, je définis un espace naturel de pensée137 qui fait non seulement écho au monde sensible qui m’entoure, mais peut-être aussi à un entre-deux, au mundus imaginalis de Corbin. Il en découle que la plasticité de l’esprit138 n’est pas forcément un aboutissement, mais sans aucun doute une des expressions les plus abouties de la palette d’expression plastique. La plasticité des corps, de la matière recèle en elle-même un énorme potentiel et c’est la rencontre de ces deux mondes – monde des formes et monde des significations – qui « coïncide, co-signifie et donne réellement corps à un concept de plasticité partagé ». Néanmoins, on peut affirmer: « n’est pas plasticien qui veut », dans la mesure où on ne 137
M-W Debono, chapitre de livre in « Valery et la Méditerranée », P. Signorile Ed., Edisud 2006. De fait, toute l’étendue de l’esprit, qui est à comprendre ici autant comme déroulement de la psyché que connaissance et conscience du monde, participe à ce déploiement. Comme on l’a évoqué précédemment, la plasticité de l’esprit (Debono), à ne pas confondre avec la naturalisation de l’esprit de Jeannerod, la théorie de l’esprit « qui permet de prédire ou d'expliquer le comportement d'autrui sur la base des états mentaux qu'on lui prête » (cognition sociale, A. Reboul) ou la philosophie de l’esprit (étude de l’intentionnalité, de la nature psychologique, cognitiviste ou métaphysique de l’esprit, J. Proust), acquiert par le biais du complexe NMP (neural-mental-plasticité) un statut unique chez l’homme : c’est le seul concept capable d’interfacer cerveau et esprit, sujet et objet, expérience et conscience, inné et acquis, processus conscients et inconscients (voir Ref. 12).
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se contente pas de décrire une esthétique ou de relever les potentialités cérébrales, mais que l’on met l’accent sur ce qui naît au point de rencontre des deux. C’est ce rapport plastique précis qui révèle le lien symbiotique entre l’écriture et la plasticité : une co-évolution commune139. Un point de rencontre unique où la plasticité de l’esprit se fond dans la plasticité de l’écrit, où l’écrit en fission atomise la pensée, l’ingère, la digère, l’incarne dans sa cognition foisonnante, tout le processus de la création en marche dans l’arc créé entre l’esprit et la main de l’écrivant. C’est cet espace de pensée mutualisé, cette plasticité co-signifiée que l’artiste, palimpseste vivant, aimant sensible, capte, articule, agrège – souvent inconsciemment – en un heureux polymorphisme.
Cette crête dans tout paysage mental fait tache. On y perçoit d’emblée la sensibilité première, le germe d’où naîtra l’œuvre. On la travaille, on l’évoque, on la torture, on la sublime, on la cherche toute une vie. Et en cela, la transversalité de l’écriture a un rôle particulier à jouer. Elle ne bénéficie pas du visuel de la peinture, du toucher de la sculpture mais elle les décrit toutes deux. Elle suit comme elles une syntaxe, un rythme, un sens, une architecture, mais traverse les genres et les cultures pour délivrer un message unique. Ce faisant, nous signifions le monde qui nous a signifié. Il y a reconnaissance par les deux bouts et interaction possible. Une continuité naturelle s’instaure. La jarre prend une forme de jarre qui est représentée dans notre cerveau comme une jarre. Elle allie d’emblée 139 Cette co-évolution ou co-signification ne s’applique pas qu’à l’écriture mais à tous les attributs de la plasticité. Elle est exemplifiée par des interfaces plastiques complexées (voir « Le complexe de Plasticité », in COSMOPOLIS 2008/2, Revue de l’encyclopédie Agora ou PLASTIR 18, 03/2010.
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l’esthétique de la jarre à la symbolique implicite de l’eau définissant ainsi un monde d’art et de pensée. Suite à quoi, il nous faut tourner la page, symbole même des rebords du monde, et admettre enfin l’hypothèse d’un réalisme co-créatif dont la plasticité serait le reflet apparent.140
ICONOPLASTIE : L’ECRITURE EN MUTATION ?
D’où vient que la teneur de ce message nous parle tellement ? De la plasticité même du langage. De sa poétique. Du rapport extrêmement ténu entre la pensée et l’écriture.141 De même que le cerveau gère le chaos de la pensée, l’espace de la page, une fois rempli, supplante le chaos de l’écriture pour donner corps à un objet total ou absolu au sens de Mallarmé.142 Cet objet-livre, et plus encore poème singulier, est à même de nous saisir dans sa beauté première. Impétuosité de la robe, rythme lancinant, immédiateté, intuition en deçà de toute compréhension, sens transcendant, magique ou sacré.
Cet autre saisit la pensée comme à revers, nous retourne littéralement. Cocteau, Apollinaire ou Michaux passent ainsi du fond à la forme indifféremment dans ces œuvres croisées où la plume tantôt écrit tantôt dessine sans que l’un prenne le pas sur l’autre. Cette interpénétration scande le geste du créateur depuis l’ère préhistorique 140 Point important signifiant que la plasticité est une propriété inhérente à la matière, précède l’acte d’écrire, participe à l’accouchement de l’œuvre. 141 Rapport dont les modalités d’émergence devraient être entièrement repensées, ce qui constitue un des enjeux majeurs de l’avenir du concept de plasticité (Debono, 2006). 142 Stéphane Mallarmé, biographie.
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suffisant
pour
déjouer
la
déshumanisation
et
les
pièges
sociopolitiques potentiels de la déréalisation.
Quelles répercussions pour l’écrivain et le lecteur « branchés ou numérisés » ? Se fondront-t-ils dans ce monde hyperlié et plus noétique que poétique ? A l’inverse de la sculpture et de la peinture, la littérature devra sans doute redessiner sans cesse les contours, reformuler ses propres textes – aussitôt créés, aussitôt lus et remaniés –, voire éternellement le même texte à travers l’autre. Comme le fait depuis toujours l’écrivant qui travaille dans la langue, elle réinventera les langages et les écritures, devenus interactifs ou intriqués, acquérant un statut « d’écritude » n’ayant rien de virtuel. Tout au plus sera-elle influencée avant d’être finalisée, mais n’estce pas le cas de l’écriture classique ? La plasticité, loin de s’appauvrir, s’y étendra, prendra des chemins de traverse, dévisagera le romancier, le poète, eussent-ils des airs de pirate des temps modernes. Les modes de communication évoluent. Evoluons avec eux.
Cécile Debary le relève clairement à propos de l’art qui paraîtrait le plus éloigné de cette technocratie virtuelle : la poésie numérique.166 Dès que l’informatique a vu le jour et qu’elle a commencé à interagir avec la création du poème, dit-elle en substance, la poésie numérique est née. Poésie numérique qui a d’abord était générative, puis animée à l’instar des « auto-poem » de 166
Note de Cécile Debary à propos « l’histoire de la poésie numérique » sur le site web de L’Amourier éditions. De nombreux liens captivants sur les sites expérimentaux d’e-écriture, la technologie ALTX et les métatextes, les écritures scripturales, la génération de textes aléatoires. Y sont délivrés, montrant la richesse de la créativité contemporaine dans le domaine des e-écritures.
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Lutz créés en Allemagne dans les années soixante ou de « la machine à
écrire »
de
Baudot
rassemblant
des
poèmes
écrits
automatiquement, en référence « aux « cent mille milliards de poèmes » de Queneau.
On peut aussi penser à l’écriture automatique de Breton dans ce contexte. L’auteure cite en particulier « l’Alamo », création informatique de l’Oulipo, et la littérature dite « combinatoire » qui produit des textes brefs sous forme de haïkus. Un second genre de poésie numérique dériverait de la poésie cinétique de Campos, de Kac ou de revues des années quatre-vingt-dix comme Doc(k)s. A cela s’ajoute les poésies sonores et visuelles crées sur CD-Rom, la mémoire numérique des écrans différente de la mémoire papier, la possibilité d’inclure une dimension temporelle supplémentaire aux deux constituant la page blanche de l’écrivain exploitée par le groupe LAIRE (animation syntaxique) cité dans l’article et maints autres artistes, et surtout l’interactivité avec le lecteur qui est en train de révolutionner le travail des écrivains.167
167 Comme on l’a déjà évoqué, nombre des plus célèbres d’entre eux comme le romancier Marc Lévy créent leurs tweets grâce auxquels ils peuvent échanger directement avec leur lectorat, saisir des suggestions pertinentes, voire moduler leur stratégie littéraire en cours de progression. C’est totalement inédit dans l’histoire de la littérature.
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DE L’ERE DU PARCHEMIN A L’ERE NUMERIQUE
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entre plasticité et intériorité que d’aucuns décrivent avec force dans la mise en scène théâtrale, dans le jeu de miroir entre « l’intériorité de l’acteur-personnage et sa mise en geste dans l’espace »234 et que d’autres abordent dans l’immédiateté et la plasticité temporospatiale. La résultante ? Une mise en pâture textuelle indissociable du sens multiforme qui lui sera donné. C’est là l’apport considérable de l’ère numérique et de l’ensemble des vecteurs contemporains. L’encre de mes émotions ne se déverse plus dans le blanc de la page mais dans une virtualité beaucoup plus vaste. Une virtualité où la langue s’épand, devient à la fois stendhalienne, c’est à dire intimiste et protéiforme comme le moi qu’elle défend, et rousseauiste, c’est à dire partagée, dans une constante diversité et ouverture à l’altérité.
Pourtant certains diront que la culture de la « performance »235 n’est pas une culture poète. Qu’elle tend à absorber le spectre de l’histoire sans l’écrire. Que malgré sa puissance, et parfois, ses trouvailles géniales, elle n’est pas mue par une nécessité impérieuse, ne contient pas de réelle « conscience » ni transversalité. Cette dilution est-elle perdition ? Oui, si je crains l’éparpillement aveugle, le plagia, le glissement du sens. Non, si je considère qu’il s’agit d’une bouteille lancée à la mer. Car dans ce cas mon message aura un rôle 234
Maria Tortajada, « Intériorité/plasticité La théorie de la mise en scène de S. M. Eisenstein », Cinémas, revue d’études cinématographiques, vol.11, n°2-3: 225-252, 2001. L’auteure aborde dans cet article le « sens interne » d’Eisenstein dans « Mise en jeu et mise en geste » qui parodie l’Idiot de Dostoïevski en se distinguant « de la rationalité de l’intention de Meyerhold (1936) et de la quête des « souvenirs affectifs de Stanislavski ». Une reconstitution théorique des éléments internes de sa mise en scène comprenant motifs internes et externes, liens causaux et « sémiologiques » y est présentée par l’Université de Lausanne. 235 Ce jugement, quelque peu sévère, s’adresse surtout à cette prolifération d’images itératives, New-Age ou pseudo-créatives, à ces torrents volubiles de textes insipides inondant nos écrans, à la désinformation ou à la surinformation continuelles dont nous faisons l’objet, et non bien entendu à cet espace de recherche explorant les contours du virtuel et les nouveaux langages contemporains.
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de catalyseur. Langue plastique ne se pensant plus sur le seul mode de l’oralité, mais traversant l’épaisseur de l’étoffe scripturale pour trouver mille échos immédiats dont un seul m’émeut.
Autrement dit, la plasticité joue dans les deux sens : pour ce qui relève du perceptif pur : calligramme ou ode chantée, elle est le support même de ce qui est signifiant; pour ce qui est du fond, elle se substitue à ma propre pensée devenue hyper- ou méta-textuée. C’est là une nouvelle ambition du langage : donner à voir des mots pensés et à penser des mots esquissés. Ecriture et plasticité de pensée atteignent ainsi, sinon leur apogée, un nouveau palier évolutif commun à l’aube du troisième millénaire : la première se fondant une nouvelle identité scripturale, la seconde gagnant en amplitude et en conscience.
La plasticité du soi apparaît ainsi toujours et encore comme une épreuve. Elle est portée par l’ode, par la langue, traverse les supports matériels avant de nous parler. Au delà des écueils et des interprétations, elle va dans le sens inverse des tentatives de fusion sensorielle des arts, parce qu’elle part d’une source unique qui se décline visuellement ou en sonorités sans les chercher, parce qu’elle co-émerge spontanément du sujet pensant, épouse ses humeurs et anxiétés avant de jaillir sur le flanc.
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Se noyer dans les possibles Est la douce illusion du miroir du livre. L’écriture, un prolongement de la pensée. La pensée, un lit de mots. Comment ne pas plastir lorsqu’on sait l’indicible ?
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DU MEME AUTEUR : Le Songe Vestigial, Editions St. Germain des Près, Paris 1979. Griseries, Editions St. Germain des Près, Paris 1982. La Joute, Editions du Soleil Natal, Préface d’Edouard Glissant, 1993. L’Ere des Plasticiens, Aubin Editeur, Coll. Sciences, Spiritualité, Epistémologie, 1996. L’Epissure des Mots, Editions L’Harmattan, Coll. Poètes des Cinq Continents, Paris, 2008. PARTICIPATION A DES OUVRAGES COLLECTIFS Le code plastique de la vie, in Transdisciplinarité, Hugin Ed., Lisbonne, 1999. Vers un nouvel espace de pensée, in Valéry et la Méditerranée, Patricia Signorile Ed., Edisud, Aix-en-Provence, 2006. Transdisciplinarity: a new approach to metadynamics and consciousness, in Transdisciplinarity: Theory & Practice, B. Nicolescu Ed., Hampton Press Cresskill, New Jersey, USA, 2008. La plasticité des mémoires, in Actes du Colloque International Jung et les Sciences, Université libre de Bruxelles, Szafran, Baum & Decharneux Eds., Editions EME, Bruxelles, 2009. Recherche scientifique, plasticité et transdisciplinarité in La communauté de pratiques comme outil de dialogue interreligieux et interculturel, Cop UNESCO, Firenze University Press, 2011. Les fruits de l’Archipel in Glissant-Monde, Mongo-Mboussa Ed., L’Harmattan, Paris, 2012. Perceptive levels in plants : a transdisciplinary challenge in living organism’s plasticity in Transdisciplinary, Education, Philosophy & Applications, Basarab Nicolescu & Atila Ertas Editors, The Atlas Publishing., USA, 2014. CREATIONS MULTIMEDIA Griseries II, graphismes originaux autour d’extraits de poèmes consultables sur le Site ARTE Creative 2000. Pensées Troglodytes, Vidéo, Galerie de la Biennale des Poètes 2008. Réalisations d’Isabelle Chemin (Chemin des Sens). PLASTIR, Revue Transdisciplinaire de Plasticité Humaine, 4 numéros par an, consultable sur le site de l’association PLASTICITES SCIENCES ARTS, 2005. PLASTICITES , Réseau Transdisciplinaire sur les Plasticités, 2011. 160
Marc-Williams DEBONO
Chercheur en neurosciences et fondateur de l’association PLASTICITES SCIENCES ARTS où il dirige la revue transdisciplinaire de plasticité humaine PLASTIR depuis 2005, l’auteur développe un nouveau concept de plasticité s’adressant à l’ensemble des champs croisés de la connaissance. Poète et écrivain, il a publié plusieurs recueils ou ouvrages de réflexion, ainsi que de nombreux essais dans le champ transdisciplinaire ou épistémologique.
PREFACIER : Michel CAZENAVE Normalien, philosophe, romancier, poète, homme de théâtre, auteur d'essais historiques, scientifiques et philosophiques, journaliste, critique littéraire, éditeur, spécialiste de Carl Gustav Jung, pendant trente ans Producteur-coordonnateur à radio France Culture, collaborateur entre autres de FR3 (Océaniques), INA ou Arte.
SYNOPSIS : Cet ouvrage interroge la nature transversale du lien entre écriture et plasticité de pensée, entre flux de conscience ascendant et objet-livre, à l’heure du numérique et des transtextualités. Tour à tour, l’auteur s’y demande « jusqu’à quel point sommes nous dépendants de la plasticité du cerveau ? Jusqu’à quel point est-elle inductrice dans l‘acte créatif, en particulier lorsqu’il s’inscrit dans le cyberespace ? Où le jeu du déterminisme cognitif s’arrête-t-il et où commence le libre arbitre de la pensée ? Où la spontanéité, les niveaux sub-perceptifs puisent-ils leur substantifique moelle ? En quoi cela préfigure-t-il le lien intime entre plastir et plasmir, entre plastir et écrire, entre le déroulement de la pensée et la genèse du sujet écrivant? ». Plusieurs réponses seront apportées, touchant autant à l’hémisphère du langage de l’écrivant, qu’aux systèmes d’écritures qui l‘ont porté d’Orient en Occident et le projettent aujourd’hui dans une sémantique nouvelle - celle des méta-objets textués - où la plasticité scripturale se mue en plasticité mentale.
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Nos parutions : * Sôshô YAMADA IKKYÛ, L’impertinence au service de la foi The Golden Nihon Collection, Paru 2012 version imprimée; bi-lingue français / japonais À paraître : version e-book bi-lingue français / japonais (pdf janvier 2014) version e-book bi-lingue français / japonais (ePub 2014) version e-book français (ePub 2014) version e-book japonais (ePub 2014)
* Rabindranath TAGORE / Udaya SINGH The Other Gitanjali by Rabindranath Tagore The Golden Tagore Collection Parution en anglais, versión imprimée décembre 2013 Versión e-book anglais (ePub fin 2013) À paraître: * Olivier ANSART L’étrange voyage au Japon de Confucius The Golden Nihon Collection Parution en français, versión imprimée (février 2014) Versión e-book français (ePub printemps 2014) Parution en anglais, versión e-book (ePub printemps 2014) * Santoshi OHARA / Jean-Pierre VALMALETTE Minakata KUMAGUSU un encyclopédiste entre Orient et Occident The Golden Nihon Collection Parution en français, versión imprimée (juin 2014) Versión e-book français (ePub juin 2014) Parution en japonais, imprimé et e-book (ePub juin 2014)
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