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Au dessus de la ligne de flottaison - texte de Claire Viallat
Au dessus de la ligne de flottaison
Les dessins d’Antoine Perez délimitent les contours d’un univers qui prend appui sur la réalité et la fait basculer. La dérive est autant sur le plan de la représentation (incongruité des situations mises en scène) que sur celui des formes produites par un dessin apparemment classique mais sans respect strict des codes attachés à cette technique.
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Le point de départ est stable, ancré dans l’observation naturaliste du monde, servi par un trait à l’encre de chine, précis, net mais toujours sensible, intuitif, attentif aux détails et sans rigueur - du côté poétique plus que scientifique. La pratique du croquis, du dessin d’observation et du carnet de voyage est régulière et le plaisir nait autant de l’invention que de la transformation des formes existantes. La diversification des espèces de poissons qui peuplent les surfaces de papier en témoigne. Le fond est rarement traité, il reste disponible, ouvert. C’est le dessin qui en détermine les coordonnées et en conditionne la perception. C’est par le dessin que de surface il devient espace dans lequel circulent des bêtes hybrides. Un vol de cigognes ou d’aquariums le transforme en ciel, à l’intérieur des contours de la machine à sons, il devient volume, à l’extérieur, il est la pièce dans laquelle elle se trouve. Dans d’autres situations, il reste indéfini, insaisissable comme c’est le cas pour la spirale d’escargots ou le Filet (2008) de poissons. Pas d’emploi de dégradés, de hachures ou d’estompage pour signifier le modelé d’une forme ou l’éloignement des plans. Peu de couleurs, le gris surtout, en taches diluées qui ponctuent l’espace d’ombres aqueuses. Les lignes de sol sont à peine esquissées ce qui donne cette impression de flottement. Tout émerge du blanc du papier pour se tenir devant, à peu prés au centre comme pour une présentation. La périphérie, laissée vierge, cadre la scène et accentue l’absence de contexte décrit.
L’envolée bocalique (2009) superpose deux mondes. Celui que nous connaissons, urbain, dans lequel alternent construction et végétation et l’autre qui surgit, surplombe et balaie dans son mouvement le précédent. Le premier apparait étrangement fragile, peu ancré. La perspective est approximative, des taches grises marquent le feuillage des arbres, le plan dégagé d’une place, les façades à contre-jour. Ces touches délavées semblent dissoudre la ville qui peu à peu devient liquide comme l’eau des bocaux en suspension, bulles aériennes qui confrontent leur rondeur et leur netteté à l’orthogonalité sous jacente. Un véritable défilé d’aquariums, qui en tournant sur eux-mêmes défient les lois de la pesanteur, bousculent l’horizontalité que l’on croyait établie, basculent de ci, de là, pris dans la lancée qui du fond de l’image les propulse à l’avant, organisant ainsi la traversée diagonale du champ de la représentation. Traversée symbolique qui trouve son aboutissement à l’avant du plan dans le dessin Méduses (2010) pour lequel le fond n’est plus seulement l’espace dans lequel les méduses évoluent mais le support qui les retient encore et dont elles parviennent parfois à se dégager. Leur chapeau en ombelle et leurs filaments ont une matière dont la transparence gélatineuse est parfaitement restituée par la colle silicone travaillée en masse ou étirée au pistolet. Ces formes blanchâtres
tranchent sur le noir à l’arrière plan, s’entrecroisent à la surface et tissent un réseau de fils qui captent la lumière, joue de brillances et de reflets accrochant le regard. Entre ces deux œuvres, le glissement se fait. La dualité, que la première met en scène par la juxtaposition de la réalité et du rêve, se résout dans le milieu homogène de la seconde.
Le passage d’un monde à l’autre prend forme au moyen de certaines procédures repérables : la répétition, l’hybridation et le changement de sens. Ces trois procédés décalent le réel en ouvrant des espaces improbables. Si les aquariums survolent la ville comme autant de globes oculaires multidirectionnels s’opposant au point de vue unique de la perspective classique, c’est peut-être pour remettre en question une certaine façon de voir, dominante et mono-centrée. Dans la plupart des dessins d’Antoine Perez, la question du regard ne concerne que le spectateur puisque les têtes d’animaux sont remplacées par des légumes ou par divers objets propres à notre époque. Il définit ainsi un « bestiaire post-industriel » de cigognes à tête de bouteilles, de tapir-télécommande, de vautour à tête d’aspirateur… Les poissons, motif récurrent du travail, sont acéphales, ils ont des queues en guise de tête et prolifèrent, apparemment semblables. L’animal ainsi traité est absurde, il n’a pas de sens. Sa forme close donne le sentiment de voie sans issue. Une manière encore de désorienter celui qui regarde. Les spirales de gastéropodes dans La planète escargot (2011) parlent probablement de la même chose, d’une autre manière. Ca tourne en rond, et pourquoi pas en carré. Les poissons s’agencent en quadrillage ou se fixent verticalement, la queue en l’air. Les Bi-piscis acaputus (2008) précèdent les hybrides. Ces derniers fusionnent aussi mais l’autre est différent. L’hétérogénéité qui en résulte est tout aussi aberrante. Retournement… renversement… les choses ne sont plus ce qu’elles étaient, elles perdent la tête ! Le dérèglement du vivant annonce la machine et toujours de prime abord, l’enfermement, perceptible dans les emboitements, la répétition de certaines formes et leur repliement sur elles mêmes mais parfois, le trait s’interrompt laissant la suite en suspens ou ménageant des accès pour l’écoulement des fluides, le va et vient des flux. La solution n’est pas dans les tangentes oniriques mais dans la porosité qui assouplie les dispositifs, desserre le maillage des positions éthiques pour rendre possible le rythme ondulé d’un souffle aquatique.
Claire Viallat, août 2011.