Livro Conferência Paris UCAM - Parte 1

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L’Europe et le legs de l’Occident



TEXTES DE REFÉRENCE

XXVIème Conférence de l’Académie de la latinité

L’Europe et le legs de l’Occident

Paris, France Du 26 au 28 janvier 2013

Rio de Janeiro, 2013


© Académie de la latinité, 2013

Publié par Educam — Editora Universitária Candido Mendes Rua da Assembleia, 10, 42º andar, Centro 20011-901 — Centro — Rio de Janeiro — Brasil

Coordination editoriale Hamilton Magalhães Neto

Révision André Villalobos, Anne Marie Davée, Dominique Grandy, Hamilton Magalhães Neto et Luiz Carlos Palhares

Couverture Agência Pé de Limão / Vitor Alcântara

Programmation visuelle Agência Pé de Limão / Vitor Alcântara

Illustration de la couverture Fernando Léger, Les Disques, 1918, huile sur toile, 240 x 190 cm, Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

Siège Amérique latine — Secrétariat général Rua da Assembleia, 10, 42º andar, Centro CEP 20011-901 – Rio de Janeiro – RJ – Brasil Tél.: (55.21) 3543-6498 — Fax: (55.21) 3543-6501 E-mail: cmendes@candidomendes.edu.br www.alati.com.br


Sommaire

Introduction Vers une prospective des héritages culturels Candido Mendes........................................................... 11 Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance? Jorge Sampaio.............................................................. 17

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La survivance de l’universel Internet y la ilusión de la universalidad democrática Daniel Innerarity ......................................................... 35 Critique de l’universalisme. Une perspective sociologique Michel Wieviorka ......................................................... 45 Repenser l’humain Edgar Morin................................................................. 67 Un ou plusieurs mondes? Une hypothèse pour le XXIème siècle Alain Touraine ............................................................. 75 7


Sommaire

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L’heritage démocratique: du printemps arabe au Sud-Est Asiatique Illusive revolutions? Elusive social movements? The Arab Spring, democracy, and some possible lessons from Libya Diederik Vandewalle.................................................... 97 Can universalism survive? Abdulrahman Al-Salimi ..............................................123

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Ouverture historique et fondamentalisme L’Europe et le legs latin François L’Yvonnet......................................................141 Democracy: an unfinished project Susan Buck-Morss.......................................................155 Dialect ou arabe classique? Marco Lucchesi.......................................................... 185

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Sujet politique et souveraineté Cosmopolitisme et “guerre des religions” Renato Janine Ribeiro................................................ 197 De l’universel impérial à l’humanisme heuristique Candido Mendes ........................................................ 229 Beyond the Nation-State: the metaphorical remapping of ethnicities Javier Sanjinés C. ...................................................... 249


Sommaire

The political systems of the Middle East and Latin America: any useful comparisons? Torcuato Di Tella ....................................................... 279

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Vers la globalisation non-hégémonique The tao and the logos revisited Zhang Longxi.............................................................. 297 Universalismo europeo y nacionalismo cultural Enrique Rodríguez Larreta.........................................315

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De la continuité à la prospective L’Herméneutique du nihilisme européen Gianni Vattimo ............................................................351 Manifestations of the religious-secular divide: self, State and the public sphere Nilüfer Göle................................................................ 359 Europe’s right step in the wrong direction: Žižek, Heidegger, and hermeneutic communism Santiago Zabala ......................................................... 383 Civilisation et civilisations: un nouveau regard Sergio Paulo Rouanet ................................................ 397

Collaborateurs.................................................................... 419

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Introduction



Vers une prospective des héritages culturels Candido Mendes

La XXVIème Conférence de l’Académie de la latinité, à Paris, se veut dans la conscience critique de cette post modernité, définie par la chute de l’universalité occidentale et la mise en œuvre de la différence au sein des cultures, menacées par une avenante “guerre de religions” et par la “civilisation de la peur”. Comment peut-on dans ce cadre penser à la prospective d’une Europe face à l’héritage de cette rupture, à partir de la conquête du welfarism, de la sécularisation ou de la démocratie? Et comment, en même temps, faire face à la survivance de l’ancien universel tel que l’étudie Wieviorka vis-à-vis de l’accélération du 11 septembre, et à la quête d’un ressort dialogique dans ce nouveau renvoi? Le point de départ réclamerait l’ébauche radicale du nihilisme européen au cœur de son herméneutique comme le 13


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propose Gianni Vattimo. Il faudrait nous rendre compte du possible piège tendu par le communisme herméneutique à l’allure de Žižek ou de Heidegger, comme le souligne Santiago Zabala. Et déjà, dans la meilleure tradition de cette herméneutique ouverte, en quête de nouveau renvoi, Edgar Morin nous invite à la charpente limite de la complexitémonde, et Janine Ribeiro à la recherche du cosmopolitisme émergeant. Edgar Morin amène sa contribution à un raccourci antologique de la rencontre entre la complexité et l’humanisme contemporain en nous poussant à la quête de sa base bio-anthropo-sociologique. Et ce sera toujours comme la confrontation entre la rationalité et la rationalisation, dans cette vraie gestion du devenir, comme le souligne Morin, que viendra le temps de l’homo poeticus. Janine Ribeiro nous esquisse les remparts dialectiques pour le devenir du cosmopolitisme. Jusqu’où il est en contrepoint avec l’intégrisme, et de par là-même, serions-nous dans un repli univoque de l’Occident face au processus historique émergeant? Et à son bénéfice, dans la nouvelle coexistence des cultures, faudrait-il penser à un tri devant des complexes comme celui de l’Inde ou de la Chine pour nous assurer, dans la vraie réciprocité limite, le contrepoint entre civilisation et culture. La même polarisation extrême vis-à-vis de la barbarie est dépassée par Sergio Paulo Rouanet en rapportant les subjectivités collectives aux déclinatoires de la culture comme lieu de reconnaissance des renvois identitaires, arrivés à un espace historique univoque. Mais rien n’empêcherait la commu-


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nication avec l’universel et de voir les différences à l’abri des fétichismes historicistes de la particularité, qui barrent l’accès au delà des évolutions civilisatoires. Dans le vaste horizon des prospectives, François L’Yvonnet nous mène au coeur de la problématique de l’identité culturelle de la latinité, véritable avance dans le devenir. Et, en première mise au point de cette portée, il la déplace vers une vision non européenne, comme celle d’une latinité déjà transatlantique, et en pleine mise à l’œuvre de cette “Weltanschauung”. Il remarque dans ses connotations la réflexivité; le pluralisme, selon Jullien, la vocation synchrétique, ou l’universalisation de la communauté par le droit. De par là-même ce devenir garde un lieu privilégié, tel que le sud latin, comme le souligne Edgar Morin. L’Yvonnet s’assure de ce futur parcours, à se tenir au plus près d’une pluralité native, capable de payer de sa propre altérité, vers les expressions d’un universel. En misant sur toute l’envergure de la chute de Khadafi, Diederik Vanderwalle s’enquête de la vraie densité des Etats-nation, issus après la chute de l’impérialisme francobritannique après la Deuxième Guerre mondiale. Il s’interroge, en toute profondeur, sur la densité des problèmes du “nation building”, face à la matrice des pays basée sur l’exportation pétrolière, et le manque de reconnaissance de l’Etat comme le focus de son identité sociale. Il se demande si la Libye de ces jours peut devenir l’exception du fait que tous les pays exportateurs de pétrole au Moyen-Orient et dans le nord de l’Afrique se moulèrent dans des régimes fortement autoritaires, en toute dénégation d’une voix politique

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à leurs populations. De par là-même, et en reconnaissant toute l’originalité de l’émergence de Khadafi, il s’en remet aux vrais contrats sociaux sur lesquels s’appuya l’ancien président, tout au contraire des systèmes politiques occidentaux. Ce pacte implicite assura à l’emprise du régime libyen le gain des bénéfices sociaux, économiques, sans la représentation politique. Il mena à la création de clientèles, par la concentration de son revenu venu de l’extérieur, sans l’émergence d’une classe moyenne, ayant ses propres buts, tactiques ou méthodes. La chute du dictateur ne force pas celle du système de clientèle dans un tissu social privé d’une vision d’ensemble. C’est ce qui pourrait expliquer les difficultés, après Khadafi, des programmes de libération économique. La consolidation du nouveau régime dépendra de la rapidité de la création des nouveaux mécanismes d’inclusion sociale, surtout dans un pays encore dépourvu d’une conscience collective politique de la tâche du gouvernement, des conflits entre le pouvoir national et le régional, du véritable avènement d’une identité et surtout du rôle de la religion maintenue en tandem pendant la guerre civile et les élections. Susan Buck-Morss prolonge, de la modernité à la démocratie la vision de Habermas concernant leur caractère de projet toujours non aboutissable. Il en découlerait de ne pas être un “objet statique” dans la praxis historique. Les mouvements globaux de nos jours, autour de la démocratie, manifestaient ce caractère “unfinished”, non à cause du manque encore de leur épanouissement dans le monde, mais du fait que ce régime politique conçu par la modernité occidentale


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montre son insuffisance, dès le départ. Une telle reconnaissance découlerait de trois paradoxes successifs. À commencer par l’opposition entre les marchés et les sociétés libres. À se poursuivre par le contraste de l’égalité démocratique et l’élitisme politique. À se clôturer par la confrontation entre la démocratie nationale et les exclusions globales. Nilüfer Göle nous offre le grand cadrage pour le vrai regard référentiel de la différence, dépassée les universels de la modernité. Surtout, il faudrait écarter les classiques “théories de la déficience” en vue de la défiguration des “vis-à-vis” des cultures contemporaines. Dans le processus historique limite on pourrait, en même temps, remarquer une régression de sécularisme, face à l’affirmation des subjectivités émergentes. De même que l’ampleur de ces correspondances, face à la confrontation religion-sécularité exige une dialectique sur trois niveaux dans leurs renvois, tel que l’Etat, l’Espace Public et le Soi-même. La référence de base, à partir de la Turquie comme de l’Iran, nait de la synonymie entre sécularisation et occidentalisation. Et le ressort des nouvelles médiations émerge du “secular habitus” et des acculturations, hors phase. Son progrès dépendrait de la “communauté”, délestée de la hiérarchie verticale de l’Etat-nation, comme un pré-réquisitoire de l’Espace Public. Mais jusqu’où, et en travaillant presque aporétiquement, ce devenir en outre par la diachronie de temps sociaux impliquerait aussi une prise de conscience des ontologies culturelles, tel que Enrique Larreta, le propose pour le “vis-à-vis” de la Chine avec l’Occident dans cette post-modernité ?

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En effet, surtout, tout ce “débasement” des prémisses de la reconnaissance sociale, perdue la synchronie de leur “Dasein”, annonce un regard fondateur sur la collectivité nationale, puisant sur la pédagogie du populisme en Amérique latine, comme le fait Torcuato Di Tella. Il requiert la conscience du déplacement irréversible, et de la mondialisation exposée aux nouvelles et sauvages médiations des diasporas migratoires, selon la visée de Javier Sanjinés. Mais surtout une effective fondation, en toute profondeur, devrait se rendre compte de cette errance historique et du dépassement du pilier, quasi métaphysique, de la vieille nation. Elle se ferait par la nouvelle prise de conscience, née des cadres de la marginalité sociale radicale, couverts — et tel le soutient Candido Mendes — en dehors de toute médiation classique, couverts d’une nouvelle auto-référence, comme le montre, après le populisme, au Brésil, le “peuple de Lula”. C’est aussi dans ce prospectivisme limite que réclame la Chine au niveau de la représentation, et Zhang Longxi suggère le contrepoint dialectique entre logos et tao, dans une ligne phénoménologique, Anne Cheng nous dessine l’universalisme européen vu de sous continent. Dans cette saisie épistémologique pour assumer le dialogisme aux “vis-à-vis” de l’héritage européen des universels des Lumières la XXVIème Conférence de l’Académie de la latinité, Gianni Vattimo peut résumer la tâche émergente de la pensée, non pas celle de décrire et connaitre mais celle d’interpréter activement l’appel de l’être, non pas la réalité de l’étant.


Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance? Jorge Sampaio

Introduction

L’Alliance des Civilisations est une initiative récente des Nations Unies d’un genre nouveau qui vise à promouvoir la bonne gouvernance de la diversité culturelle et à générer une culture citoyenne qui nous permette de vivre ensemble, en respectant l’autre dans sa différence. Par ailleurs, l’Alliance a pour mission particulière d’apporter une réponse à l’intolérance et à l’hostilité à l’encontre de la population de religion ou d’origine musulmane. Bien qu’elle soit née sur les décombres des attaques terroristes qui n’ont de cessé de marquer de leur empreinte ce XXIème siècle et en dépit de s’inscrire sur la toile de fond des thèses de Samuel P. Huntington sur le choc des civilisa19


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tions, cette initiative des Nations Unies a tenu bon depuis sa mise en œuvre en 2007 et s’est développée à une véritable vitesse de croisière. Entre scepticisme et critiques, l’Alliance a su frayer son chemin tout en évitant, d’une part, l’écueil des débats conceptuels et terminologiques et, d’autre part, les pièges de procédure, deux facteurs qui auraient pu mener cette initiative à la paralysie. En ce qui concerne le premier point, quelques remarques s’imposent au sujet des prémisses et des postulats sous-jacents à l’Alliance. On entend parfois dire qu’elle s’inspire de concepts flous et de théories qu’elle voulait à juste titre désavouer. Certains estiment qu’à cause de ces limitations, cette initiative porte en elle son propre arrêt de mort. Je serais pleinement d’accord si nous voulions l’ériger comme une théorie scientifique ou si nous envisagions d’en faire une nouvelle doctrine philosophique. Mais tel n’est cependant pas le cas. Puis, il y a ceux qui s’en prennent à son nom pour la vouer ensuite à un échec certain. Est-ce le plus judicieux? Peut-être pas, mais, au bout du compte, qu’importe de s’attarder trop sur des mots devant l’urgence des problèmes et des tâches qui nous attendent? De toute façon, en ce qui concerne les arguments contre le bien fondé du titre, on en trouve à toutes les sauces — quelques-uns lui reprochent son inspiration belliciste, d’autres le trouvent trop biblique. Ceci pour le volet “Alliance”. Maintenant côté “civilisations”, on n’est pas non plus à l’abri d’aigres critiques: il y en a qui ne jurent que pour les cultures; d’autres s’acharnent sur l’“interculturel”, mais


Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance?

répudient le “multiculturel” et font remarquer, en passant, que seuls les hommes dialoguent, que les cultures et les civilisations n’ont pas le don de la parole… C’est, certes, juste, mais… Cela va de soi, il est important de bien connaître l’histoire des concepts, d’être au courant — autant que faire se peut — des débats plus académiques sur les tenants et aboutissants des différentes écoles de pensées et des approches méthodologiques. Mais, en ces matières, Descartes et sa défense du bon sens restent une référence inébranlable, ainsi que la sagesse des adages latins, raison pour laquelle l’évocation du vieux de gustibus non est disputandum n’est pas tout à fait déplacée... En ce qui concerne les questions procédurales, il importe de souligner la façon d’opérer propre à l’Alliance. En tant qu’enceinte des Nations Unies, les membres de l’Alliance — à l’heure actuelle plus d’une centaine d’Etats et d’organisations intergouvernementales — qui représentent ses assises politiques (aussi appelé “Groupe d’amis”) ont recours au consensus comme méthode de prise de décisions en son sein. Cette pratique repose sur la reconnaissance de la valeur de la diversité, sur le besoin de la respecter et sur le rôle de la créativité que le consensus favorise. Dans ce contexte, aucune décision n’est prise avant d’être acceptée par les participants, toute décision repose sur la cohabitation des différences et non sur son élimination. Autrement dit, le consensus n’est pas la recherche de l’unanimité. Cette pratique a permis à l’Alliance d’avancer dans la réalisation de ses objectifs tout en se centrant sur l’essentiel. Aucun de ses membres n’a pu bloquer une décision sur

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le fond. Par contre, tous ses membres ne se sont pas engagés avec la même force, conviction et les mêmes moyens dans la mise en œuvre des solutions et c’est précisément là que se trouvent peut-être les limites de cette méthode. Ceci étant dit, je voudrais maintenant aborder un ensemble de sujets qui fâchent. C’est pourquoi, les réflexions ci-après porteront sur quelques impasses ou difficultés. Mon but n’est, ni d’y apporter des réponses définitives, ni de chercher l’unanimité. Mon but est ailleurs. Pour moi, il s’agira avant tout de montrer que ces questions sont au cœur de notre vie en société; qu’elles sont transversales à notre temps et que, d’une façon ou d’une autre, elles revêtent une dimension mondiale; qu’elles mettent parfois à l’épreuve, en ce qui concerne les pays européens, notre modèle de société; et, enfin, que le but de l’Alliance est précisément de contribuer à formuler des solutions, même si elles sont inachevées car ce qui est en jeu, c’est la paix, mais aussi la civilisation — cette fois-ci, au singulier —, c’est-à-dire ce qui nous éloigne de la barbarie et chapeaute notre humanité. Avant de terminer cette introduction, encore trois mises au point préliminaires. Primo, l’Alliance est une initiative à caractère pratique — elle vise l’obligation de résultat, bien qu’elle soit axée sur une stratégie de long terme. Secundo, l’Alliance est une initiative politique, développée au sein des Nations Unies même si elle se veut innovante et différente. Tertio, son dessein n’est pas seulement de “réagir contre” la théorie du “choc des civilisations”, loin s’en faut, mais de s’attaquer de façon positive et préventive aux défis complexes que pose la diversité croissante de nos sociétés.


Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance?

En ce sens, elle essaie de se développer en tant qu’instrument de soft power en vue de prévenir surtout les conflits en amont qui menacent la paix, la stabilité et le développement. Sur cette toile de fond, qu’il me soit permis de me pencher maintenant sur trois questions controversées: diversité culturelle et droits de l’homme; paix et dialogue interculturel — que peut faire l’Alliance?; de la bonne gouvernance de la diversité culturelle. Diversité culturelle et droits de l’homme

Voilà une question qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. D’ailleurs, il faut reconnaître que les critiques vont dans tous les sens. Les uns estiment que les droits de l’homme tels que codifiés dans la Déclaration de 1948 ne sont pas assez universels, étant un produit de facture trop “occidentale”; les autres estiment qu’ils vont trop loin dans la reconnaissance de la diversité et que, par conséquent, leur énoncé n’est pas suffisamment universel. C’est à dessein que je simplifie un peu le débat, lequel ne peut surtout pas éluder la difficulté réelle que nous éprouvons à faire appliquer et respecter les droits de l’homme, tels que consacrés dans la Déclaration universelle, dans la Charte des Nations Unies et dans les autres documents fondamentaux. Nous savons combien ce travail patient de codification et de mise en œuvre d’un système international de protection juridictionnelle doit aux horreurs des guerres meurtrières, en particulier de la grande Guerre et aux plus bas niveaux d’indigence jamais atteint dans l’histoire des peuples et des civilisations. Nous savons aussi combien depuis lors on a

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progressé en termes de garanties de ces droits pour tous, de leur mise en œuvre progressive à l’échelle mondiale. Aujourd’hui — et maintenant je me rapporte à l’espace européen — nos sociétés sont bien plus avancées en termes de droits, de libertés et de garanties qu’elles ne l’étaient il y a un demi siècle, nos démocraties ont fait une percée sur le plan des droits pour tous, de l’égalité des chances et de la justice sociale. En ces temps de détresse et de crise, il importe de garder une perspective de long terme qui étaye quelques raisons de demeurer optimiste: pendant les 50 dernières années, le chemin parcouru est riche d’acquis, nos étalons de mesure se sont affinés, la barre de nos exigences a été placée un peu plus haut. Est-ce assez? Non, non, et non. Beaucoup reste à faire — il suffit de constater, par exemple, combien la réalisation des Objectifs de Développement du Millénaire qui ont trait aux droits les plus élémentaires de l’homme est en retard. En outre, la mondialisation a apporté de nouveaux problèmes et continue sans cesse de nous confronter à ces nouveaux défis. Parmi ces défis, je tiens à mettre l’accent sur celui de la diversité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse croissante dont témoignent nos sociétés, du fait des migrations, d’une mobilité accrue et de la communication universelle en temps réel. Cela va de soi, ces changements posent à nos démocraties des questions nouvelles pour lesquelles il n’y a pas de solutions toutes faites. Nous disposons de nombre d’ouvrages qui décrivent ce changement de paradigme. Les uns estiment que le nou-


Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance?

veau paradigme est ou sera culturel. Les autres, les plus pessimistes, considèrent qu’il n’y a pas de conversion possible et que nous sommes aujourd’hui sur une trajectoire de collision inévitable qui débouchera sur un “choc des civilisations” ou des cultures. Il n’empêche, en attendant, qu’il nous faut apprendre la bonne gouvernance de la diversité culturelle, il nous faut apprendre à vivre ensemble, tous égaux en dignité, il nous faut apprendre à régler les différends, à désamorcer les conflits et, si possible, à dégager les axes d’une citoyenneté plurielle et inclusive. D’où l’importance de la Déclaration des droits de l’homme, ce quantum d’humanité ou d’éthique, qui est le fondement des sociétés stables et des relations internationales pacifiques. Permettez-moi, d’ailleurs, de vous dire que j’hésite un peu sur l’usage de l’adjectif éthique ici car je crains de cautionner ainsi l’idée selon laquelle les droits de l’homme sont devenus la nouvelle religion, laïque en sus, de notre siècle… Mais à y regarder de plus près et sans préjugés, c’est bien d’éthique qu’il s’agit, qui, à la fin, n’est que le corollaire de notre liberté en tant qu’individus. Ceci m’amène à souligner combien le socle des droits de l’homme et de la reconnaissance de leur universalité est nécessaire pour protéger la diversité culturelle et défendre les droits culturels et religieux. Mais les défendre et protéger la diversité ne peut pas être synonyme de tout accepter. Et c’est peutêtre là que le bât blesse ou que la tâche devient plus ardue. On ne pourra pas, au nom des particularismes culturels ou religieux, accepter toutes les pratiques, à l’instar de

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ce qui arrive avec la torture, condamnable dans tous les cas de figure, sans aucune exception. Une pratique qui renie les principes mêmes qu’elle est censée protéger se renie à elle-même, s’autodétruit et ne peut que porter atteinte à tout le système. Par conséquent, il y a un exercice à faire et à refaire car les limites dont je parle ne peuvent se définir qu’au cas par cas et ne sauraient s’exprimer en termes absolus. Je prends un autre exemple — la question du droit à la liberté d’expression et d’opinion et du droit à la liberté de religion ou de croyance. Ce sont deux droits fondamentaux, universels et indivisibles. Mais le fait d’être universels veut-il dire, nécessairement, que l’on puisse les définir en termes absolus? Que leur exercice ne connaît pas de différences? Tant qu’à faire, une difficulté supplémentaire: ces droits sont indivisibles. Mais peut-on, pour autant, nier la tension qu’ils entretiennent entre eux? N’y-a-t-il pas un brin de concurrence ou de compétition entre eux? Le défi auquel on doit répondre n’est-il pas de trouver un juste milieu qui assure leur complémentarité? Le défi n’est il pas de miser plutôt sur l’éducation au lieu de s’acharner sur des batailles juridiques? Je n’ai pas de réponses définitives, certes, mais il me semble que la plupart des tensions et des problèmes auxquels nous sommes confrontés à l’heure actuelle dans ce domaine incitent davantage à une réflexion en termes de prévention de conflits et d’éducation aux droits de l’homme qu’à une refonte du cadre juridique. Les exemples d’inci-


Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance?

dents produits un peu partout sont nombreux, pour la plupart, ils ont trait à l’incitation à la haine. A vrai dire, je ne pense pas qu’il s’agisse de problèmes que l’on puisse régler en termes absolus. Je ne pense pas non plus que l’on ait besoin de renforcer l’arsenal de textes de droit international dont on dispose en la matière. À mon sens, ce genre de problèmes ne pourra être réglé que par le biais de mécanismes de régulation propres à chaque société, par le biais d’une éducation accrue à la citoyenneté, aux droits de l’homme et aux média en général, d’une plus grande concertation entre les différentes communautés qui composent les sociétés en vue de renforcer la cohésion sociale et les liens de solidarité autour de principes et de valeurs communes et de pratiques identitaires plus tolérantes les unes envers les autres. Telle est, en tout cas, l’approche développée par l’Alliance des Civilisations. Mais j’y reviendrai. Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance?

Voilà une question que la guerre qui sévit en Syrie, si proche de chez nous ici en Europe, rend dramatique. Permettez-moi d’exprimer, d’emblée, mon indignation personnelle, ma honte en tant que citoyen du monde. Chacun à sa manière et, naturellement, selon différents degrés, nous portons tous une part de responsabilité pour ne pas avoir su éviter l’engrenage de la violence et pour être incapables d’y mettre fin. Mon indignation est préalable à tout jugement sur la substance même du conflit. Elle porte sur notre incapacité à évi-

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ter le déclenchement des hostilités et à les contenir. Je m’emporte, peut-être, mais l’indifférence est le pire allié qui soit. Sur la thématique qui nous occupe maintenant, je tiens à faire trois remarques. Primo, l’Alliance des civilisations n’a pas été conçue pour régler des conflits ouverts. Elle n’en a pas les moyens et telle n’est pas sa finalité, que cela soit clair. Et pourtant, elle n’est pas sans rapport. Pour être succinct, disons que l’Alliance se situe en amont et en aval des conflits. En ce sens, elle est, à la fois, un instrument de diplomatie préventive et un outil de consolidation de la paix. Secundo, tous les conflits ne sont pas du ressort de l’Alliance. L’Alliance ne peut viser à régler les conflits de territoire, de contrôle des ressources énergétiques ou des biens rares, comme l’eau, les conflits de frontières et j’en passe. L’Alliance ne vise pas à régler les conflits politiques, qui ne peuvent être réglés qu’à travers des moyens politiques. L’Alliance ne vise pas à se substituer aux mécanismes de médiation politique existants. Mais elle peut contribuer à la mise en œuvre de solutions de paix durable grâce à son approche axée sur le dialogue interculturel, sur la primauté qu’elle accorde aux rapports entre les individus et les communautés. Troisième remarque — les faits montrent que la plupart des conflits qui sont en cours à l’heure actuelle sont de nature ethnique, culturelle et parfois religieuse et comportent une dimension identitaire. Mais, la plupart du temps, ces conflits ne sont pas exclusivement dûs aux aspects culturels. Il y va presque toujours de disputes de territoire, de ressources, de pouvoir économique et politique.


Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance?

Le problème est que généralement ces revendications de nature politique, économique ou sociale ne sont pas prises en compte par les Etats et finissent par déclencher un processus de victimisation de pans entiers de la société, qui s’organisent en groupes de type ethnique ou confessionnel, de plus en plus repliés sur eux-mêmes. De là aux crises et aux conflits identitaires ce n’est qu’un pas, comme en est la preuve évidente le génocide du Rwanda en 1994. Mais il faut à tout prix éviter des amalgames. Premièrement, on doit se garder de focaliser le débat sur les identités, sur les seules questions de religion, voire, sur l’Islam. Deuxièmement, on doit se garder d’instrumentaliser la religion et d’en faire, à la fois, la cause et la panacée de tous les maux. Troisièmement, il faut résister à l’attrait facile qu’exercent toujours les thèses déterministes d’Huntington — la guerre des civilisations n’est pas inéluctable. Mais parce qu’elles demeurent possibles, il faut veiller, sans relâche, à ne pas en créer les conditions — c’est d’ailleurs la finalité même de l’Alliance. De la bonne gouvernance de la diversité culturelle

J’aime souligner que l’Alliance des Civilisations vise à devenir le pilier onusien de la bonne gouvernance de la diversité culturelle, qui est, à mon sens, aussi cruciale pour l’avenir de nos sociétés que la préservation de la biodiversité pour l’avenir de la planète. Ceci veut dire trois choses: primo, qu’il s’agit d’un domaine nouveau d’action qui empiète, à la fois, sur les thé-

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matiques du développement durable et sur celles que l’on appelle “culture de paix”. Secundo, qu’il s’agit d’un domaine d’action qui vise l’obligation de résultat, mais qui est axé sur une stratégie de long terme. Tertio, que l’approche suivie est de type “glocal”, ce qui revient à dire qu’elle est axée sur le particulier, le concret et le local, tout en se basant sur des principes et des finalités de nature globale. Le but, pour l’Alliance, est de rester une plateforme de dialogue et de coopération interculturelle, flexible, efficace et de progresser, tout en misant sur la création de synergies avec les organisations internationales et régionales, en demandant aux Etats de nous relayer au niveau national et en mettant en œuvre un réseau de partenariats avec les acteurs de la société civile, qu’il s’agisse du secteur privé, des ONGs, des universités ou des groupes confessionnels. Bien sûr, pour que ce plan marche et pour que l’Alliance devienne une initiative durable, il nous faut la collaboration et l’engagement de tous les partenaires. Il nous faut compter sur leur volonté de changer, leur détermination à ne pas se laisser abattre par les difficultés. Il nous faut surtout la force de la conviction que les résultats que nous pouvons obtenir seront toujours préférables aux solutions que l’inaction et la force des circonstances finiront par imposer. Quels sont alors nos objectifs? Quelles sont nos méthodes? Notre cap est simple et la route est claire. Elle s’appelle “Plans Nationaux et Stratégies Régionales pour le Dialogue Interculturel et la Coopération”. J’y crois, dur comme fer.


Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance?

Seule l’élaboration par les Etats de Plans Stratégiques Nationaux pour le Dialogue Interculturel pourra amener à introduire des bonnes pratiques de gouvernance de la diversité culturelle et à développer, à terme, de vraies politiques qui assurent à la diversité le droit de cité et aux citoyens une culture de paix et de respect des droits de l’homme. L’éducation, les jeunes, les migrations et les médias constituent le champ d’application de ces Plans et de ces Stratégies. En vue de leur élaboration et mise en œuvre, j’ai demandé aux Etats de nommer des coordinateurs nationaux en charge d’y parvenir. Nous ne sommes, certes, qu’à un début, mais il est également vrai que nous avons déjà commencé! Beaucoup reste à faire, tant sur le plan théorique en termes d’outils de mesure de la diversité — par exemple, l’absence de statistiques appropriées est flagrante —, d’évaluation de l’efficacité des mesures prises, de matrice stratégique de la bonne gouvernance de la diversité, que sur le plan pratique. Parmi tant de questions qu’il faudra résoudre, je tiens à mentionner celle concernant la nature et des limites du dialogue interculturel en tant qu’instrument de politique de bonne gouvernance de la diversité et en tant qu’outil de médiation de conflits; la déclinaison du triangle vertueux du dialogue, de la démocratie et de la diversité, en particulier dans le cadre des changements politiques en cours dans certains pays Arabes; les relations entre le dialogue interculturel et le dialogue interreligieux; la place du religieux dans nos sociétés, sa relation au politique, au pluralisme et

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aux sociétés multiculturelles; toute la question de l’intégration des minorités à l’aune de nos principes démocratiques; la définition d’une citoyenneté inclusive et plurielle; enfin, le défi du “vivre ensemble en respectant l’autre dans sa différence” en général que nous lance ce XXIème siècle. Tant de défis qu’il est urgent de relever! Mais, à l’instar de ce que rappelait le poète andalous António Machado, chanté par Jean Ferrat d’après les mots de Louis Aragon, “le chemin se fait, en marchant”. Donc, un pas après l’autre et essayons d’avancer. Lentement peut-être, mais surement. Il est vrai que les problèmes de la diversité ne seront pas réglés du jour au lendemain. Ni la crise économique mondiale, ni le contexte international n’incitent guère à penser qu’ils se dissiperont. Bien au contraire, sans vouloir être pessimiste, je pense que nous avons toutes les raisons pour penser qu’ils ne feront que s’aggraver. À mon sens, les mauvaises perspectives économiques — l’annonce de la récession et de la hausse du chômage — et les conflits au Moyen-Orient rendent plausible une poussée de la ségrégation, des discriminations de tout genre, des inégalités, des tensions ethniques et religieuses, voire, de conflits identitaires entre et au sein des sociétés, sans exclure la possibilité d’une flambée de la violence, de l’extrémisme et des actes terroristes. Ce n’est pas de l’alarmisme, c’est du réalisme. Ce n’est pas non plus du fatalisme. Et là je ne puis que répéter ce que j’ai dit auparavant — les guerres de cultures, voire, entre civilisations, ne sont pas inéluctables, mais elles restent


Paix et dialogue interculturel: que peut faire l’Alliance?

toutefois possibles si la volonté politique l’emporte. Donc, on doit tout faire pour éviter d’en créer les conditions. C’est en ce sens que l’Alliance s’avère une initiative appropriée, lancée au moment opportun. L’enjeu est de taille. Telle est au moins la certitude que je porte et qui m’a porté au cours des six dernières années pendant lesquelles j’ai été responsable de la mise en œuvre de l’Alliance des Civilisations.

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La survivance de l’universel



Internet y la ilusión de la universalidad democrática Daniel Innerarity

La red lleva años suscitando unas ilusiones de democratización que no se corresponden del todo con los resultados esperados. Nos habían anunciado la accesibilidad de la información, la eliminación de los secretos y la disolución de las estructuras de poder, de tal modo que parecía inevitable avanzar en la democratización de la sociedad, renovando nuestra tediosa democracia o implantándola en sociedades que parecían protegidas frente a los efectos más benéficos de la red. Los resultados no parecen estar a la altura de lo anunciado y ya se formulan las primeras teorías de dicha desilusión que pretenden desmontar el mito de la democracia digital. Probablemente sea muy humana esa resistencia a ajustar las promesas con las posibilidades, de manera que oscilamos 37


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entre las expectativas y las desilusiones, antes de acertar con aquello que razonablemente podemos esperar. También es muy humana la ilusión que alimenta toda innovación tecnológica. La utopía social forma parte de la irrupción de las tecnologías, y la historia está llena de sueños exagerados suscitados por las posibilidades técnicas. Marx creyó que el ferrocarril disolvería el sistema de castas en la India; el telégrafo fue anunciado como el final definitivo de los prejuicios y las hostilidades entre las naciones; algunos celebraron el avión como un medio de transporte que suprimiría, además de las distancias, también las guerras; sueños similares acompañaron al nacimiento de la radio o la televisión. Ahora contemplamos estas suposiciones con ironía y desdén, pero en su momento parecían una promesa verosímil. Las tecnologías a las que debemos el actual despliegue de las redes sociales no han sido ajenas a tal fenómeno, en este caso, además, con buenas razones. Es lógico que una tecnología que empodera, vincula libremente y facilita el acceso al conocimiento despierte ilusiones de emancipación democrática. El relato anarco-liberal de los fundadores de internet ha contado con recitadores de todo el espectro ideológico, a derecha e izquierda. Los cyber-cons han sobrevalorado siempre el efecto democratizador de la libre circulación de información, tal como pareció acreditarse en la caída de los regímenes comunistas. Por otro lado, antiguos hippies acabaron en las universidades y los centros tecnológicos, tratando de probar que internet podía proporcionar lo que prometieron los años 60: mayor participación democrática, emancipación individual, fortalecimiento de la vida asociativa…


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Pasadas las expectativas exageradas, estamos en condiciones de desenredar esa ilusión y preguntarnos si realmente internet ha aumentado la esfera pública, hasta qué punto ha hecho posible nuevas formas de participación, ampliando el poder de la gente frente al de las élites. Sin dejar de reconocer las capacidades de la red, podemos examinar críticamente las promesas del ciberutopismo, esa ingenua creencia en la naturaleza inexorablemente emancipatoria de la comunicación on line que desconoce sus límites o incluso su lado oscuro. Me parece que estos equívocos se pueden sintetizar en torno a la concepción de la técnica, del poder y de la democracia que subyacen en el sueño de la democracia digital. Con frecuencia se entiende la técnica de una manera determinista y sin tomar suficientemente en cuenta su contexto social; el ciberespacio es concebido como un ámbito donde el poder se disuelve; exaltamos la función desestabilizadora de la red en relación con los sistemas represivos sin prestar suficiente atención a la dimensión constructiva de la democracia. 1. La técnica descontextualizada

Para el caso concreto de las tecnologías de la información y la comunicación, vale también la constatación de que el entusiasmo ante la tecnología ha simplificado la visión de sus efectos políticos, ha exagerado sus posibilidades y ha minimizado sus limitaciones. Buena parte de nuestra perplejidad ante los límites o las ambigüedades de los procesos sociales tecnológicamente posibilitados se debe a no haber entendido que cualquier innovación técnica se lleva a cabo en un contexto social y tiene unos efectos sociales

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que varían en función del contexto en que se despliegan. El determinismo tecnológico tiende a pensar en los usuarios como sujetos pasivos de la tecnología transferida y no como personas que se apropian de ella a su manera. La información no fluye en el vacío sino en un espacio político que ya está ocupado, organizado y estructurado en términos de poder (Keohane y Nye, 1998). De haber tenido esto suficientemente en cuenta, no habríamos caído en la ingenuidad de pensar que una tecnología tan sofisticada como internet produce idénticos resultados en países diversos. Sabríamos que internet pone en marcha unas dinámicas que aumentan la incertidumbre en torno al curso que van a tomar las sociedades, tanto en las democracias consolidadas como en los regímenes autoritarios. Las redes sociales son, por supuesto, un factor de democratización, pero también muchas cosas más. Al no haber entendido que la lógica de la tecnología varía de un contexto a otro, no hemos valorado adecuadamente el peso de internet en los regímenes autoritarios y sus efectos imprevistos; los observadores occidentales han dado por supuesto que los dictadores no podrían poner internet a su servicio porque pensaban que la descentralización del poder promovida por internet era un fenómeno universal, una lógica sin excepciones, y no una lógica propia de nuestras democracias. 2. El poder en internet

El otro principio que ha venido dándose por supuesto aseguraba que las redes globales constituyen un movi-


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miento contrario a la concentración de poder, que desequilibra la autoridad de las élites y tiende a anular las asimetrías establecidas (Castells, 2011, p. 136). Ahora bien, ¿hasta qué punto es tan abierta la arquitectura de internet? ¿Es verdad que los ciudadanos son más escuchados en el ciberespacio, que las redes descentralizan las audiencias, favorecen la flexibilidad de las organizaciones y posibilitan la desintermediación de la actividad política? Puede ser que los mecanismos de exclusión hayan cambiado, pero eso no significa que hayan desaparecido. Los gatekeepers (que filtran en los canales de la información y condicionan nuestras decisiones) siguen formando parte de nuestro paisaje social y político. Hay quien sostiene incluso que la concentración de la audiencia es mayor en la red que en los medios tradicionales (Hindman, 2009). No hay necesariamente más objetividad ni menos partidismo en el espacio abierto de internet que en el de los medios tradicionales. El hecho de que el poder esté descentralizado o sea difuso no significa que haya menos poder, que seamos más libres y la democracia de mejor calidad. Internet no elimina las relaciones de poder, sino que las transforma. La gran apertura de internet es lo que, paradójicamente, ha contribuido a la creación de nuevas élites. Es conocido que los blogs más influyentes en Estados Unidos son muy poco representativos de la pluralidad social (casi todos pertenecen a varones blancos de clase media y alta). En la red sigue habiendo asimetrías; es una ingenuidad pensar que internet favorece siempre y necesariamente al oprimido frente al opresor. Es cierto que las nue-

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vas tecnologías permiten una suerte de “monitorial citizenship” (Schudson, 1999), una vigilancia crítica por parte del público que tiene efectos democratizadores, pero también hay fenómenos de censura “crowdsourcing”, de vigilancia regresiva en la que pueden participar los agentes de la red. De hecho, cada vez hay más censura realizada por los intermediarios que por los gobiernos, y la censura adquiere una forma comercial y no tanto política. Pero la razón más importante que explica la persistencia de relaciones de poder en la red es estructural, reside en su propia arquitectura. Para comprender la infraestructura del poder en internet, hay que tener en cuenta que su naturaleza conectiva determina el contenido que los ciudadanos ven, en virtud de lo cual no todas las elecciones son iguales. La red sigue una lógica del “winner takes all”, que tiene profundas implicaciones en términos de desigualdad (Lessig, 1999). Esto no es debido a normas o leyes, sino a las decisiones que están en el diseño de internet y que determinan lo que les está permitido o no a los usuarios. La topología link que regula el tráfico de la red hace de internet algo menos abierto de lo que se espera o teme. Existe una jerarquía estructural debida a los hyperlinks, una jerarquía económica de las grandes corporaciones, como Google o Microsoft, y una jerarquía social porque un cierto tipo de profesionales están sobrerrepresentados en la opinión on line. Hay en la red una concentración de los proveedores de buscadores, que aparecen como simples mediadores o que aseguran limitarse a reflejar el tráfico existente, pero que también lo dirigen y condicionan. La red permite la


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proliferación de páginas y lugares, pero de hecho los buscadores centralizan la atención del público de manera que las interacciones están más limitadas de lo que solemos creer y el número de lugares que visitamos es más reducido de lo que suponemos. ¿A qué se debe esto? Se debe a que las opciones son estrictamente predefinidas y dejan de lado alternativas en ocasiones más importantes. Aunque en principio sea posible que los individuos controlen esas opciones, sólo una minoría es capaz de hacerlo. “La gran trampa de Google es conseguir que todos nos sintamos satisfechos con la posibilidad de elección, sin ejercerla realmente en relación con los marcos por defecto (default settings)” (Vaidhyanathan, 2011, p. 2157-63). Teniendo esto en cuenta, no es exagerado afirmar que el actual imperialismo cultural no es una cuestión de contenido sino de protocolos. Aquí se juega la cuestión de la neutralidad de la red: la influencia que se ejerce sobre los usuarios no está en el contenido sino en el marco. Es en este nivel en el que se estructuran nuestros modos de buscar y encontrar, de explorar y comprar; se trata de una influencia que condiciona como un codazo (nudge) nuestros hábitos y que, en esa misma medida, puede ser considerada como expresión de una ideología. El valor supremo de esta ideología es la “libre expresión” y guarda un sospechoso parecido con los valores de la desregulación, la libertad de circulación o la transparencia, entendidos de manera neoliberal. Y por eso mismo esos valores son difícilmente asumibles en otras culturas, pero también en países democráticos que, como Francia y Alemania, tratan de impedir el acceso, por ejemplo, a páginas antisemitas.

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3. La construcción de la democracia

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El activismo digital tiene ya unos años y nos permite obtener algunas experiencias. La fundamental es que hemos de distinguir la función crítica y desestabilizadora de la capacidad de construcción democrática. El ejemplo de las revueltas árabes pone de manifiesto que derribar no es construir, que la descentralización no es una condición suficiente para el éxito de las reformas políticas; el hecho de que Obama haya sido mejor candidato que presidente debería servir para controlar la fascinación que la red ha ejercido sobre quienes parecen haber olvidado que ganar unas elecciones no es lo mismo que gobernar, del mismo modo que comunicar bien tampoco equivale a tomar las decisiones oportunas. Para la transformación de los sistemas autoritarios, la presencia en la red, tan necesaria, puede incluso resultar ineficaz e ilusoria. Morozov ha criticado ese “cloud activism” (2011, p. 170), que puede llegar a implicar un desprecio por la práctica, por otras formas de acción social tan importantes para la democratización como la ocupación física de los espacios. La relativa “comodidad” del mundo digital puede hacer que la movilización suplante a la organización (Davis, 2005). El hecho de que la red esté destruyendo barreras, debilitando el poder de las instituciones y los intermediarios, no debería llevarnos a olvidar que el buen funcionamiento de las instituciones es fundamental para la preservación de las libertades. Esta es la razón de que internet pueda facilitar la destrucción de regímenes autoritarios pero no sea tan eficaz a la hora de consolidar la democracia. El acceso


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a los instrumentos de democratización no equivale a la democratización de una sociedad. Los entusiastas de las redes sociales olvidan a menudo que el hecho de que un gobierno autoritario pierda el control sobre su población no significa que la democracia sea el remplazo inevitable. A veces, peor que un Estado autoritario es uno fallido. El poder de las redes unido a la incompetencia de un Estado débil es la antesala de la anarquía y la injusticia. Podríamos concluir con la evidencia de que la irrupción de internet va a modificar profundamente la política, que ya no puede ser practicada como hasta ahora. Al mismo tiempo, no deberíamos caer en esa beatería digital que parece desconocer sus ambivalencias. El hecho de que internet se base en la facilidad y en la confianza constituye también su vulnerabilidad; facilita la resistencia, la crítica y la movilización, pero nos expone de una manera inédita a nuevos riesgos. Ciertos fenómenos como la financiarización de la economía o la difusión de contravalores y errores forman parte también de esa cara de la red que algunos llaman oscura pero que yo preferiría calificarla como arriesgada. Ahora bien, ¿cuándo hemos tenido los seres humanos un instrumento cuyas capacidades de emancipación no incluyeran posibilidades de autodestrucción? Gobernar significa precisamente fomentar aquellas capacidades y dificultar o prevenir estas posibilidades.

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Bibliografía Castells, Manuel (2011). Communication power. Oxford University Press. Davis, Angela (2005). Abolition democracy: beyond empire, prisons, and torture. New York, Seven Stories Press. Hindman, Matthew (2009). The myth of digital democracy. Princeton University Press. K eohane, R. O. y Nye, J. (1998). “Power and interdependence in the information age”. Foreign Affairs, v. 77, n. 5, p. 8194. Lessig, L. (1999). Code and other laws of cyberspace. New York, Basic Books. Morozov, Evgeny (2011). The net delusion. The dark side of internet freedom. New York, Publicaffairs. 46 Schudson, Michael (1999). The good citizen: a history of American civic life. Cambridge, MA, Harvard University Press. Vaidhyanathan, Siva (2011). The googlization of everything (and why we should worry). University of California Press, Amazon Kindle edition. Wilhelm, Anthony G. (2000). Democracy in the digital age: challenges to political life in cyberspace. London, Routledge.


Critique de l’universalisme. Une perspective sociologique Michel Wieviorka

La modernité fait une large place à l’universalisme. Celui-ci, comme le montre François Jullien, procède de trois sources historiques distinctes et convergentes: la Grèce ancienne, qui en proposant l’universel de la raison, le logos, promeut le concept et la démonstration rationnelle, logique; l’Empire Romain, dont l’universel juridique associe la citoyenneté et la légalité; et le christianisme paulinien, qui promet le salut pour tous, ce qui revient à annuler, pour l’au-delà, les différences, les injustices et les inégalités qui sont le lot de l’humanité sur terre.1 Autant dire que l’universalisme classique est une invention occidentale, dont les

1  François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Paris, Fayard, 2008. 47


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formulations canoniques se trouvent à bien des égards dans la pensée des Lumières. Celles-ci, avec notamment Immanuel Kant, ont pu ainsi s’inscrire dans la continuité de longs efforts philosophiques, juridiques et politiques pour élaborer l’idée de valeurs universelles, c’est-à-dire supposées s’appliquer ou pouvoir s’appliquer à l’humanité toute entière, et centrées sur la raison, le droit et, peut-être moins nettement, la morale ou l’éthique. Cette construction, centrale pour la réflexion philosophique et politique, a depuis longtemps suscité des réactions de refus ou de critique. Les uns, conservateurs, ou réactionnaires, y ont dénoncé une menace pour l’ordre établi et une mise en cause des pouvoirs installés, une source de protestations, de conflits, de soulèvements éventuellement révolutionnaires: si Gavroche, le gamin de Paris des Misérables chante la Révolution, “c’est la faute à Rousseau (…) c’est la faute à Voltaire”. D’autres ont mis l’accent non pas sur ce qui rapproche, mais sur ce qui sépare et distingue irréductiblement les groupes humains. Que ce soit en termes conservateurs ou réactionnaires, ou en termes libéraux, ils ont proposé un relativisme soulignant ce que chaque communauté, par exemple nationale, peut présenter de spécifique ou d’unique. Dans une perspective relativiste, le sens et les valeurs qui orientent les comportements humains varient d’une société à une autre, d’un groupe à un autre. Les valeurs, dès lors, ou bien sont un héritage d’un passé que l’on peut faire remonter à des temps immémoriaux, et à partir de là à l’intervention de


Critique de l’universalisme. Une perspective sociologique

Dieu, ou à celle de la nature — le relativisme est alors profondément anti-sociologique. Ou bien elles résultent de processus historiques spécifiques, uniques, du travail de chaque société, de chaque groupe sur lui-même. Cette perspective peut être sociologique, et se rapprocher alors du constructivisme généralisé, sur lequel nous reviendrons. La critique s’est également développée sur la gauche, si l’on peut dire. Elle a consisté alors, pour l’essentiel, à reprocher à l’universalisme des philosophes son caractère abstrait, fort éloigné des réalités concrètes. Karl Marx, à de nombreuses reprises, a développé un tel point de vue. Il demande, par exemple, que soit remplacée la notion de personne par celle de travailleur, de façon à ce qu’un universalisme concret remplace l’universalisme abstrait du droit jusqu’à pervertir le caractère juridique de règles sociales qui contribuent à assurer l’oppression et les inégalités.2 Marx dénonce aussi l’universalisme abstrait de l’argent,3 qui selon lui crée en théorie l’égalité dans l’échange, mais qui est pratiquement facteur d’injustice et d’inégalités de richesses — on pourra lui opposer, sur ce point, la pensée de Georg Simmel et voir alors dans l’argent un instrument de modernisation et d’émancipation.4 Toujours est-il que Karl Marx ne rompt pas avec l’universalisme, ni même avec Immanuel Kant, il demande simplement que l’on passe de la 2  Avec Friedrich Engels dans L’idéologie allemande (1846). 3  Cf. son article célèbre sur La question juive (1844). 4  Dans Philosophie de l’argent (1900). Dans l’introduction du livre que j’ai dirigé, L’Argent (Auxerre, éd. Sciences Humaines, 2010), je compare l’approche de Karl Marx et celle de Georg Simmel.

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pure spéculation philosophique à l’examen du social dans sa réalité. Nous pouvons illustrer la critique marxienne de l’universalisme avec l’expérience française contemporaine et plus précisément avec la crise et peut-être l’épuisement du modèle français républicain d’intégration. En effet, si l’on admet qu’en France, la République apporte théoriquement la transcription institutionnelle, juridique et politique des valeurs universelles du droit et de la raison, il est possible d’analyser bien des épisodes de la vie collective de ce pays depuis le milieu des années 80 comme commandés par le caractère de plus en plus artificiel des références à l’idéal républicain: si les enseignants se sentent malmenés par l’irruption du “foulard” islamique dans les écoles à la fin des années 80, si les “banlieues” s’embrasent régulièrement, n’est-ce pas du fait de l’incapacité croissante à assurer la correspondance entre les réalités concrètes, celles de l’expérience vécue, et l’abstraction de la promesse républicaine — liberté, égalité, fraternité? On complètera cette illustration en notant que le ressentiment ou les frustrations sont exacerbées à partir du moment où des intellectuels et des responsables politiques mettent en avant un discours républicain qu’ils assortissent d’injonctions à l’intégration, alors même que les moyens réels de cette intégration font défaut. La violence des “banlieues”, les émeutes, la délinquance, l’insécurité ont beaucoup à voir avec le caractère finalement insupportable des discours qui, sous couvert de valeurs républicaines maintiennent fermé cet accès.


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Ce qui permet de compléter la critique classique de l’universalisme abstrait: celui-ci, lorsqu’il est brandi dans l’espace public, n’est pas seulement idéologique, il exerce des effets considérables en renforçant le sentiment d’injustice et d’incompréhension de ceux qui n’accèdent pas, ou bien peu aux fruits de la modernité. 1. Doutes, soupçons et contestations

Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, avec une accélération à partir des années 60 et surtout 70, les valeurs universelles ont apparemment cédé constamment du terrain, au fil de processus de changements qui les ont affectées de mille et une façons, en interne, de l’intérieur des sociétés si l’on préfère, et du fait de transformations historiques portées par des logiques supranationales ou globales. La barbarie nazie a pu être comprise comme un aboutissement imprévu, et criminel, de la modernité et de la raison instrumentale. La fin du colonialisme et des Empires, puis l’entrée dans l’ère du post-colonialisme, c’est-àdire d’une phase historique qui se réfère encore au colonialisme, tout en le dépassant, ont été l’occasion de mettre en cause l’idée d’une planète à laquelle l’Occident aurait apporté des valeurs universelles, elle a atteint profondément une dimension essentielle de l’universalisme, tel qu’il s’est déployé à partir des Grandes Découvertes, l’universalisme “extensif” ou “expansif”, selon les termes d’Etienne Balibar.5 Cet universalisme à prétention légèrement hégémo5  Etienne Balibar, “Quel universalisme aujourd’hui?”, conférence du 3 décembre 1993 au cercle Gramsci.

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nique a été porté pour l’essentiel par des Etats, des Eglises et des acteurs accompagnant, ou précédant ces Etats et Eglises avec pour projet de délivrer un message comportant des références à des valeurs de progrès, de salut, d’accès à la raison, de participation à la modernité, même si les discours généreux venaient recouvrir en réalité des pratiques de domination, d’exploitation ou de destruction des peuples et des hommes. Puis un fait majeur a accentué la critique: la mise en cause, sinon la crise des Etats-nations, débouchant sur la contestation du cadre classique de la pensée et de l’action pour les sciences sociales, ce cadre que le sociologue allemand Ulrich Beck a appelé le “nationalisme méthodologique”. L’Etat-nation ne peut plus, sauf acrobatie intellectuelle, être synonyme de valeurs universelles, comme lorsque l’on affirmait que la France est une nation universelle — la France n’est qu’une nation parmi d’autres. Et les valeurs tenues pour universelles cessent vite de pouvoir l’être lorsque l’analyse et la pensée changent d’espace de référence, et que l’on passe de l’Etat-nation à la planète toute entière. Chaque période historique porte sa mise en cause des valeurs universelles. Ainsi, à l’apogée des grands totalitarismes du XXème siècle, dans l’Allemagne nazie ou dans l’Union Soviétique de Staline, l’idéologie la plus officielle consacrait la différence entre plusieurs conceptions de la science. Les Nazis, par exemple, rejetaient les mathématiques modernes, car elles étaient juives, les soviétiques opposaient la science bourgeoise et la science prolétarienne,


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la leur, ils mettaient par exemple en avant les thèses de Lissenko postulant l’hérédité des caractères acquis. Plus tard, au moment où la Guerre froide entrait dans sa phase terminale et où la décolonisation devenait une réalité massive, deux types de mouvements ont, de l’intérieur même des sociétés, mis en cause l’universalisme triomphant des années précédentes. D’une part, ces mouvements, pour continuer avec le vocabulaire d’Etienne Balibar, étaient lourds d’un “universalisme intensif, qui n’est pas un universalisme d’expansion mais un universalisme qualitatif, un universalisme de libération”. Ils dénoncent alors, en effet, l’universalisme des dominants, qui au nom de ces valeurs ont procédé aux pires violences et à la barbarie. Aux Etats-Unis, par exemple, divers acteurs commencent à critiquer la façon dont le pays s’est construit, en détruisant les Indiens et en mettant en place l’esclavage, prolongé par le racisme anti-Noirs, le lynchage, les lois Jim Crow. De puissants mouvements critiquent la domination des Blancs sur les gens de couleur, celle des hommes sur les femmes, exercées au nom d’une conception qui se veut universelle. On dénonce également les dégâts du progrès, les dérives de la science lorsqu’elle est livrée à elle-même, au jeu de technocrates ou aux forces du marché. L’idée de progrès est contestée. D’autre part, de nombreux acteurs se constituent sur un mode historique, et demandent que soit reconnues leurs difficultés présentes, souvent liées à une mémoire, qui est alors le plus souvent celle d’un groupe victime de terribles violences dans le passé, génocide, massacres de masse, extermination, sans parler des dimensions ethnocidaires

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d’une barbarie ayant liquidé ou presque leur culture. Il en est ainsi, pour continuer avec notre exemple américain, d’Indiens, de Noirs, de femmes. Ces demandes, parfois lestées de revendications sociales et d’appel, par exemple, à des mesures de discrimination positive, viennent interpeller les récits nationaux, l’histoire officielle, et sont interprétées par certains penseurs et acteurs politiques comme une mise en cause ayant pour effet d’imposer un certain relativisme: ne viennent-elles pas affaiblir la nation, elle-même identifiée à l’universel, troubler l’unité et la cohérence du corps social au profit d’un particularisme ou d’un autre? Dans le cas français, où République et Nation se présentent comme les deux incarnations de l’universel, les revendications victimaires ne viennent-elles pas demander deux choses, qui l’une et l’autre semblent être la négation des valeurs universelles: d’une part, qu’il soit admis que dans l’espace public puissent se présenter des individus non pas seulement libres et égaux en droits mais aussi dotés d’une identité, d’une histoire, d’un ancrage dans une trajectoire et un présent collectifs autres que la nation; et d’autre part, qu’il soit accepté qu’une même personne puisse s’identifier en toute légitimité à d’autres identités que nationale, et mono-nationale? C’est dans ce contexte que deux grands débats se sont mis en place, dans de nombreux pays, le premier relatif au multiculturalisme, le second relatif à la discrimination positive, les deux débats se chevauchant partiellement. Dans certains cas, ces mouvements comportent une face d’ombre, tentée éventuellement par la sécession, par le repli sur soi, le rejet de l’altérité, la fermeture et, de là, par


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le communautarisme, qui signifie aussi la domination du groupe sur les individus. Ils poussent alors au relativisme, non pas pour s’opposer à l’universalisme des dominants, mais pour promouvoir chacun une existence autonome, indifférente voire hostile à tout ce qui pourrait mettre en cause leur particularisme. Il en est ainsi, également, de la poussée des nationalismes xénophobes et racistes, qu’incarne en France le Front National à partir de 1983 et de sa première grande victoire électorale (élections municipales partielles de Dreux). L’universalisme classique, hérité des Lumières, a été ainsi, à partir de la fin des années 60, attaqué sur deux fronts, celui lié à la critique de la science et de l’idée de progrès, et celui de la poussée des identités particulières et des rétractions nationalistes. Et qu’il s’agisse de le refuser, ou de le critiquer, le débat a semblé s’organiser autour du couple universel/particulier, universalisme/relativisme. C’est ainsi que s’est développée l’idée selon laquelle il faut choisir dans ce couple d’opposition, l’un des deux termes, ou l’autre, qu’il faut être, a-t-on dit dans le monde anglo-saxon, “liberal” ou “communitarian”, et en France, “républicain” ou “démocrate”. Les sciences sociales n’ont pas joué un rôle moteur dans ce débat, se contentant plutôt de suivre la philosophie politique, d’en adopter les catégories, et d’analyser au cas par cas les problèmes ou les évènements qui en relevaient — affaires de “foulard”, s’il s’agit de la France, puis plus récemment de “burqa”, discussion sur les “statistiques ethniques”, sur le multiculturalisme, sur la discrimination positive, etc. Elles ont été elles aussi saisies dès les années

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60 et 70 par la montée en puissance du relativisme, tandis que s’affaissait le fonctionnalisme américain, si fortement identifié aux valeurs universelles et que s’ébauchait, partout dans le monde, la critique de la science et du progrès qui sera portée, notamment, par des mouvements environnementalistes ou écologistes. C’est ainsi que prospèrent aujourd’hui des domaines d’étude spécialisés, des niches, tandis que les “grands récits”, et même tout simplement la capacité de monter en généralité cessent de constituer l’horizon pour bien des chercheurs en sciences sociales. Une idée a envahi la pensée sociologique dans les années 70, d’abord anglo-saxonne, puis autre, dont les meilleures formulations ont été proposées par Peter Berger et Thomas Luckmann.6 Pour ces auteurs, ce qui est social est construit, les phénomènes sociaux sont des constructions, l’œuvre de la société, et une fois qu’ils existent, ils peuvent éventuellement se reproduire. Les valeurs, dans cette perspective brillamment contestée par Ian Hacking,7 sont elles aussi des constructions sociales, elles se façonnent à travers des biais cognitifs, elles résultent de processus historiques, elles ne peuvent donc pas être expliquées objectivement, comme étant le triomphe de la raison. Poussé à l’extrême, le constructivisme, ou constructionisme, est un relativisme sociologique, et s’il est appliqué à la science, cela signifie 6  Peter Berger, Thomas Luckmann, The social construction of reality, New York, Doubleday, 1966. 7  Ian Hacking, The social construction of what?, Cambridge, Harvard University Press, 1999.


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qu’elle aussi en est pénétrée, comme dans les orientations qui commandent les travaux du sociologue des sciences Bruno Latour. Il n’y a pas alors de vérité scientifique absolue, de méthodes propres aux seuls scientifiques, d’autonomie d’une partie au moins de leur travail par rapport à la vie sociale, toute affirmation scientifique doit être ramenée au contexte qui l’aurait produite, à l’histoire qui l’aurait en réalité façonnée. 2. Décolonisation, globalisation et phénomènes migratoires

La décolonisation est indissociable de multiples affirmations contestant d’une façon ou d’une autre l’arrogance occidentale et l’idée de valeurs universelles lourdes en réalité de mépris pour les peuples jusque-là colonisés et charriant avec elle la vision raciste des Blancs sur les individus de couleur, celle des puissances impérialistes ayant su imposer leur pouvoir politique. L’universel, ont dit d’innombrables acteurs, militants, intellectuels, responsables politiques, a accompagné la colonisation et légitimé la domination coloniale, c’est une valeur occidentalo-centrée, et donc ethnocentrique, dont on retrouve encore de multiples expressions dans l’ère actuelle, postcoloniale. Ainsi, bien des voix critiquent désormais la façon dont a été présentée la colonisation française comme une sorte de don fait aux peuples colonisés, à qui étaient apportés le progrès économique, l’éducation, la santé, et à qui il devenait théoriquement possible d’accéder pleinement à la modernité. Les enfants, dans les colonies de l’Empire français n’ânon-

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naient-ils pas en classe qu’il y a deux mille ans leur pays s’appelait la Gaule et leurs ancêtres les Gaulois? Mais nous n’en sommes plus là. Nous sommes entrés dans une ère de globalisation économique et culturelle, ainsi que de multipolarité du monde. La Chine, l’Inde, le Brésil, les nouveaux pays émergents comme l’Indonésie mettent fin à l’hégémonie intellectuelle, politique et économique de l’Occident. C’est d’abord la division entre universalisme pensé dans le cadre des Etats-nations, et valeurs universelles mondiales ou planétaires qui a été exacerbée dès la fin des années 60, notamment par ceux qui ont parlé de droit d’ingérence: le cadre de l’Etat-nation et des relations internationales implique que les Etats ne se mêlent que de ce qui se passe chez eux et n’interviennent pas dans les affaires des autres, sinon par le biais de relations diplomatiques, d’accords internationaux, de conventions, etc. En 1967, les “French Doctors” ont creusé une brèche dans ce modèle lors du drame du Biafra, faisant valoir le primat des droits de l’homme sur la raison d’Etat et les accords entre Etats. L’universalisme a commencé ainsi à sortir du cadre des Etats-nations, et par la suite, cette tendance a été portée par les ONG, sans cesse plus nombreuses et parfois très puissantes. L’universel des droits de l’homme — il vaut peut-être mieux dire: droits humains pour éviter tout malentendu en ce qui concerne les femmes- est mondial, sans frontières. Dans ce contexte de la mondialisation et de l’importance croissante des droits de l’homme, les mouvements migratoires contribuent à l’obligation qui nous est faite de questionner à nouveau frais l’idée même de valeurs universelles.


Critique de l’universalisme. Une perspective sociologique

Ce n’est pas le lieu, ici, de décrire et d’analyser en profondeur ces phénomènes. Disons simplement qu’ils revêtent diverses formes, mettant fin à l’idée d’un modèle unique dans lequel les migrants quittent une société d’origine pour s’intégrer en une ou deux générations dans une société dite d’accueil, qu’ils peuvent concerner l’ensemble de la planète, sous des modalités spatiales et temporelles multiples, et qu’ils fabriquent des nouveaux réseaux, de nouvelles diasporas, de nouvelles modalités de la vie culturelle. Les migrants nous invitent, par la façon dont ils relèvent les défis de leur existence, à adopter un point de vue “cosmopolite”, pour parler comme Ulrich Beck, qui le décline en cinq points principaux: le principe de l’interdépendance mondiale, qui “abolit les frontières entre l’intérieur et l’extérieur”, celui de la reconnaissance des différences au sein de la société mondiale, celui de l’empathie et du changement de perspective, celui de “l’invivabilité d’une société mondiale sans frontières” et celui, enfin du principe de mélange — “le cosmopolitisme est vide sans provincialisme, le provincialisme est aveugle sans le cosmopolitisme”.8 Ce que Ulrich Beck appelle cosmopolitisme n’est qu’une variante de l’idée de valeurs universelles — d’ailleurs, les penseurs des Lumières, à commencer par Kant, ont mis en avant la notion de cosmopolitisme en même temps qu’ils s’efforçaient de penser l’universel.

8  Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme?, Paris, Aubier, 2006 (2004), p. 21.

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Une conséquence paradoxale de la mise en cause de l’universalisme “classique” à partir de la globalisation économique ou de la diversification et de l’intensification des flux migratoires est que ceux qui, dans le passé, s’y opposaient au nom d’une communauté ou d’une nation tendent maintenant à s’y référer. C’est ainsi qu’il arrive que des mouvements réactionnaires ou conservateurs viennent mobiliser des arguments universalistes pour faire avancer une cause qui en est fort éloignée. Le Front National par exemple a récemment dénoncé la viande hallal au nom de valeurs universelles — le droit à la santé, le refus de la cruauté vis-à-vis des animaux —, alors que l’enjeu pour lui était clairement de s’en prendre à l’islam et aux musulmans, qui porteraient atteinte à l’intégrité de la culture nationale. 3. Repenser l’universel

Faut-il dès lors abandonner l’idée de valeurs universelles. Ne faut-il pas plutôt chercher à en renouveler le concept? Déjà dans les années 50, Maurice Merleau-Ponty, s’intéressant au travail des anthropologues et donc, à l’époque, à l’analyse des sociétés lointaines, constatait que les vieilles conceptions de l’universel peinent à fonctionner — on notera que, depuis, la division du travail au sein des sciences sociales s’est estompée, et que des anthropologues étudient la vie sociale au cœur de l’Occident, ou même considèrent que leurs objets sont déterritorialisés. Pour Merleau-Ponty: l’expérience, en anthropologie, c’est notre insertion de sujets sociaux dans un tout où est déjà faite la synthèse que notre intelligence cher-


Critique de l’universalisme. Une perspective sociologique

che laborieusement, puisque nous vivons dans l’unité d’une seule vie tous les systèmes dont notre culture est faite. Il y a quelque connaissance à tirer de cette synthèse qui est nous. Davantage: l’appareil de notre être social peut être défait et refait par le voyage, comme nous pouvons apprendre à parler d’autres langues. Il y a là une seconde voie vers l’universel: non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi.9

De telles remarques ouvrent une voie intéressante, modeste, liée à l’acquisition d’une connaissance vécue de l’altérité. Mais elles sont datées et comme débordées par les changements contemporains. Ainsi, avec les phénomènes migratoires, mais aussi avec l’apport des nouvelles technologies de communication, ce qui était hier exotique parce que lointain est maintenant présent au cœur même des sociétés occidentales et par exemple des “villes globales” dont traite Saskia Sassen. Et, symétriquement, les anciennes colonies, terrains privilégiés des anthropologues, non seulement sont des Etats indépendants, mais surtout sont capables de produire une réflexivité tout à fait moderne, et de penser le monde d’aujourd’hui avec tous les instruments dont disposent les anciens colonisateurs, y compris s’il s’agit des sciences sociales. Pour aller de l’avant dans leur réflexion sur le ré-enchantement des valeurs universelles, les sciences sociales n’ont rien à gagner à adopter un point de vue radicalement constructiviste. Elles risquent en effet de confondre leurs ca9  Maurice Merleau-Ponty, chapitre “De Mauss à Claude Lévi-Strauss”, Signes, Folio Essai, 1960, p. 193.

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tégories, et celles de la pratique ou du sens commun. Ainsi, aux Etats-Unis, il est courant, y compris dans des milieux à l’évidence non ou antiracistes, de recourir au mot même de “race”. Non pas nécessairement pour admettre que les races humaines existent, mais parce que la “race” existe dans le vocabulaire spontané, que c’est une “construction sociale” autorisant à utiliser le terme, une représentation omniprésente dans la vie courante, dans le discours politique, dans les médias. Mais de là à faire de la “race” une catégorie des sciences sociales, de là par exemple à prétendre étudier scientifiquement les “relations de race” (“race relations”), il y a un pas très dangereux à franchir. Faut-il accepter que le vocabulaire des sciences sociales soit à ce point déterminé par le social qui est ce qu’elles étudient par ailleurs? Qu’il puisse sans encombre en reprendre les expressions et en faire des catégories? Peut-on admettre que ces catégories, et donc les concepts des sciences sociales non seulement sont eux-mêmes des constructions sociales, mais qu’en plus, cela les autorise voire les encourage à coller aux constructions spontanées, qui n’ont pourtant rien à voir avec une quelconque exigence scientifique? Dire “race”, pour un chercheur en sciences sociales, et en faire une catégorie pertinente de ses analyses, c’est confondre ce qu’il s’agit d’étudier, la façon dont une société produit et reproduit l’idée de races humaines, et le concept qui peut permettre de mener à bien cette étude. Il serait absurde de prétendre que la vie sociale ne pèse en aucune façon sur la science, qu’elle soit sociale ou autre. Mais c’est emprunter des chemins dangereux que de refuser à la science l’idée d’une certaine autonomie, dans la dé-


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termination de ses concepts, dans ses méthodes, ses démonstrations, l’administration de ses preuves ou le choix de ses objets et de ses questionnements. Les sciences sociales doivent échapper à l’idée qu’elles doivent faire leurs les catégories construites socialement — elles doivent les expliquer, et non pas les utiliser. Leur évolution est liée aux changements plus larges du monde dans lequel vivent les chercheurs, elle n’est pas entièrement déterminée par eux. C’est justement parce que leur objet est le social qu’elles doivent en refuser la tyrannie et revendiquer leur indépendance. N’est-il pas possible d’universaliser les valeurs universelles en montrant que leur invention n’est pas le monopole de l’Occident grec, romain ou chrétien? On trouve chez Amartya Sen les éléments d’une telle démarche, développés selon deux axes distincts. Le premier renvoie à l’idée de démocratie, qui fait partie de l’universalisme classique, il n’y a pas de droit, ni de raison autre qu’instrumentale dans les régimes autoritaires, les dictatures ou les totalitarismes, même si ils s’en réclament. Or Amartya Sen montre que l’invention de l’idée démocratique n’est pas uniquement le monopole d’un cheminement qui commence avec la Grèce antique, avec Clisthène et Solon, se poursuit à Rome puis, de là, dans ce qu’on a pu appeler l’Ouest: il existe des formes de vie démocratique en Inde, ou en Afrique, par exemple avec la palabre. Le deuxième axe de la réflexion d’Amartya Sen qui nous intéresse ici est celui de la justice. Contre John Rawls, avec qui il entretient un superbe dialogue post mortem, le prix Nobel d’économie demande que l’on tienne compte, pour exercer la jus-

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tice, de la culture dans laquelle il s’agit de l’administrer. Ce qui est compatible avec un certain état du droit, et notamment avec les formes de justice nouvelles du point de vue occidentale, ou renouvelées, que l’on appelle “réparatrices” ou bien encore avec le principe des Commissions “de vérité et de réconciliation”.10 Encore faut-il être prudent: ce n’est pas parce qu’une culture comporte des formes traditionnelles de démocratie, ou de justice, que celle-ci sont compatibles avec les exigences de la modernité. Ainsi, Andréa Grieder, dans une thèse remarquable, montre que la justice traditionnelle des “Garacas” au Rwanda est utilisée par le pouvoir pour tenter d’insuffler concrètement une dynamique du type “vérité et réconciliation”. Mais à partir du moment où c’est l’Etat qui promeut cette dynamique, il s’avère que les tribunaux traditionnels fonctionnent mal: on articule difficilement l’Etat moderne et la justice traditionnelle.11 L’idée qu’il existe des valeurs universelles a longtemps été associée, dans les sciences sociales, à l’image d’une seule et unique voie menant les sociétés sur les rails de la modernité. Amartya Sen nous dit que ces valeurs universelles ont pu être inventées ailleurs, un autre penseur, récemment disparu, le sociologue Schmuel Eisenstadt a proposé une autre vision: il y a, nous dit-il plusieurs 10  Amartya Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Paris, Payot, 2005; L’Idée de justice, Flammarion, 2010. 11  Andrea Grieder, Collines des mille souvenirs. Vivre après et avec le génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda, Paris, EHESS, 2012.


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modernités, toutes ouvertes aux valeurs universelles, mais différentes pour des raisons qui tiennent à l’histoire, et en particulier à la façon dont des sociétés autres qu’occidentales, à commencer chez Eisenstadt par le Japon, se frottent à l’Occident. C’est en fait l’évolutionnisme de la one best way qu’il met en cause, l’idée que la modernisation des sociétés est un processus homogène, ou homogénéisant, devant aboutir à la convergence des sociétés dans un modèle unique. Cette approche, centrale dans le fonctionnalisme et plus précisément chez Talcott Parsons, a pu donner lieu à des formulations caricaturales, comme chez le sociologue américain Daniel Lerner.12 Elle est fortement contestée par Eisenstadt, pour qui les changements actuels, qui sont à l’échelle de la planète d’une grande diversité, s’inscrivent dans des logiques elles-mêmes à la fois modernes et diversifiées, et produisent des conceptions distinctes de la modernité, des multiple modernities. Ce qui est contraire à la pensée de Parsons, pour qui existe une seule modernité vers laquelle tendent toutes les sociétés au fur et à mesure qu’elles progressent. D’une certaine façon, Eisenstadt cherche à concilier le constat d’une diversité des modèles culturels, sociaux et politiques, avec les valeurs universelles, et il ouvre une discussion fort intéressante.13 12  Daniel Lerner, The passing of traditional societies: modernizing the Middle East, The Free Press, 1958. 13  Cf. Volker H. Schmidt, “Modernity and diversity: reflections on the controversy between modernization theory and multiple modernists”, Social Science Information, ISSN 0539-0184, v. 49, n. 4, p. 511-38, dec. 2010.

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Pour les sciences sociales classiques, en effet, la modernité est un mode d’organisation de la société qui diffère de façon radicale de ceux qui l’ont précédée. On y accède, et elle se précise à travers la modernisation, qui est un ensemble de processus pouvant inclure des logiques de différenciation structurelle, de rationalisation et d’individualisme croissant. Chez Parsons, la modernisation repose sur des changements qui affectent le système de la personnalité — chacun devient soucieux d’achievement et non plus d’ascription —; le système culturel, avec ses normes et ses règles qui relèvent de la rationalisation et le système social, qui se différencie fonctionnellement. Ces processus concernent également l’économie (la modernisation, c’est aussi la croissance, le développement), la politique (avec la citoyenneté), l’éducation, qui devient de masse, la science, qui devient l’objet d’institutions spécialisées dans sa production, la loi qui doit être la même pour tous, les médias, qui se doivent d’informer rapidement, et tout le monde, etc. Ne faut-il pas au contraire envisager plusieurs types de modernité, demande Eisenstadt, qui oppose l’image d’une divergence à la thèse parsonienne de la convergence? Ne faut-il pas faire éclater le concept uniforme de modernité et admettre, par exemple, que la modernité du Japon diffère de la modernité européenne et ne s’en rapproche pas? Dans la controverse suscitée par Schmuel Eisenstadt, divers arguments ont été mis en avant pour sauver sinon la thèse de la convergence, du moins celle d’une unicité de la modernité. Les uns ont souligné que dans ses formes classiques, la modernité est ouverte à une certaine variété, que son modèle ne postule pas l’uniformité, comme on le voit si


Critique de l’universalisme. Une perspective sociologique

on compare empiriquement diverses sociétés occidentales. D’autres ont argumenté de façon plus théorique, ou abstraite: que peut valoir le concept de modernité, quelle qu’en soit la formulation, si on peut dire qu’il est multiple, mais qu’un seul mot doit servir à le définir? Comment concilier les deux termes de la formule popularisée par Eisenstadt, multiple et modernité? Une autre piste consiste à distinguer modernité — le résultat, le modèle — et modernisation — le processus conduisant vers la modernité. Dans cette perspective, il n’existe qu’une définition possible de la modernité, mais plusieurs s’il s’agit de la modernisation. 4. Pour conclure

Si nous hésitons à parler de valeurs universelles, ce n’est pas parce qu’elles auraient été inventées dans notre partie du monde, c’est parce qu’elles doivent être repensées. Il n’est pas acceptable que la mise en avant de telles valeurs autorise leur contraire, et serve à accompagner des pratiques de domination, de mépris ou d’exclusion. Il ne l’est pas davantage qu’elles alimentent de beaux discours abstraits fort éloignés des réalités qu’ils prétendent décrire ou préparer. On peut reprendre ici la distinction proposée par Etienne Balibar: les valeurs universelles ne sont conformes à leur concept que si elles sont liées à une visée de libération, et non pas, ou non plus, d’expansion. Cela implique d’en faire non pas un impératif plus ou moins donné dès le départ, non pas une injonction lancée à ceux qui refuseraient de s’y plier ou tout simplement de les connaître, mais la source de processus d’émancipation, personnelle

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ou collective, le principe de légitimation de demandes qui renvoient, selon la belle expression de Hannah Arendt, au droit d’avoir des droits. Non pas des principes assurant l’inclusion théorique de tous dans un même univers de règles et de normes, mais des valeurs autorisant la subjectivation individuelle et la découverte collective de nouvelles possibilités, de nouveaux horizons. Ce que dit fort bien François Jullien quand il distingue l’universalisable et l’universalisant:

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l’universalisable est ce qui prétend à la qualité d’universalité en tant qu’énoncé de vérité. (…) Or l’universalisant, quant à lui, est indemne de ce problème de légitimité: puisqu’il est ce qui fait surgir — par défaut et de façon opératoire — de l’universel, il ne prétend pas, il fait; et l’on mesure sa valeur à la puissance et à l’intensité de cet effet. Disons ainsi que les Droits de l’Homme sont un universalisant fort ou efficace. (Dans “Quel absolu pour les droits de l’homme”, p. 113.)

La question est posée au sein des sociétés dites occidentales, où de nouveaux défis appellent en réponse de nouveaux droits, en particulier culturels, et où les valeurs universelles doivent désormais articuler le respect absolu de la raison et du droit, mais aussi la reconnaissance de différences collectives. Elle l’est aussi à l’échelle globale, ne serait-ce que pour éviter à bien des sociétés autres qu’occidentales d’osciller entre deux malheurs: celui de risquer la dissolution de leur être collectif dans la culture homogène que leur proposerait l’Occident, et celui de l’enfermement dans des logiques nationalistes ou provinciales vite lourdes de tendance à la fermeture, au replis sur soi, à la violence.


Repenser l’humain Edgar Morin

Le terme “humanisme” a connu plusieurs sens. D’abord consacré à ceux qui se vouent aux humanités pendant la Renaissance, il a désigné l’esprit de solidarité entre humains de toutes origines. Aujourd’hui que tous les humains de l’ère planétaire vivent une communauté de destin, il peut prendre un sens concret. Mais il demeure un grand vide au cœur de cette notion: qu’est ce que l’humain? Or la condition humaine n’est nulle part enseignée dans nos écoles et Universités. Comment la reconnaître? Nous sommes condamnés à rechercher la base anthropologique de l’humanisme. Quelle est cette base? La première, c’est la trinité humaine, c’est-à-dire que l’humain ne se définit pas par l’individu ou ne se définit pas par la société et ne se définit pas 69


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par l’espèce mais par les trois, inséparablement. Et c’est ici qu’on est aidé par la pensée récursive, qui conçoit le processus où les produits et les effets sont nécessaires aux causes et aux producteurs: ainsi nous sommes, nous, individus, les produits d’un processus de reproduction biologique mais ce processus a besoin pour se continuer de nous, individus. Nous sommes produits et producteurs. La société est le produit des interactions individuelles, mais cette société avec ses émergences rétroagit sur les individus, leur donne la culture, le langage et nous sommes les producteurs-produits de la société. Cette trinité est aussi inséparable que la Sainte Trinité où le Père produit le Saint Esprit qui génère le Fils et lequel régénère le Père qui, vous le savez, devient beaucoup plus gentil de la Bible à l’Evangile. Ce processus inséparable signifie que vous ne pouvez plus mettre en compartiments séparés l’espèce, l’individu et la société. Vous avez cette réalité trinitaire et c’est artificiellement et arbitrairement que l’on considère la société avec à l’intérieur des individus qui sont comme dans une boîte ou comme des automates déterminés par la machine sociale. Nous avons donc cette réalité fondamentale qui est bio-antropho-sociologique, deux termes qu’on ne peut absolument plus séparer. Autre base antropologique fondamentale, ce qu’est l’être humain en tant qu’individu. On est enfermé dans une triple définition: Homo sapiens, c’est-à-dire animal doté de raison; Homo faber, c’est à dire producteur d’outils, technicien; Homo economicus — définition tardive du XVIIIème siècle — mû par son intérêt personnel. Ces trois notions sont justes


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mais tout-à-fait insuffisantes parce que, en même temps que l’Homo sapiens, il y a l’Homo demens, c’est à dire que le délire, la folie, ne sont pas des cas limites de ceux qu’on enferme dans des asiles, ce sont des potentialités humaines qui se révèlent dans la moindre de nos colères, qui se révèlent dans le désir infini de conquête, des Gengis Khan ou d’autres, qui se révèlent sans arrêt dans l’histoire humaine, dans ce que les Grecs appellent l’hubris, la démesure. Bref, entre le pôle de la raison et le pôle de la folie, il y a toute la zone de l’affectivité. Mais l’affectivité, elle, et les travaux d’Antonio Damasio et de Jean-Didier Vincent, qui ont étudié le cerveau, notamment à travers les imageries cérébrales, ont démontré qu’il n’y a pas de raison pure; c’està-dire que, quand les centres d’activité rationnelle sont en mouvement, des centres d’affectivité sont mis en mouvement. Le mathématicien qui fait ses calculs est animé par la passion des mathématiques. Autrement dit, il n’y a pas de raison sans un minimum d’émotion ou de passion et donc le moment du délire, c’est quand la rationalité, soit est occultée, paralysée par la passion, soit quand elle se met au service de la passion humaine, de la folie, ce qu’ont très bien montré Adorno et Horkheimer dans leur idée de la rationalité instrumentale qui sert à construire aussi bien Auschwitz que l’arme nucléaire. Donc, il faut dépasser cette conception simpliste de l’Homo sapiens pour la conception complexe. Par ailleurs, il n’y a pas seulement l’Homo faber: dès Néandertal, dès les sociétés archaïques, il y a des croyances mythologiques en une vie après la mort, sous forme de

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spectre immatériel ou sous forme de renaissance; il n’y a pas de société sans mythologie, dont la croyance en une vie post mortem et la prolifération mythologique ne s’est nullement arrêtée avec la disparition des anciens mythes et des anciens Dieux, comme ceux de l’Olympe, etc. Nous avons créés des mythes modernes, notamment le mythe du progrès comme on voit dans l’Histoire. Le communisme fut une religion qui se croyait être une science, mais qui portait une promesse messianique. Je dirai même que le néolibéralisme qui a régné comme science économique fut l’une des mythologies les plus minables qu’a produit l’humanité. Donc, Homo faber est inséparable d’Homo mythologicus. Enfin l’Homo economicus mû par son intérêt personnel est de plus en plus évident dans notre civilisation. Mais nous voyons aussi l’Homo ludens qu’avait bien diagnostiqué Huizinga, c’est-à-dire celui de la dépense, du jeu, de la fête, de ce que Georges Bataille va appeler la “consumation”. Ainsi, évidemment, ce sont des notions antagonistes qui définissent l’être humain. Et j’arrive même à cette idée, c’est qu’il y a un ensemble qu’on peut dire le pôle prosaïque de la vie humaine, c’est-à-dire les obligations qu’on doit faire sans intérêt, et le pôle poétique, c’est à dire ce que nous faisons avec passion, avec amour, avec communion, avec fête. Il faut penser, donc, que, dès le départ, nous avons Homo complexus et c’est très important parce que, si vous pensez à la Hobbes que l’homme est par nature mauvais, il faut tout faire pour contrôler cet animal méchant. Mais, si vous dites que l’homme est bon, alors il faut tout faire pour laisser sa bonté naturelle s’exprimer. Mais si vous pensez


Repenser l’humain

qu’il est capable du bon et capable du mauvais, vous avez une problèmatique politique beaucoup plus complexe et beaucoup plus riche: comment faire pour que le meilleur puisse s’exprimer, comment faire pour que la poésie puisse s’épanouir et pour que soient inhibées les tendances destructrices, folles. Donc si vous voulez, je pense que la question de l’Homo complexus est indispensable pour la pensée et pour l’action notamment politique. Ensuite, il y a aussi une autre donnée anthropologique: c’est le lien entre l’unité et la diversité humaine. L’unité est incontestable: unité génétique, unité anatomique, unité physiologique, unité cérébrale. Nous sommes tous pareils. Mais nous sommes tous différents. Les individus sont différents par la physionomie, par le caractère, par les aptitudes. C’était Neel qui, étudiant une tribu indienne d’Amazonie qui s’est trouvée pendant plusieurs siècles isolée dans un isolat génétique, avait remarqué que chez ces indigènes, cette petite population, il y avait des différences entre individus aussi grandes que ce qu’on rencontrait dans le métro à Londres. C’est dire que même un isolat génétique produit des individus différents. J’ajoute que c’est parce qu’il y a des différences individuelles dans toutes les sociétés qu’il y a des êtres anomiques, des déviants, des gens qui ne croient pas aux dogmes que la société impose et qui sont rétifs. Je suis persuadé que partout où règnent des dogmes, des religions, il y a des individus qui n’y croient pas mais évidemment, s’ils sont très prudents, ils ne se manifestent pas trop. S’ils sont imprudents ils peuvent être fondateurs d’une nouvelle idée, d’une nouvelle religion.

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Ce qui est capital, c’est que c’est à partir de l’unité humaine que se sont générées les diversités, non seulement individuelles, mais aussi culturelles et sociales. La culture, c’est-à-dire le langage, la musique, les arts et les techniques, est un phénomène propre à l’humanité. Et bien, la culture, elle, on ne la connaît qu’à travers des cultures différentes. Si la musique est présente dans toutes les sociétés, on ne connaît la musique qu’à travers les diverses musiques. Si on a tous le même langage à double articulation, celui qui a été défini comme tel par Jakobson et autres, toutes les langues sont différentes les unes des autres, dans leurs grammaire, syntaxe, etc. Donc, unité et diversité, c’est un phénomène très important et qui nous ramène à la diversité propre aux individus d’une même société. Cela veut dire aussi que c’est très important pour les processus d’évolution, de transformation et de création. Ce n’est pas seulement que certains individus peuvent réaliser des aptitudes artistiques, créatrices en musique, en poésie et en art, mais c’est aussi de voir comment des grandes innovations mythologiques ou religieuses sont parties d’individus déviants, comme le prince Shakyamuni Siddhārtha, qu’on a appelé le Buddha, l’éveillé: c’était un homme qui s’est mis à réfléchir tout seul sur la souffrance, sur l’impermanence, et de sa réflexion est né un message que quelques disciples ont “engrammé”. Puis ça s’est répandu, une déviance est devenue une tendance et une tendance est devenue une force historique: le Bouddhisme qui s’est propagé en Chine et en Extrême-Orient. Jésus de Nazareth était un chaman, condamné par le Temple, qui n’a eu que quelques


Repenser l’humain

disciples. Mais il s’est trouvé que, par quelques rebondissements historiques imprévisibles, un autre individu chargé justement de persécuter les Chrétiens, Saul, qui va devenir Paul, devient, à la suite d’une conversion très, très étonnante, l’annonciateur et le formulateur de la nouvelle religion, en rompant avec les rites de la synagogue, et annonçant une bonne nouvelle universelle alors que le message juif était limité au peuple élu. Et après quelques siècles d’incubation, le Christianisme a trimphé dans l’Empire romain. L’Islam, c’est Mohamed qui est chassé de La Mecque et qui se réfugie à Médine. Ce “maudit” réussit à grouper quelques disciples, à reconquérir La Mecque. Et vous savez ce qu’il est advenu... De même le capitalisme est né de marchands, des navigateurs, qui ont commencé à trafiquer des épices, du poivre, de la soie, d’autres produits exotiques, et finalement corrompre de l’intérieur le monde féodal, avec l’aide d’une puissance nouvelle qu’est la monarchie, et transformer la société médiévale. De même la science moderne a commencé en déviance... Au XVIIème siècle, c’est Descartes, c’est Galilée, c’est Bacon, qui en élaborent les idées de base. A partir de ces individus, une force historique va se développer au XVIIIème, au XIXème et d’une manière formidable au XXème. Donc, le problème de la diversité humaine, c’est le problème aussi des déviances, des tendances, des conflits, qui créent cette diversité. Ainsi donc l’humanisme doit considérer la complexité humaine, tissée elle même de contradictions et d’anta-

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gonismes internes. Il ne saurait vouloir abolir l’Homo mythologicus, mais le faire dialoguer avec Homo sapiens. Il ne saurait abolir l’Homo demens, mais introduire partout une dialectique entre raison et passion et rendre ces deux termes inséparables. Il ne saurait abolir homo economicus, mais il devrait le contrabalancer dans le développement de l’Homo ludens ou mieux, de l’Homo poeticus.

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Un ou plusieurs mondes? Une hypothèse pour le XXIème siècle Alain Touraine

1. Un débat absent

Au cours du dernier demi-siècle, les représentations du monde et de son avenir ont été presque complètement dominées par l’immense vague anti-occidentale, et en particulier anti-européenne, avant tout anticoloniale qui a recouvert le monde, au point de ne laisser aucune place à d’autres problèmes concernant la nature du monde qui émergeait de la décolonisation. Les esprits les moins imaginatifs se sont contentés d’affirmer que la colonisation continuait, sous d’autres formes, mais avec les mêmes effets et que l’Occident continuait à dévorer les ressources de ce qu’on appelait autrefois le Tiers-monde. Mais une telle interprétation est proprement intenable, alors que les Etats-Unis ont de 77


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grandes difficultés à sortir d’une longue période de crise et que l’Europe, en particulier celle de l’euro, non seulement ne sort pas de la crise mais semble s’y enfoncer et même si profondément, qu’après l’élimination de Nicolas Sarkozy, l’Europe semble entièrement commandée et pilotée par Angela Merkel, devenue un héros national dans son pays et dans plusieurs autres. C’est donc naturellement la position la plus opposée à celle que je viens d’évoquer très brièvement qui attire le plus les commentateurs, et en premier lieu les nations qui se sont complètement libérées de toute domination occidentale. Il est impossible aux chinois qui volent de victoire économique en stabilisation politique de se sentir menacés par un Occident qui vient d’enregistrer un demi succès en Irak et un demi échec en Afghanistan et qui n’arrive pas à intervenir pour arrêter le massacre des syriens par leur chef d’Etat lui-même; le seul succès de l’Occident ayant été la destruction de Kadhafi en Libye mais sans intervention militaire occidental sur le sol libyen. Encore l’Allemagne a-t-elle refusé de se joindre à cette opération? L’image qui domine l’opinion publique est celle d’un monde qui, dans son ensemble, connaît une croissance souvent même forte, tandis que l’Europe reste enfoncée dans la stagnation, voire même dans la récession. Il est vrai que la Chine et beaucoup plus récemment la Russie ont rejoint l’Organisation Mondiale du Commerce, ce qui peut donner l’impression d’un triomphe général d’une globalisation économique conforme au principe d’une économie de marché internationalisée. Mais cette observation


Un ou plusieurs mondes? Une hypothèse…

ne convainc personne. Ce ne sont pas les institutions internationales qui déterminent la politique chinoise; c’est bien le parti-Etat qui garde la totalité du pouvoir que personne ni à l’intérieur, ni à l’extérieur n’est capable de discuter. Les milieux internationaux se sont habitués à parler des BRICS pour nommer les nouvelles grandes puissances “émergentes”: le Brésil, la Russie, L’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud auxquelles on pourrait ajouter la Corée, qui un jour ou l’autre retrouvera son unité, et le Mexique dont le taux de croissance est nettement supérieur à celui du Brésil. Mais que signifie cette catégorie? Elle n’indique nullement le remplacement du système “westphalien” qu’a connu l’Europe pendant deux siècles et demi par un autre système de grandes puissances. En fait, il me semble que la réflexion s’arrête là, c’està-dire est pratiquement inexistante. Pendant une certaine période, quelques idéologues s’efforçaient d’opposer une démocratie asiatique à la démocratie occidentale, en prenant Singapour comme le représentant principal de cette conception de la démocratie. Mais c’était pousser l’absence de sérieux trop loin et l’UNESCO, dont la capacité de persuasion est très limitée, a pourtant réussi à mettre fin à des débats que personne ne pouvait prendre vraiment au sérieux. La situation chinoise est très particulière, ne serait-ce qu’à cause de la taille du pays et du succès de son économie. Et il est plus difficile encore de parler d’un modèle indien, qu’on pourrait retrouver dans différents pays. Même le Brésil n’apparaît pas comme un modèle appliqué dans l’ensemble du continent latino-américain dans le-

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quel d’ailleurs il tient à ne pas incorporer le Mexique qu’il considère, au même titre que le Canada, comme une partie de l’Amérique du Nord, étant donné les accords signés par ces deux pays avec les Etats-Unis qui se traduisent par une très forte intégration économique du Mexique et du Canada dans l’économie qu’on peut appeler américaine. Le cas le plus difficile à analyser est celui de la Russie, puisque l’opinion publique internationale est de plus en plus négative à l’égard d’un régime, qui certes n’a presque rien en commun avec celui de l’ancienne Union Soviétique mais qui est une dictature qui tend même à devenir une dictature à vie, comme c’est le cas dans quelques pays unanimement considérés comme autoritaires. Qu’il n’existe pas de nouveau système mondial des grandes puissances, cela ne peut pas être contesté. Personne ne pense que le G-20 ait la capacité de prendre des décisions qui aient des effets dans le monde entier. Et tous ceux, très nombreux, qui pensent que l’instance de décision la plus réelle est le G-2 dans lequel les Etats-Unis et la Chine, devenues les deux principales puissances mondiales, sont face à face, ne pensent pas qu’il s’agisse là d’une division du monde, comme celle qui a existé pendant la longue période de la Guerre froide entre les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux d’un côté, et le monde soviétique et certains de ses alliés tiers-mondistes de l’autre. Aujourd’hui, il ne me semble pas que la recherche de modèles culturels et politiques de développement multiples et originaux retienne beaucoup l’opinion. Il n’est pas facile de trouver des équivalents actuels de Rabindranath Tagore ou de


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Gandhi et ni Jamal ad-Din al-Afghani ni les penseurs islamiques radicaux dont la pensée a fortement appuyé la prise du pouvoir par Khomeini ne nous empêchent de considérer l’actuel régime iranien comme un régime autoritaire mobilisant, au point de les épuiser, les fondements religieux de la culture nationale. D’autant moins que le chiisme reste très fortement minoritaire dans le monde musulman. On ne trouve même nulle part de personnages emblématiques du renouveau national comme le fut Nasser, en particulier en Egypte où l’incertitude règne quant à l’avenir politique du président Morsi, exécutant des décisions des frères musulmans, ou dirigeant autoritaire en formation. Une vision du monde, dont nul ne peut se passer complètement, semble se limiter à l’heure actuelle à la combinaison d’un certain déclin de l’Occident, renforcé par l’identification de la Grande-Bretagne avec le pouvoir financier mondial et non plus avec l’économie internationale et encore moins européenne et le succès exceptionnel de la Chine qui n’a encore révélé ni ses faiblesses profondes, ni ses capacités de revendications démocratiques, étant donnée la rigueur durable de la répression qui s’est développée après Tian An Men en 1989. Il est presque évident que l’immense mouvement de décolonisation et de nationalisme qui a soulevé une grande partie du monde a ajouté ses effets à ceux du vieillissement économique de l’Europe et de la fin de l’hégémonie américaine, une fois obtenu l’écroulement de l’Union Soviétique. Je ne crois donc pas avoir à engager un débat ou encore moins une polémique avec ce qu’on pourrait appe-

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ler un multiculturalisme politique qui me semble inexistant au moment même où le multiculturalisme proprement dit est affaibli par les mouvements terroristes anti-occidentaux qui frappent l’Occident et même par le succès de l’antimulticulturalisme qu’a représenté la thèse du choc des civilisations dont le succès a été fortement renforcé par l’évolution récente de beaucoup de pays dans le monde musulman. Je préférerais pouvoir définir un ou plusieurs adversaires et même reconnaître à leur thèse certains mérites, voire même à essayer de les combiner en partie avec mon propre raisonnement. Mais il me semble que le fait majeur, dont la prédominance n’est pas contestable, est ce qu’on peut appeler la décomposition du monde et l’échec de toutes les tentatives de type évolutionniste, car nul ne pense que les chinois finiront par atteindre un développement à l’américaine d’esprit culturaliste, comme s’il se créait des sociétés industrialisées ou même postindustrialisées de nature complètement différente, étant donné leur héritage historique. Or, il est difficile d’accepter une telle absence de vision de l’évolution politique du monde. Il ne s’agit pas de dire dans quelle direction va évoluer l’ensemble du monde; il n’existe aucune raison de penser que l’ensemble des pays du monde va se déplacer politiquement dans la même direction. Mais il doit être possible de montrer l’existence d’un principe d’unité entre des évolutions, aussi différentes que celles-ci soient entre elles. On peut au moins s’interroger sur la possibilité que l’idée démocratique se répande dans le monde au-delà des frontières de l’Occident, comme


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c’est déjà en partie le cas, et face reculer ou au moins limiter les ambitions autoritaires de régimes plus soucieux de leur propre renforcement que de la modernité elle-même. En termes plus simples: existe-t-il aujourd’hui une possibilité de penser l’ensemble des situations et des actions politiques comme formant un système, en particulier à partir des deux principes complémentaires que je me suis efforcé depuis longtemps de développer: d’un côté l’universalisme de la modernité fondé à la fois sur la raison scientifique et technique et sur l’affirmation de droits fondamentaux, et de l’autre la diversité des modes de modernisation qui correspondent à la manière dont une société politique fait du neuf avec du vieux, avec une histoire, une ou plusieurs cultures, des formes d’organisation sociale, etc. Existe-t-il une manière, même modeste et limitée, de considérer le monde comme un système politique? 2. L’utopie européenne et sa chute

Il existe, de l’avis des milieux dirigeants occidentaux autant que des classes populaires occidentales et des nations colonisées, un principe indiscutable d’unité du monde: l’élite dirigeante des pays occidentaux a concentré tous les pouvoirs dans ses mains, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de son territoire. Elle n’a pas cherché à maintenir des traditions ou un ordre établi; elle a voulu découvrir conquérir, inventer, transformer. Les deux faces de cette domination ont été inséparables. C’est par l’usage de la raison, de la science et des techniques que l’Occident, déjà à partir du XIIème siècle mais surtout à partir de la Révolu-

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tion industrielle anglaise, s’est donné les moyens de dominer le monde et de s’enrichir à la fois par ses inventions et ses conquêtes. Cette élite dirigeante, qui a polarisé toutes les recherches dans ses mains et dans son esprit, a voulu s’identifier à la raison et à dieu à la fois, en unissant la foi chrétienne et la raison grecque. Mais en même temps, elle a imposé son pouvoir au-dedans et au-dehors d’elle avec un esprit de conquête qui a su aller jusqu’à la destruction au moins aussi souvent qu’à la mise en valeur de matières premières et de territoires nouveaux. Même si on peut reconnaître que certaines régions du monde arabe ou du monde chinois ont connu des formes aussi avancées de modernisation économique et de capacité technique, l’empire chinois est resté centré sur lui-même et sur son intégration et le monde musulman, divisé de bonne heure sur des lignes religieuses, pas seulement entre chiites et sunnites, n’a pas créé, au cours des trois derniers siècles, d’empire comparable à ce que fut l’empire britannique au XIXème siècle et l’hégémonie américaine au XXème. La plus grande modernité et la violence la plus sauvage se sont unies pour donner à quelques pays d’Europe occidentale, relayés à partir du XIXème siècle par les Etats-Unis indépendants, la domination du monde. Le point extrême de cette domination a consisté dans l’identification des valeurs universelles de la modernité avec les caractéristiques singulières des pays occidentaux, et en particulier de la religion chrétienne, du développement économique et de la formation d’Etats-nationaux qui ont été les principales caractéristiques du mode de développement occidental. C’est le caractère à la fois


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universel et absolu de la domination occidentale qui explique à la fois l’avance économique de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et de l’Allemagne, la généralisation d’un mouvement ouvrier fondé sur une conscience de classe radicale, de mouvements féministes, le plus précocement en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, et finalement de mouvements anticoloniaux qui, dès la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècle détruisent une grande partie de l’empire britannique et de l’empire espagnol. Comment ne pas reconnaître que l’unité du monde au début du XXème siècle était plus visible que sa diversité, puisque selon la formule officielle britannique, le soleil ne se couchait jamais sur les possessions impériales de la reine Victoria. Cette identification de l’universalisme, de la raison et des droits avec le pouvoir absolu d’élites dirigeantes réduites et provoquant de tous côtés des soulèvements contre elles est le point de départ d’une histoire dont le premier siècle a été occupé par la destruction de cette hégémonie occidentale qui était aussi une domination de classe et une domination impériale et dont nous nous demandons aujourd’hui si elle va se transformer en un choc des civilisations, une guerre des dieux, des concurrences économiques ou des affrontements politiques. C’est la pensée critique, ouvrière, féministe, anticoloniale, appuyée très souvent sur l’universalisme des Lumières qui a imposé l’idée de l’unité du système mondial dont la plus grande partie était soumise directement aux intérêts et aux pouvoirs des grandes puissances occidentales. Mais les pays et les milieux dominants eux-mêmes

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ont accueilli très favorablement cette vision du monde dans laquelle ils pouvaient assez aisément voir les raisons de leur supériorité et les avantages du système colonial aussi bien que de l’économie capitaliste industrielle. Le point de départ de l’histoire actuelle qu’on peut sans hésiter placer au moment de la première guerre mondiale, au milieu de laquelle éclate la Révolution soviétique et qui entrainera peu après, quelques années à peine après la grande crise économique de 1929 le triomphe idéologique du nationalisme culturel allemand vaincu mais transformé en racisme et en volonté de destruction et d’assujettissement des races inférieures. C’est bien le caractère dominant et presque exclusif de la domination occidentale à laquelle on peut rattacher le Japon de l’ère Meiji, qui explique la coalition de toutes les forces sociales et politiques contre cette domination occidentale. 3. De l’anticolonialisme à l’anti-autoritarisme postcolonial

L’idée générale que je souhaite développer dans ces pages est que l’ensemble du monde est dominé par un mouvement général qui prend deux formes parallèles mais, qui l’une et l’autre, aboutissent à une problématique commune. En premier lieu, la colonisation a entrainé des mouvements de libération nationale, souvent même des guerres de libération parfois marquées, mais faiblement, par des tendances révolutionnaires, tandis que rapidement des régimes autoritaires, en général sous la forme de dictatures


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militaires éliminaient très rapidement ou même dès le début aussi bien les tendances démocratiques que les tendances révolutionnaires des mouvements anticoloniaux. Le monde musulman en particulier, après l’échec de quelques tentatives modernisatrices plus ou moins démocratisantes, a été recouvert par la vague du Nassérisme, surtout après la guerre du Canal de 1956. Les régimes baasistes en Irak et en Syrie, avec Saddam Hussein d’un côté en Irak, Hafez puis Bachar El-Assad en Syrie, tout en se rapprochant tactiquement de forces religieuses, ont construit des dictatures dont la survie fut largement facilitée par les revenus du pétrole qui augmentèrent massivement à partir de 1974. C’est contre ces régimes autoritaires que la vie politique des anciens pays colonisés s’est organisée soit au profit d’un Jihad islamique de plus en plus terroriste, à mesure qu’il recrutait de nouvelles forces dans l’Occident luimême, soit en faveur d’une démocratisation, définie plus négativement que positivement, par la lutte contre un dictateur plutôt que par la création d’institutions représentatives, tandis qu’entre ces deux tendances opposées et qui se combattent entre elles, les frères musulmans jouent le rôle d’une bourgeoisie thermidorienne qui peut à chaque instant choisir d’imposer son pouvoir absolu ou préférer construire une bourgeoisie capable d’obtenir ou d’imposer des alliances qui assurent son pouvoir absolu. Nul ne pense qu’en Egypte, en Tunisie, en Irak, en Syrie ou en Jordanie ou au Bahreïn l’arrivée au pouvoir de régimes démocratiques puisse se produire dans un avenir proche. La solution la moins instable est celle de la Turquie, qui a gardé

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assez de l’héritage d’Atatürk pour pouvoir apparaître, aujourd’hui que les islamistes sont au pouvoir, comme un régime islamique réellement démocratisé. Je me sens proche de l’hypothèse de Mahnaz Shirali qui voit au contraire dans la dictature de Ahmadinejad la destruction d’une culture islamique au profit d’un pouvoir personnel, ce qui pourrait faire déboucher l’Iran, après la chute de la dictature actuelle, dans une société étonnement sécularisée. 4. De l’anticapitalisme à l’opposition démocratique aux dictatures soviétiques

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Mon hypothèse centrale est qu’il existe un parallèle solide entre la transformation de l’anticolonialisme en un ensemble d’anti régimes autoritaires d’origine anticolonialiste et le passage de régimes anticapitalistes appuyés à la fois sur la puissance soviétique et sur des forces socialistes ou communistes importantes dans les pays occidentaux à des soulèvements à la fois démocratiques nationaux et économiques contre des régimes beaucoup mieux définis par le pouvoir absolu d’un parti-Etat que par des objectifs antioccidentaux. La différence principale entre ces deux évolutions parallèles est que le régime soviétique a été attaqué avec beaucoup plus de forces que les nouveaux nationalismes au pouvoir étant donné la profonde participation de pays comme la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et d’autres à la culture intellectuelle mais aussi politique de l’Europe occidentale. La France, en particulier dès la fin de la première guerre mondiale, a appuyé très directement


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la résurrection de la Pologne et de la Tchécoslovaquie. L’Europe de Galilée et de Descartes n’a jamais considéré comme étrangère la Pologne de Copernic et la Pologne a même réussi à maintenir des liens intellectuels actifs avec l’Europe occidentale pendant la Guerre froide. En résumé, l’unité du monde au début du XXIème siècle est définie avant tout par les efforts, souvent contradictoires, des anciens pays colonisés pour se libérer des dictatures nationalistes qui avaient transformé des mouvements de libération nationale en appareils de dictature militaire et des pays dominés par le régime soviétique qui élimina les anciennes classes dirigeantes et qui se soulèvent contre ce régime antidémocratique et antinational. Dit plus clairement encore, la question qui domine la politique mondiale est de savoir si la globalisation, qui s’est étendue dans le domaine économique et dans les médias, a débordé le monde occidental et entreprend la conquête de toutes les parties du monde, mettant ainsi hors de doute son caractère universaliste. Mais cette formule doit être complétée, comme je l’ai fait moi-même, en soulignant le conflit qui existe aujourd’hui, comme il existait dans l’Europe westphalienne, entre l’universalisme démocratique nourri par la pensée grecque, le christianisme, et l’Esprit des Lumières et l’orgueil des Etats plus soucieux de leur pouvoir que de la modernité de leur société. Ce ne sont pas de nouvelles formes de définition de la droite et de la gauche qui nous indiqueront les nouveaux champs d’affrontement à l’échelle mondiale. C’est l’opposition de la société et de l’Etat que nous

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concevons justement à l’heure actuelle, comme celle de la démocratie et celle du pouvoir absolu, qui tracera partout dans le monde les frontières pour la conquête desquelles le sang sera peut-être versé. 5. L’Europe, en marge ou au centre?

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L’Europe n’occupe plus, dans un avenir prévisible, une place hégémonique ou même celle de brillant second, comme le voulait Tony Blair, des Etats-Unis hégémoniques, ce ne peut même plus être l’objet de discussions utiles: l’Europe de 2013 est trop profondément embourbée dans une série de crises d’abord financières, puis monétaires, puis de croissance donc générale, et qui est plus profondément encore une crise d’absence d’acteurs, pour pouvoir peser de manière importante sur l’évolution des autres parties du monde. Les plus pessimistes diront que l’Europe entière peut, dans le meilleur des cas, occuper la place qui fut celle de l’Antiquité gréco-romaine après la chute de l’empire roman. Mais ce pessimisme se trompe, non pas parce que ces conclusions sont pour nous désagréables à entendre, mais parce qu’elles sont en contradiction avec l’évolution générale de la pensée. Nous sommes déjà conscients que les ressources les plus créatrices, et donc indispensables, ne sont ni les matières premières ni l’étendue des territoires mais en premier lieu la maitrise des connaissances les plus avancées, et en second lieu la capacité et la volonté d’être acteur de sa propre histoire. L’Europe a perdu sa supériorité et encore plus sa domination dans bien des domaines, mais elle n’est pas, du moins pas encore, en marge des progrès


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de la connaissance, étant donné surtout les liens étroits qui unissent ses scientifiques à ceux des Etats-Unis. Et surtout l’Europe qui a donné le plus grand développement à toutes les formes de pensées universalistes me semble être encore en possession de la plus grande capacité de réflexion. C’est avec raison qu’Anthony Giddens a défini avec profondeur notre culture par sa capacité d’action réflexive. Il est vrai que les européens peuvent se contenter d’entretenir des musées et des monuments que le monde entier viendra visiter, ce qui ne la protégera pas contre une grave crise économique ou politique qui éclaterait dans un ou plusieurs des principaux foyers de la vie économique globalisée, mais en se méfiant autant d’un pessimisme élémentaire que d’un optimisme irréfléchi, on peut imaginer que les européens se comportent pour la première fois comme tels. Il est grand temps que tous ceux qui souhaitent participer à la création et au redressement d’une Europe réelle soient conscients, ce qu’ils n’ont pas été jusqu’ici, que si les pays européens, y compris l’Allemagne dont par définition le succès ne pouvait être acquis qu’au dépens des autres européens, étant donnée la nature de leur commerce extérieur, ont échoué presque en tout, n’ont pas depuis les années 70 et 80 du siècle passé, reconstruit leur économie, leur démocratie, leur éducation et même leur capacité de créer de nouveaux univers symboliques dans tous les domaines. Mon but ici n’est pas de formuler une conclusion négative, mais au contraire de rendre les européens conscients que depuis 2010, ce ne sont pas les pays européens qui ont réussi en partie à se sauver, que c’est l’Europe

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elle-même qui a commencé à sauver les pays européens et que c’est même, à l’intérieur de l’Europe, la moins politique des institutions, la Banque centrale européenne qui, sous la direction de Mario Draghi, qui n’est ni allemand, ni français mais italien, a fait reculer les attaques des marchés financiers, assuré ainsi l’avenir de l’euro et créé les conditions dans lesquels les pays européens, s’ils en sont eux-mêmes capables, ont maintenant les moyens de réussir leur propre redressement. Assurément, chacun des pays européens reste capable d’échouer dans son redressement et d’empêcher ainsi l’Europe de sauver réellement, comme elle en a eu la volonté, ses Etats membres et surtout sa population. 92

6. L’histoire après l’histoire

Il est difficile de parler de société posthistorique, comme je le fais moi-même depuis un certain nombre d’années et, en employant cette expression apparemment obscure, je ne cherche d’aucune manière à introduire sous une autre forme l’idée de fin de l’histoire à laquelle Francis Fukuyama a donné récemment une nouvelle force. L’idée à laquelle il se réfère est celle de la société parfaite, rationnelle, démocratique, équipée, autocontrôlée qui n’est pas à la merci d’accidents ou de conflits venus purement de l’extérieur. C’est une utopie dont la force est réelle, comme je l’ai indiqué en commençant car s’il y a eu une période où cette utopie occidentale de la société parfaite, de l’histoire achevée, a eu un sens c’est bien au moment de la grande accélération de l’histoire par l’industrie et aussi par la créa-


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tion d’un monde nouveau donc aussi bien aux Etats-Unis qu’en Grande-Bretagne. Idée absente pourtant en France qui n’a jamais séparé l’idée de fin de l’histoire de celle de révolution et de renversement général de l’ordre établi. Je comprends qu’on parle du triomphe de l’universalisme comme de la définition de la fin de l’histoire, mais je me place consciemment au plus loin de cette idée, au plus loin de l’image d’une société parfaite conçue dans l’ensemble sur un modèle occidental et qui se répand comme le marché lui-même sur toutes les parties de la terre. Avant tout à cause de tout ce que je viens d’écrire dans les pages précédentes; car si nous sommes entrés dans une phase qu’on pourrait appeler la fin de l’histoire nous n’en sommes de toute manière qu’à ses débuts, de sorte qu’on ne peut créer que de la confusion en parlant dans la situation présente d’une fin de l’histoire qui ne peut qu’être éloignée de nous et surtout séparée de nous par tant d’évènements et d’accidents qu’il serait vain de croire qu’on peut, du lieu où nous sommes aujourd’hui, apercevoir cette fin de l’histoire. L’idée que je cherche à introduire en parlant de fin de l’histoire est beaucoup plus proche de l’idée plus modeste de globalisation. Ce que j’ai commencé à montrer dans cet article est l’interdépendance des évènements et des évolutions qui se produisent dans différentes parties du monde. Ceci ne signifie pas que la population du monde entier va vivre de la même manière, affirmation qui nous obligerait à considérer un avenir très au-delà de ce que nous pouvons imaginer étant données les extrêmes inégalités qui éloignent les pauvres des riches partout sur la planète et la

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concentration du pouvoir qui fait de la majorité de la population du globe un ensemble de consommateurs ou de non consommateurs condamnés à la famine mais dans les deux cas sans avoir aucune participation aux décisions qui affectent l’ensemble de l’humanité. Ce que je nomme une situation post-historique et qui n’est pas séparable de ce que j’appelle d’une manière encore plus générale une situation post-sociale est celle où rien, aucune institution sociale, aucune forme d’organisation sociale n’établit la communication entre l’univers des ressources qu’on peut appeler l’économie et l’univers des valeurs qu’on peut appeler la culture. Le profit et l’éthique s’affrontent directement sans systèmes de médiation ou de négociation et, au sens le plus fort du terme, sans intermédiaire politique. C’est quand une société n’est plus capable de gérer ces changements par le moyen de ses institutions, et en particulier de systèmes de récompenses ou de répression qu’on peut parler d’une situation posthistorique. A condition de ne pas confondre cette situation avec le trop fameux choc des civilisations, formulé par Samuel Huntington. La différence principale entre ces deux notions est que Huntington se réfère à un choc, donc à un conflit entre des ensembles aussi incompatibles entre eux que le sont de grandes religions, tandis que la disparition du social produite surtout par la globalisation d’un capitalisme financier désormais incontrôlable met face à face non pas deux ensembles complets comme des empires ou des ensembles religieux ou linguistiques, mais la montée de l’universalisme à travers la connaissance et l’éthique, et de l’autre


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côté le renforcement jusqu’à la démence et à la guerre des acteurs d’une modernisation qui rompt les liens avec la modernité et n’est plus que volonté de puissance ou de profit. Je maintiens donc absolument une asymétrie complète entre les camps en présence. Le camp de l’universalisation a comme adversaire le camp du pouvoir qui n’est lié par aucun lien nécessaire avec n’importe quel aspect d’universalisme, alors que l’universalisme de la connaissance et des droits, même quand il est lié à un Etat fort ou autoritaire, continue à défendre pour tous des droits universels. Si le monde devait être dominé par le choc des civilisations, des cultures et des empires, il serait tout entier historique. Tout serait toujours remis en jeu et même l’analyse historique devrait se réduire à ses formes les plus anciennes, celles des batailles et des dominations, ce qui serait un extrême recul pour la pensée historique qui depuis un long siècle s’était au contraire nourri d’histoire économique et sociale ainsi que de communication — et pas seulement de choc — entre les cultures. Je ne suis donc ni du côté d’une historicisation totale et au plus bas niveau des sciences sociales et de la connaissance des sociétés, ni du côté de l’idée prétentieuse du triomphe du meilleur que les uns définissent comme les plus forts et les autres comme les plus savants et les mieux équipés. L’analyse que je présente ici m’obligerait à éliminer tout point de vue historique si le face à face du profit et de l’éthique était immobile sans qu’aucun des deux camps puisse prendre, même temporairement, l’avantage sur l’autre. Je reconnais qu’au tout début du XXIème siècle on

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peut avoir l’impression que l’histoire éclate ou au contraire que la globalisation va s’étendre à toute les formes de la vie collective et même de la personnalité mais mon interprétation est à l’opposé de ces deux visions. Nous sommes en un moment où c’est la rupture qui l’emporte sur la recomposition, où le profit et l’éthique sont bien face à face, armes contre armes, discours contre discours, si complétement que l’histoire semble arrêtée, semble pouvoir d’un moment à l’autre prendre n’importe quel chemin, apporter des victoires ou des défaites extrêmes à n’importe quel camp. Cette idée me semble assez claire pour ne pas mériter davantage de commentaires. Je ne veux évoquer qu’un exemple parce qu’il est le plus incertain de tous, celui de l’Europe, de ce personnage nouveau que nous appelons l’Europe dont nous ne connaissons pas encore les frontières, les institutions et la capacité d’agir. Mais dont nous sentons tous qu’il est à la fois entraîné vers la chute par le poids de son passé, par sa propre fatigue, par son propre renoncement à l’action et d’autre part, que dans ce monde d’empires, de concurrence et de menaces, ce réseau assez serré de villes et de campus que nous appelons l’Europe est peut-être plus encore que la côte nord-est des Etats-Unis le sanctuaire de la réflexion et de ce qu’on peut encore appeler d’un mot trop ancien pour ne pas avoir à cumuler les sens différents, la pensée critique. L’avenir de l’Europe dépend de sa capacité de se donner les moyens matériels de protéger les lieux où la pensée critique renouvelle sans cesse ses armes, à la fois contre le profit et contre les pouvoirs.


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L’héritage démocratique: du printemps arabe au Sud-Est Asiatique



Illusive revolutions? Elusive social movements? The Arab Spring, democracy, and some possible lessons from Libya Diederik Vandewalle “The Arab world has shaken itself out of its lethargy after decades of apparent resignation and silence. But the uprisings do not yet amount to a revolution” (Tariq Ramadan, “Waiting for an Arab Spring of ideas,” NYT, 30 Sep 2012). The peaceful demonstrations with which [the Arab Spring] began, the lofty values that inspired them, become distant memories. Elections are festive occasions where political visions are an afterthought. The only consistent program is religious and is stirred by the past. A scramble for power is unleashed, without clear rules, values, or endpoint. It will not stop with regime change or survival. History does not move forward. It slips sideways” (Hussein Agha and Robert Malley, NYRB, 8 Nov 2012).

Were these revolutions? Or were the events of the last two years in the Middle East and North Africa simply regime changes, where the old order was partly replaced by some 99


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new elites, without leaving the essential structures of power unaltered and, consequently, the social contract untouched? The easy answer is of course the old chestnut attributed to either Mao ZseTung or Zhou Enlai when questioned about the french revolution—“it’s too early to tell.” While countries like Tunisia, Egypt, Yemen, Barhrain, and particularly Libya have gone through considerable social turmoil, starting in December 2011, social and political groups and factions in each country have only started to grapple with some of the changes brought about by the replacement of dictatorships in each country. More important, however, some observers have argued that this new wave of political energy is worthy of the name “revolution,” is indeed of “world historical importance,” much like the great world revolutions in 1789, 1848, 1905, 1917, 1968, and 1989.1 Yet others, including those cited above, have argued with equal fervor that the uprisings in the Middle East and North Africa were precisely that—and no more. In the defense of their case each side uses definitions of revolution that show considerable variance with each other. Although I have invariably been quite sceptical of labeling the uprisings in the Middle East and North Africa revolutions, the case with which I am most familiar—Libya— probably comes closest to having witnessed a revolution: 1  See in particular John Foran, “Taking power, re-making power: the threads of the cultures of resistance behind the Arab Spring,” in Mehran Kamarava and Zahra Babar, eds., The evolving ruling bargain in the Middle East, Columbia University Press and Hurst Publishers, forthcoming, 2013.


Illusive revolutions? Elusive social movements?…

both the political and social basis of the old regime have been discarded, and there is the actual prospect that the old structures of power that sustained the Qadhafi regime may be replaced by a more democratic form of government that promises a more economically egalitarian society. In other words, in the language I use throughout this paper, that a new social contract/ruling bargain may be constructed between the state and society in Libya—the sign of a true social, political, and economic revolution. This, of course, is a hard target to meet and, in the Libyan case, much of this is frankly counter-intuitive. Libya hardly seemed a good candidate for a thorough revolution. First of all, few observers in the days following the start of the uprising on 17 February 2011 predicted that the country’s citizens would prove capable and willing to stand up against a regime whose mechanisms of repression had been an inextricable part of the divide-and-rule policies of its 42-year long, almost totalitarian rule. Observers had long noted the severe deficiencies in the development of social and political institutions during the Qadhafi years, predicting both long-term chaos and enormous difficulties in reconstructing (or perhaps more accurately, constructing for the first time) a modern state in Libya. Despite this, during the first real test of trying to create a first step toward building that new state, national elections went forward without major incidents.2 Re2  For background on Libya and the problems associated with oil-

led development, see Dirk Vandewalle, Libya since independence: oil and State-building, Cornell University Press, 1998. For an

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gardless of enormous difficulties, and despite having a low sense of national identity, the 7 July 2011 elections, barely 17 months after the uprising against the Qadhafi regime had started, took place in an almost euphoric atmosphere. It quickly became clear that Libya—even though its provisional government and the National Transitional Council (NTC) that had guided the country during the civil war faced enormous challenges—would not implode as many had feared. Furthermore, the country’s Islamists— that emerged in all other Middle Eastern and North African countries as powerful intermediaries or principal actors—were routed by a coalition of non-Islamic parties assembled under the umbrella of Mahmoud Jibril’s National Forces Alliance (NFA). Developments in Libya thus present us with a number of intellectual challenges that go to the heart of how the academic community and policy circles have studied and described both the durability of political regimes in the Middle East and North Africa and, more generally, revolutions. There is now some hope that Libya may well become the country that proves to be the exception to the widely accepted notion that all oil exporters in the Middle East and North Africa region are invariably highly authoritarian and deny update of events, including the country’s civil war in 2011, see Dirk Vandewalle, A history of modern Libya, Cambridge University Press, second edition, 2012. Consult also Alison Pargeter, Libya: the rise and fall of Qaddafi, Yale University Press, 2012, and Ethan Chorin, Exit the colonel: the hidden history of the Libyan revolution, Public Affairs, 2012.


Illusive revolutions? Elusive social movements?…

their population a political voice. If indeed a more democratic system takes hold, the notion that oil countries tend to be less or non-democratic may also be proven wrong—a claim that has often been made by the so-called rentier literature.3 In light of what happened in Libya since early 2011, the literature on the resilience of authoritarianism, once one of the main areas of academic inquiry, now looks somewhat tarnished. The arguments “rentier state” theorists have made about the immutability of institutions, about the immobility imposed by one-sided social contracts, and about the resultant difficulties in constructing state institutions over relatively short periods of time, appear equally suspect. We may have been right in predicting that Libya would face lingering problems of state- and nation-building as a result of its oil-led development and because of the neglect of the state as a focus of identity that goes back to the cre3  Among the enormous volume of work on the rentier state that

argues along this argument, see, for example, Jill Crystal, Oil and politics in the Gulf: rulers and merchants in Kuwait and Qatar, Cambridge, Cambridge University Press, 1995; Kiren Aziz Chaudhry, The price of wealth: economies and institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell University Press, 1997, and Cambridge, Cambridge University Press, 1995; Gregory Gause, Oil monarchies: domestic and security challenges in the Arab Gulf States, New York, Council on Foreign Relations Press, 1994; Dirk Vandewalle, Libya since independence: oil and State-building, Cornell University Press, 1998. While much has been amended to the rentier literature in recent years, the overall link between oil-led development and authoritarianism remains a disputed part of that literature. See in particular Michael Ross, “The political economy of the resource curse,” World Politics, n. 51, January 1999, p. 297-322.

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ation of the country in 1951. But we certainly did not envision the relative success the country has experienced so far, overcoming what once seemed insurmountable social, political, and institutional problems. Indeed, as events have unfolded until now, it looks as if Libya may have been relatively well served by the fact that many of the state institutions it now increasingly relies upon had to be built almost ex nihilo, so that Libya did not have to experience the difficult removal of the “deep state” Egypt and Tunisia had to pass through—state structures that more often than not make the transition toward a revolution difficult, if not impossible. There are, however, important caveats that must be taken into account. Libya’s move toward implementing its “revolution” is only a few months old when this is written. Many of the seemingly startling developments may well be halted or even reversed as the country now finds its way in a post-election world. And there are lingering problems that go to the heart of the question, i.e., whether Libya’s uprising will, in the end, turn out to be a true revolution. One of these—and perhaps the most crucial in terms of considering Libya a successful revolution or not—is whether the relationship between the state and its citizens, and the social contract that underpins this relationship, can be altered sufficiently to lead to structural and longlasting social, political, and economic changes that would truly characterize a revolution.


Illusive revolutions? Elusive social movements?…

So far, many of the problems which are central to the question of how the country’s new political community will be constructed, and what the duties and obligations of both the state and local society will be vis-à-vis each other, have only been tangentially touched upon in the euphoria and the chaos of the post-revolution period. At the margins of all this activity there has been a still somewhat stilted debate about the role of the state in the new Libya or, in particular, about the relationship between this new state and the country’s citizens. There remains a very vaguely defined understanding of how the newly emerging political realities within Libya will be formalized into a new social contract for a country where such a pact was traditionally determined without consultation by the state during the Qadhafi regime. Until the country’s constitution is written and adopted, many of those details will remain murky. Oil countries, and particularly Libya with its checkered history of state-building (or, perhaps better, state avoidance) during the Qadhafi regime, tend to rely on highly skewed and imposed ruling bargains that leave citizens simply as bystanders. The Libyan elections were of course all about making citizens active participants in the country’s political future—an untested feature in the country’s history. But in Libya oil and the way the old social contract was implemented have left some debilitating legacies: among them a profound sense of political atomization that was partly reflected in the outcome of the elections, the fact that the state continues to be

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seen as an indispensable provider, the lack of interpersonal trust and, most importantly, the use of extensive patronage via oil-fueled revenues that traditionally kept the ruling bargain in place. The questions I want to address in the remainder of this paper focus on how Libya’s new leaders will be able to reshape or in part create ex nihilo a new ruling bargain when faced with some of these structural legacies of the past. To what extent can it change the role of the state as providential provider in light of the relatively low capacity it possesses and in light of popular expectations? Can the government avoid the kind of long-term patronage that in an oil exporter makes governing easier in the short term, but imposes long-term political and economic consequences on the government? Will this “shadow of the past” continue to loom over Libya, or can a future government move beyond these structural impediments and bring about a true revolution? And what does Libya tell us more generally about the Arab Uprisings and about whether those can be seen as true revolutions? Libya’s social contract under Qadhafi

As defined in this paper, ruling bargains are implicitly or explicitly defined rules and arrangements that delineate the political and economic rights, duties and obligations between those in charge of the state and individuals within the state subject to their governance. They are the most visible—but sometimes least formally institutionalized— of all institutions that mediate between the state and soci-


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ety. They formally or informally describe and prescribe, in Douglass North’s classic definition, the rules of the game between ruler and ruled.4 These rules may be made explicit or left deliberately opaque; they can develop through custom, or they may simply be imposed single-handedly by the ruler. No matter how they historically emerge, however, they tend to become rules or norms that, particularly in authoritarian states like Libya under Qadhafi, clearly limit the political voice of a country’s citizens while essentially leaving them depoliticized. In the traditional European context, as a result of long periods of strife and compromises during the state-building process that sometimes lasted centuries, ruling bargains became carefully calibrated, under most circumstances minutely defined, and backed by guarantees and legal review. They became intricately woven into the fabric of local societies, often becoming part and parcel of a cultural and religious identity. They remain until today jealously defended by both organized and non-organized groups that benefit from their content. Historically speaking, ruling bargains in Europe as well as in Latin America have become highly politicized. As a result, they are most often modified through the political process, requiring a high degree of transparency by a number 4  Douglass C. North, Institutions, institutional change and economic performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, and Douglass C. North and Robert P. Thomas, The rise of the Western world: a new economic history, Cambridge, Cambridge University Press, 1973.

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of regulatory and legal institutions that provide predictability to both sides. They are furthermore constantly subject to often acrimonious review and adjustment, particularly during periods of economic retrenchment and reform when the state and its “social partners” need to recalibrate their previous positions to achieve a common goal. In Libya, as in many other oil exporters in the Middle East and North Africa, social contracts are essentially of a different nature. Citizens were seldom consulted as they emerged, a result of a much more problematic process of state-building which made systematic exclusion, or minimal inclusion, of some groups of citizens possible. Libya once more has been an extreme example of this, based in part on Qadhafi’s notion of the jamahiriyya that essentially denied that modern (western) state institutions could be a guideline for the country. This formative process in Libya—both during the monarchy (1951-1969) and during the Qadhafi period—stood in dramatic contrast to the dynamic process of creating and maintaining social contracts in western political systems. The distinction is important not only for gauging the strength and shape of ruling bargains in oil exporters, but also for measuring the maneuvering room they now provide to governments to actually reform their political and economic systems. One could argue that, strictly speaking, it is erroneous to refer to the social, economic and political arrangements that have emerged in countries like Libya as ruling bargains. They never were bargains in the sense of involving two negotiating sides that achieve mutually acceptable or


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agreed-upon arrangements. Rather than giving voice and access to diverse groups within society, they have more often than not led to a striking political silence. As a result then of how ruling bargains developed in oil exporters, and particularly in Libya, these bargains were often not strictly viewed as contractual obligations by either side. Indeed, one of the defining characteristics is their above mentioned informality, due to the fact that they were most often viewed as implicit understandings, at least during the early mobilizational years of Qadhafi’s rule. Institutionally speaking, the ruling bargain in Libya under Qadhafi therefore was of low quality: bureaucratically inefficient, riddled with corruption and patronage, and often operating in the absence of clear rules of law.5 In all developing countries, the colonial powers’ bureaucratic legacies did matter significantly for local institutional development, and hence for how states constructed themselves and their ruling bargains. Where local populations had been introduced to and incorporated (even at low levels) into bureaucratic mechanisms during the colonial period, and where the hinterland had been incorporated into a unified economy that made extraction possible, the seeds were sown for political, charity, and civil society organizations that would eventually serve as the torchbearers not only for independence movements but 5  For indicators of high quality institutions, see Alberto Alesina,

“The political economy of high and low growth,” Annual World Bank Conference on Development Economics 1997, Washington; the World Bank, 1998, p. 217-36.

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for articulated regulatory, extractive, and coercive organizations that legitimated the state as the meta-institution for the territory. Where the colonial powers had been content to create settler, landlord economies or had few economic incentives to incorporate local populations into economic frameworks, the notions of state and of the possibility of articulated institutions remained unknown. In Libya, the most extreme example of exclusionary politics during the Italian occupation, the notion of statehood would remain suspect and contested both during the monarchy and after the 1969 Qadhafi coup.6 In addition, oil has played an important role in how the ruling bargain emerged and took shape in Libya. When the rapid inflows of oil revenues shifted the function of the state almost exclusively toward the distributive (and the coercive), it also eroded the need for clearly articulated institutional development. It obliterated the usual bargaining between ruled and ruler that had marked state-building processes elsewhere into unilateral decisions by a ruler bent on perpetuating a stateless society, a jamahiriyya. That this process could be so contracted and provoke so little local reaction attests to the profound de-politicization that takes place in oil exporters, and to the fact that the emergence of rent in Libya preceded state-building. One result is that the embryonic state institutions that emerged in Libya first during the monarchy and then during 6  See Lisa Anderson, “The State in the Middle East and North Africa,� Comparative Politics, v. 20, n. 3, October 1987, p. 1-18.


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the Qadhafi years, became intricate channels for economic largesse and distributive purposes. Meanwhile their regulatory and legal capacities—already weak because of the initial state-building process described above—remained inefficient and underdeveloped.7 Wholesale management, through a tightly controlled network of expatriate technocrats and elites close to the regime, was similarly an expression of the inability to regulate—a political and economic shortcut.8 An important corollary for the debate on ruling bargains concerns the kind of political community that is created under these conditions, and how this influences the ability for further reform in the post-civil war period in Libya. Although observers have often invoked—somewhat rashly—the “no taxation, therefore no representation” principle as the rationale for the exclusionary nature of politics in the region, there is little doubt that Libyans have endured a long process of political disenfranchisement that essentially consisted of gaining relative wealth at the ex7  This is a highly truncated and somewhat arbitrary categorization

made for the purpose of this chapter, derived from an enormous amount of earlier literature. See Vandewalle (1998) and Chaudhry (1997) for more detailed discussions of the emergence, nature and differentiation of institutions. 8  In regard to the management of Libya’s economy, I have often described the country during the Qadhafi years as being a “centrally unplanned economy”—i.e. the state reserved unto itself all economic decisions but without any sense of discrimination as to priorities or to the process of creating an integrated planning mechanism, adding to the sense of institutional disaggregation Libya’s new rulers must now deal with.

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pense of formal political voice.9 As long as external rents can be generated, there is little need for individuals to influence public agencies and to help shape public policy to their material advantage. There is little incentive to actively engage the state to determine the contours of the ruling bargain. Government bureaucrats simply turn into a rentier class. And because Libyans did not contribute to the creation of wealth, they were hard pressed to argue for either a greater share of the state’s distributive largesse or for reform. The atomistic tendency of this type of development in Libya, particularly at the popular level, was to create personal rather than group interests. Furthermore, social stratification in an oil state like Libya resulted overwhelmingly from the distributive and spending patterns of the state. This stratification was linked to the need of the regime to create (admittedly small) coalitions of support among the population. Although data are 9  There are two principal objections to this longstanding claim. The first has been succinctly elaborated by John Waterbury, “The State and economic transition in the Middle East and North Africa,” in Nemat Shafiq, ed., Prospects for Middle Eastern and North African economies: from boom to bust and back?, London, MacMillan Press Ltd., 1998, p. 159-77, who not only questions the assertion that MENA economies are under-taxed, but also rebuts the more general assertion that taxation in MENA has “evoked demands that governments account for their use of tax monies…” He adds furthermore that “there has been no translation of tax burden into pressures for democratization.” The second is that popular demands for some sort of representation often derives from entitlements based either physically on earlier distributive largesse by governments during boom times, or are based on shared (often international) norms about what constitutes good governance.


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exceedingly difficult to obtain, one remarkable social and economic phenomenon in Libya has been the absence of a distinct middle class with its own goals, tactics and methods that could function as the catalyst for political and economic change. It was virtually impossible to discern during the Qadhafi period distinct class preferences and clearly articulated class goals—in part because the combination of welfare politics and weak institutions atomized populations. In a process familiar to institutional economists, the way to advance in a country like Libya was never to articulate interests in a common setting, but to pursue them individually. In summary, oil wealth in Libya allowed for the creation of extensive patronage systems that vitiated pressures for political liberalization and fostered the creation of onesided, top-down ruling bargains. In this peculiar set-up, the Qadhafi regime could survive for a very long time by relying on relatively small coalitions. Libya under Qadhafi demonstrated that the state in oil economies can easily prevent the consolidation of social groups that, in the European context, were a prelude to democracy.10 Or, in Putnam’s 10  For applications to the MENA region, see Hootan Shambayati,

Shambayati, Hootan. “The rentier State, interest groups, and the paradox of autonomy: State and business in Turkey and Iran,” Comparative Politics, April 1994, on Iran; Jill Crystal, “Approaches to the study of civil society in the Gulf,” in Richard Augustus Norton, Civil Society in the Middle East, v. 2, New York, Brill, 1996, p. 260-85, on Kuwait and Qatar; John Entelis, “Oil wealth and the prospects for democratization in the Arabian Peninsula: the case of Saudi Arabia,” in Maiem A. Sherbiny and Mark A. Tessler, eds., Arab oil: impact on the Arab countries and global implications, New York, Praeger, 1976.

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formulation, these states can prevent the accretion of social capital that would give impulse to collective action.11 Whether or not these are explicit policies or simply side-effects of rentier-type development is not always clear, but I have certainly viewed them as deliberately meant to depoliticize citizens in the Libyan case. Libya’s 2011 revolution and the new social contract

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If the Libyan revolution that started in 2011 has made one thing explicitly clear, it is that the country’s citizens were no longer willing to be subjected to the very one-sided ruling bargain that had increasingly created a visible bifurcation between regime elites and the general population during the latter years of the regime. Indeed, they proved willing to sacrifice an estimated 30,000 individuals to escape from what they collectively judged as a ruling bargain imposed upon them that was no longer acceptable. But what new ruling bargain will emerge in the light of the removal of the restraints of the Qadhafi regime? According to the pronouncements of the country’s interim rulers, Libya will become a more equal, a more transparent country while its leadership will be subject to higher standards of accountability—those are the promises either implicitly or explicitly expressed in the various campaigns of the political parties and individuals who took part in the

11  Robert Putnam, Making democracy work: civic traditions in modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993.


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elections on 7 July, and certainly those conveyed explicitly by the NTC and the interim government. We should realize, however, that the ruling bargain and the accompanying patronage patterns that sustain them in oil exporters are most often very tenacious and difficult to remove, even if one political system is replaced with another. Particularly the entitlement aspects linked to both prove very hard to reform, and patronage patterns often reestablish themselves in post-revolutionary situations, manipulated by new elites who take over access points from their previous occupants. Moreover, as elaborated above, ruling bargains develop over relatively long periods of time, reflecting the compromises those in charge of the state are willing to make to implement each ruler’s vision of what a particular political community should look like. Even if these bargains prove minimal in what they provide— as one could argue in Libya—they are deeply ingrained, turned into sets of entitlements citizens come to take for granted in lieu of more tangible political representation. As we know from riots throughout the region, even small adjustments (or announcements of potential adjustments) to these entitlements can be highly dangerous, and governments are loathe to tinker with ruling bargains until pushed to the wall. Libya, even under the highly authoritarian rule of Qadhafi, proved no exception, as a history of its attempts at economic reform prove.12 12  Libya attempted to reform its economy during at least three distinctive phases: in 1987, in the 1990s, and after 2003, the latter in part guided by Saif al-Islam al-Qadhafi who, in cooperation

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An even more important aspect is that ruling bargains in authoritarian countries like Libya since 1969—as opposed to modern democracies where they developed in a reciprocal fashion that reflected the changing power of the state and groups within society over time—are rarely codified or formalized. Instead, as in Libya during the Qadhafi period, they consist of an implicit understanding of the rules of the game by those subjected to them, backed up by the coercive institutions at the disposal of those in charge of the state. Particularly in oil states where state-building often proceeds precariously and in a lop-sided fashion, informal ruling bargains often substitute for more formalized institutions. What then happens to such an implicit bargain when a revolution takes place that promises to replace its informally understood rules with a more normal, more durable state that relies on formalized, explicitly formulated rules? Although one would expect that citizens would want to trade up for more formal rules in order to enjoy greater security and predictability, the knowledge that entitlement arrangements may be altered often muddies the waters. And since particularly during the political uncertainty that follows the overthrow of regimes there are few rules to go by, instinctively protecting one’s own (or one’s own group) entitlement at the expense of the overall community usually prevails initially. with the then Prime Minister Shukri Ghanem, brought in western expertise to help design the necessary reforms for the country’s highly inefficient economy.


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It is therefore worth taking a closer look at entitlements and their role in politically authoritarian and exclusionary political systems like Libya. One of the most striking features of the Middle East and North Africa’s oil exporters, has been the extraordinary economic largesse bestowed by states upon their citizens. As mentioned previously, this largesse left both state and society, implicitly or explicitly, with a set of expectations embodied in vaguely defined ruling bargains. Of these expectations, job creation for local citizens and subsidies of a variety of goods have often been the most visible tip of an iceberg of entitlements and privileges that necessitated a whole range of public policies pursued by the region’s governments. In Libya in particular, these policies have normally included, in addition to employment, the cultivation of a dominating public sector that did not restrict itself to traditional government activities but also infiltrated private commercial activities; the provision of a whole array of welfare programs ranging from education to housing to health care; and the creation of a host of economic strictures, such as import bans and extensive licensing systems, which in effect insulated local enterprises and elite coalitions from exposure to world competition. In most cases in MENA, but particularly in Libya with its fractured sense of identity, private elite concerns (rather than social ones) fueled the construction of ruling bargains. In effect, in Libya the social contract became a powerful political instrument that through economic patronage was meant to ensure regime survival.

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This urge to survive largely explains the failed economic liberalization programs Libyan embarked upon in the late 1980s, the 1990s, and then after 2003. For Libya as for other oil exporters in the region, those three decades represented the beginning of a period of difficult adjustments to a number of local, regional and international economic realities that inexorably reshaped the role the Qadhafi regime would play, and, by implication, how the social contract would need to be adapted to new economic circumstances. What needs explaining is precisely why the country avoided, delayed or abrogated these necessary reforms in favor of incremental adjustments or consumer infitahs (economic liberalization)—even when Qadhafi seemingly clearly understood the economic difficulties Libya faced, and, at least rhetorically, was willing to implement economic changes. This conundrum—that a seemingly very powerful state that regulated the minutiae of its citizens’ lives could not muster the willingness, strength or capability to successfully implement and sustain economic reforms—hints at the broader social and political structures within which its political economy was embedded, as well as at the future difficulties the country faces.13 Libya’s ruling bargain was 13  A conundrum Nazih Ayubi brilliantly analyzed in his Overstating the Arab State: politics and society in the Middle East (1996), where he distinguished between fierce states—that rely overwhelmingly on coercion—and strong states that have clearly delineated institutions that allow them to take on a number of state tasks.


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simply the most visible expression of such structures: they clearly show the compromises Libya’s ruler felt he needed to make (or not make), and the dense networks of coalitions he created in pursuit of power and survival. As in few other states in the world, economic reform and change in Libya was inextricably linked to recalibrating political power between ruled and ruler, i.e. to changing existing ruling bargains that had been imposed by the ruler. But the essential question is whether this conundrum of fierce (i.e. coercively powerful, with low quality social contracts) states incapable of economic reform, even when in relatively dire financial straits, is perhaps a harbinger of things to come in Libya? Beyond the euphoria of the elections, the task of reshaping and creating state institutions that prove capable of greater accountability and the ability to avoid the temptation of solving problems through wholesale patronage (and in the process recreating or maintaining some of the earlier patronage configurations) remains an immensely difficult challenge. Certainly the elections were a first, necessary step in the right direction. After a brief postponement from 19 June to 7 July—due mostly to logistical difficulties, to the extra time needed to register and vet candidates, and in order to give the political parties some additional time to present their programs to the population—the elections took place in an atmosphere that can only be described as electrifying. Despite the protracted period of preparation for the elections—barely 17 months between the start of the uprising on 17 February 2011 and the day of voting—

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much thought and intense preparation had gone into preparing the country for the actual event. It was a singular accomplishment for a country that had barely shrugged off a longstanding dictatorship that had survived precisely because it had destroyed all those interpersonal and group dynamics that were now needed to make this election a success. Of Libya’s 3.5 million eligible voters, 2.866 million registered to vote (82% of those eligible). The actual number of voters was 1.7-1.8 million, representing roughly a 62 percent turnout. And while there had been a few incidents of violence and destruction of voting materials in the days leading up to the elections, the overall process on the day proceeded without major incidents. What has irrevocably changed in Libya is how a now politicized society thinks of what the contours of the new social contract should look like. Outlined against the turbulent political history of the country, the Libyan elections have so far made a number of issues clear. Libya has been able to take a major step forward toward the construction of a modern state. The elections may not have been perfect in every aspect, but they were symbolically important in pushing the country as a political community away from the shadows of the Qadhafi regime. They represented a tremendous confidence building measure that will undoubtedly provide a level of legitimacy to the country’s future political institutions that was still missing until now. As mentioned above, Libya’s lack of institutional development under Qadhafi had always been thought to augur badly for its future social and political development.


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On a more cautionary note in the light of the observation above, the recent elections were only the beginning of what will undoubtedly be a very long, perhaps messy and drawn-out process that involves writing a constitution and creating a new government—and creating a new ruling bargain. For a number of reasons described in this paper, and dating back to the creation of Libya in 1951, this is bound to be a contentious process that will once more bring into focus some of the traditional divisive issues within the country. Violent incidents in eastern Libya, centered around the longstanding issue of the relative power of Cyrenaica versus Tripolitania in the weeks leading up to and immediately preceding the elections indicate that national cohesion and consensus will remain important issues to be dealt with, and that different sides (Tripolitiania versus Cyrenaica in particular) have different opinions as to how the new ruling bargain should be constructed. It is important to note that in contrast to much of the West where a gradual build-up of a unified national identity coincided or preceded a move toward electoral democracies, in Libya this process was reversed. The recent elections therefore are only the beginning of a much larger construction project for a new state where Libya’s relatively inexperienced new rulers will have to create the political structures and processes needed to make a democratic process find traction within a nation where, according to recent polls, national identity is still weak. How the country’s new rulers design and develop these mechanisms of inclusion and create a consensus to entice

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the different groups to “buy into” this national project and into a new social contract is the major challenge ahead— especially so in a country where important issues like the role of government, of regional versus national power, of national identity, and of the role of religion have been held in abeyance during the country’s civil war and during the elections, but will undoubtedly emerge as salient political issues as the country moves on. Certainly the recent elections and the campaigns leading up to them have brought some of these issues into the open, but these were only a prelude to the challenges ahead. Conclusion: Libya, the Arab Spring, and revolution 122

If Libya contains many of the elements that can potentially turn the upheaval after February 2011 into a true revolution, how likely is it that these can be brought together to create the structural changes necessary for a true revolution to take place? And what does Libya tell us about the so-called other “revolutions” in the Arab world? What Libya has taught us so far is that a state, and the social contract it creates and nurtures, develop in response to a number of conditions and challenges that vary across the years: physical resources, the initial political, intellectual and social riches states possess or lack, the vision of their leaders, the slow accretion of rules, regulations and reputations that start to permeate the daily lives of the state and society alike and, finally, the real or perceived threats of outside actors. Re-creating or reshaping such social contracts takes enormous energy and time.


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Second, neither the importance of creating or implementing the conditions that lead to political reform or to the creation of new institutional arrangements should be underestimated. Much current research about reform and the changing or adjusting of social contracts assumes the existence of some type of “meta-institution” (a coherent state) that can somehow be relied upon to nurture and promote social coalitions and ruling bargains that in turn are able, across relatively long periods of time, to prevent coordination failures—a reality that until now has not been present in Libya, and parts of which may be missing in other regional states. Third, the notion, as often insisted upon by international political or financial actors, that countries like Libya—or others throughout the Middle East and North Africa—can simply create or change existing social contracts in limited time and often with limited institutional resources—i.e. to pursue and complete revolutions—understates the complexities of that process, and illustrates that a panoply of technical, social and political obstacles must be addressed in the process that vary from country to country. Fourth, Libya was unique, and its challenges unlike those found in many other countries in the region: the deleterious impact of the relative autonomy the Qadhafi regime was able to purchase during its “institutionalization phase” led to a completely disarticulated state whose profoundly weak structures few other countries have had to face. But this weakness is not necessarily a deterrent to the creation of new social contracts: Libya has also demonstrated so far

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that it is often seemingly easier to create new institutions ex nihilo than to try and reform existing ones that, as in Tunisia and Egypt, can considerably slow down efforts to institutionally replace the old with the new. The resilience of old social structures in the region remains a reality all would-be reformers have to deal with. Throughout the Middle East and North Africa in the last two years, the political systems in upheaval are still marked by the dilemma Marx would easily have recognized: much of the old social order has not yet completely been destroyed, and much that is new remains murky and seemingly transitory. Whether that transition can successfully be completed remains for now an unresolved question. 124


Can universalism survive? Abdulrahman Al-Salimi

Recently there has been a lot of talk about “universalism,” “internationalism” and “globalisation,” which have been compared and contrasted with concepts such as “isolationism,” “exclusivism” and “nationalism”. Internationalists have been at loggerheads with nationalists, insults have been exchanged between those with outward-looking, “inclusive” attitudes and those who are inward-looking and exclusive, and there have been clashes between “original, native inhabitants” and “incomers” or “intruders”. One group describes itself as modern, up-to-date and forwardlooking, and its opponents as chauvinists, reactionaries, racists and narrow-minded narcissists, while the other side sees itself as loyal to its origins and heritage and the other side as corrupted by foreign influences. This article aims to examine whether or not “universalism” has the ability to survive. We shall consider this ques125


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tion in the light of two mutually contradictory trends that have emerged in recent years—one towards universalism and the other towards isolationism or “exclusivism.” Today people are confused and perplexed by this issue and have no idea which way to turn—sometimes taking a step in one direction only to go back on their tracks and proceed in the opposite direction. In dealing with this question our focus will be on the prospects for universalism’s long-term survival. While the concept itself has more connotations with the future than it does with the past, particularly when the word “universalism” is linked to “survival,” at the same time we cannot ignore the past. This is not because we are “creatures formed by our heritage” in the sense described by Taha Hussain when he said: “[It is as if] their heads were mounted [on their bodies] facing backwards: they look to yesterday while their opponents look to tomorrow.” Rather, it is because — in the universalist context — looking back to our heritage is one of our natural attributes as human beings. We may do this in either a positive or a negative way; if we are positive we may engage in a critical dialogue, while if our approach is negative (and wrong), we may opt for blind, unthinking adherence to the ideas, traditions and practices of the past. In the light of the above, it might be appropriate for us to ask: What is modern Western thought but a type of “European universalism” that takes the form of a “future-oriented” critical dialogue with tradition?


Can universalism survive?

A glance at the experiences of different nations will show us that they do not share a single common universalism in the absolute sense. Universalism always contains other elements as well. “Pure universalism” is a dream—a figment of the imagination—and is no more realistic than the Utopian ideal of a universal artificial language as conceived by philosophers from Leibnitz to Wittgenstein and including such languages as Volapuk, Esperanto and Ido. So many artificial languages have been stillborn, yet all of them have been proposed as feasible alternatives to natural languages. Consequently, philosophers have found themselves forced to recognise the fact that we are incapable of creating a language that is better than the languages we already use in our daily lives. The Austrian philosopher Wittgenstein—originally a “universalist idealist,” a man who had dreamt of a universal language that would solve all linguistic problems and resolve all clashes between individual exclusive groups—eventually came to adopt the “Ordinary Language” philosophy and recognised that the concept of a viable artificial language was an illusion. The concept of “universalism” also lost credibility as an idea that can unite all nations on a basis of equality and common identity. This is because “universalism” has always been a multi-coloured spectrum, not a single colour. Even so, there is no reason why the different colours of this spectrum should not be mutually compatible and come together in a single strand. There are numerous instances in which mankind as a whole has access to what is actually

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the product of a specific culture, after which it takes on the colours of its adopted cultures. A glance at the past history of “universalism” may help us to determine the course it will follow in future. Whatever criticisms may be made of it as a model, ancient Rome offers one of the oldest and best known examples of universalism in human history. The German historian-philosopher and thinker Herder—champion of the concept of national identity and founder of the “cultural relativism” school—noted that it allowed the different religions within its realm to coexist in relative peace and harmony. It also propagated “international law” among the different nations; indeed, how could this not be the case, when Roman civilization was a “global law civilization” par excellence?—The “universalist aspects” of the Roman model proved their long-term sustainability in the ancient world and they were only replaced when another “universalism” arose, this time in the name of religion (that is to say, the universalism of Christianity) rather than law, as was the case with its predecessors. It was hardly surprising, therefore, that Augustine— a young Berber from Algeria later known as Saint Augustine—should travel to Rome in search of that “Roman-Christian coloured universalism” and eventually become one of the greatest fathers of the Church. In religion originally a pagan Manichean and philosophically a Platonist, he became one of the leading theologians of the Christian faith.


Can universalism survive?

In Mediaeval times “universalism” became a partly Islamic phenomenon. There are two witnesses to this—one from “our people” and one from the “people of the West.” In the first case, ‘ilm al kalam, or theology, became an element of Islamic culture which may be described as having a “universalist tendency.” The Muslims were not afraid of its “universalism” apart from—possibly—the hard-line “exclusivists.” One scholar—Mohammed bin al Faraj bin Abdullah al Waliy al Ansari—reports the following conversation: I heard Abu Mohammed bin Abi Zaid ask a question of Abu ‘Umar Ahmed bin Mohammed bin Sa’adi al Maliki, when he arrived in Qairouan from the Lands of the East – Abu ‘Umar had gone to Baghdad while Abu Bakr Mohammed bin Abdullah bin Saleh al Anhari was still alive. One day he [i.e. Abu Mohammed] said to him: “Did you attend the gatherings of the Ahl al Kalam (theologians)?” He [i.e. Abu ‘Umar] replied: “Yes. I attended them twice. Then I left their gatherings and did not return to them.” Abu Mohammed said to him: “Why?” He replied: “When I attended the first gathering I saw that it was a gathering in which all the groups had come together: Muslims of the people of the Sunnah and people of bid’ah (heretical innovation), as well as Unbelievers including Magians, atheists, freethinkers, Jews and Christians and all other types of Unbelievers. Each group had its own leader who spoke for his sect and debated on its behalf. Whenever the head of any group entered, everybody stood up and remained standing until he had sat down. Then they too would sit down. When the gathering was full and they saw that they were not waiting for anyone else to join them, one of the Unbelievers said: ‘You are gathered together for the debate. We do not accept the arguments the Muslims produce from their Book, nor the words or their Prophet, and we shall debate using intellectual arguments, not opinion and analogy.’ Then the others said: ‘Yes. You may do that.’” Then Abu ‘Umar said: “After I heard that I did not return to that gathering. Then I heard there was another theologians’ gathering, so I went

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to it and found they were the same as the first lot, so I stopped going to the theologians’ gatherings.” Abu Mohammed bin Abi Zaid said: “And did the Muslims acquiesce in such words and behaviour?” Abu ‘Umar replied: “That is what I observed from them.” Abu Mohammed was amazed by what he had heard and said: “The ‘ulama (scholars) have gone and are no more and Islam’s sanctity and rights are no more. How can Muslims accept a debate between Muslims and Unbelievers? That is not even permissible in the case of the people of bida’, who are Muslims and endorse Islam and Mohammed (peace be upon him).”

Secondly, in the late 1100s CE the Briton Daniel of Morley travelled through southern Europe in search of wisdom. In his memoirs he states:

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I stopped for a time in Paris, and there I saw a number of professors who were filled with pride and arrogance (…) whose followers treated them almost like gods. (…) I never desired to fall victim to the kind of petrification that had afflicted them. Therefore, as soon as I heard that the creed of the Arabs was widespread in Toledo, I hastened there in order that I might listen to the wisest philosophers in the world.

This is an example of a movement in the opposite direction to the first one we have mentioned—a seeker after wisdom who fled a Europe immersed in isolation and “exclusivity” in favour of the radiant universalism of Islam. In the Age of Enlightenment the civilization of France came to represent “universalism par excellence”. The political, cultured and merchant classes only spoke French and Friedrich II of Prussia observed: The best of the French writers have made their language a universal language, and French has become the language of scholars and politicians (…). If you travel from Lisbon to St. Petersburg or from Stockholm to Naples and you speak French, then it is certain that wherever you stop off en route people will understand you.


Can universalism survive?

People only ate French food and they only conducted themselves in accordance with French etiquette. Hence the French art historian Louis Leau wrote a book which he entitled French Europe in the Age of Enlightenment.1 (The same situation had existed in Italy during the Renaissance — when it enjoyed renown as Quattrocento Italy and represented the universalism of “the whole of humanity.”) Leau chose the title of his book to reflect Europe’s “French-tinted universalism” during the eighteenth century — a theme taken up by the Italian diplomat Le Marquis Carraciolli, who wrote a book in 1777 entitled Paris: Model of foreign nations, or French Europe, in which he made the following comment: “There can be no doubt that a dominant nation is always recognised as such and everyone tries to imitate it. In the old days everything was Roman, while today it is all French.”2 The standard model for “universalism” has always been Rome, to the extent that not a single scholar has studied “French universalism” without trying to compare it with the Roman version. Among others, the French thinker and writer Rivarol—author of Discourse on the universality of the French language—wrote: “It seems that the time has come for us to speak of the ‘French World,’ just as we used to speak about the ‘Roman World’ in earlier times.”

1  Louis Leau, L’Europe Francaise, coll. L’evolution de l’humanite, Paris, Albin Michel, 1938 et 1971. 2 Le Marquis Carraciolli, Paris: le Modele des nations Etrangers, ou l’Europe Francaise, in Louis Leau, L’Europe Francaise, op. cit., p. 9.

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Even so, it is a well-known fact that wherever “universalism”—which must of necessity come in a particular colour—is dominant, there will always be those who resist it. Did not the great German thinker Thomasius write in his highly significant discourse on the subject—Discourse on the imitation of the French: If our forefathers were to return to this earth, they would not recognise us. We have become a decadent, ignoble breed. Today everything we have and do must be French; we are French in our clothes, our food and our language; our habits and customs are French, and even our vices are French?3

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And did not some English people also condemn what they referred to as “French fashions”? In 1738 a correspondent in the London Magazine wrote: Stupid imitation of France has become the plague of this kingdom. Poor England cannot produce anything that can be eaten, worn or drunk. Our clothes, our furniture, even our food—all those things have started coming to us from France. I do not wish to deny that France has a great civilization, but the only thing we copy from France – like monkeys—are the bad things. We imitate in a foul and rotten way that even the French themselves despise.4

At the same time, there is a truth about universalism that will not just disappear if it is ignored. Alongside the drive towards greater globalisation in today’s world, there is also a counter-movement in which some people are becoming increasingly protective of what they regard as their own specific cultural identity and values; some have even 3  Christian Thomasius, Discours sur l’imitation des Francais, in Louis Leau, L’Europe Francaise, op. cit., p. 12. 4  In Louis Leau, L’Europe Francaise, op. cit., p. 287.


Can universalism survive?

gone so far as to adopt it as a cultural and political demand. What is undeniable, however, is that today it is impossible for a person to shut his doors and close himself off from the winds that are blowing from the world outside. Nor can he ignore the fact that there are cultures produced by a wide range of different values and value systems and that numerous people have adopted them and come to regard them as their own. This does not just apply to the cultures of the developing world; it can also be seen in advanced countries too. Is there not a heated debate today between the neoliberal supporters of multiculturalism and those who believe in a single standard set of values and cultural exclusivity within the borders of a single country? However, as we have noted above, nations’ experiences of universalism indicate that wherever there is “universalism” there will also be those who resist it. The two phenomena are inseparable and are mirror images of each other. Every era has had an age that has been regarded as “applicable to all mankind”—i.e. universalism. Never neutral in colour, this universalism has always come in the colour of the dominant culture. Today, however, we find ourselves confronted by two conflicting claims: one raises doubts about universalism’s survivability while the other sees the future of individual local identity as being in jeopardy. In my view, the different positions are the result of the growing role of the media. In earlier times getting hold of information was a slow and difficult process, but today all the doors to it are wide open and most cultures are open to the outside world. The only barrier today is capital, which is

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the means by which assets are transferred from one place to another depending on the supremacy or controlling power of the highest bidder. Who knows, perhaps after our era of Euro-American universalism the next universalism will be Chinese? In his book On searching for the truth (1678), the famous French philosopher Nicolas de Malebranche wrote: I can see that two times two equals four, and that a person should prefer his human friend to his dog. I am also completely certain that there is nobody on earth who is incapable of seeing this just as I see it (…). [However,] if the intellect that I consult in order to establish this is not the same as the one that responds to the Chinese when they consult theirs, then it is obvious that I cannot be certain—in the way that I am certain of it now—that the Chinese see the same truths that I see. (On searching for the truth, Explication Ten.) 134

Nearly three and a half centuries after this idea was mooted, the contemporary French philosopher and Sinologist Francois Jullien pondered over Malebranche’s assertion in a book devoted to the question of universalism—On universalism, uniformity and commonality, and on intercultural dialogue (1988).5 The issue has become more complex in our time, which is known as the Age of Globalisation, and we are unable to respond to it with Malebranche’s degree of simplicity. (I.e. do such things as universal truths and values exist?) And, depending on the answer we give to this question, how is it possible to conceive of a dialogue between the different cultures?

5 Francois Jullien, De l’univesel, de l’uniforme, du commun and du dialogue entre les cultures, Edition Fayard, 2008.


Can universalism survive?

We need to make a serious and precise examination of what Jullien calls “simple universalism” (on the universalist side) and what he calls “relative inertia” (on the exclusivist side). How is it possible for us to think about the characteristics mankind has in common while taking into consideration the fact that there is a multiplicity of different cultures—that same multiplicity that is today threatened by “global standardisation”? In highlighting the context and history of universalism, Westerners have tended to maintain that the concept of universalism is solely their invention. They see its context as being neither more nor less than the Western intellectual tradition—a tradition which, in their view, sees universalism as a pressing need. However, François Jullien proposes a third historical model. In his view, three factors caused the concept of universalism to occupy the place it occupies in Western thought today: 1. The “concept” was first invented in Greek philosophical thought; then the Greek concept became globalised. It vexed Ibn Qutaiba—the Arab “exclusivist thinker” who rejected “globalised shu’ubiyyah (Islamic-style multiculturalism)” and complained in his book Adab al Katib (The Writer’s Etiquette) about the prevalence of Greek terms in Arab thinking, which had led to the development of theology. 2. The Romans’ invention of the concept of “citizenship,” which made no distinction between subjects of the Empire on the basis of race or creed. Hence the “universality of rights” established by the Romans.

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3. Religion, as represented by St. Paul, which transcended all national affiliations and incorporated globalism in its belief system

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Jullien also wonders whether the preoccupation with universalism is also a “universalist element” in itself. His answer to this question is: Yes and no. In the Arab, Indian, Japanese and Chinese cultures that he has examined he finds that—universalism is a significant factor. For example, in Arab culture he sees one manifestation of universalism as being the importance attached to logic, and in his view logic can only be described as a universalist phenomenon. In this he cites Matta’s defeat of al Sirafi during a night of debate in Abu Abu Hayyan al Tawhidi’s Al Imtaa’ wa’l Mu’aanasah on the subject of whether logic is a universal discipline which is applied in all cultures or a “local discipline” which only applies in some cultures but not in others. Jullien maintains that even if these cultures did not actively consider the question of universalism, at the very least they “participated” in it. He can be forgiven for thinking this, since he has not read some of the writings in defence of—classical Arab Islamic cultural universalism. He makes an unflattering comparison between “Islamic ethics” and the Greeks’ abstract universalist position and asserts—accusingly—that in bringing the Believers together in one community the Islamic Ummah (nation) discriminates between them and the rest of the creation and thus falls short of the desired goal of universalism.


Can universalism survive?

In making these accusations, our friend fails to take note of the fact that there were unbiased thinkers who adopted a universalist approach to human nations, communities and cultures. For example, in Al Imtaa’ wa’l Mu’aanasah al Tawhidi quotes the vizier Ibn Sam’aan (who has just expounded the positive and negative features of different civilizations and cultures) as saying that every nation has its virtues and vices and all peoples and social and religious groups have their good points and bad points. “This,” he says, “means that good and bad are found throughout humankind.”6 Al Tawhidi also quotes his Sheikh—the logician Abu Sulaiman al Sijistani—as taking a balanced approach to universalism, when he describes nations and communities as sharing all good and bad points in common.7 This fair-minded view of the common characteristics shared by different nations is “something found in anybody who is not influenced by personal whims and bigotry, who approaches his opponent in a spirit of justice, follows the path of truth and right in administering government affairs and is not a slave to custom (…) and tradition.” He also observes that “all nations share a common intellect, even if they speak different languages.”8 He also states that “in 6  Aby Hayyan al Tawhidi, Al Imtaa’ wa’l Mu’aanasah, edited by Ahmed Amin and Ahmed al Zain, al Maktabah al ‘Asriyyah, Beirut, Sidon, Part 1, p. 74. 7  Ibid., Part 1, p. 211. 8  Abu Hayyan al Tawhidi: Al Basaa’ir wa’l Dhakhaa’ir, edited by Widad al Qadhi, dar Sader, Beirut, 1st impression, undated, Part 1, p. 228.

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general, wisdom is something shared by [the whole of] humanity; it is not restricted to a particular generation or tribe (…).”9 “Cross-pollination” is an innate feature of the intellect, “mutual responsiveness” is common to [all] languages and every generation and nation has its own received wisdoms and truths. But what is this “common characteristic” that perpetuates the principle of universalism among nations? The great French artist Georges Braque said: “Seeking common ground does not mean looking for what is identical. Sustainable universalism is not standardised, uniform universalism, but a discrete, differentiated universalism.” A “common sense of humanity” among peoples—whatever their differences in colour or creed—is a rich source that never runs dry. The Roman humanist poet Terence said: “I am a human being. I consider nothing that is human alien to me.” This is the true meaning of the constant to-ing and fro-ing between exclusivism and universalism. As Goethe said: “A person who only knows his own language does not truly know his own language.” This sense of a common humanity is dependent upon constant and unlimited possibilities for interaction and mutual understanding and it is on this basis that universalism can survive and continue to thrive. When people are prepared to accept and understand different cultures—however different they may be from their own—chauvinism 9  Ibid., Part 2, p. 163.


Can universalism survive?

will melt away and die. By their very nature, things that belong to another age, culture or set of traditions will always be mutually intelligible. However, being able to accept this mutual understanding is not a “given” that is handed to us on a plate; rather, it requires constant effort and commitment.—The potential to accept universalism, which is present in all cultures and enables them to understand each other “from the inside,” enables individual cultures to take an objective look at themselves. Every exclusivist culture needs to look at itself in the mirror and, when it does so, it will have no right to point its finger accusingly at the mirror if the mirror shows it something that makes it feel uneasy. This brings us to the importance of translation as a factor in enabling universalism to survive. Without it, we shall all find ourselves talking gibberish. In addition to this,— universalism’s sustainability is not achieved so much through comparing the “us” with the “other”—or looking for areas in which cultures are identical—as it is through a process whereby all those involved in the cultural sphere seek to discover the distinctive, distinguishing, rich and fertile qualities of their own cultures. Differences between cultures are never absolute because there is no culture upon earth that can remain static for all time. On the contrary, they “strive” to improve and strengthen themselves—just as our forefathers did when they Arabised the cultures of other peoples and pollinated them as part of their “striving, upon earth,” which is a great Qur’anic concept. Moreover, in principle there is

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no impediment to prevent one culture from understanding another. Hence the survival of universalism is conditional upon the extent of our openness to others and the extent of their openness to us.

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Ouverture historique et fondamentalisme



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La XXVIème session de l’Académie de la latinité, dédiée à l’Europe et au legs de l’Occident, se tient à Paris, au cœur de l’Europe, à deux pas de la Montagne Ste. Geneviève, haut lieu de la pensée occidentale médiévale. Et c’est l’Institut du monde arabe qui abrite nos débats. Nous sommes géographiquement au centre d’une sorte de dispositif vers lequel convergent les sources antiques, la tradition chrétienne, une vocation méditerranéenne et les nouveaux enjeux du monde contemporain. Il est généralement de bon ton de gloser sur le déclin ou la décadence européenne, à la manière d’un Julien Freund, par exemple, qui en repérait les signes dans un phénomène objectif fondamental: la perte du territoire. “La décadence de l’Europe”, écrivait-il, “a commencé le jour où l’Europe s’est ramassée sur son territoire, abandonnant ses conquêtes 143


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lointaines.” N’étant plus dilatée à l’échelle du monde, l’Europe aurait perdu sa raison d’être. D’autres, souligneront les paradoxes du déclin européen: l’Europe est à la fois en expansion, idéologiquement (le modèle démocratique), techniquement et scientifiquement (le paradigme technoscientifique s’est imposé à tous), économiquement (les mécanismes du libre-échange règlent, pour l’essentiel, la circulation des marchandises à l’échelle de la planète), et en même temps, l’Europe est en repli, politiquement (elle ne décide plus de la marche du monde), économiquement (elle n’est plus le “centre” de la production des richesses), culturellement (elle n’est plus le foyer exclusif de la création)… 144

Un legs spatio-temporel

Mais, c’est une tout autre question qui nous est posée aujourd’hui: celle du legs européen (ou occidental). Une question à la fois vaste par ses présupposés et ses implications, et ambiguë dans sa formulation. Un legs est un héritage, un don au profit d’un bénéficiaire: ce que l’Occident aurait légué à l’avenir, en un geste testimonial. Mais on parle aussi, en un sens plus figuré, d’un legs du passé, en somme ce qui resterait de l’Europe vivante dans le monde chaotique d’aujourd’hui. Il y aurait, soit des héritiers qui auraient reçu en partage des biens intellectuels ou spirituels, soit seulement des continuateurs, des successeurs qui garderaient presque malgré eux, en tout cas sans conscience claire, certaines manières d’être et de penser attribuables à l’Europe ou à l’Occident.


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Le premier legs objectif est de nature spatio-temporel. Jean-Frédéric Schaub, dans un livre remarquable,1 souligne un certain nombre de points essentiels concernant, en particulier, ce qu’il nomme la “production européenne du monde”. S’il est difficile de borner l’Europe (pensons aux sempiternelles querelles concernant ses frontières “naturelles” et partant l’appartenance de telle ou telle contrée à l’espace européen), c’est l’Europe qui a défini la “division continentale des terres émergées”. Ce qu’Alexandre le Grand et l’empire romain unifieront, la définition européenne du monde l’a divisé (Europe, Afrique, Asie). L’Islam triomphant, puis le mouvement de colonisation occidentale (à partir du XVème siècle) le durciront. En même temps, autre paradoxe, “le processus par lequel les Européens embrassent l’ensemble du monde dans une expérience unificatrice est aussi celui qui aboutit à la division continentale de la planète”. L’expansion européenne s’accompagnera d’une unification du temps et de l’espace (y compris par l’adoption quasi générale du système métrique). En même temps qu’ils se partageront le monde, les Européens imposeront de grandes orientations géographiques qui perdurent aujourd’hui peu ou prou (quelle que soit la montée en puissance de nouvelles nations): d’abord occidentales, selon un axe Nord-Ouest opposé à un axe Sud-Est (avec des exceptions notables, l’Argentine, l’Australie, le Japon, la Nou1  Jean-Frédéric Schaub, L’Europe a-t-elle une histoire?, Albin Michel, 2008.

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velle-Zélande, l’Etat de São Paulo, etc). Avec la Guerre froide sera renforcée, sinon rechargée, l’opposition EstOuest, tandis que la décolonisation se fera selon un axe Nord-Sud. La boussole du monde est restée aimantée par l’Occident. Il faudrait ajouter d’autres imaginaires géographiques, eux-mêmes d’inspiration européenne, qui avec le temps se sont comme sédimentés: l’opposition entre un centre “policé” et une périphérie pauvre et rustique (présente chez Hérodote), entre peuples sauvages (amérindiens des Caraïbes) et grands empires (inca ou aztèque), entre enfance de l’humanité (les peuples anciens des Amériques ou d’Afrique tantôt réputés lavés de la tache originelle, tantôt aperçus comme maléfiques) et peuples adultes. Au cours des siècles passés, s’est dessinée une géographie globale d’origine européenne reposant sur toutes sortes de distinctions et d’oppositions qui structureront durablement la représentation du monde. Pas seulement dans le sens d’une supériorité: les Européens manifesteront une fascination pour la Chine, le Japon, l’Empire ottoman, la Polynésie ou le bouddhisme. La notion de civilisation, note encore J.-F. Schaub, apparue tardivement en Europe, est chargée de deux significations opposées: d’un côté, elle qualifie le processus d’acquisition des normes européennes (le colonialisme répandra la “civilisation”), de l’autre, elle désigne quelques grandes cultures élevées à la “dignité” de civilisation. Ici, l’unité du progrès humain, là la pluralité des grandes réa-


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lisations humaines. Certes, une écriture eurocentrée de l’histoire mondiale à tendance à passer à la trappe les expériences historiques survenues hors du champ d’action européen (des empires précolombiens ou chinois en passant par les royaumes africains ou polynésiens), mais depuis quelques siècles la médiation européenne s’est partout imposée, y compris dans les relations qu’entretiennent entre eux les pays non européens. Parler d’un legs de l’Europe, c’est d’abord prendre en compte ce fait. Le monde dans sa représentation générale est, à bien des égards, européen. En témoigneront à leur manière, les tentatives de construction des récits historiques post-coloniaux, tournés contre l’eurocentrisme, qui n’échapperont pas à une contradiction: à la fois, l’impossibilité de s’affranchir réellement des cadres mentaux européens et en même temps la tentation de minimiser le poids de l’Europe en inventant des histoires alternatives peu crédibles. La notion d’impérialisme ne résume que très imparfaitement la place de l’Europe dans le monde. Il faudrait ajouter un autre paradoxe, qui nous concerne particulièrement, l’esprit de conquête s’est accompagné d’un apprentissage du doute: plus que tout autre culture, l’Europe n’en finit pas de s’interroger sur sa propre identité. Ayant façonné un monde à son image, elle peine à y trouver sa place. Les facteurs de puissance (une affirmation de soi expansive, une confiance en soi un peu arrogante, une manière de donner des leçons à la Terre entière) sont aussi des facteurs de dissolution (crise interne, atermoiements,

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masochisme, exclusion). L’Europe semble prise entre force et faiblesse. Droit, pluralisme et syncretisme

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Il n’est pas anodin que ce soit l’Académie de la latinité (via la plume de son fondateur et secrétaire général) qui ait formulé le thème de notre rencontre. Aperçue à travers le prisme de la “latinité”, la question du legs de l’Europe prend un tour original. Une latinité, que nous devons entendre en un sens assez particulier. Non point réduite seulement à une “aire latine” confrontée à d’autres aires culturelles: anglo-saxonne, chinoise ou arabo-musulmane… La question ne serait alors que déplacée. Il ne s’agit pas davantage d’entreprendre une défense et illustration de la langue latine (de ses surgeons et autres créoles). Une Académie pontificale de la Latinité a vu le jour à la fin de l’année dernière sous l’égide de Benoît XVI, se donnant pour mission (selon l’article 2 du motu proprio Latina Lingua) de “favoriser la connaissance et l’étude de la langue et de la littérature latines qu’elles soient classique, patristique, médiévale ou humaniste” et de “promouvoir dans divers milieux l’usage du latin que ce soit comme langue écrite ou parlée”. L’Académie de la latinité — carioca, tout autant que romaine, madrilène ou parisienne — a d’autres ambitions qui nous semblent à la fois plus modestes et plus ambitieuses. Plus modestes, car l’enjeu n’est pas la conservation d’un patrimoine intellectuel menacé, plus ambitieuses, puisqu’il il s’agit par le jeu d’une géographie “spirituelle”, où les espaces se touchent


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par leurs centres et non par leurs frontières, d’articuler les destins de peuples “frères” autour de quelques principes fondamentaux qui concernent la place non négociable qu’il faut accorder à l’homme, à la diversité des cultures et au statut de l’universel. La latinité est une manière d’agacer la géographie eurocentrée qui prévaut dans la manière de traiter les affaires du monde, tout en revendiquant, tout en assumant sans complexes un certain legs européen. On peut s’entendre, sans trop de difficulté, sur ce que cette latinité n’est pas: elle n’est pas un club (au sens où George Steiner, parle du judaïsme, comme d’un club “aristocratique” dont on ne démissionne pas; au sens encore où un ministre français dénonçait naguère ceux qui, avec leur intention de définir l’Europe par sa culture chrétienne, voulaient en faire un club “chrétien”). Ni club, ni clan… Elle n’est pas non plus le succédané du fantasme impérial de Napoléon III, avec la pitoyable aventure mexicaine, qui imaginait opposer à l’empire anglo-saxon protestant, un empire latin et catholique… Elle n’est pas davantage le clone triste d’un “nouveau moyen âge”, celui que rêvaient d’instituer dans les années Trente, Berdiaev et ses amis, pour sauver l’Europe (et donc le monde) de la catastrophe totalitaire… Poser la question du legs européen (ou occidental) du point de vue de la latinité n’est pas un camouflage ethnocentrique, une façon détournée de faire parler l’Europe d’elle-même. Nous savons que la réflexivité est un trait marquant de l’identité problématique de l’Europe. Il s’agit de mettre en évidence non seulement ce que la latinité doit à l’Europe, à l’esprit européen, mais aussi ce que

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l’Europe doit à la latinité, si elle veut jouer dans le monde un rôle autre que celui d’une puissance aussi arrogante qu’impuissante. La latinité peut être l’occasion de formuler autrement la question de l’héritage européen. Dans un livre d’entretiens,2 Candido Mendes retient de l’héritage latin trois apports fondamentaux: l’État (ou le droit), le pluralisme et le syncrétisme. Triple legs qui se déploie sur fond d’universalité.

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La latinité est empreinte de l’État, d’une culture de l’État, qui est un legs de l’empire Romain; elle est un pluralisme essentiel, ce dont témoigne la coexistence de ses différences constitutives, vieilles charpentes et vieux scénarios de la Méditerranée, élargie à l’espace atlantique. Un pluralisme qui s’exprime remarquablement dans le syncrétisme: les structures s’enchevêtrent, s’emboîtent. Il suffit de constater l’interpénétration religieuse, si remarquable au Brésil, avec le succès des églises protestantes, d’origine nord-américaine, qui sont en train de gagner des masses de nouveaux croyants en organisant des exorcismes à grand spectacle. C’est inconcevable dans l’Occident “dur”. Ces phénomènes montrent de plus en plus, qu’il n’y a pas simplement un pluralisme de coexistence, mais une véritable incorporation.

Le pluralisme est une vieille affaire. François Jullien3 fait justement remarquer, qu’à la différence d’Athènes fière de sa “longévité ethnique”, Rome se concevait comme un “ramassis d’étrangers”. La Ville est né de l’immigration et faite de mélange. La vocation syncrétique romaine est patente. Il faut ici se référer aux analyses lumineuses

2  Candido Mendes, Le Défi de la différence: entretiens avec François L’Yvonnet, Albin Michel, 2007. 3  François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008.


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de Rémi Brague4 qui montre que l’expérience romaine est d’abord une expérience de l’espace, celle d’un monde aperçu du point de vue du sujet qui “tendu vers l’avant, oublie ce qui est derrière lui”. Pour illustrer cette posture singulière, l’auteur propose plusieurs exemples. Celui du carrefour: pour un Français, il y a quatre routes, pour un latin, il y en a trois (trivium). Le Romain ne voit pas d’où il vient. Idem, pour l’art: le temple grec qui est fait pour être contourné, alors que le temple romain est adossé à un dos impénétrable, ou bien la statue grecque qui est au repos, que l’on peut regarder sous tous les angles, alors que la romaine est en marche. Pour R. Brague, ceci illustre assez bien le rapport singulier des Romains à leur origine, conçue comme la transplantation dans un nouveau sol de quelque chose qui existait déjà. L’expérience du commencement, dit Brague, est celle d’un recommencement. Rome ne prétend pas être “première”, elle est au contraire portée par un principe de “secondarité”. “À la différence des Grecs qui mettent leur point d’honneur à ne rien devoir à personne, à ne pas avoir eu de maître, les Romains avouent volontiers ce qu’ils doivent aux autres” (R. Brague, p. 48). La latinité serait cette curieuse expérience de la transmission de ce qui n’appartient à personne en particulier, et donc peut appartenir à tous. L’édit de Caracalla, qui étendait la citoyenneté romaine à tous les hommes de l’Empire, tire une grande part de sa force symbolique, d’un geste 4  Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Paris, Gallimard, 1999.

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“transmetteur”. Il y a dans la latinité (à la mesure de la “romanité”) comme une pluralité originelle. F. Jullien note que Rome fait advenir dans l’histoire et dans les institutions politiques l’exigence d’universalité philosophique, celle des Stoïciens en tout premier lieu. Mais aussi conçoit un cadre juridique qui permettra la diffusion de la citoyenneté romaine. Se trouve imbriqué de façon très original le local et le global. Les patries locales s’incorporeront à la Ville. La “petite” et la “grande” patrie, dont parlait Cicéron dans le De legibus, “une patrie de ‘nature’ et l’autre de ‘citoyenneté’”. Ce jeu du local et du global prend aujourd’hui une signification nouvelle avec la mondialisation en acte. Opposer une mondialisation de droit à une mondialisation de fait, pour reprendre les termes d’Habermas, suppose d’instituer des localités irréductibles, véritables lieux de contre-pouvoir, sans remettre en cause le principe d’une globalité irréversible. Les citoyens romains n’étaient pas liés par les seuls liens de nature, mais d’association. Par le droit, la communauté s’est universalisée. Le droit est devenu la base stable de l’humanisme. C’est un héritage des plus précieux. Notre pensée de l’universel “relève d’une histoire dispersée” (F. Jullien), du produit d’au moins trois poussées, celle du concept (grec), de la citoyenneté (romaine) et du salut (chrétien). Toutes trois présentes dans la latinité. François Jullien émet une hypothèse: l’idéologie européenne est peut-être née “de ces plans successifs, de poussée diverse et sans rapport entre eux, mais que l’universel aligne”. Il y


L’Europe et le legs latin

a là sans conteste une singularité européenne qui a pénétré en profondeur la conscience moderne. Le legs latin a été longtemps minimisé, au profit du seul génie grec. Simone Weil accusera les Romains (et les Juifs qu’elle mettait dans le même sac), cette “poignée de fugitifs agglomérés artificiellement en une cité”, d’être des adorateurs de la puissance. Michel Serres fait justement remarquer que la célébration des Grecs commence au début du XIXème siècle. Presque tous les philosophes allemands sont pasteurs ou fils de pasteurs. Ils ont une détestation de Rome. Et la seule façon de démolir Rome, c’est de célébrer Athènes. Le livre qu’il a consacré à Rome5 va contre cet état d’esprit. L’attitude des Allemands à l’égard de Rome est un peu, dit-il, comme la queue des guerres de religions. Rendons à Rome ce qui appartient à Rome. Le Sud + l’universel

La latinité n’est pas la romanité, mais peut être son legs le plus vivant et le plus incontestable. L’universel latin a été reçu en partage par un certain nombre de peuples du “Sud”, agaçant par là même la géographie eurocentrée. La latinité, dit Edgar Morin, c’est le Sud + l’universel. Autre manière de nommer un décentrement radical (au sens propre de radis, racine), une sorte de déséquilibre constitutif, sans point d’appui fixe. Le Sud + l’universel, car le Nord mondialise, et c’est tout autre chose, à partir d’un pré carré devenu forteresse. Mais tous les Sud ne portent pas l’empreinte 5  Michel Serres, Rome. Le livre des fondations, Grasset, 1983.

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de quelque chose qui est le maintien du sens de l’universel. Le Sud latin est ouverture, il est cette altérité fécondante. Écoutons Edgar Morin: [La latinité] n’est pas une défense qui veut se refermer, se recroqueviller dans une ethnie propre, c’est quelque chose à travers tous les héritages civilisateurs qui ont marqué les pays méditerranéens et l’Europe du sud, puis les métissages culturels profonds qui ont existé et qui existent encore en Amérique latine.

Il ajoute: Et puisque les pays de langues latines ont fortement le sens de l’universel, par là même, sans vouloir être les porte-parole, ils peuvent défendre les intérêts et les cultures des autres pays du sud: européens, africains, asiatiques et autres.

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Autant dire, et cela rejoint le souci de l’Académie de la latinité: instaurer un dialogue réel avec l’autre (avec l’Islam, par exemple), c’est se tenir au plus près d’une pluralité native, qui offre à l’autre le possible frayement vers sa propre altérité, vers les expressions d’un universel. Car il s’agit de concevoir une expérience partagée de l’universel, à partir de la triple poussée susnommée, sans en réduire les expressions au seul génie latin. Qu’est-ce qu’être latin, sinon reconnaître l’autre qui est en nous? Sinon, éprouver que l’on ne se suffit jamais à soimême? C’est aussi, par là même, engendrer — à la manière socratique — une expérience de pluralité chez ceux avec lesquels nous prenons langue. Il y a de l’ironie dans la Latinité, cet art du dédoublement de l’autre par le dédoublement de soi. Le monde hégémonique condamne les hommes à l’exil — au propre et au figuré — la latinité offre le salut de


L’Europe et le legs latin

l’exode, une sortie hors de soi pour être soi. On n’est pas latin tout seul, entre soi, se félicitant de l’aubaine, savourant sa supériorité. Il y a une responsabilité particulière à poser la latinité comme valeur. C’est affirmer que le “fleuve de vie” dont parlait Carlos Fuentes, comme tout fleuve, a deux rives, desquelles nous nous regardons, dans un face-à-face, un vis-à-vis salutaire. Pensons au beau passage de l’Alcibiade, de Platon: Et quelle est la chose dans laquelle nous pouvons voir et l’œil et nous—mêmes? (…) As-tu remarqué que toutes les fois que tu regardes dans un œil, ton visage paraît dans cette partie de l’œil placée devant toi, qu’on appelle la pupille, comme dans un miroir, fidèle image de celui qui s’y regarde. (…) Un œil, donc, qui veut se voir luimême, doit se regarder dans un autre œil, et dans cette partie de l’œil où réside toute sa vertu, c’est-à-dire la vue. (132e-133a.)

En arabe, un seul mot — aïn — sert à désigner la source et l’œil: “La source est à la fois un point de vie, toujours nouvelle (…) et un point de vérité, incapable de mensonge comme le miroir de l’œil et le regard ne peuvent tromper.”6 Le monde “monopolaire” dans lequel nous vivons, relayé jusque dans les esprits par l’emprise médiatique, est un monde où le face-à-face et le vis-à-vis n’est plus possible. C’est un monde sans rive… C’est un monde où l’autre n’est jamais regardé dans les yeux… L’idée de latinité comporte, en outre, une dimension tragique, au sens propre et fort du terme… Le tragique, c’est tout ce qui résiste à la réconciliation, aux bons sentiments, à l’optimisme béat. Le tragique, en l’occurrence, c’est refu6  Alain Blottière, L’Oasis, Siwa, Paris, Payot, 1992.

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ser une vision de l’histoire du monde qui serait la réalisation programmée du progrès et du bonheur, sous les espèces de l’American way of life. C’est refuser la fatalité d’un monde annoncé. Jean Baudrillard fait remarquer que tous les évènements qui n’adviennent pas continuent de devenir. Ce qui n’a pas été “retenu” par l’histoire n’a pas pour autant disparu, n’est pas privé d’efficience, mais peut subsister “parallèlement”. Il applique ce “principe” aussi bien au “devenir” historique, à l’aventure temporelle collective, qu’à celle du moi. Il récuse par exemple, la démarche révisionniste de certains idéologues qui, jugeant moralement de l’histoire, partagent la Révolution française ou la Révolution russe, en une bonne et une mauvaise révolution, réduisant l’inépuisable polyphonie de tout événement à une forme figée et édifiante, réputée seule légitime. C’est ne rien comprendre à la singularité, à la littéralité de l’évènement. C’est appauvrir ce qui advient, en ne retenant qu’une des facettes de ses manifestations. C’est au fond pécher par finalisme… Le pluralisme congénital à la latinité, c’est précisément cette multiplicité foisonnante de destins qu’il nous appartient de laisser ouverts, ce sont les virtualités inépuisables de l’Unita multiplex commune.


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That modernity was still an “unfinished project” was argued by Jürgen Habermas in modernity’s defense.1 In a much-cited speech of 1980, the Frankfurt philosopher protested against the dominance of instrumental rationality, because it separated the practices of science and politics from the life-worlds of morality and aesthetics that needed to be integrated into the logics of public life. Habermas was speaking of and for Europe, and yet his very conception of the modern project implied the universality of his philosophical claims. He failed to consider the fact that 1  Jürgen Habermas, “Das unvollendete Projekt der Moderne,”

speech delivered in September 1980, on receipt of the Theodor W. Adorno prize awarded by the city of Frankfurt; translated as “Modernity versus postmodernity,” in New German Critique, n. 22, Winter, 1981. 157


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modernity’s global triumph was revivifying other social worlds. Precisely those non-Western countries where economic and social modernization were relatively successful were discovering alternative paths forward, taking up his challenge outside of the specific modernist paradigm that Habermas described, exposing the fact that, in its presumed universality of content and objectivity of method, the modernist paradigm was culturally specific and, as a consequence, singularly inadequate. Two figures writing in the early 1990s were exemplary. In Latin America, Enrique Dussel, Argentinian-Mexican philosopher challenged the “myth of modernity” as superior over other cultures of the world, and insisted on grounding ethical norms in the lived experience of the post-colonial periphery and the bodily suffering of the poor, distinctions inaccessible to Habermas’s method of discursive reason.2 In the Middle East, Ahmet Davutoglu, the present Foreign minister of Turkey, argued from within Western philosophical debates and by means of Western conceptual schemata, that if modernity as a project was unfinished, it needed the non-West in order to be fulfilled. Davutoglu’s argument is the inspiration for the title of this essay, which acknowledges much of what motivates his claim, but questions the effectiveness of his categories and procedures. Davutoglu’s 1994 text engaged Habermas directly. He did so with an appeal to the Islamic paradigm of thought, 2  Enrique Dussel, El encubrimiento del otro: el origin del mito de la Modernidad: conferencias de Frankfurt, Bogotá, Ediciones Anthropos, 1992.


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or world-view (Weltanschauung). It was an act of political resistance against military rulers of Turkey’s secular-nationalist state to argue, as he did, for the political mobilization of Islam as a means of furthering political democracy and cosmopolitan tolerance.3 He challenged the goal of Westernization by using the rhetorical tools of the West itself. Here is the critical passage: The question of the objectivity and universality of the process of modernisation and secularisation persists. Is modernity a static objective to be reached or an “unfinished project” as it has been described by Jürgen Habermas? If it is an unfinished project, what will be the role of non-Western civilizations, which have been the object of this project, in the next phase? Is secularisation an irreversible part of this universal project or a culture-bound counterpart of one form of modernity specific to a particular civilisation?4

Davutoglu borrowed Habermas’ conception of “lifeworld” (Lebenswelt) to describe the lived experience of the individual, and grounded this world in cultural authenticity. Given the imposition from above of secularist social 3  The ruling regime that seized power in a military coup in 1980

considered itself the guardian of Kemalist secular-nationalist ideology, and pro-Islamist positions were suspect. 4  Ahmet Davutoglu, “Philosophical and institutional dimensions of secularization: a comparative analysis,” in John L. Esposito and Azzam Tamini, eds., Islam and secularism in the Middle East, New York, New York University Press, 2000, p. 174. The quotation continues: “Can there be alternative reflections of this project congruent with the authentic traditions of non-Western societies, or is deconstruction of the authenticity of non-Western civilisations a natural and irresistible precondition for the completion of this project? If deconstruction is inevitable, will there remain any historicity to non-Western civilisations in the future? Without historicity what does the rhetoric of pluralism mean?” (p. 174-5).

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forms in Turkey that did violence to the Islamic life-world of the nation’s majority, his questioning of the necessity of secularization for the modernizing process was appropriate, and indeed, compelling. But I would question Davutoglu’s claim that an individual’s life-world translates seamlessly into a civilizational “self-perception” (Selbstverständnis), as the latter is a collective identification extending far away from his or her uniquely lived experience, across broad expanses of time and space. It is the concept of civilization that needs to be unpacked at this point. For although it clearly connects Davutoglu’s discourse with a dominant one in the global public sphere, there is reason to be skeptical as to its analytical (non-ideological) power. The term civilization places Davutoglu’s work in proximity to Samuel Huntington’s thesis, first formulated in 1992 and extended as a best-selling book in 1996, The clash of civilizations and the remaking of world order.5 In the context of the Bosnian War that had broken out several months before, Huntington took seriously the populist rhetoric of the combatants that engendered ethno-religious hatred between Catholic Croatians, Muslim Bosnians, and Christian Orthodox Slavs. He saw it as a manifestation of conflicting civilizational identities, and claimed these ha5  Harvard political scientist Samuel Huntington first presented his thesis as a lecture in the fall of 1992 (civil war in Yugoslavia began in April of that year) to the neo-conservative American Enterprise Institute. The lecture appeared in Foreign Affairs the following year with a question mark (“The clash of civilizations?”). It was published in book form with the title The clash of civilizations and the remaking of the world order, New York, Simon & Schuster, 1996.


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treds were anticipatory of events to come: “The clash of civilizations will dominate global politics. The fault lines between civilizations [of which the Bosnian conflict was one] will be the battle lines of the future.”6 Davutoglu’s use of the term Islamic civilization had very different political implications.7 His fault line was within Turkey Itself. At a time when secular-nationalist military rule made Islamic life styles illegal, and women in the university donned the hijab in defiance of the law, his affirmation of the Islamic lifeworld was a democratic act of inclusion of Turkey’s religious populations against the forced modernization of the Kemalist state. Davutoglu favored modernization by means of Islam rather than against it. His was a discourse of universality, arguing for the contribution of Muslim civilizational values of cosmopolitan tolerance to a civilizationally shared, global project.8 Given the fact that, as late as 1997, prime minister Erdogen, then mayor of Istanbul, was arrested for reading a poem 6  http://www.foreignaffairs.com /ar ticles/48950/samuel-p-

huntington/the-clash-of-civilizations. 7  He refers directly to both Fukuyama and Huntington in this context (Davutoglu, “Philosophical and institutional dimensions of secularisation: a comparative analysis,” Azzam Tamimi and John L. Esposito, eds., Islam and secularism in the Middle East, New York, New York University Press, 2000, p. 175. 8  Perceiving that a new global civilization is emerging, he is desirous that Islam play a “meaningful and legitimate role in this transformational process” (S. Parvez Manzoor’s review of Ahmet Davutoglu, Civilizational transformations and the Muslim world, Mahir Publications, Kuala Lumpur, Quill, 1994: “The sovereignty of the political,” http://www.algonet.se/~pmanzoor/CarlSchmitt.htm).

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that referenced Islamic cultural symbols (even though that poem was fully allowed and promoted in the early years of the Turkish republic), Davutoglu’s appeal to the cultural authenticity of Islam was not only counter-hegemonic, but courageous. Intellectually, it is not the Islamic thematics that concerns me in Davutoglu’s approach. Rather, it is his reliance on certain Western methodologies, specifically twentiethcentury German phenomenology in which both he and I are schooled. From Dilthey he takes the concept of Weltanschauung; from Husserl he borrows aspects of phenomenological reduction; from Heidegger he accepts a philosophical ontology grounded on the concept of authenticity. My own study of this tradition was mediated by the critical theory of Theodor Adorno, through whose reception I acquired a suspicion of all ontological claims, whether constituted by epistemology or constitutive of it.9 (I am referring to Davutoglu’s striking distinction between the Western philosophical tradition as based on an “epistemologically determined ontology” and the Islamic tradition as based on an “ontologically determined epistemology.”10) 9  Hence, for example, I would question whether “occidental man” or “Islamic man,” used by Davutoglu in a Weberian, sociological sense, has validity as a philosophical category. To be true to Weber’s method, the positing of an ideal type forecloses the validity of the term as an ontological category. In short, the methods of Max Weber (a neo-Kantian) and Martin Heidegger (an existential ontologist) are incompatible. 10  “The principal difference between Islamic and Western Weltanshauungs is related to the contrast between the ‘ontologically


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But to elaborate fully on this point would take us too far into philosophical detail. And although I will comment on its significance again below, for present purposes, my general criticism can be stated quite plainly: to presume any civilizational authenticity, Islamic or Western, we would have to establish that such phenomena as authentic civilizations exist, and that they provide analytic categories stable enough to do the work of differentiating the life-worlds of individuals and groups that inhabit them.11 II

I must confess, that from the U.S. side of the Atlantic, Europe’s recent soul-searching concerning the question, what is European Civilization? seems perplexing. When one considers the fact that the lack of European unity had as its consequence two World Wars in the twentieth century, this belated search for commonality bears a mythic aroma. Shared history? Shared culture? Shared religion? None of these have ever produced a united Europe. The EU of the 1990s was an economic fabrication, and as recent events indicate, economic unity has failed to prodetermined epistemology’ of Islam and the ‘epistemologically determined ontology’ of the Western philosophical traditions. This difference is especially significant in understanding the axiological basis of political legitimacy and the process of justification” (Ahmet Davutoglu, Alternative paradigms: the impact of Islamic and Western Weltanschauungs on political theory, New York, University Press of America, 1994, p. 5). 11  That this is not possible (and in fact never has been) is my argument in “CIVILIZATION,” Political concepts: a critical lexicon” (http:// www.politicalconcepts.org/civilization-susan-buck-morss/).

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vide civilizational (or even civilized) glue. The widespread willingness to watch Greece and other southern European societies flounder in poverty and unemployment while right-wing, indeed, fascist parties reap the political benefits, is far from Habermas’ imagined future of a post-Cold War European order. But Davutoglu’s alternative modernity, based on an Islamic World View, is also in deep crisis, as Egypt, Tunis, Lybia, Syria, and Palestine struggle to realize viable governmental forms. It is remarkable how many of the predictions made twenty years ago have failed to materialize, and how unprepared for the new realities the self-declared experts seem to be. A certain anarchist sentiment among the younger generation is baffling even to the most progressive of political analysts. Los Indignados, the Occupy movements and other social activists appear too naïve, too idealistic, and too vague in their demands to meet the conventional criteria for political success. But there may be knowledge, even wisdom taking root in these recent social movements that escapes traditional political topographies of thought. The very success of identity politics has, as Hegel would say, gone to ground (zu Grunde gehen). Multiculturalism is nowhere now an adequate response. Today’s political networks are transcultural. The very idea of democracy has become unmoored from the national context that was its earlier home. In the 1980s, the slogan “we are all interconnected” was used to describe the findings of biologists, chemists, astrophysicists and ecologists—with a warning that no


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single segment of human life can separate itself from the health and safety whole. It is difficult to trace the exact lineage of this phrase, or by what means it migrated to the political realm. But migrate it did, for example, in the massive street demonstrations that followed the murder of the Turkish-Armenian journalist Hrant Dink, who was shot by an ultranationalist teenager in 2007. The demonstrators embraced the slogan: We are all Armenians. We are all Hrant Dink. As a form of solidarity, as a democratic action in the globally visible public sphere, thousands of citizens gathered on the streets of Istanbul to protest against nationalist ethnic exclusions, setting a standard for other political actors around the world. It is within this self-consciously global topology that the events of the Arab Spring emerged: We are all Mohamed Bouazizi. We are all Khalid Said. Tunisian President, Zine al-Abidine Ben Ali, left power quickly, but in Egypt, Hosni Mubarek held on. And the longer he stayed, the stronger the people’s resistance became. The courage of their nonviolent occupation of Tahrir Square captivated a world of electronic spectators, granting to the Egyptians global solidarity and enormous respect. Their massive citizen action challenged the credibility of an entire hegemonic discourse, with its claims that the Middle East was not ready for democracy, that the people needed authoritarian government, or, preposterously, that democracy needed to be imposed on the Muslim world from the outside, by force of arms.

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These democratic successes happened without paternal leaders, without foreign teachers, without invading armies. It was not a case of Egyptians or Tunisians catching up with the West. Rather, they were showing the rest of the world the way. They inspired citizens elsewhere— in Libya, Yemen, Spain, Greece, the United States, Russia, China, Syria, Bahrain—to take up the banner of democracy. It is easy to forget the promise of this moment, given the multiple cases of violence and state repression that have since occurred. But the transnational responses to the Arab Spring initiated a global movement unlike any that we have seen before, and it is important to try to capture that moment in words. If we were to speak in Hegelian terms about a world spirit, it indeed appears to be universal, not the end of history, but the end of a particular kind of history, and the beginning of something truly new, because it cannot be contained within the existing world order. It connects to the idea of the ummah, in that it spills out over the boundaries of Nation-States. It continues the spirit of horizontalidad launched during Argentina’s protests during the economic crisis of 2001-2002. It continues the work of the World Social Forum in its call for an alternative globalization. It continues the empowerment of the Iranian people’s protests during the elections of 2009 that called on the name of Allah and democracy, both at once. Merging these spatially separated actions into a genealogy-in-common, and breaking away from the fractiousness of identity politics in the process, it brings these initiatives into synchrony across so-called civilizational divides. The global


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movements now happening in the name of democracy bear witness to the fact that democracy is an unfinished project not because it has yet to spread sufficiently in the world. Rather, democracy as conceived within Western modernity has been insufficient (indeed, deficient) from the start. III

The American Constitution excluded non-property owning males from the vote until the late 19th century, women until 1920, and black Americans, de facto, until the 1960s. When the West talks today of championing women’s rights in Islamic countries, it needs to be remembered that Switzerland did not allow women to vote until 1971, thirty-five years after women’s suffrage in Turkey, and feminist movements were significant in the twentieth century throughout the Muslim world. The Declaration of Independence of the American colonies that proclaimed all men equal omitted from that definition the unfree labor force of African slaves. The French Revolution only temporarily tolerated the liberation of their African slaves before attempting (unsuccessfully) to destroy the Haitian Revolution by force.12 But even when the institution of slavery was abolished, wage-slavery continued. Lisa Lowe reveals the close connections between the gradual abolishment of the African slave labor in the colonies and a project for the massive exporting of “free” Chinese wage laborers to the Caribbean, Australia, and the 12  Susan Buck-Morss, Hegel, Haiti and universal history, Pittsburgh, Pittsburgh University Press, 2009.

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Americas, to take their place.13 In postcolonial societies, democracies were built on the organizations of civil society that represented the interests of economic and state elites, who discounted the colonial subaltern as pre-political, yet it is these subaltern classes that are making democratic, political claims today.14 The struggle against economic injustice became a leitmotif of modern society, one that political democracy has still not been able to resolve. Marx was absolutely clear in his criticism of bourgeois democracy as not only incomplete, but incapable of being completed, so long as economic exploitation was intrinsic to the production process. He argued that attempts to legislate equality on the political level were an open admission of the nonexistence of equality on the level of society. Whereas Marx was wrong to dismiss political democracy tout court, he rightly demarcated the structural limits of democracy in its modern, capitalist form.

13  Lisa Lowe, “The intimacies of four continents,” in Ann Laura Stoler, ed., Haunted by empire: geographies of intimacy in North American history, Durham, Duke University Press, 2006. 14  In Lineages of political society: studies in postcolonial democracy, New York, Columbia University Press, 2011, Partha Chatterjee argued that the future fight may be between modernity (civil society) and democracy (“political society”). Chen writes of Chatterjee’s position: “These are provocative theses. Challenging and inspiring, they help us locate the driving forces underlying democratic transformation in the third world” (Kuan-Hsing Chen, Asia as method: toward deimperialization, Durham, Duke University Press, 2010, p. 230).


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First paradox: between free markets and free societies

Today more than ever in neoliberal democracies money rules. Finance capitalism integrates a global oligarchy that includes economic actors of every ethnicity and every religion. This system has resulted in grotesque disparities of wealth, both between nations and within them. Capitalist social relations are based on the extraction of value from labor and from nature, in order for the system to thrive. The privatization and enclosure of any productive force from which profit can be obtained is encouraged. The social costs of the production process, so-called externalities, are left unpaid. Human misery is discounted. Risks to citizen health are measured in terms of the trade-off between benefits and costs. The trivialization of life for profit is a common occurrence. Deregulation rewards capitalists even when they fail. Banks survive, and citizens—entire national populations—are forced by authorities to pay the price. One does not have to accept Marx’s theory of class warfare to conclude that, given extreme disparities of wealth, democracy as an expression of the general will becomes untenable. Political Islam owes much to the Marxist critique of capital, which was widely discussed in the Muslim world during the Cold War era. Sayyid Qutb, in Social justice in Islam, referred disparagingly to the “bloated capitalists.”15 15  Under “Legislating matters related to the public interest and the blocking of means,” Qutb lists as first priority: “The taking of excessive wealth out of the hands of bloated capitalists” (Sayyid

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The present leader of Tunisia, Rashid al-Gannouchi, who has long been a strong defender of democracy, rejects the myth that free markets (unregulated capitalism) mean free, that is, democratic societies.16 This theme is part of the global discourse of protest from Egypt to Wisconsin, to Greece. We have an anomalous situation today in which Marx’s critique of the capitalist system is globally acknowledged, but Marx’s revolutionary politics is globally rejected, as is indeed understandable, given the history of communism in its actually existing forms. Marx’s theory of universal historical stages has been discredited along with other Eurocentric notions of civilizational progress. Whether based on a Hegelian dialectic of history as class struggle, or on the structural inevitability capital’s collapse, Marx’s description of a necessary historical path for all nations from feudalism, to bourgeois industrialism Qutb, Social justice in Islam, trans. John B. Hardie, rev and intro., Hamid Algar, Oneonta, N.Y., Islamic Publications International, 1953, p. 307). 16  Rachid Al-Gannouchi. “Secularism in the Arab Maghreb,” Islam and secularism in the Middle East, eds. John L. Esposito and Azzam Tamimi, New York, New York University Press, 2000. On democracy: “A democratic secular system of government is less evil than a despotic system of government that claims to be Islamic” (p. 123). On economics and ethics: “While the right to private ownership is sanctified, exploitation, monopoly and the acquisition of wealth other than through lawful means are forbidden. Wealth is assigned a social mission (...)” (p. 113). Al-Gannouchi’s supporter in the Ennahda Party, Said Ferjani, told New York Times reporter Anthony Shadid that having earlier rejected the Left, he now embraces Karl Marx’s critique of capitalism (New York Times, February 18, 2012).


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to socialism, is based, as J. M. Blaut argues, on the European colonizer’s model of the world, which claims historical forces emanate from the center and move to the periphery that, inevitably, lags behind.17 One important direction of recent historical research has been to show that capitalist systems existed before the rise of Western modernity, notably in the Indian Ocean, and that these early forms, while including sophisticated instruments of credit, banking, partnerships, and trade, were held in check by the moral mandates of Islam, most strikingly by means of Muslim merchant law. In recent work, I have been developing the argument that the reason why the West succeeded in launching that new form of capitalism which scholars in the tradition of Max Weber recognize as definitive, and which differed from earlier capitalist systems because of the unprecedented violence of colonial trade, is that the European merchants, quite literally, broke the law. One can certainly agree with Ahmet Davutoglu when he places economics as necessarily subordinate to social morality. Adam Smith himself would not disagree, which is why he intended his book, The theory of moral sentiments, to be read alongside the later, better-known volumes, The wealth of nations. But it does not follow that Islamic banking provides the answer, criticized in its existing form as merely a marketing technique, or that the Islamic institu17  J. M. Blaut, The colonizer’s model of the world: geographical diffusionism and eurocentric history, New York, The Guilford Press, 1993.

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tion of zakat is a sufficient cure for the enormous disparities of wealth that make truly democratic societies impossible today. To argue directly from a religious tenet to practical life is not justified in this case, any more than to presume that the pacifist message of Christianity, with its gentle symbol of the Lamb of God, provides an adequate basis for ensuring global peace. Political governance cannot be replaced by an ethical community, and Islam is no exception to this rule. The Malaysian theorist Danial Mohd Yusof comments specifically on Davutoglu’s appeal to Islamic values, noting that because these are themselves contested, “Islamic society” becomes a “floating signifier” for multiple political ends. He refers to the work of Boo Teik and Kok Wah, who criticized a similar appeal to “Asian values” that in Islamic Maylasia proved quite compatible with authoritarian ends, “an ideological and cultural essentialist response to legitimise authoritarian developmental states against the demands of liberal democracy and Malaysia’s growing discourse of the individual.”18 So, the unfinished project of democracy will have to answer the Marxist challenge, its critique of the socially unjust consequences of global capitalism, and it will have to do this without either the benefit of Marx’s theory of necessary progress through universal, historical stages, or the guarantee of policy success through the imposition of religious values by government decree. 18  Danial Mohd Yusof, “Davutoglu’s paradigm, Winkel’s epistemé, and political science in Malaysia,” Asian Journal of Social Science, n. 35, 2007, p. 6-18, p. 1.


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Second paradox: between democratic egalitarianism and political elitism

A second contradiction that needs to be considered in regard to the unfinished democratic project is the tension between democracy in its radically egalitarian form and social hierarchies that exclude democratic participation. Davutoglu insists that Islam teaches the absolute equality of human beings.19 Christianity, following the words of the

19  On Muslim society as a socio-political unity (ummah), Davutoglu writes: “This is an open society for any human being, regardless of his origin, race, or color, who accepts this responsibility which is the basis of the identification and political socialization process of a Muslim in an Islamic socio-political environment. This political 173 identification and integration process in an Islamic society is the main difference in comparison with the state tradition in Western civilization—as nationalist, communist, or liberal-democratic— or class consciousness. The achievement of legitimacy (...) is, therefore, directly related to the question of whether the political authority in the society provides the requirements for the fulfillment of this responsibility” (Davutoglu, Alternative paradigms, p. 125). His argument makes a compelling case for the refusal to separate religion from the state, when religion holds the state socially responsible for ensuring equality, regardless of color or ethnicity. But the translation of this principle into political policies has proven problematic, with extreme consequences. When the Sudanese religious thinker Mahmoud Mohamed Taha interpreted the Qu’ran’s principle of radical equality to extend to women as well as different races, it was a Muslim ruler (Numeiri) who executed him for apostasy (with the acquiescence, at the time, of the Sudanese Muslim Brotherhood). This is where the epistemology of critical theory can be effective against the shortcomings of political ontology (see Susan Buck-Morss, Thinking past terror: Islamism and critical theory on the left, New York, Verso, 2003, p. 47 and 64-5).


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apostle Paul, claims the same.20 And yet, equality as an ontological assertion (here again you see my bias against ontology) has time and again proven historically compatible with political elitism, and this is true of both religious and secular societies.21 Such elitism can take many forms. It is in play among sectarians of the Gülen movement which, despite its outspoken adherence to secular pluralism, holds elitist views of ethnicity, nationalism, and Islamic spirituality.22 It is in play among Tunisian Francophones today, who, having studied in French-speaking, private schools, may be well versed in Rousseau and the Rights of Man, but do not extend their democratic sympathies to the actually existing Muslim majority in Tunisia’s post-revolutionary order. Conservative Islamic parties presume that leaders know best; the role of democracy, claimed Egyptian Muslim Brotherhood leader Khairat el-Shater shortly before the 20  Alain Badiou, Giorgio Agamben and Slavoj Zizek all emphasize this radical egalitarianism in their recent discussions of Paul. The problem with Paul’s interpretation of Christianity is that it leaves the material world of inequality unchanged (see Susan Buck-Morss, “Visual empire,” Diacritics, v. 37, n. 2-3, Summer-Fall 2007, p. 176). 21  In the history of both Islam and Christianity, the contradiction between theology’s social values and their earthly implementation, produces the constantly contested space of political life. 22  Gülen followers consider education “the best and direct way to shape fresh minds” (p. 202). They support free markets and secularism; they teach in English, and only secular subjects. At the same time, there is an imposition of moral and cultural uniformity, ethno-nationalist identity, and “blood consciousness” in panTuranist and/or Turkish nationalist forms.


Democracy: an unfinished project

2012 election, is limited to the act of voting that provides electoral legitimacy for the party’s unquestioned authority. But again, it is not religion that draws the dividing line between autocratic and democratic rule. Al-Gannouchi with reason named the government of Bourguiba “authoritarian secularism.”23 The fate of Kemalism in secularist Turkey under military rule was the same. Here too, the Marxist experience is instructive, this time as an example of how not to proceed. At least since Lenin, a division was justified between the radical egalitarian goal of a classless society and the dictatorial elitism of Communist Party rule, essentially preventing any truly democratic practice—even when on paper, the 1936 Soviet Constitution, the USSR became the most democratic country in the world. The fate of the French Communist Party hinged on the question of elitism, as intellectuals, through their own brilliance, increased the gap between theoretical understanding of Marxism and its popular embrace, to the point where the leadership could not support popular democratic action. It was against the intellectual elitism of the French Communist philosopher, Louis Althusser, that his former student, Jacques Rancière, supported the mass of street demonstrators in Paris in May 1968 who insisted 23  Al-Gannouchi, “The origins of Arab secularism,” in Tamimi

ed., Islam and secularism in the Middle East, p. 99. Under this circumstance, society becomes a “field of action” for power of “secular elites,” rather than what it should be, the place of popular will as “source of authority” and “source of legitimacy” (p. 99100). Bourguiba took control of the economy, and seized mosques, trade unions, and political parties.

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on taking the practice of democracy seriously. In a striking 1981 essay, The ignorant schoolmaster, a parable in historical form, Rancière stated the radical democratic claim in forceful terms: “all men have equal intelligence.”24 This has nothing to do with scoring on IQ (intelligence quotient) tests. It is a political claim based on the premise that all men have equal capacity for democratic participation. It goes without saying—but perhaps still, today, it needs to be said loudly and clearly—“all men” in this case means all women too, especially women, as their role in the new democratic movements has been critical.25 The subtitle of Rancière’s essay is Five lessons in intellectual emancipation. It is the strange tale of a French teacher who manages to teach what he does not know. His Flemish students learn to read a French text without knowing the language, and without the teacher’s ability to tell them how. This situation of “mutual teaching” manifests the human capacity “to learn something and to relate it to all the rest,” exposing the “pedagogic myth” that the world is divided “into knowing minds and igno24  Jacques Rancière, “Le maître ignorant,” in English: The ignorant

schoolmaster: five lessons in intellectual emancipation, trans. and intro. Kristin Ross, Stanford, Stanford University Press, 1991, p. 18. 25  No issue has received more attention, and less illumination, than that of women’s rights. For a corrective critique of George W. Bush’s use of women’s rights as a “decoy” to deter attention from his administration’s illegal, imperialist wars, see Zillah Eisenstein, Sexual decoys: gender, race and war in imperial democracy, London, Zed Books, 2007.


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rant ones, ripe minds and immature ones, the capable and the incapable, the intelligent and the stupid.” 26 The relation of teacher and student presumes the latter’s ignorance: “To explain something to someone is first of all to show him he cannot understand it by himself”; Rancière asserts, on the contrary: “Whoever teaches without emancipation stultifies.”27 Emancipation, the precondition of democracy, requires “that every common person might conceive his [and her] human dignity, take the measure of his [and her] intellectual capacity, and decide how to use it.”28 This understanding of democracy as self-emancipation brings to mind Wael Ghonim’s description of how Egyptians taught themselves to organize throughout the Arab Spring, how they used social network technologies to spread courage, share dangers, and realize the power of their own number.29 Ghonim reports the growing sense of solidarity in Tahrir square demonstrations, where you could easily sense “the wisdom of the crowd.”30 One thinks of the Muslim women in Egypt described by the anthropologist Saba Mahmood, who met together without spousal permission, read the Qur’an without an imam, and taught

26  Rancière, The ignorant schoolmaster, p. 6, 17-18 (ital. Rancière). 27  Rancière, The ignorant schoolmaster, p. 18. 28  Rancière, The ignorant schoolmaster, p. 17. 29  See Wael Ghonim, Revolution 2.0: the power of the people is

greater than the people in power: a memoir, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2012. 30  www.egyptindependent.com/node/61266.

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themselves the practices of piety.31 Mahmood’s point is that agency must be recognized in more ways than as direct political resistance; self-teaching, in collaboration with others, counts as a form of empowerment. Indeed, such practices in autonomy may be the precondition for political agency. Interestingly, in terms of women’s self-emancipation, the US feminist book, Our body, ourselves (1970) which was translated and adapted globally, was able to cross multiple cultural boundaries (including Egyptian) despite the differences because it did not presume that some women had superior knowledge to impart to those who did not know. “It was the method of knowledge sharing—and not a shared identity as women—that appeared to have global appeal.”32 Training in democracy comes by enacting democracy, an embodied performance that involves treating others as co-citizens “under the sign of equality.”33 Emancipation as the antithesis of subordination involves trust, writes Rancière, based on “confidence in the intellectual capacity of any human being.”34 Tariq Ramadan expresses a similar sentiment when he writes: Equality is a fragile right, and one that must be demanded constantly, at more than one level and in more than one sphere: we must have 31  Saba Mahmood, Politics of piety: the Islamic revival and the feminist subject, Princeton, Princeton University Press, 2005. 32  Kathy Davis, “The global localization of feminist knowledge: translating Our bodies, ourselves,” in Tine Davis and Francien van Driel, eds., The gender question in globalization: changing perspectives and practices, Aldershot, Ashgate, 2005, p. 87. 33  Rancière, The ignorant schoolmaster, p. 11. 34  Rancière, The ignorant schoolmaster, p. 14.


Democracy: an unfinished project

confidence in ourselves and in our rights, confidence in our ability to communicate and to be heard, and also confidence in the legitimacy of resistance, or even in the constructive nature of opposition and protest.35

There is a struggle within Islamic parties at this moment, and it has to deal precisely with the issue of elitism, the pedagogic distance between the people and their leaders. In the Egyptian election debates of 2012, against Khairat el-Shater’s authoritarian leadership, Abdel Moneim Aboul Fotouh insisted that conservatives have no monopoly on the Brotherhood or the parties of political Islam. Ramadan was interviewed on this split within the Egypt’s Muslim Brotherhood (founded by his grandfather, Hassan al-Banna, in 1928): “’Al-sama’ wa’l-ta’a,’ went the old Brotherhood ideal, which translates as ‘hearing and obeying.’ That’s over (...). The new generation is saying if it’s going to be this, then we’re leaving. You have a new understanding and a new energy.”36 In the name of democracy, let us hope that Ramadan is right. Third paradox: national democracy and global exclusions

A third inadequacy in the realization of modern democracy is the fact that it is structured and contained within the limits of Nation-States. There is an almost constitutive intolerance of outsiders. If the formation of a gener35  Tariq Ramadan, The quest for meaning: developing a philosophy of pluralism, London, Allen Lane, 2011, p. 77. 36  Tariq Ramadan interviewed in London by David D. Kirkpatrick, New York Times, March 14, 2012.

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al will within nations makes solidarity across differences a goal, in foreign policy, differences are precisely the point. International relations are unequal relations. National selfinterest is the legitimating principle. Violation of the democratic rights of others follows according to the premise of might makes right. Double standards of morality and even blatant hypocrisy in the practice of ethical norms are part of the international system under Western hegemony.37 Again, the source of the deficiency is an historical one. The ideal of democracy as imagined within the European model in no way extended to foreign affairs, where Westphalian Treaty principles from 1618 (in the context of colonial practices) were taken as binding.38 Anachronistically, they still are. 180 37  It is relevant here to note that Islamic legal tradition holds good

faith in contractual obligations as paramount: “It follows that when signing international treaties, Muslim States are expected to ensure that all of their contractual obligations are clearly set out because contracts are considered sacred. For example, recent research shows that while Muslim States are less likely to accept the jurisdiction of the International Court of Justice, they will have the most durable commitments because of strong norms of contractual obligations which are carefully and meticulously crafted” (Nisrine Abiad, Sharia, Muslim States and international human rights treaty obligations, London, British Institute of International and Comparative Law, 2008, p. 102-03). 38  This is the classical view, today described as the “dualist” position, and challenged in recent year by the “monists.” Monist states incorporate international law into domestic law; dualists hold them separate. Among Muslim nations, the dualist appeal to the superiority of Sharia Law can have opposite effects—either nullifying an international law, or, in the case of a Muslim ruler who violates Sharia law, backing an international law more in accord with Sharia principles. The status in Muslim countries presently varies. “Overall, Morocco, Egypt,


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This state of affairs can lead to grotesque distortions, insofar as the practice of democracy within a nation can be diametrically opposed to the realization of democratic relations between them. The vague presumption that democratic nations are inherently more peaceful—and hence more reliable as possessors of nuclear weapons—is empirically unfounded.39 There are structural reasons for this. The power to wage war is concentrated in the executive branch, so that rulers go to war with very little democratic oversight. When they do ask for popular support, appeals to the people are made in terms of protecting the homeland, whereas the protection of other civilian populations is not equally valued, and voters do not know or care sufficiently about the fate of those beyond their borders.40 In the UnitLebanon, Iran and Tunisia automatically incorporate international human rights into domestic law based on their ratification. Bahrain, Turkey and Malaysia require domestic legislation to implement international human rights law after ratification of a treaty” (Abiad, Sharia, Muslim States and international human rights treaty obligations, p. 107). 39  See Jessica L. Weeks, “Autocratic audience costs: regime type and signaling resolve,” International Organization, v. 62, n. 1, Winter 2008, p. 65-101. 40  Symptomatic is the fact that CNN produces different programming on the domestic and international levels, so that domestic audiences do not have access to the same global coverage. Speaking to the inequality that characterizes the global public sphere, even among intellectuals, Aydin writes: “There is a need for the global public sphere to overcome these unequal structures of communication and to turn mutual critiques into constructive dialogue on the legitimacy crisis of international order and the shared problems of global modernity. Despite the image of Muslim intellectuals as Occidentalist and anti-Western, in reality the Muslim part of the

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ed States, the country with massive nuclear and technologically sophisticated weaponry, an individual could conceivably become President by majority vote who does not know the basic facts of global politics or the history of twentieth-century world affairs.”41 It is disturbing to contemplate that if such a candidate were to be democratically elected, there would be no legal way for the rest of the world to intervene, although regime change might indeed be advisable for global security. But even in the best of circumstances, Nation-States are not held democratically accountable to the global population. A single member of the UN Security Council can veto an act, despite a majority General Assembly support. This is particularly painful when the act being opposed is precisely the democratic founding of a Nation. In fall 2011 global public sphere is more prepared for and open to a dialogue, as Muslims know more about Western intellectual traditions than vice versa” (Cemil Aydin, “The politics of conceptualizing Islam and the West,” Ethics and International Affairs, v. 18, n. 3, 2004, p. 89-96, p. 96). 41  From the New York Times article by J. David Goodman “Turkish government reprimands Perry” (January 18, 2012): “In Monday night’s Republican debate in South Carolina, Gov. Rick Perry of Texas described the leaders of Turkey as ‘Islamic terrorists,’ an inaccurate characterization that drew a swift rebuke from the Turkish government. Asked whether Turkey, a predominantly Muslim democracy of nearly 79 million people and an American ally in the region, belonged in NATO [which it has since 1952], Mr. Perry said it did not. ‘Obviously,’ he said, ‘you have a country that is being ruled by what many would perceive to be Islamic terrorists,’ adding that he would take a step further and cut off all foreign aid to the country.”


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the Palestinian bid for statehood was blocked even though it was supported by more than 120 of 193 member nations in the General Assembly. In November 2012, the US-Israeli coalition was unable to prevent the General Assembly from voting, and the resolution passed with overwhelming support (138 nations), but de jure membership was still withheld. When only citizens have rights, and Palestinians are denied the statehood that would guarantee them, the contradiction between national democracy and global exclusions becomes extreme. Increasingly troubling are ecological crises that are indifferent to national borders that make any kind of rational response impossible when the nations with the greatest global power are also the greatest polluters. And that is not all. Again, the negative effects of the economic order become manifest, this time in terms of the distribution of power between sovereign nations and global firms. In 2000, of the world’s 100 largest economic entities, 51 were private corporations, and only 49 were Nation States. Because corporations have been declared legal persons, it is they whose rights have been protected by international law, not the individuals harmed by their actions.42

42  “International law is virtually silent with respect to corporate liability for violations of human rights,” and “has neither articulated the human rights obligations of corporations nor provided mechanisms to enforce such obligations.” This is according to a Harvard Law Review article, 2001), cited in Emeka Duruigbo, “Corporate accountability and liability for international human rights abuses: changes and recurring challenges,” Northwestern

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In a global public sphere, defiance of state boundaries is practiced by diverse actors—labor immigrants and computer hackers, political refugees and al-Qaida networks, multi-national corporations and NGOs. National boundaries as the politically salient distinction become questionable, as do many of the excluding binaries of modern politics. When political space is fungible and solidarity is inscribed within complex geopolitical networks, Left and Right lose coherence as a classificatory system. In this shifting terrain, the appeal of moral absolutism, the simplifying discourse of good v. evil, is understandable, yet absolutism and morality cancel themselves out in practice. Ramadan writes that ethical practice needs to be revived “upstream from law,” and democracy depends on it.43 But democracy is not merely an end to be achieved. When the goals are socio-economic justice, human dignity, and global equality of rights and responsibilities, then democratic means to these goals must be respected. Democracy is a contingent, not an ontological quality. It cannot be possessed without its practice. As a descriptive term, it passes to diverse actors who earn the name through their actions that embody the idea and make it perceptible in the world. Is a return to authentic cultures at this point possible? Times of transition evoke a longing for the security of authenticity, but precisely this is denied us. No collective will Journal of International Human Rights, v. 6, n. 2, Spring 2008, http://www.law.northwestern.edu/journals/JIHR/v6/n2/2/. 43  Ramadan, The quest for meaning, p. 80.


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be able to go back to the way it was in a world that did not have the global awareness and responsibility of ours today. The global public sphere is an actor now, not merely a Kantian spectator. And democracy is its responsibility. We are in an era of experimentation, when ways forward will not be entirely old or entirely new, entirely authentic or entirely imported. Our practical concerns are shared, globally. They are not issues of dogma, or civilization differences. Whenever and wherever the paradoxes of democracy are addressed, we will find political actors who, far from catching up with the West, surpass it. They may be religious. They may be secular. They may be any sex or gender, any skin color or ethnic background. They will be admired for the creativity of their solutions, and their capacity to share these in a democratic way. To say that revolution is a rupture in history is not the most radical claim that one can make of historical events. Empirically, repressive reactions do occur. The true rupture is in consciousness, how the present and future are imagined. We would be using too weak a form of expression—too idealist, too Platonic—to say that democracy as a pre-existing idea is actualized in the revolutionary event. The connection needs to be reversed. The very fact, the undeniable reality of collective action, gives birth to the idea. Democracy can exist as thought, and can be thought again, because it happened. Yet each time it occurs, the idea expands. Democracy changes its meaning, means more, as the actions of specific collectives bring it to life each time in a particular form.

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Dialecte ou arabe classique?* Marco Lucchesi

Si le régime des vents de l’histoire fait encore tourner les grands moulins du temps, si la faim de justice et de beauté ne s’est pas encore atténuée sous l’empire des cyclones de ce siècle, nous sommes cependant bien forcés de reconnaître qu’il y a eu une poussée de fièvre, un affaiblissement des barrières immunitaires de la géographie. Épuisée à bien des égards, prisonnière de la faim excessive d’un Argos doté de millions d’yeux — blogs, webcams, satellites, avions invisibles —, il ne reste à la géographie qu’à prendre congé du temps. D’aucuns, comme Paul Virilio, ont cherché à composer le requiem de la défunte partenaire

* Traduction: Emilie Audigier. 187


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de l’histoire, avec laquelle elle partage le script et le théâtre des larmes d’Héraclite. Est-ce la fin de la géographie, de la grammaire de l’espace et de la sémantique du lointain? Goethe a ouvert la question et il l’a fait grâce à la recréation du dialecte du couple protégé de Jupiter, Philémon et Baucis, quand ceuxci vivaient nus dans un éden exigu et lointain, avant d’être atteints par les sanguinaires tentacules de l’entreprise Faust & Méphistophélès. Comme si le coeur de la Distance avait cessé de battre sans qu’on s’y attende, à l’instar du poète Mahmud Darwish, il y a presque un lustre, quand il scellait un accord de paix entre le monde et les mots. Comment rendre compte d’une histoire méphistophélique, qui nie tout et toujours, main dans la main avec une géographie en phase terminale, sur cette planète infime qui nous rend si féroces, comme le disait Dante au Paradis? Il n’existe pas d’espace dépourvu de mémoire et de langage, il n’existe pas de territoire neutre, simples franchises, absolument volatile, comme le veulent les méga-investisseurs qui forment également les yeux féroces d’Argos, responsables de la mort de Philémon et Baucis. Je pense à travers les yeux du Temps et j’avoue avoir découvert dans les camps de Sabra et Chatila un nouveau dessin du monde porté sur les fonts baptismaux d’une claire constellation de fragments. Le nom des ruelles mesquines, des places invisibles et des coins de rue rachitiques des camps de refugiés évoquent de vastes cités et de vertes collines, des fleuves généreux et des lacs mythiques de Palestine. Nostalgiques d’une Terre qu’ils ne cessent de re-


Dialecte ou arabe classique?

vendiquer dans un Va pensiero lent, douloureux, collectif et a capela. Je ne dirai pas ce que j’ai ressenti au Liban, car ce serait une tâche dévolue aux yeux, qui, comme nous le savons, sont monolingues et obéissent à une sémantique liquide et universelle, héritage pré-babélien, semblable au langage des oiseaux, dont Attar fut le plus grand philologue. Je suis de ceux qui rêvent d’un dialogue sans armes entre les acteurs des négociations de paix dans un MoyenOrient libéré d’un passé fossile, d’un pouvoir judiciaire métaphysique statuant sur des questions foncières. Je rêve d’une Palestine/Israël binationale, où les droits politiques seraient garantis, corrigeant l’écart entre citoyens de première et de seconde classe avec pour centre de rayonnement Jérusalem la trois fois belle, où serait élevé l’arc de triomphe — le triomphe de la culture de la paix sur la culture de la guerre — arc sui generis, avec ses deux alifs hauts sur jambes et élancés. Mieux: l’alif arabe et l’alef hébraïque, voyelles longues et profondes, enlacées, formant un traité invisible de l’amitié. J’ai forgé une partie de cet idéal à partir des pages d’Edward Said et des grands démocrates d’Israël, des poèmes d’Amichai, Adonis et Unsi al-Hajj. Tous voisins de palier dans ma bibliothèque. Mais la température — faudraitil l’avouer? — est celle de l’été de Darwish, de la chaleur et de l’hospitalité. En 2006, je l’ai appelé au téléphone depuis Ammam. Son numéro finissait par 8844. Je cite ces chiffres par pur caprice, comme si c’était une relique. J’ai noté son idée de poème en marge de l’urgence frontale de

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l’espace et de l’histoire. Je n’avais pas encore lu ses dernières oeuvres, si lyriquement concentrées. J’ai d’abord connu ses poèmes de résistance, dignes d’un Maiakovski du désert, collègue de Sirocco et Simoun, Borée et Zéphyr, de la poésie arabe et hébraïque, sans la célébration du couvre-feu qui ajourne la consonnance et l’amitié entre le poète et son peuple, le choeur et le protagoniste, comme dans “Carte d’identité”, que je me vois obligé de dire en arabe ici dans cet Institut du Monde Arabe qui m’est si cher: ‫لجس‬ ‫يبرع انأ‬ 190

‫فلأ نوسمخ يتقاطب مقر و‬ ‫ةينامث يلافطأ و‬ ‫فيص دعب يتأيس مهعسات و‬ ‫؟ بضغت لهف‬

Tu peux écrire je suis arabe le numéro de ma carte est cinquante mille j’ai huit enfants j’en aurai un neuvième au printemps cela te contrarie? Et tant de poèmes sur ce thème de la résistance ont été filmés, mis en musique, graphés, prouvant que le poètecoryphée parle la même langue que les siens, la même


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chanson d’exil et d’identité, débordant d’harmonie, comme “Passeport”: ‫ءايبنألا يتداس اي !يتداس اي‬ ‫اهمسا نع راجشألا اوّلأست ال‬ ‫اهمأ نع نايدولا اولأست ال‬ ‫ءايضلا فيس قشني يتهبج نم‬ ‫رهنلا ءام عبني يدي نم و‬ ‫ سانلا بولق لك‬..‫يتيسنج‬ ‫!رفسلا زاوج ينع اوطقستلف‬

Oh! Seigneurs, prophètes, Ne cherchez pas dans les arbres votre nom Ne cherchez pas dans les vallées qui sont vos mères De mon front sort une épée de lumière et de ma main surgit l’eau de la rivière Le coeur des gens est mon identité Vous pouvez délivrer mon passeport! Combien de fois le poète n’a-t-il pas évoqué le corps physique et le corps de la Palestine, les confondant de manière poétiquement efficace. De même pour le visage et le coeur, convoquant la mémoire de l’enfance, deux fois édéniques, de la mère et de la terre superposées: ‫يمأ زبخ ىلإ ّنحأ‬ ‫يمأ ةوهق و‬ ‫يمأ ةسمل و‬

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‫ةلوفطلا يف ربكت و‬ ‫يمأ ردص ىلع اموي‬ ‫ينأل يرمع قشعأ و‬ ‫ ّتم اذإ‬، ‫!يمأ عمد نم لجخأ‬

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Je regrette le pain de ma mère et le café de ma mère et son toucher l’enfance m’amène à grandir un jour sur le sein de ma mère je m’accroche à la vie car à l’heure de la mort j’aurai honte des larmes de ma mère. C’était ce parcours qui nourrissait ma lecture de Darwish, opinion qu’il a gentiment corrigé au téléphone en 2006. La coïncidence de plans divergents était pour lui l’eau claire, la nappe phréatique de la poésie. Le temps passant, touché par d’autres voix, il ne voulait pas d’un automatisme de lecture qui l’aurait limité à un répertoire de signifiés assumés a priori sur un mode choral, que ses lecteurs auraient tout de suite identifiés. Plus d’une fois, il s’est plaint d’être lu avant d’avoir écrit, comme s’il utilisait seulement des symboles, tous tirés d’un puits d’eau publique et potable autour duquel l’auteur et les lecteurs satisfaisaient leur soif de justice. J’aime à citer ses mots après la fin de son exil:


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la poésie exige la marge, la sieste. La situation à Ramallah ne me permet pas ce luxe. Vivre en état de siège n’est pas une bonne inspiration pour la poésie. Je ne peux pas choisir ma réalité. C’est le problème de la littérature palestine: nous ne pouvons pas nous affranchir du moment historique.

L’histoire et la géographie apparaissent au bout du compte comme des Philémon et Baucis. Et pourtant, les cordes du poète recherchent de nouveaux contrepoints, explorent un géolyrisme interne, des matériaux sonores libres et errants. De l’exil à l’hospitalité sans cruel missile, sans quid pro quo. Il n’oublie pas les engagements pris, il n’oublie pas de manifester son indignation, mais ressent le besoin de créer une distance entre la fraîcheur de la mélopée et le limon du puits de l’histoire. Voilà ce que j’entendais alors dire au téléphone, sans tout comprendre, d’un Maiakovski qui utilisait des objets quasiment irréductibles à la poésie, avec un taux de lyrisme dévastateur. Je pensais à cela à Rome, quand je commençai à feuilleter Murale, ce trésor de la littérature arabe moderne. Je n’ai pas pu m’arrêter de lire, tandis que je marchais dans le centre de Rome. Abasourdi par ce poème, je me suis assis près du forum de Trajan. Lequel représente également — de manière purement fortuite — une célébration géo-historique dans la vieille capitale de la Méditerranée. Je lis la transfiguration du paysage de Murale dans la dialectique du seigneur et de l’esclave: ‫ّيبرغلا ئطاشلا دنع ناَّجّسلل ُتلق‬:

— ‫؟ ِميدقلا يناّجس ُنبا تنَأ له‬

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— ‫!معن‬ — ‫؟ كوبَأ نيأف‬ ‫لاق‬: ‫نينس نم َي ِّفوت يبَأ‬. ‫ ةسارحلا مَأ َس نم طابحإلاب َبيصُأ‬. ‫ت ّمهُم ي َنثَرْوَأ مث‬ َ ‫ هتنهمو ُ َه‬، ‫يناصوأو‬ ‫… َكديشن نم َةنيدملا يمحَأ ناب‬ ‫ُت ْ لُق‬: ‫نجستو ينبقارت ىتم ُذ ْنُم‬ ‫؟ َكَسفن َ ّيف‬

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J’ai parlé au geôlier de la rive occidentale: — Tu es le fils de mon ancien geôlier? — Oui! — Et où est ton père? Il a dit: mon père est mort depuis de nombreuses années. L’ennui de la garde l’a fait tomber dans la dépression Il m’a laissé comme héritage sa mission et son travail et il m’a demandé de protéger la ville contre ton chant… J’ai dit: depuis quand me surveilles-tu et estu emprisonné à l’intérieur de moi? Toute une urgence de vie et de liberté des deux côtés, le théâtre et les coulisses, prisonnier l’un de l’autre dans un jeu des contraires. Mais avant tout, il y a son adhésion à la vie comme un alif qui l’amène à dire à son corps et à son cheval: ‫َكُلايخ انَأو يتَّوُتُف َتنَأ‬. ‫ْبِصتناف‬


Dialecte ou arabe classique?

‫)…( ًافِلَأ‬ ‫َكُزاجم انَأو يتَّلِعَ تنَأ‬ tu es ma jeunesse, je suis ton ombre, dresse-toi comme un alif (…) tu es mon prétexte, je suis ta métaphore

Une idée de pure tension lyrique dans l’épicentre de l’histoire. Je pense à des gisements d’or de la langue arabe, dont je ne serai pas la première ni même la dernière victime de sa beauté, fasciné par la poésie ancienne des vers de alMa’ari et Hallâj, ceux qui réapparaissent tout le long de Murale de Darwish. Pur chant de liberté, ce qui demeure essentiel au poète au-delà de l’exil dans un règlement de compte sur l’échiquier ou la table des étoiles autour d’une poésie nouvelle. Il pourrait s’exprimer dans la langue des oiseaux, la plus libre, comme celle des larmes. Pressentant l’imminence de l’ultime échec et mat, de l’abréviation de sa propre biographie, il demande ce qui devrait amener à une Palestine invisible et définitive, port final de la vie humaine: ‫يفكي ٌدحاو ٌباتك لهو‬ ‫ ِتقو َ ّاللا عم يتَي ِ ْلسَت ِل‬، ‫ُجاتحَأ ْمأ‬ ‫ كانه ثيدحلا ُةَغ ُل امو ؟ ًةبتكم‬، ‫ٌة ّيبرع مَأ سانلا ِّ لُكل ٌةجراد‬ ‫ىحْصُف‬/

Il me faudra un livre seulement pour passer le temps dans le non-temps

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ou aurais-je besoin d’une bibliothèque? Et quelle langue parle-t-on dans cet endroit? Dialecte pour tous ou arabe classique?

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En se déliant de l’histoire et de la géographie, en atteignant une espèce de lyrisme au second degré, typique des poètes qui “portent en eux mille rossignols”, il efface toute différence entre l’arabe classique et le dialecte dans un monde sans GPS, blanc et spacieux comme le désert, où se promènent Philémon et Baucis, parlant la langue des oiseaux et de la tour de Babel. On perd la partie d’échecs, mais on ne perd pas la terre et le rêve — c’est ce que semble dire le poète à l’Indésirée. L’art de mourir dans la langue arabe connaît diverses nuances et modalités dans les pluriels internes et les déclinaisons, dans l’ombre des formes solaires et lunaires, dans les fonds mystérieux de la lettre nun, à partir de la nappe phréatique d’une langue qui connaît la roche et qui ne perd pas son arôme, sa vigueur et sa densité.


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Sujet politique et souverainetĂŠ



Cosmopolitisme et “guerre des religions” Renato Janine Ribeiro

Dans un article précédent, présenté lors de la rencontre de l’Académie de la latinité à Tunis, fin 2011, nous avons discuté des possibilités d’un “nouveau cosmopolitisme”. L’axe de notre texte était l’opposition entre ce qu’on pourrait appeler le terroir, identifié aux nationalités, et une citoyenneté globale ou mondiale; la Révolution française était, parmi les trois grandes révolutions qui, dans le siècle allant de 1688 à 1791 changent le monde, la seule qui dans son début reconnaissait les droits à “l’homme” dans toutes les contrées du monde (dans sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, votée en 1789) et non seulement à celui qui était né dans un pays particulier (l’Angleterre ou bien les Etats-Unis dans chacun de leur Bill of Rights, datant respectivement 199


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de 1689 et de 17891). Ici il s’agira d’une autre question: le conflit entre l’idéal cosmopolite et l’identité religieuse poussée à l’outrance. L’“autre” de l’universel cesse donc d’être la nationalité ou un ensemble de valeurs plus ou moins liées à la culture dans un espace plus ou moins défini par la géographie et les principes, pratiques et idéaux que partage une population, pour devenir quelque chose de plus flou géographiquement, voire ethniquement, mais bien plus restreint du point de vue de son inflexibilité, je veux dire: des valeurs religieuses d’ordinaire extrémistes. De toute façon, pour les principes concernant le cosmopolitisme, un idéal qui peut s’originer avec le cynique Diogène, contemporain d’Alexandre le Grand mais qui ne fera légion qu’au siècle des Lumières et depuis, je dois renvoyer à cet article qui a été publié dans Les nouveaux imaginaires démocratiques.2 L’enjeu ici est celui de l’identité ou des identités. Nulle société précédente n’a été aussi ouverte que la nôtre à des identités différentes, plurielles, souvent contradictoires. Il y a un siècle, l’éventail des professions était bien plus restreint que de nos jours. Par exemple, si on faisait l’université, cela signifiait que les hommes auraient le choix entre 1  Le Bill of Rights des Etats-Unis est voté en 1789, mais ne sera adopté (“ratifié” par un nombre suffisant d’Etats permettant son entrée en vigueur) qu’en 1791. A titre de curiosité, rappelons qu’entre mars et avril 1939, les trois Etats qui ne l’avaient pas ratifié au 18ème siècle le ratifient eux aussi, pour en commémorer le 150ème anniversaire. 2 “Towards a new cosmopolitanism”, in Candido Mendes (ed.), Les nouveaux imaginaires démocratiques, Rio de Janeiro, Educam, 2011, p. 165-200.


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les diplômes de droit, du génie, de la médecine et quelques autres; les femmes se tournaient surtout vers les cours qui leur permettraient de devenir enseignantes, parfois infirmières. Aujourd’hui on a facilement le choix parmi bien plus d’une centaine d’options. L’identité vous venait en outre comme un paquet. Un homme de classe moyenne deviendrait ingénieur, avocat ou médecin, pratiquerait une religion même s’il ne croyait pas (ma mère n’a jamais vu son père, un pharmacien petit-fils d’Italiens, entrer à l’église), épouserait une jeune fille vierge, ils auraient des enfants, dont elle s’occuperait. De nos jours, tous ces volets sont mis en cause. Il peut avoir une autre profession, ne pas se marier ou vivre avec un autre homme, être athée, agnostique ou indifférent, ne pas avoir d’enfants et, s’il en a, sa femme peut bien travailler comme lui. Elle est finie, l’époque du paquet identitaire. Mais est-ce bien vrai? En vérité, les choses semblent se passer comme ça dans ce que j’appelerai un Occident élargi, qui est plutôt un concept qu’une réalité géographique: en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord (mais, pour le cas des Etats-Unis, surtout dans les Etats qui votent démocrate), en Amérique Latine (mais surtout en milieu urbain et en excluant les religions évangéliques qui y foisonnent), au Japon et dans certains autres pays d’Asie. Certaines de ces nations correspondent à une sorte d’Occident primordial, ce qui ne veut pas dire un noyau dur ou plus important, mais simplement l’Occident qui a maîtrisé le globe terrestre, tandis que d’autres pays forment de différents “Occidents dissi-

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dents”, dont l’Amérique latine, pour laquelle j’ai proposé ce concept de dissidence.3 On est Occidentaux, mais dissidents. Notre culture n’est pas essentiellement celle de la “rule of law” ou de l’empire de la loi; elle accorde une part cruciale à la dimension affective, ce qui peut mener à des autoritarismes — pendant longtemps les régimes de droite se sont montrés plus capables que les démocraties de manipuler les passions; voyez le cas des fascismes — mais, de nos jours, elle mène de plus en plus à des régimes qui réussissent la difficile et assez inouïe inclusion sociale des couches les plus pauvres et démunies de la population. Si les siècles initiaux de la démocratie moderne ont partout été ceux d’une élite blanche, avantagée du point de vue de l’argent et de la culture, nos jours sont de plus en plus marqués par l’avènement de nouveaux sujets4 sur la place publique, dans l’espace po3  Voir notre article présenté à la Conférence de Beijing de l’Académie de la latinité: “Brazil, China, and the emergence of the South”, in Mendes (org.), Humanity and difference in the global age, Rio de Janeiro, Educam, 2012, p. 351-73. 4  Nous employons sujet ici au sens que ce mot a dans les langues latines autres que le français, où “sujet” (ainsi que l’anglais “subject”) peut signifier, en matière politique, celui qui est assujetti, subordonné, donc quelqu’un qui est très au-dessous du citoyen; par contre, le mot portugais sujeito ou celui espagnol subjecto désigne, par opposition à l’objet, celui qui est le sujet d’une action. Il a donc un sens largement positif, actif. Nous n’avons pu ni voulu employer un autre mot en français afin, précisément, d’assurer la condition de sujet de l’action. Autrement dit, nous voulons faire ressortir l’idée que le sujeito de la politique est celui de l’action (dans le cas, politique), non le sujet de l’institution (politique).


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litique, en particulier les pauvres qui, par là, sont en train de quitter leur pauvreté. C’est-à-dire que l’un des principaux traits de la démocratie la plus récente est justement le fait que l’assomption de la condition de sujet politique (l’“empowerment”) marche avec la réduction de la pauvreté; le fait que démocratie politique et démocratie sociale viennent maintenant ensemble; or en Europe de l’Ouest et aux USA, l’intégration sociale des couches les plus démunies date de la fin du XIXème et de la première moitié du XXème siècles. Dans ces deux régions, celle de l’Occident moderne “primordial”, le progrès social a devancé le progrés politique. Les couches plus pauvres ont cessé d’être pauvres sans pour autant devenir des protagonistes politiques. Il y avait très peu de pauvres en Europe de l’Ouest, aux Etats-Unis et au Canada au sens latino-américain du mot vers les années 1960, et cependant la politique était menée par des “Patricians”, des hommes de l’élite, tels Kennedy, MacMillan, de Gaulle. Ce qui se passe de nos jours en Amérique du Sud est tout à fait différent. La percée vers le haut des plus pauvres s’accompagne d’une prise de possession culturelle, sinon politique, de leur part. Il y a un demi-siècle, les sociétés développées acceptaient d’être dirigées par l’élite culturelle et économique; même si tous les citoyens votaient, la plupart savaient bien que le pouvoir n’était pas fait pour eux. Aujourd’hui, il suffit de regarder les leaders élus de plusieurs pays sud-américains — Lula, Evo Morales, Hugo Chávez — pour se rendre compte qu’ils sont de souche pauvre, ou presque. L’imaginaire qu’ils mo-

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bilisent, eux ou bien leurs adversaires politiques, est un imaginaire de plus en plus populaire.5 Il n’est plus vrai que la culture dominante, au moins dans les sociétés actuelles, soit celle de la classe dominante; lorsque le rap, le hip hop, les programmes populaires sur la télé attirent des foules, la culture savante recule. Le procès auquel on assiste rappelle celui de l’avancement de la démocratie, ou du régime des masses, que constatait Tocqueville aux Etats-Unis dans son livre de 1835, De la démocratie en Amérique: ce qui est aristocratique perd son poids, ce qui est démocratique — ou plutôt, démotique — progresse. Parmi les grandes différences entre ce qui s’est passé en Europe de l’OuestAmérique du Nord il y a un siècle, et ce qui est train de se passer en Amérique latine de nos jours, il y a dans le premier cas ce décalage de long terme entre l’économique et le social d’une part, le politique et le culturel de l’autre; et dans le second cas, cette presque-priorité du culturel sur l’économie, ce qui signifie que la pauvreté n’a pas encore été battue en brèche dans ces pays, mais les couches pauvres ne sont plus celles qui ne parlaient pas, celles dont on n’écoutait pas la voix. Ce qui répond, 5  Au Brésil un show-man, Luciano Huck, remporte un grand succès à la télévision populaire. Son programme est dépourvu de toute aspiration culturelle. Mais ses parents sont des professeurs universitaires et il est lié au PSDB, le parti de l’opposition. Il ne travaille pas avec des scandales, ayant toujours souci de soigner son image de bon garçon, mais il n’y a pas de différence entre le répertoire dont il fait usage et celui des pauvres ou ex-pauvres qui supportent le Parti des travailleurs.


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dans les pays les plus riches, à ce processus de démotisation de la politique est sa médiatisation. Les médias sont devenus des puissances partout, mais dans les pays riches leur rôle semble plus fort qu’ailleurs; voyons le phénomène qu’on appelle people en France, qui signifie exactement un “disempowerment” du peuple, du fait que la mise en valeur des personnages people représente exactement la réduction du peuple souverain (France), du “we the people” de la célèbre formule, à un public plus ou moins passif devant une mise-en-scène qui arrache son attention; les questions publiques (la politique, la société) deviennent des non-questions présentées à un public, à un parterre virtuel. La présence, cette caractéristique essentielle de toute politique dès le moment où les Grecs ont commencé de se rassembler sur la place (agora, tó mésson) afin de décider en commun des questions en commun, cette présence que les modes de représentation politique essaient d’émuler depuis deux mille cinq cents ans, risque de disparaître ou d’être réduite à une portion congrue. Et le fait que deux présidents français de suite aient eu leurs histoires d’amour exposées en public en dit long sur la médiatisation du politique: Sarkozy avec son divorce et son remariage, Hollande avec les conflits entre son ex et son actuelle compagne. Cela serait très difficile à concevoir du temps des présidents — de la Vème République,6 bien sûr — qui les ont précédés.

6  Félix Faure, évidemment, était un cas très différent. Mais il n’avait guère de pouvoir.

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Une conception laïque de la société

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Ceci dit, que la culture politique des pays dont l’occidentalité est plus ancienne ou plus solide (sans que cet adjectif expose un jugement de valeur soit positif, soit négatif) accorde davantage d’importance aux médias et ait séparé l’émancipation économique et la politique de ses ex-pauvres, que la culture politique des pays à occidentalité dissidente fasse ressortir l’affectivité dans la politique et fasse cheminer en même temps l’“empowerment” économique, social, politique et culturel de ses ex- et encore-pauvres, tous les pays dont on a parlé jusqu’ici partagent une conception majoritairement laïque de la vie sociale. Laïque veut dire en français avant tout celui qui n’appartient pas à une confession et spécifiquement, dans le cas des religions à clergé, celui qui n’a pas professé cette religion, qui n’appartient donc pas à son clergé; cependant, dans d’autres langues, dont l’anglais et également le portugais, ce mot peut désigner celui qui est étranger à une profession7 — que ce soit la profession de foi (religieuse), que ce soit l’exercice d’un métier professionnel. Nous suivrons ici, même si nous écrivons en français, la leçon qu’apportent les autres langues concernant une laïcité qui n’est pas que le refus de la position cléricale, mais également de toute position qui prétend être celle de la spécifité trop restreinte. Le professionnel est celui qui renonce 7  En anglais, par exemple, layperson ou layman est celui qui n’est pas

l’expert dans un secteur donné de la connaissance; ce mot désignait dans son origine quelqu’un qui n’appartenait pas au clergé, explique le Oxford English Dictionary.


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donc à sa laïcité, et le fait au cours et à la suite d’un long travail d’entraînement sur une voie précise. Il devient un expert. Il fait profession de foi d’être médecin, avocat, ingénieur: il est un expert, c’est une affaire de connaissances pratiques; il est un professionnel, c’est une question de foi. Il est donc à cheval sur le savoir, un savoir il est vrai pratique, et la foi, deux filières dont la distinction a été travaillée dès le XVIIIéme siècle, en particulier par Kant et ses disciples. Il faut ici ajouter que son savoir ne lui suffirait pas, s’il n’était pas doublé d’une foi, dont la nature rappelle ce que Husserl appelait l’éidétique. C’est dire qu’il regarde les choses selon sa spécialité à lui. L’éidos du droit relève donc moins d’une prétendue nature de l’objet (les rapports humains) que du regard qui est porté sur lui et le constitue: les rapports humains sous l’aspect des droits et des obligations. Un avocat se plaira à considérer les choses humaines du point de vue du droit, ce qui lui vaudra par contre une certaine cécité à l’égard de ce qui n’en relève pas. Je me souviens de l’écrivain brésilienne Gloria Kalil, qui disait que lors des successions, les héritiers se réunissent doublés de leur avocat, lorsqu’ils devraient se faire accompagner plutôt de leur psychanaliste: ce qui est en jeu lorsque votre père se meurt n’est pas l’argent que vous allez recevoir, c’est plutôt l’amour que vous croyez ne pas avoir reçu et que jamais vous n’aurez, s’il est déjà décédé (probablement vous ne l’auriez pas même s’il était encore vivant, du moins dans la mesure de vos désirs). C’est pourquoi, d’ailleurs, parmi les meilleurs opérateurs du droit, augmente constamment le nombre de ceux qui fréquentent la psycha-

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nalyse, la psychologie, afin justement de pouvoir suppléer aux carences de ce que peut apporter une structure des rapports humains addicted aux droits et aux obligations, insuffisante donc pour saisir la complexité des autres relations que nous entamons. Voyons par exemple l’expression “en pleine jouissance de ses facultés mentales”. En langage juridique cela va de soi; cela signifie que la personne a une certaine (au fait, jamais totale, mais disons: prédominante) maîtrise de ses facultés mentales. Jouir a donc un sens tout à fait différent de celui que nous lui accorderions en psychologie, surtout après les libérations sexuelles survenues depuis un siècle. La jouissance du juriste renvoie au contrôle, à la maîtrise, à la conscience de soi et de ce qui est autour de soi. Dès qu’on parle sexualité, pourtant, la jouissance devient perte. Elle est perte de soi en l’autre. Elle met fin à l’idée même de “soi”, à moins évidemment de faire du rapport sexuel l’occasion d’une possession, d’une conquête, d’une maîtrise de l’autre — ce que faisait par exemple Don Juan, dans sa légende ou mythe; mais cela fait rater exactement ce qui est vraiment décisif dans la “petite mort”, le fait de se rendre à une expérience qui dépasse les identités séparées. Autrement dit, le mot jouir dans son acception juridique établit de soi à soi un rapport de maîtrise, de possession, qui rappelle celui du sujet à l’objet; son dérivé non-juridique, sexualisé, refuse cette distinction du sujet et de l’objet et opère une con-fusion entre les termes. Dans un rapport sexuel, qui est exactement là où le mot de jouissance se


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réenracine après avoir plus ou moins quitté l’ambiance juridique, la jouissance est perte, disions-nous; mais telle est peut-être surtout l’expérience masculine; il est fort probable que ce soit pourquoi les mâles, au long de l’histoire, aient autant tenté de contrôler la sexualité féminine, qui ne connaît pas de période d’absence de désir après l’orgasme: une femme peut avoir plusieurs rapports sexuels complets de suite, ce dont un homme n’est pas capable; c’est probablement pour compenser ce qu’ils perçoivent comme une infériorité vis-à-vis des femmes que des hommes ont contrôlé leur vie sexuelle; c’est possiblement pourquoi les harems ont été composés de femmes, même si un homme ne pourrait les satisfaire toutes, plutôt que d’hommes, dont une femme pourrait bien jouir successivement. Bref, la jouissance désétablit, plutôt qu’elle n’établit; il s’avère donc, pour retourner à la question dont on parlait, qu’un avocat aura tendance à y penser du point de vue du droit, plutôt qu’à celui de la sexualité; le contraire se produira lorsqu’il s’agira d’un psychologue ou sociologue, bien sûr, mais là on aura maille à des moins-professions, à des activités qui ne sont pas aussi “professionnelles” que celles de l’avocat, du médecin, de l’ingénieur; c’est comme si beaucoup parmi les nouvelles professions, celles qui datent du XXéme siècle, étaient plus interdisciplinaires que les trois grandes traditions du Droit, de la Santé, du Bâtiment; et pourtant un regard professionnel se distingue encore par le fait qu’il est toujours une pluralité de non-regards. Du moment où je regarde la psyché, j’écarte le droit, le bâtiment,

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parfois la santé physique; en outre, je mets en veilleuse la sociologie, la politologie, la littérature, à certaines exceptions près. C’est pourquoi il y a une “profession de foi” au cœur de tout choix professionnel: on renonce à la laïcité de celui qui peut tout fréquenter. Il est cependant des domaines où la laïcité s’impose. Il n’est de métier plus laïc — donc, de non-métier — que celui de citoyen, sinon celui d’être humain: on n’est homme et femme, père ou mère, enfant que dans la mesure où on n’a pas de profession ou métier. Tout celui qui fait de ces positions un métier ou une profession contrevient, ne serait-ce qu’en partie, à son humanité. Le contrepoint de la laïcité comme mode de vie est l’intégrisme. Il ne s’agit pas, malgré son nom, d’un souci de l’homme intégral, comme le voudrait par exemple un Jacques Maritain, qui dans son Humanisme intégral (1936) accepte d’ailleurs la démocratie et la laïcité; bien au contraire: ce que fait l’intégrisme, c’est de constituer une mince partie de la vaste et contradictoire expérience qu’est l’humanité comme son intégralité. Il s’agit donc d’un coup d’Etat sur l’esprit et les attitudes des hommes; la partie est présentée comme étant le tout: pars pro toto; c’est une synecdoque, mais très poussée; il ne s’agit pas de dire visage pour signifier personne, voile au lieu de bateau, mais de dire “une telle foi” pour supposer homme authentique, une telle interprétation d’une certaine religion pour signifier toute personne (d’ordinaire du sexe masculin) qui méritera être titulaire de droits (et de droits assez limités, parce


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qu’ils ne pourront être employés que selon les règles, par exemple, la charia.8 Foi, savoir, doute

La foi repousse par là le savoir, tout savoir. Mais c’est une foi qui se présente comme un savoir, comme le savoir. Or il n’est peut-être de meilleure définition de la foi que celle attribuée, semble-t-il à tort, à Tertullien,9 Credo quia absurdum: je crois parce que c’est absurde (au lieu d’une possible version bien-pensante, médiocre: je crois parce que ce n’est pas absurde, ou en dépit que ce soit, ou que cela paraisse, absurde): l’expression condense parfaitement la situation du vrai fidèle, qui est toujours en passe de devenir non-croyant; ne croit que celui qui vit toujours au bord de perdre sa foi; la foi est un pari, l’a bien dit Pascal, et s’il en retire l’idée que c’est un pari avantageux (si on perd on 8  Dès que le seul titulaire de droits est celui qui accepte une vision totalitaire du monde, le mot “droit” devient vide de sens. Il peut bien jouir de certains avantages dans la société où il vit, mais il n’a pas de droits, parce qu’il ne peut s’éloigner de ce que lui enjoigne le totalitarisme dont il constitue l’un des supporters. Donc, que ce soit sous le joug de la charia ou celui du fascisme, il sera faux de dire que les droits sont réservés à quelques-uns. À dire vrai, dans ces régimes personne n’a de droits. 9  La citation correcte de Tertullien est “Crucifixus est Dei Filius: non pudet quia pudendum est; et mortuus est Dei Filius: prorsus credibile est, quia ineptum est; et sepultus resurrexit: certum est, quia impossibile”, dans La chair du Christ, V, 4, qui se traduit comme suit: “Le fils de Dieu a été crucifié: je n’en rougis pas, parce que c’est à rougir. Le fils de Dieu est mort: c’est d’emblée croyable, puisque c’est inepte; enseveli, il a ressuscité: c’est certain, parce que c’est impossible.” La littérature ne semble pas être d’accord en ce qui concerne l’attribution de ce formidable mot qu’est Credo quia absurdum.

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ne perd rien, par contre si on gagne on emporte tout), c’est peut-être afin de réduire sa très janséniste angoisse, qui le mènerait à vivre la foi plutôt tragiquement. Mais la foi de l’intégriste est une foi triumphans. Elle croit triompher. Or foi et doute ne sont pas antagoniques. C’est exactement par là que la foi peut paradoxalement se rapprocher du savoir. Tout savoir qui ne se met pas en cause, pour employer une idée qu’on pourrait dire nietzschéenne,10 ou tout savoir qui ne se pose pas comme falsifiable, pour reprendre la formule due à Karl Popper, est un piètre savoir. Le savant — le scientifique, pourrait-on dire — a son savoir toujours en sursis. Il ne s’agit jamais d’une propriété, mais plutôt d’un trust, de quelque chose qu’on a entre ses mains d’une manière toujours précaire, comme l’aurait un trustee ou un fidéicommissaire. Je suggère donc qu’entre la vraie foi et le vrai savoir, il existe des points en commun, dont le doute, dont le risque. Le vrai homme de foi n’est peut-être pas celui qui croit sans aucun doute, mais plutôt celui qui sait que mince est sa certitude. Au contraire du pari pascalien, le sien n’est pas assuré de lui apporter un gain. Il parie, c’est vrai, mais si ce mot de pari peut être convenable pour son attitude, ce n’est pas à cause du solde favorable qu’il aura toujours (chez Pascal, un gain s’il y a le Ciel, une non-perte si le Paradis n’existe pas), mais à cause du fait qu’il ne sait jamais si ce que promet la religion est vrai ou ne l’est pas. De nos jours, 10  L’exergue du Gai savoir: “J’habite ma propre demeure, / Jamais je n’ai imité personne, / Et je me ris de tous les maîtres / Qui ne se moquent pas d’eux-mêmes.”


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ce risque s’est bien atténué. Un homme de foi “civilisé”, démocratique, ne craindra plus d’aller en enfer s’il choisit la fausse religion. Il y a encore quelques décennies, beaucoup craignaient, s’ils étaient catholiques, qu’en épousant une protestante ou une juive ils risquaient soit la damnation de leurs âmes, soit du moins leur exclusion du Paradis, que ce soit pour eux ou pour leurs enfants; aujourd’hui un certain consensus s’est établi, depuis surtout l’“aggiornamento” mené par le pape Jean XXIII, autour de l’idée que toute religion peut mener au salut, donc la mission, le prosélytisme, la catéchèse ont perdu de leur importance relative. Il est désormais impératif d’assurer le dialogue entre les religions, plutôt que de mener une guerre pour la sienne, contre toutes les autres, considérées comme des suppôts du diable. Vers le salut de tous

Les dogmes deviennent dans une certaine mesure des métaphores. On assiste à une métaphorisation, et par là une relativisation, des principes qui divisaient les religions. Ils deviennent comme des formes de liturgie. Ils relèvent de ce que Melanchthon appelait les “adiaphora”, les choses indifférentes. Pour plusieurs réformateurs du XVIéme siècle, et ce principe sera repris par des hommes du XVIIème, il est essentiel que la vie religieuse soit réglée, qu’on ait des formes de culte prescrites, qu’il n’y ait pas dans le même Etat la liberté dans une même religion pour chaque fidèle ou sacerdote de mener le culte à sa guise; il faudra que le clergé d’une même religion s’habille, prêche, circule dans le

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temple selon les manières prescrites; mais cela ne signifie pas que cette manière soit la seule valable aux yeux de Dieu. J’ai étudié le cas hobbésien pour les choses indifférentes. Hobbes n’emploie pas le mot stoïque d’adiaphora, mais sa conception de la religion en est tributaire. Toute religion est religion d’Etat, sinon des querelles auront lieu qui finiront par détruire toute vie sociale. Son problème est donc assez proche du nôtre, c’est-à-dire, est-ce que les (nouvelles) guerres de religion auront pour effet de détruire tout tissu social — aujourd’hui non plus le tissu intra-Etat, mais celui entre les Etats, celui de la coexistence entre les hommes de tous les bords? Lorsque le souverain est chargé par Hobbes d’établir la religion que tous doivent suivre, on remarque que le philosophe est très discret en ce qui concerne les dogmes ou les principes de toute religion. Il se déclare chrétien, mais limite le christianisme à un petit noyau dur, qui est “Jésus est le Christ”. Cela signifie, pour résumer, que si on se repent de ses péchés et que l’on promet de ne plus pécher, on sera accueilli par le Rédempteur. Le minimum qu’on puisse en dire est que toute confession chrétienne est donc admise comme suffisante pour le salut; et on pourrait aller plus loin, et suggérer que toute religion, même si elle ne se dit pas chrétienne, mais où il y ait lieu pour que le fidèle se repentisse et se corrige, sera englobée dans cette définition, prenons le mot qui va suivre dans son sens grec, assez “catholique”...11 Par là peu importe si le 11  Une autre possibilité serait de dire “œcuménique”.


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pain et parfois le vin qu’on partage ensemble dans le culte chrétien sont ou représentent le corps et le sang du Christ; Hobbes est dur contre les catholiques, il dit que l’idée de manger le corps de Notre Seigneur est une bêtise, mais il ne les condamne pas à la damnation. Ce noyau dur de la foi chrétienne suffit, disais-je, mais il faut ajouter l’obéissance aux lois du souverain; donc si je dois professer que le pain est (ou représente) Jésus-Christ, je ne commets pas d’hérésie, de même que je n’en commets pas si j’adore Dieu devant un autel placé au bout de la nef (les catholiques) ou devant une communion-table sise au milieu de la nef (certains protestants). Le dogme, en-dehors du noyau dur, et la liturgie figurent parmi les choses indifférentes, que doit ordonner le législateur, mais il le fera pour des raisons de police — c’est-à-dire: d’ordre social — et non de foi.12 L’équivalent moderne serait de comprendre que peu importe si on roule à gauche comme les Anglais, à droite comme le “rest of the world”; mais il faut absolument que dans la même polity on roule en suivant la même loi. C’est une affaire, disait-on à l’époque, de police: il faut que la polis règle, qu’elle police, certains mœurs. De nos jours, sur une colonne où les différences comptaient beaucoup, ce qui était marqué cesse de l’être. Les catholiques étaient les seuls sauvés parce qu’eux seuls obéis12  Les questions suscitées dans ce paragraphe ont été développées dans mon Ao leitor sem medo — Hobbes escrevendo contra o seu tempo (Au lecteur sans peur — Hobbes écrit contre son temps), São Paulo, Brasiliense, 1984, chap. VII.

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saient au successeur de Saint-Pierre, le pape de Rome, désigné lui-même par Jésus-Christ comme la pierre sur laquelle serait bâtie Son Eglise; or cette opposition n’est plus marquée, elle cesse d’être une différence, qui mène à des différends, elle se réduit à une distinction, elle n’est plus pertinente pour le salut. Les protestants soutenaient la prédestination, les catholiques croyaient à l’importance des œuvres et également aux indulgences; peu importe, désormais. Du moment que vous croyez au Dieu chrétien, vous pouvez tous être sauvés. Mais les Juifs, les Musulmans? Du moment que vous croyez à un seul Dieu, vous serez tous sauvés. Mais les peuples qu’on appelait animistes, nombreux en Asie, en Afrique, en Amérique latine? Du moment que vous pratiquez le bien en tenant compte de quelque chose qui vous transcende, vous pouvez avoir le salut. Dans l’espace d’un demi siècle, une vaste aire de tolérance s’est ainsi établie de par le monde. Le partage du vrai et du faux s’est réduit extraordinairement. On est devant le cosmopolitisme en matière religieuse, ou de foi. Mais un problème se produit ici. Cette convergence des religions et des fois vient de pair avec une mise en veilleuse, ou même à la retraite, du salut. De moins en moins de fidèles croient à la vie éternelle. Les récompenses et les châtiments quittent la scène, ou du moins en quittent le devant. On ne voue plus l’autre, l’ennemi, à l’enfer, mais on ne se propose plus d’y aller. Ou du moins cela cesse d’être un souci primordial. Voyons la “bonne mort”, à laquelle tant d’églises de l’époque coloniale ont été vouées au Bré-


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sil. On n’en bâtit plus. Si on demande à l’un de nos contemporains ce qu’il pense être la bonne mort, il vous répondra: une mort sans souffrance, de préférence une mort qui vous prenne au dépourvu. Or telle était justement la mauvaise mort; je ne dis pas que la bonne mort serait celle qui vous ferait souffrir, mais c’était celle qui était annoncée, qui vous mettait au lit, qui vous donnait le temps de vous réconcilier avec vos amis, vos ennemis, votre vie, de vous repentir, de corriger le mal que vous auriez fait; une mort qui vous disait son nom, qui s’identifiait en tant que telle; une mort dont la préparation était ce qui comptait; une mort qui était une grande et ultime occasion de sociabilité, des cousins et des neveux faisant des centaines de kilomètres pour vous voir une dernière fois; une mort qui ne se cachait pas, ces visiteurs ne vous disant pas que vous étiez aujourd’hui en meilleure forme, ou que bientôt vous iriez vous lever du lit et reprendre vos courses; ou plutôt, ils pourraient bien dire cela, mais tous, vous le premier, sauriez que c’étaient des mensonges pieux, des “white lies”, qu’il s’agissait plutôt d’un au revoir, parce que vous vous reverriez un jour au paradis, qui saurait quand? Or aujourd’hui tout mène vers une mort désemantisée. L’hygiène du milieu hospitalier en est le symbole. Au Brésil et je crois que cela vaille ailleurs, si quelqu’un se meurt à l’hôpital un permis d’ensevelir est issu automatiquement; ou bien, si cette personne a un médecin qui s’occupe d’elle et atteste une causa mortis, elle pourra être enterrée sans problèmes; mais, si elle se meurt sans qu’on sache quelle a été la cause de son dé-

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cès, il faudra que son corps attende plusieurs jours à l’Institut médico-légal jusqu’à ce qu’une autopsie permette de savoir pourquoi elle est morte; ce besoin légal d’une justification médicale à la mort fait en sorte qu’on ne désire pas la mort à la maison. Il faut être hors de chez soi pour mourir. La mort est unheimatlich. Elle ne fait plus partie de la vie. Or, ce qui a changé est peut-être le rôle du salut. Avec le salut, la mort était quelque chose, à la limite, de désiré. Du moins, la croyance en un Au-delà de meilleure qualité était quelque chose qui atténuait la douleur du départ ou de la séparation. Partir desta para melhor, “partir de cette [vie] pour une [qui soit] meilleure” était une expression classique, quoique un peu ironique, pour la mort en langue portugaise. Je ne crois pas que tous y croyaient, sinon la peine de mort n’aurait jamais eu un pouvoir dissuasif, mais de toute façon c’était une atténuante à la peur de la mort. Plusieurs, parmi les protestants brûlés vifs par Mary Tudor, se disaient au revoir au moment d’être ligotés au bûcher, en se promettant de se revoir le soir même, chez Jésus.13 Aujourd’hui cette croyance ne joue pas de rôle comparable. La discussion sur l’Au-delà a perdu beaucoup de son poids. Donc, le bilan de ce cosmopolitisme religieux a quelque chose de décevant. La tolérance religieuse a beaucoup augmenté. Les interdits non-moraux, purement religieux, deviennent, disons-le avec un clin d’oeil à l’esprit des Lu13  Foxe, Book of the martyrs (1563). Il s’agit d’un livre “vivant”: on en trouve des éditions actualisées, c’est-à-dire, qui ajoutents aux martyrs sous le règne de Marie Ière des religieux tués même au 20éme siècle.


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mières qui inspire cette transformation, un symptôme, un geste cordial, un signe de respect au divin et d’appartenance à une communauté. Mais ils cessent d’être une cause de damnation. Les dix commandements ne sont plus pris à la lettre. Le catholique qui ne jeûne pas les vendredis de la Carême, le juif qui mange du porc ne sont pas damnés pour autant. Mais le problème est que si personne n’est plus damné... personne n’est sauvé. La paix entre les religions, une conquête décisive de ce demi-siècle qui commence avec le Concile Vatican II, s’ajoute à une perte de pouvoir de la religion au sein des populations, du moins, occidentales. Le salut chez les intégristes

Or en même temps, d’autres religions prennent de la force, je me corrige: un autre concept de la religion. Il s’agit d’une conception selon laquelle il y a le salut et il est réservé à ceux qui pratiquent la vraie foi. Jusque là on assiste à une survie des anciennes conceptions, on voit une tradition qui résiste à partir. Ce sont les intégrismes. Ce qui choque, c’est que même des intégrismes en guerre partagent le concept de ce qu’est ou doit être la religion. Je prends un signifiant qui date du 11 septembre 2001 et de ses lendemains immédiats. Juste après l’attaque contre les Tours jumelles, le président George Bush a été emmené par le Service secret, a-t-on raconté dans les journaux, dans une grotte profonde et cachée. C’était l’endroit où il pourrait être le mieux protégé. Deux ou trois jours après, Osama bin Laden a dit au revoir aux habitants de Kaboul et est

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parti, à cheval, vers les montagnes de Bora-bora, où il s’est caché, disait-on, dans des grottes. Les deux principaux protagonistes du conflit sont donc partis vers la même date pour des lieux cachés, souterrains et profonds. Ils se soustrayaient à la lumière du jour. Ils vivaient dans les profondeurs, dans ce qui est occulte; at-on de meilleure métaphore pour l’intégrisme religieux? Osama parlait de Djihad. Bush, dans un discours qui a été un chef-d’œuvre de mauvaise politique, a conclamé le monde à mener, contre le terrorisme, une... croisade. Lui et, ce qui est pire, ses conseillers n’avaient pas une idée des mauvaises résonances de ce nom auprès des musulmans. Les deux grands antagonistes avaient donc quelque chose en commun: un certain intégrisme. Il est vrai que la plupart des citoyens des USA ne partagent pas l’intégrisme de Bush, et qu’évidemment il y avait dans son pays de plus intégristes que lui. Mais il est également vrai que la plupart des Musulmans ne partagents pas l’idéal d’une djihad menée comme une guerre religieuse contre tous les nonmusulmans. D’ailleurs le meilleur signe de cet esprit nonbelliqueux, non-intégriste de part et d’autre réside dans le fait que chez les Musulmans comme chez les Américains, les intégristes s’attaquent souvent et parfois plutôt à leurs “confrères” non-intégristes. Celui qui est “tiède” est perçu comme un traître, qui menacerait l’identité religieuse du dedans; il est donc plus dangereux que l’ennemi tout court. La guerre des religions, présente dans les intégrismes chrétiens (aux USA mais aussi en Norvège, quand Anders Breivik tue 77 personnes en 2011, et aux Pays-Bas, où des


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politiciens et des footballeurs répandent des propos racistes), juif (l’occupation des territoires palestiniens par des colons qui, tout en étant une assez petite partie de la population d’Israël, deviennent à eux seuls l’une des grandes menaces à la paix mondiale), musulman (l’Al-Qaeda), hindou (le BJP qui a déjà exercé le pouvoir fédéral et qui a nourri la haine contre les musulmans), paraît ainsi à première vue relever d’une tradition qui se poursuit. Elle serait une relique, un vestige, une trace, si puissante soit-elle. Mais là est justement le problème. Des reliques, des vestiges et des traces sont ce qui est en train de disparaître. On faisait le culte aux reliques parce qu’elles étaient en petit nombre — si bien qu’il fallait en produire sans arrêt; la croix de Jésus-Christ devrait avoir eu des milliers de clous. Les traditions sont en perte de vitesse depuis la célébration, par la Révolution française, de la nouveauté, ce qui a causé la perte de légitimité de ce qui est ancien (voyez l’opposition du mot “ancien régime”, qui date de la révolution elle-même, et de la phrase de Saint-Just, “Le bonheur est une idée neuve en Europe”.14 L’ancien, le vieilli devient négatif, tandis qu’on fait l’éloge de ce qui est inédit. Dans les entreprises, on parle aujourd’hui d’ “innovation”. Tout ce qui est neuf est positif — du moins dans le vaste espace occidental dont on a parlé dans les premières pages de cet article.

14  Le 15 ventôse an II (3 mars 1794), Saint-Just, présente à la Convention nationale une proposition de loi pour confisquer les biens des ennemis de la Révolution, prévoyant de les distribuer parmi les patriotes pauvres. C’est dans ce discours qu’il proclame: “Le bonheur est une idée neuve en Europe.”

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L’intégrisme gagne de la vitesse

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Or ce qui tranche avec ce consensus est la perception tenace d’un regain, et non seulement d’une persistance, de ce qu’on disait traditionnel. L’intégrisme n’est pas un reste, en voie d’extinction. Il est quelque chose qui éclôt, qui pousse, qui fait une (ou plusieurs) percées. Il n’est pas confiné dans les limites extérieures de l’expansion de la mondialisation. Pourquoi? Pourquoi est-il vivant, puissant? Avant tout il faut définir l’intégrisme, et son corollaire la guerre des religions, par un refus net et clair de la modernité et de ses projets. C’est une guerre en règle menée contre l’esprit des Lumières. Ce qui signifie que la guerre des religions ne l’est qu’en apparence. En fait, ce n’était pas au christianisme que Bin Laden s’en prenait, mais à un esprit qui dérange aussi bien les Juifs ultra-orthodoxes que maints chrétiens du Bible belt américain. Les membres de l’Al-Qaeda peuvent identifier toute personne de souche européenne à des chrétiens, mais au fond ils sont plus proches de beaucoup d’électeurs républicains aux Etats-Unis que des citoyens qui ont peuplé la place Tahrir contre Moubarak. Le refus de la modernité reprend des mots qui étaient déjà au Syllabus de Pie-IX.15 Remarquons que la dernière 15  Parmi les propositions condamnées par le Syllabus, je cite: XV. Il est libre à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie d’après la lumière de la raison. XIX. L’Église n’est pas une vraie et parfaite société pleinement libre; elle ne jouit pas de ses droits propres et constants que lui a conférés son divin Fondateur, mais il appartient au pouvoir civil de définir quels sont les droits de l’Église et les limites dans lesquelles elle peut les exercer. LV. L’Église doit être séparée de l’État, et l’État séparé de l’Église.


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proposition du Syllabus condamne précisément “le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne”. Le fait que les intégrismes s’attaquent en particulier à la liberté des femmes et à l’égalité des sexes, ayant en horreur par exemple l’homosexualité, est significatif. La liberté des femmes est d’ordinaire ce que les conservateurs extrêmes haïssent le plus. Le sexe, la liberté d’expression, bref, tout ce qui caractérise les libertés conquises depuis les Grandes Révolutions modernes, aussi bien que la perte ou le foisonnement de repères distinctifs de la post-modernité, voilà ce que détestent les intégristes. Ni modernité, ni post-modernité ne sont de leur goût. Mais, du fait même que leur premier grand texte de référence est probablement ce Syllabus de 1864, il serait faux de caractériser l’intégrisme comme une offensive contre l’Occident; beaucoup d’Occidentaux ont partagé les valeurs de Pie-IX et, si les valeurs des Lumières ont gagné beaucoup de terrain depuis la 2ème Guerre mondiale, dans les dernières années on a assisté à une nouvelle poussée de la tradition anti-républicaine et anti-démocratique partagée par le pape du XIXème siècle aussi bien que LVI. Les lois de la morale n’ont pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du tout nécessaire que les lois humaines se conforment au droit naturel ou reçoivent de Dieu le pouvoir d’obliger. LXXVII. A notre époque, il n’est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes. LXXVIII. Aussi c’est avec raison que, dans quelques pays catholiques, la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes particuliers. LXXX. Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne.

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par Al-Qaeda, et rien n’indique que ce mouvement soit en train de toucher à sa fin. Pourquoi?

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L’explication la plus directe pour l’actuelle poussée intégriste, et qui vaut pour la plupart des individus concernés, dit qu’il s’agit d’une réaction des “damnés de la terre”, des grands exclus qui sont des milliards d’êtres humains, dont la plupart vivent dans des sociétés démunies, pauvres, parfois misérables. Ils sont témoins des gains et des richesses des sociétés intégrées. Ils assistent souvent à la télévision et connaissent les richesses dont ils sont exclus. Dans des sociétés traditionelles, ou bien les démunis n’étaient pas informés des privilèges dont jouissaient les nantis, ou bien ils acceptaient d’être exclus du luxe, du supplément, si au moins ils assouvissaient leur faim. Or cette situation n’existe plus, et là est la première grande différence entre les exclus de nos jours et ceux d’antan. Je crois pouvoir suggérer que la faim, aussi bien que l’extrême exclusion, sont difficilement tolérables. Les sociétés les plus conformistes se sont quand même révoltées lorsque leurs membres ont vécu la faim, la soif, des carences formidables en termes d’habitation et de vêtement. La révolte n’a pas lieu tout de suite mais, à un certain moment, même les peuples chez lesquels on a inculqué le mieux l’acceptation de leur lot subalterne s’insurgent contre l’exclusion extrême. Dans les dernières années, des études ont insisté sur l’importance des rites et des mythes pour renforcer l’obéissance aux pouvoirs en place; mais souvent ils oublient que


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l’esprit des gens n’est pas une table blanche sur laquelle on inscrit n’importe quoi. Presque toute société paysanne a vécu une ou plusieurs jacqueries. Mais, ceci dit, l’information était raréfiée. Des fois, les pauvres ne savaient même pas comment vivaient les riches. Le plus important, néanmoins, était autre chose. En fin de compte, les pauvres acceptaient l’inégalité. S’ils avaient de quoi manger, le fait qu’il y a eût des distinctions de classe parfois assez poussées était vécu comme quelque chose de naturel, à l’aide bien sûr de beaucoup d’outils mythiques et rituels. Ils comprenaient qu’il serait impossible de faire en sorte que tous accèdent au luxe, au non-nécessaire, au beau, au superflu. C’est ce qui a changé, de nos jours. D’abord, il y a le déluge de l’information. Tous connaissent ou peuvent connaître le train de vie des très riches. Les médias en font des personnages à la portée de nos yeux. Mais cela ne suffit pas à engendrer le profond malaise dont il est question. Il faut en plus qu’on se demande: pourquoi jouissent-ils de tout ce superflu, et pas moi? (ou, dans le cas des révolutionnaires, pas les autres? pas ceux qui n’ont même pas le nécessaire?). Donc la question de fait (ils jouissent) ne suffit pas, il faut en plus une question de droit (qu’est-ce qui fonde leur droit au luxe devant la carence de tant d’autres gens au monde?) pour susciter des révoltes. L’intégrisme ne débouche donc dans la guerre que quand il y a cette question de droit. L’intégrisme est donc, du moins lorsqu’il devient remarquable, une révolte. Une révolte conservatrice, soit, mais quand même une révolte. Ce n’est pas par hasard si des cliniques d’avortement ont été attaquées par des mi-

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litants d’extrême droite aux Etats-Unis; ils croient être une majorité opprimée. Ils croient que le monde, dominé par les libertés modernes et le flou identitaire post-moderne, les exclut. L’élève de la madrassa à Kandahar et le Bible belter du Kentucky partagent cette conviction. C’est une révolte sans révolution, une révolte pour empêcher la révolution. Et par là on est passé de la misère comme le grand combustible de ce conflit pour en venir à un sentiment d’exclusion radicale. Je n’ai pas accès au luxe, donc je vole et je tue pour en avoir; c’est ce que font les trafiquants de drogues des favelas de Rio de Janeiro, dont certains disent, un peu à l’instar d’Achille chez Homère, qu’ils savent qu’ils vont mourir jeunes mais désirent avoir une vie qui flambe, pleine de plaisirs et d’éclat. Je n’ai pas accès au luxe, donc je vole et je tue pour en finir avec lui: c’est ce que font les intégristes qui passent à l’acte en faisant du terrorisme contre des cibles qu’ils identifient aux Etats-Unis. Dernièrement, je n’ai pas accès à l’élite dominante qui lit le Times et boit du café latte, donc je vote Tea Party. C’est plus pacifique, semble-t-il, mais cela mène à l’invasion de l’Irak et à Guantánamo, donc ce n’est pas pacifique du tout. A quoi cela se doit-il, c’est la question inévitable que l’on se pose, l’actuelle percée de l’intégrisme et donc des guerres à motivation “religieuse” (nous dirions plutôt à motivation intégriste, bien sûr)? La première réponse ne peut être qu’un coup de chapeau aux Lumières. Si l’esprit des Lumières trouve aujourd’hui ses premiers grands ennemis depuis la défaite des fascismes il y a soixante-dix ans, ce serait parce qu’il n’y a pas assez de Lumières. Ce n’est donc


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pas une limite du concept même des Lumières, ce n’est pas son insuffisance conceptuelle à penser et à refaire le monde; c’est que dans le domaine des faits, les Lumières n’ont pas été suffisamment appliquées. Evidemment nous parlons de Lumières updated, aggiornate; il y a eu la contribution de Marx et celle de Freud, sur laquelle mon ami Sergio Paulo Rouanet a écrit son beau livre A razão cativa,16 la raison esclave, où il montre comment Freud a su donner un nouvel élan à une raison qui, dans les Lumières historiques, qu’il appelle du nom ibérique d’“Ilustração”, était encore sous la captivité de préjugés d’une raison insuffisante à rendre compte de ce qui la conditionne; mais ce que Freud, parmi d’autres, nous a apporté n’est pas une victoire de l’irrationnel, c’est exactement l’élargissement de la raison, qui permet l’existence d’un “Iluminismo” ou Aufklärung porteur d’avenir. Je suis d’accord avec Rouanet sur presque tous ses points. On pourrait ajouter que la raison du XVIIIème siècle, voire celle enrichie par Marx et Freud, sont encore trop redevables à l’Ouest; que donc il a fallu et il faudra les contester ou les enrichir — et le choix du verbe dit presque tout — par les apports des sociétés non-européennes; j’en ai parlé lors de la rencontre de l’Académie à Beijing,17 il y a l’Occident dissident, où l’affectivité a une portée qu’elle semble avoir ratée dans les sociétés d’Atlantique nord, et il y a l’Asie, où des pays comme la Chine et l’Inde montrent 16  A razão cativa, São Paulo, Brasiliense, 1985. 17  Déjà mentionné aux premières pages de cet article.

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que, du fait de leur dimension, ils peuvent faire un tri entre ce qu’ils souhaitent accepter de la culture occidentale et ce qu’ils désirent garder de la leur, évidemment en faisant subir aux deux de remarquables changements. Mais le dispositif d’explication reste le même. L’échec des Lumières n’en est pas un, parce que ce n’est qu’une absence de lumière, ce n’est pas l’impuissance des Lumières à bâtir un monde juste où soit en plus réduite la part du malheur. Mais cette explication est-elle la bonne? Elle me fait trop penser à l’anecdote de l’anglais qui désirait que son cheval vive sans se nourrir. A un certain moment, il va de soi, l’animal est mort. Son explication: “Dommage, justement lorsqu’il apprenait à vivre sans nourriture...” Ce schéma explicatif, on le trouve souvent. La Grande Guerre s’est terminée par la défaite allemande, mais les militaires et les nazis ont cultivé la légende du poignard dans le dos, responsabilisant l’ennemi intérieur, marxiste ou juif, de l’écroulement du Reich. Donc, encore un effort et on aurait vaincu. Souvent, c’est exactement l’irruption du politique là où est sa demeure, mais d’où on désire le cacher, qui suscite ce reproche. Les Etats-Unis auraient vaincu le petit Vietnam si la population avait conservé son soutien à leur guerre en Indochine. Mais, en démocratie, c’est justement ce soutien qui n’est pas un reste, un “dernier effort”, mais la question primordiale: désire-t-on, oui ou non, s’empêtrer dans une guerre sans avenir et sans légitimité? D’ordinaire, il s’agit d’un raisonnement conservateur ou réactionnaire, justement parce qu’il nie la part du politique et essaie


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de faire en sorte qu’il ne soit que le sanctionnement d’une décision prise ailleurs que sur la scène publique, en dehors de l’agora. Et je crains évidemment de reprendre à mon compte une explication qui à la limite ne ferait que méconnaître un malaise plus profond, une difficulté plus grande, qui dépasserait peut-être l’entendement (et j’emploie à dessein ce mot qui désigne une forme inférieure face à la raison) habituel du problème. Peut-on penser autrement? Je veux dire, peut-on penser que les intégrismes nous indiquent un problème qui n’est pas celui de l’incapacité de fait, pour l’instant, due à des raisons politiques et sociales, des Lumières à répandre leurs bienfaits de par le monde — et qui serait donc celui de leur incapacité de principe, définitive, de conception, à comprendre les sociétés en-dehors de leur aire? Je ne peux que poser la question. Je continue à croire au premier terme de la distinction, mais je me dois et vous dois de laisser la question ouverte.

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