Ponctuation Anne Millet Psychanalystes, qu’avons-nous fait de la psychanalyse ? Seuil, Paris, mars 2010 Alors qu’on attendait des psychanalystes qu’ils soient libres et pour le moins désencombrés, c’est le visage inverse qu’ils ont le plus souvent montré, capables de ce «pire» que l’invention freudienne avait pourtant souhaité éradiquer : le dogmatisme, l’aliénation, le leurre, la surdité, le terrorisme de la pensée. Cette citation n’est pas extraite du Livre noir de la psychanalyse (Catherine Meyer, Arènes, Paris, 2005), ni même du dernier pamphlet de Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne (Grasset, Paris, 2010). Elle est due à la plume - incisive et claire - d’une clinicienne, psychanalyste et psychothérapeute, docteur en psychanalyse, travaillant à Paris en privé et en institution. Dans son sillage, le constat des dérives de la pensée, de la clinique et des appareils institutionnels psychanalytiques, apparaît d’autant plus accablant qu’il est parfaitement documenté, nullement polémique, et qu’il renvoie dos à dos les errances de l’IPA et de la mouvance lacanienne. Il n’y est pas question en outre d’auto-flagellation, encore moins de jeter le bébé avec l’eau du bain. Il s’agit, tout au contraire, de l’en protéger — en espérant qu’il soit encore temps… Car pour la psychanalyse, en effet, la roue a tourné. Le public – défasciné – ne semble plus prêt à avaler n’importe quelle couleuvre. Les psychanalystes quant à eux (pour paraphraser Nietzsche à propos des chrétiens d’apparence si peu «sauvés), ont rarement l’air «psychanalysés» : trop souvent empêtrés qu’ils sont dans les rets transférentiels non dénoués de leur propre passage sur le divan. Paisible dans la forme, la critique d’Anne Millet s’avère, sur le fond, sans concession. Loin de viser de regrettables exceptions, gardiennes indirectes de la règle, elle met en lumière des travers intellectuels chronifiés, des brimades cliniques institutionnalisées — voire même glorifiées. Luxe rare, sa démarche critique ne relève d’aucun pathos. Cet aspect du livre mérite d’être souligné, car si Michel Onfray1 et les auteurs du Livre noir cultivent trop souvent l’outrance, l’amalgame, les «passions tristes», les réponses offensées de la corporation en général ne valent pas mieux. Il semble que le pacte dénégatif qui unit les psychanalystes soit tissé d’une étoffe propre à défier toute épreuve de réalité. On ne connaît que trop les arguments de «résistance», au sens psychanalytique du terme, machinalement décochés aux opposants à la psychanalyse. On sait la rhétorique hautaine qui se plait à opposer le travail de fond d’une cure sans fin, aux vulgarités d’une psychothérapie encline à soulager à peu de frais. On n’ignore pas la paresse faisant peser sur la seule idéologie néolibérale - son exigence de fonctionnement à tout prix - la désertion des divans au profit du coaching. Tous arguments détenteurs certes d’une part de vérité mais servant surtout à éluder le débat. Anne Millet nous entraîne d’emblée au cœur de la mêlée. Freud construisait son objet théorique à mesure qu’il le découvrait dans son auto-analyse, et au chevet de patients dont il devenait de moins en moins clair de savoir s’ils étaient objets d’étude ou sujets d’un processus thérapeutique. Les résistances du patient Freud allaient forcément dans le sens de l’intellectualisation. Le médecin Freud néanmoins n’était pas dupe du côté approximatif de sa méthode clinique, de ses résultats plus qu’aléatoires. Diverses prises de conscience conceptuelles (notamment dans «Audelà du principe de plaisir») jalonnent chez lui un scepticisme croissant. Il est parfois 1 L’ouvrage de Michel Onfray n’était pas sorti durant la rédaction de celui d’Anne Millet.
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tenté de revenir à la suggestion, peste contre «la racaille» (les patients), met de l’espoir dans l’avènement de médicaments performants. Il a du mal néanmoins à quitter le modèle rassurant d’une méthode basée sur la remémoration : aussi riche en ouvertures théoriques qu’en protections contre-transférentielles. Ambivalent, il n’en reste pas moins lucide. C’est ainsi qu’en 1922, au Congrès de Berlin, il lance un curieux concours doté de vingt mille marks, aux fins de stimuler chez ses élèves la réflexion sur les relations entre théorie et pratique : En quoi celles-ci se favorisent-elles ou se gênent-elles mutuellement ? Excellente question certes. Mais est-il capable d’en assumer les développements ? Aucun disciple bien sûr ne se risque. Sauf, indirectement (hors du cadre du «concours»), Rank et Ferenczi, en 1924, dans leur ouvrage : Perspectives de la psychanalyse. Sur l’indépendance de la théorie et de la pratique (Payot, Paris, 1994). Soucieux de ne pas enfermer les patients dans des théories préétablies, ils préconisent une plus grande activité du thérapeute, favorisant moins la remémoration que la répétition, la compréhension que l’affect. Il s’agit d’un cadre forcément plus risqué, moins aseptisé. Au début, Freud se montre enthousiaste. Son ambivalence le mène ensuite à des jugements ambigus — brèche dans laquelle s’engouffrent les élèves les plus jaloux et les plus vertueux. On connaît la suite. Rank sera poussé vers la sortie. Ferenczi, quant à lui, aggravera son cas avec l’article «Confusion de langue entre les adultes et l’enfant»2, proposé au colloque de 1932 à Wiesbaden. Lorsqu’il vient le présenter à Freud, en août 1932, ce dernier met fin à la conversation, se détourne et part sans lui serrer la main. Ferenczi (ancien «Cher fils») ne s’en remettra jamais : il décède en mai 1933, à 59 ans, d’une anémie pernicieuse déclenchée peu après cette scène. Déchaînés, ses petits camarades (tout particulièrement Jones) «déplorent» son glissement dans «la folie». À sa mort, Freud - repenti mais un peu tard - écrira que certains de ses articles «ont fait de tous les analystes ses élèves». Ferenczi a éprouvé dans son âme et jusque dans sa chair ce qu’il en coûte de rompre un pacte dénégatif3. N’avait-il pas osé soutenir à Wiesbaden que, suite à la formation insuffisante des psychanalystes ainsi qu’à leur «hypocrisie professionnelle», nombre de cures non seulement n’allégeaient en rien les conséquences d’un traumatisme, mais en produisaient de nouveaux tout aussi destructeurs. La censure anti-férenczienne fut à ce point efficace qu’un des ouvrages les plus salutaires de la littérature psychanalytique – le «Journal clinique» (tenu par Ferenczi de janvier à octobre 1932) – devra attendre plus d’un demi siècle et l’opiniâtreté de Judith Dupont pour se voir enfin publié4. En 1937, dans «Analyse avec fin et analyse sans fin», Freud en son crépuscule émet un jugement réservé quant aux performances thérapeutiques de la psychanalyse. Lorsque, dans l’après guerre, surgit Lacan, il trouve le terrain de la cure occupé par des «benêts» et des «petits souliers» tout enlisés dans des dérives moïques et affectivo-transférentielles à l’anglo-saxonne. Résolu à échapper aux affres douteuses de l’orthopédie et du flairage mutuel, il décide d’articuler solidement clinique et théorie. En réalité, il a subi comme un pensum sa didactique avec Loewenstein, futur héraut de l’ego-psychology. Fils d’une mère de prêtre, Lacan incarne dans son rapport au corps - le plus souvent réduit à son image - un avatar typiquement catholiqueromain de la découverte freudienne. Si pour Freud, note Anne millet, l’analyse restait la voie royale pour apprendre, elle ne l’était pas forcément pour soigner. La question de la guérison restait cependant pertinente. Chez Lacan, l’accent se déplace. Si l’on ne voit 2 In Œuvres complètes, tome IV, Payot, Paris. Un des articles les plus importants de la littérature psychanalytique, toutes langues et époques confondues.
3 Voir, pour cette notion, les développements de René Kaës. Par exemple, Les alliances inconscientes,
Dunod, Paris, 2009.
4 Payot, Paris, 1985.
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pas en quoi la «maladie humaine» serait curable comme telle, elle apparaît par contre indéfiniment interrogeable — pour peu qu’on ne se laisse pas encombrer par les effervescences du transfert. Il s’agit donc de couper, de ne pas laisser cours pour ne pas donner prise. Cet idéal ascétique, cette déprise de l’illusion clinique, est sensible dans le «Rien» majuscule qui vient clore les considérations sur la Direction de la cure5. Anne Millet le souligne : En même temps que la finalité de la cure s’est éloignée de sa visée curative, l’idée s’est propagée selon laquelle l’analyse pouvait être menée au nom d’elle-même et de sa perpétuation. (…) Lacan a fait de l’analyse didactique l’analyse pure, affirmant que «l’idéal de l’analyse, c’est de rendre le sujet capable de soutenir le dialogue analytique, de parler ni trop tôt ni trop tard» (Le Séminaire, I). On n’est pas loin de la «direction de conscience» et l’on peut comprendre le succès de Lacan, loin du soufre et du sexe, dans les orphelinats du christianisme. Quand l’un de ses compagnons de route - Wladimir Granoff – s’inquiète des dérives de son chef de file et exhume, en 1958, le texte de Ferenczi sur la maltraitance analytique, Lacan, comme Freud vingt-six ans plus tôt, est incapable de le supporter : il tourne le dos à l’orateur et refuse de lui serrer la main. Par-delà ces désaveux marqués par l’impuissance, il reste que le questionnement des rapports entre métapsychologie, misère psychique et pratique analytique réelle, apparaît d’autant plus nécessaire qu’il se voit ordinairement éludé. Aujourd’hui, Dieu merci ! la corporation psychanalytique ne bénéficie plus des conforts empoisonnés de la mode. À tort et à raison, elle est en proie à de vives critiques. Y réagir comme à des blessures identitaires ne peut que la figer dans les crispations liées au mode incestuel de sa transmission6. Il est temps, autrement dit, de se positionner clairement et modestement. En effet, si la psychanalyse a pris l’habitude de ressembler à sa propre caricature, le portrait qui en est fait ne s’inscrit pas moins dans le champ d’une disqualification générale de la pensée — lit de toutes les violences et de toutes les régressions. Le livre d’Anne Millet aide à retrouver ses marques. Au fil de grandes têtes de chapitre (Aux origines de la cure ; la cure instituée ; la cure en question ; la cure déportée ; la cure en bataille ; la cure contestée ; la cure en crise), elle accumule matériaux et questionnements sans refermer de pistes. Elle raconte aussi comment des praticiens de valeur, tels François Roustang (EFP) et Serge Viderman (SPP), ont tenté de répondre radicalement (l’un au plus près de l’affect, l’autre de la représentation) au divorce assumé entre théorie et pratique. Au prix chez Roustang - déjà échaudé par l’institution ecclésiastique - d’un retour résolu à l’hypnose. Il est clair, pour parler comme le Président Schreber, qu’au nom de la psychanalyse beaucoup de «meurtres d’âmes» se commettent. Mais l’incertitude - et la rigidité consécutive - des liens entre théorie et pratique, ne dépend pas que d’une liaison entre deux champs bien cartographiés qui s’avéreraient difficiles à articuler. Plus profondément, c’est la nature même du champ théorique de la psychanalyse qui semble échapper à nombre de ceux qui l’évoquent sans repos. À y regarder de près, l’œuvre freudienne apparaît comme un kaléidoscope où voisinent, dans un jubilant désordre, neurosciences, psychopathologie, anthropologie, culture classique, tâtonnements cliniques et métapsychologiques (sans compter la névrose de l’auteur7). Néanmoins, si quantitativement la métapsychologie est loin d’occuper la première place, c’est elle qui rétrospectivement donne sa spécificité à l’ensemble. Dans l’après-coup de la découverte freudienne, il importe donc de garder à l’esprit qu’il n’est légitime de se réclamer de la psychanalyse que si l’on peut articuler rationnellement - son propos ou sa pratique au registre pulsionnel de l’inconscient 5 Les Écrits, Seuil, Paris, 1966. 6 De maître à disciple, dans l’univers normatif et clos d’entités rivales dont on attend le sésame. 7
Celle d’un homme, par exemple, affectivement incapable d’assister aux funérailles de ses proches.
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individuel sexuel refoulé : là où réside l’identité même du champ psychanalytique. De ce point de vue, nombre de textes de Freud ne sont que colorés par la psychanalyse. Quant à Lacan, la plus grande partie de son œuvre semble plutôt ressortir d’une psychologie structurale, d’une anthropologie philosophique, d’une esthétique nihiliste, sans compter le goût de l’auteur pour la provocation surréaliste. Plus troublant : lorsque le fondateur de l’École Freudienne s’avance dans le champ métapsychologique, c’est parfois pour le re-psychologiser en le vidant de fait, si non en mot, de son caractère sexuel au sens freudien. Quel concept plus sexuel, en effet, que celui de pulsion ? Or, pour l’auteur des Écrits, l’épaisseur du corps, le débordement de l’affect, semblent à ce point menaçants que voilà un notion, caractérisée par l’union d’un affect et d’une représentation, subrepticement vidée de son aspect «affectif» — au profit de la seule interaction structurale entre la source, la poussée, le but, l’objet, et de tout ce qui peut la représenter. Ceci n’est pas sans conséquence sur la pratique. Dès 1941, Otto Fenichel remarquait que, dans le foisonnement des textes psychanalytiques, très peu s’aventuraient à faire la théorie ou même simplement l’inventaire de la technique. Septante ans plus tard, l’écart demeure entre l’enrichissement de la connaissance et son peu de mise en rapport avec la pratique — ce qui laisse place aux façons de faire les plus inventives comme aux plus arbitraires. Curieusement, le livre très bien documenté d’Anne Millet ne mentionne qu’incidemment l’œuvre de Jean Laplanche. C’est le seul travail pourtant qui, dans le sillage de Ferenczi et sur le mode nécessaire d’une «infidèle fidélité», tente de remettre ordre et rigueur dans l’ensemble parfois chaotique d’une métapsychologie inséparable de l’auto-analyse de Freud. Il est important de signaler cette omission, car des notions comme celles de «transfert en plein» et de «transfert en creux», dans le cadre épuré de la «théorie de la séduction généralisée», constituent des interfaces particulièrement utiles pour penser le rapport entre pratique et théorie8. Longtemps, conclut Anne Millet, les psychanalystes ont entretenu l’illusion de leur pouvoir subversif et de leur pratique transgressive. Comme si le «slogan», répété de façon incantatoire, avait pris valeur de formation réactionnelle, de gri-gri utile pour ne pas se confronter à une réalité plus triviale : non seulement le contenu de la théorie n’avait plus grand-chose de scandaleux à force de se voir ressassé et vulgarisé, mais le métier lui-même sombrait dans un conformisme d’autant plus insidieux qu’il refusait de porter son nom. Il reste qu’un univers psychopathologique amputé de la notion d’inconscient serait tragiquement appauvri. Mais y a-t-il vraiment péril en la demeure ? Telle une baleine échouée, le DSM ne peut que périr sous le poids de son inconsistance. La métapsychologie par contre, même recouverte de poussière, n’a pas pris une ride. Si les psychanalystes néanmoins se sont sclérosés au point de devenir quelquefois «familiers de l’inconscient mais étrangers à leurs patients», comme le disait Anzieu, c’est signe qu’il ne faut plus traîner. En fait, si la mode a changé, et que les concepts se portent plus courts cette année, c’est une chance : celle de se débarrasser d’un fatras pour faire place – enfin ? – à la psychanalyse. Écrit tambour battant, le livre d’Anne Millet est plutôt revigorant. Un avant-goût de refondation. pour le Coq-Héron, Paris
Francis Martens septembre 2010
8 Voir Nouveaux fondements pour la psychanalyse, PUF, Paris, 1987 , de même qu’Entre séduction et inspiration : l’homme, PUF, Paris, 1999 , ainsi que Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, PUF, Paris, 2007.