ENJEUX ET MALENTENDUS La santé mentale, plus encore que la santé tout court, est inséparable d’une conception du monde et dès lors de sa mise en œuvre politique. Légiférer en la matière oblige à se situer du côté de la santé ou de la normalité, de la souffrance intime ou du trouble comportemental, de la signification ou de la simple statistique. Non pas qu’il faille éliminer une de ces deux approches mais qu’il serait toxique de les mettre sur le même pied ou, pire, de privilégier la seconde. C’est pourtant la tendance croissante sur le «marché». Pour pallier cette dérive mercantile et tenir compte de la spécificité du champ, une loi sur l’exercice des professions de la santé mentale devrait prendre en compte les points suivants : 1° - une spécificité reconnue en matière d’organisation, de formation et d’évaluation dans le domaine des pratiques en santé mentale (plutôt que leur rabattement sur le modèle techno-médical, comme c’est le cas actuellement) 2° - une pluralité de chemins possibles – diplômes, formations et passerelles - pour accéder à l’exercice d’une profession où «l’homme est le remède de l’homme» plutôt que le technicien du comportement (la diversité des parcours s’accorde à la nature même du champ de la santé mentale, étranger à toute standardisation de l’existence) 3° - une formation humaine personnelle en sus des apprentissages théorico-pratiques, si l’on veut devenir psychothérapeute (ceci, afin de prendre du recul par rapport à ses propres motivations et de pouvoir supporter - sans trop de fermeture autodéfensive - les manifestations les plus angoissantes de la souffrance psychique) Tout ce qui précède pour dire qu’en matière de professions de la santé mentale, les études - au sens académique du terme - ne suffisent pas et qu’il importe de laisser un large champ d’autonomie à la pluralité de formations. Mais ceci dit, si en matière de psychothérapie la formation humaine personnelle est une condition nécessaire et la pluralité des parcours un enrichissement indéniable, ce n’est pas pour autant suffisant. Tout psychothérapeute se devrait d’avoir une excellente culture générale le rendant apte à décoder le monde où lui et ses patients évoluent. En outre, si ses études préalables ne lui ont apporté aucune connaissance anthropologique, psychologique, psychopathologique, psychophysiologique de base, ni donné l’occasion de côtoyer la réalité clinique des pathologies graves, il faut que ces lacunes soient comblées. En matière de psychanalyse par exemple, il importe certes que les écoles et sociétés gardent leur autonomie : la cure psychanalytique personnelle, les supervisions, les séminaires en commun, constituent les
conditions spécifiques et nécessaires de la formation. Néanmoins, ces conditions à elles seules ne suffisent pas. Pour obtenir que leurs membres soient reconnus d’office comme psychothérapeutes, soit, les associations de psychanalystes – comme telles - acceptent de passer par les arcanes de la reconnaissance officielle (ce qui semble peu souhaitable, vu le prix à payer) soit, en cas de lacunes du côté des prérequis, elles acceptent d’orienter leurs candidats vers des programmes de cours individualisés, des troisièmes cycles ou des instituts de formation reconnus mis en place éventuellement par elles-mêmes. N. B. 1. Les psychanalystes n’ont nul besoin de diaboliser les psychothérapies pour faire valoir leur identité. En pratique d’ailleurs, certaines psychothérapies cognitivo-comportementalistes sont de vrais chemins d’autonomisation alors que certaines cures psychanalytiques s’avèrent des expériences d’assujetissement. Historiquement, la place importante de la psychanalyse tient à ce que beaucoup de courants cliniques en découlent, et à ce qu’elle a révolutionné en profondeur l’histoire de la pensée. Épistémologiquement, le modèle scientifique freudien (celui de la présence, chez chacun, d’un inconscient individuel, sexuel refoulé, moteur de désir et de créativité tout autant que de conflits) se situe conceptuellement au niveau des découvertes d’Einstein ou de Darwin — bien qu’issu de tout autres procédures d’observation. N. B. 2. Éthiquement et politiquement, l’anthropologie psychanalytique – en attestant l’irréductible singularité de tout sujet humain – va de pair avec les notions de citoyenneté (l’individualisation et l’autonomisation dans le cadre des contraintes inhérentes à la vie en commun) et de démocratie (l’égalité dans la diversité, résistant au totalitarisme feutré induit par le système néolibéral). Ajoutons que, brocardés par le «Livre Noir», les psychanalystes feraient bien de scruter leur jardin avant de s’imaginer laver plus blanc. Le mythe héroïque d’une psychanalyse éternellement attaquée est trop commode. Il faut nous garder de le confondre avec les inévitables résistances à la psychanalyse. En réalité, la transmission incestuelle - dans le vase clos des sociétés de psychanalyse - autant que le confort piégé d’une longue hégémonie dans le champ de la psychopathologie, ont souvent mené les psychanalystes à l’arrogance et à l’auto-exclusion du débat scientifique. Ils en font aujourd’hui les frais. À chacun(e) il appartient de retourner en chance cet inconfort. Francis Martens