Pour une validation socio-clinique de la théorie de la séduction généralisée Une contribution des pédophiles belges ? Il était une fois une coïncidence qui partit se promener avec un petit accident, et ils rencontrèrent une explication, si vieille qu’elle était tout de travers et ressemblait davantage à une énigme… Lewis Carroll, «Sylvie et Bruno»
Il en est de Freud comme de Viollet-le-Duc (1814-1879). Amené à restaurer sans cesse sa propre construction, tout en gardant le plus grand respect pour la structure, il ne peut s’empêcher, à la manière du célèbre architecte, d’ajouter un clocheton par-ci, une gargouille par-là. Cela brouille plutôt le regard. Les spéculations phylogénétiques, la seconde théorie des pulsions, n’apportent rien à l’architecture de l’ensemble. Tout autre chose est le décapage de fresques barbouillées, le déboulonnement de statues sulpiciennes, le déblayement de chapelles latérales, le retour au grain de la pierre, qui restituent quelquefois aux églises romanes la rigueur de leurs lignes et la robustesse de leur enracinement. Tel est l’enjeu du «retour sur Freud». Par-delà le fatras des mouvances psychanalytiques, et celui de remises en cause peu soucieuses de différencier l’enfant et l’eau du bain, il importe de souligner la spécificité de la démarche freudienne. L’apport de la psychanalyse à la conception de la nature humaine réside dans l’extension anthropologique générale des soubassements de la souffrance des hystériques viennoises. Les patientes de Freud appartenaient certes à un univers socio-culturel typé. Leur position y était particulièrement frustrante. On pourrait retracer la genèse de leurs troubles à partir des caractéristiques de l’époque — et ce point de vue serait parfaitement légitime. On pourrait également, comme pour la dépression, se mettre à rechercher dans leur lignée le gène responsable de leur labilité. Rien n’exclut qu’on puisse le trouver. Néanmoins, cela ne conforterait ni n’invaliderait la théorie psychanalytique. Celle-ci se tient à une tout autre place. Que ce soit avant ou après l’abandon de sa Neurotica, Freud met en évidence les rapports dynamiques à l’œuvre entre le sexuel, l’inconscient, la culture. Le «psychopathologique» ouvre une fenêtre qui permet d’accéder aux ressorts les plus communs de l’existence. Mais si le «sexuel» se voit d’emblée mis au centre de la scène, il n’en reste pas moins volatil. Constamment repris en main par la culture, il lui file tout aussitôt entre les doigts pour se voir bridé à nouveau. De même, invoqué rituellement par la psychanalyse, il n’y rôde souvent que sous les traits d’un postulat machinal. Ou alors, il sombre dans une généralité telle qu’elle en devient abstraite, voire mythique (Éros et Thanatos), quand pas franchement désexualisée (Jung, Lacan, et même Klein1). Il n’empêche que l’antagonisme entre pulsion et civilisation reste 1
Dans l’idiome kleinien le plus quotidien, des expressions pornographiques révulsantes telle qu’«introjection anale du pénis paternel», apparaissent aussi aseptiques que des énoncés du genre «La sensation croît comme le logarithme de l’excitation» (Fechner). Il en va de même des formules lacaniennes
2 pour Freud à ce point irréductible qu’il croit pouvoir y lire l’extinction annoncée du genre humain sous l’emprise croissante de la civilisation2. Engagé dans un corps à corps avec le corpus freudien, le «retour» laplanchien procède quant à lui d’une resexualisation (voir annexe). Ce n’est qu’à ce prix que la psychanalyse garde une place spécifique dans le concert des sciences humaines. Qu’a-t-elle d’autre à offrir en propre, en effet, que la notion d’une réalité psychique non réductible à l’anthropologie structurale, à la psychologie ou à la biologie, car spécifiquement marquée au coin de l’inconscient individuel sexuel refoulé ? Encore fautil ancrer cet inconscient dans une réalité autre que celle des chemins hypothéticodéductifs réservés aux habitués du sérail. La cohérence interne des concepts métapsychologiques ne suffit pas à les valider. Encore moins leur invocation identitaire. Chez Thomas d’Aquin, les anges occupent une place parfaitement logique dans la hiérarchie des êtres, compte tenu du postulat de la Création. Avant de se prononcer, il vaut mieux avoir saisi au vol ne fut-ce qu’une plume… Il serait inquiétant d’imaginer que l’édifice freudien ne repose que sur la talking cure d’une poignée d’hystériques (dont Freud lui-même a fini par relativiser les propos), et sur les confirmations cliniques invérifiables de praticiens suspects d’induire ce qu’ils observent. Mieux vaudrait se fier à des rapports de police, d’autant plus fiables qu’ils sont moins imaginatifs. Le concept le plus radicalement psychanalytique est sans doute celui de pulsion. On y trouve, en effet, une claire démarcation d’avec les montages comportementaux génétiquement codés abondant dans le règne animal3. Pourtant, si Freud débiologise le sexuel, c’est au profit d’une psychologie trop générale, et avant de dériver dans le flou grandiose de la mythologie — faute de ligne claire susceptible de cerner ce qu’il a perçu. Plus précisément, la notion d’étayage - qui apparaît après-coup si fondamentale - relève dans la description freudienne d’un simple conditionnement opérant. Ainsi, tel un rat dans une «boite de Skinner», l’enfant qui suce autoconservativement le mamelon découvre-t-il incidemment la plus value de plaisir occasionnée par l’excitation des muqueuses : voilà le suçottement bientôt recherché pour lui-même, indépendamment de l’objet de l’auto-conservation. Tout autre chose est de penser, à la suite de Laplanche, que la vérité de l’étayage c’est la séduction, via les messages «compromis» qu’elle génère. En effet, dans le modèle du conditionnement, nous restons prisonniers du couple stimulus-réaction – autrement dit, du signal – tandis que dans celui du message nous évoluons dans l’univers du signe. La différence n’est pas mince. Les signaux régissent des automatismes, les signes se donnent à interpréter. Là où le signal n’est qu’un régulateur (excitation, inhibition), le signifiant ouvre à l’imaginaire un champ d’autant plus vaste que le signifié se dérobe. Pratiquement, il est facile d’apprendre à un animal à s’arrêter au feu rouge, pour peu qu’il soit capable de discriminer cette couleur. Pour l’homme, le feu de signalisation «fait signe». Élément codé d’un système normatif complexe, il peut signifier l’interdit, via des représentations enchevêtrées à l’entièreté de l’histoire de la sexuation, ou de Freud lui-même quand il s’imagine cousin d’Empédocle (présocratique dont le profil psychologique fait d’ailleurs plutôt penser à Lacan). 2 «Il faudrait peut-être (…) se familiariser avec l’idée que concilier les revendications de la pulsion sexuelle avec les exigences de la civilisation est chose tout à fait impossible et que le renoncement, la souffrance, ainsi que, dans un avenir très lointain, la menace de voir s’éteindre le genre humain, par suite du développement de la civilisation, ne peuvent être évités» (S. Freud, Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, 1912 , in La vie sexuelle, PUF, 1970, Paris, p 65). 3 Sans oublier pour autant l’existence de comportements acquis via un apprentissage transgénérationnel par imitation (tel le décapsulage de bouteilles de lait par les mésanges charbonnières).
3 de chacun. Ce pourquoi il arrive à un humain de changer de direction, simplement pour le «plaisir de brûler un feu rouge». «C’est une fille !», «C’est un garçon !» : au moment de l’échographie, l’exclamation résonne de façon fatidique. Au sens le plus destinal du mot fatum. Car cette parole a valeur aussi performative que celle de fées penchées sur quelque berceau. L’Œdipe des parents se voit mobilisé aussi vite que se verrouille le genre du bébé. La différence sexuée incarne le point d’émergence commun du désir et de l’identité. Elle concrétise du même coup les deux transmissions nécessaires à la continuation de la précaire humanité : la génétique et la généalogique, celle-ci se subdivisant en culturelle et sexuelle. Si cette dernière offre à la psychanalyse son champ spécifique, toute situation réelle fait forcément intervenir les deux autres. Il n’est d’élan amoureux où ne se viennent nouer ces trois registres. Par exemple : «Je le désire ; son odeur me grise ; il a les yeux de mon père. Mais je ne puis … c’est mon patient». Et ainsi de suite. On objectera que l’odeur grisante n’est pas plus «biologique» et pas moins liée à un destin pulsionnel que «les yeux de mon père», mais ce n’est que partiellement vrai. S’il importe de ne pas confondre instinct génésique et pulsion, les résidus instinctuels n’en continuent pas moins de travailler en sous-oeuvre. Une pittoresque expérience de reniflage de T-Shirts, conçue par Claus Wedekind, établit que les femmes préférent l’odeur d’hommes au profil immunitaire (HLA) résolument différent du leur — ce qui, du point de vue darwinien, est parfaitement judicieux. Notons que les préférences s’inversent en cas d’usage de la pilule contraceptive (état hormonalement comparable à la grossesse), ce qui reste darwiniennement tout aussi pertinent4 (Wedekind, C. : Proceedings of the Royal Society of London, 260, 245-249, 1995). L’échange matrimonial, de son côté, tend à maintenir le maximum de diversité compatible avec la reproduction de l’ordre social. Le désir – expert en mésalliance – excelle cependant à brouiller les cartes. Il n’a de cesse de glisser l’évêque dans le lit de la soubrette, et de faire perdre la tête au mariage de raison. De même, dans la transmission de la vie, la réduplication mitotique monotone de la bactérie ne doit ses mutations innovantes qu’à des erreurs de décodage. La reproduction sexuée, quant à elle, parie sur une loterie génétique experte en variations. Celles-ci servent de fond de commerce à la sélection naturelle. Mais, serions-nous tous génétiquement clonés, que la psychanalyse nous apprend que, chez l’homme, la reproduction à l’identique est de toute façon psychiquement impossible. C’est du moins ce que donne à penser la théorie traductive — qui est surtout celle des erreurs et lacunes de traduction, et de l’imprévisible de leurs conséquences. Peut-être pourrait-on tenter une analogie et dire que le «sexuel» est à l’ordre culturel, comme l’erreur de décodage est à la mitose des bactéries : un facteur de désordre potentiellement créatif. En tout cas, les analogies ne manquent pas qui font du déséquilibre la rançon de l’innovation : depuis la marche en porte-à-faux du bipède humain, jusqu’au flux d’électrons induit au sein d’un semi-conducteur (un bout de silicium, valence 4) par l’introduction de quelques impuretés (un peu de phosphore, valence 5, ou de bore, valence 3) qui rendent possible l’effet «transistor» (tranfer resistor) de commutation, amplification, modulation. Tout cela paraît fort éloigné de la clinique, mais lorsqu’en 1932 Ferenczi reviendra sur la réalité de la séduction infantile (et sur les dérives de la relation analytique), ce sera pour insister sur le déséquilibre induit par la rencontre du langage de la tendresse et de celui de la passion, sur son effet traumatique, sur la fréquence du fait, et sur l’ordinaire de son cadre familial. Freud - mal conseillé – pourra croire à une régression théorique en deçà du registre de la réalité psychique. Il est vrai que Ferenczi semble oublier l’inconscient infantile, et paraît plus sensible à la 4
En cas de grossesse, «Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?»
4 progression traumatique de l’enfant qu’à la régression de l’adulte. N’empêche que sa réflexion dépasse de loin le cadre médico-légal et que la mise en lumière du mécanisme d’identification à l’agresseur vaut à elle seule le détour. Il n’est pas sûr néanmoins que Ferenczi (les développements subséquents de la psychanalyse mis à part) aurait écrit le même papier en 2002 qu’en 1932. À cette époque, l’hypocrisie concernant la sexualité règne encore en maître. Reich se bat pour faire reconnaître la misère sexuelle des masses. Les enfants qui dénoncent un prêtre pédophile se voient renvoyés du collège. Les parents, les éducateurs, restent au-dessus de tout soupçon. Les psychanalystes de même. La réaction de ses collègues à la dénonciation de «l’hypocrisie professionnelle» hâtera probablement la fin de l’ex-«cher fils» de Freud. Mais revenons à nos moutons. Si le fondateur de la psychanalyse avait pu lire LéviStrauss, il n’aurait pas eu besoin de l’artifice phylogénétique ; s’il avait rencontré Jakobson, il aurait sans doute fait fructifier la notion de message ; si Ferenczi émigrait de nos jours en Belgique, il inventerait vraisemblablement la théorie de la séduction généralisée. Notez que cette conjecture n’est pas qu’une pronostication parodique. Si l’on accepte que tout événement individuel ne s’éclaire que sous les facettes interdépendantes du biologique, du culturel, et du sexuel, qu’on se souvient de ce que le trajet qui va du signifiant énigmatique à la constitution de l’objet-source de la pulsion résulte des aléas d’un processus traductif, on peut ajouter que le culturel fait office - très orienté - d’assistance à la traduction. Par «assistance à la traduction», il faut entendre l’ensemble des messages (non-verbaux plus encore que verbaux) - distillés par l’environnement social général - qui accompagnent comme en contrepoint le processus de séduction précoce. Il s’agit tout particulièrement de la façon dont est codé le quotidien de la différence des sexes, des rapports entre générations, et de l’accès au corps (notamment à la nudité). Dans cette perspective, l’enfant des années trente diffère sensiblement de l’enfant belge contemporain. Que la mère, en effet, s’avance les seins nus ou le col strictement fermé, que le père se présente revêtu d’un costume trois-pièces ou paré d’un étui pénien n’est pas sans incidence sur les vicissitudes du pensable. Chez les Nambikwara, la rencontre d’un homme nu au détour d’un bois ne participe en rien de l’effroi ; dans une salle d’eau familiale, elle peut provoquer un traumatisme. Au temps de Freud, l’enfant qui se touche est un vicieux ; en Belgique, de nos jours, tout adulte qui s’approche d’un enfant est présumé coupable5. Là où le thème de la séduction infantile se jouait à rideaux fermés, il se déclame à ciel ouvert. Assistés par d’éminents pédopsychiatres, les pouvoirs publics financent des bandes dessinées censées apprendre aux bambins à dire «non»6. Si la société hongroise confirmait l’enfant férenczien dans le sentiment de culpabilité introjecté à partir de celui du séducteur7, l’état belge offre à ses enfants de tout autres moyens. D’un côté, la parole ne pouvait être qu’un difficile aveu, de l’autre il y a support à la dénonciation8.
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On aura compris que les exemples tirés de l’actualité belge ne sont nullement limitatifs. La situation est particulièrement pénible au sein des Instituts Médico-Pédagogiques (IMP) où les infirmes moteurs cérébraux ne bénéficient plus que de soins corporels violemment hygiénistes, les éducateurs ayant soin de faire voir à leurs collègues qu’ils n’y prennent aucun plaisir. 6 En particulier, depuis l’«affaire Dutroux». Voir, par exemple, «Mimi Fleur de Cactus» ou «Chloé, Petite Princesse». 7 Sandor Ferenczi : «Confusion dc langue entre les adultes et l’enfant», in O. C., IV, Payot, Paris, p 130. 8 En cas de litige concernant les droits de garde d’enfant, les avocats peu scrupuleux ne manquent pas d’activer ce registre. D’autre part, le sentiment de culpabilité s’avère bien représenté chez de nombreux pédophiles. La plupart des situations recensées, au sein de la population carcérale, mettent en cause de grands névrosés immatures, rarement des pervers.
5 On peut se demander si ce contexte ne peut servir de laboratoire socio-clinique pour valider la théorie de la séduction généralisée ? C’est ici qu’interviennent les rapports de police et les minutes de procès. Notons d’emblée que la similitude est frappante entre certaines affaires de pédophilie et les procès pour sorcellerie qui ont défrayé la chronique française au XVIIème siècle. Dans les deux cas, d’interminables instructions donnent lieu à des récits d’abus sexuel manifestement fabulatoires dont les enquêteurs arrivent mal à se dépêtrer car ils comportent d’indéniables accents de vérité. En tout état de cause, il semblerait aussi fallacieux de traiter les ursulines de Loudun ou les écoliers d’Uccle9 de menteurs qu’aventureux de les prendre au pied de la lettre. Or, le limier moyen est mal préparé pour faire la part entre la vérité du récit et la fausseté des éléments rapportés. Ou, entre l’invraisemblable du dire et la part exacte qui s’y cache. En réalité, tout se passe comme si, dans une conjoncture propice, la figure de la séduction précoce venait affleurer à la conscience sur le fond de la séduction originaire, et que pour la mettre en mots il suffisait de puiser dans le lexique ambiant de la séduction infantile. Dans cette perspective, on peut dire que la vérité de l’allégation inexacte d’abus sexuel réside in fine dans le fondement anthropologique universel du fantasme de séduction, et que la constance de cette affabulation – en dehors de toute présupposé psychanalytique – conforte la théorie de la séduction généralisée. Mais qu’en est-il, rendus à ce point, de la réalité socio-clinique concrète ? Qu’en est-il du quotidien du psychiatre, du travailleur social et du juge ? Trois variantes semblent particulièrement significatives. Elles ont en commun de ne s’appuyer sur aucun fait établi, ou de se rapporter à des faits infirmés par la «vérité judiciaire» : - 1) en cas de conflit autour d’un droit de garde, la fréquence avec laquelle des exconjoints - non spécialement machiavéliques - utilisent l’argument d’abus pédophilique - et finissent par y croire - ainsi que la façon dont leurs avocats – pas forcément pervers – leur emboitent ou suggèrent le pas, donnent l’impression que le matériau traînait depuis toujours dans la nursery et qu’on n’avait qu’à le ramasser pour l’utiliser comme projectile - 2) un enfant, s’approchant de l’âge où sa mère fut probablement victime d’abus sexuel dans le cadre familial, voit celle-ci déverser une haine paranoïde sur son mari. Elle le dénonce comme père abuseur, et fait en sorte de lui interdire tout accès à sa progéniture — livrée désormais aux psychologues, aux experts, et à divers examens médicaux particulièrement intrusifs10 - 3) un couple s’inquiète de ce que son fils, scolarisé dans l’enseignement primaire, a l’air mal dans sa peau et se montre peu enthousiaste au moment du départ en classe. En fait - on le saura plus tard - il y a un bout de temps que l’enfant n’est pas bien et il n’est pas exclu qu’il ait été traumatisé au sein de sa propre famille. Pressé de questions, il prétend avoir été tripoté par un professeur et filmé par un inconnu en 9
Commune de la région bruxelloise. Une affaire de pédophilie inventée de toutes pièces, stigmatisant un collège et ses enseignants, y agita police, gendarmerie, experts, tribunaux, associations, médias, durant de nombreuses années. Peu avant, une affaire similaire – soldée par un acquittement général – avait eu pour théâtre une crèche (garderie) dépendant de la Communauté Européenne. 10 Dans un cas précis, les accusations maternelles faisaient état de fissures anales (véhiculées, avec le fils, de médecin en médecin jusqu’à la rencontre d’un praticien moins sceptique que d’autres face aux accusations de viol). Mais un autre argument, énoncé par cette mère à l’encontre du père, a tout l’air d’un souvenir-écran : «J’habitais chez mes parents, j’étais dans ma chambre . Un jour, profitant de leur absence, mon petit ami [son futur mari], m’a pratiquement forcée à me déshabiller.» Cette dame avait réalisé, avec ses fils, un véritable tour des psychothérapeutes belges. Sa carte de visite, lorsqu’elle était venue me consulter dans le cadre d’un Service de Santé mentale, résonnait comme une mise en garde : «Personne, en Belgique, n’est capable de s’occuper d’inceste !» Elle évoquait aussi des cicatrices de brulûres de cigarettes sur le corps de son fils aîné. L’ensemble de la problématique n’est pas sans évoquer une variation sur le syndrome de Münchausen par procuration.
6 présences d’autres enseignants, de même que divers camarades des deux sexes, le tout s’étant passé de manière répétitive, durant les interruptions de cours, dans le bureau du directeur (local dont les fenêtres donnent directement sur la cour de récréation). Les parents alors retirent leur enfant de l’école, portent plainte et en font part à d’autres parents qui interrogent à leur tour leurs enfants. Les écoliers confirment. Le nombre de victimes ne cesse de croître, leurs récits sont largement convergents. Ils mentionnent des noms d’enseignants ou d’autres personnes plus ou moins directement reliées à l’école. La police enquête dans des cercles de plus en plus larges. Les dénonciations gagnent les enfants de classes maternelles. Dans un pays, traumatisé par l’«affaire Dutroux», où de nombreux de citoyens s’identifient aux victimes d’abus sexuel, l’opinion se fait de plus en plus pressante. Un avocat, connu pour son goût du scandale, épouse avec fougue la cause d’une des plaignantes. Il ameute les pouvoirs publics puis dénonce leur laxisme, le sabotage de l’enquête, la protection du réseau de pédophiles dont le collège est «évidemment» la plaque tournante. Dans les commissariats, les auditions filmées d’enfants se multiplient et nombre d’experts accréditent leurs dires. Quelquefois sans autre argument que leur «longue expérience». L’enquête se déplace sur les plateaux de télévision. L’opinion publique s’impatiente. Le procès a enfin lieu : il innocente les accusés. Entretemps, la plupart ont perdu leur emploi et leur réputation. Les parents vont en appel : le jugement est confirmé. Peu de temps après, refusant la vérité judiciaire, une partie des protagonistes réinstruisent l’affaire lors d’une émission télévisée. Les professeurs à leur tour portent plainte pour diffamation. Cette fois, Urbain Grandier ne sera pas brûlé mais il n’est pas exclu que certains experts, à la manière de Jean-Joseph Surin11, ne finissent par perdre la raison. Il est trop tôt pour connaître les effets de ces péripéties sur les enfants eux-mêmes. Un autre cas de figure n’est pas dénué d’intérêt. Il n’est pas rare, dans le cadre d’une enquête ou d’une consultation, que des personnes, ayant subi des abus de type pervers, amplifient leur plainte jusqu’à l’invraisemblance12. Leurs propos, pourtant 11
Bien de sa personne, curé à Loudun, jalousé par ses confrères, Urbain Grandier - brûlé vif en 1634 était selon l’accusation le séducteur-en-chef, acoquiné à divers démons, des ursulines de Loudun. Jean-Joseph Surin S. J. épuisa ses forces à exorciser ces dernières — tout particulièrement leur supérieure, mère Jeanne-des-Anges. Voir à ce sujet la belle étude de Michel de Certeau : La possession de Loudun, Fayard, Paris, 1980. 12 Une psychothérapeute se trouve fort ébranlée par les dires d’une patiente. Celle-ci - brillante étudiante en lettres qu’elle accompagne depuis nombre d’années - vient d’avouer n’avoir jamais eu de cancer. Officiellement, ce dernier s’était déclenché, il y a quelques années, peu après une scène traumatisante rapportée par la patiente : dans un train, sur le chemin d’une séance de psychothérapie, elle s’était fait importuner verbalement par un homme, les autres passagers étaient restés indifférents. Elle ne pouvait évidemment s’échapper du train. Peu de temps après cet épisode, elle tombe malade, interrompt ses études, obtient des dispenses pour ses examens, et commence une chimiothérapie, bientôt suivie d’une seconde. Durant tout ce temps, elle se présente à ses séances le crâne rasé. De nombreux éléments attestent, par ailleurs, qu’elle a été victime de graves abus incestueux durant l’enfance et l’adolescence. Elle reprend ses études et quitte le toit familial pour aller vivre dans une maison d’étudiants. Un week-end, son père fait irruption et menace de la violer si elle ne réintègre pas le toit familial. Des étudiants alertés par ses cris l’en empêchent. Son père, dit-elle, est jeté en prison. Sur ces entrefaites, un autre week-end, sa mère fait irruption chez elle avec un fusil et lui enjoint, sous la menace, de retirer la plainte contre son père. À nouveau, des étudiants interviennent : la mère est elle-même incarcérée. Peu après, la patiente rencontre sa cousine qui lui dit qu’elle souhaite pouvoir un jour se marier, avoir un enfant, et ne pas connaître le même sort qu’elle. Elle rapporte alors à la thérapeute un souvenir enfoui : à 15 ans, elle a accouché d’un enfant du père. Ce bébé, avec la collaboration du médecin de famille, a été tué à la naissance puis enterré dans le jardin. À cette époque, elle allait si mal que la titulaire de sa classe lui suggèra d’aller consulter au PMS (Centre Psycho-médico-social, travaillant en collaboration avec l’école). Là, un pédopsychiatre, manipulé par le médecin, banalise sa plainte et n’y donne aucune suite. Quelques semaines après ce récit, la patiente ajoute que le médecin de famille, avant de tuer le bébé, l’a torturé, le tout étant filmé en vidéo
7 fondés, risquent alors de se voir disqualifiés, voire pénalisés — ce qui est ressenti comme un surcroît de maltraitance. Tout se passe comme si, ayant été l’objet d’une relation d’emprise, de manipulation, de mensonge - là où d’autres ont été confrontés seulement à la dénégation ou au déni du séducteur13 - elles ne pouvaient se faire entendre que sur le mode piégé de «à menteur, menteur et demi». Nous voilà ramenés aux parages férencziens de l’identification à l’agresseur, confrontés à nouveau au supposé «mensonge des hystériques» - ainsi qu’à sa répression - et rendus perplexes par deux variantes semblant le négatif photographique l’une de l’autre : une séduction abusive totalement affabulée, acquérant le plus haut degré de vraisemblance, un abus pervers avéré paraissant se dissoudre dans les méandres excessifs de l’affabulation. Difficile dans ces conditions, même après Freud, de ne pas perdre son latin. D’autant plus que le vieux Suétone14 lui-même était déjà confronté à une difficulté comparable : évoquant les comportements pédophiliques de Tibère, il avoue ne pas être sûr de ce que ce ne soient pas des ragots. «Rien de nouveau sous le soleil», commenterait l’Écclésiaste, «un temps pour être séduit, un temps pour dénoncer la séduction»… Mais, d’un autre point de vue - plus attentif aux blessures de l’âme - c’est précisément cette démesure dans l’expression, ce brouillage dans le dire, ce désarroi consécutif chez l’interlocuteur, qui viennent témoigner, à la manière d’un écho, de la démesure originaire des rapports de séduction entre l’adulte et l’enfant15. Délaissant sa Neurotica, Freud nous laisse en héritage la «réalité psychique», mais il remise dans les combles de vastes paysages. En effet, la notion d’«après-coup», les deux temps du traumatisme, les achoppements du chemin traductif - revisités par la «théorie de la séduction généralisée» - ouvrent sur une dimension universelle. Là où, rencontrant «un petit accident», un événement en partie biologique (la puberté) précipitait les réminiscences des hystériques, une assistance appuyée à la traduction délie subrepticement la langue des enfants. Opérant comme une levée de refoulement, elle leur fait reconnaître, puis reprendre à leur compte, des récits à eux-mêmes étrangers (dépourvus de réalité événementielle) mais empreints d’une inquiétante familiarité. Comme au temps des possessions collectives d’Aix-en Provence, de Louviers, de Loudun, les vicissitudes du siècle n’y sont pas pour rien. Elles ramènent des adultes fragilisés à la précarité de leurs racines infantiles et aux incertitudes de leur identité sexuelle. Pour les enfants, c’est comme un sol qui se dérobe. Il est difficile de savoir si la fréquence des actes pédophiliques réels est plus importante aujourd’hui que par le passé, mais il est clair que leur sens a pris dans notre société une dimension obsédante : qu’on pense à la phobie occidentale du harcèlement. Côté psychanalyse, il est rare dans la cure de ne pas voir poindre très tôt - déguisée en anecdote - la figure sexuelle de l’énigme16. De plus, chez divers analysants, l’assouplissement des par le père. La dite vidéo, copiée en de nombreux exemplaires, aurait circulé sous le manteau. À son tour le médecin est arrêté. La police, en outre, vient de retrouver les restes du nouveau-né dans le jardin… Il est clair que ce scénario sadien n’a rien en soi d’impossible. Sauf, qu’en ce cas précis, on n’en trouve nulle trace dans l’actualité judiciaire. Déjà trompée sur la question du cancer, la thérapeute ne sait plus à quelle réalité se vouer. 13 Par exemple : «C’est parce que je t’aime. Ça n’a rien de sexuel». 14 Caius Suetonius Tranquillus, auteur de «La vie des douze Césars» et de l’inévitable «De viris», né en 69 avant Jésus-Christ. 15 Seducere (latin) : emmener à part ; séparer ; diviser ; partager. Séduction : tromperie ; détournement ; attrait. Étymologiquement, le «séducteur» est celui qui sépare — qui arrache l’enfant à la satiété de l’autoconservatif accompli ? qui crée en lui de la séparation ? Ce sont des loups qui les troupeaux séduisent / Du droict chemin, et à mal les induisent (Clément Marot : Complainte d’un pastoureau chrestien, I, 102). 16 Ainsi, pour cette femme : «J’avais cinq ans. À table, mes parents et ma grand-mère parlaient de leurs vacances en Espagne. Alors j’ai dit : Et même, bonne maman elle a trouvé une puce sur sa petite culotte. Mon père m’a donné une gifle retentissante. À travers mes larmes, je lui ai demandé pourquoi ? Il a répondu : Toute vérité n’est pas bonne à dire.» Ou, pour cet homme : «J’avais cinq ans. Ma mère ne se lassait pas de me faire chanter, planté devant elle, Mon coq est mort. Et ça la faisait rire comme une folle.»
8 défenses coïncide très logiquement avec une sensibilité accrue à l’intrusion. C’est ainsi qu’après un long cheminement, abondant en silences et en généralisations, une jeune femme, longtemps étouffée dans sa bulle, retrouve la joie de vivre, mais au prix d’un vécu totalement énigmatique : «Quand je dors, nue dans mon lit, chaque fois que je me retourne, je sens que derrière moi il y a des gens, et je dois me recouvrir pour qu’ils ne me voient pas». Qui sont-ils ? Que lui veulent-ils ? Impossible, en tout cas, de leur échapper. La métaphore de l’«implantation» du sexuel, via la traduction déficitaire de messages «compromis», implique l’existence d’un point d’effraction et donc d’une trace. Modérément intrusive, elle laisse dans le psychisme une cicatrice comparable à celle de l’ombilic, du sillon dans un champ, ou du point de greffe du rosier. Inconsidérément stimulée, elle peut - sortie de l’ombre - focaliser anxieusement l’attention. La facilité avec laquelle chaque enfant reconnaît des scénarios de séduction, la nature épidémique et le contenu répétitif des affabulations sexuelles, confirment la portée anthropologique du modèle de la séduction généralisée.
Francis Martens Rencontres « Jean Laplanche » Lanzarote, 7–9 août 2003
9 ANNEXE
La théorie freudienne de la séduction revisitée et refondée par Jean Laplanche La psychanalyse s’attache à l’élucidation et à la remise en jeu des scénarios qui nous pilotent à notre insu. Ceux-ci se trament dès avant notre conception dans le champ de forces des désirs qui président à notre naissance. Cliniquement, la cure psychanalytique sert à nous affranchir des répétitions générées par les images, les pensées, les mises-en-scène inconscientes, qui minent, par-delà toute volonté consciente, notre univers relationnel. Conceptuellement, la théorie psychanalytique se distingue des conceptions de la psychologie, de la psychiatrie, de l’anthropologie, de la philosophie, par sa notion d’un système inconscient - propre à chaque individu – progressivement constitué, dès le début de la vie, sous l’empire du refoulement. L’inconscient, au sens de la psychanalyse, n’a donc rien à voir avec les systèmes simplement non-conscients (comme, par exemple, les structures linguistiques) qui déterminent, eux aussi, nos façons d’être et de penser. Du point de vue psychanalytique, le refoulement constitutif de l’inconscient porte électivement sur le sexuel — étant entendu que ce dernier – qui englobe tout le champ de la pulsion, de l’amour, de la haine - déborde largement l’acception commune du terme. Historiquement, la théorie de l’inconscient s’est constituée, chez Freud et les post-freudiens, au fil de nombreux tâtonnements, le champ se prêtant mal à l’observation et plus mal encore à l’expérimentation. Le matériau clinique, en effet, est largement polysémique, son ordonnancement variable. L’inconscient, à la manière des «trous noirs» en physique, échappe à l’observateur et ne se laisse logiquement concevoir qu’à partir de ses effets. Il s’agit donc d’une construction conceptuelle révocable, pour autant qu’il s’en trouve une plus sobre pour rendre compte, avec autant de nuances, des richesses du comportement humain. Insistant sur l’importance de l’acquis, sur les complexités de la mémoire, sur l’intrication entre émotion et pensée, la psychanalyse, ajoutons-le, entre en convergence avec une bonne part des sciences-humaines et des neuro-sciences. Chez l’homme, le poids de l’inné apparaît léger comparativement à l’importance qu’il revêt au sein d’autres espèces (on n’observe, par exemple, chez l’humain que deux peurs innées : celle provoquée par un bruit violent, celle causée par la perte physique de soutien). Pour faire un humain, il faut en réalité deux transmissions : une génétique et une généalogique, cette dernière se subdivisant elle-même en transmission culturelle et en implantation sexuelle (au sens donné au mot «sexuel» par Jean Laplanche*). Pour Laplanche qui ramène la psychanalyse, par-delà ses multiples facettes, au plus vif de sa spécificité, la situation anthropologique fondamentale est foncièrement asymétrique. Il s’agit de la confrontation d’un enfant – encore dépourvu d’inconscient – aux messages des adultes tutélaires (avant tout les parents) qui sont, eux, déterminés par leur propre inconscient. Or, pour la théorie psychanalytique, l’inconscient est spécifiquement constitué par la part refoulée - en un lieu non directement accessible - de ce qui du «sexuel» - introduit par le désir inconscient de l’autre – a échappé à l’appropriation psychique par l’enfant. En termes de la théorie «traductive» laplanchienne, il s’agit du reste intraduit par le destinataire de la part sexuelle qui vient lester les messages les plus apparemment fonctionnels. Cette partie «compromise» des messages est d’autant plus opérante qu’elle échappe à toute intention consciente, et dès lors à toute conscience critique. Impossible, autrement dit, de ne pas l’émettre, impossible, une fois captée, de s’y soustraire. Dans cette perspective, la sexualité est tout autre chose que le versant psychique de l’instinct génésique : elle est activement transmise par l’autre. Il arrive que la transmission soit brutale, inassimilable — donnant lieu, dans ce cas, à la constitution d’îlots intérieurs clivés devenus persécuteurs du dedans. «Traduire», dans ce contexte, n’est qu’une façon de maîtriser par la signification ce à quoi on ne peut échapper, et qui sans cela resterait pure excitation. Dans une perspective non pathologique, la part sexuelle des messages de l’autre qui n’a pu s’assimiler par la traduction, constitue une enclave psychique qui continue à faire signe tout en résistant à la signification. Pour atténuer l’incessante invasion par la part inconsciente des messages de l’autre, il ne reste, en effet, qu’à refouler leur part énigmatique en un espace «autre» intériorisé : notre propre inconscient. C’est là que ces signifiants (mis à l’écart mais continuant néanmoins à faire signe en dehors de toute signification) deviennent les «objets sources de la pulsion» — l’excitation venue du dehors s’étant transformée en source pulsionnelle endogène. À la lumière de cette conception, on comprendra que l’inévitable lestage des messages adressés aux enfants par le sexuel refoulé des adultes, n’est pas loin, au plan formel, d’un scénario de séduction. Chez tout enfant dès lors, et par-delà tout avatar biographique, il y a structuralement place pour un fantasme de séduction. * On trouvera une excellente introduction à l’œuvre de Jean Laplanche dans l’ouvrage de Dominique Scarfone : Jean Laplanche, Psychanalystes d’Aujourd’hui, PUF, Paris, 19997, 128 p.