Théorie de la comm

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UNIVERSITE PARIS 7 - DENIS DIDEROT U.F.R. DE SCIENCES SOCIALES

INFORMATION ET COMMUNICATION SOCIALE : ESSAI D'ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE D'UN SYSTEME TELEMATIQUE D'INFORMATION ADMINISTRATIVE EN LOT-ET-GARONNE TOME 3

Thèse présentée pour le doctorat de sociologie de l'information et de la communication par Guy RICHARD

Directeur de recherche : M. le PROFESSEUR ROBERT ESTIVALS Janvier 1994


"En attendant que la digestion se fasse, il y en a des idées qui me trottent dans la tête ! Même que ma femme m'attrape souvent vers deux heures du matin. "Tu vas te fatiguer à penser comme ça, toute la nuit. T'es pas habitué, ça va te faire du mal". Elle croit que je fais exprès de réfléchir. Elle sait pas que c'est mon estomac. Sans lui, moi, je ne penserais pas tellement !" Raoul Carson Les vieilles douleurs


REMERCIEMENTS

Les longues heures de perplexité devant la feuille blanche tendent à laisser croire à un travail solitaire... Bien entendu, cette naïveté n'est que le produit des difficultés rencontrées, de la lassitude et du découragement : un tel travail n'est que l'aboutissement d'une réflexion collective. Dans ce cas, les résultats présentés ici sont en fait l'aboutissement, la mise en forme des résultats, des recherches sur la diffusion de l'information économique et sociale, menées depuis les années soixante-dix, à la D.A.T.A.R. puis à l'I.N.S.E.E., par une équipe dirigée par Pierre NARDIN et à laquelle le regard critique et les apports théoriques de JeanPierre DARRE ont été précieux. Mais, sans les conseils de M. le Professeur ESTIVALS, sans son soutien vigilant et obstiné, tout ceci ne serait resté qu'à l'état de velléité; qu'il trouve ici l'expression de ma profonde reconnaissance. Mme MILLION et M. HOSSENLOPP pensent peut-être ne m'avoir apporté qu'une aide matérielle; qu'ils sachent que leurs encouragements m'ont été encore plus utiles.



SOMMAIRE

TOME 1

INTRODUCTION : L'EMERGENCE D'UNE PROBLEMATIQUE.......................................................... 11 PREMIERE PARTIE COMMENT ANALYSER LES SITUATIONS DE COMMUNICATION L'EMERGENCE D'UNE PROBLEMATIQUE INTRODUCTION................................................................................................................. 28 CHAPITRE I LANGAGE,PENSEE, REALITE :LES DONNEES DU PROBLEME.................................. 33 CHAPITRE 2 VISION DU MONDE ET EXPERIENCE COLLECTIVE ...................................................... 53 CHAPITRE 3 REPRESENTATIONS ET STRATIFICATION SOCIALE ................................................... 73 CHAPITRE 4 LA

COMMUNICATION

:

RENCONTRE

DE

DEUX

SYSTEMES

DE

CLASSEMENT.................................................................................................................... 88 CHAPITRE 5 LE SYMBOLE AU CENTRE D'UNE ANTHROPOLOGIE SOCIALE ................................. 106 CHAPITRE 6 LE CADRE THEORIQUE, L'OBJET ET LA METHODE .................................................... 119


4 DEUXIEME PARTIE LA DIVERSITE DES POINTS DE VUE DES ACTEURS INTRODUCTION CHAPITRE 1 LA VISION TECHNICISTE DES PROMOTEURS DU SYSTEME...................................... 151 CHAPITRE 2 LA VISION DES RESPONSABLES LOCAUX : LE LOT-ET-GARONNE, TERRE DE MISSION ....................................................................................................................... 171 CHAPITRE 3 LES MODESTES : LA DISTANCE INQUIETE................................................................... 219 CHAPITRE 4 L'AISANCE DES DEBROUILLARDS ................................................................................ 241 CHAPITRE 5 LES NANTIS : ELEGANCE ET HAUTEUR DE VUE ......................................................... 265 CHAPITRE 6 LES PROFESSIONNELS : L'INFORMATION MERCENAIRE ? ....................................... 321 CHAPITRE 7 LES REFRACTAIRES : LA CRITIQUE DE L'INFORMATION .......................................... 347 CONCLUSION : INFORMATION ADMINISTRATIVE ET STRUCTURE SOCIALE...................................... 370

TOME 2 TROISIEME PARTIE UN SYSTEME DE COMMUNICATION AFFECTE DE STRABISME DIVERGENT


5 INTRODUCTION................................................................................................................. 2 CHAPITRE 1 LES SOURCES : LA SURINFORMATION DES RURAUX................................................ 5 CHAPITRE 2 L'APPRECIATION DE LA RELATION : LE LABYRINTHE DE MIROIRS ........................ 35 CHAPITRE 3 LA VALEUR D'USAGE DE L'INFORMATION : BESOIN OU LOGIQUE PRATIQUE ?....................................................................................................................... 104 CHAPITRE 4 LA MISE EN OEUVRE DE L'INFORMATION : APPROPRIATION OU ESPACE TRANSITIONNEL ? ............................................................................................................ 141 CHAPITRE 5 TELE-INFORMATION ET COMMUNICATION SOCIALE : UN ACTE DE VIOLENCE SYMBOLIQUE................................................................................................. 180 CHAPITRE 6 LE VILLAGE D'ASTERIX CONTRE LE VILLAGE PLANETAIRE..................................... 239 CONCLUSION : INFORMATION ET COMMUNICATION SOCIALE ............................................................ 295

TOME 3 ANNEXES : ENTRETIENS COMPTE-RENDUS D'ENTRETIENS .................................................................................

2

FICHES D'ANALYSE D'ENTRETIEN : L'EXEMPLE DE M4 ............................................. 448


INTRODUCTION


INTRODUCTION : L'EMERGENCE D'UNE PROBLEMATIQUE

De mai 1982 à juin 1983, le C.E.S.I.A. (Centre d'études des systèmes d'information des administrations) a expérimenté en Lot-et-Garonne (ainsi que dans les Alpes de Haute-Provence) un système télématique d'information du grand public. Dans vingt-cinq bureaux de poste et dans cinq mairies de communes rurales, des terminaux reliés à une banque de données du type de celle utilisée précédemment dans l'expérience de Vélizy (contenant un "Guide des droits et démarches du citoyen") et actualisée pour le département, devait permettre de renseigner les ruraux et les guider dans leurs relations avec l'administration. Le demandeur exposait son problème à l'employé de la poste ou de la mairie, celui-ci le traduisait en questions qu'il posait à l'ordinateur. Les réponses apparaissaient en clair sur un écran et pouvaient être conservées sous forme écrite grâce à une imprimante. Au terme d'une période expérimentale d'un an, le Conseil général devait décider s'il adoptait le système et donc, s'il prenait le relais de son financement. En tant que membre d'une équipe qui, à l'I.N.S.E.E. (Institut national de la statistique et des études économiques), travaillait sur la diffusion de l'information économique et sociale, l'Institut français des sciences administratives (organisme de recherche dépendant du Conseil d'Etat) nous a demandé de faire "l'évaluation" de cette expérience. Or, nous étions nousmêmes conduits à nous interroger sur nos propres pratiques, sur leur signification, sur les méthodes que nous mettions en oeuvre et à la recherche d'un cadre théorique susceptible d'en rendre compte. Cette sollicitation nous fournissait l'occasion d'une réflexion sur un thème suffisamment proche (la diffusion d'informations produites par l'Etat) pour faire progresser notre réflexion, mais

suffisamment

distinct

(les

informations

réglementaires

plutôt


11 qu'économiques et sociales) pour nous fournir un minimum de recul; de plus, nous n'étions alors impliqués qu'à titre d'observateurs. Nos interventions nous avaient fourni une problématique, un solide scepticisme à l'égard des théories de la communication couramment admises à l'époque et une piste de réflexion : la théorie de Bakhtine.

I. LES LEÇONS D'UNE EXPERIENCE EMPIRIQUE : LA DIFFUSION DE L'INFORMATION ECONOMIQUE ET SOCIALE.

A partir des années soixante, on a vu se multiplier en France, sous l'impulsion des pouvoirs publics, les professions d'encadrement des populations, d'intégration et de régulation sociales. Ce mouvement concerna surtout (par le nombre) les secteurs de l'éducation spécialisée, de la prévention de la délinquance (1) l'animation culturelle et la formation des adultes. Nos recherches s'inscrivaient dans ce cadre, l'information économique et sociale (I.E.S.) était considérée comme l'un des instruments possibles de concertation et d'innovation sociale. Une série d'échecs et de tâtonnements nous avait fourni une problématique pour la mise en oeuvre des systèmes d'information.

1. A LA RECHERCHE D'UNE POLITIQUE DE DIFFUSION DE L'INFORMATION ECONOMIQUE ET SOCIALE Le colloque sur l'information économique organisé en 1967 par l'I.N.S.E.E. sous l'égide du Commissariat au Plan marque le point de départ de ces opérations. Immédiatement relayé par les Commissions préparatoires au VIème Plan, ce mouvement reçut une impulsion nouvelle de la part du Premier ministre Chaban-Delmas dans le cadre de sa politique de "Nouvelle société". En 1972, une équipe de recherche, sous la direction de Pierre Nardin, était chargée, dans le cadre de la D.A.T.A.R. (Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale), de mettre en place une

1

Pour l'analyse de ce phénomène, voir : Francine MUEL-DREYFUS, Le Métier

d'éducateur, Minuit, 1983.


12 politique de diffusion de l'I.E.S. Elle devait pour cela s'appuyer, au niveau national, sur le Centre national pour l'information et la productivité des entreprises (C.N.I.P.E., organisme parapublic à gestion paritaire) et, en région, sur le réseau des Observatoires économiques régionaux de l'I.N.S.E.E. A partir de 1979, l'I.N.S.E.E a repris à son compte ces méthodes de travail afin de les généraliser. Une première série d'expériences s'est soldée par des échecs, ou pour le moins, des résultats très décevants eu égard aux moyens engagés. Il n'est pourtant pas inintéressant de s'y arrêter car toutes ces tentatives mettaient en oeuvre (et leurs échecs mettent en cause...) les conceptions théoriques couramment admises parmi les professionnels de l'information et de la communication. 1. En premier lieu, on a créé des institutions, des lieux, où serait rassemblée, analysée, répertoriée et diffusée l'I.E.S. : O.E.R., mais aussi Bureaux régionaux d'information sociale, Pédagothèques, centres documentaires spécialisés par publics... La plupart se sont laissé absorber par des tâches de gestion, beaucoup ont disparu. Une même idée fonde ces projets, admise comme une vérité d'évidence : les différentes catégories de citoyens ont un BESOIN diffus mais pressant d'information; au point qu'il est légitime, pour l'exprimer, d'avoir recours au vocabulaire de la pathologie : "Les Français souffrent du manque d'information" (Le Monde, 5 novembre 1979).

2. Dès lors, le problème est extrêmement simple; il se ramène strictement à une question matérielle - quantitative - : quels moyens est-on décidé à consacrer pour répondre à ce besoin ? Or, du moins jusqu'au milieu des années soixante-dix, les moyens ne manquaient pas. Ils permettaient de mettre en place des STRUCTURES nombreuses et décentralisées, dotées des MOYENS TECHNIQUES les plus PERFORMANTS.

3. Très vite cependant, il est apparu que les structures mises en place étaient relativement peu utilisées. En particulier, si l'on faisait le rapport


13 utilité sociale / investissement consenti, le bilan ne manquait pas d'être inquiétant. Afin de toucher un plus vaste public, les centres d'information se sont dotés de systèmes de publication diversifiés, ont développé les opérations de promotion, établi des relations avec des médias susceptibles de relayer leurs informations en direction du grand public... La réponse aux difficultés consistait donc à multiplier et tenter d'améliorer les CANAUX de diffusion et d'établir des liens avec des MEDIATEURS d'information.

4. Si ces tentatives n'ont pas donné les résultats escomptés, il devenait évident que c'était une question de LANGAGE : producteurs-diffuseurs d'informations n'employaient pas le même VOCABULAIRE, n'usaient pas du même CODE que les utilisateurs. La démarche pédagogique adoptée alors visait à réduire cet écart. Elle donna lieu (notamment dans le cadre du C.N.I.P.E.) à : - l'élaboration de manuels et ouvrages de vulgarisation - la mise au point de jeux et montages audiovisuels utilisés en formation d'adultes - la publication d'une revue destinée au public scolaire (Eco-Jeunes) - la coproduction d'émissions télévisées d'initiation à l'économie, etc.

5. Enfin, si toutes ces opérations ont été possibles, c'est parce que les professionnels chargés de les mettre en oeuvre, comme les politiques qui les commandaient, partageaient la même croyance dans les vertus démocratiques de l'I.E.S. L'information ne devait pas être accaparée par une catégorie de citoyens, elle devait être largement partagée afin de permettre la concertation et une large participation aux décisions. C'est ce que résumait la formule unanimement admise : L'INFORMATION, C'EST LE POUVOIR.


14

6. Toutes ces tentatives ont abouti, plus ou moins, à des impasses. Toutes les erreurs possibles dans la mise en place d'un système d'information, nous en avions fait le tour !... Cela nous conduisit à INVERSER TOTALEMENT NOTRE PROBLEMATIQUE et à analyser le type de rapport que les différentes catégories de population entretenaient avec l'I.E.S. Il apparut alors que : - l'information est susceptible d'être mobilisée au niveau local (d'une ville moyenne, d'une micro-région) - à l'occasion de projets, problèmes, ou préoccupations qui interpellent différentes catégories de la population et mettent en cause des actions concrètes - elle circule à l'intérieur de réseaux (de solidarité, de complicité) plus ou moins étanches les uns aux autres - elle prend sa valeur (elle apparaît valide ou suspecte) par référence à l'individu qui en est le porteur, qui en apparaît comme le garant. En

fonction

de

ces

hypothèses,

nous

avons

analysé

systématiquement les circuits d'information dans un échantillon de villes moyennes; des leaders de communication y sont apparus qui, mis en contact avec les O.E.R., en sont devenus les "Correspondants" au niveau local (2).

2 - UNE PROBLEMATIQUE D'ANALYSE ET DE MISE EN OEUVRE DE SYSTEMES D'INFORMATION Du point de vue qui nous intéresse ici - une problématique d'analyse des phénomènes de la communication - il importe de retenir de ces démarches que nous n'avons pu sortir de l'impasse où nous étions que par un changement radical de perspectives. De la question "Comment améliorer les

2

P. NARDIN, "La Circulation de l'information économique et sociale", Economie

et statistique (117), décembre 1979 et L'Opération "Correspondants", dir. par P. NARDIN, D.A.T.A.R. - I.N.S.E.E., 1979.


15 conditions, les outils et les méthodes de DISTRIBUTION de l'I.E.S. ?" nous sommes passés à celle-ci : "Comment insérer l'I.E.S. dans les PROCESSUS SOCIAUX où elle est susceptible de trouver sa place ?". Ce faisant, nous avons été amenés à constater que la diffusion d'information ne pouvait obéir à une logique strictement descendante, de l'émetteur vers le récepteur, mais qu'elle était un processus perpétuel de négociation et d'ajustement (ici entre l'O.E.R. et ses interlocuteurs locaux), une INTERACTION SOCIALE. Cette histoire des expérimentations sur la diffusion de l'I.E.S. nous fournissait donc une problématique pour l'approche des phénomènes de la communication : ON NE PEUT CONCEVOIR, ANALYSER, EVALUER UN SYSTEME D'INFORMATION QU'EN RELATION AVEC LE SYSTEME SOCIAL AUQUEL IL EST CENSE S'ADRESSER. Nous avions déplacé le regard de la puissance de l'outil à la pertinence de l'insertion sociale du dispositif. Certes, ces expériences sont restées essentiellement empiriques, mais elles ont au moins présenté l'avantage de confronter la théorie à la réalité des faits. De plus, les conclusions en sont très largement corroborées par les expériences en milieu agricole. Les innombrables conseillers chargés de la vulgarisation technique et économique dans la perspective de l'adaptation de l'agriculture au Marché commun ont rencontré les mêmes difficultés; beaucoup les ont résolues de manière analogue (3). Et pourtant, à mesure que nous avancions des résultats confirmant ces hypothèses, nous rencontrions davantage de résistance de la part de l'I.N.S.E.E. Il n'est pas nécessaire de s'attarder ici sur les enjeux institutionnels; on peut, par contre, s'arrêter sur les conceptions de l'information qui sous-tendaient ces positions. On en trouve une bonne illustration dans les deux plaquettes publicitaires (de l'I.N.S.E.E.. et de l'E.N.S.A.E., l'école qui lui est

3

On trouvera un bilan de ces réflexions dans deux numéros de la revue du

Groupe de réflexion sur l'éducation permanente : Pour, (40), 1979, "La Diffusion des innovations en milieu rural" et Pour, (37), 1979, "La Formation économique des agriculteurs".


16 associée) dont on reproduit ci-après les pages de couverture. Le schéma mis en oeuvre :

compter

!

comprendre ! savoir

prévoir

agir

!

postule que la réalité sociale est réductible à sa mise en forme comptable et que, dès lors, l'accès à cette connaissance permet la maîtrise du réel, l'anticipation et l'action. Ce raisonnement procède donc à une double réduction : - la connaissance de la réalité se ramène à son enregistrement comptable - pour faire les choix qu'implique l'action, il suffit de se référer à la représentation chiffrée de la réalité, la bonne option y est inscrite. Or, à l'extérieur de l'institution, des facteurs de deux ordres (pratique et théorique) venaient renforcer cette approche positiviste du rôle de l'information. On a vu, dans la première moitié des années quatre-vingt, les promoteurs de systèmes d'information reproduire avec une lancinante obstination les mêmes stratégies qui les conduisaient inexorablement aux mêmes échecs. Certes, la crise à quelque peu tari les sources de crédits de recherche sur l'innovation sociale; mais le développement de l'informatique a pris le relais. On ne compte plus les banques de données, localisées ou thématiques, tableaux de bord de micro-régions, observatoires de la santé, de l'emploi ou du logement... Tous

ou

presque

ont

adopté

une

approche


17


18 techniciste, centrée sur l'outil et les seules préoccupations du promoteur du système. Bien entendu, il serait naïf d'ignorer les logiques politiques ou industrielles, les stratégies individuelles ou collectives qui n'entretiennent souvent qu'un rapport lointain avec un quelconque souci de l'utilité sociale de ces systèmes d'information. Néanmoins, et on l'a bien vu dans le cas de l'I.E.S., les conceptions communément admises par les professionnels et, plus largement, par un public cultivé (et donc par les décideurs) sont grandement responsables des illusions qui les ont conduits à l'échec. Or, lorsque nous nous tournions vers les sciences de l'information et de la communication, malgré quelques voix discordantes, elles nous étaient d'un piètre secours. Quel que fût le modèle théorique de référence (fonctionnaliste, cybernétique, interactionniste, linguistique...) l'échange se résumait, en dernière analyse, au schéma de la communication des ingénieurs américains : l'émetteur envoie un message au récepteur afin d'exercer sur lui une influence; dans le meilleur des cas, on prend en compte un éventuel feed-back. Non seulement ces conceptions ne permettaient pas une rupture avec les présupposés du sens commun, mais elles avaient plutôt tendance à les renforcer ! Dans ces conditions, un travail de recherche (fût-il de rechercheaction...) ne pouvait se contenter d'apporter des résultats empiriques; pour faire progresser le débat, il était nécessaire de remonter aux conceptions implicites qui se trouvaient au principe des diverses positions. Il se trouve que, parallèlement à nos propres travaux sur la diffusion de l'I.E.S., nous (notre équipe) avions participé à une enquête sur les besoins d'information des chefs d'entreprise de Haute-Savoie, destinée à fournir des supports de formation pour les agents du ministère des Finances. JeanPierre Darré, qui dirigeait cette étude (4) s'appuyait sur un auteur russe, Mikhaïl Bakhtine, qui paraissait fournir des pistes de réflexion très fécondes.

4

J.-P. DARRE, Les Besoins en information des entreprises et relais de Haute-

Savoie, C.A.E.S.A.R. - Ministère des Finances, 1982.


19

III. COMMUNICATION, IDEOLOGIE ET RAPPORTS SOCIAUX

Mikhaïl Bakhtine n'était pas un théoricien de la communication. Il a consacré sa vie de chercheur à l'analyse stylistique et littéraire. C'est à ce titre qu'il a d'abord été traduit en français (5). S'il est amené à proposer une analyse des phénomènes de communication, c'est qu'il considère qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre un roman et l'interaction personnelle : au centre de ses recherches, il place "l'acte d'énonciation" qu'il considère comme le point focal de toute la vie sociale.

1. MIKHAIL BAKHTINE ET LE PRINCIPE DIALOGIQUE Outre les études sur Dostoïevski et Rabelais, deux ouvrages seulement, et de publication récente, permettent au lecteur de langue française une approche théorique de Bakhtine (6). C'est peu pour aborder la pensée de celui que Tzvetan Todorov tient pour "le plus important penseur soviétique dans le domaine des sciences humaines, et le plus grand théoricien de la littérature au XXème siècle". (7). Mais ce n'est pas la seule difficulté. Bakhtine est né à Orel (en Russie centrale, au sud de Moscou) en 1895. Après des études de philosophie, il enseigne la littérature et l'esthétique dans diverses villes d'U.R.S.S. A chaque fois, il forme autour de lui un groupe de réflexion (les "Cercles de Bakhtine"). C'est ainsi que Le Marxisme et la philosophie du langage qui définit le cadre de sa pensée et le programme de ses recherches ultérieures, paraît en 1929 sous la signature de V.N. Volochinov;

5

M. BAKHTINE, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, L'Age d'homme, 1970

et François Rabelais et la culture populaire sous la Renaissance, Gallimard, 1970. 6

M. BAKHTINE (V.N. VOLOCHINOV), Le Marxisme et la philosophie du

langage, essai d'application de la méthode sociologique en linguistique, Minuit, 1977 et T. TODOROV, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine, Seuil, 1981. 7

T. TODOROV, op. cit, p. 7.


20 divers articles paraissent sous la responsabilité de P.N. Medvedev. Il semble que, Bakhtine ayant refusé des modifications exigées par l'éditeur, ses amis en auraient pris la responsabilité. La même année 1929, Bakhtine est condamné à cinq ans de camp de concentration; Volochinov et Medvedev disparaissent au cours des purges des années 30... La lecture des romans de Soljenitsyne (voir Le premier Cercle) donne une idée des conditions dans lesquelles a pu s'élaborer cette pensée. Du point de vue de sa diffusion, un article signé Medvedev paraît encore en 1934, puis, plus rien jusqu'en 1965, année de parution du Rabelais que Bakhtine avait fini de rédiger en 1940 ! Jusqu'à sa mort, en 1975, Bakhtine publiera alors de nombreux articles (8).

A. L'ENONCE EST DETERMINE PAR SON ENVIRONNEMENT Au centre de son système, Bakhtine place l'observation de "la pratique vivante de la communication sociale". Et pour lui, les interactions verbales sont indissociables de l'ensemble des rapports sociaux : "C'est dans la communication verbale, comme un des éléments du vaste ensemble formé par les rapports de communication sociale, que s'élaborent les différents types d'énoncés correspondant chacun aux différents types de communication sociale" (9). Pour illustrer ce point de vue, il prend l'exemple de l'expression d'un sentiment le plus proche du biologique, donc apparemment indépendant du social : la faim. Même dans ce cas, l'expression sera différente selon l'environnement de l'homme affamé. S'il se trouve au milieu d'une foule hétéroclite d'affamés dont l'état est dû au hasard (mendiants, déclassés...) sa réaction tendra vers la résignation, la honte, le sentiment de dépendance. Si l'affamé appartient à une collectivité où la faim est la réalité commune mais où les liens entre les individus sont faibles (par exemple le "mir", la communauté paysanne russe) chacun de son côté accepte la famine sans honte, mais sans

8

Pour la biographie et la bibliographie de Bakhtine, voir T. TODOROV, op. cit., p.

13-26 et 173-176. 9

Idem, p. 288.


21 révolte, comme une fatalité. Tout autre sera la perception des membres d'une collectivité unie par des liens matériels objectifs (bataillon de soldats, ouvriers d'une grande usine...) alors prédominera la protestation active et sûre d'ellemême. Ainsi,

pour

Bakhtine,

l'expression

est

déterminée

par

l'environnement, par "les conditions réelles de cette énonciation, et avant tout par la situation sociale la plus proche (...). La communication verbale ne pourra jamais être comprise et expliquée en dehors de ce lien avec la situation concrète" (10).

EXTERIEURE

B. LA PERCEPTION ELLE-MEME DEPEND DE LA REALITE

Plus profondément, c'est la perception même qui sera influencée par la situation sociale : "La prise de conscience de la faim peut s'accompagner de déprécation, de rage, de regret ou d'indignation (...). Cela dépend en même temps de la situation immédiate où se situe la perception et de la situation sociale de l'affamé en général" (11). C'est d'autant plus vrai que, pour Bakhtine, la pensée ou la perception ne précède pas l'expression; le contenu à exprimer n'existe pas d'abord sous une forme donnée dans la conscience pour s'extérioriser ensuite sous une autre forme. L'environnement direct, "la situation sociale la plus immédiate", particulièrement l'interlocuteur à qui s'adresse l'énoncé, influencent l'expression. Elle variera selon les rapports hiérarchiques des locuteurs, selon l'intensité de leurs liens sociaux (familiaux ou d'affaires...). Plus largement, il faut tenir compte aussi d'un "horizon social défini et établi et de l'époque à laquelle nous appartenons" (12). "Le centre organisateur et formateur ne se situe pas à l'intérieur, c'est-à-dire dans le code des signes intérieurs, mais bien à l'extérieur. Ce n'est

10

Ibid., p. 69.

11

M. BAKHTINE, Le Marxisme et la philosophie du langage, p. 125.

12

Idem, p. 123.


22 pas l'activité mentale qui organise l'expression, mais au contraire c'est l'expression qui organise l'activité mentale qui la modèle et détermine son orientation " (13). A tel point que "en dehors de son objectivation, de sa réalisation dans un matériau déterminé (le geste, la parole, le cri), la conscience est une fiction" (14).

C. L'EXPRESSION EST ORIENTEE VERS LE DESTINATAIRE COMME LA COMPREHENSION EST ORIENTEE VERS LE LOCUTEUR Il ne s'agit pourtant pas d'un déterminisme mécaniste de la conscience individuelle par le monde extérieur, car l'expression est une réponse à la situation, "le mot s'adresse à un interlocuteur". "Même les pleurs du nourrisson sont orientés vers la mère" (15). Toute expression linguistique est toujours orientée vers l'autre. Ainsi, tout mot comporte deux faces. "Il est déterminé tout autant par le fait qu'il procède de quelqu'un que par le fait qu'il est dirigé vers quelqu'un. Il constitue justement le produit de l'interaction du locuteur et de l'auditeur" (16). Il n'y a donc pas d'expression hors de la volonté d'établir un dialogue; plus, pour Bakhtine, la compréhension elle-même est un phénomène dialogique : "Une compréhension authentique, active, contient déjà l'ébauche d'une réponse (...). La compréhension est une forme de dialogue; elle est à l'énonciation ce que la réplique est dans le dialogue. Comprendre, c'est opposer à la parole du locuteur une contre-parole. C'est seulement lorsqu'on décode une langue étrangère qu'on cherche pour chaque mot un équivalent dans sa propre langue" (17).

D. L'ENONCE NE TROUVE SA SIGNIFICATION QUE DANS L'INTERACTION VERBALE

13

Ibid. p. 123.

14

Ibid. p. 129.

15

Ibid. p. 126.

16

Ibid., p.123.

17

Ibid., p. 146 (souligné dans le texte).


23 Ainsi, la signification n'est pas une qualité intrinsèque du mot, codifiée une fois pour toutes, dûment enregistrée dans des dictionnaires; elle ne réside pas non plus dans l'âme du locuteur ou de l'interlocuteur. "La signification est l'effet de l'interaction du locuteur et du récepteur, s'exerçant sur le matériau d'un complexe sonore donné. C'est l'étincelle électrique qui ne jaillit que lors du contact de deux pôles opposés. (...). Ceux qui s'efforcent, pour déterminer la signification du mot, d'atteindre sa valeur inférieure, celle qui est toujours stable et égale à elle-même, c'est comme s'ils cherchaient à allumer une lampe après avoir coupé le courant. Seul le courant électrique de la communication verbale fournit au mot la lumière de sa signification" (18). "Le mot est une sorte de pont jeté entre moi et les autres. S'il prend appui sur moi à une extrémité, à l'autre extrémité il prend appui sur mon interlocuteur. Le mot est le territoire commun du locuteur et de l'interlocuteur" (19).

E. LE MONOLOGUE INTERIEUR MEME EST DIALOGUE Le dialogue est donc la réalité fondamentale de tout acte de communication. Plus profondément, pour Bakhtine, c'est la réalité de toute activité symbolique. La réflexion individuelle la plus intime, le monologue intérieur lui-même possède ce caractère dialogique. C'est manifeste lorsque nous hésitons à prendre une décision : "Nous engageons une discussion avec nousmêmes, nous essayons de nous convaincre nous-mêmes de la justesse de telle ou telle décision. Notre conscience semble ainsi parler par deux voix indépendantes l'une de l'autre et dont les propos sont contraires. (...). Ils sont traversés par les évaluations d'un auditeur virtuel, même si la représentation d'un tel auditoire n'apparaît pas clairement à l'esprit du locuteur" (20).

F. A TRAVERS CE DIALOGUE IMAGINAIRE, L'INDIVIDU ACQUIERT UNE STRUCTURE SOCIALE On peut d'ailleurs préciser la nature de cet auditoire : elle est sociologique. "Et, à chaque fois, indépendamment de notre volonté et de notre

18

Ibid., p. 147.

19

Ibid., p. 124.

20

T. TODOROV, op. cit. p. 51.


24 conscience, l'une de ces voix se confond avec ce qui exprime le point de vue de la classe à laquelle nous appartenons, ses opinions, ses évaluations. Elle devient toujours la voix de qui serait le représentant le plus typique, le plus idéal de sa classe." (21). A travers ce dialogue imaginaire, c'est fondamentalement la conscience de soi de l'individu qui acquiert une structure sociale : "Toute motivation d'une action, toute prise de conscience de soi, est une façon de se mettre en rapport avec une quelconque norme sociale : c'est pour ainsi dire une socialisation de soi et de son action. Devenant conscient de moi, j'essaie en quelque sorte de me voir avec les yeux d'un autre homme, d'un autre représentant de mon groupe social ou de ma classe." (22).

DIALOGIQUE

G. TOUTE CREATION IDEOLOGIQUE A UNE STRUCTURE

Cette structure dialogique qui gouverne le plus intime des discours intérieurs s'applique aussi bien à la plus élaborée des oeuvres imprimées. Le livre fait l'objet de discussions, de commentaires, de critiques : il est fait pour être appréhendé de manière active; en outre, le livre est toujours orienté en fonction de prises de paroles antérieures de l'auteur lui-même ou d'autres auteurs de la même sphère d'activités. "Ainsi le discours écrit est en quelque sorte partie intégrante d'une discussion idéologique à une grande échelle : il répond à quelque chose, il réfute, il confirme, il anticipe sur les réponses et objections potentielles, cherche un soutien, etc." (23). Bakhtine peut alors résumer ainsi le "principe dialogique" : "Tout énoncé est conçu en fonction d'un auditeur, c'est-à-dire de sa compréhension et de sa réponse (...) de la perception évaluative de l'auditeur, bref, en fonction de l'auditoire de l'énoncé" (24).

21

Ibid., p. 295 (souligné dans le texte).

22

Ibid., p. 51.

23

M. BAKHTINE, op. cit. p. 136.

24

T. TODOROV, op.cit. p. 292.


25

2. POUR UNE PHILOSOPHIE DU SIGNE IDEOLOGIQUE A. COMMUNICATION ET INTERACTION VERBALE De la conscience de soi et des perceptions élémentaires jusqu'à l'énonciation verbale ou l'oeuvre littéraire, l'homme est un être originellement social; "la structure de l'activité mentale est tout aussi sociale que celle de son objectivation" (25). C'est pourquoi on ne peut isoler une situation de communication du contexte où elle intervient : "Toute énonciation, quelque signifiante et complète qu'elle soit par elle-même, ne constitue qu'une fraction d'un courant de communication verbale ininterrompu (touchant à la vie quotidienne, la littérature, la connaissance, la politique, etc.). Mais cette communication verbale ininterrompue ne constitue à son tour qu'un élément de l'évolution tous azimuts et ininterrompue d'un groupe social donné" (26). Ainsi, la communication verbale n'est que l'une des modalités, l'actualisation à un moment donné "du vaste ensemble formé par les rapports de communication sociale". Au centre de ces rapports sociaux, Bakhtine place les rapports de production et - il y insiste - leur devenir. "La communication verbale est inextricablement entrelacée avec les autres types de communication et croît avec eux sur le terrain commun de la situation de production. On ne peut évidemment isoler la communication verbale de cette communication globale en perpétuelle évolution" (27). S'il en est ainsi, c'est que "la personnalité humaine ne devient historiquement et réellement et culturellement productive qu'en tant que partie d'un tout social, dans sa classe et à travers sa classe. Pour entrer dans l'histoire, il ne suffit pas de naître physiquement - ainsi naît l'animal mais il n'entre pas dans l'histoire. Une seconde naissance, sociale, est en quelque sorte nécessaire" (28). L'homme naît d'abord propriétaire terrien ou paysan, bourgeois ou prolétaire, ensuite membre d'une nation et d'une époque. "Seule cette localisation sociale et historique rend l'homme réel et détermine le contenu de sa création personnelle

25

M. BAKHTINE, op. cit. p. 125.

26

Ibid. p. 136 (souligné dans le texte).

27

Ibid. p. 137.

28

T. TODOROV, op. cit. p. 51 (souligné dans le texte).


26 et culturelle" (29). Autrement dit, l'homme ne se définit pleinement comme tel que lorsqu'il est en mesure de participer aux échanges symboliques de son temps et de sa société. Il en résulte une conséquence méthodologique : "De là découle un problème important : l'étude des relations entre l'interaction concrète et la situation extra-linguistique immédiate, et par-delà celle-ci, le contexte social élargi" (30).

B. CRITIQUE DES PHENOMENES IDEOLOGIQUES

VISIONS

REDUCTRICES

DES

L'approche des phénomènes de communication de Bakhtine est donc radicalement divergente des théories classiques de la communication. Il en fait d'ailleurs explicitement la critique. Ainsi, d'une analyse formaliste où un message X est émis par un locuteur A vers un récepteur B, il dit que "le schéma proposé est radicalement faux. En réalité, les relations entre A et B sont en état de transformation et de formation permanentes, elles continuent à se modifier dans le processus même de la communication. Il n'y a pas non plus de message tout fait X. Il se conforme dans le processus de communication entre A et B. Ensuite, il n'est pas transmis par l'un à l'autre, mais construit entre eux comme un pont idéologique, il est construit dans le processus de leurs interaction" (31). De même, il consacre de longs développements à la critique de Saussure. "L'idée d'une langue conventionnelle, arbitraire, est caractéristique de tout le courant rationaliste, ainsi que le parallèle établi entre le code linguistique et le code mathématique. Ce n'est pas le rapport du signe à la réalité qu'il reflète ou à l'individu qu'il l'engendre, mais la relation de signe à signe à l'intérieur d'un système fermé et néanmoins accepté et intégré qui intéresse l'esprit orienté vers les mathématiques des rationalistes. En d'autres termes, seule les intéresse la logique interne du système de signes lui-même" (32).

29

Ibid.. p. 52.

30

M. BAKHTINE, op. cit. p. 137 (souligné par nous).

31

T. TODOROV, op. cit. p. 88.

32

M. BAKHTINE, op. cit. p. 88 (souligné dans le texte).


27

"Ainsi, c'est la langue morte-écrite-étrangère qui sert de base à la conception de la langue issue de la réflexion linguistique, l'énonciation isoléefigée-monologuée coupée de son contexte langagier et réel" (33). C'est le même type de critique qu'il étendra au structuralisme : "Dans le structuralisme, il n'y a qu'un seul sujet : le savant lui-même. On transforme les choses en notions (d'une abstraction variable). (...) Mon rapport au structuralisme. Contre l'enfermement dans le texte. Une formalisation et une dépersonnalisation conséquentes : tous ces rapports ont un caractère logique (au sens large du mot). Alors que moi, j'entends partout des voix, et des rapports dialogiques entre elles" (34). Les critiques de Bakhtine s'adressent également au marxisme vulgaire pour qui la "superstructure" est déterminée mécaniquement par "l'infrastructure" dont l'idéologie est le "reflet" absolument fidèle : "Pour le marxiste, sont tout à fait inadmissibles les conclusions directes, tirées à partir du reflet secondaire d'une idéologie en littérature et projetées sur la réalité sociale de l'époque correspondante, comme le faisaient et le font les pseudosociologues, prêts à projeter n'importe quel élément structural de l'oeuvre littéraire par exemple le personnage ou l'intrigue directement sur la vie réelle" (35). Il précise : "Dans tous les domaines auxquels les pères fondateurs, Marx et Engels, ont peu touché, ou pas du tout, se sont solidement implantées des catégories de type mécaniste (...). Tous les domaines de la science des idéologies se trouvent encore dominés de nos jours par la catégorie de la causalité mécaniste" (36). Ce faisant, les "méthodes de déduction de l'idéologie à partir de l'infrastructure passent à côté de la substance du phénomène idéologique" (37). Qu'elles réduisent l'étude des signes à leur mise en relation avec d'autres signes à l'intérieur d'un système clos, ou qu'elles en fassent de simples

33

Ibid p. 107.

34

T. TODOROV, op. cit. p. 38.

35

Ibid p. 59.

36

M. BAKHTINE, op. cit. p. 19.

37

Ibid p. 36.


28 reflets mécaniquement déterminés de la réalité, Bakhtine reproche à ces théories de ne pas reconnaître aux faits idéologiques (ou sémantiques) toute leur dimension et leur spécificité.

SIGNES

C. AU CENTRE DU SYSTEME DE BAKHTINE : L'UNIVERS DES

Pour dépasser ces limites, il propose une clé : "cette clé, c'est la philosophie du signe, la philosophie du mot, en tant que signe idéologique par excellence" (38), et il définit son entreprise comme une tentative de jeter "les bases d'une théorie marxiste de la création idéologique". "Ensemble de signes" et "idéologie", les deux notions semblent interchangeables pour Bakhtine. Contrairement aux choses qui sont intransitives, le signe renvoie à une autre réalité. "Tout ce qui est idéologique possède un référent et renvoie à quelque chose qui se situe hors de lui. En d'autres termes, tout ce qui est idéologique est un signe. Sans signe, point d'idéologie. Un corps physique ne vaut qu'en tant que lui-même, il ne signifie rien mais coïncide entièrement avec sa nature propre" (39). Le domaine de l'idéologie est très différencié et multiforme puisqu'il recouvre aussi bien celui de la "représentation, du symbole religieux, de la formule scientifique et de la formule juridique, etc.". Néanmoins, "à côté des phénomènes

naturels,

du

matériel

technologique

et

des

produits

de

consommation", il constitue un monde particulier : l'univers des signes. "Le domaine de l'idéologie coïncide avec celui des signes : ils se correspondent mutuellement. Tout ce qui est idéologique possède une valeur sémiotique (..) c'est leur caractère sémiologique qui place tous les phénomènes idéologiques sous la même définition générale" (40).

38

Ibid p. 56.

39

Ibid p. 25.

40

Ibid. p. 27 (souligné dans le texte).


29 Si Bakhtine place "l'idéologie" au centre de ses recherches, c'est qu'il considère que ce n'est pas simplement l'homme qui constitue l'objet des sciences humaines mais plutôt l'homme en tant qu'il est producteur de textes. "Les sciences humaines sont des sciences de l'homme dans sa spécificité et non d'une chose sans voix et d'un phénomène naturel. L'homme dans sa spécificité humaine s'exprime toujours (parle), c'est-à-dire crée un texte (serait-il potentiel). Là où l'homme est étudié hors du texte et indépendamment de lui, ce ne sont plus des sciences humaines (anatomie et physiologie humaines etc.)" (41).

D. EN RESUME C'est pourquoi on peut reprendre et résumer la conception des phénomènes de communication de Bakhtine en quelques propositions (extraites du Marxisme et la philosophie du langage) centrées sur la notion de signe.

1. L'ORIGINE SOCIALE DU SIGNE "Les signes n'émergent en définitive que du processus d'interaction entre une conscience individuelle et une autre" (p. 28). "En d'autres termes, ne peut entrer dans le domaine de l'idéologie, y prendre forme et s'y enraciner que ce qui a acquis une valeur sociale." (p. 42).

2. LA NATURE SEMIOLOGIQUE, ET DONC SOCIALE, DE LA CONSCIENCE "La réalité du psychisme intérieur est celle du signe" ( p. 47). "La conscience ne devient conscience qu'une fois emplie du contenu idéologique (sémiotique) et, par conséquent, seulement dans le processus d'interaction sociale" (p. 28).

3. LE SIGNE, TERRAIN DE RENCONTRE DE L'INDIVIDUEL ET DU SOCIAL

41

T. TODOROV, op. cit. p. 33


30 "Par nature, le psychisme subjectif est localisé à cheval sur l'organisme et le monde extérieur, pour ainsi dire à la frontière de ces deux sphères de la réalité. C'est là qu'a lieu la rencontre entre l'organisme et le monde extérieur, mais cette rencontre n'est pas physique : l'organisme et le monde se rencontrent dans le signe. L'activité psychique constitue l'expression sémiotique du contact de l'organisme avec le milieu extérieur." (p 47).

4. RAPPORTS DE COMMUNICATION ET RAPPORTS SOCIAUX "Tout signe, nous le savons, résulte d'un consensus entre des individus socialement organisés au cours d'un processus d'interaction. C'est pourquoi les formes du signe sont conditionnées autant par l'organisation sociale des dits individus que par les conditions dans lesquelles l'interaction a lieu." (p. 41).

5. LE SIGNE ET LE DEVENIR DE LA SOCIETE "L'être, reflété dans le signe, ne fait pas que s'y refléter, il s'y réfracte également. Qu'est-ce qui détermine cette réfraction de l'être dans le signe idéologique ? L'affrontement d'intérêts sociaux contradictoires dans les limites d'une seule et même communauté sémiotique, c'est-à-dire la lutte des classes." (p. 43).

6. LA PLACE DE L'IDEOLOGIE "L'idéologique en tant que tel ne saurait être expliqué en terme de racines supra ou infra humaines. Sa place réelle est dans ce matériau social particulier de signes créés par l'homme. Sa spécificité est précisément dans ce fait qu'elle se situe entre des individus organisés, qu'elle est le moyen de leur communication." (p. 29).

7. EN RESUME


31

"La logique de la conscience est la logique de la communication idéologique, de l'interaction sémiotique d'un groupe social." (p. 30). Ces analyses, Bakhtine lui aussi les présente dans un schéma global de la communication : "1. L'organisation économique de la société

! 2. La communication sociale

! 3. L'interaction verbale

! 4. Les énoncés

! 5. Les formes grammaticales de la langue." (42).

La demande d'évaluation du système de Télé-Information allait nous fournir l'occasion de mettre systématiquement à l'épreuve de la réalité cette problématique, mais auparavant, il faut, dans une première partie, faire le bilan critique des conceptions de Bakhtine. La seconde partie présentera les acteurs, la troisième le fonctionnement du système de communication.

42

Ibid. p. 289.


PREMIERE PARTIE

COMMENT ANALYSER UNE SITUATION DE COMMUNICATION ?


INTRODUCTION

On dispose donc, avec Bakhtine, d'un cadre de pensée qui permet d'intégrer la réalité de situations concrètes de communication et d'en rendre compte dans toute leur complexité. Il nous fournit un cadre général, théorique (une approche "philosophique") des phénomènes du langage et de la communication, ainsi que de leur place dans les rapports de l'homme au monde (naturel et social).

Mais Bakhtine se considérait comme critiqu théorie achevée, il faut donc les considérer comme un cadre programmatique, le point de départ de nouvelles recherches. C'est d'ailleurs ce à quoi il nous invite explicitement : "Il ne saurait être question d'une analyse marxiste systématique et définitive des problèmes de base de la philosophie du langage. Une telle analyse ne pourrait résulter que d'un travail collectif de longue haleine. Pour notre part, nous avons dû nous limiter à la simple tâche qui consiste à esquisser les orientations de base." (1). Il faut, de surcroît, souligner qu'il porte ainsi la polémique au coeur même de la théorie classique de l'information; il remet en cause, y compris, la conception du message comme objet évident de l'échange. Cette appréciation nous indique comment doit maintenant s'orienter notre réflexion : nous allons discuter ses hypothèses en les confrontant à d'autres recherches de sciences humaines. Ceci afin de : - vérifier, valider, fonder ou au contraire préciser, critiquer, rectifier les thèses de Bakhtine,

1

M. BAKHTINE, Le Marxisme et la philosophie du langage, Minuit, 1977, p. 19.


29

- tenter d'en déduire sinon une méthode, du moins une approche méthodologique, - mettre au jour ses présupposés théoriques, faire émerger ce qui le rapproche de ou l'oppose à d'autres courants de recherche. On pourra ainsi situer la théorie de Bakhtine dans les grands courants de pensée du XXème siècle, contrôler la méthode qu'on en déduit, expliciter ce qui la fonde. Si l'on essaie de condenser encore la pensée de Bakhtine, on peut l'articuler autour de deux propositions : - la façon dont les hommes se représentent le réel est déterminée par leurs expériences pratiques et orientée vers des pratiques (sur le monde naturel et social), - le langage rend compte de cette influence en condensant l'expérience du groupe. Mais, en même temps qu'il fournit à l'individu les cadres de pensée de sa pratique, il est, en retour, modifié par cette pratique; il "réfléchit et réfracte", dit Bakhtine, ce rapport au réel (aux deux niveaux, le réel dont on parle est, avant tout, de nature sociale). C'est donc autour de ces deux grands thèmes et de leurs interactions que nous organiserons la discussion des thèses de Bakhtine : 1. LES REPRESENTATIONS COLLECTIVES et leurs rapports avec LA PRATIQUE SOCIALE 2. LE LANGAGE et ses rapports avec les deux éléments précédents (pratiques et représentations sociales). Ce que l'on examinera autour des points suivants : - L'objet de notre réflexion n'est donc pas la "langue" mais la "parole", le "référencé" plutôt que le "signifiant" ou le "signifié". - Le langage comme mode d'appropriation du réel (ou comme "classificateur et organisateur de l'expérience sensible").


30

- Ayant défini le langage comme un système de classement, nous serons conduit à concevoir la communication comme la rencontre (ou la nonrencontre...) du système de classement de l'émetteur avec celui du récepteur. Dans un premier chapitre, nous examinerons, à partir des travaux de Saussure, Durkheim, Whorf et Mauss, dans quels termes linguistes et sociologues ont posé ce problème. Nous interrogerons, dans le second chapitre, les linguistes qui ont abordé l'étude des rapports entre représentations et expérience d'une collectivité (Humboldt, Cassirer, Sapir...) et confronterons leurs approches avec celles d'historiens ayant posé ces problèmes. Cela nous conduira, au chapitre trois, à préciser les relations entre la diversité des représentations et la structure sociale à l'intérieur d'une même collectivité; nous nous appuierons pour cela sur les analyses linguistiques de Bernstein et, surtout, Labov et de divers sociologues (particulièrement Boltanski, C. et Ch. Grignon). Nous pourrons alors, au chapitre quatre, faire la synthèse de ces différentes approches et définir la communication comme la rencontre de deux systèmes de classement; nous aurons, pour cela recours à la linguistique de Prieto et à la sociologie de Bourdieu. Mais il est clair, alors, que nous serons conduits à remettre en cause certaines conceptions qui sont au principe même de la théorie classique de l'information. Il faudra donc, en conclusion, faire le bilan et mesurer la portée de nos résultats quant à la définition de l'objet et du statut des sciences de l'information et de la communication. Le chapitre cinq y sera consacré. Il faudra, enfin, tirer les conséquences méthodologiques de ces réflexions; elles ne découlent pas mécaniquement de la théorie, mais de sa confrontation avec l'objet d'étude, ce que nous ferons au chapitre six : après avoir décrit l'expérience nous présenterons les méthodes utilisées.


CHAPITRE I LANGAGE,PENSEE, REALITE : LES DONNEES DU PROBLEME

Au coeur de notre problématique se trouve la notion de référent que G. Mounin définit comme : "La réalité du monde non linguistique à laquelle renvoie le signifiant" (1). Mais G. Mounin soulève une objection : "Manifestement, les structures de l'univers sont loin d'être reflétées, mécaniquement, c'est-à-dire logiquement, dans des structures universelles du langage." (2); ou, comme il le dit encore, "le monde n'est pas un magasin aux accessoires dont la langue serait le catalogue..." Le problème est alors sensiblement différent; il ne concerne plus strictement le référent, mais plutôt la relation de référence. Cette question est bien centrale pour les sciences de la communication, puisque son enjeu est savoir ce qui s'y échange. Mais en même temps, ainsi formulée, elle n'est plus du domaine de compétence exclusif des linguistes... C'est pourquoi, en suivant Bakhtine, nous chercherons à l'éclairer en la confrontant aux démarches et aux acquis de linguistes et de sociologues. Nous serons tout aussi attentifs à la façon dont les auteurs auxquels nous aurons recours ont posé les problèmes : les difficultés rencontrées, les présupposés et les évidences communément admises qui ont pu constituer autant d'obstacles à la recherche, peuvent se révéler pour nous tout aussi féconds que les réponses qu'ils.ont apportées.

1

G. MOUNIN, Clefs pour la sémantique, Seghers, 1972, p. 216.

2

G. MOUNIN, Les Problèmes théoriques de la traduction, Gallimard, 1963, p. 57.


34 Le résultat de cette enquête est présenté comme un dossier destiné à alimenter un débat interdisciplinaire; ayant expérimenté les difficultés de ce type de confrontation, nous nous sommes efforcés de dégager les problématiques des différents auteurs à l'égard de notre questionnement, mais également, en prenant parfois le risque d'un exposé académique, de nous adresser au non-spécialiste. L'analyse de la façon dont les linguistes ont posé ce problème et la comparaison avec la démarche de sociologues nous conduira, à la fin de ce premier chapitre, à insister sur l'importance, pour les sciences de l'information et de la communication, dans leur phase actuelle de développement, de la réflexion épistémologique.

I. COMMENT LES LINGUISTES POSENT LE PROBLEME On va voir d'abord dans quels termes, les linguistes ont posé ce problème. Afin de mieux souligner les lignes de force du débat, on partira des thèses qui occupent des positions opposées dans le champ de cette discussion : celles de Saussure et de Whorf. 1. SAUSSURE : L'EVACUATION DU REFERENT Le projet de Saussure est de constituer la linguistique en une science autonome, c'est-à-dire avant tout, de lui définir un objet propre dégagé de la philologie comparée et des études historiques qui ont cours à son époque : qu'est-ce qui fait du langage un objet de science spécifique, distinct des autres, quelles sont les "données élémentaires" à partir desquelles on puisse envisager de raisonner ?

A. LA LANGUE ET LE SIGNE Or la tâche est ardue car, "pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines, à la fois physique, physiologique et psychique, il appartient encore au domaine individuel et au domaine social ; il ne se laisse classer dans aucune catégorie des faits humains


35 parce qu'on ne sait comment dégager son unité. "(3). Bref, "l'objet de la linguistique nous apparaît un amas confus de choses hétéroclites sans lien entre elles". (4). Pour éviter cet obstacle et faire émerger un principe d'unité derrière les diverses manifestations du langage, Saussure pose la distinction de la "langue" et de la "parole". La langue "n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est un produit que l'individu enregistre passivement" (5). "La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence" (6) donc contingente et aléatoire. Dès lors, "en séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1°) ce qui est social de ce qui est individuel. 2°) ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel" (7). A partir de cette dinstinction, Saussure définit l'objet de la linguistique : c'est l'étude de "la langue envisagée en elle-même et pour ellemême", "il n'y a selon nous qu'une solution à toutes ces difficultés : il faut se placer de prime abord sur le terrain de la langue et la prendre pour norme de toutes les autres manifestation du langage" (8). Autrement dit encore, l'objet de la linguistique c'est la langue, c'est-à-dire "le langage moins la parole" (9). Dès lors, une fois son domaine de recherches ainsi balisé, il peut passer à la définition de "l'unité linguistique" élémentaire : le signe. Le signe linguistique est défini par Saussure comme "une entité psychique à deux faces" qui unit non pas une chose et un mot, mais un concept et une image acoustique. "Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant" (10).

3

F. de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Payot, 1981, p. 25.

4

Idem. p. 24.

5

Idem. p. 30.

6

Idem. p. 30.

7

Idem. p. 30.

8

Idem. p. 25.

9

Idem. p. 112.

10

Idem. p. 99.


36

B - LE CHOIX EXPLICITE En décidant de se donner pour objet d'études la langue en tant que "système qui

ne connaît que son ordre propre" (11) Saussure souligne

clairement le fait qu'il opère un choix méthodologique délibéré qui laisse de côté un pan important des phénomènes de langage. "Notre définition de la langue suppose que nous en écartons tout ce qui est étranger à son organisme, à son système, en un mot tout ce qu'on désigne par le terme de "linguistique externe". Cette linguistique-là s'occupe pourtant de choses importantes." (12). Mais il laisse le soin à une science à créer : la sémiologie, "d'étudier la vie des signes au sein de la vie sociale". D'ailleurs, précise-t-il, "la linguistique n'est qu'une partie de cette science générale, les lois que découvrira la sémiologie seront applicables à la linguistique." (13). Cette délimitation - qui est aussi une limitation - de l'objet de la recherche est l'acte fondateur de la linguistique moderne. Etant clairement explicitée, elle est parfaitement légitime puisque, dit encore Saussure "le point de vue crée l'objet". Ce faisant, non seulement il distingue soigneusement la sphère du signe de celle de la réalité à laquelle il renvoie (le référent), mais de plus, il exclut la relation entre le signe et le référent du domaine de la linguistique pour le rejeter dans celui d'une "linguistique externe" à créer. Légitime, cette orientation s'est aussi avérée très féconde, au point de faire de la linguistique la "science pilote" de ces dernières décennies. Mais si les héritiers de Saussure ont exploré la champ qu'il avait ainsi ouvert, ils ont eu tendance à s'enfermer dans ses limites, oubliant quelque peu les choix qui les avaient produites. Ils ont cherché leurs modèles dans les mathématiques et la logique plutôt que dans les sciences humaines, accentuant le caractère formel et abstrait des recherches. Dès 1952, Jakobson lui-même le signalait : "Les linguistes, au contraire, ont fait l'impossible pour exclure la signification de la linguistique. C'est ainsi que le champ de la signification est resté un No man's

11

Idem. p. 43.

12

Idem. p. 40.

13

Idem. p. 33.


37 Land. Ce jeu de cache-cache doit prendre fin." (14). Ainsi, comme le remarquait Benveniste, "la sémiologie de la langue a été bloquée, paradoxalement, par l'instrument même qui l'a créée : le signe." (15).

C - LE CHOIX IMPLICITE Si la langue est avant tout pour Saussure un système clos de signes, elle est pourtant bien ancrée dans la réalité par son caractère social. Il y insiste à plusieurs reprises et cela nous donne quelques indications sur sa conception des rapports de la langue à la réalité non linguistique. C'est même précisément à cause de ce caractère social qu'elle peut-être un objet de science, elle est ainsi à l'abri des aléas de l'expression individuelle. "La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement" (16). Dès lors, "l'objet concret de notre étude est donc le produit social déposé dans le cerveau de chacun, c'est-à-dire la langue". (17). Imposée de l'extérieur par la société, la langue est un moyen d'unification sociale : "Entre tous les individus ainsi reliés par le langage, il s'établit une sorte de moyenne : tous reproduiront, - non exactement sans doute, mais approximativement - les mêmes signes unis aux mêmes concepts". (18). De la sorte, il se forme chez "les sujets parlants des empreintes qui arrivent à être sensiblement les mêmes chez tous." (19). Ainsi, la langue prend une grande valeur aux yeux de Saussure; elle est pour l'individu "un trésor intérieur", elle constitue "le lien social" entre les

14

R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Minuit, 1963, P. 42.

15

E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, T. II, Gallimard, p. 65.

16

SAUSSURE, op. cit., 30.

17

Idem. p. 44.

18

Idem. p. 29.

19

Idem. p. 30.


38 individus. "C'est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté" (20). Indépendante de ses manifestations individuelles, extérieure aux consciences individuelles à qui elle est imposée, émanation d'une société dont elle est un instrument d'intégration, la langue de Saussure, nous allons y revenir, possède trait pour trait les caractères de "l'institution sociale" du Durkheim des Règles de la méthode sociologique. C'est bien la même vision harmonieuse des rapports sociaux dans une société de consensus, exempte de conflits majeurs et auxquels ses membres doivent s'adapter, qui sous-tend leur conception (21). De notre point de vue, il importe de souligner la signification, en termes linguistiques, des présupposés que véhicule cette vision positiviste et consensuelle du fait social (et donc de la langue) : elle induit que le référent, à quelques nuances près, est identique pour tous. Saussure le dit d'ailleurs explicitement : "La langue existe dans la collectivité sous la forme d'une somme d'empreintes déposées dans chaque cerveau, à peu près comme un dictionnaire dont tous les exemplaires, identiques, seraient répartis entre les individus". (22). Tous les locuteurs partageant une même langue ayant un référent unique pour le même signe, la relation du signe au référent ne posant pas de problème devient effectivement secondaire... Autrement dit, Saussure exclut la relation du signe au référent du champ de sa linguistique explicitement pour des raisons méthodologiques; mais il peut faire ce choix car il présuppose qu'il n'a pas de grandes conséquences, si ce n'est dans le passage d'un domaine linguistique à un autre. Ce n'est donc pas par hasard si ces questions ont été réactivées par l'ethnologie et la réflexion sur les problèmes de la traduction.

20

Idem. p. 30.

21

Le parallèle entre la méthode de Saussure et celle de Durkheim ne se limite

d'ailleurs pas à cette imprégnation par les idées dominantes de leur époque; on peut relever bien d'autres analogies dans leurs projets de dégager un objet de science du magma du vécu quotidien. 22

SAUSSURE, op. cit., p. 38.


39 2. WHORF : LA LANGUE DETERMINE LE REFERENT Là où Saussure considère que la langue reflète la réalité, Whorf pense, au contraire, que la perception de la réalité est modelée par la langue. Le rapprochement de ces deux conceptions permet donc, en durcissant le trait, de saisir la façon dont les linguistes ont abordé ces questions.

A - DES MOTS ET DES INCENDIES Benjamin Lee Whorf (1897-1941) était chimiste de formation. A ce titre, il travailla comme expert dans une compagnie d'assurances incendie. Dans un souci de prévention il fut amené à étudier des rapports rendant compte des circonstances dans lesquelles des sinistres s'étaient déclarés. Il se rendit compte alors que la seule analyse des conditions matérielles ne suffisait pas à rendre compte des causes de l'incendie, mais que, également, "la signification que revêtait cet état de fait aux yeux des gens constituait parfois un des éléments ayant présidé au sinistre. Et ce facteur de signification était particulièrement net lorsqu'il s'agissait d'une signification linguistique résidant dans le nom ou la description verbale généralement appliquée à la situation." (23) Il remarque ainsi que, dans un entrepôt, près de citernes d'essence pleines, les consignes de sécurité étaient rigoureusement respectées. Par

contre,

près

des

citernes

vides,

l'attention

des

employés

était

considérablement relâchée, alors même que celles-ci étaient "pleines" de vapeurs explosives et étaient donc encore plus dangereuses ! Mais le qualificatif "vide" évoque une "absence de matière", "inerte" et donc "sans danger". Whorf multiplie les exemples semblables, comme celui de cette tannerie où la "pièce d'eau" prit feu ! La pièce d'eau en question était en fait un bassin

de

décantation

des

eaux

résiduaires,

produisant

des

gaz

de

décomposition... qui firent flamber les locaux le jour où un ouvrier alluma un chalumeau à proximité.

23

B.L. WHORF, Linguistique et anthropologie, Denoël-Gonthier, 1969, p. 72.


40 Il en déduit alors que : "une certaine ligne de conduite est souvent déterminée par les analogies contenues dans l'expression linguistique servant à traduire une situation donnée ainsi qu'à analyser, classifier, assigner à celle-ci jusqu'à un certain point - sa place dans le monde, qui est dans une large mesure édifiée inconsciemment sur les habitudes de langage du groupe." (24). Autrement dit, pour Whorf, la façon de nommer les choses influe sur l'évaluation de la situation; l'influence est donc d'ordre lexical.

B - UN MODELE AMERINDIEN DE L'UNIVERS (25) Intéressé dès lors par les problèmes de la linguistique, Whorf suit les cours de Sapir (dont il devient plus tard l'assistant) et étudie les langues amérindiennes. Cela l'amène à radicaliser considérablement ses positions et à considérer que les formes grammaticales de la langue, elles-mêmes, influent sur la vision du monde. Whorf procède à la comparaison de plusieurs notions (le pluriel et la numération, le nom relatif aux quantités physiques, l'expression des phénomènes périodiques, les formes verbales relatives au temps, etc...) dans certains de ces langues (hopi, apache, nootka...) et dans les principales langues d'Europe occidentale. Il en tire deux ordres de conclusions. En premier lieu, il relève des différences importantes entre les langues amérindiennes et les européennes. Ces dernières ont tendance à concevoir le monde comme un ensemble de choses, d'entités discrètes, clairement distinctes les unes des autres, tandis que les premières traitent la réalité comme un ensemble d'évènements, de processus. De même, elles ne contiennent pas la notion d'un temps objectif, s'écoulant régulièrement et leur grammaire ne comporte aucune référence au temps, ni implicitement, ni explicitement.

24

Idem. p. 138.

25

Tel est le titre du premier chapitre de Linguistique et anthropologie.


41 En second lieu, il constate que cette façon de parler et de penser est parfaitement adéquate aux "caractéristiques du comportement propre à la culture hopi" et particulièrement aux travaux agricoles et aux pratiques magiques qui les accompagnent.

C - LA LANGUE DETERMINE UNE VISION DU MONDE Ainsi, Whorf montre que des catégories comme le temps et l'espace qui semblent être des données intuitives universelles - et donc aller de soi - varient considérablement entre deux groupes de sociétés. De plus, à l'intérieur de chaque société, il constate "des affinités décelables" (on dirait : une homologie) entre des normes culturelles de comportement et les modèles linguistiques. Il en conclut que la langue sert à organiser notre perception du monde : "Les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s'y trouvent pas tels quels, s'offrant d'emblée à la perception de l'observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléïdoscopique d'impressions que notre esprit doit d'abord organiser, et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé" (26). Et dans ce processus, c'est bien la langue qui est le facteur premier et déterminant : "Nous découpons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle" (27). Plus même, les formes grammaticales elles-mêmes déterminent des manières d'être, de sentir, de penser, d'agir : "On s'aperçut que l'infrastructure linguistique (autrement dit la grammaire) de chaque langue ne constituait pas "l'instrument" permettant d'exprimer des idées, mais qu'elle en déterminait bien plutôt la forme, qu'elle orientait et guidait l'activité mentale de l'individu, traçait le cadre dans lequel s'inscrivait ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait enregistré" (28).

26

Idem. p. 129.

27

Ibid, p. 129.

28

Ibid, p. 129.


42

Autrement dit, pour Whorf, la langue détermine ce qu'il nomme "habitude de pensée", "univers mental", "univers conceptuel" ou encore "vision du monde" : "La langue est un vaste système de structures dans lequel il existe un ordonnancement culturel des formes et des catégories qui, non seulement permet à l'individu de communiquer, mais également analyse le réel, remarque ou néglige des types de relations et des phénomènes, canalise son raisonnement et jalonne peu à peu le champ de sa conscience" (29).

D - LES CRITIQUES DE WHORF L'argumentation de Whorf concerne donc l'influence de la langue conçue d'un double point de vue sur deux domaines de la réalité, que l'on peut représenter par le schéma suivant :

INFLUENCE

SUR LA REALITE DES RAPPORTS d'une langue à d'un individu à son

DE LA LANGUE structure lexicale structure syntaxique

une autre

comportement

oui

oui

oui

oui

Tableau 1. L'influence du langage sur la réalité selon Whorf. On a fait beaucoup de critiques à Whorf. Tout en reconnaissant la rigueur de ses analyses linguistiques, on lui reproche le schématisme de son analyse du fonctionnement de la société hopi et la légèreté avec laquelle il établit le lien de causalité entre langue et réalité (c'est par exemple la critique de LeviStrauss dans son Anthropologie structurale). Sur le fond aussi, ce déterminisme univoque et inexorable de la langue pose problème car alors, comment les langues peuvent-elles donc évoluer ? Inversement, comment la réalité d'une société enfermée dans la "camisole de force de structures linguistiques" peut-

29

Ibid, p. 192.


43 elle, elle aussi, évoluer ? Car non seulement, "la langue oriente et organise la vision du monde, mais elle l'immobilise" (30). Effectivement, si l'on suit Whorf jusqu'au bout, on en arrive à considérer que la réalité devient un décalque de la langue. Autrement dit, dans les termes qui nous préoccupent, en durcissant à peine les traits on en arriverait à cette proposition absurde que la langue est à elle-même son propre référent; ou plus exactement que la langue est le référent de la réalité!... Il reste du moins que, avec Whorf, se trouve posé le problème de la relation de la langue à la réalité à laquelle elle fait référence. Avec G. Mounin qui accepte ses thèses "sous bénéfice d'inventaire", on retiendra qu'il "n'existe pas de rapport univoque entre structures linguistiques et "visions du monde" (31). Si nous nous tournons maintenant vers la sociologie, nous nous apercevrons qu'elle s'est posée les mêmes questions et qu'elle y a apporté des réponses semblables. L'objectif que se fixe Durkheim rappelle fortement celui de Saussure : comment dégager dans le flux des gestes, des sentiments et des échanges du quotidien un objet de sciences et des méthodes pour l'appréhender ? Contemporain de Saussure, il dispose des mêmes références théoriques, il partage le même environnement matériel et philosophique; les réponses qu'il apporte présentent bien des analogies. Cependant, analysant, avec Mauss, les formes de la "pensée primitive", il retrouve des formulations beaucoup plus complexes (nous dirions, en première approximation, plus proches de Whorf).

II. MORPHOLOGIE SOCIALE ET REPRESENTATIONS COLLECTIVES La façon dont Bakhtine distingue l'instance de "l'organisation sociale" de celle de "l'idéologie" n'est pas sans rappeler les grandes divisions de la sociologie définie par Durkheim et que Mauss résumait ainsi : "En fait, il n'y a dans une société que deux choses : le groupe qui la forme, d'ordinaire sur un sol déterminé, d'une part; les représentations et les mouvements de ce groupe

30

G. MOUNIN : Linguistique et philosophie, P.U.F., 1975, p. 188 et 189.

31

Idem. p. 176.


44 d'autre part. (...) Et il n'y a rien d'autre."(32). La "morphologie sociale" étudie les premiers phénomènes, la "physiologie sociale" les seconds. Nous allons voir maintenant comment Durkheim et Mauss conçoivent l'articulation entre ces deux niveaux.

1. L'APPROCHE POSITIVISTE DE DURKHEIM Pour Durkheim, "la société n'est pas une simple somme d'individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres." (33). En posant cette définition, il cherche à délimiter la société comme objet de science spécifique et autonome par rapport à l'individu, à dégager le champ de la sociologie de celui de la psychologie. Il existe, selon lui, une spécificité des faits sociaux qui se définissent par trois critères : leur extériorité et leur antériorité par rapport aux consciences individuelles et la contrainte qu'ils exercent sur elles : "(...) ils consistent en des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui."(34). C'est ce qu'il appellera des "institutions". Ainsi, les pratiques et les représentations collectives ne sont pas le produit des consciences individuelles; ce sont, au contraire, ces représentations collectives qui vont influencer et même produire les représentations individuelles : le psychologique s'explique par le social. La "conscience collective" qui est le siège de ces représentations et qui transcende les consciences individuelles "constitue une individualité psychique d'un genre nouveau." (35). C'est essentiellement par l'éducation que la conscience collective va inculquer ces croyances et ces pratiques aux nouvelles générations. "Nous

32

M. MAUSS, "Divisions et proportions des divisions de la sociologie" Année

sociologique nouvelle série, 2, 1927. 33

E. DURKHEIM, Les Règles de la méthode sociologique, Seuil, 1982, p. 42.

34

Idem. p. 5.

35

Ibid, p. 103.


45 les recevons et les adoptons parce que, étant à la fois une oeuvre collective et une oeuvre séculaire, elles sont investies d'une particulière autorité que l'éducation nous a appris à reconnaître et à respecter." (36). C'est pourquoi : "Toute éducation consiste en un effort continu pour imposer à l'enfant des manières de voir, de sentir et d'agir auxquelles il ne serait pas spontanément arrivé." (37). De cette définition du fait social comme réalité quasi-substantielle, imposée de l'extérieur, découle une conséquence méthodologique : ce que vit, pense, ressent l'individu ne peut servir de base à une explication sociologique. "Puisque l'autorité devant laquelle s'incline l'individu quand il agit, sent ou pense socialement le domine à ce point, c'est qu'elle est un produit de forces qui le dépassent et dont il ne saurait, par conséquent, rendre compte. Ce n'est pas de lui que peut venir cette poussée extérieure qu'il subit; ce n'est donc pas ce qui se passe en lui qui la peut expliquer." (38). Ayant posé la relation individu / société comme cadre de l'analyse sociologique, Durkheim conclut donc à un strict déterminisme de l'individu part la société. Ce point lui semble suffisamment important pour qu'il y insiste dans sa préface à la seconde édition : "Ce sont des choses qui ont leur existence propre. L'individu les trouve toutes formées et il ne peut pas faire qu'elles ne soient pas ou qu'elles soient autrement qu'elles ne sont; il est donc bien obligé d'en tenir compte et il lui est d'autant plus difficile (nous ne disons pas impossible) de les modifier que, à des degrés divers, elles participent de la suprématie matérielle et morale que la société a sur ses membres." (39). Afin de constituer la sociologie en science autonome, Durkheim procéde donc à deux opérations : - du point de vue de son objet, en opposant fortement la société à l'individu, il donne à la sociologie un domaine légitime;

36

Ibid, p. 11.

37

Ibid, p. 8.

38

Ibid, p. 101.

39

Ibid, p. XXII.


46 - du point de vue de la méthode, en lui enjoignant de "traiter les faits sociaux comme des choses", il l'amène à avoir une démarche positive qui la dégage de la "philosophie sociale". C'est surtout cette orientation dualiste et positiviste (celle du "Suicide", de "La Division sociale du travail", des "Règles de la méthode sociologique"...) que la tradition universitaire a retenu de la pensée de Durkheim. Cette volonté de disjoindre l'individuel et le social est au principe des grandes divisions des sciences humaines jusqu'à nos jours : individu / société, macro / microsociologie

et

psychosociologie,

sociologie

/

psychologie,

culture

/

personnalité, "déterminismes sociaux et liberté humaine"... Pourtant, ses conclusions sont sensiblement différentes quand il s'interroge, avec Mauss, sur la façon dont les groupes sociaux élaborent les représentations collectives.

2. LA DIALECTIQUE DE LA STRUCTURE SOCIALE ET DES REPRESENTATIONS DANS LES SOCIETES PRIMITIVES En s'appuyant sur l'étude du totémisme et de son évolution dans différentes sociétés primitives, ils cherchent à démontrer que le fait de classer les éléments du réel n'est pas naturel et inné, qu'il n'est pas donné dans les choses, ni le produit de simples associations d'idées et d'états mentaux dans le cerveau individuel. En examinant leur genèse, ils cherchent à éclairer le fonctionnement des opérations logiques. La "fontion classificatrice", c'est-à-dire le fait de "ranger les choses en groupes distincts les des autres, séparés par des lignes de démarcation nettement délimitées" (40) leur apparaît comme une activité essentiellement sociale. Ils observent que tout l'environnement matériel est divisé selon une classification rigoureusement parallèle à celle de la tribu : "La classification

40

E. DURKHEIM et M. MAUSS, "De quelques formes primitives de classification,

contribution à l'étude des représentations collectives". Année sociologique, 6, 1903. In : M. MAUSS, Essais de sociologie, Seuil, 1968, p. 163.


47 des choses reproduit cette classification des hommes." (41). L'organisation des idées est un décalque de l'organisation de la société. Un fois posée cette classification, elle n'est pas une simple nomenclature, une façon de répertorier le réel, elle commande des pratiques. Les choses ne sont pas des objets de connaissance mais correspondent à une attitude affective : elles sont avant tout sacrées ou profanes, pures ou impures, amies ou ennemies... "Cet ordre logique est tellement rigide, le pouvoir contraignant de ces catégories sur l'esprit de l'Australien est si puissant que, dans certains cas, on voit tout un ensemble d'actes, de signes, de choses se disposer suivant ces principes."(42). Ainsi, ce système logique qui est un produit du système social est capable de réagir sur sa cause, d'ordonner des perceptions et de codifier des pratiques sociales. Il acquiert une certaine autonomie part rapport au système social et peut même, en retour, servir de cadre à son organisation. On peut brièvement résumer la pensée de Durkheim et Mauss concernant ce thème, en cinq grands points : 1. Aucune classification n'est donnée d'emblée dans la nature : "Une classe, c'est un groupe de choses; or les choses ne se présentent pas d'elles-mêmes ainsi groupées à l'observation (...). Toute classification implique un ordre hiérarchique dont ni le monde sensible ni notre conscience ne nous offre le modèle." (43). 2. Classer, c'est établir des hiérarchies "D'un autre côté, classer, ce n'est pas seulement constituer des groupes : c'est disposer ces groupes suivant des relations très spéciales. (...) Il en est qui dominent, d'autres qui sont dominés, d'autres qui sont indépendants les uns des autres." (44).

41

Idem. p. 169 (souligné dans le texte).

42

Ibid, p. 172.

43

Ibid, p. 166.

44

Ibid, p. 166.


48

3. L'organisation conceptuelle est déterminée par l'organisation sociale "Nous avons vu, en effet, comment c'est sur l'organisation sociale la plus proche et la plus fondamentale que ces classifications ont été modelées. L'expression est même insuffisante. La société n'a pas été simplement un modèle d'après lequel la pensée classificatrice aurait travaillé; ce sont ses propres cadres qui ont servi de cadres au système. Les premières catégories logiques ont été des catégories sociales; les premières classes de choses ont été des classes d'hommes dans lesquelles ces choses ont été intégrées." (45). 4. Les représentations collectives acquièrent une relative autonomie "Ce qui caractérise ces dernières [les classifications], c'est que les idées y sont organisées sur un modèle qui est fourni par la société. Mais une fois que cette organisation de la mentalité collective existe, elle est susceptible de réagir sur sa cause et de contribuer à la modifier." (46). 5. La classification exprime la relation de l'homme aux choses "Nous arrivons ainsi à cette conclusion : c'est qu'il est possible de classer autre chose que des concepts et autrement que suivant les lois du pur entendement.

Car

pour

que

des

notions

puissent

ainsi

se

disposer

systématiquement pour des raisons de sentiment, il faut qu'elles ne soient pas des idées pures, mais qu'elles soient elle-mêmes oeuvre de sentiment. (...) c'est dire que les caractères les plus fondamentaux [des choses] ne font qu'exprimer la manière dont elles affectent la sensibilité sociale." (47). Les représentations collectives ne sont donc plus conçues ici "comme des choses", des réalités inculquées par l'éducation, imposées de l'extérieur dans la conscience d'un individu-réceptacle, mais bien plutôt comme un mouvement de la "conscience" pour s'approprier le monde extérieur. Elles apparaissent profondément enracinées dans l'histoire sociale de

45

Ibid, p. 244.

46

Ibid, p. 184.

47

Ibid, p. 229


49 l'individu; elles sont inscrites dans les opérations mentales, les faits et gestes du quotidien. Définies comme le guide des relations de l'homme avec le monde naturel et social, elles occupent une place centrale dans la dialectique de la pensée et de l'action.

III. CONCLUSION : LA REFLEXION EPISTEMOLOGIQUE, UNE PRIORITE POUR LES SCIENCES DE L'INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION Les thèmes abordés ici ne sont certes pas nouveaux; depuis quelques milliers d'années qu'il y a des hommes et qui pensent, les problèmes des rapports entre langage, pensée et réalité ont alimenté bien des réflexions... Pourtant, la référence à ces auteurs nous intéresse à un double titre : par les réponses qu'ils apportent, mais peut-être plus encore par les questions qu'ils soulèvent, ils apparaissent directement en prise avec les débats concernant les sciences de l'information et de la communication. Le choix positiviste de Saussure et Durkheim est certes guidé par l'ambiance intellectuelle de leur époque, mais c'est aussi un moyen, pour un domaine des sciences humaines en voie de constitution, d'acquérir plus rapidement une reconnaissance et un statut. On pourrait faire la même observation à propos de la géographie, dominée, pendant la première moitié du siècle, par la géomorphologie au point, selon certains géographes de devenir "pratiquement une science naturelle". A. Burguière le remarque également pour l'histoire à la même époque : "L'idéal scientiste qui dominait les milieux intellectuels la poussait à se doter d'une méthodologie rigoureuse sur le modèle des sciences expérimentales : or l'élément de base de la réalité observable, l'équivalent de la cellule pour le biologiste ou de l'atome pour le physicien, c'était pour elle le fait historique, c'est-à-dire l'évènement qui survient dans la vie publique." (48). Les sciences de l'information et de la communication se sont constituées récemment en tant que telles; il est donc normal qu'elles aient aussi

48

A. BURGUIERE, "L'Anthropologie historique", in : La Nouvelle histoire, dir. par

J. LE GOFF, Complexe, p. 140.


50 des difficultés de délimitation de leur objet et d'unification de leurs concepts et de leurs méthodes. Il ne s'agit pas, bien entendu, de tenir pour négligeable les apports des théories classiques : il en reste - et ce n'est pas rien !- le balisage du champ de la recherche, une délimitation topographique de son objet, une identification des acteurs. On peut d'ailleurs se demander si cette facilité avec laquelle on peut pointer les divers éléments du schéma de la communication n'est pas un obstacle à leur conceptualisation. Chacun fait quotidiennement l'expérience de la communication : cette "expérience première" que Gaston Bachelard considère comme le premier obstacle épistémologique. Or ce sont bien les questions que nous venons d'examiner qui font problème : si les rapports entre le matériel, le social et le symbolique n'étaient pas aussi complexes, le message serait effectivement réductible à un certain quantum de bits et la communication (son transfert d'un émetteur vers un récepteur) serait transparente... Dès lors, les problèmes épistémologiques que doivent affronter les sciences de l'information et de la communication sont bien ceux qui ont dominé toute l'histoire des sciences humaines depuis un siècle : - Comment dégager dans le fatras anecdotique de la vie quotidienne un objet d'étude précisément défini et clairement circonscrit ? - Comment mener des faits humains une étude qui reste scientifique, tout en ne les transformant pas en objets désincarnés, réifiés, et qui n'ont plus finalement qu'un lointain rapport avec la réalité ? - Comment prendre en compte la multiplicité des facteurs qui interfèrent et s'enchevêtrent autour de l'objet que l'on s'est donné, sans pour autant s'y perdre ? Et particulièrement, comment penser dialectiquement l'individuel et le social, la norme et sa réalisation individuelle, la structure et la variation ?... C'est bien exactement dans ces termes que Jean Duvignaud posait, en 1966, le problème de l'avenir de la sociologie : "Si la sociologie classique, en effet, s'est attachée, sous l'influence du positivisme, à défricher les régions les plus accessibles de l'expérience collective, il semble que la sociologie moderne, si elle veut rester une discipline vivante, devrait s'orienter vers ces


51 régions encore inexplorées. C'est en expliquant comment le point d'imputation des ensembles collectifs est toujours individuel que la sociologie échappera à la complaisance et à la stérilité." (49). Nous

pouvons

escompter

que

l'approche

interdisciplinaire,

confrontant les résultats des sciences du langage et ceux des sciences sociales nous fournira des réponses; mais, dans le même mouvement, nous serons conduits à faire émerger les présupposés qui ont retardé la compréhension des phénomènes langagiers; leur parenté avec les processus de communication nous conduira à nous interroger sur les vérités d'évidence, les données qui "vont de soi" et ne sont jamais exprimées (et encore moins critiquées...) qui sont au principe des conceptions classiques des phénomènes de l'information et de la communication.

49

J. DUVIGNAUD,Introduction à la sociologie, Gallimard, 1966, p. 57 (souligné

dans le texte).


CHAPITRE 2 VISION DU MONDE ET EXPERIENCE COLLECTIVE

Cet examen des problématiques des fondateurs de la linguistique et de la sociologie modernes nous apporte une certitude : le problème de la nature du message est infiniment plus complexe que ne le donnent à penser les théories classiques de l'information; il nous fournit une grille d'analyse pour poursuivre notre enquête sur l'actualité de Bakhtine : il nous faut examiner comment leurs successeurs ont abordé la question des rapports du matériel et du symbolique - la relation de référence - afin de mieux comprendre la nature de ce message qui relie l'émetteur et le récepteur. Mais alors, une difficulté se présente immédiatement : l'embarras que manifestent à ce sujet les linguistes et que résument bien Ducrot et Todorov : "(...) à l'intérieur d'une société donnée, qui peut être ou non coextensive avec une communauté linguistique, et pendant une période donnée, d'autres significations s'ajoutent au sens proprement linguistique : par exemple, le chien est associé par nous à la fidélité, bien que cette qualité ne soit pas partie du sens linguistique (lexicographique) du mot. Les linguistes répugnent à s'occuper de ce type de signification sous prétexte qu'il est impossible d'en traiter avec rigueur; mais celles-ci ne cessent pas d'exister pour autant." (1). En fait, depuis près de deux siècles, la linguistique a été partagée entre deux traditions qui, jusqu'à une période très récente, sont restées hermétiques l'une à l'autre. La première (dont Saussure est la grande figure, mais que l'on peut faire remonter au moins à François Bopp, au début du

1

O. DUCROT et T. TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences du

langage, Le Seuil, 1972, p. 325.


54 XIXème siècle) a dominé la linguistique depuis un demi-siècle mais n'a pas pour autant réussi son unification (2). Quant au second courant, qui lui, prend en charge les significations véhiculées par le langage (celui qui nous intéresse plus particulièrement ici) nous verrons qu'il a eu les plus grandes difficultés à se constituer en discipline scientifique ou même en "école"; les travaux en sont disséminés dans différents domaines de recherche (la linguistique, mais aussi la philosophie, l'ethnologie, la sémiologie...), ils semblent ne pas se répondre et donc, ne pas avoir permis une accumulation critique de savoir. Cette situation n'est, évidemment, guère favorable aux sciences de l'information et de la communication; elle nous impose également de préciser les préoccupations en vertu desquelles nous nous intéressons aux sciences du langage. Il n'est pas dans notre projet - et encore moins dans notre compétence de faire un travail de linguiste. Par contre, nous pouvons légitimement confronter les apports et les débats des sciences du langage avec ceux des sciences sociales : présenter un dossier susceptible de favoriser une discussion interdisciplinaire et permettant de tirer des conclusions utiles à une meilleure compréhension des phénomènes de la communication. Trois lignes de force guideront cette enquête : 1. Les visions du monde C'est notre question centrale aux sciences du langage : comment, dans quelle mesure et selon quelle modalités les visions du monde, à travers leurs manifestations dans le langage, influent-elles sur le processus de la communication ? 2. Le référent Le langage ne nous intéresse donc pas en soi, en tant qu'ensemble de signes et de règles permettant leur agencement - en tant

2

Ainsi, G. MOUNIN, dans ses Clefs pour la linguistiques, Seghers, 1971, p. 15,

pouvait-il déclarer : "Partout surgissent des théories et des "modèles" linguistiques, des hypothèses, des terminologies; jusqu'à l'émiettement, jusqu'au babélisme. Il n'est fils de bonne mère actuellement qui ne fonde ou ne songe à fonder, en linguistique, son "isme" particulier."


55 qu'algèbre - mais, avant tout, comme instrument de la communication, permettant l'échange de significations entre des locuteurs. Autrement dit, on ne va pas s'interroger sur le système de la langue, mais sur les rapports du langage avec la réalité dont on parle : avec le référent. 3. La réflexion épistémologique Au fond, toute l'histoire de la linguistique est dominée par une double tension : - d'une part le souci de se débarrasser des contingences de l'expression individuelle et donc, de formaliser au maximum un objet aisé à circonscrire; - d'autre part, celui de rendre compte de la langue comme principal instrument d'échange de significations entre des hommes vivant dans une société donnée. Les sciences de l'information et de la communication étant confrontées à une alternative identique, nous accorderons autant d'attention aux problématiques des linguistes, à la façon dont ils ont posé ces questions qu'aux réponses qu'ils ont pu fournir. Nous examinerons donc dans ce chapitre comment les linguistes ont

posé

le

problème

des

rapports

entre

PRATIQUES

SOCIALES,

REPRESENTATIONS ET LANGAGE (et comment les sciences sociales peuvent permettre d'évaluer leurs apports). Dans le chapitre suivant, nous envisagerons les conséquence que l'on peut en tirer pour l'étude des phénomène de communication. Autrement dit, pour reprendre les termes de J.-P. Darré, nous nous demanderons : "Comment les hommes pensent leurs pratiques ?" (3) avant d'en voir les conséquences sur les échanges de ces pensées.

I. LANGAGE ET VISION DU MONDE : HUMBOLDT ET SES HERITIERS

3

J.-P. DARRE, La Parole et la technique, L'Harmattan, 1985.


56 Quoi qu'il en soit des réponses apportées par Whorf, les questions qu'il soulève demeurent posées à la linguistique (ou à la "sémiologie" saussurienne); les linguistes eux-mêmes ont été confrontés à ces questions, à travers l'exotisme des contacts interculturels. C'est d'abord une expérience du sens commun que Lévi-Strauss relate de façon savoureuse en évoquant les résonance qu'ont pour lui les mots désignant, en anglais et en français, le fromage : les deux termes fromage et cheese le renvoient des réalités différentes, le terme français lui évoque une pâte épaisse et onctueuse tandis que l'anglais lui fait immédiatement penser au fromage blanc. "Le "fromage archétypal" n'est donc pas le même pour moi, selon que je pense en français ou en anglais." (4). De leur côté, les ethnologues ont alimenté le débat en rapportant de nombreux exemples de découpages conceptuels de la réalité très différents d'une société à l'autre (de la multiplicité des termes eskimo pour la glace, à la centaine de termes arabes désignant le chameau et aux deux cents expressions de la langue des gauchos argentins pour qualifier le pelage des chevaux...). On peut même alors s'interroger, avec G. Mounin, sur les possibilités de la traduction "(...) si l'on accepte les thèses courantes sur la structure des lexiques, des morphologies et des syntaxes, on aboutit à professer que la traduction est impossible." (5) Un deuxième ordre de remarques justifie que l'on ne referme pas immédiatement le dossier : Whorf n'est pas un penseur isolé, il s'inscrit dans une longue tradition (même s'il n'en est pas directement l'héritier). Mais, à lire les différents arguments et leurs réfutations (sans parler des vulgarisations...), on a l'impression d'une certaine confusion, d'un vaste imbroglio philosophique où s'affrontent de grandes entités ("le" Langage", "la" Pensée...) dont on ne sait pas toujours très bien à quoi elles renvoient. En

4

C. LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Plon, 1974, p. 112.

5

G. MOUNIN, Les Problèmes théoriques de la traduction, Gallimard, 1963, p. 8.


57 particulier, on mesure une fois de plus, combien la façon de poser les problèmes détermine la qualité des réponses (6). Nous ne chercherons donc pas tant à faire un exposé exhaustif des thèses de ce courant qu'à en dégager les diverses propositions et les questions qu'elles soulèvent. Nous verrons que ces recherches représentent un long et difficile effort pour rompre avec deux présupposés du sens commun qui, du point de vue de l'étude des phénomènes de communication, sont au principe de la conception réaliste et monosémique du message : 1. le présupposé empiriste : la représentation n'est que le reflet de la chose en soi 2. le présupposé nationaliste : les membres d'un même peuple, parlant la même langue, partagent les mêmes représentations.

1. HUMBOLDT ET LA TRADITION ALLEMANDE : LA LANGUE ET "L'ESPRIT DE LA NATION" A la fin du XVIIIème siècle déjà, Herder (un élève de Kant), considérait la langue non seulement comme un instrument, mais aussi un "patron" (Zuschnitt) de la pensée. Pour lui, le système de la langue forme la vision du monde des membres de la nation concernée : la langue est "le miroir de la nation". Mais c'est Wilhelm von Humboldt (1767-1835) qui apparaît comme le fondateur de ce courant; après des études de littérature et d'anthropologie, il se consacre à la linguistique et à la philosophie du langage.

6

Il faut encore mentionner une difficulté matérielle (mais est-elle bien seulement

matérielle ?...) : l'accès aux textes. De Humboldt et des néo-humboldtiens, un seul texte est traduit en français (cf. bibliographie), et, semble-t-il, pas des plus importants. Des textes de linguistique, écrits au début du siècle par Cassirer ou Sapir ont été publiés en France dans les années soixante-dix... par un sociologue (Bourdieu) ! L'édition française de Whorf est épuisée depuis plusieurs années et pratiquement introuvable.


58 Humboldt part de l'idée qu'il n'y a pas dans la réalité de catégories préexistant à l'intervention humaine. Le découpage conceptuel de la réalité est une activité subjective humaine et qui se manifeste dans le langage. Cette conception est reprise de Kant qui affirmait que la nature est ordonnée par l'intervention active de la pensée humaine (même si celle-ci ne se situe pas hors de la nature). "Tout le mode de la perception subjective des objets passe nécessairement dans la constitution et l'usage de la langue. Le mot naît en effet de cette perception et n'est pas une copie de l'objet en soi, mais de l'image que celui-ci engendre dans l'âme." (7) Cette activité n'est pas individuelle mais sociale : "(...) un peuple parle comme il pense, il pense ainsi parce qu'il parle ainsi et, s'il pense et parle ainsi, cela a son fondement essentiellement dans ses dispositions corporelles et spirituelles et réagit ensuite sur celles-ci." (8) La

conception

de

Humboldt

est

donc

bien

précise :

les

"dispositions" d'un peuple déterminent son langage et sa pensée qui s'influencent réciproquement. Ainsi se forme la "vision du monde" d'une nation : "Dans chaque nation, une subjectivité homogène exerce déjà son action sur la langue, il y a dans chaque langue une vision du monde particulière (...) et chaque langue trace autour de la nation à laquelle elle appartient un cercle dont on ne peut sortir que dans la mesure où l'on passe en même temps dans le cercle d'une autre langue." (9 ) La langue est donc une force génératrice de la nation, mais d'abord parce qu'elle est "l'expression de l'énergie de la nation" : "elle ne détermine pas ces sensations et ces volitions seulement dans la mesure où ces dernières trouvent en elle leur expression interne, mais aussi dans la mesure où elle est elle-même l'essence qui dès l'origine participe à sa constitution." (10). Cela dit, les représentations véhiculées par la langue ne sont pas une création arbitraire de la volonté subjective, car il faut aussi qu'elles rendent

7

Cité par : A. SCHAFF, Langage et connaissance, Anthropos, 1969, p. 17-45.

8

Idem, p. 22.

9

Ibid, p. 23.

10

Ibid, p. 25.


59 compte de la réalité. "Au reste, la langue n'est pas seulement vision du monde parce qu'il lui faut aussi être proportionnée à l'univers." (11). Ainsi, la philosophie du langage de Humboldt pour être idéaliste, n'en reste pas moins ancrée dans le réel. Mais Humboldt ne s'en tient pas à ces généralités, il se préoccupe lui aussi, de définir la linguistique comme science autonome. Pour cela, il définit son objet, son unité élémentaire, qu'il nomme le "concept" et qui comporte "trois choses" : "L'empreinte de l'objet, la façon dont elle est reçue dans le sujet et l'effet linguistique que produit le mot en tant que son linguistique." (12) Il en déduit le champ des recherches de la linguistique : "La véritable signification des études linguistiques consiste à étudier la participation du langage à la création des représentations." (13) Enfin, il définit une approche méthodologique qui consiste à concevoir le langage non comme une chose mais comme un travail, non comme une oeuvre (Ergon), mais comme une activité (Energeia), comme un ensemble non de données, mais de processus. Autrement dit, il en propose une approche génétique. Il en conclut que "ce n'est jamais le mot singulier qui porte véritablement le sens linguistique, mais la phrase." (14). Par rapport au fil d'Ariane - le référent - que nous avons choisi avant de nous aventurer dans le dédale des théories linguistiques, il n'est pas facile de situer Humboldt. Pour lui, le référent n'est ni dans la réalité extérieure, ni dans la conscience du sujet; il en a une conception dynamique : le référent se trouve dans le mouvement de la pensée pour s'approprier le monde.

11

Ibid, p. 23.

12

Ibid, p. 23.

13

Ibid, p. 23.

14

Cité par : E. CASSIRER, La Philosophie des formes symboliques, T. 1 Le

Langage, Minuit, 1972, p. 108.


60 Par la suite, dans le courant du XXème siècle, les "néohuboldtiens" (Trier, Weisgerber...) ont tiré ses idées vers un idéalisme intégral, accentuant encore le rôle du Volksgeist, de "l'esprit de la nation" (15). Il n'est pas inutile de préciser ici un point d'histoire : que des auteurs allemands - entre 1870 et 1945 - aient ainsi glorifié "l'énergie" et "l'esprit de la nation" n'était certes pas un élément favorable à la diffusion de leur théorie !...

2. CASSIRER : LA LANGUE CLASSIFICATEUR ET ORGANISATEUR DE L'EXISTENCE SENSIBLE Ainsi, avec Humboldt et la tradition allemande jusqu'aux "néohumboldtiens", on est loin des constatations empiriques et des déductions parfois hâtives de Whorf. La réflexion sur les rapports entre langage et vision du monde s'inscrit dans une conception, peut-être discutable, mais globale et parfaitement construite de la linguistique. Cassirer part des positions de Humboldt et les précise sur un point important : ce qui se passe entre le sujet et la réalité dans le processus de la connaissance (et donc dans la langue).

A. PENSER C'EST CLASSER Cassirer lui aussi part de la critique de l'idée d'un monde réel "donné tout fait", qui n'aurait plus qu'à être transposé tel quel dans la conscience. C'est au contraire la langue qui va y découper des éléments regroupés en classes selon une hiérarchie : "Il (le langage) est lui-même un médiateur dans la formation des objets; il est en un sens, le médiateur par excellence, l'instrument le plus important et le plus précieux pour la conquête et pour la construction d'un vrai monde d'objets." (16).

15

A. SCHAFF, op. cit., p. 28-46.

16

E. CASSIRER, "Le langage et la construction du monde des objets", Journal

de psychologie normale et pathologique, 30 (1), 1933, p. 23.


61 Ainsi

le

langage

constitue-t-il

"une

sorte

d'appropriation

17

intellectuelle du monde" ( ). Ce faisant, il ne reflète pas l'objectivité des choses, il manifeste la liberté de l'esprit humain, il exprime un point de vue sur les choses. "C'est toujours une manière particulière d'interpréter le monde qui s'exprime dans les synthèses et les classifications sur lesquelles repose la construction des concepts nominaux." (18)

B. LE LANGAGE REFLET DE L'ACTIVITE HUMAINE Mais la relation de l'homme au monde n'est pas d'abord une attitude contemplative ou de pure connaissance, gratuite; elle est orientée essentiellement vers la transformation et l'appropriation du monde. Cette activité humaine sur le monde imprime donc sa marque sur le langage qui, par conséquent "(...) ne reçoit pas ses impulsions essentielles du seul monde de l'être, mais toujours aussi du monde de l'agir. Les concepts du langage se situent toujours à la limite entre l'action et la réflexion, entre l'agir et le contempler. (...) C'est en se faisant le reflet non du monde des objets qui nous entoure mais de la vie et de l'action propre que peut se construire dans ses traits essentiels l'image linguistique du monde." (19).

C. LA LANGUE N'EST CEPENDANT PAS UN CADRE RIGIDE Cassirer reprend à son compte la définition de Humboldt de la langue comme processus plutôt que produit (ergon / energeia). Dès lors, la langue n'est pas "transmise", l'individu doit se "l'approprier" au prix d'un effort. "Le langage humain n'est jamais acquis par simple "imitation", mais il doit, dans chaque cas individuel, être conquis à nouveau et formé à nouveau." (20).

17

Idem, p. 33.

18

E. CASSIRER, La Philosophie des formes symboliques, Minuit, 1972, p. 254.

19

Idem, p. 255 (souligné dans le texte).

20

E. CASSIRER, Journal de psychologie..., p. 34.


62 La langue fournit certes un cadre de perception du monde des objets, mais elle est aussi susceptible de devenir, d'évolution : elle est susceptible de subir l'influence en retour des pratiques humaines.

D. UNE DIALECTIQUE CONCRETE ? Avec Cassirer, on est bien loin de l'idéalisme naïf et de la causalité mécanique de Whorf, ainsi que du mystérieux "esprit de la nation" des néohumboldtiens. En plaçant l'activité humaine de transformation du monde comme médiation au centre des interactions entre langage et réalité, il leur donne un caractère à la fois concret et dialectique. Comme Humboldt définissait essentiellement un premier terme du système - le langage - Cassirer en définit un second : la réalité. Plus précisément, il définit le rapport de l'homme à la réalité, car, dit-il : "La réalité matérielle semble reculer à mesure que l'activité symbolique de l'homme progresse. Loin d'avoir rapport aux choses mêmes, l'homme, d'une certaine manière, s'entretient constamment avec lui-même." (21). Il reste cependant un problème en suspens : on ne discerne pas nettement les contours de "l'homme", ni d'où lui vient son "esprit", à l'oeuvre dans ce processus.

3. SAPIR : LA LANGUE REPERTOIRE DE L'EXPERIENCE DE LA COMMUNAUTE C'est chez Sapir que nous allons trouver une définition de ce troisième pôle, la "pensée", qui soit autre chose qu'une activité inhérente à "l'homme", une manifestation de "l'esprit humain". C'est chez lui aussi que l'on trouve les formulations les plus nettes et les plus fines, fondées sur une vaste expérience de linguiste et d'ethnologue. On rappellera brièvement les points sur lesquels il rejoint Cassirer, pour insister

21

E. CASSIRER, Essai sur l'homme, Minuit, 1975, p. 43.


63 surtout sur son apport propre : l'influence de l'environnement, par l'intermédiaire de l'expérience sociale, sur la formation d'une langue.

A. LE LANGAGE DEPOSITAIRE CONCEPTUELLES ET DES SCHEMES DE PENSEE

DES

CATEGORIES

Comme Cassirer, Sapir considère le langage comme un système préexistant à l'individu et qui détermine ses manières de penser et de sentir : "Le langage est le guide de la "réalité sociale". (...) Il conditionne, en réalité, puissamment toute notre pensée sur les problèmes et les processus sociaux. (...) En fait, le "monde réel" est, pour une large part, inconsciemment fondé sur les habitudes linguistiques du groupe. (...) Les mondes dans lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts et non pas seulement le même monde sous étiquettes différentes." (22). Toute langue constitue donc "un réseau très subtil de formes toutes prêtes, réseau dont on ne peut s'évader. Ces formes créent un sentiment ou une attitude relationnelle bien déterminée envers tous les contenus possibles d'expression et, par cet intermédiaire, envers tous les contenus de l'expérience." (23).

B. LE REFERENT, C'EST LA PRATIQUE DE LA COMMUNAUTE Si l'on s'en tenait à ces considérations, la position de Sapir serait effectivement idéaliste, et l'amalgame de "l'hypothèse Sapir-Whorf" serait justifié. Mais il échappe à cette critique en définissant le langage comme : "un réseau de symboles reflétant le monde physique et social tout entier où se trouve placé un groupe d'hommes." (24). Cette relation n'est pas mécanique; l'environnement physique ne prend de sens et, donc, ne produit d'influence qu'à travers le crible du système social. "Le milieu physique ne se reflète dans le langage que dans la mesure où il

22

E. SAPIR, Linguistique, Minuit, p. 134.

23

Idem, p. 121.

24

Idem, p. 74.


64 a été influencé par des facteurs sociaux. (...) Autrement dit, pour ce qui est de la langue, toute influence de l'environnement se réduit en dernière analyse à l'influence du milieu social." (25). Dans les termes de notre enquête, nous pouvons donc dire que, pour Sapir, le référent, c'est la pratique, l'expérience sociale de la communauté.

VUE

C. L'INTERET DU LOCUTEUR DETERMINE SON POINT DE

Cela implique, comme chez Cassirer, que le "reflet" du monde physique et social dans la langue n'est pas passif, que l'influence n'est pas mécanique : il est fonction du système d'intérêts, de valeurs, de représentations du groupe social : il dépend du point de vue que le groupe applique à la réalité. Ainsi, dans le nootka ou le païute méridional : "(...) ce n'est pas simplement la faune ou les traits topographiques du pays en tant que tels qui trouvent leur expression mais plutôt l'intérêt que prennent les habitants à ces traits de leur environnement." Autrement dit : "Tout dépend bien sûr du point de vue tel que l'oriente l'intérêt du locuteur." (26).

D. LE VOCABULAIRE RESUME DE L'EXPERIENCE D'UNE COMMUNAUTE La complexité de ces médiations entre les changements culturels et les changements linguistiques l'amènent à penser, contrairement à Whorf, qu'il ne faut pas chercher entre eux de relation de causalité immédiate. De plus, "le caractère subconscient" des formes grammaticales leur confère une grande inertie. Par contre, le niveau lexical, tout en conservant la mémoire de la communauté doit rendre compte des changements qui l'affectent. C'est pourquoi : "Nous pouvons définir le vocabulaire total d'une langue comme un inventaire

25

Ibid, p. 75.

26

Ibid, p. 76-77.


65 complexe de toutes les idées, intérêts et occupations qui retiennent l'attention d'une communauté." (27).

E. LINGUISTIQUE ET ANTHROPOLOGIE On comprend alors qu'il n'y a pas écartèlement, distorsion, dans l'oeuvre de Sapir, entre son aspect ethnologique et son aspect linguistique. Il n'y a pas non plus une conception instrumentale, une subordination de l'une à l'autre. C'est qu'en fait, pour lui, les phénomènes de la communication sociale sont au carrefour des deux disciplines, comme ils sont au centre de la vie sociale. "La société n'est donc qu'un ensemble statique d'institutions sociales qu'en apparence : en fait, elle se trouve continuellement réanimée ou réaffirmée de façon créatrice par des actes individuels de communication qu'échangent ses membres." (28). Cela définit le statut méthodologique des productions langagières : "De ce point de vue, nous pouvons considérer le langage comme le guide symbolique de la culture." (29).

II. SOCIETE, REPRESENTATIONS, LANGAGE : UN BILAN DE L'APPROCHE LINGUISTIQUE D'un auteur à l'autre, la progression du raisonnement est certaine, mais relativement désordonnée; il importe donc de faire le bilan de ces acquis et de les évaluer en les confrontant aux résultats des sciences sociales.

1. QUESTIONS DE METHODE Au fond, ce courant n'a pu progresser ( mais cela n'a rien de bien exceptionnel...) que dans la mesure où il a précisé et clarifié la façon dont il posait le problème. Il l'a fait dans deux directions : en s'astreignant à donner un

27

Ibid, p. 75.

28

Ibid, p. 91.

29

Ibid, p. 135 (souligné dans le texte).


66 contenu concret aux termes et notions employées, en explicitant le cadre conceptuel dans lequel il se situait (la philosophie kantienne).

A. "LANGAGE", PENSEE", REALITE" : DE QUOI PARLE-T-ON ? Le problème des relations de la connaissance et de la réalité, du langage et de la pensée sont aussi vieux que la philosophie. Tant que l'état des connaissances n'a pas permis de leur donner un contenu plus précis, la réflexion se ramenait pour l'essentiel à établir des relations entre des entités données comme allant de soi. De plus, "la langue", "la pensée", "la réalité" sont au coeur de l'expérience commune la plus quotidienne. La familiarité dont elles relèvent semble dispenser d'un travail d'élucidation à leur sujet. (Encore s'est-on épargné l'examen de certains travaux ethnologiques qui y rajoutent un quatrième terme, "la culture", dont on ne sait trop si elle est de l'ordre de la réalité, de la pensée ou du langage...). La comparaison des définitions de Humboldt et de Saussure suffit assez à montrer que "le langage" lui-même n'est pas une donnée immédiate de la réalité. La clarification de la conception de la "langue" par Humboldt ; la définition de la "pensée" comme activité classificatrice; le rapport de la communauté à son environnement substitué par Sapir à une "réalité" indifférenciée ; tels sont les éléments qui nous ont permis de progresser.

L'OEUF ?

B. LE LANGAGE ET LA REALITE : LE POULE ET

La clarification a porté en second lieu sur le cadre conceptuel dans lequel poser ces questions. La thèse de Whorf, on l'a vu, est difficilement tenable. Il postule le primat de la langue, qui circonscrit une vision du monde, laquelle modèle la conscience et impose le cadre préalable de toute relation de l'individu au monde. La réalité déterminante est, pour lui, celle de l'esprit : il se situe dans un cadre strictement idéaliste. Et, au bout du compte, il rend inconcevable tout espèce d'évolution, tant de la langue que de la société.


67 A l'autre pôle, au contraire, tout se passe dans la sphère de la réalité matérielle. Le monde des objets a une réalité évidente, il existe des "universaux" de l'expérience humaine qui déterminent des universaux du langage. Le monde est un magasin aux accessoires, la langue en est le catalogue : la langue est le "reflet" de la réalité. Telle était par exemple, au XVIII ème siècle, la position des Messieurs du Port-Royal : "Les objets de nos pensées sont ou les choses, comme la terre, le soleil, l'eau, le bois, ce qu'on appelle ordinairement substance, ou la manière des choses comme d'être rond, d'être dur, d'être savant, etc... ce qu'on appelle accident..." (30). Mais c'est aussi la position de Nicolas Marr, qui domine la linguistique soviétique de 1930 à 1950. Pour Marr, la "superstructure" linguistique ne fait que refléter l'infrastructure matérielle de la société et ses contradictions. Historiquement, la langue évolue en relation directe avec les progrès de la base économique ou des rapports sociaux; si bien que, à l'avènement de la société communiste, correspondra celui d'une langue universelle. Le mécanisme de l'influence de la réalité sur le langage se ramène à une sorte de schéma pavlovien stimulus / réponse. (31). Ainsi posé en termes absolus, le problème des influences réciproques entre langage et réalité est à peu près aussi intéressant que celui des origines de l'oeuf et de la poule... Que l'on postule le primat du sujet parlant ou celui de la réalité objective, toute conception mécaniste et univoque - qu'elle soit idéaliste ou matérialiste - est condamnée à fonctionner dans un cercle tautologique; au terme du raisonnement on ne retrouve que le postulat posé au départ, mais on ne rend pas compte de pans entiers de la réalité. Au passage, on retrouve un autre problème de méthode : tant que les linguistes posent cette question uniquement dans la sphère du langage, ils ont tendance à trouver soit des réponses formelles dans le langage lui-même,

30

A. ARNAUD et C. LANCELOT, Grammaire générale et raisonnée de Port-

Royal, cité par : TULLIO DE MAURO, Une Introduction à la sémantique, Payot, 1969, p. 168. 31

J.-L. HOUDEBINE, Langage et marxisme, Klincksiek, 1977, p. 150-161 et J.-B.

MARCELLESI et B. GARDIN, Introduction à la sociolinguistique, Larousse, 1974, p. 34-39.


68 soit des réponses psychologisantes et fondées sur l'introspection, ou qui relèvent du sens commun. Même chez Whorf ou Cassirer, l'ethnologie a un statut subordonné de support d'une démonstration. Cette tendance à rendre compte du rapport langage / réalité par le langage lui-même est un facteur supplémentaire de circularité du raisonnement. Cette remarque conforte notre démarche : confronter des observations et des concepts sociologiques aux données de la linguistique. Dans cette même logique, Cassirer et Sapir nous ont également indiqué une piste : le cercle vicieux est rompu lorsqu'on ajoute un autre élément au centre du débat : l'activité pratique de la collectivité pour maîtriser son environnement. Ce point est central dans le bilan que nous pouvons tirer du courant humboldtien. Nous allons le discuter et le développer grâce aux apports d'historiens qui se sont posé des questions analogues.

2. WHORF REVISITE : LE REFERENT, C'EST LA PRATIQUE SOCIALE La relativité des notions d'espace et de temps avait frappé Whorf au contact des Hopis, et elle est au centre de son argumentation. On va voir comment F. Braudel et L. Febvre abordent cette question à propos de l'espace et du temps dans l'Europe du XVIème siècle.

A. FERNAND MEDITERRANEE

BRAUDEL

ET

L'ESPACE-TEMPS

DE

LA

Fernand Braudel s'interroge sur ce que pouvait représenter la notion d'espace pour les peuples du pourtour méditerranéen au XVIème siècle. Ce n'est "certes pas le lac" du XXème siècle, patrie souriante des touristes et des yachts, où l'on peut toujours toucher terre en quelques heures et que l'OrientExpress contournait hier d'une seule traite." (32). Pour les hommes du XVIème siècle, depuis Venise, il fallait une semaine pour joindre Rome ou Gêne; deux semaines pour atteindre Paris ou Vienne; plus d'un mois pour Madrid. Cela sans tenir compte des incertitudes liées aux intempéries qui coupaient les routes

32

F. BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méiterranéen au temps de Philippe

II, T. I, Colin, 1985, p. 340.


69 maritimes ou terrestres, la piraterie, le brigandage... Le monde est alors "une association de lenteurs mises bout à bout". (33). Nul doute que la perception de l'espace d'un sujet de Philippe II était différente de celle d'un citoyen de la Communauté européenne reliant deux capitales éloignées en deux heures d'avion. Pourtant, de l'an 1500 à notre époque, les distances objectives - hormis quelques glissements tectoniques sont bien restées les mêmes. Et ces faits ne sont pas de l'ordre de l'anecdotique ou du pittoresque ; ils sont au coeur des échanges et les déterminent : "Toute activité bute contre la résistance de l'espace, y trouve ses contraintes et ses accommodements. Condamnée à la lenteur, aux préparations laborieuses, à des pannes inévitables, l'économie méditerranéenne est à voir, d'entrée de jeu, sous cet angle des distances." (34). Autrement dit, si l'on veut éviter toute confusion, il faut soigneusement distinguer deux ordres de "réalité" bien distincts. L'un est donné de manière quasi immuable, dans la froide objectivité des choses, par certains assemblages de molécules qui forment la matière inerte. L'autre n'existe que de façon médiate, comme résultante de déterminations complexes mettant en jeu les besoins, les désirs et les ressources des hommes d'une société donnée. Ce deuxième ordre de réalité, qui concerne non des objets mais des relations, n'en est pas moins "réel" que le premier.

B. LUCIEN FEBVRE : TEMPS FLOTTANT, TEMPS DORMANT De la même manière, Lucien Febvre examine ce que pouvait représenter la notion de temps pour les contemporains de Philippe II et de Rabelais (35). Il le définit comme "temps flottant, temps dormant". L'heure est alors notée selon les habitudes d'une société paysanne pour qui le lever et le coucher du soleil fournissent les grands repères quotidiens; pour plus de détails, l'estime suffit, ou des détails de l'observation des animaux ou des plantes.

33

Idem, p. 342.

34

Idem, p. 343.

35

L. FEBVRE, Le Problème de l'incroyance au XVIème siècle, Albin Michel,

1968, p. 365.


70

S'il en était ainsi, ce n'était pas à cause de la langue ou de la vision du monde des hommes du XVIème siècle... Simplement, ils ne disposaient pas d'instruments de mesure du temps ! Rares étaient les villes qui pouvaient s'enorgueillir d'une horloge publique ; quant aux "montres d'horloge", elles étaient le privilège quasi exclusif du roi et des princes. La raison de leur rapport au temps est donc leurs conditions concrètes d'existence, telles qu'elles étaient déterminées par l'état des techniques. Le langage n'a pourtant pas un rôle négligeable : il fige les schèmes de pensée. Lucien Febvre note que Gilles de Gouberville, un gentilhomme normand, bien qu'il fût possesseur d'une horloge (à eau ou à sable), note encore l'heure dans son journal : "environ soleil levant", "environ soleil couché", "il était vol de vitecoq" (sans doute une sorte de bécasse)... "Ainsi, partout : fantaisie, imprécision, inexactitude." (36) résume L. Febvre. A partir de ces données matérielles, la suprématie du "temps vécu" sur le "temps-mesure" devient un élément essentiel de "l'outillage mental" de l'homme du XVIème siècle : "Tout cela qui va fort loin ; tout cela qui engage la vie entière et les comportements totaux d'une époque." (37). Faute d'instrument pour le mesurer, le temps n'est pas une catégorie de perception. Bon nombre de personnages importants ne connaissent leur date de naissance qu'à quelques années près. La chronologie historique se perd dans des "jadis" et des "il y a bien longtemps"... Mai aussi, un temps qui n'est pas compté peut être gaspillé sans remords : c'est l'époque des palais flamboyants et des églises aux entrelacs de pierre compliqués. Même les vêtements et les plats cuisinés "semblent autant de coffre-forts énormes où les hommes, qui ne comptaient pas, ont enfoui des liasses de temps improductives d'intérêt." (38).

36

Idem, p. 367.

37

Ibid, p. 370 (souligné par nous).

38

Ibid, p. 370.


71 C. TEMPS-MESURE, ESPACE-MESURE ESPACE VECU

/ TEMPS

VECU,

Ces exemples ne relèvent pas de la linguistique, ne concernent pas au premier chef le langage; pourtant, ils traitent bien eux aussi de la réalité matérielle et de la façon de la représenter et de s'y situer. Ils nous aident donc à progresser par rapport à notre interrogation : "de quoi les hommes parlent-ils donc quand ils se parlent ?..." Qu'apportent-ils ? En premier lieu, le bon sens des historiens remet sur ses pieds l'idéalisme whorfien... Surtout, ils nous permettent une compréhension profonde de la notion que les hommes du XVIème siècle se faisaient de l'espace et du temps. Pourtant, le calendrier grégorien que nous utilisons encore aujourd'hui a été instauré par le pape Grégoire XIII en 1582, et il modifiait très peu le calendrier julien en vigueur depuis l'époque romaine. La rotation de la terre sur elle-même définissait le jour comme unité de temps depuis une époque encore plus reculée ! Sous réserve de conversion des pieds, toises, milles et autres lieues... dans les termes du mètre-étalon du pavillon de Breteuil, la mesure des distances à la surface de la terre nous est rigoureusement commune. On peut ainsi aisément retrouver un "temps-mesure" et un "espace mesuré" qui coïncident avec nos propres catégories. Cela dit, de toute évidence, l'existence de signes (au sens linguistique) communs entre nous et les hommes du XVIème siècle (pour le jour, l'heure, l'année...) et la possibilité d'un passage rigoureux d'un code à l'autre (pour les lieues et les kilomètres) nous laisse, malgré tout, totalement désarmés pour appréhender la réalité vécue par les contemporains de Rabelais et de Philippe II. Si l'on s'en tient à ces "signes", on passe à côté de leur réalité vécue. Autrement dit, il faut admettre avec Lucien Febvre la prééminence du "temps vécu" sur le "temps mesure"; mais il faut admettre en même temps que le langage ne nous en livre pas la compréhension de manière immédiatement transparente. De même, pour Fernand Braudel, la Méditerranée du XVIème siècle n'a pas une dimension, elle a "des dimensions". Entre des galères qui parcourent 200 km par jour dans des conditions favorables et le cas de cet ambassadeur vénitien qui, se rendant à Londres, resta bloqué quatorze jours à


72 Calais en attendant que la tempête se fût calmée, il apparaît tout à fait secondaire de mesurer la distance à l'aune d'un quelconque étalon. Braudel préfère définir la Méditerranée comme un "espace-temps". Autrement dit, la "réalité" qui est au centre de la vie des hommes et donc de leurs discours - n'est pas donnée dans les choses "en soi", pas davantage que dans l'esprit "en soi ; elle surgit de la relation des hommes à la nature, dans le cadre d'une société donnée, et en fonction de ressources matérielles et techniques déterminées. Dans les termes de notre réflexion, le référent est bien, comme l'avançaient Sapir et Cassirer, la praxis sociale. Reste cependant encore une question en suspens, y compris chez Sapir : "la pratique sociale" de qui ? Quelle est la nature, quels sont les contours de cette "communauté", de cette "collectivité" dont la langue porte l'expérience ? Quelle est son organisation, sa structure interne ?... Pour les sociétés "primitives" qu'étudie Sapir, la question n'est sans doute pas primordiale. Dans les sociétés complexes (et plus hiérarchisées), elle risque d'être beaucoup plus décisive et de peser sur les conditions de la communication.


CHAPITRE 3 REPRESENTATIONS ET STRATIFICATION SOCIALE

Nous pouvons donc désormais tenir pour acquis que les représentations sociales (et donc leur expression dans le langage) ne sont pas le reflet mécanique, terme à terme, d'une réalité matérielle dénuée de sens, qu'elles manifestent l'activité, le travail d'une collectivité pour se situer dans son environnement et le maîtriser : une praxis sociale. Le référent n'est pas donné dans les choses, il est socialement construit. Cette affirmation lève un obstacle épistémologique majeur affectant la compréhension des processus d'échange symbolique : le langage - le message - n'est pas monosémique, il est affecté par la vision du monde du locuteur (et celle du récepteur). Un second obstacle a eu la vie encore plus dure, celui qui assimile une langue à la vision d'un peuple, d'une nation; il constitue, en quelque sorte, une ligne de repli pour le positivisme : si les contacts interculturels démontrent inexorablement qu'un même message ne peut pas être perçu sans ambiguïté à l'échelle planétaire, il le reste du moins pour les locuteurs d'une même langue. Des linguistes et des sociologues ont montré le caractère illusoire de cette position.

I. LANGAGE ET STRATIFICATION SOCIALE Il fallut cependant attendre les années soixante pour voir remis en cause le dogme selon lequel une langue exprime une vision du monde indifférenciée; Bernstein puis, surtout, Labov y ont associé leur nom.


74

1. POUR LA LINGUISTIQUE CLASSIQUE : UNE LANGUE = UNE VISION DU MONDE Pour la linguistique classique, quelle que soit sa filiation, le problème ne se pose même pas. Pour Saussure comme pour les humboldtiens, on l'a vu, la "contrainte sociale" ou "l'esprit de la nation" imposent la même conception d'une langue dénuée d'ambiguïté pour tous ceux qui la parlent. Pour les ethnologues les limites d'une vision du monde étaient données d'emblée par celles d'une ethnie connaissant peu de différenciations internes. On ne peut manquer d'être surpris par cette convergence, sur ce point fondamental, entre ces deux courants que tant de choses séparent par ailleurs. Il y a là matière à une belle réflexion épistémologique pour les linguistes !... On ne peut, en tout cas, manquer d'évoquer l'ambiance idéologique dans laquelle se sont développées ces recherches. Pour les humboldtiens, c'était l'Allemagne en cours d'unification, puis - après 1918 - humiliée par le traité de Versailles. Quant à Saussure (né à Genève en 1857), il a fait une partie de ses études à Leipzig, puis à Paris où se déroule une partie de sa carrière, dans l'ambiance de la République radicale qui travaille, après le traumatisme de la Commune, à reconstruire l'unité nationale. L'apparition des deux grands courants de la linguistique est donc contemporaine de la montée des nationalismes. Par-delà l'anecdote historique, il nous importe de mesurer le poids de cet obstacle, car il constitue une entrave toujours actuelle à la recherche. Il suffit pour s'en convaincre de feuilleter un traité de philosophie politique ou de droit constitutionnel. Dans leurs tentatives pour trouver un fondement légitime à l'existence des Etats-nations, la communauté de langue figure en bonne place. Et cette conception n'est pas l'apanage des seuls auteurs libéraux : Staline reprend la même position : "L'histoire nous apprend qu'une langue nationale n'est pas un langue de classe, mais une langue commune à l'ensemble du peuple, commune aux membres de la nation et unique pour la nation." (1).

1

J. STALINE, Le marxisme et les problèmes de linguistique, Pekin, Editions en

langues étrangères, 1975, p. 9. On peut rappeler que la Constitution de 1936 avait décrété la fin de la lutte des classes en U.R.S.S.; l'Etat soviétique devenait "l'Etat du peuple entier"...


75

L'importance de ces enjeux idéologiques est donc un élément d'explication du bilan que tirait Labov : "Vers 1960, (...) l'apparition d'une linguistique attachée à la réalité sociale était encore, semblait-il, une perspective lointaine" (2). Aussi peut-on sans doute élargir à l'ensemble de la linguistique (jusqu'à cette époque) le jugement que Pierre Encrevé porte sur Saussure : "Le C.L.G. organise ainsi un très subtil détournement de la bonne volonté sociologique des linguistes, grâce auquel depuis un demi-siècle on ne produit pas de science de la langue sans oeuvrer aussi à dissimuler la lutte des classes sociales." (3). Au début des années soixante donc, et en particulier avec Basil Bernstein et William Labov, on va voir la dimension sociale prise en compte dans la réflexion linguistique.

2. LA LANGUE REFLET DE LA STRATIFICATION SOCIALE Basil Bernstein, directeur de l'Institut d'éducation de l'Université de Londres, décrit le point de départ de ses recherches dans un article publié en 1958. Analysant les causes d'échec scolaire des enfants d'origine populaire, il récuse la thèse du "déficit culturel" : s'ils échouent, ce n'est pas parce qu'ils sont moins intelligents ou qu'ils vivent dans un environnement culturel pauvre. Il définit alors ainsi son programme de recherches : "Développement linguistique et classe sociale : une théorie de l'apprentissage" (4). Pour lui, la clef du problème se trouve dans les différences de rapport au langage des classes sociales, dans les différences de leurs "codes linguistiques". La classe ouvrière utilise un "code restreint" qui fait peu de place à l'abstraction, produit un discours collant de près à la situation immédiate, où le

2

W. LABOV, Sociolinguistique, Minuit, 1976, p. 37.

3

Idem, "Introduction", P. Encrevé, p. 11.

4

B. BERNSTEIN, Langage et classes sociales, Minuit, 1975, p. 25-62.


76 locuteur s'efface devant l'expérience collective du groupe, et laisse donc une large place à l'implicite. Le "code élaboré" des classes supérieures, au contraire, privilégie le "je" par rapport au "nous", la généralisation et l'abstraction qui permettent un recul réflexif par rapport à l'expérience : "Ma thèse est que les formes de socialisation orientent l'enfant vers des codes de parole différents : les uns livrent des significations relativement dépendantes, les autres des significations relativement indépendantes du contexte." (5).

Aucun de ces codes n'est

supérieur à l'autre, mais l'école, qui privilégie le "code élaboré", handicape ainsi les enfants d'origine modeste. Mais Bernstein est avant tout un sociologue de l'éducation ; sa méthode fait aussi une large place à la psycho-sociologie (type d'autorité dans la famille, analyse des interactions mère-enfant...). Il a fait l'objet d'un certain nombre de critiques, en particulier de la part des linguistes. Ce qui nous importe en tout cas, c'est que, le premier (en dehors de quelques auteurs marxistes, et jamais de façon totalement convaincante), il a posé le problème de stratification sociale du langage.

3. LABOV : LA LANGUE LIEU ET ENJEU DES TENSIONS SOCIALES Labov, lui, portera le débat au coeur de la forteresse linguistique. Chimiste de formation (comme Whorf...), après avoir travaillé dix ans dans l'industrie, lorsqu'il entreprend en 1961 des études de linguistique, c'est avec la rigueur d'un scientifique formé à la méthode expérimentale. Ses recherches portent d'abord sur la phonétique dont les données sont le plus aisément quantifiable et qui concernent le niveau apparemment le plus indépendant des facteurs sociaux.

5

Idem, p. 231.


77 A. LA STRATIFICATION SOCIALE DE (R) L'une de ses premières enquêtes porte sur la prononciation de (r) par les employés de trois grands magasins new-yorkais (du monoprix de quartier au magasin de luxe). Il y distingue trois variantes dans la prononciation de ce phonème. Or ces variables ne sont pas distribuées au hasard. Les variantes "distinguées" se retrouvent beaucoup plus souvent dans le magasin de luxe, et chez les chefs de rayon plus que chez les garçons d'ascenseurs. Et même, à l'intérieur de chaque magasin, plus on monte vers les étages supérieurs, plus la prononciation de (r) "distingué" devient fréquente !... C'est que les trois magasins ont la même organisation spatiale : l'alimentation au rez-de-chaussée et des produits de plus en plus raffinés dans les étages. Labov en conclut donc que : "Si deux sous-groupes quelconques de locuteurs new-yorkais sont rangés dans un certain ordre sur une échelle de stratification sociale, cet ordre se traduira tel quel par leurs différence quant à l'emploi de (r)." (6). Il confirme donc, avec une méthodologie linguistique irréfutable, les propositions de Bernstein sur l'homologie entre stratification linguistique et stratification sociale. Mais il va plus loin.

B. LA LANGUE, LIEU DE CONFLITS Il remarque que bon nombre d'enquêtés changent de registre de prononciation pour s'adapter au statut social plus ou moins distingué qu'ils supposent à leur interlocuteur. De même, certains qui, dans une situation formelle (d'entretien par exemple), adoptent un "style surveillé" et une prononciation distinguée, dans une situation plus quotidienne reviennent à un "style relâché" et changent de prononciation. Des tests ultérieurs font apparaître une sensibilité aiguë à la signification sociale des variables de prononciation. La langue (la prononciation) n'est donc plus ici seulement un reflet passif de la structure sociale, elle devient un élément de l'image de soi que tentent de donner les individus, un étalon de mesure des distances sociales. Elle

6

Idem, p. 231.


78 n'est donc plus cette réalité lisse et homogène que la "contrainte sociale" impose à tous de manière identique. C'est précisément ces tensions dont elle est le lieu qui la font évoluer (ainsi la question de l'évolution linguistique ne relève plus seulement de la longue durée, on peut aussi l'observer dans la synchronie, en temps réel).

C. LA LANGUE, ENJEU DE CONFLITS Par la suite, s'interrogeant lui aussi sur les causes de l'échec scolaire, Labov étudie le "vernaculaire noir-américain", la langue des enfants et des adolescents des ghettos des grandes villes (7). C'est ce qui lui permet d'expliquer pourquoi des enfants intelligents et ayant une bonne expression verbale obtiennent de très mauvais résultats scolaires. S'ils échouent, ce n'est pas par ignorance des normes de l'anglais standard ni par incapacité à les réaliser, c'est que le langage est un puissant facteur de cohésion sociale, un élément central de l'identité individuelle. L'échec scolaire n'est donc pas le résultat d'un quelconque "déficit culturel", d'une "privation verbale", il est au contraire, l'expression d'un conflit, d'une résistance de ces jeunes à l'inculcation de la norme légitime; il proclame l'affirmation de l'identité collective des dominés face à la culture dominante : "Il faut avant tout chercher la cause de ces échecs dans les conflits culturels et politiques à l'intérieur de la classe, et les différences dialectales sont importantes en tant que symbole de ces conflits." (8). C'est que, précise Pierre Encrevé : "L'enfant n'acquiert pas la langue indépendamment des rapports sociaux qu'elle exprime, des fonctions sociales qu'elle assume. Au contraire. Acquérir la langue, c'est acquérir la connaissance de l'ensemble des règles de grammaire de la communauté (invariables et variables) inséparablement de la conscience de la valeur sociale de chacune des formes qu'elles engendrent, c'est-à-dire de la hiérarchie des dialectes." (9).

7

W. LABOV, Le Parler ordinaire, Minuit, 1978.

8

Idem, p. 11 ("classe" s'entend ici au sens scolaire).

9

Sociolinguistique, op. cit., p. 33.


79

La langue n'est donc pas seulement le théâtre des conflits sociaux, elle en est aussi un enjeu. Ainsi, la tension interne à la langue (et qui est le moteur de son évolution) est la résultante d'un double système de forces : "1) Tout groupe de locuteurs d'une langue X qui se considère comme une

unité sociale fermée tend à exprimer sa solidarité interne en favorisant les innovations

linguistiques

qui

le

distinguent

de

tous

ceux

qui

n'appartiennent pas au groupe. 2) Toutes choses égales par ailleurs, si deux locuteurs A et B d'une langue X communiquent en cette langue, et si A considère que le statut de B est plus prestigieux que le sien propre, il aspire à l'égaler, alors la variété de X parlée par A tendra à s'identifier à celle que parle B." (10).

D. LA LANGUE ET LE LIEN SOCIAL : LA "COMMUNAUTE LINGUISTIQUE" Labov en déduit alors les contours de la "communauté linguistique" : ce n'est pas la totalité des locuteurs de la même "langue" (au sens quasi juridique : l'anglais, le français...) mais l'ensemble des individus partageant la même évaluation de leurs différences de rapport à une même langue : "(...) une communauté linguistique unie par une même évaluation d'un certain nombre de variables qui servent à différencier les locuteurs." (11). Labov resitue donc le phénomène linguistique dans l'ensemble de la vie sociale. Avec lui, "(...) les fonctions sociales de la langue réapparaissent : communication, mais aussi distinction, discrimination, domination, ségrégation, lutte, résistance, bref des fonctions liées à l'ensemble des rapports sociaux dans une société de classe." (12).

10

Idem, p. 419.

11

Idem, p. 17O.

12

Idem, introduction de P. ENCREVE, p. 33.


80 Chez Bernstein, les phénomènes linguistiques sont encore conçus comme le reflet, le décalque d'une structure macro-sociale qui les transcende et les détermine. Avec Labov, "partie structurée d'un tout qu'elle structure, la langue, en effet, n'est jamais "donnée" (13). Un demi-siècle après Bakhtine, on retrouve une vision aussi nuancée et complexe des rapports de la norme linguistique et de "l'arbitraire" de sa réalisation individuelle, de la règle et de ses variations... DE LA RENCONTRE DE L'INDIVIDU ET DE LA SOCIETE DANS LA LANGUE.

E. L'APPORT DE LABOV A NOTRE DEMARCHE Durkheim

et

Mauss

avaient

analysé

les

relations

entre

environnement et vision du monde dans les sociétés primitives, mais ils se refusaient à extrapoler leurs observations aux sociétés développées; les linguistes - jusqu'à une période très récente - admettaient les différences de vision du monde d'une langue à l'autre, mais en niaient catégoriquement l'existence à l'intérieur d'une même langue. L'apport de Labov est considérable (14) ; mais en même temps, en s'arc-boutant sur les résultats de ses recherches empiriques, il n'intègre pas les résultats des travaux antérieurs.

13 14

Idem, p. 13. Pour prendre la mesure de l'apport du courant de la sociolinguistique, la

comparaison des chapitres consacrés au langage dans le volume Ethnologie générale de l'Encyclopédie de la Pléïade, Gallimard, 1968 et dans les Eléments d'ethnologie, T. II, de R. CRESSWELL, A. Colin, 1976 constitue un bon indicateur. Pour une introduction à ses développements plus récents, outre l'Introduction à la sociolinguistique déjà mentionnée, on peut consulter : BACHMANN, LINDENFELD, SIMONIN, Langage et communication sociale, Hatier-CREDIF, 1981 (pour les auteurs anglo-saxons) et B. LAKS, "Le Champ de la sociolinguistique française de 1968 à 1983, production et fonctionnement", Langue française, (63), 1984, p. 103-128. A cette époque encore, B. Laks ne recense pas moins de dix-huit orientations de recherche et conclut ainsi : "Au


81

Et de fait, si l'on essaie de faire le bilan de ces travaux sur les rapports Société / Représentations / Langage, on voit certes se dégager des tendances fortes, mais on en retire une impression d'éclatement des recherches et de flou quant aux résultats. Pour résumer ce débat, on peut, au fond, articuler les thèses que nous venons d'examiner autour de trois propositions concernant: 1. La place centrale de la vision du monde entre Langage et Société (sans préjuger du sens de l'influence : L ! S ou S ! L). 2. La détermination du langage par la société. 3. La stratification sociale du langage. A partir de quoi on peut présenter (page suivante) un tableau synoptique des thèses que nous avons examinées (avec, bien entendu, la part d'approximation qu'implique ce genre de raccourci). Or, à la même époque où Labov apportait la preuve de la stratification sociale du langage, des sociologues démontaient les mécanismes de la différenciation sociale des représentations collectives. Il suffira, pour notre propos, d'examiner la dispersion des pratiques alimentaires telles que l'analysaient L. Boltanski, C. et Ch. Grignon; outre l'intérêt de la comparaison de leurs résultats, du point de vue de la méthode, ils procédaient comme Labov, choisissant un thème de recherche qui, a priori, semblait hors de toute influence sociale.

terme de cette étude, le champ de la sociolinguistique française apparaît comme profondément hétérogène" (p. 128).


82

TABLEAU


83

II. ORDRE SOCIAL ET ORDRE DES CHOSES : LES PRATIQUES ALIMENTAIRES Les enquêtes de l'I.N.S.E.E. sur la consommation alimentaire des Français le montrent : on ne mange pas la même chose selon que l'on est ouvrier ou chef d'entreprise, agriculteur ou cadre supérieur (15). Ainsi, les industriels consomment trois fois plus de viande de mouton, deux fois plus de veau que les ouvriers; pour le porc, le rapport est inverse (indice de consommation : 136 pour les paysans, 104 pour les ouvriers qualifiés, 82 pour les cadres supérieurs et 88 pour les industriels). Une hiérarchie plus subtile encore organise la consommation des fruits

et

légumes,

depuis

les

haricots verts, les endives, les carottes, le raisin, les oranges... sur-consommés par les catégories supérieures, jusqu'aux pommes de terre, aux haricots secs, aux poireaux et aux bananes, qui ont les faveurs des ouvriers et des paysans. Cela ne pouvait manquer d'interpeller les sociologues.

1. LES PENSEES DES PRATIQUES ALIMENTAIRES Pour Boltanski (16), une stricte explication économique ne suffit pas à rendre compte de ces écarts. Ce ne sont pas seulement les produits consommés qui sont différents, c'est, beaucoup plus profondément, la façon de les percevoir, l'univers mental dans lequel ils s'intègrent. Ainsi, la diététique populaire oppose le "doux" et le "fort", ce qui est fade à ce qui a du goût, ce qui est nourrissant à ce qui ne l'est pas. Par contre les membres des catégories supérieures classent les aliments selon des catégories plus récentes : "lourd / léger", "sain / malsain", "pur / impur"... "Ce qui convient à l'organisme subtil des membres des classes supérieures, ce ne sont pas des "pommes de terre", des "viandes", des soupes, mais des substances plus ténues, plus cachées, enfouies en quelque sorte dans la profondeur des aliments et qui en portent la quintessence. Plus fourni que celui des membres des classes populaires, le système catégoriel des membres des classes supérieures distingue en effet les aliments "riches en calcium" et ceux qui contiennent des "vitamines", oppose les

15 16

M.-A. MERCIER, La Consommation alimentaire en 1977, I.N.S.E.E., 1980. L. BOLTANSKI, Prime éducation et morale de classe, Mouton, 1969 et

"Taxinomies populaires et taxinomies savantes", Revue française de sociologie, XI, 1970, p. 34-44.


84 "protides" aux "lipides" et compte en "calories". Les aliments sains, "la viande rouge", les "légumes verts", les "fruits", sont d'abord ceux qui nourrissent le corps sans l'enlaidir." (17). Ces oppositions dans les pratiques et les manières de penser la diététique ne sont donc pas fortuites ou isolées. Elles mettent en cause "le système complet des attitudes à l'égard du corps caractéristique de chaque classe sociale." (18). Ainsi,

dans

une

société

développée

et

pour

des

objets

apparemment aussi proches de la nature que les produits alimentaires, les schèmes de perception et les pratiques apparaissent déterminés socialement. Boltanski apporte donc une première confirmation aux thèses de Mauss et Durkheim; il montre leur validité hors du cadre des sociétés primitives : la catégorisation des choses ne va pas de soi, l'ordre des choses est un ordre social. De là découle une importante conséquence de méthode : en omettant d'analyser au préalable les taxinomies avec lesquelles les sujets pensent leurs activités, le chercheur impose ses propres catégories (19); c'est alors la collecte même des résultats qui est compromise. Ainsi, les économètres qui ont conçu la nomenclature des produits de l'enquête sur la consommation alimentaire ont regroupé les oranges et les bananes dans une seule catégorie qui ne choque pas le sens commun : les plus courants des fruits exotiques. Or, nous avons vu que les classes supérieures préfèrent les oranges "saines", "légères", "riches en vitamines" tandis qu'ouvriers et paysans consomment de préférence des bananes "douces", "nourrissantes", "qui tiennent au corps" (20). Ce n'est donc pas uniquement le mode de classement populaire, "primitif" ou "spontané", qui est déterminé par la position sociale de ceux qui le

17

Op. cit. p. 94.

18

Idem, p. 96.

19

Art. cit. p. 41.

20

C. et CH. GRIGNON, "Styles d'alimentation et goûts populaires", Revue

française de sociologie, XXI, 1980, p. 531-569.


85 constituent; la taxinomie qui se donne pour "objective", "savante", est elle aussi affectée par le point de vue, socialement situé, de ceux qui la constituent.

2. TRAJECTOIRES SOCIALES, REPRESENTATION ET PRATIQUES ALIMENTAIRES Claude et Christiane Grignon ont repris cette analyse en se demandant quel rapport relie les pratiques

alimentaires, les catégories de

pensée, mais aussi les conditions matérielles d'existence des membres des classes populaires. Les

contraintes

économiques

ne

sont

bien

entendu

pas

négligeables, les auteurs soulignent que le rapport à la nourriture des ouvriers et des paysans est cohérent avec l'usage du corps exigé par l'exercice de leur profession. Travailleurs "manuels", effectuant des tâches perçues comme "physiques", ils connaissent l'expérience de la fatigue, de la douleur, voire de la violence (cadences, accidents du travail...), mais, en même temps, ils sont contraints de maintenir en état ce corps qui est leur premier outil. "Dans ces conditions, manger le mieux ou le moins mal possible est une obligation, presqu'un devoir; se priver serait s'exposer directement à toute une série de "défaillances" et de sanctions à la fois physiques et sociales, du malaise, de l'étourdissement à l'accident du travail, de la baisse de rendement à la baisse de salaire ou même au chômage; le langage populaire ne cesse de rappeler qu'il faut manger pour "tenir le coup", "tenir le choc", "garder le moral", bref, qu'il faut manger sous peine de se sous-prolétariser." (21). Au-delà de ce qu'elles ont en commun, on peut, de la même manière rendre compte de ce qui distingue les pratiques alimentaires des différentes

fractions

des

classes

populaires.

Ainsi,

l'auto-consommation

paysanne, en plus de son aspect économique, est cohérente avec l'esprit d'indépendance et d'épargne de l'entrepreneur individuel. Les ouvriers d'origine paysanne recourent plus fréquemment à l'approvisionnement direct, au jardinage, à la congélation; par contre, ceux d'origine ouvrière s'accommodent mieux de l'alimentation industrielle (plats congelés, café soluble, conserves...)

21

Idem, p. 548.


86

Alors que pour Boltanski (du moins dans l'ouvrage cité, qui est déjà ancien...) la façon de penser la nourriture s'inscrit dans le champ des représentations, pour C. et Ch. Grignon, il faut tenir compte également du fait du fait qu'elle "s'inscrit dans l'espace social des pratiques que l'enquête permet de construire" (22). Les différences de relations à la nourriture que l'on peut constater entre les différents groupes sociaux (classes et fractions de classes) ne sont donc pas arbitraires et aléatoires, elles sont profondément inscrites dans les positions, les trajectoires sociales et le mode de vie auquel elles donnent accès. L'univers conceptuel des groupes est certes différent, mais c'est parce que, d'abord, l'univers matériel dans lequel ils évoluent est luimême différent. Et cela affecte même les perceptions les plus "naturelles" : "Les couleurs, mais aussi les odeurs, les saveurs, les immersions tactiles ne se distribuent pas également entre les groupes et ceux-ci vivent dans des univers sensoriels différents." (23). Dès lors, les pratiques (ici, les pratiques alimentaires des classes populaires)

apparaissent

comme

une

adaptation

aux

contraintes

de

l'environnement et les représentations (ici, le goût) rendent compte et intègrent ces pratiques en un système cohérent; ce sont elles qui permettent de "faire de nécessité vertu". Mais alors, si chaque classe ou fraction de classe développe sa propre vision du monde, ne risque-t-on pas de laisser croire à une sorte de "babélisme social", de déboucher sur le constat désespéré de l'incommunicabilité entre des personnes ne partageant pas la même histoire sociale. L'expérience quotidienne la plus commune prouve heureusement l'inverse; nous allons maintenant examiner les conditions de ces échanges avec Prieto et Bourdieu.

22

Idem, p. 533.

23

Idem, p. 566.


CHAPITRE 4 LA COMMUNICATION : RENCONTRE DE DEUX SYSTEMES DE CLASSEMENT

L'inventaire critique de la façon dont les sciences du langage ont abordé cette question nous rapproche d'une meilleure compréhension des mécanismes de l'échange de significations au moyen de la parole; mais tout cela reste bien disparate. Si nous voulons en déduire un outil de compréhension et d'analyse des situations de communication, encore faut-il en faire le bilan, regrouper les éléments que nous avons fait apparaître dans un système conceptuel qui soit un minimum cohérent et construit. Dans l'état actuel des recherches, les thèses de Luis J. Prieto semblent fournir le cadre le plus adéquat. Ici encore, nous aurons l'occasion de constater la fécondité, pour notre problématique, du dialogue entre sciences du langage et sciences sociales : le concept d'habitus, formulé par Bourdieu, vient conforter les thèses de Prieto et préciser leur contenu (1).

I. PRIETO : LA COMMUNICATION, C'EST LA RENCONTRE DE MANIERES DE CONNAITRE LA REALITE Sa trajectoire universitaire seule suffirait à attirer l'attention sur Prieto : né à Buenos Aires en 1926, successivement professeur aux Université de Cordoba (Argentine), Alger, Paris VIII (Vincennes), il a occupé la chaire de linguistique générale à la faculté des Lettres de Genève.

1

Un inventaire complet des recherches contemporaines en cette matière ne

saurait faire l'impasse sur l'apport de E. BENVENISTE, en particulier : Problèmes de linguistique générale, T. 1, 1966 et T 2, 1974.


89

Inspiré par la logique et la théorie des ensembles, ses raisonnements sont parfois très abstrait, le caractère très condensé et formel de ses formulations n'en facilite pas l'accès; l'importance de ses thèses pour une théorie de la communication justifie cependant qu'on y consacre quelque attention... Prieto

fonde

sa

compréhension

des

phénomènes

de

communication sur une double définition de la LANGUE : - comme CONNAISSANCE - et comme OUTIL POUR ETABLIR DES RAPPORTS SOCIAUX.

Pour lui, la CONNAISSANCE peut s'analyser à son tour comme un double SYSTEME DE RELATIONS : - des CATEGORIES (des classes) entre lesquelles le sujet ordonne les éléments de sa connaissance - entre LE SUJET et L'OBJET.

La COMMUNICATION est alors un type de RAPPORT SOCIAL qui consiste en la RENCONTRE DE DEUX SYSTEMES DE CLASSEMENT. Du point de vue de la réflexion sur les sciences de l'information, Prieto nous intéresse certes par ses résultats, mais également par sa démarche : si, précisément, il obtient ces résultats, c'est parce qu'il prend la peine de définir son objet, de le reconstruire comme résultante d'un système de relations.

1.

SCIENCES

DE

LA

NATURE

ET

SCIENCES

HUMAINES

On l'a constaté à plusieurs reprises, les linguistes ont eu le


90 souci d'imiter la rigueur et l'objectivité des sciences de la nature. Cela les a conduits à se donner pour objet d'étude une réalité empirique évidente, monosémique, fondée soit sur la nature des choses, soit sur une norme sociale indiscutable et qui ne souffre pas d'interprétations (sinon très marginales). Ce postulat d'une correspondance univoque entre le monde et l'image que nous nous en faisons a constitué un obstacle majeur (du moins à partir d'un certain stade de développement de la linguistique).

MOLOGIQUE

A. PHONETIQUE ET PHONOLOGIE : LA RUPTURE EPISTE-

Prieto part d'une réflexion sur la constitution de la phonologie à partir de la phonétique (autour de Troubetzkoy et du "Cercle de Prague", dans les années 30). La phonétique est une science très ancienne qui décrit les sons en termes physiques (acoustiques) et physiologiques (articulatoires). Elle est parvenue à élaborer une masse d'informations considérable mais que les linguistes ne pouvaient finalement pas interpréter. Sapir note par exemple que, dans la prononciation relâchée "What's the matter ?" (qu'y a-t-il ?); le t est prononcé d et pourtant cela ne gêne pas la compréhension "ce d phonétique ne sera pas senti comme un d fonctionnel" (2). De la même manière, en français, la lettre r peut être prononcée grasseyée ou roulée, cela n'a pas d'incidence sur la compréhension ; par contre, la différence entre p et t est décisive car elle permet de distinguer des unités signifiantes (pou / toux). La lettre r (en français du moins) constitue un seul "phonème" quelle que soit la façon dont on la prononce ; p et t sont deux phonèmes différents. C'est pourquoi, à côté de la phonétique, science physique des sons, les linguistes ont constitué la phonologie, science humaine qui étudie les phonèmes. La phonologie analyse les sons en tant qu'ils ont une valeur distinctive ; elle étudie des classes de sons, des façons de connaître les sons.

2

SAPIR, Linguistique, op. cit. p. 31.


91 B. L'OBJET DES SCIENCES HUMAINES Prieto insiste sur la portée de cette rupture épistémologique; il y voit une épure de la distinction entre sciences de l'homme et sciences de la nature : "Face à la réalité première et naturelle qu'est la réalité matérielle, l'activité cognitive de l'homme crée en effet une autre réalité, seconde et historique, constituée par les connaissances de la réalité matérielle. Nous considérons que la division fondamentale des sciences est celle qui distingue d'une part les sciences qui étudient la réalité matérielle, c'est-à-dire les sciences de la nature, et d'autre part, les sciences dont l'objet est constitué par une connaissance et relève donc, non pas de la réalité naturelle, mais de la réalité historique." (3). Ce qu'il résume par la formule : "Toute science de l'homme se trouve donc être "une connaissance scientifique dont l'objet est constitué par une connaissance spontanée que certains sujets (...) ont de certains objets" (4). Il est frappant de constater que Bakhtine avançait exactement les mêmes positions voici un demi-siècle. Plutôt que de chercher leur légitimité dans la ressemblance avec les sciences de la nature, il pensait que les sciences humaines doivent affirmer la spécificité de leur objet; cet objet, ce n'est pas seulement l'homme, c'est l'homme en tant qu'il est producteur de sens (sinon il relève de la biologie). "Tout l'appareil méthodologique des sciences mathématiques et naturelles est orienté vers la maîtrise d'un objet réifié, qui ne se révèle pas dans le discours et ne communique rien de lui-même" (5). Les sciences naturelles sont donc une forme monologique du savoir, tandis que, dans les sciences humaines : "on ne peut percevoir et étudier le sujet en tant que tel, comme s'il était une chose puisqu'il ne peut rester sujet s'il est sans voix; par conséquent, sa connaissance ne peut être que dialogique" (6).

3

Luis J. PRIETO, Etudes de linguistique et de sémiologie générale, Droz, 1975,

p. 159. 4

Idem, p. 160.

5

T. TODOROV, op. cit., p. 29 (souligné dans le texte).

6

Idem, p. 34.


92 Si l'on fait un retour sur les blocages des études linguistiques que nous avons pointés, sur les antagonismes apparemment irréductibles entre écoles, on mesure la fécondité de ce cadre théorique : il permet dans une large mesure de progresser et d'unifier les acquis.

2. LA LANGUE COMME CONNAISSANCE Comme Sapir, Cassirer, mais également les sociologues que nous avons évoqués, Prieto considère que la perception d'un objet ne prend de sens qu'à partir du moment où nous lui donnons une place dans un système de référence, c'est-à-dire où nous le classons; il en tire les conséquences : le sens réside non dans le mot, mais dans le réseau de relations où il est enserré et la communication est la rencontre de deux systèmes de classement.

A. CLASSEMENT ET CONNAISSANCE Pour Prieto également, donc, connaître un objet, c'est-à-dire en avoir une appréhension qui dépasse la simple perception sensorielle, c'est reconnaître son appartenance à une classe : "L'identité qu'un sujet reconnaît à un objet est déterminée par la classe à travers laquelle il le connaît, c'est-à-dire par les objets dont il le reconnaît comme différent et par les caractéristiques qu'il lui reconnaît en conséquence." (7). Dès lors, reconnaître un objet c'est le situer dans des rapports d'inclusion, d'exclusion ou d'intersection de classes. La connaissance est donc un processus de mise en relation, d'association ou d'opposition. "Reconnaître l'appartenance d'un objet à une classe ou, ce qui revient au même, le concevoir, signifie le reconnaître d'une part comme étant différent d'autres objets, dont on dit qu'ils n'appartiennent pas à cette classe et qu'ils forment la classe "complémentaire"

correspondante,

et

lui

reconnaître

d'autre

part

les

caractéristiques qu'il comporte et par lesquelles il diffère de ces autres objets,

7

L. PRIETO, Pertinence et pratique, Minuit, 1975, p. 83.


93 caractéristiques qui définissent ce qu'on appelle la "compréhension" ou l'intention" de la classe en question." (8).

B. L'UNIVERS DU DISCOURS Dès lors, la connaissance d'un objet est inséparable de la connaissance d'autres objets. Elle n'existe (la connaissance, non pas l'objet) que dans un rapport de similitudes et de différences avec d'autres objets auxquels il peut être associé. C'est le champ de ces relations qui, pour Prieto, définit "l'univers du discours" : "Un objet que l'on connaît, et tous les autres objets dont la connaissance, du fait de la réciprocité du rapport de différence, découle de la connaissance du premier, forment ce qu'on appelle l'univers du discours en référence auquel cet objet est connu." (9). Du fait de cette chaîne de rapports réciproques, l'univers du discours d'un individu est donc constitué par : - l'ensemble des objets qui entrent dans ses sphères d'intérêt; - la manière spécifique qu'a cet individu de connaître ces objets (les classes par rapport auxquelles il organise la perception qu'il en a). "L'univers du discours en référence auquel un objet est objet est connu constitue, pour le sujet de cette connaissance en tant que sujet de cette connaissance, toute la réalité, c'est-à-dire qu'il n'y a pas en dehors de cet univers du discours des objets qui apparaîtraient comme tels au sujet en question et que celui-ci ne prendrait pas en considération, mais seulement le néant ou ce qui, pour lui, continue de se confondre avec le néant." (10). Connaître un objet c'est le classer dans un système de relations : l'univers du discours. Réciproquement, c'est par rapport à cette notion d'univers du discours que la notion de classe peut prendre tout son sens ; elle n'est pas

8

Idem, p. 81.

9

Ibid, p. 92.

10

Ibid, p. 92.


94 seulement un ensemble de paramètres qui définissent les caractéristiques de l'objet, mais également un réseau de relations dans lequel il est inclus. La comparaison de la notion "d'univers du discours" définie par Prieto avec des notions proches comme le "champ sémantique", le "champ conceptuel" serait sans doute très riche... En tout état de cause, elle évoque très précisément la notion "d'horizon social" de Bakhtine.

C. LA COMMUNICATION, RENCONTRE DE DEUX SYSTEMES DE CLASSEMENT Dès lors que l'identité sous laquelle un sujet connaît un objet dépend du système dans lequel il le classe, la communication devient la rencontre des systèmes de classement en référence auxquels l'émetteur et le récepteur connaissent l'objet dont ils parlent. "En effet, puisque ce que le récepteur comprend doit être cela même que l'émetteur "veut dire", la communication suppose l'accord préalable entre l'émetteur et le récepteur quant à ce que c'est que de "dire (ou de comprendre) la même chose" et ce que c'est que d'"en dire (ou d'en comprendre) une autre". Or un tel accord est atteint seulement, et il est alors atteint toujours, lorsque le système de classement qui détermine l'incertitude du récepteur, c'est-à-dire celui auquel il se réfère pour déterminer ce qu'il comprend, coïncide avec le système de classement auquel s'en remet l'émetteur pour déterminer ce qu'il "veut dire" (11). Dès lors, selon le degré de coïncidence ou d'hétérogénéité des systèmes de classement, tous les cas de figure sont envisageables, la bonne compréhension, la compréhension partielle, la fausse compréhension ou l'incompréhension totale.

3. SCIENCES HUMAINES ET CONNAISSANCES EMPIRIQUES Cela implique une remise en cause de la conception empiriste selon laquelle les choses existent "en soi" et "les faits parlent d'eux-mêmes". Prieto dénonce "(...) le renversement du processus de construction des connaissances auquel procède l'empiriste lorsqu'il considère comme allant de soi

11

Ibid, p. 53.


95 la possibilité d'une connaissance qui "épuiserait" l'objet et qui, le reflétant "tel qu'il est", serait par conséquent "naturelle." (12). C'est cette réalité "totale", censée exprimer la substance de l'objet, que l'empirisme met à la base de toute construction d'une connaissance. Prieto, quant à lui reprendrait plutôt la formule de Bachelard : "Rien ne va de soi. Rien n'est donnée. Tout est construit."(13).

A. L'EMPIRISME DE LA CONNAISSANCE SPONTANEE Ainsi explicitée, l'approche empirique dans les sciences sociales apparaît comme le simple prolongement de la connaissance spontanée qui, elle aussi, postule une fusion, une coalescence entre l'objet et la connaissance. "C'est dans l'impossibilité où se trouve le sujet d'une connaissance non scientifique, du fait d'empirisme spontané, de "détacher" la réalité que constitue cette connaissance de celle que constitue son objet, qu'il faut chercher, selon nous, l'explication du fait qu'une connaissance non scientifique se réfère toujours à la réalité matérielle et jamais à une autre connaissance." (14). Cette caractéristique a un corollaire : puisque la connaissance spontanée pense rendre compte de l'ordre des choses par une sorte de décalque du réel, contrairement à la connaissance scientifique, elle n'a pas à expliciter les concepts avec lesquels elle opère.

C. LE PRIMAT DE LA MATIERE Prieto n'en déduit nullement pour autant une conception idéaliste qui nierait la réalité du monde des objets. Ceux-ci sont reconnaissables à l'aithesis, "l'ensemble des modifications physiologiques qu'ils provoquent dans les organes sensoriels du sujet". Cette trace matérielle constitue donc le

12 13

Ibid, p. 92. G. BACHELARD, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1980, (11ème

édition), p. 14. 14

Pertinence et pratique, p. 80.


96 dénominateur commun de l'objet pour tous les sujets. "La présence de cette modification des organes sensoriels constitue la manifestation de ce qu'on appelle la caractéristique universelle qui définit l'univers du discours en question." (15).

D. LES SCIENCES DE L'HOMME : UNE EPISTEMOLOGIE DE LA CONNAISSANCE SPONTANEE Nous pouvons donc admettre que le principe de la connaissance spontanée ne réside ni dans la substance de l'objet, ni dans la conscience du sujet mais dans leurs rapports; d'autre part, cette connaissance prend la forme de répartition des objets dans des classes. Alors, on peut préciser la tâche des sciences humaines (et parmi elles, en particulier les sciences de l'information et de la communication...) : il s'agit d'expliciter la relation du sujet à l'objet, de faire émerger les catégories de l'univers du discours dans lesquelles les sujets classent les objets : il s'agit, dit Prieto, de faire apparaître "l'identité sous laquelle un sujet connaît un objet matériel". On peut alors reformuler dans ces termes la différence entre phonétique et phonologie : "La phonétique, science de la nature établit des classes de sons; la phonologie, science de l'homme, explique des classes de sons - les phonèmes - qu'elle trouve déjà établis par le sujet parlant." (16). Ainsi peut-on dire que : "Une science de l'homme est, d'une certaine manière, l'épistémologie d'une connaissance non scientifique de la réalité matérielle." (17).

4. LA PRATIQUE ET LA CONNAISSANCE Il faut bien tirer les conséquences de cette définition des processus cognitifs. Les caractéristiques qui déterminent l'identité d'un objet ne résident pas dans l'objet lui-même : c'est au prix de cette "dénaturalisation" de

15

Ibid, p. 95.

16

Etudes de linguistique..., p. 145.

17

Pertinence et pratique, p 157.


97 son objet que peut se constituer une science de l'homme. Mais alors, il faut préciser la part et les modalités de l'intervention du sujet dans le processus de la connaissance.

A. LE POINT DE VUE Pour cela, Prieto a de nouveau recours au modèle de la phonologie pragoise : "On constate alors qu'il y a, dans les sons que l'on produit en parlant, des caractéristiques ou, comme disent les phonologues, des "traits" qui comptent pour l'identité sous laquelle le sujet parlant connaît ces sons, et qui sont donc "pertinents", et des caractéristiques ou traits qui ne comptent pas pour cette identité, et qui sont par conséquent "non pertinents". (18). La pertinence ou la non-pertinence de tel trait phonétique d'un phonème n'est pas alors une qualité intrinsèque du son considéré : elle dépend du point de vue des locuteurs. Ici encore, on peut extrapoler les conclusions des phonologues à toute connaissance humaine : "Une science de l'homme se constitue lorsqu'on reconnaît l'arbitraire d'une connaissance, qui devient son objet. La clé de cet "arbitraire", c'est Saussure lui-même qui nous la livre lorsqu'il affirme que "la relation d'identité (entre des objets) dépend du point de vue variable qu'on décide d'adopter" ; c'est-à-dire, ainsi l'interprétons-nous, que toute connaissance est arbitraire parce que toute connaissance suppose un point de vue duquel l'objet est classé et dont résulte donc l'identité sous laquelle celui-ci apparaît au sujet, et que ce point de vue n'est nullement imposé par l'objet, mais "adopté" dans un contexte historico-social, par le sujet." (19).

B. VERITE ET PERTINENCE La question qui se pose alors à propos de l'identité sous laquelle un sujet connaît un objet matériel n'est pas de savoir si elle est conforme au décalque idéal de la réalité matérielle (la "vérité"), mais plutôt de vérifier son adéquation au point de vue du sujet : sa pertinence. "C'est son adéquation non

18

Ibid, p. 143.

19

Etudes..., p. 146.


98 pas à l'objet, mais au point de vue duquel on considère celui-ci et d'où dépend sa pertinence, que se mesure la vérité d'un concept ; autrement dit, si un concept peut être considéré comme plus ou moins vrai, c'est dans la mesure où il approche plus ou moins de l'idéal qui consiste à retenir, de l'objet, tout ce qui est pertinent pour le point de vue sur lequel il se fonde, et c'est cela seulement qui est pertinent pour ce point de vue." (20).

C. PERTINENCE ET PRATIQUE Arrivé à ce point, il faut rappeler, avec Prieto, qu'"un acte humain est toujours un acte cognitif et un acte instrumental". Toute activité humaine se déploie dans un univers de désirs, de volitions, de valeurs : ce que Bakhtine appelle "l'horizon axiologique des locuteurs". Connaissance et pratique sont donc indissolublement liées dans l'activité humaine. "La façon, autrement dit, dont on connaît les objets d'un univers du discours vise toujours à agir d'une certaine manière sur les objets composant un autre univers du discours - ou, au contraire, résulte de la façon dont on connaît les objets d'un autre univers du discours visant à agir sur ceux qui composent le premier : elle implique toujours une praxis." (21).

D. PERTINENCE ET SOCIETE Reste encore à préciser qui est le "sujet" de connaissance ; ce qui permet du même coup de préciser la notion de "point de vue". "Le point de vue d'où résulte la pertinence de la façon dont on conçoit un objet est toujours apporté par le sujet. Mais, faut-il ajouter immédiatement, par un sujet faisant partie d'un groupe social, où ce qu'on peut appeler un "pouvoir symbolique" confère une certaine légitimité à des points de vue déterminés." (22). Dès lors, on est conduit à poser le caractère social de la pertinence. "Du fait que le sujet est toujours un sujet social, toute connaissance

20

Pertinence et pratique, p. 146.

21

Ibid, p. 151.

22

Ibid, p. 148.


99 de la réalité matérielle comporte, au niveau même de la construction de l'identité qu'elle reconnaît à son objet, une composante, la pertinence, qui, n'étant pas "donnée" par l'objet mais bien au contraire apportée par le sujet, est de ce fait sociale, elle aussi." (23). Et de ce fait, la pertinence est marquée par la stratification sociale. Ainsi, les mécanismes de la socialisation de l'enfant ou de l'immigrant reviennent en fait à "(...) leur faire accepter les façons de concevoir la réalité matérielle qui résultent des points de vue légitimés par le pouvoir symbolique." (24).

E. L'HISTORICITE DE LA CONNAISSANCE On peut maintenant reprendre la définition des sciences humaines sous l'éclairage des notions de "point de vue" et de "pertinence" : "La constitution d'une science de l'homme, nous l'avons déjà signalé à plusieurs reprises, se confond avec la découverte de l'historicité d'une connaissance de la réalité matérielle, connaissance qui devient alors l'objet de la science de l'homme en question et à propos de laquelle celle-ci se pose le problème d'expliciter le point de vue qui l'explique en expliquant sa pertinence." (25). La reconnaissance du caractère arbitraire, subjectif et historique de leur objet, loin d'être une menace, est la condition de "l'objectivité" des sciences humaines. C'est, nous l'avons vu, le propre de la connaissance spontanée de nier ces caractères et ainsi de rendre vaine toute tentative de connaissance de ces façons de connaître "qui vont de soi". C'est ainsi que Prieto définit l'idéologie. "Nous appellerons "idéologie" tout discours se référant à une connaissance de la réalité matérielle qui vise à "naturaliser" cette connaissance c'est-à-dire à l'expliquer ou à la faire apparaître comme étant la conséquence nécessaire de ce qu'est son objectif." (26).

23

Ibid, p. 149.

24

Ibid, p. 148.

25

Ibid, p. 162.

26

Ibid, p. 160.


100 C'est, en particulier, le cas pour les classes dominantes qui ont intérêt à faire apparaître leur point de vue comme fondé en nature et donc absolu, d'en masquer le caractère contingent et historique. "Autrement dit, les classes dominantes ont intérêt à entretenir des idéologies qui cachent l'historicité des façons de connaître la réalité matérielle d'où résultent leurs privilèges et à s'opposer en conséquence à la constitution des sciences de l'homme qui viendraient se substituer à ces idéologies." (27). Prieto avait posé la praxis sociale au principe des processus de la connaissance; elle en est donc aussi un enjeu. "Or la réalité sur laquelle s'exerce la praxis sociale est celle que nous avons désignée comme la réalité historique, et le changement social, qu'elle vise à produire, n'est rien d'autre que la substitution d'une façon de connaître la réalité matérielle à une autre façon de connaître cette même réalité." (28). Comme Bakhtine donc, Prieto place le sujet - un sujet social - au centre de son système. Le "point de vue" de ce sujet : - détermine son système de classement des objets; - il influe donc sur sa perception du monde extérieur, - sur l'évaluation qu'il en fait, - l'action qu'il y déploie - et donc sur la communication qu'il établit à ce propos. Prieto analyse donc sa fonction, mais on aimerait en savoir davantage sur son origine, sa nature, son organisation... Même s'il les repousse plus loin, Prieto bute à son tour sur les limites du champ des études linguistiques; ici encore nous pourrons progresser en recourant aux sciences sociales.

27

Ibid, p. 162.

28

Ibid, p. 164.


101

II. POINT DE VUE, VISION DU MONDE, HABITUS Philosophes et sociologues s'étaient déjà interrogé sur ce que Prieto nomme le "point de vue" du sujet sur le monde; sans nullement chercher à en faire une analyse approfondie, le simple examen de la façon dont il a été abordé dans une période récente indique, une fois de plus, la difficulté à penser dialectiquement l'individuel et le social. L'approche génétique de l'habitus de Bourdieu a permis de dépasser la conception d'un "point de vue" déposé par la société dans la conscience individuelle.

1. L'ETHOS Pour certains auteurs que nous avons cités (Boltanski, Pharo...) l'éthos est un système de valeurs plus ou moins conscient, plus ou moins organisé (une "éthique", une "morale") qui oriente les pratiques des agents et en assure la cohérence avec leur position sociale. On pense, bien sûr, à Max Weber montrant que l'origine du capitalisme ne peut se comprendre simplement par l'accumulation du capital, mais aussi par l'éthique calviniste des premiers entrepreneurs qui voyaient dans la réussite matérielle un signe d'élection religieuse. Mais, pour Weber, ce qui importe, ce n'est pas tant un corps de doctrines tel qu'il apparaît dans les traités de théologie morale du temps, mais plutôt une morale pratique, un "éthos". "Il s'agit de découvrir les motivations psychologiques qui avaient leur source dans les croyances et les pratiques religieuses qui traçaient à l'individu sa conduite et l'y maintenaient." (29). De même, pour Boltanski, l'application des règles de puériculture est fonction de l'éthos propre à chaque classe sociale, qu'il définit comme "ensemble de valeurs vécues et non thématisées qui se manifestent seulement à travers la conduite et son style particulier." (30). Avec la notion d'éthos, que Bourdieu définit encore (en 1965) comme "l'intériorisation des régularités objectives communes" (31), on reste

29

M. WEBER, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Plon, 1964, p. 112.

30

L. BOLTANSKI, Prime Education et morale de classe, Mouton, 1974, p. 138.

31

P. BOURDIEU, Un Art moyen, Minuit, 1965, p. 24.


102 encore assez proche de la vision durkheimienne de normes et de valeurs que le groupe inculque de l'extérieur dans la conscience de l'individu.

2. LA VISION DU MONDE Bakhtine parlait bien d'un "horizon social" du locuteur, de sa "vision du monde" en leur attribuant une fonction analogue à celle de l'éthos; mais il leur donnait un sens plus large puisqu'il y incluait "les manières", "la façon de se tenir en société" au même titre que les normes et les valeurs. Une structure mentale qui organise l'activité de l'homme symbolique et pratique - qui intègre et dirige aussi bien les valeurs morales, les perceptions, les comportements pratiques ou cognitifs, c'est ce que la tradition philosophique nomme une "vision du monde". Mauss en notait l'utilité pour rendre compte de la fonction des représentations collectives : "Ici se justifie l'idée profonde de la métaphysique, de la philosophie et même du vulgaire en Allemagne

:

qu'une

"Weltanschauung",

qu'une

"conception

du

monde"

commande l'action et même l'amour. (...) La société inspire en effet une attitude mentale et même physique à ses membres et cette attitude fait partie de leur nature." (32). Freud, explicitant cette tradition allemande, en donne la définition suivante : "Je crois qu'une conception du monde est une construction intellectuelle, capable de résoudre d'après un unique principe tous les problèmes que pose notre existence. Elle permet de répondre ainsi à toutes les questions possibles et permet de ranger à une place déterminée tout ce qui peut nous intéresser. Il est bien naturel que les hommes tentent de se faire une semblable représentation du monde et que ce soit là un de leurs idéaux. La foi qu'ils y ajoutent leur permet de se sentir plus à l'aise dans la vie, de savoir vers quoi ils tendent et de quelle façon ils peuvent le plus utilement placer leurs affects et leurs intérêts." (33).

32

M. MAUSS, Essais de sociologie, Minuit, 1968, p. 61.

33

S. FREUD, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1936, p.

208.


103 Ici encore, on voit bien les analogies avec les "représentations collectives" de Durkheim et Mauss; c'est sans doute que, tant que l'on n'a pas précisé les modalités concrètes entre la "morphologie sociale" et les représentations, le statut de ces dernières reste flou, elles ne peuvent servir de fondement assuré au raisonnement, elles restent finalement peu opérantes.

3. L'HABITUS La

notion

d'habitus

développée

par

Bourdieu

a

fait

considérablement progresser cette question.

A. PANOFSKY ET LA CATHEDRALE GOTHIQUE L'historien de l'art Erwin Panofsky s'est posé un problème analogue en comparant la pensée scholastique et l'architecture gothique (34). Il n'y cherche pas de vagues correspondances esthétiques ou de simples analogies de forme; analysant, chacune pour elle-même, la structure de la philosophie et du bâtiment, il s'efforce de découvrir "la connexion concrète" qui en rend compte. Il recherche "les habitudes mentales", "les principes qui règlent l'acte" c'est-à-dire "l'habitus" (dans le langage scolastique) qui font que l'homme du Moyen-Age appliquait le même modus operandi, les mêmes lois de production, à la discussion d'un point de théologie et à la résolution d'un problème d'architecture. Ce qu'il cherche à mettre au jour, précise P. Bourdieu dans sa postface, c'est "la grammaire génératrice des conduites" (35), "le lieu géométrique de toutes les formes d'expression symbolique propres à une société et à une époque" (36).

TISSU

B. BOURDIEU, LE KLEENEX ET LE GRAND MOUCHOIR DE

34

E. PANOFSKY, Architecture gothique et pensée scholastique, Minuit, 1967.

35

Idem, p. 159.

36

Ibid, p. 135.


104 C'est cette notion que Bourdieu va placer au centre d'une vaste sociologie du goût : La Distinction. Examinant des pratiques aussi diverses que la fréquentation des musées, le sport, les habitudes alimentaires, les usages du corps, les préférences musicales... ou la façon de s'asseoir dans un fauteuil Louis XV, il constate que toutes sont des discriminants sociaux. Comme les "manières" de Bakhtine, les activités les plus insignifiantes en apparence sont chargées de sens. "Il serait facile de montrer, par exemple que le kleenex, qui demande qu'on prenne son nez délicatement, sans trop appuyer et qu'on se mouche en quelque sorte du bout du nez, par petits coups, sont au grand mouchoir de tissu, dans lequel on se mouche très fort d'un coup et à grand bruit, en plissant les yeux dans l'effort et en se tenant le nez à pleins doigts, ce que le rire retenu dans les manifestations visibles et sonores est au rire à gorge déployée, que l'on pousse avec tout le corps, en plissant le nez, ouvrant grande la bouche et en prenant son souffle très profond ("j'étais plié en deux"), comme pour amplifier au maximum une expérience qui ne souffre pas d'être contenue et d'abord parce qu'elle doit être partagée, donc clairement manifestée." (37). Ces différences d'attitudes de ne sont pas le fait du hasard, elles varient avec les classes sociales (et fractions de classes). Entre l'insertion et l'histoire sociales des individus et ses comportements, l'habitus assure la médiation : "histoire sociale incorporée", "nécessité faite vertu", il est "au principe de la perception et de l'appréciation de toute expérience ultérieure" (38). Bourdieu en donne la définition suivante : "Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement "réglées" et "régulières", sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre" (39).

37

P. BOURDIEU, La Distinction, Minuit, 1979, p. 211.

38

P. BOURDIEU, Le Sens pratique, Minuit, 1980, p. 87-109.

39

Idem, p. 88. On pourra consulter également une excellente introduction à la

pensée de Bourdieu : A. ACCARDO, Initiation à la sociologie de l'illusionnisme


105

Le concept d'habitus permet de progresser considérablement. Il intègre l'ensemble des phénomènes que nous avons observés, il fournit un cadre théorique à la dialectique des structures sociales, des représentations collectives et des pratiques des agents telle que nous l'avons vue décrite par Durkheim et Mauss, aussi bien qu'au système rapports sociaux de production / productions idéologiques telle le décrit Bakhtine.

social, Le Mascaret, 1983, p. 139-168. On peut noter que, sans employer ce terme, L. Goldmann décrivait déjà, à propos de la création culturelle, ces phénomènes de manière similaire : "Le groupe constitue un processus de structuration qui élabore dans la conscience de ses membres des tendances affectives, intellectuelles et pratiques, vers une réponse cohérente aux problèmes que pose leurs relations avec la nature et leurs relations interhumaines." (Pour une sociologie du roman, Gallimard, 1964, p. 346).


CHAPITRE 5 LE SYMBOLE AU CENTRE D'UNE ANTHROPOLOGIE SOCIALE

Nous sommes donc maintenant en mesure d'avancer un cadre d'analyse des phénomènes de la communication... Mais, en même temps que nous cherchions à en définir le contenu, nous nous sommes efforcés d'en préciser le sens et la portée, les questions auxquelles il prétendait répondre, les obstacles rencontrés. Après un résumé des conclusions auxquelles nous sommes parvenus, nous ferons également le bilan de notre démarche; enfin, un bref retour sur l'anthropologie de Mauss nous ramènera, s'il en était besoin, à plus de modestie (1) : son approche des faits sociaux constituait déjà, voici troisquarts de siècle, un excellent outil d'analyse des échanges symboliques.

I. UN CADRE D'ANALYSE DES PHENOMENES DE COMMUNICATION Quel que soit l'objet (ou la situation) à connaître, qu'il lui soit habituel ou totalement nouveau, le sujet y applique les mêmes schèmes de perception et de pensée. Ceux-ci n'ont en aucune manière un caractère aléatoire et arbitraire. Ils ne relèvent pas du caprice de la conscience individuelle, ils sont déterminés par la position et la trajectoire sociale du sujet; chaque groupe social relativement homogène (ethnie, classe, fraction de classe...) possède en commun un ensemble de schèmes affectifs, perceptifs, cognitifs. L'habitus, "histoire sociale incorporée" du sujet, lui fournit une grille, un "pattern", de

1 Ce peut être également l'occasion d'une belle réflexion sur les conditions du progrès des sciences humaines...


107 perception, d'évaluation et d'action qui organise l'ensemble de son rapport au monde. La communication n'échappe pas à la règle. L'habitus inclut une façon de voir le monde, de le connaître, de s'y orienter, qui détermine et structure les significations qui s'échangent dans la communication. On peut alors reprendre la notion de "vision du monde", en précisant qu'elle comporte, indissolublement liées, une manière de comprendre le monde, de l'analyser et une manière de s'y orienter, d'agir sur lui. Ainsi précisée cette notion de VISION DU MONDE comme REGARD et comme VISEE SUR LE MONDE, on peut la mettre au centre des phénomènes de communication : une situation de communication, c'est la rencontre de deux visions du monde appliquées à un objet, à une situation. Ces manières de penser la pratique à travers une vision du monde trouvent leur expression dans les différentes catégories du langage, les différentes classes que les locuteurs utilisent pour désigner le même objet et la diversité des univers de pensée dans lesquels ils les associent à d'autres notions. On peut dès lors, à la suite de Prieto, définir l'objet des sciences de l'information et de la communication comme LA RENCONTRE DES FACONS DE CONNAITRE LA REALITE DE L'EMETTEUR ET DU RECEPTEUR. La praxis qui est au principe de la communication en est aussi l'horizon : l'enjeu des confrontations et des échanges symboliques est d'intervenir sur les pratiques (les façons de connaître la réalité, de s'y orienter, de la transformer) pour les conforter ou les modifier, et d'intervenir ainsi sur les positions sociales qui y sont associées. On peut alors en déduire des conséquences de méthode. Pour comprendre une situation de communication, on va, en premier lieu, analyser dans quelle vision du monde l'émetteur et le récepteur intègrent l'objet ou la situation en question, dans quel réseau de signification ils l'incluent, à quels autres objets ou situations ils l'associent.


108 L'analyse des processus de la communication consiste alors à se demander quelle est la surface d'intersection des visions du monde de l'émetteur et du récepteur, comment elle évolue au cours de l'échange (ou au contraire, en cas d'échec de la communication, pourquoi il n'y a pas de surface d'intersection). On ne conçoit plus la situation de communication comme la transmission linéaire d'une message doté d'une réalité quasi-subsantielle, mais comme UN PROCESSUS DE RECONNAISSANCE ET / OU DE NEGOCIATION DE L'ESPACE D'INTERSECTION DES DEUX VISIONS DU MONDE à propos du thème ou de la situation concernée par l'échange.

II. LA PART IDEELLE DU REEL Nous pouvons espérer avoir défini un cadre conceptuel plus pertinent, mais, ce faisant, il faut bien admettre que nous avons brouillé les principaux repères sur lesquel les sciences de l'information et de la communication fondent la définition de leur objet et la délimitation de leur champ : - l'émetteur et le récepteur ne sont plus simplement deux identités physiques et psychiques, mais interviennent en tant que membres d'un groupe; - à la transmission d'un message conçue comme le transfert d'une certaine quantité d'énergie se substitue l'élaboration (facile ou difficile, réussie ou non...) d'un consensus; - dès lors, le temps de l'échange n'est plus celui du transfert de signaux sonores ou optiques, mais celui d'un processus étendu dans la durée; - de même, la situation prise en compte ne se limite plus à l'objet dont on parle, mais elle considère le système de référence dans lequel l'incluent les locuteurs. Il ne suffit pas de considérer que, à une vision mécaniste et linéaire des phénomènes, nous tentons de substituer une conception dialectique; il faut également se demander si nous ne sommes pas ainsi conduits, en diluant leur objet, à nier la spécificité des sciences de l'information et de la


109 communication. Le principal obstacle qu'elles doivent affronter est celui qu'ont dû également affronter les sciences humaines tout au long du XXème siècle : comment intégrer dans une analyse rigoureuse "la part idéelle du réel" (2).

1. UNE SCIENCE DE L'EVANESCENT ? "Considérer les faits sociaux comme des choses", le précepte de Durkheim se heurtait à la nature même de l'objet des échanges symboliques : des volontés, des rêves, des désirs...

A. LE SYMBOLE INSAISISSABLE Benveniste tient cette difficulté pour constitutive de la linguistique : "La linguistique c'est la tentative pour saisir cet objet évanescent : le langage, et pour l'étudier à la manière dont on étudie des objets concrets" (3). Pour "le subjectivisme idéaliste" (comme le nomme Bakhtine), les faits de langue se prêtent seulement à une explication fondée sur la psychologie individuelle, la parole est assimilée à la poésie, ils ne relèvent donc pas d'une analyse scientifique. Pour les positivistes attachés au rapprochement des sciences humaines avec les sciences de la nature, le problème est simple : "Ce qu'elle réclame (la sociologie) dit Durkheim, c'est que le sociologue se mette dans l'état d'esprit où sont les physiciens, chimistes, physiologistes (...)". Les faits qu'ils se proposent d'étudier sont donc des objets bien définis, aux contours clairement délimités et sont donc aisément quantifiables. Comme le dit Maxime Chastaing : "C'est très sérieusement qu'ils font de la psychologie une autre physique, ou de

2 L'expression est de M. GODELIER, L'Idéel et le matériel, Fayard, 1984. 3 E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, T. 2, Gallimard, 1974, p. 29.


110 la pensée une autre parole, qu'ils disent que Melle Durand a un "moi" comme elle a des cheveux blonds ou que l'esprit a des opinions comme M. Martin en a" (4).

B. L'ARBITRAIRE DE LA LIBERTE Pour les tenants d'un déterminisme mécaniste, la base matérielle de la société influence directement les productions culturelles qui en sont la projection directe, le reflet. C'est vrai pour certains courants du marxisme, mais ce l'est également pour le fonctionnalisme à travers la chaîne : Nature ! Besoins ! Motivations ! Opinions, comportements et attitudes ! Valeurs (5). Pour Mauss si les représentations collectives sont déterminées par "l'être social", elles fournissent le cadre de nouvelles valeurs, perceptions et actions qui modifient en retour la base de la société. Elles définissent ainsi un espace de liberté ouvert à l'intervention des groupes sociaux et même, des volontés individuelles. Réintégrer l'individu concret là où l'on avait surtout à tendance à analyser le jeu de structures abstraites, c'est y faire intervenir des désirs, des volontés, des stratégies, des intérêts. On peut donc craindre, dans ce "monde des rapports symboliques," d'être dans le domaine de l'arbitraire du contingent,

aléatoire,

imprévisible

et

4 M. CHASTAING, Wittgenstein et le problème de la connaissance d'autrui, cité dans BOURDIEU, PASSERON, CHAMBOREDON, Le Métier de sociologue, Mouton, 1973, p. 178. 5 Cf. par exemple : NEWCOMB, TURNER et CONVERSE, Manuel de psychologie sociale, P.U.F., 1970, p. 62, ou encore : J. STOETZEL, "La conception actuelle de la notion d'attitude en psychologie sociale" in : H. MENDRAS, Eléments de sociologie : textes, A. Colin, 1968, p. 74-92.


111 versatile... Dans le domaine de la morale et de l'histoire plutôt que celui de la sociologie.

C. L'UNIVERS DES VALEURS D'autant que les représentations collectives n'ont pas un objectif de pure connaissance ; ce trait est inscrit au plus profond de la réalité individuelle : "L'organisme structure son entourage, et sa perception même des objets, en fonction de ses intérêts vitaux, valorisant dans son milieu tel objet, tel champ, telle différence perceptive" (6). Mauss, également, insiste sur le fait qu'une représentation n'a d'existence qu'orientée vers une action. Elles existent donc dans l'univers des intentions, de la volition, des valeurs. C'est ce qu'exprimait Bakhtine en disant que tout discours a une "orientation sociale" que "toute production idéologique a inévitablement un caractère axiologique".

D. LE TOURNIQUET CONCEPTUEL On comprend alors que cette opposition entre, d'une part, une société porteuse de régularités statistiques, mais aussi de normes, de lois et d'institutions et, d'autre part un individu porteur de rêves et de pulsions - de hasard et de désordre - ait été un axe constitutif des sciences humaines de ce siècles. Individu / société, positivisme / subjectivisme... Bourdieu souligne la perversité du fonctionnement de ces antinomies : chaque terme justifie et entretient l'existence de l'autre dans un mouvement de légitimation circulaire. "L'intuitionnisme subjectiviste qui entend chercher le sens dans l'immédiateté du vécu ne mériterait pas de retenir un seul instant s'il ne se servait d'alibi à l'objectivisme qui se borne à établir des relations régulières et à en éprouver la signification statistique sans en déchiffrer la signification et qui demeure un nominalisme formel tant qu'il ne s'apparaît pas comme un moment nécessaire

6 J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, 1967, p. 127.


112 mais dépassable de la démarche scientifique" (7). Il en résulte une exaspération de la dichotomie entre l'individuel et le social qui, dit Baudelot, "enferme les ethnologues dans un tourniquet sans issue : qui, de l'individu ou de la société, impose à l'autre ses propres caractères ? Est-ce l'individu qui crée la culture ou la culture qui crée l'individu ?" (8).

2. LES CONSEQUENCES POUR LE METIER DE SOCIOLOGUE Les sciences humaines doivent donc prendre en compte cette réalité sous peine de se mutiler en mutilant leur objet : l'homme qu'elles étudient est porteur de sens.

A. SCIENCES DE LA NATURE ET SCIENCES DE L'HOMME Bakhtine en tirait les conséquences : plutôt que de chercher leur légitimité dans la ressemblance avec les sciences de la nature, les sciences humaines doivent affirmer la spécificité de leur objet : ce n'est pas seulement l'homme, c'est l'homme en tant qu'il est producteur de sens (sinon il relève de la biologie). Prieto exprime précisément la même conception en définissant les sciences humaines comme une "épistémologie de la connaissance spontanée". Chez Mauss et Durkheim comme chez Bakhtine, Bourdieu et Prieto, se trouve donc affirmé avec force, et placé au centre de la réflexion des sciences humaines, un niveau intermédiaire, une médiation, entre l'individuel et le social, entre la structure et les pratiques sociales, l'infra et la superstructure, la société et les oeuvres de civilisation... "Idéologie" pour Bakhtine, "représentations collectives" pour Mauss et Durkheim il recouvre ce que Lévi-Strauss appelait la "fonction symbolique" : la production sociale de sens et de significations qui permettent à l'homme de rendre compte de son rapport à la nature, à la société, et finalement, à son destin individuel.

B. LE SENS DES PRATIQUES

7 P. BOURDIEU, Un Art moyen, Minuit, 1965, p. 18. 8 E. SAPIR, Anthropologie, T. 1, présentation de C. Baudelot, Minuit, 1967, p. 27.


113

En fait, au lieu d'une restriction, il s'agit bien plutôt d'une extension du domaine scientifique de la sociologie. On ne se propose plus seulement de considérer comme objets de science les "institutions", les pratiques, les comportements ou les opinions des acteurs sociaux, tels qu'on peut les saisir de manière extérieure, à travers des observations, des statistiques ou des questionnaires. On pose aussi comme objet de science, la relation que les acteurs entretiennent avec ces pratiques, ces comportements, ces opinions. Mais il ne s'agit pas pour autant, sous peine de retomber dans les écueils du subjectivisme et de l'idéalisme, d'en rester à l'enregistrement ou même à la seule explication interne des représentations des acteurs. Pour avoir une démarche qui soit à la fois "compréhensive et objectivante", il faudra donc sans négliger la description et l'analyse de ces pratiques et opinion - examiner le sens pour les acteurs de leurs pratiques, les catégories selon lesquelles ils les pensent. On considèrera donc ce sens, ces catégories, comme des "faits sociaux", "comme des choses". Puis on cherchera à préciser leurs relations avec la structure sociale qui les détermine et les pratiques qu'elles induisent. De la sorte, indique Bourdieu : "Les trois moments de la démarche scientifique sont donc inséparables : le vécu immédiat, saisi à travers des expressions qui voilent le sens objectif autant qu'elles le dévoilent, renvoient à l'analyse des significations objectives et des conditions sociales de possibilité de ces significations, analyse qui appelle la construction du rapport entre les agents et la signification objective de leurs conduites" (9).

C. L'OBJECTIVITE DU SUBJECTIF Alors, puisque l'individu ne s'oppose pas à la société mais qu'il en est une forme d'existence, il est possible de retrouver la collectivité au coeur de l'individualité, de faire apparaître, selon l'expression de Bourdieu, "l'objectivité du subjectif". Cela car "l'expérience des significations fait partie de la signification totale de l'expérience" (10).

9 Un Art moyen, op. cit., p. 20. 10 Idem, p. 20.


114 Dès lors, conclut Bourdieu : "Une anthropologie totale doit s'achever dans l'analyse du processus selon lequel l'objectivité s'enracine dans et par l'expérience subjective : elle doit dépasser en l'englobant le moment de l'objectivisme et le fonder dans une théorie de l'extériorisation de l'intériorité et de l'intériorisation de l'extériorité." (11).

3. L'ANTHROPOLOGIE SOCIALE DE MARCEL MAUSS En fait, l'ensemble de cette problématique était déjà présente dans l'oeuvre de Marcel Mauss.

A. LE SYMBOLE, PONT ENTRE L'INDIVIDU ET LE GROUPE Ici encore, la convergence de Mauss avec Bakhtine est frappante; pour lui également, l'univers des signes jette un pont entre l'individu et le groupe. Il le constate jusque dans des états aussi apparemment proches du biologique que les réactions à un deuil (12). Plus généralement, "Sont des signes et des symboles, les cris et les mots, les gestes et rites, par exemple, de l'étiquette et de la morale. Au fond, celles-ci sont des traductions. En effet, elles traduisent d'abord la présence du groupe; mais aussi elles expriment encore les actions et les réactions des instincts de ses membres, les besoins directs de chacun et de tous, de leur personnalité, de leurs rapports réciproques." (13).

11 Ibid, p. 21. 12 M. MAUSS, "L'expression obligatoire des sentiments", Essais de sociologie, Le Seuil, 1968, p. 81-88. 13 M. MAUSS, Sociologie et anthropologie, P.U.F., 1966, p. 60.


115 B.

LE

SYMBOLE,

PONT

ENTRE

L'INDIVIDU

ET

LES

INSTITUTIONS S'ils assurent la médiation entre l'individu et ses pairs au sein groupe, les symboles sont aussi au centre des relations des individus aux institutions. "Les institutions n'existent que dans les représentations que s'en fait la société. Toute leur force vive leur vient des sentiments dont elles sont l'objet; si elles sont fortes et respectées, c'est que ces sentiments sont vivaces; si elles cèdent, c'est qu'elles ont perdu tout autorité auprès des consciences. De même si les changements de la structure sociale agissent sur les institutions, c'est parce qu'ils modifient l'état des idées et des tendances dont elles sont l'objet" (14).

C. LA VIE SOCIALE, MONDE DE RAPPORTS SYMBOLIQUES C'est ainsi que "le foisonnement gigantesque de la vie sociale" est un "monde de rapports symboliques" (15). Mauss précise : "Voilà longtemps que Durkheim et nous, enseignons qu'on ne peut communier et communiquer entre hommes que par symboles, par signes communs, permanents, extérieurs aux états mentaux individuels (...). Voilà longtemps que nous pensons que l'un des caractères du fait social, c'est précisément son aspect symbolique." (16). Ou encore : "Tout se passe dans la sphère de l'opinion publique ; mais celle-ci est proprement ce que nous appelons le système des représentations collectives. Les faits sociaux sont donc des causes parce qu'ils sont des représentations ou agissent sur des représentations. Le fond intime de la vie sociale est un ensemble de représentations" (17).

D. L'HOMME TOTAL En se plaçant ainsi au coeur des interactions entre l'individu et la société, ce n'est pas un homme disséqué en fonctions qu'il étudie, mais "l'homme

14 Essais de sociologie, op. cit., p. 25. 15 Idem, p. 300 (souligné par nous). 16 Ibid, p. 294. 17 Ibid, p. 26 (souligné dans le texte).


116 total". Lorsqu'il étudie "les techniques du corps" ou l'"effet physique chez l'individu de l'idée de mort suggérée par la collectivité", il se joue des frontières entre le biologique, le psychologique et le social. "En réalité, dans notre science, en sociologie, nous ne trouvons guère ou presque jamais même, sauf en matière de littérature pure, de science pure, l'homme divisé en facultés. Nous avons affaire toujours à son corps, à sa mentalité tout entiers, donnés à la fois et tout d'un coup. Au fond, corps, âme, société, tout ici se mêle." (18).

E. LE FAIT SOCIAL TOTAL Et Mauss continue : "C'est ce que je propose d'appeler des phénomènes de totalité où prend part non seulement le groupe, mais encore, par lui, toutes les personnalités, tous les individus dans leur intégralité morale, sociale, mentale, et, surtout, corporelle ou matérielle" (19). Ainsi, pour constituer un fait en "phénomène social total", il ne suffit pas d'en réintégrer les aspects discontinus : familial, technique, économique, juridique, religieux - ou biologique ; il faut aussi qu'il s'incarne dans une expérience individuelle. "Rien ne se comprend si ce n'est par rapport au tout, à la collectivité tout entière et non par rapport à des parties" (20). C'est dans l'Essai sur le don que Mauss a été le plus loin dans cette voie. Il montre qu'il serait illusoire d'analyser les échanges de biens chez les Indiens de la côte du Pacifique Nord ou les Mélanésiens uniquement d'après des catégories économiques : ils sont indissociables des autres aspects de la vie sociale. L'échange de biens concerne la société dans son ensemble, il s'inscrit dans un vaste système de prestations réciproques où circulent aussi bien, des rites, des services, des femmes, des noms... Il serait donc extrêmement réducteur de ne voir dans le "potlatch" qu'une forme du troc, de l'analyser uniquement en termes économiques, alors qu'il s'agit avant tout d'une circulation de symboles, s'intégrant à la trame des phénomènes matrimoniaux, linguistiques, religieux.

18 Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 303.

19 Idem, p. 303. 20 Idem, p. 275.


117 En conclusion de l'Essai sur le don, Mauss insiste sur le fait que, s'il a pu parvenir à ce résultat, à ce renversement de point de vue, c'est qu'il a analysé chacun de ces systèmes sociaux comme un "tout" et qu'il a essayé d'en décrire le fonctionnement. C'est là ce qui fait la valeur heuristique de sa démarche : "C'est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir l'essentiel, le mouvement du tout, l'aspect vivant, l'instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-même et de leur situation vis-àvis d'autrui. Il y a dans cette observation concrète de la vie sociale, le moyen de trouver des faits nouveaux que nous commençons seulement à entrevoir. Rien à notre avis n'est plus urgent que cette étude des faits sociaux" (21).

F. MAUSS FONDATEUR D'UNE ANTHROPOLOGIE SOCIALE Par son refus de couper la culture de ceux qui l'incarnent, d'évacuer l'expérience des sujets, par sa volonté de la réintégrer dans une approche globale des faits sociaux, en plaçant pour cela le symbolique au centre de sa réflexion, Mauss fonde une anthropologie. C'est-à-dire, précise LéviStrauss, "un système d'interprétation rendant simultanément compte des aspects physique, physiologique, psychique et sociologique de toutes les conduites" (22); ou C. Baudelot, introduisant l'oeuvre de Sapir qui présente de nombreux points communs avec celle de Mauss : "une anthropologie totale de l'homme total" (23). Et cette démarche est possible pour Mauss parce qu'il aurait pu reprendre à son compte la définition de l'homme par Cassirer : "Le terme de raison est fort peu adéquat pour englober les formes de la vie culturelle de l'homme dans leur richesse et leur diversité. Or ce sont toutes des formes symboliques. Dès lors, plutôt que de définir l'homme comme animal rationale, nous le définirons comme animal symbolicum." (24).

21 Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 275. 22 C. LEVI-STRAUSS, "Introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss", in : Sociologie et anthropologie, p. XXV. 23 E. SAPIR, Anthropologie, T. I, "Présentation" de C. BAUDELOT, Minuit, 1967, p. 30. 24 E. CASSIRER, Essai sur l'homme, Minuit, 1975, p. 45 (souligné dans le texte).


CHAPITRE 6 LE CADRE THEORIQUE, L'OBJET ET LA METHODE

La demande d'évaluation du système de Télé-Information nous fournissait donc l'occasion de mettre systématiquement à l'épreuve de la réalité cette problématique; il faut maintenant s'arrêter à la présentation de cette expérience avant de voir lesquelles parmi les méthodes des sciences sociales peuvent être cohérentes, à la fois, avec le cadre théorique et l'objet de recherche.

I. LA TELE-INFORMATION EN LOT-ET-GARONNE Le C.I.A.T. (Conseil interministériel d'aménagemnt du territoire) de décembre 1978 ayant préconisé une attitude volontariste en faveur du choix télématique, on a vu se multiplier, au début des années 80, les systèmes d'information mettant en oeuvre ces techniques (1). Télétel, à Vélizy, faisait figure de prototype (une banque de données contenant des renseignements administratifs était reliée à des terminaux placés chez des particuliers), de même que l'annuaire électronique expérimenté alors en Ille-et-Vilaine. Claire à Grenoble et Télem à Nantes étaient, au contraire, des systèmes d'informations municipaux. La Télé-Information reprenait la banque de données de Vélizy, à l'adresse des habitants des communes rurales des Alpes-de-Haute-Provence et du Lot-et-

1

Pour la présentation technique de ces expériences, les sources ne manquent

pas. On pourra consulter, entre autres : "L'Expérimentation sociale en télématique", Bulletin de l'IDATE, (9), octobre 1982; Information, économie et société : actes du congrès INFORCOM 1982, P.U.G., Grenoble, 1982, p. 289505;


120 Garonne, mais là, les terminaux étaient placés dans des bureaux de poste et dans certaines mairies (2).

1. UNE VOLONTE DES POUVOIRS PUBLICS Indépendamment des objectifs d'ordre économique, la TéléInformation apparaît comme la résultante d'un faisceau de préoccupations des pouvoirs publics au début des années 80.

A. AMELIORER LA RELATION ADMINISTRATION-ADMINISTRE Le C.E.S.I.A. (Centre d'étude des systèmes d'information des administrations) établissement public national ayant un caractère interministériel était placé auprès du ministère de l'Industrie avec pour mission d'intervenir dans le domaine de l'information et de la télématique; il constituait une structure de concertation et d'intervention pour les différents services publics concernés afin d'améliorer les relations entre les administrations et les administrés. L'expérience de la Télé-Information était menée dans le cadre d'un groupe de travail interministériel créé sous la présidence du Secrétariat général du gouvernement et associant divers ministères.

B. ENRAYER LA DEVITALISATION DU MONDE RURAL En outre, cette opération répondait au souci de la D.A.T.A.R. d'expérimenter l'utilisation de nouvelles techniques de communication pour améliorer la situation des entreprises et des personnes en zone rurale afin de limiter l'exode. Il y a longtemps, en effet, que les pouvoirs publics ont pris conscience du fait que le sous-développement rural est un processus cumulatif : la fermeture de services provoquée par le dépeuplement des campagnes devient à son tour un facteur d'émigration; la fermeture de l'école, de la poste, voire de l'église ou du café peut signifier la fin d'une commune. Pour la D.A.T.A.R., la

2

Pour une présentation technique détaillée de l'opération, voir : Videotex et

information du public en milieu rural : Rapport de synthèse, C.E.S.I.A., Marseille, 1983.


121 Télé-Information pouvait trouver sa place parmi divers processus de revitalisation du monde rural. La présence en Lot-et-Garonne et dans les Alpes-de-HauteProvence d'un Comité départemental des services publics en milieu rural a d'ailleurs été présenté comme un élément favorable au choix de ces deux départements comme sites de l'opération.

SERVICES"

C. LE BUREAU DE POSTE COMME "GUICHET MULTI-

Dans ce cadre, le bureau de poste était au centre de la réflexion des pouvoirs publics. Face à la multiplication des moyens de transport, à la concurrence des moyens de communication modernes (téléphone...), l'existence de bureaux pour l'exécution des seules tâches de guichet dans des communes dépeuplées était remise en cause. D'autant plus que, la vocation commerciale de l'administration des Postes prenant de plus en plus le pas sur ses missions de service public, elle était amenée à réduire ses coûts. C'est pour tenter de concilier ces impératifs économiques et le maintien de la qualité du service dans des zones dépeuplées que des expériences tendant à faire du bureau de poste un "guichet multi-services" se sont développées au cours de ces années. Ainsi, un rapport d'enquête suggérait de leur confier des attributions relevant du ministère des Finances (service des emprunts, autorisation de transport pour les vins et alcools...) ou de l'Intérieur (immatriculation des véhicules, cartes d'identité, passeports...) (3).

2. LA TELE-INFORMATION AU NIVEAU LOCAL S'il reprenait principalement la banque de données nationale (utilisée à Vélizy), le système prévoyait l'actualisation des données au niveau local; les structures de concertation avec les administrations et les associations départementales répondaient à ce souci.

3

COMITE CENTRAL D'ENQUETE SUR LE COUT ET LE RENDEMENT DES

SERVICES PUBLICS, L'Aménagement des services publics dans les zones à faible densité de population, Documentation française, 1976.


122 A. DES PARTENAIRES INSTITUTIONNELS On retrouvait donc au niveau départemental le même caractère inter-administratif. L'un des permanents du C.E.S.I.A. d'Agen avait dans chaque service départemental un correspondant chargé de lui signaler les modifications législatives ou réglementaires susceptibles d'intéresser le public et donc, d'être introduites dans la banque de données. Malgré la personnalisation des rapports, le dispositif semble avoir peu donné satisfaction : la volonté de transparence vis à vis du public et de décloisonnement inter-administratif clairement affirmée au niveau national se heurtait, localement, à bien des obstacles. Les élus étaient aussi directement impliqués dans l'expérience puisque, dès le départ, il était clairement posé que, passée une période probatoire d'un an, la prolongation de l'opération ne pouvait être envisagée que si les collectivités locales apportaient leur soutien financier au service après en avoir évalué l'utilité. Par ailleurs, les maires et conseillers généraux étaient invités à assister à l'inauguration de chaque site.

B. LES ASSOCIATIONS ASSOCIEES A LA DEMARCHE La banque de données "Droits et démarches" était complétée au niveau départemental par une banque de données associative. Elle comportait des informations concernant des droits des services dont les associations intervenant dans les domaines de l'action sociale étaient prestataires. Trois mille pages-écrans y étaient consacrées; elles se sont rapidement révélées insuffisantes. Une association loi 1901, l'A.D.D.I.S. (Association départementale pour la diffusion de l'information sociale) a été constituée pour assumer la responsabilité de l'édition de ces informations et pour être l'instance de négociation de la répartition des pages entre associations. Présidée en Lot-etGaronne par l'Union des associations familiales, des associations de handicapés, de mutilés du travail, d'aide à domicile, la fédération des Oeuvres laïques... siégeaient au bureau : elle était donc un autre lieu important d'insertion de l'opération dans le tissu institutionnel du département.

3. LE FONCTIONNEMENT DU SYSTEME


123 Trente terminaux (dont cinq dans des mairies) permettaient donc la consultation (Cf. la carte des implantations en annnexe); nous allons voir maintenant dans quelles conditions.

A. LE SUPPORT TECHNIQUE Les terminaux de consultation (du type Videotex) étaient composés d'un écran permettant de lire l'information, d'une imprimante, d'un combiné téléphonique permettant de se raccorder au serveur, d'un clavier alphanumérique pour interroger l'ordinateur et d'une "boîte noire" contenant la partie électronique (modem et décodeur). Les

terminaux

de

consultation

étaient

connectés

à

un

concentrateur qui gérait les appels et la transmission des informations. Ce concentrateur, abonné au réseau Transpac permettait aux terminaux de dialoguer avec les banques de données stockées pendant la durée de l'expérimentation dans un ordinateur situé en région parisienne.

B. LE CONTENU D'INFORMATION 15 000 pages-écran étaient à la disposition du public dont 3 000 relevaient des associations. La banque de données de base était donc celle utilisée dans l'expérience Télétel 3V : elle regroupait des informations nationales à caractère législatif ou réglementaire sur la plupart des secteurs administratifs (encore que le niveau de détail fût hétérogène selon les domaines et, surtout, selon les administrations chargées de la rédaction). Des informations complémentaires concernant le monde rural y ont été ajoutées (installation, régime de retraite ou de sécurité sociale des agriculteurs, problèmes fonciers...) par des organismes départementaux. Par ailleurs, la banque de données nationale était actualisée au niveau local par des informations réglementaires (chaque fois que la réglementation locale se substituait à la réglementation nationale ou la complétait) et par des données sur les ressources locales (adresse, téléphone, lieux et heures de permanence...)


124

Quant aux associations, étant donné le peu de place disponible, l'accès au système était réservé à des associations prestataires de services, assurant des fonctions complémentaires à celles des administrations dans le domaine sanitaire et social (Femmes, Famille, Enfance, Jeunes en difficulté, Personnes âgées, Handicapés : tels en étaient les intitulés des rubriques.)

C. LA CONSULTATION Dans ce système, le rôle du médiateur - postier ou employé de mairie - était bien évidemment primordial. Dans de nombreux cas, son premier travail consistait à écouter les préoccupations et les doléances du demandeur, en élaguant les remarques, les anecdotes et les digressions annexes, pour l'aider à formuler un problème susceptible d'être traduit en questions... Les données disponibles pour y répondre étaient regroupées dans 180 services arborescents appelables chacun par un mot d'accès. Le médiateur disposait d'un sommaire thématique électronique et d'un index papier organisé par mots-clés dans lequel il choisissait l'entrée qui lui semblait la plus pertinente pour interroger la machine (que lui seul manipulait). A l'intérieur de chaque service, la recherche se faisait par choix successifs dans les menus permettant de passer d'un point de l'arborescence à l'un des points situés immédiatement en aval (chaque point comportant un ou plusieurs écrans). Il était cependant possible de remonter dans l'arborescence ou de se déplacer de "branche en branche" (voir le schéma en annexe). Grâce à une imprimante associée au dispositif, le guichetier pouvait, à chaque étape de la recherche, remettre à l'usager une copie écrite des écrans affichés sur le terminal. Au cas où la banque de données ne fournissait pas de réponse ou une réponse incomplète, le guichetier avait encore la ressource de téléphoner au C.I.R.A. (Centre interministériel de renseignements administratifs). C'est donc, ainsi que le note le rapport de synthèse du C.E.S.I.A., un ensemble de compétences et de qualités importantes et complexes que supposait, chez le médiateur, la mise en oeuvre de l'expérience : "une grande disponibilité d'écoute, une bonne maîtrise de la banque de données, une


125 connaissance suffisante des domaines d'information concernés et surtout une bonne intégration dans le milieu." (4).

D. LE SUIVI ET L'ANIMATION DE L'EXPERIENCE En Lot-et-Garonne, il fut implanté un écran par canton, sur la base de critères tels que la taille de la commune (entre 500 et 1 000 habitants), l'éloignement des services administratifs, les heures d'ouverture des guichets, la personnalité du guichetier... Le croisement de ces divers paramètres rendait le choix relativement facile : le simple critère de l'ouverture permanente du bureau de poste en éliminait déjà une bonne partie. Les cinq communes où le système était implanté dans des mairies étaient des chefs-lieux de canton, la plus importante d'entre elles, Monflanquin, comptait 962 habitants au recensement de 1982. Un permanent du C.E.S.I.A. (embauché sur un contrat à durée déterminée pour la durée de l'expérience) était chargé de la mise en oeuvre et du suivi de l'opération dans le département. Il était assisté d'une personne mise à la disposition de l'A.D.D.I.S. et s'occupant de la banque de données associative; un troisième salarié était responsable des relations avec les administrations départementales. Un agent des Postes mis à disposition pour le temps de l'expérience assurait le secrétariat. Outre le suivi de la qualité technique du service, la formation des médiateurs était un aspect important du travail de cette équipe. Une formation initiale de trois jours était assurée à tous les agents concernés; elle comportait une partie théorique (l'organisation administrative française, les banques de données, la Télé-Information...) et une partie pratique (manipulation du terminal, dialogue et recherche d'informations à partir de demandes-types). Par la suite, la formation continue des médiateurs était assurée par l'envoi de questionnaires et des visites aux guichetiers. Enfin,

les

permanents

devaient

assurer

la

promotion

de

l'opération. Après l'inauguration du système, le 21 mai 1982 par M. Rocard,

4

Rapport de synthèse, op. cit., p. 27.


126 ministre du Plan et de l'Aménagement du territoire, ils durent organiser l'inauguration de chaque site : c'était l'occasion de promouvoir l'opération auprès des élus et des divers responsables, associatifs ou professionnels, au niveau du canton. Cette publicité fut prolongée en cours d'opération par deux campagnes de promotion (affiches, placards dans la presse, diffusion d'un guide pratique...) Au total, au bout d'un an de service, 1830 consultations furent enregistrées sur l'ensemble des écrans du Lot-et-Garonne, soit 1,7 consultation par guichet et par semaine (1,4 dans les Alpes-de-Haute-Provence). Encore convient-il de préciser que ces moyennes recouvrent des écarts importants d'un bureau à l'autre.

4. L'EXPERIENCE DANS SON SITE "Quant à l'action, elle se passe en Lot-et-Garonne, c'est-à-dire nulle part". Au premier abord, il semble que l'on puisse présenter ainsi le site de l'expérience, en paraphrasant Alfred Jarry... Qu'est-ce donc, en effet, que ce département fait de bric et de broc, un patchwork né de l'assemblage de chutes des régions avoisinantes ? Sur ses 5 385 km2, on retrouve en effet les paysages de toutes les régions limitrophes. Les coteaux du nord s'apparentent au sud du Périgord dont ils sont le prolongement. Le paysage de cuestas, les prairies maigres gagnées par les épineux et entourées de murets de pierre sèche, l'habitat... tout dans les cantons de l'est (Puymirol, Beauville, Penne et Tournon) évoque le Quercy limitrophe. Au sud, les coteaux du Néracais continuent ceux du Gers voisin; d'ailleurs, l'introduction de la culture du melon a renforcé les relations avec la région de Lectoure. Au sud-ouest, la région de Casteljaloux, Houeillès et Mézin fait partie intégrante du massif forestier landais. Au nord-ouest, le Duracois est attiré par les zones viticoles de la vallée de la Dordogne : Sainte-Foy-la-Grande et Bergerac. Si l'on prend un peu de recul, on observe les mêmes forces centrifuges. Agen est situé à mi-chemin entre Bordeaux et Toulouse et le département subit cette double attraction. Les étudiants se partagent également


127 entre ces deux universités; la ligne de partage d'influence de Sud-Ouest et de La Dépêche du midi traverse le département... Et pourtant, on peut bien parler d'une unité (et, sans doute, d'une identité) du Lot-et-Garonne. Elle est fournie par les deux axes qui le structurent et, au passage, lui donnent son nom - les vallées du Lot et de la Garonne. Elles constituent à la fois les principaux axes de circulation du département (interne et avec l'extérieur), ses régions agricoles les plus riches et ses principales zones de peuplement. On peut retenir l'hypothèse qui était celle du C.E.S.I.A. pour fonder le choix du Lot-et-Garonne comme lieu d'expérience : cette identité serait celle d'un "département économiquement diversifié et mieux structuré (que les Alpesde-Haute-Provence) qui, par la jeunesse de sa population, de son économie et de

ses

structures,

est

mieux

armé

pour

aborder

les

problèmes

de

communication". Un rapide tableau économique du département à l'époque de la Télé-Information confirme cette analyse.

A. ASPECTS DEMOGRAPHIQUES Avec 55 habitants au kilomètre-carré, le Lot-et-Garonne se situe dans

la

moyenne

des

départements

français.

Pourtant,

son

histoire

démographique depuis le XIXème siècle n'est pas banale : ici le déclin qu'ont connu tous les départements ruraux s'amorce dès le milieu du XIXème. Au recensement de 1841, où le chiffre de sa population atteint son maximum, on dénombre 347 000 habitants; à celui de 1921, où l'on enregistre le plus faible nombre, on en compte à peine 240 000. Soit une perte de 100 000 habitants en 80 ans ! A partir de 1921, on enregistre une remontée, lente mais continue, qui laisse toutefois le département loin de son apogée, puisqu'au recensement de 1982, on comptait 298 522 habitants. Ce qu'il faut expliquer ici, c'est l'ampleur et la précocité de la chute de la population et la reprise à partir de 1921, époque à laquelle, au contraire, le déclin démographique s'accélère rapidement dans la majorité des départements ruraux. Cet exode rural n'est pas le fait de migrants chassés de leurs terres par la surpopulation agricole, l'exiguïté des propriétés et la pauvreté qui en résultent. Il


128 s'agit au contraire d'une population au niveau économique et culturel suffisamment élevé pour pouvoir, de manière massive, envisager l'émigration vers les grandes villes (hors département) en termes d'ascension sociale. A tel point que cet exode provoque une grave pénurie de main-d'oeuvre agricole qui sera compensée, à partir des années 20, par l'appel à des fermiers et métayers d'autres régions (Vendée, Bretagne, Alsace) ou étrangers (Italiens et Espagnols essentiellement). Parallèlement à ce mouvement, la répartition spatiale de la population s'est considérablement modifiée : alors que les coteaux et la périphérie du département se dépeuplaient, la population se concentrait dans les deux vallées autour des trois principales villes : Agen, Villeneuve-sur-Lot et Marmande. A l'examen de la structure des emplois, le département apparaît essentiellement agricole puisque, au recensement de 1975, on dénombre encore 24,5 % d'agriculteurs (contre 9,8 % au niveau France entière) auxquels il faut ajouter les retraités (en 1954, les agriculteurs représentaient 55,6 % des actifs !) et les emplois et services travaillant en étroite relation avec le monde paysan. La part de la population ouvrière (28 % contre 36,5 % au niveau national) indique cependant un relatif équilibre de la structure économique du département. La structure par âge, en revanche, marque un relatif déséquilibre. La population des 60 ans et plus représente 23,8 % (France entière : 18,9 %). Comme dans tous les départements ruraux, ce vieillissement est une conséquence de la diminution des emplois agricoles insuffisamment relayés par des emplois secondaires ou tertiaires, mais s'y ajoute également un autre facteur : les migrations de retraite. Ce vieillissement n'a, cependant, pas que des aspects négatifs, car l'apport de jeunes retraités a pu être un facteur de dynamisme social.

B. UNE AGRICULTURE RICHE ET DIVERSIFIEE La polyculture traditionnelle demeure importante, puisque les cultures céréalières occupent 50 % de la surface agricole utilisée et que le cheptel bovin compte 195 000 têtes (au recensement général de l'agriculture de


129 1979); elle occupe surtout les coteaux du nord et de l'est du département aux conditions naturelles plus ingrates. Les riches terres alluviales des vallées sont le domaine de productions maraîchères et fruitières à forte valeur ajoutée (pruneaux de la vallée du Lot, tomates de Marmande...). Mais, au-delà de ces grandes tendances, de nombreuses petites régions pratiquent des cultures spécialisées : trois zones produisent des vins d'A.O.C. (Buzet, Duras, le Marmandais); le sud du département est inclus dans la zone d'appellation de l'Armagnac (Haut-Armagnac et Ténarèze); les éleveurs des coteaux du nord ont obtenu le label "veau élevé sous la mère"; les sols sableux en bordure du massif landais permettent la culture d'asperges; le Néracais voisin s'est spécialisé dans la production de melon... Cette diversité des produits témoigne du dynamisme et des facultés d'adaptation des agriculteurs du département; mais il faut également souligner qu'il s'agit de productions nécessitant de solides compétences techniques et de gestion, un suivi attentif de l'évolution des marchés... qu'elles mettent en oeuvre, également, un haut niveau de sociabilité.

CREATIVES

C. UN TISSU DE PETITES ENTREPRISES DYNAMIQUES ET

Comme l'ensemble de l'Aquitaine, le Lot-et-Garonne comptait des industries traditionnelles qui ont connu une grave crise dès le début des années 70 : la chaussure (à Miramont-de-Guyenne), le bois, l'ameublement. Les deux centres industriels traditionnels du département ont connu un sort identique une décennie plus tard : à Casteljaloux, une usine métallurgique fabriquait depuis 1889 des machines à bois et des engins de forestage; Fumel était un centre sidérurgique où, en 1981 encore, 2024 salariés contribuaient à la fabrication de tuyaux de fonte pour l'adduction d'eau. Les activités induites par le secteur primaire occupent une place importante; elles concernent le collectage des produits, le négoce, l'expédition, le transport... mais certains produits sont conditionnés ou transformés sur place, ce qui donne lieu à une activité agro-alimentaire importante (conserveries, séchage du pruneau, jus de fruits...)


130

Mais, pour comprendre les caractères propres de l'industrie lot-etgaronnaise, il faut considérer le tissu d'entreprises artisanales, petites ou moyennes, mais créatives et dynamiques. A l'origine de ces entreprise, on trouve soit un ingénieur ou technicien qui invente un nouveau produit ou découvre un nouveau procédé de fabrication, soit un commercial qui, le premier, pressent un nouveau marché. C'est ainsi que, à l'époque de la Télé-Information, le Lot-etGaronne fabriquait pêle-mêle : des fermetures extérieures pour le bâtiment, des moulures en bois pour la décoration, une peinture insecticide particulièrement appréciée sous les tropiques, des vérins spéciaux et des machines à décolleter pour la fabrication de tiges de persiennes !... Ces petites et moyennes entreprise qui forment l'essentiel du secteur secondaire constituent un tissu économique relativement fragile; cependant, sa densité, sa créativité et son dynamisme lui permettent de se développer et de se renouveler.

D. UNE SUISSE MERIDIONALE Au fond, les secteurs agricole et industriel du Lot-et-Garonne présentent une structure similaire : des unités de production petites ou moyennes, mais dynamiques et compétitives et qui mettent en jeu les mêmes compétences de la part de leurs dirigeants : technicité, adaptation, créativité. Cette organisation économique se manifeste, y compris, dans l'occupation de l'espace : un réseau dense de bourgs offre un éventail de commerces et de services dignes d'une petite ville (la carte de l'Inventaire communal de l'I.N.S.E.E. reproduite en annexe le montre bien). Mais, au-delà des structures, il n'est pas inintéressant de voir comment les responsables du Lot-et-Garonne conçoivent et donc, orientent, leur économie. Certes, faire vivre une entreprise n'y est pas plus aisé qu'ailleurs, mais, pour bon nombre de dirigeants, leur département doit rester, comme le proclamait une campagne de la Chambre de Commerce, "le pays où il fait bon vivre". Ainsi, un responsable de cette même C.C.I. notait qu'il y existait un important potentiel d'entreprises que leurs dirigeants refusaient de développer


131 afin de s'éviter les ennuis d'une gestion trop lourde. Au plan politique, on relève d'ailleurs un souci identique de rester dans le juste milieu; Armand Fallières, président de la République de 1906 à 1912, né et mort à Mézin, pourrait être le prototype du notable radical lot-et-garonnais. Au bout du compte, le Lot-et-Garonne laisse l'impression d'une sorte de Suisse méridionale, une république de petits producteurs indépendants, ingénieux et aisés, ennemis de tous les excès (à l'exception de ceux du langage et de la table...)

II. DU CADRE THEORIQUE A LA METHODE En matière de méthodes en sciences sociales, il n'existe pas de prêt-à-porter. Le choix de telle ou telle approche n'a de sens que par rapport aux objectifs que l'on s'est assignés et, donc, par rapport à la nature du sujet et au cadre théorique que l'on s'est donné.

1. LES OBJECTIFS DE LA RECHERCHE De l'examen critique de la pensée de Bakhtine nous avons tiré un schéma

d'analyse

des

phénomènes

de

la

communication

qui indique

explicitement les directions dans lesquelles nous devons orienter la recherche.

A. DES SYSTEMES DE CLASSEMENT QUI SE RECOUPENT OU QUI DIVERGENT ? Nous nous proposons donc d'étudier la Télé-Information en Lot-etGaronne comme un système de communication comprenant un émetteur (institutionnel) et un récepteur (collectif) et visant à faire circuler des significations de l'un à l'autre (et, de ce point de vue, nous nous situons bien dans le cadre du schéma classique de la communication). Nous chercherons à déterminer selon quelles catégories, selon quelles "classes", les partenaires du système (promoteurs et public) pensent l'information qu'il est censé transmettre.


132 Comment les responsables de l'opération voient-ils le public rural et ses rapports à l'information administrative ? A quels "besoins" prétendent-ils répondre ? Quant aux usagers, quelles représentations se font-ils de leurs rapports aux services publics ? Le thème de "l'information administrative" a-t-il un sens pour eux, si oui, lequel ? Quelles relations établissent-ils autour de ces thèmes, à quoi l'associent-ils ? Autrement dit, il nous faudra déterminer dans quel "univers de discours", dans quel univers conceptuel et dans quel univers de pratiques les usagers situent l'administration et l'information administrative. Si la vision des promoteurs du système a toutes les chances d'être relativement homogène, celle du "public", fondée sur des positions sociales et, donc, des représentations et des modalités d'accès aux administrations et à leurs informations, très diversifiées, sera, elle par contre, très différenciée; cela nous conduira à établir une typologie de ces représentations et des pratiques auxquelles elles renvoient. Ayant analysé la vision que l'émetteur et le récepteur se font de l'objet de l'expérience, nous examinerons ensuite en quoi elles coïncident et en quoi elles diffèrent: comment elles s'inscrivent dans une "perspective dialogique". Le caractère massif et déterminé du refus de l'opération laisse penser que ces représentations étaient relativement divergentes. Cela nous conduira à nous interroger sur la nature - pourtant évidente en apparence - de l'objet de l'opération, sur la façon dont les parties concernées construisent la réalité de cette "information administrative". Pratiquement, cela signifie qu'il nous faut : - recueillir la parole des promoteurs et du public à propos de cette opération; - l'analyser dans le cadre que nous venons de définir. Dans les deux moments de cette démarche, il faut garder présent à l'esprit que l'on recueille ces discours afin d'analyser dans quels systèmes de


133 relations (conceptuels et pratiques) les enquêtés insèrent cet objet (l'information administrative). Autrement dit, notre objet d'étude n'est pas tant la matérialité des pratiques des partenaires du système que le sens pour les acteurs de ces pratiques, les rapports qu'ils entretiennent avec elles. Nous pourrions reprendre à notre compte les termes de C. Friedberg cherchant à définir le but de l'ethnologue : "Ce but n'est pas d'établir le comportement moyen des individus de la société qu'il observe mais de mettre en évidence le ou les modèles selon lesquels on se comporte dans cette société et comment chaque informateur se situe par rapport à ce ou ces modèles et pour quelle raison." (5).

B. LES AXES DE RECHERCHE QUE L'ON EXCLUT Cette approche, si elle présente l'avantage de rechercher la cohérence avec le cadre théorique que nous avons délimité, a cependant pour conséquence de laisser dans l'ombre un certain nombre de facteurs non négligeable. Nous avons délibérément ignoré: - L'analyse stratégique: * les enjeux industriels (soutien aux entreprises électroniques nationales, test du réseau Transpac...) * les objectifs politiques (nouvelle conception du service public, rôle et image de la Poste en milieu rural...) * les relations institutionnelles (C.E.S.I.A. / administrations / associations / Télécom...)

5

C. FRIEDBERG "Les méthodes d'enquête en ethnobotanique : Comment

mettre en évidence les taxonomies indigènes", Journal d'agriculture tropicale et de botanique appliquée, T. XV, n° 7-8, juil.-août 1968 p. 323.


134 * les enjeux propres au C.E.S.I.A. (sa reconnaissance comme interlocuteur privilégié des pouvoirs publics à propos des moyens modernes de communication et les stratégies personnelles susceptibles de venir s'y greffer). - Les aspects opératoires: * la mise en oeuvre technique (le raccordement des terminaux au réseau, l'accès à la banque de données...) * mais aussi les problèmes humains (formation, motivation, réactions des postiers) * le rôle des autres intervenants locaux (élus, Conseil général, presse locale, fonctionnaires chargés d'actualiser la banque de données...) Par ailleurs, d'autres enquêtes avaient été réalisées à propos de l'expérience; éviter le double emploi constituait également une bonne raison de faire un autre choix. Ainsi, une enquête d'opinion a été réalisée en 1979, préalablement au lancement de l'expérience, à la demande du C.E.S.I.A. (6). Soixante-dix entretiens individuels et de groupes ont permis d'élaborer un échantillon de 1009 personnes. Elle concluait à un "besoin" important, détaillé et hiérarchisé par thèmes, d'information administrative... Parallèlement à notre travail, d'autres chercheurs menaient, à la demande du C.E.S.I.A., une étude sur les aspects fonctionnels du système (on en trouve les résultats dans le Rapport de synthèse de l'expérience).

2. LA CONSTITUTION DU CORPUS Notre objectif étant d'aboutir à une compréhension globale de ce système de communication, nous n'avons pas cherché à constituer une échantillon statistique de la population et de croiser telle catégorie avec tel type d'attitude.

6

L'Information administrative en milieu rural: pratique et besoins du public dans

les Alpes-de-Haute-Provence et en Lot-et-Garonne, C.E.S.I.A., 1982.


135

A. POUR L'EMETTEUR En ce qui concerne l'émetteur, une recherche documentaire nous a permis de rassembler les documents de présentation, de promotion et d'évaluation de l'expérience (conférence de presse, brochures publicitaires, affiches, étude préalable, interventions aux journées de l'I.D.A.T.E...) Ces documents d'origine institutionnelle et exprimant donc le point de vue officiel, ont été complétés par des entretiens avec les trois permanents du C.E.S.I.A. chargés de la mise en oeuvre de l'expérience en Lot-et-Garonne; ces entretiens ont été réalisés en février 1983, à mi-parcours de l'expérience. Il ressort des rencontres que nous avons eues avec des postiers qu'ils mettaient surtout l'accent sur les problèmes fonctionnels (la formation, le suivi des agents...), institutionnels ou syndicaux ("C'est un surcroît de travail non rémunéré"...) Même si ces questions ont eu une influence non négligeable sur le déroulement

de

l'opération,

elles

nous

entraînaient

vers

des

aspects

périphériques par rapport à notre préoccupation : la comparaison des systèmes de référence de l'émetteur et du récepteur.

B. POUR LE RECEPTEUR Pour "le" récepteur (le public) on ne dispose d'aucun document. Pour recueillir "son" point de vue (et en fonction des moyens dont nous disposion !...), nous avons construit un échantillon de vingt personnes à interroger. Afin d'éviter une trop grande dispersion, mais également les distorsions que pourrait induire un site unique, nous avons choisi les enquêtés sur trois communes, en croisant différents critères. - Critères géographiques : de par sa structure économique et démographique, Saint-Maurin, commune limitrophe du Tarn-et-Garonne, est représentatif des régions des coteaux du nord et de l'est du département; Le Mas-d'Agenais, situé en bordure de Garonne, à mi-chemin d'Agen et de Marmande, est un village typique des vallées; Houeillès, dont le canton compte cinq habitants au kilomètre-carré, est un bon échantillon du sud-ouest du


136 département occupé par le massif forestier landais et en déclin économique et démographique. - Critères liés à l'expérience : le bureau de poste de Saint-Maurin détenait le record des appels en Lot-et-Garonne, Le Mas-d'Agenais était plutôt endessous de la moyenne; à Houeillès, le système était installé à la mairie. - Critères liés aux conditions matérielles de l'enquête : dans chacune de ces communes nous disposions d'un informateur qui nous avait été indiqué par des responsables de la Chambre d'Agriculture et de la Ligue de l'Enseignement avec qui nous avions, depuis plusieurs années, des contacts professionnels. Ces informateurs (deux maires et deux directeurs d'écoles) nous indiquaient les personnes à rencontrer. - Critères démographiques : nous avons pris en compte les notions classiques d'âge, sexe, catégorie socio-professionnelle. Nous avons ainsi rencontré : 5 "notables", 2 fonctionnaires (professeur, gendarme en retraite), 2 commerçantes (retraitées), 2 artisans, 3 ouvriers (dont une retraitée), 1 chef d'entreprise (transporteur routier), 5 agriculteurs (dont l'un est également maire) et 1 employé (cadre de banque). Du point de vue de l'âge, les enquêtés se répartissent ainsi : 1 a moins de 25 ans, 10 se situent dans la tranche d'âge 25 55 ans, 6 dans la tranche 55 - 65 ans et 3 ont plus de 65 ans. - Critères liés aux processus d'information : mais nous n'avons nullement cherché à construire un échantillon statistiquement représentatif. La sociologie rurale insiste sur le rôle des notables à la campagne, les études sur la diffusion d'information mettent l'accent sur l'importance du médiateur; nous avons donc choisi de faire figurer dans notre échantillon : un médecin, un notaire, une assistante sociale, un maire, un secrétaire de mairie, indépendamment de leur représentativité statistique. Afin de préserver leur anonymat, nous les avons choisis en dehors des trois communes de notre échantillon; dans le tableau récapitulatif présenté en annexe, ils sont rattachés à celle dont ils sont le plus proche. - Critères introduits par les informateurs... et les enquêtés : les critères selon lesquels nous demandions à nos informateurs des noms de personnes à rencontrer pouvaient paraître clairs et objectifs (âge, sexe, C.S.P...) Nous nous


137 sommes cependant rapidement aperçus que notre demande était réinterprétée dans les termes suivants : "Dans telle catégorie, qui donc pourrait bien être capable de vous répondre ?" Nous aurons l'occasion de revenir sur ces réactions; il reste qu'elles introduisent dans l'échantillon une sur-représentation des personnes capables de verbaliser et donc, peut-on supposer, relativement à l'aise dans leurs relations avec les administrations. D'ailleurs, cette limite n'existe pas seulement dans l'imagination de nos informateurs : plusieurs refus d'entretien nous en ont convaincu. Ainsi, un ouvrier de 60 ans déclarait, extrêmement gêné : "Non, je ne peux pas... je ne sais pas parler, moi !" ou encore cet agriculteur du même âge qui, nous recevant dans sa grange, nous a longuement entretenu de l'évolution des cours du maïs et des maladies de son épouse, mais a refusé l'entretien, estimant n'avoir rien à dire à ce propos.

C. L'ENTRETIEN Dans la conduite de l'entretien, on s'est efforcé d'éliminer tout ce qui pouvait induire une vision de la réalité, de façon à laisser l'enquêté lui-même découvrir l'organisation de son système de référence. On a donc mené des entretiens "libres", centrés autour des consignes suivantes : - Pour les permanents du C.E.S.I.A. : "Pouvez-vous me dire ce que représente pour vous l'arrivée du système de Télé-Information dans une commune rurale ?" - Pour les usagers : "Dans la vie quotidienne, on a parfois affaire aux administrations. Que ce soit pour faire une démarche ou pour faire valoir des droits, on peut avoir besoin de chercher des renseignements, des informations. Pouvez-vous me dire comment ça se passe pour vous ?" - A l'intention de ceux qui jouent un rôle d'informateur, on précisait éventuellement, en cours d'entretien : "Comment pensez-vous que ça se passe pour les gens d'ici ?" Enfin, uniquement en fin d'entretien, si le sujet n'a pas été abordé spontanément, on posait une question factuelle : "Avez-vous entendu parler du système de Télé-Information ?"


138

Ainsi, l'entretien "libre" ("non-directif") n'est pas une "technique douce" de recueil des données comme certaines médecines ou certaines énergies. Il vise à permettre à l'enquêté de conduire lui-même l'exploration de l'ensemble du champ de relations qu'il établit autour de l'objet qui lui est soumis. Dans une perspective dialogique, on dirait qu'il tend à atténuer l'inégalité de la situation d'enquête et à reproduire les conditions du discours entre pairs.

3. L'ANALYSE DES DONNES Les entretiens recueillis au magnétophone et retranscrits (on les trouvera dans le tome 3), il restait à les analyser de façon à faire émerger la vision des choses, le système de référence - l'univers du discours - dans lequel chacun des enquêtés inscrit ce thème puis à faire des recoupements. Les difficultés que nous avons rencontrées à ce propos ne peuvent ne peuvent être considérées comme de simples questions de méthodes, comme des problèmes techniques, elles renvoient directement à notre réflexion théorique.

A. LES DIFFICULTES Dans un premier temps, nous nous sommes naturellement demandé quels attributs, quelles idées, quels affects, quels jugements... les enquêtés associent au thème de l'information administrative, dans quels termes en parlent-ils : quels réseaux d'oppositions, d'identités, d'associations, de corrélations construisent-ils autour de cette notion ? Mais d'une part, pour ceux qui ont face à l'administration une attitude de fuite craintive, qui déclarent n'avoir pas ou peu de commentaires à faire, nous obtenions un ensemble vide (ou presque). Par contre, pour ceux que leur position sociale amène à tenir un discours obligé, il apparaissait peu cohérent, voire franchement contradictoire avec les pratiques et les opinions qu'ils énonçaient par ailleurs (nous développerons ce point en détail dans la seconde partie, au chapitre concernant les "Nantis"). S'ils ne formulent pas une appréciation ou des jugements qui puissent paraître fiables, les enquêtés développent néanmoins leur expérience


139 de l'information administrative et de leurs relations avec les services à travers des exemples concrets et l'éclairent fréquemment par le récit d'épisodes de leur existence. Nous avons donc cherché à construire le champ sémantique élaboré par chaque enquêté et à établir des comparaisons, des recoupements... Après saisie informatique du corpus d'entretiens, nous y avons appliqué Lexicométrie, un logiciel de lexicologie mis au point sur la base des travaux du laboratoire de lexicologie politique de l'E.N.S. de Saint-Cloud (éditions Larousse, CEDICNathan, 1988). Il est apparu alors que, si ce type de procédure présentait un intérêt

certain

pour

la

compréhension

de

chaque

enquêté

considéré

individuellement, les systèmes de référence construits par les uns et par les présentaient une telle dispersion que l'on ne pouvait valablement regrouper ou systématiser les résultats; la rigueur méthodologique nous entraînait dans un logique monographique que nous rejetions pour essayer d'appréhender le système de relations. Nous retrouverons ces éléments dans le cours des développements qui suivent; pour illustrer le propos, il est néanmoins possible de citer rapidement quelques exemples... Les termes marquant la maîtrise des techniques d'expression administrative (écrire, dossier, machine à écrire, photocopie etc.) sont très fréquents dans l'entretien du gendarme retraité; l'agricultrice mentionne à plusieurs reprises le téléphone et l'usage qu'elle en fait; la référence à la ville de Lille et l'opposition récurrente avec son village éclairent effectivement les conditions de la relation aux administrations de l'ancienne boulangère octogénaire... En fait, il apparaît ainsi que les systèmes de références construits par les enquêtés sont extrêmement variés car ils renvoient à leur expérience vécue. Il était certes possible alors, de contourner ces difficultés et, afin d'obtenir un corpus homogène, de centrer l'enquête sur la relation à l'information administrative des agricultrices quadragénaires ou des gendarmes retraités... mais, outre l'intérêt limité des résultats, c'eût été céder à "l'inhibition méthodologique" que dénonçait Wright Mills. Plus troublant encore : après avoir établi les fiches thématiques, nous avons tenté de les gérer sur support informatique, au moyen d'une base de données, puis d'un logiciel "hypertexte" (établissant des liens entre fichiers sur la base d'un système de mots-clés); nous avons dû y renoncer après avoir constaté


140 la perte considérable d'information engendrée par ce mode de classement. Ici encore, l'élaboration de la catégorie des Nantis nous a fourni une explication : le contenu de leur discours est tout à fait secondaire par rapport à sa fonction, la réaffirmation de leur position dans les rapports sociaux. D'ailleurs, cette difficulté a, pour le moins, un intérêt : elle nous conduit à nous interroger sur les raisons de cette dispersion. Si, en effet, tous les citoyens sont égaux devant la loi et sont donc censé avoir également accès à l'information législative et réglementaire, comment se fait-il que les constructions mentales qu'il y associent soient tellement disparates ? Ce pourrait être une autre façon de formuler l'objectif de notre recherche...

METHODE

B. UN REGARD THEORIQUE SUR LES DIFFICULTES DE

Mais il est vain de situer la discussion au seul plan des méthodes, sans faire le passage avec le cadre théorique dans lequel nous nous situons. Nous repartirons pour cela de l'étude de C. et Ch. Grignon sur les pratiques alimentaires. Elle a fait l'objet d'une publication dans les Données sociales (7). Or, à la même époque, deux autres équipes travaillaient à l'I.N.S.E.E., sur des thèmes proches, concernant la vie quotidienne, et avec des problématiques analogues, mais sans obtenir de résultats aussi convaincants. N. Herpin, dans la présentation de son enquête sur les pratiques vestimentaires en résume bien les difficultés : "L'analyse sociologique des comportements vestimentaires exigerait des nomenclatures qui tiennent compte des caractéristiques socio-culturelles des produits. De telles nomenclatures, si on veut y recourir dans des enquêtes statistiques, ne peuvent se fonder que sur une correspondance assez stable entre le vocabulaire utilisé par les enquêtés et les vêtements à décrire. Un premier test montre la difficulté d'établir une telle correspondance." (8). De même, l'enquête "Contacts entre les personnes" menée

7 8

Données sociales 1984, I.N.S.E.E., p. 336-340. N. HERPIN, "Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires ?",

Economie et statistique, numéro spécial "Sociologie et statistique", 168, juilletaoût 1984, p.


141 en 1982-1983, conjointement par l'I.N.S.E.E. et l'I.N.E.D., auprès de 5 900 ménages, aboutit à des résultats qui ne semblent pas proportionnés aux moyens mis en oeuvre (9). La définition par Prieto et Bakhtine des sciences humaines comme étude des systèmes selon lesquels les hommes classent la réalité va nous être précieuse pour comprendre les difficultés rencontrées par ces enquêtes. L'étude des pratiques alimentaires répond bien à cette définition : il s'agit d'analyser le système de répartition utilisé par les consommateurs pour classer les objets physiques que sont les aliments; le sujet et le chercheur ont moins une référence commune et indiscutable définie par la réalité matérielle de l'objet (il existe peu de risque de confusion entre haricots verts et haricots blancs...) La situation est radicalement différente dans le cas des pratiques vestimentaires : l'objet-même de la recherche n'est pas, en priorité, pour le sujet, une chose, un assemblage d'étoffe mais un élément de la présentation de soi, une façon de se situer dans une classe d'âge, sociale, sexuelle... Autrement dit, pour faire son choix, le client du magasin de vêtements se trouve dans la situation du chercheur en sciences humaines tenu d'analyser un système de classement et de le classer selon ses propres références; quant à l'analyste des comportements vestimentaires, il se trouve au troisième étage de cette pyramide symbolique. Il opère, en quelque sorte, un "méta-méta-classement" !... L'observation des fréquentations sociales présente bien les mêmes difficultés... de même que celle des pratiques d'information administrative : nous verrons, en effet (ce sera l'une des conclusions de la seconde partie), que l'évocation de ce thème est une occasion, pour les enquêtés de définir leur place dans la hiérarchie sociale. On comprend alors que les procédures systématiques et quantifiées d'analyse aient porté essentiellement sur des discours stéréotypés (comme le discours politique), ou celui de groupes très homogènes (J.-P. Darré parle de "groupe co-actif" ou de "groupe professionnel local") (10).

9

F. HERAN, "Les relations de voisinage", Données sociales 1987, p. 326-337.

10

J.-P. DARRE, La Parole et la technique : l'univers conceptuel d'éleveurs du

Ternois, thèse de 3ème cycle, E.H.E.S.S., 1982.


142

D. LES METHODES MAUVAISE REPUTATION Certes,

après

des

D'ANALYSE

espoirs

et

des

DE

DISCOURS

enthousiasmes

:

LA

parfois

démesurés, les méthodes "d'analyse de contenu" ou de "discours" ont suscité nombre de réserves et de critiques (11). Les utiliser aujourd'hui conduit à risquer d'encourir ce que Ghiglione et Matalon appellent "le mépris profond des linguistes" pour ces méthodes. "Mépris justifié, précisent-ils, par une absence théorique qu'aucune pratique linguistique ne peut malheureusement combler à ce jour. Et pourtant combien on aimerait que les conseilleurs soient ici également les fournisseurs !" (12). La difficulté nous apparaît effectivement telle qu'elle est résumée par D. Maingueneau : "Tout se passe comme si l'on cherchait à mettre en relation le système de la langue, l'activité des sujets parlants, la société, sans pouvoir réellement les articuler : contradiction qui mine de l'intérieur l'analyse du discours, puisque cette dernière a besoin, précisément, de recourir aux trois et de les faire intervenir simultanément." (13). Une fois posées les limites des fondements théoriques de ces méthodes, il faut cependant préciser que ses critiques ne sont pas dénuées d'ambiguïtés; pour clarifier le débat, il est également nécessaire de préciser le point de vue à partir duquel elles sont portées, les présupposés qui les fondent. Ainsi, à propos des "récits de vie", C. Abastado parle joliment d'une "mémoire à sa toilette" : "Persistance de la mémoire : vision de montres molles, temps

11

Parmi l'abondante littérature consacrée à ce sujet, on pourra consulter par

exemple : M.-C. D'UNRUG, Analyse de contenu et acte de parole, E.U., 1974; D. MAINGUENEAU, L'Analyse de discours, Hachette, 1976; L. BARDIN, L'Analyse de contenu, P.U.F., 1977; GHIGLIONE, BEAUVOIS, CHABROL, TROGNON, Manuel d'analyse de contenu, Colin, 1980. 12

R. GHIGLIONE, B. MATALON, Les Enquêtes sociologiques, Colin, 1978, p.

172. 13

Op. cit. p.182.


143 défaits, coulant sur des cadavres de souvenirs. Récit de vie : maquillage d'un mémoire à sa toilette, effaçant les rides, composant son visage." (14). Ce recours en suspicion légitime contre la parole de l'enquêté est certes recevable si l'on en attend qu'elle établisse la matérialité des faits ou qu'elle révèle la vérité des choses... Si l'on admet le présupposé empiriste, cette critique est effectivement légitime : si la réalité renferme en elle-même son secret, s'il réside au coeur des choses comme un trésor au fond d'un coffre, alors, effectivement, le discours de l'enquêté est un masque (par rapport à luimême), un écran (par rapport à la réalité)... en tout cas, un obstacle entre le chercheur et son objet. Lorsque "les faits sont là", "ils parlent d'eux-mêmes" et la parole des acteurs ou des témoins ne fait qu'y jeter le trouble. Or nous ne cherchons pas à atteindre "la vérité des choses", mais la vision qu'en ont les acteurs. C'est bien - également - ce qui justifie la place importante que nous venons d'accorder à l'examen de la fonction référentielle. Bien évidemment, nous ne prétendrons pas avoir résolu toutes ces questions; en particulier, nous n'avons pas même abordé l'un des points cités par D. Maingueneau, "le système de la langue". Cette réflexion nous aura du moins permis, en clarifiant les conditions de production du discours des enquêtés, de : - préciser nos objectifs : définir et comprendre le système conceptuel qui est au principe de leur relation à l'information administrative; - préciser le statut de la parole des enquêtés dans notre démarche : la question de l'objectivité ne consiste pas alors à savoir si le discours de l'enquêté est conforme à la réalité matérielle, à la nature des choses, si l'ordre du discours est conforme à l'ordre du monde; c'est au contraire la logique interne du discours qui devient un objet d'étude. On ne juge donc pas le discours de l'enquêté par rapport à une norme ou des catégories pré-établies, mais on cherche à en retrouver la cohérence.

14

C. ABASTADO, "Raconte ! Raconte..." Les récits de vie comme objet

sémiotiques", Revue des sciences humaines : Récits de vie, 1983-3, n° 191, Lille III, p. 13.


144 Il est clair, malgré tout, que ce mode de traitement de l'information n'est qu'un moindre mal... On ne conclut nullement à l'impossibilité ou à l'absence d'intérêt de procédures rigoureuses d'analyses de ce type de situation; on est conduit, au contraire, à souligner l'importance de la réflexion conceptuelle préalable (ou conjointe...) à leur élaboration.

C. L'ANALYSE DE CONTENU C'est ainsi que nous avons dû en revenir à des méthodes plus artisanales : à la classique analyse de contenu thématique. Pratiquement, cela signifie que nous avons isolé dans chaque entretien des unités de sens, des "thèmes"; ces extraits d'entretiens collés sur une feuille (15)sont surmontés d'un titre constituant un résumé factuel de la citation et qui sert, par la suite, à élaborer la grille de classement par thème. La partie de droite de la feuille est réservée à d'éventuels commentaires ou hypothèses et à un titre plus interprétatif. Est-il besoin de préciser que l'on ne cherche nullement à faire apparaître un quelconque "non-dit" mais, bien au contraire, à mettre au jour la totalité de ce qui est dit et particulièrement, ce qui "va tellement de soi" qu'il n'apparaît pas nécessaire de s'y arrêter ? Ce mode de classement répond à une double préoccupation : circonscrire les objets dont parle l'enquêté et définir comment il les qualifie; ceci afin de mettre en évidence le système de relations qu'il établit autour du thème que nous lui avons proposé. Ce travail d'analyse ayant produit un millier de fiches thématiques, celles-ci ont été classées afin de répondre à deux questions : - quelles sont les différentes logiques de relation à l'administration dans le monde rural en Lot-et-Garonne ? - qu'est-ce qui, dans la réalité sociale, fonde ces différents types de pratiques, de positions et représentations ?

15

A titre d'exemple, on reproduit dans le tome 3 les fiches d'analyse d'un

entretien.


145 Cette synthèse a permis de définir une typologie des acteurs et d'avancer une analyse du fonctionnement de leurs relations. Le risque demeure néanmoins, au cours du traitement des données, d'une interprétation erronée ou abusive (ce risque d'accumulation d'écarts entre : données de base / formalisation / interprétation n'est d'ailleurs pas automatiquement supprimé par la quantification...) Afin d'en limiter les conséquences, nous nous sommes efforcés d'observer les précautions d'usage et, en premier lieu, le traitement exhaustif des données. L'intégralité des entretiens a été exploitée; si un extrait semblait "hors sujet", il était d'autant plus important de se demander pourquoi l'enquêté y faisait allusion. Aucun thème (sauf oubli ou omission...) n'a été écarté dans la mise en forme des résultats. La nécessité de permettre un contrôle du raisonnement est d'autant plus grande que la procédure d'élaboration est moins automatique. C'est pourquoi, au risque d'alourdir la lecture, tous les résultats et interprétations proposés seront fondés sur un extrait d'entretien; ceux-ci ne seront pas cités à titre "d'illustration", mais bien en tant que données de base intervenant à l'appui d'une démonstration et fondant un raisonnement. Le but est de satisfaire à l'un des critères de la méthode scientifique : la possibilité de vérification des résultats (16); quant au second grand critère, la valeur heuristique de la démarche, le lecteur jugera... Nous examinerons, dans la seconde partie, les différents acteurs concernés par l'information administrative, avant de tenter de comprendre, dans la troisième partie, le fonctionnement du système de communication.

16

A cet effet, nous avons numéroté les lignes de chaque entretien et, pour

chaque extrait cité, mentionné celle où il débute. En se reportant au tome 3, on peut ainsi en retrouver le contexte. Il peut se produire que, pour des raisons informatiques, dans certains entretiens, apparaise un certain décalage entre els deux références; on voudra bien nous en excuser. (On appréciera,au passage, l'ironie de la situation qui nous conduit à recourir à un argument dont les enquêtés dénoncent l'emploi par les services : "C'est la faute à l'ordinateur" !...)


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