art & N° 1 - déc. 11 / jan. / fév. / 12
yann kersalé
art & Une publication de: New York University in France 56 rue de Passy 75016 Paris Tél. 01 53 92 50 80 RÉDACTION Rédactrice en chef : Isabelle de Maison Rouge (imaisonrouge@artand.fr) ont collaboré à ce N° : Valérie Broquisse, Timothée Chaillou, Marie-Gabrielle Duc, Alana Chloe Esposito, Marie Godfrin-Guidicelli, Camille Lacharmoise, Ariane Lopez-Huici, Anne Monier, Eva Ostrowska, Barabara Polla, Pascale Richard Anne de Vandière. Traducteurs : Heather Simon, Steven Todd Crumb
ADMINISTRATION Directrice de la publication : Caroline Montel-Glénisson Secrétaire de rédaction : Bénédicte Donneaud Conception graphique : Daniel Dos Santos ISSN: en cours Dépôt légal à parution. Contact : contact@artand.fr Crédits photographiques Couverture : Le sillon dans le miroir © Catherine et Rémy Marion Pôles d’images & Yann Kersalé – AIKSillon Noir, Pleubian, Côtes d’Armor.
Sans titre, 40x40 Dans 50x50 C © Valérie Broquisse www.valeriebroquisse.net
art & Edito À mi-chemin entre un magazine-papier et un e-magazine, mais ne ressemblant ni tout à fait ni à poursuit sa trajectoire. À la croisée des routes entre journal scientifique et l’un ni à l’autre, revue critique, il se veut ouvert et accessible.
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Après le lancement du N° 0, voici donc le N° 1.
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Désormais attendu, s’est fait remarquer, il est soutenu par un grand nombre d’acteurs du monde de l’art, encouragé et même plébiscité par des lecteurs variés. Le voilà qui, désormais inscrit dans votre paysage, va continuer tous les trois mois de donner à penser autour de l’art contemporain en élargissant les territoires et s’autorisant tous les champs et domaines et les plus ouverts. Loin du prêt à penser, il préfère apporter du grain à moudre pour laisser les réflexions les plus libres circuler et s’enrichir au contact les unes des autres.
art & se veut être un vecteur de son époque utilisant les technologies contemporaines, son site va évoluer avec le temps, la version bilingue est mise en ligne, son application i-pad ne saurait tarder…. art & souhaite répondre aux attentes des lecteurs les plus en pointe dans leur rapport à leur temps, aussi bien sur le fond que sur la forme.
Pour le N°1 la Carte Blanche est donnée à Yann Kersalé et le Portfolio à Ariane Lopez-Huici. Nous avons visité avec Sandra Mulliez sa fondation SAM art Project et rencontré à New York Davide Baliano. Nous avons interrogé des commissaires d’exposition et galeristes sur l’attrait actuel pour une production artistique qui vient du Nord de l’Europe. Nous nous sommes laissés emporter par les manèges de Carsten Holler et nous avons plongé avec délices mais non sans crainte dans souhaite proposer plusieurs visions, aussi nous avons donné la parole l’eau et ses mystères. à deux historiennes de l’art qui regardent le travail d’Emeric Lhuisset à travers le prisme de la géopolitique. Nous nous sommes indignés avec les artistes qui occupent Wall Street. Et nous nous sommes interrogés sur les rapports entre l’art et la mode. Nous sommes allés au spectacle voir de la danse contemporaine dans laquelle les frontières entre art plastique et chorégraphie sont devenues invisibles. Enfin nous avons poussé la porte de galeries à Paris, comme à New York.
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Isabelle de Maison Rouge Rédactrice en chef
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sommaire Carte Blanche à Yann Kersalé
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Yann Kersalé - Portrait par Isabelle de Maison Rouge Yann Kersalé - Entretien par Anne de Vandière
art & géographie
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L’appel du Nord : Entretiens avec Jerôme Poggi, Caroline Smulders, Jeanette Zwingenberger et Emilia Stocchi
art & collection
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La SAM Art Projects. Entretien de Sandra Mulliez par Isabelle de Maison Rouge Les actions de la SAM
art & expérience
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Carsten Holler/Aux portes de la perception par Camille Lacharmoise
art & eau
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les promesses de l’eau par Nathalie Parienté Ophélia Ophélia par Isabelle de Maison Rouge
art & géopolitique
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Emeric Lhuisset : Artiste comme baromètre géopolitique par Alana Chloe Esposito Emeric Lhuisset, une nouvelle histoire des conflits par Anne Monier
Portfolio Ariane Lopez Huici
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art & spectacle
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Anatomie de la sensation pour Francis Bacon ou l’expérience de l’autre par Marie-Gabrielle Duc A corps & à cris par Marie Godfrin
art & images Entretien de Davide Balliano par Timothée Chaillou
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Sans titre, 40x40 Dans 50x50 A © Valérie Broquisse www.valeriebroquisse.net
art & mode
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Art versus fashion ? par Barbara Polla
art & politique
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16Beaver, l’aurore de la révolte new-yorkaise par Eva Ostrowska
art & livres
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Dans les galeries de Paris
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Dans les galeries de New York
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contributeurs Valérie Broquisse artiste photographe La collection de SAM projetcts , entretien avec Sandra Mulliez Une citation que Valérie aime : «le hasard profite aux esprits préparés » de Louis Pasteur ©VB
Timothée Chaillou vit et travaille à New York et Paris. Il est critique d’art, commissaire d’exposition, historien de l’art et du cinéma. Il collabore régulièrement à de nombreuses revues d’art internationales Entretien avec Davide Balliano il a retenu la phrase de Louis Aragon « Reprochez, à votre goût, ses ronces au chemin qui mène à la mer : moi, j’aime encore en manger les mûres. » © Philippe Jarrigeon Marie-Gabrielle Duc écrivain Anatomie de la sensation pour Francis Bacon ou l’expérience de l’autre Elle reprend la citation de Pierre Reverdy: « On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux. » Qui en dit long sur sa curiosité toujours en éveil. © Dominique Duc Alana Chloe Esposito écrivain et journaliste indépendant spécialisé dans les affaires internationales et dans l’art contemporain Emeric Lhuisset, l’artiste comme baromètre Elle aime particulièrement “Begin with art, because art tries to take us outside ourselves. It is a matter of trying to create an atmosphere and context so conversation can flow back and forth and we can be influenced by each other. W.E.B. DuBois, American Civil Rights Activist © David Riessner Marie Godfrin-Guidicelli historienne de l’art et Journaliste indépendante (Théâtre, Danse, Arts visuels & Littérature) À corps et à cris Et pour trouver une ambiance hispanique elle cite « « Mon rêve va et rôde dans un autre rêve, Car mon rêve est déjà ton rêve… Parce que j’habite mon rêve dans ton rêve.J’habite ton corps dans mon corps ». Emilio Prados, Cuerpo perseguido © Jean-Louis Aubert Camille Lacharmoise journaliste et chargée de projet audiovisuel indépendante Carsten Holler/ Aux portes de la perception a choisi une phrase de Montaigne qu’elle aime autant pour son image que pour son fond: «Il faut voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui» © Julien Bertrand
Ariane Lopez-Huici artiste-photographe Portfolio Ariane a fait sienne la citation du divin marquis D.A.F. de Sade « Les mouvements les plus simples de nos corps sont, pour tout homme qui les médite, des énigmes aussi difficiles à deviner que la pensée » © Marilia Destot
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Anne Monier historienne de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de Paris Emeric Lhuisset, une nouvelle histoire des conflits. Elle reprend volontiers les propos du peintre Zamora dans Aurélien. «Tenez- dit-il, au fond, je suis bien content que Roussel ne m’ait pas acheté ce tableau... Il me sert à découvrir les imbéciles... Quand un imbécile entre ici, dès qu’il a regardé ce tableau il dit: Mais les roues ne peuvent pas tourner... C’est fatal.» © Stéphane Nakhlé Isabelle de Maison Rouge historienne de l’art, critique d’art et chercheuse attachée à la ligne de recherche art & flux. Créatrice d’art & Yann Kersalé Portrait une leçon de ténèbres La collection de SAM projetcts , entretien avec Sandra Mulliez Hasard et géopgraphie : l’appel du Nord Ophélia Ophélia Aime à répéter à la suite de Gandhi «Vous devez être le changement que vous voulez voir dans ce monde» © Valérie Broquisse Eva Ostrowska artiste, photographe free-lance pour le New York Times, et The Village Voice, auteur pourCurator Choice Magazine et www. newyorkmuseums.com 16Beaver, l’aurore de la révolte new-yorkaise Elle constate souvent la vérité de ce proverbe russe : « En parlant peu, tu entends davantage » © Nicolas Ostrowska Nathalie Parienté galeriste & commissaire d’expositions indépendante. Les promesses de l’eau Partageuse d’images, à propos du thème de l’eau, elle reprend à son compte la phrase de Gaston Bachelard « C’est près de l’eau que j’ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. » © Natalie Parienté Barabara Polla médecin, galeriste, écrivain et chroniqueuse. Sa galerie, Analix Forever, est basée à Genève ; à Paris elle expose comme “nomade”, actuellement à la galerie Taïss. art & mode Elle ne cesse de se référer à cette injonction « Le désir c’est la vie»de Jacques Coulais, artiste, dit “Pictor Maximus” © Dorothée Baumann Pascale Richard journaliste, écrivain vit à New York où elle organise des événements culturels pour des populations francophiles. Son prochain ouvrage Passion Sennelier raconte l’histoire du célèbre marchand de couleurs du Quai Voltaire paraitra aux Editions du Chêne au printemps 2012. Dans les galeries de NY « Je voudrais que les gens sachent qu’il ne faut pas approcher de la couleur comme on entre dans un moulin, qu’il faut une sévère préparation pour être digne d’elle. » Matisse © Catherine Starkman Anne de Vandière artiste, photographe et journaliste, Carte blanche Yann Kersalé Interview grande voyageuse, elle aime reprendre le proverbe Maure : « Celui qui ne voyage pas ne connaît pas la valeur des hommes » © Florence Bonny
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l aurait pu laisser son atelier à Douarnenez, pourtant c’est dans la proche banlieue parisienne que les vents l’ont poussé, et qu’il a largué les amarres, car c’est là qu’il a trouvé les « faiseurs de moutons à cinq pattes » dont il avait besoin pour travailler. Dans ce « camp de base » se trouve un jardin dans lequel l’ombre discute avec la lumière à la tombée du jour, une cuisine – l’artiste est fin gourmet et cordon bleu à ses heures - et un « hangar » où il range sa « caisse à outils »; en fait une réunion d’ordinateurs sur les écrans desquels on peut voir des projets en 3D. Cependant, cet atelier n’est qu’un point de chute, le reste du temps, il voyage à travers le monde. Il le considère d’ailleurs comme un bateau à bord duquel il travaille avec son équipage. Yann Kersalé, avec un nom pareil, ne peut être que breton… Venant bien de cette province rude et attachante, passionné de voile comme il se doit, marin et baroudeur, il aime à se confronter aux éléments. La mer et ses dangers lui ont servi d’école de la vie, et lui ont permis de développer une maîtrise de soi afin de ne jamais montrer sa peur. Et sans doute est-ce au cours de ses promenades sur la lande, ses virées sur l’océan, ou ses marches sur les côtes escarpées que lui est venue cette fascination pour la lumière et son alter ego, l’ombre. Car l’un ne va pas sans l’autre. Yann Kersalé est donc un homme qui a besoin d’espace, de sentir l’air circuler autour de lui et de le matérialiser, le rendre visible. Amoureux de la vraie nuit et de déambulations nocturnes, il erre à la recherche de l’âme de l’obscurité, qu’elle soit en ville ou dans le paysage naturel. Le dicton nous dit que, la nuit, tous les chats sont gris, Yann Kersalé s’efforce de nous prouver le contraire, ou plutôt de nous révéler les nuances de gris ou les camaïeux de couleurs qu’elle recèle. La nuit est mystérieuse, pleine d’étrangeté, il va nous en dire la beauté, la faire surgir devant nos
yeux. La nuit apparaît comme son champ d’investigation, de même que l’était la toile pour le peintre traditionnel. Et les lumières qu’il manie sont les couleurs du peintre, avec lesquelles il dessine et fait naître des formes, et donc des émotions. Il n’est en rien un éclairagiste traditionnel, un ingénieur de la lumière, mais bel et bien un artiste. Il s’insurge en effet contre l’éclairage patrimonial qui plonge tous nos bâtiments dans une clarté jaunâtre qu’il exècre. Il rejette la mode qui veut que la moindre paroisse illumine son église « pas étonnant que l’on retrouve la même sauce lumineuse dans toutes les villes du monde » bougonne-til. Lorsqu’on a du mal à le qualifier, doit-on dire plasticien lumière, sculpteur de lumière ? il ironise « pourquoi cette appellation ? je préfère lampiste ! », avant d’expliquer que ce besoin d’enfermer les gens dans des boîtes et de leur coller une étiquette l’ennuie « avec moi, impossible de me mettre dans un quelconque tiroir ! »… Pour Yann Kersalé, la lumière ne doit pas se plaquer contre l’édifice dans une ambiance factice venue de l’extérieur, mais au contraire entamer un dialogue avec lui. Il est, avec la lumière, dans une reconquête de ce qui est à voir. Il cherche la bosse, le creux, l’aspérité, le rugueux ou le lisse… il joue avec les objets. Pourtant il ne sculpte pas la lumière, mais bel et bien avec elle. C’est elle qui rend visible, qui met en évidence. Ses projets se conçoivent toujours à partir du lieu d’intervention, où il part, tel un reporter, prendre un certain nombre de clichés qui lui permettront de dessiner les bases d’un synopsis, d’un story-board, d’une histoire. La mise en lumière qui en résulte, est donc à percevoir au sens propre comme au figuré. L’artiste apporte une clarté sur le lieu, de manière visuelle, surtout dans la perception, et donc la compréhension du regardeur. Il invente une fiction lumineuse, nous fait entrer dans une narration qui n’a rien de cursive, mais qui est à ressentir comme une révélation de l’objet-sujet
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ainsi présentée à tous les niveaux de notre sensibilité. Une histoire, donc, qui variera en fonction du spectateur, qui s’écrira au pluriel et constituera une multitude de récits intimes qui prolongent la contemplation en fonction de l’intériorité et la sensibilité de chacun. D’une mise en valeur par une mise en scène - ou mise en lumière - à une mise en abyme, il n’y a qu’un glissement. Et Yann Kersalé le fait opérer dans ses installations. Il s’implique dans la renaissance du lieu, par sa révélation luminescente. Mettant au jour certains détails ignorés par le soleil, et plongeant d’autres dans l’obscurité, c’est à un regard différent qu’il convie le spectateur. Loin du coup d’éclat ou de la poudre aux yeux, le travail de Yann Kersalé respecte les liens qu’il tisse avec l’objet (bâtiment ou végétal) regardé. Comme une leçon de ténèbres, cet éclairage offre une vision poétique et lumineuse du monde qui incite au recueillement, ou tout au moins au temps d’un arrêt sur image, juste pour mieux regarder. Dans sa conception, l’intervention artistique de Yann Kersalé rappelle le travail des grands artistes de la renaissance alliée aux technologies de notre temps. Tel un Léonard ou un Michel Ange, il agit à la tête d’un atelier et supervise les projets. Cet atelier prend la forme moderne d’une SARL où travaillent une dizaine de collaborateurs, tous spécialisés, et chacun œuvre à différents travaux en cours, pour rendre réalisables les dessins et desseins de l’artiste. À ses yeux, son « studio » prend l’aspect d’un laboratoire où il expérimente et fabrique les fragments de ce qu’il va créer, sur place, in situ. Yann Kersalé évoque la boîte à outils qu’il transporte avec lui : vidéo, écrans, tubes fluorescents, son… qu’il va assembler dans l’endroit déterminé. Il se compare à un cuisinier qui emporte avec lui tous les ingrédients pour réussir sa recette. C’est ce travail d’équipe qui permet aux conceptions les plus folles de voir le jour. Concept n’est d’ailleurs pas le mot employé par l’artiste, il lui préfère la locution « percept », proposée par le philosophe Gilles Deleuze. Celui-ci, dans sa définition de la philosophie, la distingue de l’art; pour lui, la philosophie n’est ni contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle est l’activité qui crée les concepts, alors que l’art opère par percepts et affects. Le percept s’oppose donc au concept dans le sens où il est l’objet de la perception sans référence à une chose en soi. Ainsi, le premier geste que fait Yann Kersalé au départ de toute intervention lumière, est d’établir un scénario pour organiser ces fameuses valeurs de percepts. Son travail s’articule ensuite autour de quatre grands axes. En tout premier lieu, viennent les connivences avec des architectes. C’est le cas de nombreux projets réalisés au cours des vingt dernières années. Il crée ainsi avec Jean Nouvel, en 1993, Théâtre temps, qui est la mise en lumière de la grande verrière que l’architecte pose sur l’Opéra de Lyon, triplant alors la capacité du bâtiment classé sans toucher à sa structure. Yann Kersalé propose la création d’une oeuvre plastique à l’intérieur de l’œuvre de l’architecte. Il organise des pulsations de lumière rouge en résonance avec le lieu et la programmation du bâtiment.
Pourtant il ne sculpte pas la lumière, mais bel et bien avec elle. C’est elle qui rend visible, qui met en évidence. Parce qu’un théâtre n’est pas seulement un monument qui reçoit du public, mais un immeuble qui existe par luimême au gré des répétitions ou des spectacles… Il vit au rythme de ses organes vitaux : salles de spectacles, coulisses et autres pièces, il connaît des moments d’activités intenses et des périodes de sommeil. À l’instar de ces mouvements, perçus par Yann Kersalé comme des respirations, il a organisé un orchestre de pulsations lumineuses, visibles de l’extérieur et qui deviennent les témoins de cette respiration, symbolisant l’agitation humaine comprise en son cœur, telle une gestation animale. Après le spectacle, l’ensemble du bâtiment plonge dans une léthargie soulignée par la présence de faibles lueurs rouges comme des braises sur le point de s’éteindre. Mais le tout va progressivement s’éveiller avec la ronde du pompier de service. Si l’envie lui prenait de s’agiter violemment, il provoquerait en quelques secondes l’embrasement de la voûte assoupie… La lumière illustre l’électrocardiogramme de l’objet architectural. Le même désir anime les projets réalisés en 2004 pour la Tour Monoprix, la Vraie Fausse enseigne, sur le périphérique parisien à la porte de Châtillon et celle de la Deutsche Post à Bonn. Ces deux buildings, bien que radicalement différents, l’un est aveugle, l’autre est transparent, concrétisent l’idée d’une tour sans fin. L’exemple parisien est animé d’un scintillement infini qui rappelle celui du soleil sur l’eau de la Seine à ses pieds comme une continuité du jour, la nuit. Le projet allemand insiste sur la mise en transparence de l’architecture et comme sertie d’une multitude de points lumineux dont l’intensité s’accroît du sol au sommet dans un mouvement ascendant faisant monter la lumière colorée. Dès la tombée de la nuit, ce bâtiment de 250 m, le plus haut de tout le secteur, visible à des kilomètres à la ronde, s’inonde progressivement de jaune, il passe ensuite au rouge, pour finir en bleu. Ces variations colorées se modifient en fonction de la saison. Le spectateur se trouve ainsi chaque fois surpris, aucune monotonie ne peut s’installer. En 2006, sous les pilotis du musée du Quai Branly, il aménage, l’Ô, nouveau dialogue avec son ami de longue date, l’architecte Jean Nouvel et le paysagiste Gilles Clément. Il garde à l’architecture tout son mystère, en créant simplement un jardin d’ombres en accord avec un lieu marqué par les symboles de la forêt, du fleuve et les obsessions de la mort et de l’oubli. « L’eau, où vivent en liberté certains esprits de la forêt avant qu’on les capture pour les enfermer dans des fériches1, est évoquée par des nappes lumineuses de joncs incorporés à la végétation »
1. Nom donné par l’abbé Prevost aux fétiches in Histoire générale des voyages 1761
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Convergence Grand-Place, Bruxelles, Belgique, 2008 © Yann Kersalé
De gauche à droite : Gare Atocha, Madrid, Espagne, 1999 © Yann Kersalé Allégorie Trichromique, Deutsche Post, Bonn, Allemagne, 2003 © Yann Kersalé
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Trilogie Jardin privé, St Jean Cap Ferrat, France, 2003 © Yann Kersalé
« Ce qui m’intéresse, c’est créer des transversalités, en sortant de tous les carcans techniques habituels. » précise l’artiste. Glissant sous le musée, elles forment une évaporation blanche. Un blanc qui varie du bleu au vert, suivant la nature de l’atmosphère, glace, eau ou vapeur, en fonction de la température qui sévit dans la région parisienne. Récemment, en octobre 2011, c’est avec Le Corbusier, allias Corbu, qu’il discute… A l’occasion du cinquantenaire de la cité radieuse, l’artiste a effectué une intervention plastique sous forme de mise en lumière éphémère, Sous-Jacente, de la célèbre unité d’habitation de Briey. Le deuxième volet des travaux de Yann Kersalé se situe dans la réalisation d’objets lumineux, ainsi Jallum, objet en cristal pour une utilisation extérieure et intérieure, créé pour Baccarat en 2010 ou encore Allumouette, en 2006. Ce dispositif lumineux « anti-pigeons » a été spécialement conçu pour les Moulins de Tolbiac, réaménagés par l’architecte Rudy Ricciotti. Troisième champ d’investigation : les commandes privées ou publiques,
interventions in Situ, éphémères ou pérennes. Tel est le cas avec la Nuit des Docks, où, à la nuit tombante, le port de Saint-Nazaire s’illumine de tous ses feux pour offrir une chorégraphie d’ombres, de lumières et de couleurs imaginée par l’artiste (1991). Jeux de lumières qui rappellent l’histoire du lieu, l’écho d’une activité maritime engloutie dans le silence des bassins solitaires. À la gare d’Atocha de Madrid en 1999, pour en illuminer la verrière, il dépose des fragments d’orange, de rose magenta, de vermillon et de carmin, « prélevés » sur les toiles de Goya et Velazquez, hommage allégorique aux grands maîtres de la peinture espagnole. Lumière d’ombres à Tunis en 2005, est axé sur la valorisation des deux coulées de couleurs végétales par des lumières bleues et vertes, qui donnent une dimension magique, amplifiant l’effet de perspective et provoquant la déambulation des piétons. D’octobre à novembre 2008, il pare la Grand Place de Bruxelles d’un toit de lumière. Mise en place à l’occasion de la Saison Culturelle Européenne, elle transforme radicalement l’endroit qui l’accueille : « Sorte de grande salle de bal, d’un château improbable dont le plafond est le ciel, encadré de façades richement ciselées; c’est cet espace libre de ciel qui devient le support de fond de Convergence, départ de quatre entités de lignes pointillées qui s’entremêlent sur fond de ciel européen »,
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En haut : Baccarat photophore jallum, 2010 © Yann Kersalé Colone de gauche de haut en bas : Alignements des mégalithes, Carnac, Morbihan, France, 2011 © Yann Kersalé L’Ô, Musée du Quai Branly, Paris, France 2006 © Yann Kersalé Colone de droite : La vague, hommage à Gustave Courbet, Digue du Havre, France 2010 © Yann Kersalé
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Yann Kersalé insiste sur le fait qu’il ne veut pas infléchir son art pour rester dans un réseau de production qui se vend, et « me retrouver dans les pages économiques des journaux, dans des bilans chiffrés sur la cote des artistes d’art contemporain dans le monde. Je me contente des pages culture » explique le plasticien. En 2010, il a imaginé sur la digue du Havre un hommage à Gustave Courbet, en soulignant de lumière une Vague en référence au tableau peint par le maître du réalisme en 1870 sous le titre de mer orageuse… Yann Kersalé donne à l’architecture, ou au paysage, le temps de la nuit, une forme sculpturale. Il propose aussi des promenades végétales poétiques, comme ce fut le cas autour d’un arbre dans un jardin privé, jardin près de Lyon, ou chez des amoureux de leur parc à la française en Normandie ou le parcours sans fin à Ploubalay Bretagne (2004), ou encore Trilogie dans un jardin privé à St Jean Cap Ferrat (2003), ou enfin Le jardin des sept sorcières, un jardin à secrets, pour les éditions Gallimard à Paris (2008). Invitation à des déambulations rêveuses…Yann Kersalé s’octroie également un temps réservé à la recherche fondamentale pour des « expéditions lumières » qui sont des projets à très long terme. « Ce qui m’intéresse, c’est créer des transversalités, en sortant de tous les carcans techniques habituels. Mettons cela sur le plan de la curiosité à l’état pur. Travailler avec des chercheurs relève avant tout d’un état d’esprit, ou plus simplement de l’esprit. Je suis à la recherche d’une poésie dans les sciences, qui me nourrisse, m’enrichisse et me sorte de ce bocal où sont enfermés tant d’artistes. Alors je joue avec des spécialistes de l’eau, du vent, des fonds marins, du son…Je ne suis pas en quête de nouvelles technologies, mais d’échanges. J’aime voir leur façon de fouiller, d’appréhender, de trouver… À travers eux, je ne veux surtout rien « rajouter » à mes travaux, mais plutôt quérir toujours plus loin cette légèreté d’une œuvre qui a tendance à disparaître » indique-t-il. Dernièrement, il a monté sept expéditions lumières en Bretagne durant l’été 2011, et le résultat est présenté actuellement à Paris dans l’espace EDF, dans une exposition où les installations ont été créées pour le lieu spécifique. Comment notre dompteur de luminescences en est arrivé là ? Par quelles voies s’est-il frayé un chemin sous les spotlights ? Un caractère obstiné et déterminé lui ont permis de poursuivre ce parcours atypique. Il entre dans les années 70 à l’Ecole des Beaux Arts de Quimper avec dérogation spéciale puisqu’il est à peine âgé de 15 ans 1/2… Curieux de tout, la découverte du Land Art, des Nouveaux Réalistes et des Situationnistes lui montre que l’on peut créer des œuvres de manière non imposante. Il se rend compte qu’il lui faut trouver un médium, une forme
d’art, une manière de s’exprimer qui n’a pas été encore trop explorée. Tout de suite, il commence à « bidouiller » les projecteurs de diapositives de type carrousel fabriqués par Kodak. Il fait des jobs alimentaires qui le conduisent vers le Palace, temple de la « branchitude » à l’époque, et travaille dans le milieu des concerts de rock. Il reçoit ainsi une « éducation de chantier » où il trouve de grandes connivences entre la lumière et la musique. Il trouve ainsi un monde d’expérimentation pour la lumière, un laboratoire qui n’est pas une fin en soi, mais vraiment le point de départ. « Être artiste c’est une posture. Un choix de positionnement d’individus dans une société donnée, qui prennent des risques, qui sont en quête du sensible, de la réflexion, de l’intellect. Voilà une posture d’artiste qui se confronte au reste de l’humanité. Sinon, on fait de la décoration. Ce qui n’est pas péjoratif, mais c’est autre chose », aime t-il à préciser. Alors, lorsqu’on lui demande comment il se positionne sur la scène de l’art contemporain, sa réponse fuse immédiatement : « J’y participe et j’en vis. J’ai un atelier AIK dans lequel travaillent dix personnes. Mais il est clair que ma position est hors du circuit classique, celui qui passe par les galeries, les centres d’art, les musées. Les frac, fric et froc… Or c’est ce circuit qui permet d’être immédiatement identifiable, et donc promu avec telle ou telle étiquette en réponse à ce besoin présent de mettre les gens dans des boîtes. » Il prend en effet ses distances face au marché de l’art et aux relations mondaines du milieu qu’il fuit comme la peste. Il s’inscrit dans la réflexion menée par son maître à l’école des Beaux Arts de Quimper, devenu un ami, Jean -Louis Pradel, qui rappelle que : « l’art marchandise, comme l’art objet des concept-stores de l’art contemporain sont radicalement contestés » ! Yann Kersalé insiste sur le fait qu’il ne veut pas infléchir son art pour rester dans un réseau de production qui se vend, et « me retrouver dans les pages économiques des journaux, dans des bilans chiffrés sur la cote des artistes d’art contemporain dans le monde. Je me contente des pages culture »… dit-il, non sans humour. Et quand on lui demande à quel type de galerie il rêve, il précise : « la galerie idéale, serait pour moi un vrai partenariat de quête et de recherche. Un galeriste à la fois producteur et agent, un directeur de production comme au cinéma ou au théâtre, pour pouvoir mener à bien mes expéditions lumière. Une galerie atypique pour un artiste atypique ! » et il ajoute « aujourd’hui, le lieu d’expérimentation n’existe plus et la galerie en arrive presque à formater les œuvres. Elle prend des petits airs d’écurie, et moi je pense que les artistes ne sont pas des chevaux de course… les galeries ne se ruinent plus pour les artistes et leur rentabilité doit être immédiate. Je pourrais faire des pièces « spéciales marché », spéciales galeries, mais je n’en ai tout simplement pas envie ! » Un artiste radical et sans concession donc. Son complice, Jean Nouvel, résume bien le personnage, « il faut respecter les personnages secrets, les personnalités à tiroirs. Car ce sont eux qui créent les mythes. Je veux vous confier quelque chose : cet innocent est dangereux pour les idées reçues ». Isabelle de Maison Rouge
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7 Question + 1 Entretien avec Yann Kersalé photographies : Laurent Lecat
Anne de Vandière : Qu’est ce qui t’a amené au choix de ces 7 lieux ? YK : Le rapport à l’inversion et un clin d’œil aux ancêtres de la Bretagne. Les Celtes sont arrivés par la mer et ont pensé par la mer. En débarquant ici, ils ont appelé leur pays Pen Ar Bed : le début du Monde, alors que Finistère en latin finibus terrae signifie la fin de la terre. Mes 7 choix de sites ont été faits sur cette inversion et en fonction de celle ci. 1 - La mer, le fond de l’eau, des cathédrales d’algues la nuit. Première architectonique que je pouvais travailler en lumière artificielle. 2 - Présence de l’homme sur une île par un phare, architecture isolée par l’eau. 3 - Le sillon noir, langue et amorce de terre. 4 - Le chaos de Huelgouat, forme géologique de pierres rondes improbables. 5 - Les alignements de Carnac, architecture mystérieuse et présence humaine, bien avant la venue des Celtes. 6 - Le radome de Plomeur Bodou, objet contemporain même s’il a 50 ans d’âge. Apparition des images, des nouvelles technologies, objet de transmission. 7 - La ZAC de la Courouze, lieu méta-urbain, construit par l’homme, abandonné par l’homme puis reconstruit par l’homme. Trois maisons métaphores de la ville. Un parcours qui part du fond des océans, et qui se termine à la construction sur terre. Partir de la mer pour aller vers
la terre. Essayer de regarder la nuit et non le jour. C’est une histoire de point de vue. C’est une manière de se placer par rapport à l’expression du regard. Chercher dans les contraires quelque chose de sensible. AV : Pourquoi « plus à l’ouest » ? YK : Parce que le continent Euro-Asiatique est le plus grand et que je suis né à l’extrême ouest de ce continent, au bout du bout de cet immense territoire géo politique. Je suis convaincu d’être citoyen du monde, mais je viens d’ici. AV : Pourquoi « 7 fois » + 1 ? YK : 7 fois pour la comptabilité du temps par rapport à la semaine. Nous, occidentaux, comptons 7 jours par semaine. En revanche, les Celtes comptaient leur semaine en huit nuits. Donc, une nuit pour un lieu, à l’extrême ouest du continent. La huitième étant l’exposition à la Fondation EDF. AV : Qu’en est-il de la huitième nuit ? YK : La huitième nuit est une boîte noire, antithèse de la white cube. La quintessence de sept installations qui se regroupent en une seule pour former la huitième nuit artificielle. A l’intérieur de ce cocon d’ombres, vont se diffuser sous toutes sortes de manigances, la mise en abîme des 7 « matières lumières » captées. L’intégralité de l’espace sera sous une forme d’immanence des lumières 7 fois plus à
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l’ouest. Je veux dire par là une exploration de la projection sur la métaphore des écrans de captation. Un écran n’est ni forcément plat, ni forcément vertical, ni forcément une restitution à l’identique. La lumière et son réceptacle ne sont pas toujours ce que l’on croit ou ce que l’on voit. Chacun doit s’approprier sa part de vision. AV : Que veux tu dire par recherche de « lumière matière » ? Qu’est ce qu’une mise en abîme ? YK : Tout est une affaire de réflexion, de rebond, de transcendance. Que l’on prenne de la matière lumière brute (réflexion sur l’eau, glace, nuages), ou que l’on transforme un objet en l’éclairant d’une toute autre façon, on obtient une banque de lumières qui peut être à nouveau utilisée sur tous les supports de mon choix. De ce fait, chaque lieu du monde peut être redécouvert sous cette nouvelle forme de vision. La mise en abîme est quelque chose qui me fascine, depuis les peintures hollandaises du 17ème siècle. Dans un tableau, on découvre un autre tableau, puis un autre …Une sorte d’effet rebond dans la vision. Un tourbillon de vues qui existe dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit. J’applique, pour mon compte, cette réalité scientifique en créant un moteur de recherche. D’un travail donné je développe un autre travail qui lui même peut en donner un troisième. AV : Est-ce une prise de « risque » ? YK : Une incertitude d’abord. La part de risque dans une installation éphémère de ce type comporte ce que tout artiste peut rencontrer dans l’écriture de sa partition, puisque toute tentative de précision est illusoire. En étant in situ sur la forme, le travail est effectué en direct. Il est primordial. En se mettant sur le motif, on ouvre la porte à des éléments inconnus. Mais ce qui a toujours été l’apanage des artistes reste « les hasards heureux »… Parfois.
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AV : D’où vient cette envie de monter des expéditions lumières en parcourant le monde ? YK : A l’instar de 7 fois plus à l’ouest, l’idée est de découvrir de nouvelles formes, déjà révélées par la lumière solaire. Partir à la découverte de la terre, qu’elle soit géologique, construite par l’homme ou crée naturellement par un paysage en mouvement. Tout de nuit peut être redécouvert, pour peu qu’un plasticien comme moi veuille bien y poser un certain éclairage. AV : Quarante ans d’ombres et de lumières … Qu’est ce qui dans ton enfance, ton adolescence, parlait déjà de l’homme, de l’artiste d’aujourd’hui ? YK : Très jeune, j’ai eu un rapport à l’ombre et à la lumière qui m’ont laissé des traces. Enfant suractif le jour, j’éprouvais la nuit quelques difficultés à m’endormir. Dans l’attente du sommeil, je garde en mémoire des traces de lumières sur le plafond de ma chambre, des faisceaux de phares de voitures entre les persiennes. Puis en pension, les piles électriques sous les draps, les quelques punitions où nous devions courir la nuit dans la forêt.A 16 ans, mon entrée aux Beaux Arts et la gravure qui m’a révélé la lumière dans les noirs. La photographie m’a plongé dans une quête d’ombres et de lumières sur les formes, projetées ensuite sur des écrans divers. Un travail sculptural, mais léger et subtil. A 19 ans, le Land Art révolutionne ma façon de voir. Intervenir en dehors de la galerie, du marché de l’art, c’est une ouverture sur le reste du monde. Et puis entre 16 et 21 ans, docker sur le port de Douarnenez. Des nuits à décharger le poisson sur les quais, et des petits matins à contempler les levés de soleil. Sans parler de mes veilles en mer lorsque j’étais matelot et que je prenais les quarts du dernier embarqué. J’ai vu des mers d’huile aux reflets argentés et des mers démontées sous des rayons de lune. Propos recueillis par Anne de Vandière Keriolet Aout 2011
p.18, de haut en bas : L’installation évoque celle réalisée dans la Zac de la Courrouze où se trouvent trois maisons abandonnées aux confins de l’agglomération de Rennes. Les fils de lumières qui parcourent ici le plafond de la salle deviennent la métaphore des autoroutes de la communication. Les Alignements de mégalithes de Carnac sont emportés par une danse mystérieuse, se balançant aux rythmes aléatoires et leurs ombres portées captées par l’artiste sont projetés sur des faux rochers qui paraissent animés. p.20-21, frise, de gauche à droite : Le Chaos du diable, apparaît sur l’envers d’un volume gonflable de forme irrégulière et translucide et la lumière sort de tous les interstices entre les rochers. Au Sillon noir, situé dans les alentours du Sillon du Talbert. L’artiste a planté 200 tiges couronnées, chacune, d’une touffe de leds. La vidéo qui en résulte est projetée sur des bandes verticales rigides fixées du sol au plafond dont les faces réfléchissantes font scintiller les images diffusées La verticale du Phare de l’île Vierge, se retrouve à l’horizontale dans le reflet sur la mer de sa silhouette auréolée de lumière bleue ci-contre : Le visiteur a l’illusion d’une plongée sous-marine, qui rappelle Prairies sous-marines, Océanopolis dans le Finistère. La lumière captée sur les bandes verticales très souples qui évoquent des algues pénètre l’espace et l’on doit passer entre pour se frayer un chemin.
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L’appel du nord Entretiens avec Jérôme Poggi, Emilia Stocchi, Jeannette Zwingenberger et Caroline Smulders
On parle beaucoup et l’on voit souvent les fameuses scènes émergentes que représentent celles de la Chine, du Brésil ou de l’Inde. Pourtant existe-t-il une réalité identitaire ou géographique derrière ces appellations ? Pourraiton également évoquer, telle que l’on la nommait autrefois une école du nord de l’Europe ?
Page ci-contre De haut en bas, de gauche à droite : A K Dolven, Sans titre, 2011 Peinture sur aluminium, dimension variable Courtesy Galerie Jérôme Poggi, Paris, et Anthony Wilkinson, Londres. Anna-Eva Bergman Pluie, 1974 Acrylique et feuille de métal 104.00 X 74 cm Courtesy Galerie Jérôme Poggi Knut Åsdam Blissed, 2005-2006 Archival C-Print contrecollé sur Aluminium 32,5 cm x 60 cm Courtesy Galerie Jérôme Poggi Per Maning Proposal For a Water Monument, 2010 80 X 60 cm Courtesy Galerie Jérôme Poggi
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Per Maning Stone No 1, 2008 Tirage pigmentaire sur papier archival 60 x 80 cm Courtesy Galerie Jérôme Poggi
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Knut Asdam,Tripoli, 2011, Archival Pigment Print, 160 cm x 280 cm Courtesy Galerie Jérôme Poggi
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Entretien avec
Jérôme Poggi Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
Isabelle de Maison Rouge : Tu réalises une exposition sur les artistes norvégiens, d’où vient cette idée ? Jérôme Poggi : Ce projet s’est construit à partir d’un travail mené depuis plusieurs années sur les écrits de Munch, à travers lequel je m’intéresse à une dimension de son œuvre pour révéler une autre facette de sa personnalité, qui s’éloigne de l’image quelque peu caricaturale et réductrice du peintre mélancolique du Cri, frappé dès son plus jeune âge par la maladie et la mort. Dans certains de ses écrits, on ressent une ferveur impressionnante, une foi dans la vie qui s’exprime à travers une vision mystique et cosmogonique du monde, qui est peut-être typiquement norvégienne. Pour Munch, la vie est en tout. Il la trouve même dans la pierre inerte, l’infiniment grand se retrouvant dans l’infiniment petit, etc. IMR : Pourquoi s’intéresser à ce que l’on nomme actuellement la scène artistique du Nord ? JP : Depuis ses débuts, ma galerie est associée à des artistes du nord de l’Europe, notamment Kees Visser, originaire des Pays Bas, qui a vécu aussi en Islande. J’ai constaté que toute une génération d’artistes français s’était installée dans le Nord de l’Europe, en Belgique ou à Berlin, car les conditions de travail pour les artistes y sont très favorables et parce qu’il y existe une scène institutionnelle très féconde. Par ailleurs, de nombreux collectionneurs importants sont implantés dans des pays protestants de l’Europe septentrionale, qui a connu une développement économique très important ces dernières années. C’est le cas de la Norvège, qui était l’un des pays les plus pauvres
d’Europe jusqu’à ce que l’on y découvre du pétrole et des ressources naturelles gigantesques. En l’espace de quelques décennies, la Norvège est devenu l’un des pays les plus riches au monde, possédant un taux de chômage très peu élevé. Ces conditions permettent le développement d’une économie de l’art et la possibilité, pour les institutions, de se renouveler énormément. Par exemple, tous les musées déménagent dans de nouveaux lieux imaginés par les plus grands noms de l’architecture contemporaine, tel l’Astrup Fearnley Museum, l’un des plus importants musées privés d’art contemporain nordiques, qui sera abrité dans un bâtiment construit par Renzo Piano. Les pays du nord sont très en phase avec leur temps. Je dis toujours en riant que les changements climatiques à venir vont faire qu’Oslo, Bergen et la vallée des fjords seront la nouvelle Riviera européenne d’ici quelques décennies …Mais ce n’est peut-être pas si insensé que cela ! De nouvelles voies de transport maritimes vont s’ouvrir là-bas au fur et à mesure que les glaces fondent. On découvre des ressources naturelles insoupçonnées qui en font un pays économiquement fort. Le fonctionnement démocratique y est assez contemporain avec une notion plus participative liée à la qualité de vie. Les préoccupations environnementales des norvégiens sont très en amont des nôtres. Chez nous, le lien avec la nature s’est quelque peu atrophié alors que les pays nordiques et scandinaves évoluent au sein d’une civilisation encore très naturelle. La nature étant à mon avis un des enjeux fondamentaux du millénaire à venir, les enjeux qui lui sont liés se répercutent à tous les niveaux économiques, politiques, écologiques et artistiques…
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Peder Balke, Sans Titre, peinture à l’huile sur toile, 31x37cm Courtesy Galerie Jérôme Poggi
IMR : Retrouve-t-on ces préoccupations dans les travaux des artistes du nord en général ? JP : Oui, dans une certaine mesure. Je reprends l’exemple de Kees Visser, qui, comme beaucoup d’artistes de sa génération, s’est interrogé sur le devenir de la peinture géométrique abstraite dans les années 80. Tandis que certains artistes tels John Armleder et ses Furniture sculpture par exemple y ont répondu par des solutions d’ordre plutôt culturel, Kees Visser a renouvelé sa vision de la peinture par son expérience de la nature islandaise, en arpentant son territoire aux côtés des plus grands artistes contemporains comme Richard Serra, Richard Long, Daniel Buren ou Roni Horn dont il était le guide en Islande. En se nourrissant de l’histoire de l’art moderniste et du contact direct à la nature et au paysage, Kess Visser a ouvert de nouveaux champs de recherche dans sa pratique picturale et trouvé des solutions singulières aux questions que se sont posés les artistes de sa génération. IMR : L’art de la Norvège est peu connu, mais la figure de Munch est omniprésente. JP : C’est vrai, Edvard Munch est sans doute le premier peintre norvégien à avoir connu une telle notoriété internationale.
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Mais après lui, plusieurs artistes ont également conquis une place sur la scène de l’art internationale. Je pense à des artistes comme Anna-Eva Bergman dont on redécouvre aujourd’hui l’importance et la modernité, ou à Knut Asdam, Per Barclay, AK Dolven ou Vibeke Tandberg qui, dans les années 90, ont acquis une notoriété bien au-delà de leurs frontières. IMR : A quoi, l’attribues-tu, en dehors de bonnes conditions matérielles? JP : C’est un peuple de voyageurs, un peuple de vikings, donc d’explorateurs. Sur le plan linguistique, forcément, ils sont très ouverts. Ils sont obligés car leur langue est peu parlée. Je suis surpris quand je voyage à Oslo de voir dans le tramway que tous les jeunes norvégiens lisent directement en anglais, sans pour autant renier leur langue. C’est un peuple de voyageurs depuis la nuit des temps, qui, sur leurs drakkars fendaient les mers et partaient à la découverte du monde dans des bateaux fascinants, aussi fragiles que performants. L’idée de partir à la découverte du monde est quelque part intrinsèque à la culture norvégienne. Les artistes norvégiens ont tous énormément voyagé.
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geographie
IMR : Peux-t-on parler d’un art norvégien ? JP : Mettre en avant l’identité de la Norvège dans l’art n’a pas beaucoup de sens. Il n’y a pas, en dehors de ces considérations que l’on vient de soulever, un art norvégien immédiatement identifiable. Je repense cependant à un texte de Jean Clair qui disait que les lieux dans lesquels on est élevé ont forcément une empreinte sur notre façon d’être au monde. À moins d’être totalement nomade et sans attaches, on est quand même marqué par le territoire auquel on appartient. Mais il convient de bien distinguer l’idée de territoire et celle la nation. IMR : Dans ta galerie tu consacres une exposition aux artistes norvégiens mais pas uniquement contemporains ? JP : En effet, elle démarre avec le grand peintre Peder Balke (1804-1887) à qui Louis Philippe avait acheté une série de peintures qui sont aujourd’hui au Louvre. Lors de son exil en 1795, Louis-Philippe a fait un long voyage en Norvège où il a été énormément marqué par la beauté des paysages et la force de la nature. Lorsque Balke voint à Paris quqlues années plus tard et sollicité une audience auprès du Roi, ce dernier le rencontra immédiatement, toutes affaires cessantes, pour passer trois jours avec lui à évoquer ses souvenirs du Grand Nord. C’est un peintre fantastique recherché par les plus grands amateurs d’art. Nous présentons une de ses peintures à l’huile des années 1870, provenant d’une collection privée anglaise, en regard d’une installation vidéo d’Anne-Katrine Dolven, l’une des grandes représentantes de l’art contemporain norvégien. Un des traits de la modernité en Norvège est qu’il y a eu beaucoup de femmes reconnues en tant qu’artistes. Je ne saurai dire à quoi c’est dû, peut-être une société plus libre. Peut-être est-ce lié à la fameuse Bohême de Christiania (ancien nom d’Oslo), plus libertine, plus libertaire, plus tolérante. Nous présentons également des œuvres d’Anna-Eva Bergman, autre artiste femme très reconnue même si on l’a longtemps perçue dans l’ombre de son mari, Hans Hartung. Ces figures historiques dialoguent avec cinq artistes contemporains de plusieurs générations (50 ou 35 ans), dont trois ont représenté leur pays à la Biennale de Venise : Per Barclay, Knut Åsdam et Per Maning. IMR : Si l’on reste sur une vision caricaturale basée sur des idées reçues, la Norvège apparaît comme un pays où il se passe peu de choses, pourtant elle a été le terrain d’une tuerie qui s’y est déroulée récemment et nous a tous choqué. JP : Ce pays, qui ne connaît pas de difficultés sociales manifestes a en effet été le théâtre d’une immense tragédie, qui témoigne de ce qu’aucun pays ne peut se croire à l’abri de la barbarie et des tremblements qui agitent la société mondialisée. En même temps lorsque j’ai vu les photograhies dans la presse de ce criminel, j’ai pensé à une série de tableaux que Munch a peint, représentant un meurtrier hagard, faisant face au spectateur. Au-delà des clichés associés au rapport fondamental que les norvégiens entretiendraient avec la nature, de nombreux artistes font
Il y a tout un renouvellement de la scène institutionnelle, comme de l’économie de l’art dans ces pays et je crois qu’au-delà de ces aspects, les pays scandinaves sont très en phase avec leur temps. également preuve d’une attention particulière à la société dans toutes ses composantes humaines, psychologiques, sociales et politiques. Je pense à Knut Åsdam, qui aborde la question du paysage, loin d’être des images naïves, bucoliques liées à la représentation d’un Eden primitif. Son travail est très orienté sur l’architecture, l’urbanisme, les relations humaines. Il travaille souvent sur la jeunesse, représentée dans l’exposition par une photographie d’un baiser entre deux jeunes, un métis et une norvégienne, devenue une icône de l’art norvégien contemporain. Cette image évoque le fameux baiser de Munch, ce qui la rend certainement très emblématique, mais elle témoigne aussi de la violence et de la tension contenue dans les relations humaines, notamment multi-culturelles. IMR : Cela correspond-il à quelque chose de précis dans la démarche que tu mènes avec d’autres acteurs de l’art, à un besoin de jeter un coup de projecteur sur une scène européenne moins connue, une sorte de « norsk connection », comme une alternative aux scènes chinoise, russe, indienne ou brésilienne que l’on découvre et nous présente depuis peu comme des pays émergents? JP : Il est vrai qu’il y a eu ces importations, un peu massives parfois, un peu caricaturales, parce que précipitées, de scènes artistiques entières révélées dans quelques expositions phares. Mais, il faut bien le dire, ce sont des continents tellement énormes qu’il faudrait bien plus de temps pour les voir avec un peu de discernement, notre regard reste très occidental sur ces productions. On peut, avec plus de circonspection, regarder ce qui se passe aussi en Europe. Il y a eu par exemple ces dernières années un travail d’exploration de la scène artistique de l’Europe de l’Est, qui a révélé beaucoup d’artistes très intéressants. Je suis persuadé que le même travail doit être fait avec la Scandinavie et l’Europe du Nord. Pour ma part, cela fait longtemps que j’ai fait mienne la devise de ce grand pionnier écologue rêne Dubos, « think globally, act locally ».
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Per Barclay, Rue Visconti 11 (Paris) Tirage photographique de la Rue Visconti, Courtesy Rue Visconti & Galerie Jérôme Poggi, Paris
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geographie
Entretien avec
Emilia Stocchi Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
Isabelle de Maison Rouge : Dans le cadre de l’exposition Norsk que vous présentez conjointement avec la galerie Jerôme Poggi, je voudrais vous interroger sur le sens d’un questionnement géographique dans l’art ? Emilia Stocchi : Je suis italienne, donc du Sud de l’Europe, mais en Italie déjà on sent le contraste entre Nord et Sud et au sein de mon éducation je l’ai vraiment senti. En tant qu’italienne vivant en France depuis 20 ans, je suis plutôt sensible à ces questions de géographie, et particulièrement dans le sens Nord/ Sud…Toutefois, il me semble que cette question Nord/Sud s’est déplacée depuis 10 ans plutôt vers la question du centre. Je pense qu’il y a plusieurs centres et qui se déplacent, d’ailleurs. Pour nous pays du Sud, ceux de l’extrême Nord et notamment les pays scandinaves sont assez mal connus. Déjà, on peut se poser la question de leur rattachement à l’Europe puisque cela ne passe pas par le truchement de la monnaie. De plus, leurs artistes voyagent beaucoup, mais ils restent très attachés à leurs pays. Je constate que nous sommes poussés par la curiosité de partir à leur découverte. Nous sommes séparés d’eux par des eaux, par la langue, les traditions. Pourtant dans l’histoire de l’art il y a toujours eu des échanges entre la peinture du nord et celle du sud, et particulièrement sur la recherche de la lumière. Cet échange se poursuit à travers le temps. Effectivement on a cette attirance vers cette culture différente. IMR : En effet sur le plan visuel, peut-on se poser la question de cette différence entre la production artistique du Nord de l’Europe ou du Sud, cette question a-t-elle du sens, est-elle pertinente ? ES : Oui, il me semble important de réfléchir à cette influence sur les arts visuels, de la question de la vision, liée à l’implantation géographique. Je pense que cet échange
entre Nord et Sud est complémentaire et indispensable parce qu’il se nourrit de ces différences. Je ne mesure pas en terme de volume de pourcentage la représentation et le taux de présence dans les collections des pays du sud des artistes du nord et vice versa, mais il me semble que se serait intéressant de pousser cette étude. Mais je pense que toutes ces différences s’estompent un peu. Un artiste d’origine du nord qui vit à Londres, par exemple, conservet-il des influences de son pays de naissance ? Peux-t-on, à travers leur travail, repérer des caractéristiques communes à ces artistes pour comprendre leurs origines ? Si on cherche bien on va en trouver, mais cela ne saute pas aux yeux à priori. C’est vrai qu’aujourd’hui ces questions de géographie sont plus ténues… IMR : Il semble qu’aujourd’hui l’on se pose des questions à caractère géographique : à quoi correspond un pays ? Estce en terme de frontières nationales ou plutôt sur la notion de territoire ? Je suis frappée par l’expression actuelle de « scène artistique », l’on entend tout le temps prononcée cette formulation de scène française, scène européenne… ES : Effectivement, ce rapport au sol est pertinent, à quel pays appartient-on si l’on regarde toutes ces transformations dues aux flux migratoires. Je suis italienne vivant en France, je n’ai jamais payé d’impôts dans mon pays, mais je ne vote pas dans le pays où je vis… L’histoire est différente avec les générations qui se suivent. Ce n’est pas mon cas, mais je suis entourée d’amis qui sont d’origine italienne, mais nés en France, ou de parents marocains ou tunisiens ou algériens et qui se considèrent comme complètement français. Mais en même temps ils ne le sont pas uniquement parce que leur culture est constituée d’un mélange intrinsèque. Dans le monde de l’art, si je prends l’exemple des biennales, l’ensemble est devenu totalement
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Edvard Munch, Mélancolie (Etude de rochers et bord de mer), circa 1896-1902, pastel sur papier, 25 x 35,5 cm Courtesy Galerie Jérôme Poggi
international. Celles-ci s’enclavent dans différents pays et organisent cette circulation et des passerelles plus faciles d’une culture à l’autre. Dans le même temps, on sent un mouvement de balancier à cette ouverture, on sent une peur, un désir de ne pas oublier d’où l’on vient, où se trouvent ses frontières, ses racines…. C’est toujours un mélange entre les deux, cette envie de nuancer et dépasser les frontières (par les biennales, foires internationales, résidences d’artistes à l’étranger) mais les pays se posent aussi des questions sur la reconnaissance de leur scène nationale à l’étranger. Ce questionnement par rapport aux origines, par rapport à la formulation de ce qui fait la scène d’un pays se pose encore toujours. On voit en effet dans les pays du Nord un soutien très fort de leurs états qui donnent énormément de bourses à leurs artistes pour les aider à avoir un rayonnement international. Il existe une ambivalence par le fait que la question de l’identité s’estompe en partie à travers ces scènes artistiques par ce qu’elles sont de plus en plus mélangées, mais il y a toujours cette recherche de devenir une entité face aux autres. On parle en effet en ce moment d’une scène européenne qui veut se distinguer des scènes asiatiques, africaines, sud-américaines, on réfléchit de plus en plus en terme de continents…Le nom de scènes « émergentes » me pose toujours beaucoup de problèmes.
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Il est d’usage, il a son sens, mais le mot émergent que signifie-t-il vraiment ? Il indique peut-être qu’à un moment donné, il y a un ensemble de recherches communes, une dynamique… C’est un terme à manipuler avec des pincettes s’il est appliqué à l’âge ! Cela m’échappe un peu, je l’avoue, même s’il est très employé par tous les ministères ou toutes les entités culturelles et politiques. Ces réflexions me portent à constater l’émergence (pour le coup…) de ce que l’on nomme actuellement une scène européenne, mais qui existait déjà, mais peut-être est-ce une volonté de prise de conscience face à ces grands blocs asiatiques ou autres, et correspond à un besoin de se fédérer en Europe pour garder une certaine place sur l’échiquier artistique. IMR : De même que le mot « scène » n’est employé que depuis peu pour qualifier ces regroupements géographiques. On constate des transformations dans le vocabulaire utilisé dans l’art contemporain international, des glissements sémantiques…. ES : Oui, vous avez raison, c’est intéressant. Le mot scène veut préciser quelque chose qui est de l’ordre de la représentation et est lié à des volontés gouvernementales ou para-étatiques d’un pays. Cela a des avantages et des inconvénients, en tout cas, là aussi cela a toujours existé
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geographie
sauf que l’on l’appelait autrement. Mais c’est vrai, si l’on parle d’une scène européenne, toutes les disparités Nord/ Sud, mais aussi Est/Ouest vont peu à peu se gommer et l’on parlera plutôt de zones géographiques moins liées à l’hémisphère, mais avec des grands blocs, comme l’Asie au sens large, l’Afrique, l’Inde, le Brésil, et le Moyen Orient… qui sont des zones culturelles. IMR : On pense le monde selon une autre géographie, et qui plus est qui n’est pas figée ? ES : En effet, les curseurs se déplacent de tous points de vue, même économiquement. Ces questions Nord/ Sud sont à envisager différemment. Je pense que l’Equateur se dématérialise de plus en plus. La géographie, avec ses fuseaux horaires et ses données traditionnelles de coordonnées et emplacements du Pôle Nord ou du Pôle Sud reste, mais les frontières changent, la grille de lecture évolue. IMR : C’est donc un point de vue aussi bien géographique qu’historique ? ES : Oui, c’est aussi un changement de mentalités et de générations, on sent une ouverture à d’autres langues qui est inévitable. On verra de manière tangible ces transformations. Le changement de visions des découpages géopolitiques va se faire sentir très vite, avec un grand nombre de départs à la retraite dans les centres d’art, les comités d’achat, les ministères et l’on verra arriver une génération plus sensible à ces préoccupations. Cela viendra par des initiatives telles que fédérer en Europe les principaux lieux d’expositions de l’art contemporain, monter des résidences d’artistes ou dans le domaine de l’éducation… IMR : A l’heure où les frontières paraissent raccourcies, grâce à l’évolution technologique et la démocratisation des transports, cela permet une plus grand mobilité des objets mais aussi des gens, des acteurs de l’art et des pensées. Mais finalement, lorsque l’on regarde l’histoire cela a toujours existé, ce n’est pas nouveau, l’artiste a toujours été très mobile, à la renaissance, il circulait de cour en cour. La place de l’artiste et de l’art est donc au cœur de ces questions contemporaines ? ES : Oui, tout à fait, l’artiste se déplace pour présenter sa culture, mais aussi pour s’imprégner d’une autre et c’est vrai que cela s’est fait de tout temps, mais maintenant c’est plus simple et plus rapide effectivement, ne serait-ce que pour pouvoir se parler à distance via internet et mettre en place des conférences. Cette année, j’ai participé à un colloque à l’Unesco autour de l’art public et je pense que ce type de sujet de définitions de zones géographiques sont intéressantes à aborder dans des colloques parce qu’ils croisent des acteurs de l’art, mais aussi des urbanistes, des sociologues …des gens différents sont donc réunis autour de ces sujets. Les visions de pays différents sur les mêmes thématiques dans ce genre de réunions font vraiment mûrir le sujet et permettent de passer à un stade supérieur. Cela a l’avantage de s’interroger à un autre
C’est toujours un mélange entre les deux, cette envie de nuancer et dépasser les frontières (par les biennales, foires internationales, résidences d’artistes à l’étranger) mais les pays se posent aussi des questions sur la reconnaissance de leur scène nationale à l’étranger. niveau, sur des questions telles que : que signifie le nom scène européenne ? est-ce uniquement des pays situés dans la zone euro qui aujourd’hui connaît des bouleversements ? ou comment penser la présence de tous ces turcs en Allemagne, par exemple, qui se considèrent comme des allemands à part entière ? ou même, la population belge qui reçoit sur son sol le siège européen et vit elle-même une séparation politique entre flamands et wallons et qui a accueilli quantité d’émigrés…Le sujet art & géographie mérite en effet d’organiser un colloque international, et est vraiment pertinent au moment d’une actualité importante. Il ferait prendre conscience que l’Europe est constituée à la fois de tout un pan de Méditerranée et de, peut-être, toute cette mer Baltique, donc deux mers qui représentent des zones importantes et qui astreignent à des conditions géographiques mais qui en sont des composantes géopolitiques, les enjeux ne sont pas les mêmes. Je pense que l’on vit la fin d’un système, les limites en ont été atteintes et cela correspond à ces redistributions de cartes géographiques. J’ai lu dans un article récemment une phrase de Philippe Stark qui disait que notre génération va connaître la pauvreté. Il faut donc que l’on revoit, reformule, redéfinisse nos besoins. Notre époque n’est pas simple mais très enrichissante, car nous sommes obligés de laisser un peu de côté de nos identités pour aller vers plus de solidarité en réseaux européens. Cela peut–être intéressant de regrouper les forces et les ressources aussi bien culturelles que celles du sol. Nous en sommes arrivés à un moment naturel et inévitable de se souder. Une crise est toujours finalement un moment important pour l’art qui a toujours son rôle qui est de fédérer. Je crois beaucoup à cela. Emilia Stocchi, directrice de la structure Primo Piano, lieu privé à but non lucratif soutenant la création contemporaine
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La pièce à conviction de Michel François qui semble être une vitre brisée, est en fait, vue de près une photographie en trompe l’œil, collée sur le mur. La brisure du choc sur la vitre est saisie en instantané comme un arrêt sur image.
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Entretien avec
Jeanette Zwingenberger Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
Isabelle de Maison Rouge : Revenons sur l’exposition que tu as organisé avant l’été sur la scène artistique belge contemporaine à la fondation Hippocrène. Comment a-telle été reçue ? Jeanette Zwingenberger : Elle a été très bien accueillie car on pouvait y retrouver des artistes célèbres de Belgique, comme Ann Veronica Janssens et Michel François, qui ont représenté la Belgique lors de la Biennale de Venise en 1999, et ont également été deux acteurs importants au Festival d’Avignon cet été. Ou encore Johan Creten, très célèbre aussi en France. Mais les visiteurs ont aussi pu faire des découvertes. IMR : Pourquoi avoir choisi de montrer les œuvres d’artistes de ce pays ? JZ : Tout d’abord, parce que la fondation Hippocrène, qui m’a invité, réalisait la dixième rencontre intitulée Propos d’Europe autour d’expositions d’artistes européens qui marque la spécificité de cette organisme, dont les locaux se situent dans un endroit magnifique qui est l’ancienne agence de l’architecte Mallet-Stevens. Et puis, surtout, parce que je suis la scène belge depuis longtemps. Il y a deux choses, d’une part pour des raisons fiscales de nombreux collectionneurs habitent en Belgique, mais aussi parce contrairement à la France, se sont plus des initiatives privées qui portent l’art en Belgique. On y trouve des acteurs privés très dynamiques, des collectionneurs qui achètent et qui ouvrent les portes de leurs collections et il existe de grandes galeries, et les artistes eux-mêmes sont dynamiques et savent faire bouger les collectionneurs. Il faut souligner aussi que les différentes entités fédérées
par l’État belge ont déployé un des tissus institutionnels et privés les plus développés en Europe. Des centres d’art, des musées, des galeries et des collectionneurs encouragent alors une vitalité qui se développe avec des artistes qui viennent de toute l’Europe. IMR : Penses-tu que cet exemple pourrait donner des envies et susciter des désirs en France ? JZ : Il y a en France une sorte de refus de la peinture et du dessin, mais qui commence à changer. La Belgique est un pays d’une immense diversité et d’une grande vitalité artistique. Paradoxalement, le Royaume de Belgique, pays qui accueille dans sa capitale, Bruxelles, les principales institutions de l’Union Européenne (le Conseil européen, le Conseil de l’union européenne et la Commission européenne), vit un déchirement politique entre ses deux principales communautés linguistiques, la Communauté flamande, d’expression néerlandaise, et la Communauté française de Belgique. Au niveau politique et géopolitique il existe une lutte, un conflit très violent. L’histoire nous a appris que dans la difficulté se forge souvent une scène artistique importante, en alerte et active. Toutes ces diversités de langues et de cultures se retrouvent dans l’art contemporain qui témoigne d’une grande liberté. Ainsi se rencontrent simultanément forme et informe, rigueur et spontanéité, mais également un dialogue avec l’histoire qui enrichit les oeuvres. L’engagement personnel, toujours en dialogue avec la richesse culturelle de ce pays, et une grande solidarité entre les artistes, ainsi qu’un goût pour la fête, caractérisent la scène belge. Dominique Païni, commissaire de l’exposition ABC pour Art Belge
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Ci-dessous : Cette pièce d’Ann Veronica Janssens fait référence à une histoire personnelle. En l’an 2000, elle se rend compte qu’elle est absente de l’annuaire téléphonique, bien qu’elle vive toujours à Bruxelles. Dans ce livre des habitants de sa ville, elle devient un trou noir. Durant la nuit Johan Creten se promène dans le métro parisien avec cette langue qui date de 1986, elle devient un objet qui le protège, une arme, une référence érotique ou un enfant…
Contemporain, au Fresnoy en 2010, soulignait que « la Belgique est probablement un des rares pays au sein duquel cohabitent en s’influençant mutuellement deux tendances généralement tenues comme contradictoires dans l’art après 1945 : un courant conceptuel et minimaliste, et un courant post-dadaïste parfois potache, au risque de l’idiotie burlesque ». Aujourd’hui la peinture et le dessin représentent une grande scène internationale. IMR : Penses-tu que cela ait du sens de parler de géographie de l’art ? Est-ce que les scènes nationales existent encore ou bien avons nous basculé dans un art international ? JZ : Cette fameuse phrase « think global, act local » (Patrick Geddes), penser globalement et agir localement, m’intéresse. Je suis allemande d’origine et j’ai fait ma thèse d’histoire de l’art sur Holbein le jeune, et je vis à Paris depuis 20 ans. Je pense que chaque culture, chaque langue possède en elle-même une certaine approche, une certaine perception du monde. C’est cela que je montre dans cette fondation Hippocrène tournée vers les expressions européennes. On trouve des spécificités. Dans l‘art belge, cela se perçoit au niveau des langues, un certain humour, la traduction de la BD, Tintin notamment, la dérision … tous ces éléments en sont des caractéristiques. Il n’est pas question de parler de nationalisme, mais il convient d’en souligner la spécificité. IMR : Peux-t-on parler à ton avis d’une scène européenne qui serait face, mais pas en concurrence à une scène américaine, russe ou indienne ou chinoise par exemple ? JZ : Je suis, comme Dante dans son exil a été le premier à l’écrire, une citoyenne du monde, mais il y a une histoire et des questions européennes que je défends parce qu’elles sont importantes et qu’il ne faut pas les gommer. Ainsi, par exemple, Johan Creten développe un vocabulaire plastique qui va de l’art flamand à l’art nouveau, cet entourage et ces traditions, les artistes s’en nourrissent et il faut en parler. IMR : On revient à la notion de cannibalisme que tu avait montré dans une exposition à la Maison Rouge ? JZ : Oui, parce que c’est important d’abord de dire d’où l’on est, d’où l’on vient pour expliquer ensuite où l’on veut aller. Le vocabulaire, la spécificité belge avec Rubens, James Ensor, Broodthaers indique un humour et une dérision sur soi-même qui leur est bien particulier. IMR : A la renaissance on assiste à de véritables influences mais aussi conversations et échanges entre école du Nord, école Flamande et école du Sud, école italienne, pensestu que ces regards croisés existent toujours ou bien est-ce complètement dépassé ? JZ : Il existe certains endroits comme à Berlin où les échanges sont très nombreux. Pour moi Berlin est le New York d’aujourd’hui. Bruxelles l’est aussi, et a été à un moment ce lieu d’échanges, mais à cause de l’Union européenne, elle est devenue une ville très chère. C’est un peu moins le cas aujourd’hui, mais il y 10 ou 20 ans c’était un milieu culturel intense, le carrefour de l’Europe.
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IMR : Et penses tu que l’on puisse continuer de penser selon un modèle Nord/Sud ? JZ : Oui, géographiquement, climatiquement, les endroits peu accueillants et un peu frustes comme le nord ou en Allemagne, Essen et Düsseldorf, sont des grandes métropoles d’art, comme une sorte de compensation. Quand le climat est clément, on est plus dans une culture de jardins paysagés qui a sa raison d’être, alors que le nord est plus propice à l’art et aux collectionneurs. Il y a vraiment un dynamisme industriel qui soutient l’art. IMR : Pourrais-tu qualifier cette vitalité de la scène belge ? JZ : Les belges voyagent beaucoup, parlent beaucoup de langues et savent qu’ils ne peuvent compter que sur leur propre énergie. En Belgique, les scènes actuelles sont Bruxelles, Anvers et Gand avec toutes ses richesses. La scène institutionnelle belge est actuellement en grande difficulté, mais elle est palliée par un fort dynamisme privé. Lors de la foire de Bruxelles, les collectionneurs ouvrent leurs portes aux autres collectionneurs, aux critiques d’art et ils prêtent, de manière très généreuse, leurs œuvres. Ce que j’ai constaté également chez les artistes belges, c’est une solidarité, par exemple Ann Veronica Janssens va régulièrement voir des jeunes artistes et les soutient, ce qui n’est pas forcément le cas en France. On sent une grande entraide et un échange intergénérationnels. Jeanette Zwingenberger est docteur en histoire de l’art et commissaire d’exposition indépendante.
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Avec cette nouvelle interprétation plastique, l’artiste Benoît Platéus crée un trouble dans l’univers de la BD en déjouant sa lecture habituelle, en y introduisant des accidents.
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Vues de l’exposition Pearls of the North au Palais d’Iéna. Crédit photographique : Rebecca Fanuelle Tous droits réservés aux artistes : (image du haut) Jacques Charlier, Kelly Schacht, The Plug ; (image du bas) Vera Cox, Lili dujourie
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Entretien avec
Caroline Smulders Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
Isabelle de Maison Rouge : Pourquoi le nord ? Caroline Smulders : Parce que j’en suis. Le point de départ de l’exposition Pearls of the North était très bête et 1° degré, j’avais envie depuis 25 ans que je suis en France de faire un projet sur cette notion totalement éculée et complètement oubliée du Bénélux, qui est une notion géographique, historique et économique dont j’ai entendu parlé durant toute mon enfance et qui a été engloutie dans l’Europe et qui n’existe plus. Mais, même jusqu’au moment où les gens ne savent plus que ce c’est que le Bénélux. La raison pour laquelle cela s’est cristallisé cette année, c’est, qu’avec tous ces remaniements cette année à la FIAC où de nombreuses galeries n’ont pas pu trouver de place, j’avais justement envie de montrer que l’on pouvait monter un projet collégial qui échappait complètement au marché, c’est à dire, faire quelque chose d’autre, d’accrocher différemment. La raison pour laquelle cela s’est passé dans le palais d’ Iéna, c’est que au moment où je suis entré dans cette salle hypostyle je me suis dit « cela ressemble au nord…Il y a un côté du nord, il y a une couleur du nord, il y a une froideur du nord… ». Il y avait quelque chose qui correspondait totalement à ce que je rêvais de trouver depuis des années. Tout à coup je me suis dit on va le faire. Après, les ennuis commencent : comment trouver 150 000 € ? Et comment motiver tout le monde alors qu’on est déjà en juillet au moment où tout le monde partait en vacances en France, mais grâce à Dieu il y a eu des décalages de calendrier, car les belges et les hollandais rentraient de vacances ce qui a fait que j’ai toujours eu des interlocuteurs pendant tout l’été. Mais c’est vraiment un projet collégial, ce n’est pas un ou deux directeurs artistiques qui ont une liste très établie d’artistes, la liste on l’avait évidemment mais elle regroupait 250 artistes et la manière dont on a travaillé, c’est vraiment de s’associer à une vingtaine de personnes qui ont quasiment tous été acteurs dans ce projet avec de véritables décision collégiales qui consistaient à se poser les questions suivantes : « qu’est-ce que vous pensez de untel et
si on montrait tel artiste et telle œuvre de tel artiste est-ce que vous seriez d’accord ? En fait, c’est comme si on s’était contraints à se donner des libertés, jusqu’à se contraindre à montrer un artiste qu’on n’aurait jamais trouvé et qui nous a été présenté par un des parrains. On s’est laissé la liberté de montrer un artiste qui ne vient pas d’une galerie repérée et n’est pas passé par les musées ou centre d’art X ou Y., pourtant ce n’était pas du tout le vilain petit canard, au contraire, il était très bien intégré…La seule obligation de cette exposition était géographique : des artistes du Nord, ou issus ou résidents dans le nord de l’Europe. IMR : Est-ce que cela se présentait comme un souvenir de l’école du Nord prodigieuse qui a existé dans le passé ? Y a-t-il une raison d’être encore à cette vision ou bien est-ce totalement obsolète à l’heure actuelle ? CS : J’avais envie de contredire l’idée de limites géographiques et de montrer que les artistes sont universels et traversent bien sûr les frontières, mais tout en donnant la possibilité au visiteur de remarquer que l’on trouve quand même beaucoup d’œuvre post-surréalistes et aussi beaucoup d’œuvres qui viennent certainement de toute l’abstraction géométrique de Hollande, de l’abstraction du début du siècle et qu’il y a beaucoup d’artistes qui viennent de là et qui ont tous énormément regardés Mondrian entre autres mais qui sont dans une idée beaucoup plus baroque en fait de l’abstraction. Mais on sent tout de même une identité géographique, mais qui s’universalise, c’est à dire que se sont des artistes qui ont évidemment tous regardé beaucoup la peinture allemande, qui sont pour la plupart extrêmement sophistiqués mais qui gardent au fond de leur cœur une appartenance à un côté totalement belge réaliste. Même dans leur conception conceptuelle on retrouve un côté post-broodthaersien qui est très étonnant et qui m’intéresse beaucoup. Mon envie était aussi de pouvoir dire à ces artistes, vous êtes dans un pays, mais vous en êtes
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sortis aussi. Une autre dimension qui m’a toujours intéressé est un côté très nationaliste d’un marché comme celui-la, qui est extrêmement soutenu par son propre pays et dont les artistes ne sont absolument pas connus dans le pays voisin, puisque mon pari était que personne, même les plus grand spécialistes ne connaissent pas tous les artistes et j’ai réussi, car effectivement aucun des visiteurs ne connaissaient tous les artistes, chacun faisait des découvertes. IMR : A l’heure où l’on parle toujours de mondialisation et même de globalisation, est-ce que ce projet ambitionnait aussi de faire une sorte de pendant européen du nord à toutes ces scène de pays émergents que l’on voit très régulièrement ? CS : J’avais envie de remettre à l’honneur des artistes plus âgés, puisque j’ai présenté presque 3 générations qui sont les piliers de la Hollande de la Belgique. Nous avons choisis volontairement 3 artistes qui ont plus de 70 ans, très importants mais extrêmement peu connus ici. J’avais envie de donner des sortes de pistes pour peut-être entraîner de grandes expositions de Lili Dujourie pourquoi pas , ou consacré à Ger Van Elk , ou Jacques Charlier, expositions qu’ils mériteraient d’avoir…Et j’ai remarqué que même les collectionneurs très sophistiqués étaient un peu perdus, ils avaient très vaguement vus leurs œuvres dans une ou deux expo à Paris, je sentais bien que leurs connaissances dans ce domaine étaient très vagues. Cela m’intéressait particulièrement de remettre quelques points historiques, en pointillé sans aucune volonté d’historienne d’art, je ne voulais pas du tout dresser un panorama de l’art actuel du
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Vue de l’exposition Pearls of the North au Palais d’Iéna Crédit photographique : Rebecca Fanuelle Tous droits réservés aux artistes : Kees Visser, Esther Tielemans
Bénélux… Au contraire, j’ai brouillé les cartes, j’ai préféré renverser le panier, faire quelque chose de volontairement très aléatoire, pour retrouver quelques bases et quelques routes de départ et dire aux gens, si vous vous intéressez à tel artiste allez donc voir tel musée ...etc. C’est donc plus une invitation à la découverte et à creuser en profondeur et surtout ne pas être dans la globalisation. IMR : Le public français a été surpris parce qu’il connaissait peu cette scène artistique, mais en revanche as tu pu faire venir beaucoup de personnes du Bénélux ? CS : Les collectionneurs de ces pays étaient en effet tous là et ils venaient aussi pour soutenir leurs artistes, ravis de voir leurs artistes là dans ce lieu sublime. Ces trois pays se sont vraiment mobilisés et ont beaucoup aidés leurs artistes. Les trois ambassadeurs étaient présents. L’ambassadeur du Luxembourg est même revenu voir l’exposition, car il était tellement content, je n’ai jamais vu ça ! IMR : Paris devenait à leurs yeux une place importante ? CS : Oui c’était pour eux un vrai enjeu, ils ont compris que c’était important de faire ce projet durant la FIAC, que le lieu était inédit et que le conseil économique et social qui n’avait absolument jamais ouvert ses portes à l’art contemporain auparavant n’est pas une boîte blanche et pour moi c’était primordial qu’il puisse s’approprier le projet. Il était essentiel à mes yeux que les gens qui travaillent dans ce lieu non seulement ne soient pas dérangés par notre intervention, mais surtout qu’ils puissent s’y intéresser. Mon pari était, qu’au moins un employé, dise aux médiateurs : on voudrait
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en savoir plus et pourquoi pas avoir quelque chose chez nous…Et nous l’avons gagné. Mon idée un peu utopique que j’ai toujours, c’est que ce type de projet peut ouvrir des portes, cela collait avec l’enjeu du président du CCE qui est faire de cet endroit un lieu ouvert à tous et convivial. Il a été notre plus grand défenseur pour remettre de la vie dans cet endroit. Les artistes aussi se sont beaucoup investis, ils sont venus, sont revenus, ont rendu cet endroit vivant. Je voulais surtout éviter que cela se fige et devienne un endroit pris dans la glace, c’était un lieu de vie. IMR : Il existe une grande différence entre les mentalités françaises et celles de la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, mais aussi en Allemagne, sur la notion de collection ? CS : Les belges sont des gens très curieux. Je dis toujours que quand on a vécu avec Tintin et Babar on ne peut pas être pareil parce que l’on commence sa vie avec des notions qui sont totalement imaginaires, c’est la base de leur culture et peut être que c’est ce qui donne cette curiosité. Je crois que tous les petits pays sont toujours curieux. Pour les hollandais la dimension est encore différente parce qu’ils vivent dans la peur d’être inondés en permanence et il y a toujours cette référence à la précarité de la vie, avec un côté assez rigide, il existe une froideur, mais qui est complètement contrebalancée par un humour qui m’enchante absolument et donc les collectionneurs ne sont pas les mêmes. Non seulement ils soutiennent de manière très active leurs artistes, parce qu’ils se rendent bien comptent qu’ils sont dans un tout petit pays et que s’ils ne le font pas, personne ne le fera à leur place. Mais ils vont aussi voir ailleurs, ce sont des gens qui bougent énormément, qui, comme il existe trois ou quatre langues dans leur pays, parlent un peu tout, se déplacent très facilement. Cette curiosité en effet domine et peut-être que l’art contemporain est plus normal, pour eux, que pour les français, qui sont quand même toujours assis sur leurs consoles XVIII° s (mais cela commence à bouger) avec une vraie culture littéraire qui n’aide pas à regarder, parce qu’étudier un texte et regarder une œuvre ce n’est pas la même chose. Il y a en France une non culture du voir, qui commence par l’enseignement, mais maintenant tout doucement on introduit une histoire des arts au collège, mais on n’en est pas au niveau des nordiques pour qui cela commence très tôt. IMR : Penses tu qu’il existe une différence de mentalité qui pourrait être liée à des origines religieuses très anciennes entre protestants et catholiques ? CS : Non parce que l’on est catholique en Belgique aussi. Non je ne pense pas, le système des commanditaires étaient le même. Mais ce qui est clair effectivement c’est qu’en France on n’ose pas montrer ce qu’on achète, en Belgique aussi et en Hollande plus ou moins…Ce ne sont pas des gens chez qui on entre facilement. IMR : Je pensais qu’en Belgique on avait beaucoup plus facilement accès à des collectionneurs qui montrent leur collection ? CS : Non je ne trouve pas tant que ça…je ne dirai pas ça. La
J’avais envie de contredire l’idée de limites géographiques et de montrer que les artistes sont universels et traversent bien sûr les frontières. peur du fisc est encore très forte, ils ont tous une attitude très étonnante vis à vis du fisc, on retourne dans Tintin. Dans mon expérience je n’ai pas eu ce sentiment, en revanche, j’ai plus eu la sensation que, comme il se trouve en Belgique et en Hollande, beaucoup de très grosses industries, ce sont des gens qui ont voyagés à travers le monde et sont de ce fait plus ouverts, parce qu’ils ont vus l’art sud américain… Ils ont achetés le premiers (notemment le Stedleck museum) ce sont eux qui ont achetés, avec les musées américains, les 1° œuvres des artistes pop, ici en France on était très en retard…En Belgique on trouve des œuvres très importantes dans les collections, même publiques, pas seulement dans les collections privées. IMR : Et à côté de cela tu disais qu’ils soutiennent vraiment leurs artistes CS : Oui, c’est une chose très étonnante, la France a toujours été un gruyère dans le sens où l’on accueille très largement et volontiers tout le monde, et plus on est étranger, plus on a de chance de faire son trou en France, alors que la Belgique et la Hollande, c’est vraiment l’idée du petit pays qui regarde et qui soutient ses artistes, c’est presque un enjeu national. Dans le palais royal de Bruxelles, il y a eu plusieurs commandes passées à des belges, cela va jusque la. IMR : En Hollande également, on voit de nombreuses collections d’entreprises qui ont dans leur collection un énorme fonds d’artistes hollandais ? CS : Oui absolument et les fondations aussi. Cette exposition c’est faite d’ailleurs comme cela à partir de tous mes souvenirs de visites de ces collections. IMR : Le bilan est positif, les français on vu ces artistes du nord CS : Oui et j’en suis ravie car j’ai eu de nombreuses questions, telles que :comment faire pour revoir les œuvres de tel ou tel artistes. Je vois des ramifications se créer et c’était vraiment le but. J’ai donné une sorte de bouquet pour que les gens puissent ensuite creuser et faire vivre ce projet plus longtemps en lui donnant des racines. Mais j’adorerai que se soit le n°1 d’un feuilleton qui se poursuivrait. Caroline Smulders dirige une galerie mobile ILOVEMYJOB et a été directrice artistique de l’exposition Pearls of the North au Palais d’Iéna siège du conseil économique, social et environnemental, du 14 au 23 octobre 2011. http://www.ilovemyjob.eu
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Sandra Mulliez devant l’oeuvre de l’artiste Adrián Villar Rojas au jardin des Tuileries, Poem for Earthlings, réalisée grâce à la SAM art projects
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Sandra Mulliez Entretien avec
Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge Photographies par Valerie Broquisse
Collectionner l’art contemporain ne veut pas dire accumuler les œuvres. C’est un véritable engagement pour soutenir l’art de son époque. Avec le SAM Art Projetcts, Sandra Mulliez va plus loin. Portrait d’une dynamique et originale mécène. Isabelle de Maison Rouge : à quel moment t’es-tu intéressée à l’art ? Sandra Mulliez : L’intérêt pour l’art remonte à mon enfance. Je dessinais, je dessinais beaucoup, je suivais des cours d’art et j’ai eu un prix très tôt, toute petite. Je regardais aussi des livres et des livres, de la collection Skira de mes grands -parents; je passais mon temps à ne faire que cela ! Mais collectionner c’est autre chose ... IMR : Justement, qu’est-ce qui t’as amené à collectionner ? SM : J’ai toujours aimé l’art et j’avais quelques œuvres d’art, peu; c’était essentiellement des copains qui me donnaient leurs œuvres au Brésil. En France, après, je faisais des documentaires, je n’étais pas dans le milieu de l’art et je n’avais pas les moyens de m’acheter de l’art, c’est cher l’art ! Avec mon mari, on a commencé à collectionner, je pense qu’il est venu grâce à moi vers l’art plastique, mais il a réellement lui-même une âme d’artiste, il a toujours fait de la musique, du cinéma etc… mais les arts plastiques, il y est venu par moi. Et nous avons commencé à collectionner ensemble. Et collection amène engagement, nous nous sommes dit : il faut aller plus loin et c’est là que l’on a senti qu’il fallait devenir mécènes et créer une structure qui puisse aider la création de notre temps. Nous avons dans un premier temps décidé de créer une résidence pour accueillir deux artistes hors d’Europe par an, dans la Villa Raffet, puis nous avons créé dans la foulée un prix qui est remis chaque année à un artiste résidant en France et nous avons monté un dossier
pour être acceptés en tant que fondation. Elle s’appelle SAM art projects, ce qui signifie Sandra et Amaury Mulliez, et a été lancée en avril 2009. IMR : Parce que tu as toujours considéré que la collection, vous la montiez à deux, puis la fondation s’est faite à deux aussi, c’est une aventure de couple… SM : Jamais je ne peux dire que c’est moi toute seule, c’est un vrai projet de couple et sans mon mari je ne pourrai pas le faire. Et ce n’est pas uniquement sur le plan financier, j’ai vraiment besoin de mon mari, parce qu’il a un regard différent du mien et qu’il m’aide à voir plus clair. Je suis liée à mon mari et ce projet c’est un vrai projet à deux. Cela nous apporte beaucoup au quotidien, beaucoup d’engagement, beaucoup de travail aussi, mais ce n’est que du bonheur… Même quand c’est stressant, on sent qu’on avance, qu’on travaille pour la bonne cause et ce sentiment d’aller vers l’avant chaque jour dans l’aide à la création et aux artistes, cela me procure le bonheur le plus absolu du monde et à mon mari également, même s’il est moins visible que moi. IMR : Il reste moins visible parce qu’il souhaite ne pas l’être ? SM : C’est son choix personnel et je le respecte, et moi j’assume la visibilité parce que je suis comme cela et voilà… chacun son tempérament ! Je suis brésilienne… et notre projet c’est ça : les liens Nord/Sud et nous y sommes fidèles.
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Le bureau où Sandra Muliez conçoit ses projets les plus fous dans sa fondation à la Villa Raffet. Oeuvres visibles : la colonne noire et blanche est de Chourouk Hriech, les trois photographies de Laurent Pernot, les casques sérigraphiés d’Adrian Villar Rojas, la sculpture en essuie-glaces de Camille Henrot, les documents encadrés de Dalas et la sculpture en verre partiellement visible sur la cheminée de Matti Braun
IMR : Justement, penses-tu que c’est parce que tu es brésilienne que tu as pu, en France, faire tout ce que tu as monté ? SM : Ah, ça c’est drôle comme question, parce que étant française j’aurai eu une meilleure compréhension sur comment faire ici ! En tant que Brésilienne je pars avec un handicap ! Donc je ne vois pas comment cela pourrait être un avantage ?
IMR : Et dans ce cas tu te débrouilles pour trouver les moyens pour y parvenir…. SM : Je fais tout ce que je peux et parfois je dois m’adapter parce que je ne suis pas seule. Et heureusement que je ne suis pas seule, parce que je pense qu’il y a beaucoup de gens qui m’ont beaucoup aidé et j’en suis très heureuse !
IMR : Parce que tu pars sans idées reçues, en France on est plutôt cadré ou cartésien… SM : Peut-être…
IMR : Il y a beaucoup de gens pour t’aider, mais y a-t-il aussi beaucoup de gens pour te solliciter sans arrêt ? SM : Oui, mais c’est normal qu’ils me sollicitent, et c’est normal que je leur dise non !
IMR : Tu as poussé plus facilement certaines portes parce que tu ne savais pas qu’elle pouvaient être fermées ? SM : Possible… tu as raison et d’ailleurs parfois je sais qu’elles sont fermées, mais cela ne me dérange pas, je les ouvre. IMR : Dans ce cas, c’est également dans ton tempérament de prendre des risques, dans ta façon d’être, dans ta culture brésilienne, tu es toujours très spontanée et chaleureuse? SM : Oui sûrement. Je vois les choses plus simplement, peutêtre. En France on complique un peu les choses parfois. J’ai une vision plus droite, je vois exactement là où je vais, parfois c’est dur d’y arriver, mais je sais où je veux aller.
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IMR : Mais tu ne leur dis pas toujours complètement non, parfois tu trouves même des idées originales pour les aider… SM : J’ai un projet, et mon projet a besoin de moi et de mes moyens. Je ne peux pas m’éparpiller partout. IMR : Mais avec l’école des Beaux Arts de Cergy Pontoise, par exemple, tu proposes non pas de leur donner les fonds, mais tu leur a trouvé une solution amusante et innovante pour trouver leur financement ? SM : Absolument, j’ai proposé que l’artiste Jean-Charles Hue réalise des photos en mettant à nu quelques figures embléma-
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tiques du monde de l’art pour un calendrier artistique pour l’année 2012, et il a été mis en vente en édition limitée lors de la dernière FIAC en octobre au profit de l’école. IMR : Comme pour Beaubourg, pour l’exposition ParisDehli-Bombay, tu as mobilisé ton énergie, tes connaissances parmi les collectionneurs pour mener à bien l’idée et produire les œuvres d’ORLAN et de Philippe Ramette… SM : Oui, parce que je crois qu’il faut le faire, sinon le projet est en danger ! IMR : C’est aussi ta façon d’être très inventive, et tu réalises ainsi des choses qui ne se pratiquent pas forcément ailleurs ! SM : C’est vrai, mais cela vient de mon passé où je faisais des performances; j’étais un peu dans la mouvance artistique de Sao Paolo des années 80. Je pense que tout ça est resté et je l’utilise aujourd’hui pour trouver des façons créatives pour aider. IMR : En même temps, tu dis toujours: ce sont les artistes qui comptent, tu veux toujours les mettre en avant. SM : Oui, c’est tout à fait normal, parce que ma tronche, ce n’est pas très intéressant… je suis juste une bonne femme qui veut aider et je mobilise beaucoup d’énergie… mais si les artistes ne sont pas là on n’y est pas non plus ! On est tous là, parce que eux nous proposent une autre vision du monde, et grâce à eux on peut le voir autrement. Et pour moi, tout tourne autour des artistes, sinon j’arrête tout. Rien n’est intéressant pour moi, si ce n’est les artistes. IMR : Et c’est ce que tu veux transmettre à tes enfants ? Sûrement … SM : Oui bien sûr, mes enfants rencontrent tout le temps des artistes et sont toujours en demande de les rencontrer et pour eux c’est très naturel et ils sont très contents. IMR : Quels sont tes projets en cours ? SM : Déjà il y a l’exposition de Laurent Pernot (lauréat du prix en 2010) au Palais de Tokyo le 1° décembre. Le 15 décembre on remet la 3° édition du prix. Et puis, je publie chaque fois un livre pour l’artiste primé, ainsi que pour les artistes en résidence, pour la pérennité du projet. IMR : Et pour toi c’est effectivement très important… SM : Pérenniser un projet est fondamental, je crois au livre encore, je crois à la page, au papier … je suis vieux jeu … mais je crois encore au livre ! IMR : Chaque année, tu reçois pour plusieurs mois deux artistes en résidence de pays non-européen et chacun d’eux, à l’issue, réalise un projet dans un musée parisien, tu le loges dans un atelier où il peut travailler, dans la fondation SAM Art Projetcts à la Villa Raffet ?
SM : Oui, en ce moment c’est Eko Nugroho qui est l’artiste accueilli en résidence depuis septembre 2011. Originaire d’Indonésie, il prépare une exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris à partir du 12 janvier 2012. IMR : Et tu remets également chaque année un prix à un autre artiste ? SM : Oui, et cette fois cela concerne un artiste de la scène française, quelque soit sa nationalité, s’il vit et travaille en France et qu’il a un projet à destination d’un pays non européen, il peut envoyer son dossier qui, peut être, sera primé. En 2009, c’était Zineb Sedira, Laurent Pernot donc pour 2010. On donne 20.000 euros, on fait un livre et on monte une exposition au Palais de Tokyo. L’argent pour pouvoir faire le projet, le livre pour le pérenniser, l’exposition pour lui donner une visibilité. Ce sont trois volets indispensables pour soutenir le projet de l’artiste. Et je compte poursuivre ce prix tant que je peux. IMR : Et pour ce faire tu t’es entourée de grands spécialistes internationaux de l’art contemporain et ce sont eux qui te choisissent l’artiste en résidence. Et grâce à ce comité scientifique, par exemple, tu as reçu Adrián Villar Rojas, qui, pendant son séjour à la fondation a appris qu’il allait représenter son pays l’Argentine à la Biennale de Venise… SM : Oui, c’était une proposition d’un des membres de notre comité qui est Hans Ulrich Obrist . Et nous avons fait avec cet artiste un très beau projet dans le jardin des Tuileries : Poem for Earthlings (« Poème pour les Terriens »), un obélisque couché à terre… IMR : Tu préfères faire appel à des références dans le domaine artistique plutôt que choisir seule ? SM : On décide ensemble, chacun propose. Moi aussi je fais des propositions et après on vote et donc l’artiste sera choisi ensemble avec le comité. Le comité est constitué de : Hans Ulrich Obrist, donc, d’Anne-Pierre d’Albis-Ganem, Fabrice Hergott, Hervé Mikaeloff, Jean-Hubert Martin, Marc Pottier et Marc-Olivier Wahler. C’est cela qui donne une grande légitimité, parce que si moi, je commence à avoir des velléités de curator … Je ne suis pas ça, je suis juste une personne qui aime l’art, mais je suis super ouverte à mon comité, parce que ce sont eux les pointures. Moi je veux surtout qu’ils me fassent connaître des artistes. Ce n’est surtout pas à moi
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L’argent pour pouvoir faire le projet, le livre pour le pérenniser, l’exposition pour lui donner une visibilité. Ce sont trois volets indispensables pour soutenir le projet de l’artiste. d’imposer quoique ce soit ! Je veux les écouter surtout… sinon je n’aurai pas besoin d’un comité. IMR : Quel est ton moteur dans la vie ? SM : L’art bien sûr, les artistes, les découvrir, les aider mais surtout partager. Que les gens viennent les voir pour comprendre ! C’est la raison pour laquelle nous faisons toujours une exposition dans une institution parisienne, grâce à cela les gens qui sont acquis à l’art, les collectionneurs, peuvent rencontrer des artistes qui sont hors du circuit parisien, mais aussi les écoles et donner gratuitement accès au plus grand nombre me plaît. IMR : Cela fait partie de ta générosité… alors est-ce brésilien ou est-ce dans ta personnalité ?
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SM : N’oublions pas que cette générosité existe grâce à mon mari aussi, et il n’est pas brésilien… mais il est sur la même longueur d’onde. Donc, c’est un français et une brésilienne ! Pour nous c’est important que, par notre action, un grand nombre de gens viennent à l’art facilement. Je pense, par exemple, aux employés de Leroy Merlin avec qui nous avons un partenariat pour la prochaine exposition. Je souhaite que l’art soit démystifié de cette façon, pour qu’ils puissent en profiter à cette occasion et pas seulement. Car l’art ouvre de grandes portes dans la vie, cela fait voir la vie différente ! Pour Adrián Villar Rojas nous avons eu Bouygues comme partenaire et les gens de l’entreprise se sont sentis investis dans cette aventure; je veux qu’ils sachent que sans eux cela n’aurait pas été possible, c’est très important et je tiens à leur rendre hommage.
Liens www.samartprojects.org/ Blog de l’artiste Eko Nugroho http://ekonugroho-samart.tumblr.com/ www.laurentpernot.net
Vestibule d’entrée de la villa Raffet Oeuvres visibles : la photographie encadrée est de Yeondoo Jung, la colonne de Franck Nitzche, les peintures sur les lambris de l’escalier par Petra Mrzyk et Jean-françois Morineau, l’ensemble de dessins et d’aquarelles d’Eléonore Relsieg, le tableau de Marcella Barcelo
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Palier du 1° d’entrée de la villa Raffet qui abrite la fondation SAM art projects qui reçoit un accrochage spécifique qui change régulièrement. Oeuvres visibles : la colonne est de Franck Nitzche, la sculpture ronde d’Eléonore Relsieg, les peintures sur les lambris toujours de Petra Mrzyk et Jean-François Morineau, la toile ronde de Marcella Barcelo et la toile partiellement visible à gauche de Vincent Meyrignac
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Les actions de la fondation
L’artiste Jean-Charles Hue a réalisé des photos en mettant à nu quelques figures emblématiques du monde de l’art pour un calendrier artistique pour l ‘année 2012. C’est sur une idée de Sandra Mulliez que cet objet a vu le jour et s’est vendu à la FIAC 2011 au profit de l’école des Beaux Arts de Cergy Pontoise.
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Laurent Pernot Prix SAM Art Projetcts 2010 Ruée vers la perdition est le titre de l’exposition qui a lieu du 1er au 31 décembre 2011 dans le module 2 du Palais de Tokyo. Laurent Pernot présente à cette occasion un ensemble de travaux produits cette année, autour d’un territoire et d’un contexte historique particuliers : la ruée vers l’or du Brésil, à l’aube du siècle des Lumières. Trois oeuvres sont exposées, une vidéo, une sculpture et une installation, tels des fragments épars et inachevés d’une mémoire à la fois singulière et universelle par son ampleur historique. Une plongée dans l’obscurité des mines d’or, la présence énigmatique d’un animal ainsi qu’une installation à caractère symbolique révèlent contradictions et illusions...
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Durant la FIAC Sandra Mulliez a accueilli dans les murs de sa fondation la galerie Aline Vidal qui n’avait pas été retenue cette année par la sélection très resserrée des galeries françaises. Ses collectionneurs étaient ravis de venir nombreux découvrir le choix de la galeriste dans un contexte hors stand de foire.
L’artiste indonésien Eko Nugroho est accueilli en résidence dans l’atelier dans la SAM Arts projects depuis septembre 2011. Son exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris démarre à partir du 12 janvier 2012.
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experience Des amanites tue-mouches géantes, bienvenue dans un monde hallucinogène
Carsten Holler / Aux portes de la perception Chacune des œuvres de Carsten Höller est une invitation à expérimenter de nouvelles perceptions. Pour les aborder, acceptez de vous éloigner de votre réalité et laissezvous embarquer dans de nouvelles dimensions. Destination votre alter ego. Jadis, le sage chinois Tchouang Tseu1 rêva qu’il était un papillon. Au réveil, il s’interrogea malicieux : « Suis-je vraiment ici ? Et si maintenant, c’était le papillon qui rêve qu’il est Tchouang Tseu ? » De quoi bouleverser toute certitude… Car enfin, comment être certain que le monde que nous voyons n’est pas juste un rêve, que nous ne sommes pas en train de rêver ? Cette perspective renversante n’est pas sans rappeler la démarche et l’œuvre de l’artiste Carsten Höller, né à Bruxelles en 1961 de parents allemands et aujourd’hui résident à Stockholm. A son sujet, on a souvent dit que le doute avait été érigé en une sorte de règle, que de sa première formation scientifique il avait naturellement gardé ce goût de l’expérience et de l’hypothèse. S’il est certain que le doute
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fait partie de ses procédés, Carsten Höller ne l’utilise pas pour démontrer mais plutôt pour provoquer un nouvel état sensoriel chez le spectateur, le ramener à un état souvent refoulé par nos sociétés et nos certitudes. Cette remise en cause du modèle de subjectivité occidentale que symbolise la philosophie d’un certain Descartes, Carsten Höller l’éprouve dès la fin des années 1990 à travers son oeuvre « A Laboratory of doubts » (1999). Embarqué dans une Mercedes-Benz blanche, surmontée de deux mégaphones censés diffuser des messages hésitants, Carsten Höller sillonne les rues d’Anvers. Avec cette œuvre, l’artiste créait un environnement déconcertant, voire insécurisant, et « matérialisait » sans le représenter physiquement le doute.
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Dans la même veine, son travail sur les « lunettes à vision inversée » (« Upside Down Goggles », 1994-2009) provoque une désorientation sensorielle. Objets à l’apparence extravagante et futuriste, elles permettent au spectateur qui les porte de voir le monde à l’envers. Cette inversion perturbe bien sûr, mais elle permet aussi de découvrir le monde selon une « vision non- inversée de l’image rétinienne ». Quelle est la bonne image ? Le doute s’installe… Et dans sa pièce « Upside Down Mushroom Room » exposée en 2000 à la Fondation Prada à Milan ? En pénétrant la salle d’exposition, le spectateur découvrait cette fois des amanites tue-mouches suspendues au plafond les pieds en l’air, tandis qu’au sol des néons illuminaient l’espace. Etait-ce l’effet hallucinogène du champignon qui permettait de découvrir le monde dans ce sens ? Ou bien Carsten Höller qui permettait de percevoir, sans lunettes cette fois, l’image « première » (ou rétinienne) qui n’a pas encore été modifiée par notre cerveau ? Loin des certitudes qui enferment l’homme dans une vision étriquée du monde et qui conditionnent de fait sa vision de lui-même, l’artiste cherche à multiplier les possibilités, décupler les interprétations, ouvrir grands ses sens et son esprit. Incontestablement riche, l’œuvre de Carsten Höller est ainsi composée de divers procédés destinés à provoquer et altérer nos sens. Outre celui de l’inversion, celui du double qu’il utilise dans des expositions qu’il orchestre lui-même, à la manière d’expériences grandeur nature pour le visiteur. Citons ainsi « Une exposition à Marseille » qu’il imagine en 2004 pour le musée d’art contemporain de Marseille (MAC). Dans les dédales du MAC, treize de ses œuvres sont présentées de manière articulée: les œuvres disposées dans les salles latérales apparaissent deux fois, tandis que les œuvres situées au centre contribuent à la configuration symétrique de l’ensemble. Le visiteur est ainsi propulsé dans une sorte de test géant de Rorschach (fameux test psychoclinicien basé sur l’interprétation du patient de planches avec des tâches d’encre, censé permettre d’évaluer son psychisme et longtemps utilisé pour déceler la schizophrénie). Bien que ce test soit l’objet de nombreuses controverses, l’intérêt que semble y trouver Carsten Höller est sa vocation à faire appel à la fois à la sensorialité du sujet, à son inconscient et à sa capacité projective. Bref, à provoquer des réactions immédiates, détachées de nos souvenirs ou de nos réflexions établis. L’espace de l’exposition ainsi réorganisé devient avec Carsten Höller un environnement qui influe sur la perception et ses repères classiques. Le visiteur n’est plus simple spectateur, il vit l’expérience que lui propose l’artiste et devient en quelque sorte le cobaye de son envie de montrer le monde sous un autre angle. Autre figure primordiale de son oeuvre, les animaux liés aux traditions chamaniques que l’on retrouve dans « Soma », exposition fantastique montée à Berlin en 2010. Dans la Hamburger Bahnhof, l’artiste avait installé une douzaine de rennes vivants évoluant librement aux côtés de canaries, de mouches et de souris. L’espace, scindé en deux parties identiques comme dans une expérience scientifique, abritait d’un côté les rennes nourris chaque jour avec des amanites (qu’ils mangent naturellement), de l’autre sans. L’ambition de
ce projet extravagant était de mener à bien une expérience aux accents mystiques, imaginée à la suite de multiples recherches : la production de Soma – une boisson mythique capable de mener à Dieu selon la religion védique des steppes nordiques et asiatiques - qui selon Gordon Wasson contiendrait de l’amanite. Chaque jour l’urine des rennes était récupérée et conservée au frais pour être peut-être un jour bue comme du Soma. Cette construction d’un mythe à partir de recherches pseudo- scientifiques pour repenser la perception du monde, Carsten Höller la défend : « Je ne cherche pas à expliquer le monde qui existe déjà. Je cherche les voies vers d’autres mondes existants. (…) D’autres mondes existent, il faut étendre notre personnalité si l’on veut s’en approcher. »2 Si l’expérience spirituelle à laquelle nous convie Carsten Höller peut revêtir comme ici les formes de la science, elle peut également évoquer les rites de passage. C’est le cas de ses œuvres en mouvement tirées de l’univers des « Amusment parks ». Un choix qui n’a rien d’anodin puisque ces lieux sont des terrains à la fois de jeux et d’apprentissage. Ils évoquent l’enfance, âge d’or de l’imaginaire encore vierge de nos certitudes d’adultes. Ils sont aussi des lieux de plaisir, de rêves et de joie. Depuis plusieurs années, Carsten Höller rachète des manèges qu’il remet en marche en les modifiant, ou bien les construit lui-même avant de les orner de miroirs. Ces pièces sculpturales fascinent tant par leur taille que par leur beauté et leurs atours lumineux hypnotisants. Elles nous rappellent notre enfance, nous donnent envie de monter dessus et de les essayer. Pourtant, en les faisant fonctionner au ralenti, l’artiste dépouille ces engins de leur fonction première et défait nos souvenirs. Face à eux, notre esprit enclin à la nostalgie du passé fait l’expérience du manège d’une manière tout à fait différente. Une vision ralentie de la réalité et déformée de nos souvenirs que l’on peut vivre au Musée d’art contemporain de Rome (MACRO), avec l’œuvre « Double Carousel with Zollner Stripes ». Composée de deux manèges en mouvement qui tournent à vitesse très réduite et en sens contraire, ils seront accessibles aux visiteurs qui pourront les tester librement et éprouver cette altération des sens que préconise Cartsen Höller pour découvrir son alter ego « même pas en rêve ». Camille Lacharmoise 1. Moine taoïste ayant vécu au 4e siècle avant J-C, auteur du « Rêve du Papillon » 2. « Les inrocks », 16/02/2011
Prochaines expositions en cours ou à venir New Museum New York- « Carsten Höller / Experience » 26 octobre 2011-15 janvier 2012 Musée d’art contemporain de Rome 2 décembre 2011- 15 janvier 2012 Galerie Air de Paris - juin 2012 www.airdeparis.com
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Carsten Höller Parc d’attractions, 2006 manèges modifiés : Gravitron twister, autos tamponneuses, billes en supsension: Baja Photo MBAC, Courtesy MASS MOCA, North Adams(MA)
Carsten Höller, ‘Mirror Carousel’, 2005 Installation views “Reconstruction #1” Sudeley Castle, 2006 Courtesy Sudeley Castle Photo : Matthew Leighton
Carsten Höller,“Mirror Carousel”, 2005 Installation views, « Logic » Gagosian, London, 2005 Courtesy Gagosian, London Photo : Attilio Maranzano
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Les Promesses de l’eau La perception de l’eau que nous proposent les artistes de notre époque englobe des réflexions suscitées par les notions d’environnement, de frontière, de géopolitique, de passé et de futur…
Image extraite de La Théorie des vagues (The Theory of Waves), Muriel Toulemonde, 2011, vidéo
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Images extraites de Resonances, IsmaĂŻl Bahri, 2008, vidĂŠo
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À une époque où chaque jour se joue un drame qui recouvre le précédent de sa nouvelle empreinte, un refrain coule insidieusement, formant un goutte-à-goutte tout aussi menaçant : celui de l’eau. La sècheresse, le réchauffement climatique, la désertification, et autres « guerres pour l’eau ». L’incapacité de certains états à organiser la distribution ou le traitement des eaux usées, alors que toutes les techniques existent ou sont déjà opérantes, la corruption de certaines élites aussi, autant de sujets qui sont évoqués, à chaque instant. L’eau qui nous a nourri, élevé, bercé de sa douce musique sera-t-elle notre assassin désormais ? Retour sur image. Dans le film A letter to three wives (Chaînes conjugales) de Joseph L. Mankiewicz, une des trois héroïnes se souvient de ce qu’avait été sa vie durant son mariage, en fixant de façon presque hypnotique un robinet qui fuit… Plus près de nous, une célèbre nageuse nous raconte comment, au fur et mesure qu’elle entre dans la piscine le matin à l’entraînement, chacun de ses rêves de la nuit précédente lui revient peu à peu. C’est ainsi que le travail de certains artistes, au fur et à mesure que nous analysons cette thématique, revient progressivement à la surface. Bill Viola d’abord, pour lequel chaque goutte d’eau, justement, porte en elle, si l’on s’en approche… la promesse d’une image. Ce sont ces images qui émergent ici, dans notre introduction à l’exposition, telle une rêverie vers laquelle nous nous laissons glisser : Lorsque Héraclite prévient que « l’on ne se baigne jamais dans la même eau du fleuve », l’élément eau est définitivement associé au passage du temps, irréversible, et à la condition humaine. Depuis l’eau primordiale, lorsque nous baignons dans le liquide amniotique, ou, au moment de l’échange des flux pendant l’amour, « Sous le pont Mirabeau coule la Seine et nos amours », nous nous précipitons vers une mort certaine. La promesse d’un flux en somme, la promesse d’une fatalité.
L’eau qui nous a nourri, élevé, bercé de sa douce musique, serat-elle notre assassin désormais ? Promesse d’une schizophrénie Dans ses « portraits » de la Tamise, Roni Horn se livre à une véritable interrogation sur la matière : The hows build up everywhere, forming a landscape of infinite depth and transparence. Each how takes you one step deeper, beyond appearance, beyond the simple visibility of things. Ce que Bachelard appelle « l’imagination de la matière », terme qui semble avoir été inspiré par le travail de Roni Horn. Alors que les impressionnistes observaient les miroitements de l’eau pour explorer de nouvelles voies picturales, Roni Horn, elle, s’intéresse à la psychologie de l’eau : le « comment » de Roni Horn est une interrogation sur la matière elle-même. Non plus sur la forme que peut prendre l’art, mais sur son sens intrinsèque. L’artiste relève l’ambiguïté primordiale liée au fleuve britannique. Son aspect éminemment vivant, heureux. Elle révèle l’impact de l’eau sur l’urbanisme, sur la vie des hommes, sur l’homme lui-même. Mais elle en souligne aussi la nature tragique puisque de tous les coins d’Europe, au XIXème siècle, l’on venait pour s’y noyer… La promesse d’une dualité en somme. D’une schizophrénie.
Promesse de vie Dans le film Déjeuner sur l’herbe, de Jean Renoir, les moments d’érotisme sont évoqués par des gros plans sur la nature, la rivière. Un éminent biologiste inventeur des bébés-éprouvettes, sur le point de se marier, se laisse séduire, au moment d’un pique-nique interrompu par une tempête, par une jeune paysanne, qui désire un enfant « naturel »…. Dès lors, sa vision du monde change… « A Mort la Science !!!! » dira-t-il à la fin du film, aux industriels de la pharmacie, venus le harceler… L’eau et la nature comme promesse de rédemption, de purification de tous les artifices pervers engendrés par la science et par la civilisation.
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Ismaïl Bahri
Muriel Toulemonde
Des mots, écrits en arabe flotte dans une baignoire et se dispersent progressivement le temps que la baignoire se vide. Mais l’évacuation a-telle vraiment eu lieu ?
La théorie est ici comprise comme une observation attentive et méticuleuse du monde. Des vagues sont examinées dans l’espace clos d’un laboratoire de mécanique des fluides. Chacun les comprend selon ses connaissances, son milieu culturel, ses rêves ou son histoire personnelle. Le mouvement des vagues ressemble à une longue promenade. Peut-être celle de ses propres pensées ?
(Né à Tunis, Tunisie en 1978) Resonances, 2008 DV, 16:9 Duration: 7’12 Lieu : Salle de bain de sa maison familiale à Tunis, Tunisia. © L’artiste & Galerie des Filles du Calvaire, Paris.
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(Née à Lille, France en 1970) La Théorie des vagues, 2011 HDV 720p 16:9 Durée : 20’10 Lieu : Laboratoire de Mécanique des fluides, Nantes, France. © L’artiste & Nathalie Parienté, Paris.
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Promesse de danger & de mort Retour à l’actualité. Fukushima. Fin de l’image méditative et purificatrice : l’eau est radioactive. Bachelard apparaît encore, qui disait « La mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre. La peine de l’eau est infinie ». Dans mon musée imaginaire, apparaissent l’eau menaçante et son nouveau cortège d’images : Thierry Kuntzel et sa vague, les catastrophes naturelles de l’artiste allemande Sonja Braas. En réalité, cette vision de l’eau comme promesse de danger remonte à la genèse même de la pensée humaine, avec L’Arche de Noé. Puis bien plus tard, Le Radeau de la méduse. Puis, la noyade à nouveau… Celle d’Ophélie…
Du politique au Poétique Durant la période dite contemporaine, à partir des années 1970, une réflexion sur la nature en tant que matériau artistique s’est largement développée notamment avec le mouvement du Land Art. Et lorsque « les attitudes sont devenues formes », la photographie puis surtout la vidéo, ont largement rendu compte des enjeux poétiques et politiques de l’eau. L’artiste allemand Klaus Rinke est à cet égard une figure emblématique de cet engagement poétique. C’est cette ambiguïté primordiale sous-tendue par l’élément Eau que nous souhaitons souligner. A l’instar de la construction du poème de Rimbaud « Le dormeur du Val », nous nous interrogeons sur ce que porte en elle l’image de l’eau, au fur et à mesure que nous nous en approchons. Est-ce une image de plus en plus en plus limpide, vivante ou de plus en plus diluée dans un abîme de mystère. Nathalie Parienté
Image extraite de La Théorie des vagues (The Theory of Waves), Muriel Toulemonde, 2011, vidéo
Structure de l’exposition « Comment l’eau » à la plateforme 38 Wilson Exposition « Comment l’Eau » Une proposition par Silke Schmickl & Nathalie Parienté Volet I : du 13 octobre au 30 novembre 2011 L’eau & le langage. Le symbolisme de l’eau comme structure cognitive du langage et de la mémoire. Œuvres de Isamïl Bahri & Muriel Toulemonde. Volet II : juin / juillet 2012. Volet III : septembre / octobre 2012 Plateforme 38 Wilson / Nathalie Parienté 38 avenue du président Wilson 75116 Paris Tél 01 40 27 08 82 Mobile 06 08 54 57 44 sur rendez-vous uniquement Liens www.nathaliepariente.wordpress.com www.lowave.com
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Ophelia Polyptique, 2010, 4 images tirage Laserchrome sur Aluminium Dibond, Diasec, 80x80 cm par image
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Ophélia, Ophélia, image fondamentale de la rêverie des eaux * Personnage de fiction, l’Ophelia, du célébrissime Hamlet écrit par Shakespeare en 1602 inspire de nombreux artistes. Dans les années 1830 à 1870, de la monarchie de juillet, au second empire, en passant par l’ère victorienne, la mode est aux jeunes filles éthérées. Prétexte à peindre des portraits de femmes languides aux belles chevelures, aux longues robes fluides, sur fond de paysages, Ophélia va connaître son heure de gloire dans la peinture. En premier lieu, chez les romantiques et les préraphaélites, et bien souvent, à de nombreuses reprises: Eugène Delacroix (en 1838 et 1844), Alexandre Cabanel (en 1883), John Everett Millais (en 1852), Dante Rossetti (en 1854, 1864 et 1866) John William Watterhouse (en 1889, 1894 et 1910). Et lorsque Paul Delaroche peint la jeune martyr, en 1855, il ne fait que reprendre le thème en le sacralisant. Le poète Arthur Rimbaud à son tour succombe au charme de la jeune et belle noyée et en donne, en 1851, et donne sa vison personnelle : Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… (…) Gaston Bachelard nous fait prendre conscience de l’omniprésence des éléments qui, dans l’imaginaire, sont liés au mythe d’Ophélie : le clair de lune, les fleurs, la chevelure et
la robe étalées sur l’onde, l’aspect paisible de la jeune femme, plus endormie que morte. Elle appartient à l’inconscient collectif pour qui la mort s’associe à un voyage sur les eaux. Si Caron incarne le personnage de la mythologie qui fait traverser aux morts le Stick pour rejoindre l’enfer, Ophélia, l’amoureuse inconsolable, devient le symbole du suicide féminin. Elle se retrouve dans son « propre élément » selon le mot de Shakespeare. L’ eau, patrie des nymphes, revêt l’aspect d’une tragique attirance, elle se peuple d’êtres dormants qui meurent doucement. C’est en cela que l’histoire est si romantique, son issue funeste n’a rien de violent, la mort se montre sous son plus bel atour, une attachante jeune fille flottant mélancoliquement sur des eaux plus mystérieuses que troubles. L’image d’Ophélie se forme à la moindre occasion. « L’imagination du malheur et de la mort trouve dans la matière de l’eau, une image matérielle particulièrement puissante et naturelle » précise Bachelard. L’eau emporte au loin, elle file entre les doigts, elle dissout. Souvenirs, amours, fuient à son image. Symbole du temps qui s’échappe, l’eau évoque un élément « mélancolisant ». Dans sa dernière série de photographies G. Roland Biermann revient sur l’ambiguïté des rapports entre la fascinante beauté et la terrifiante attraction du vertige de la mort. Ayant pour titre Ophelia, l’ensemble de ces images proposent une variation sur le thème, traité, toutefois, sous
* in Gaston Bachelard, L’eau et les rêves (1941)
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un angle très contemporain. Ici plus de belle endormie. De prime abord, les formes et les couleurs, plus qu’une figure humaine évoquent plutôt deux époques de l’histoire de l’art : l’impressionnisme et le pop art. On ne peut que songer au fameux cycle des nymphéas qui occupa toute la fin de l’existence de Monet (de 1895 à 1926). Ces toiles sans bordure, sans ligne d’horizon, sans références directe au réel, à la limite entre abstraction et figuration marquent dans l’histoire de l’art ce point de rupture et de tension dans la peinture. Cette immense série (quelques 300 panneaux) marque également une entrée dans le XX° s avec des préoccupations nouvelles dans le domaine de la peinture. Problématique reprise au milieu du XX° siècle avec l’appropriation des artistes du pop art, du phénomène de la sérialité qui joue de la répétition et la variation et se positionne comme un enjeu dans l’art de notre époque. Autre référence iconique de l’histoire de l’art qu’induit les photographies de G. Roland Biermann, le motif fondamental de la série Flowers qu’Andy Warhol décline en de multiples variantes sérigraphiques de couleurs et de formats différents à partir de 1965. Chez Warhol, l’aspect fragile et éphémère du motif floral se teinte d’une aura de vulnérabilité et de nostalgie. Ainsi il inscrit ces œuvres dans le contexte mythique de la fleur et de sa mort, déjà décrit par Ovide dans ses métamorphoses, où les êtres devenus éléments végétaux, doivent subir la loi cyclique de la nature en mourant chaque hiver et renaître au printemps. Allusion à de grands maîtres de l’art, le travail de G. Roland Biermann ne s’inscrit pas pour autant dans l’art de la citation. Si le photographe allemand ne cache pas ses références, il construit pour autant une oeuvre tout à fait personnelle et à la visée profonde qui s’ancre délibérément dans une réflexion sur notre époque. Les formes qui flottent à la surface d’un liquide noir ne figurent ni des corps de jeune fille, ni non plus des fleurs légères. Il s’agit de sacs en plastique, à la dérive sur un fleuve de pétrole. Pourtant il se dégage de ces images la même fascination romantique qu’Ophélia dispense toujours. Cette mort si esthétique parle, cependant, de questionnements écologiques, de marée noire, de pollution par les sacs plastiques, de la destruction de la biodiversité, de la nocivité pour l’environnement de l’exploitation de la pétrochimie… Le pétrole, connu depuis la plus haute antiquité, sert de
Page ci-contre, de gauche à droite, de haute en bas : Ophelia 15, 11, 14, 12, 18, 16, 2010, tirage Laserchrome sur Aluminium Dibond, Diasec, 65x65 cm
matière première, non seulement au carburant routier et aérien, mais il est employé quotidiennement sous ses nombreux dérivés dans l’industrie chimique et pharmaceutique. Il est devenu, de nos jours, un élément essentiel à la vie économique mondiale, objet d’enjeux géopolitiques qui s’inscrivent dans des réflexions stratégiques et vitales. En outre, l’exploitation et l’utilisation de sacs et d’emballages à base de produits pétroliers conduit notre société à les accumuler en quantité impressionnantes dans nos décharges. Les matières plastiques, principal vecteur de la modernité, emblème de la société de consommation, posent actuellement un véritable problème de recyclage face à l’environnement. On retrouve ces sacs aux multiples couleurs, par millions dans les milieux naturels. Ils jonchent des kilomètres de côtes du littoral et tuent des milliers d’animaux marins chaque année. Dans le Discours de la méthode Descartes prononce une formule qui apparaît maintenant comme prophétique : « l’homme doit devenir comme maître et possesseur de la Nature ». Nous sommes aujourd’hui devenus effectivement maîtres et possesseurs de la Nature. Or, l’enthousiasme soulevé par le projet techniciste, le mythe du progrès n’a duré qu’un temps. Si la nature pouvait sembler effrayante autrefois au point de vouloir la dompter, de nos jours, la puissance humaine est encore plus effrayante, parce qu’elle a tellement réussi à « humaniser la nature » mais surtout parce qu’elle a aussi engendré des processus de destruction qui se retournent contre l’homme. Forts éloignés de la connaissance contemplative et désintéressée des grecs, nous en sommes arrivés aux temps d’un savoir scientifique, qui vise le pouvoir technique, à l’ère de l’exploitation de la nature, avec pour principal impératif le souci économique de l’efficacité et du rendement. Sous un aspect séduisant tant par les tonalités choisies, le mode sériel des images, le travail sur la lumière, les photographies de G. Roland Biermann sont empreintes de la gravité de ces réflexions. L’esthétique de ces oeuvres repose sur le désir d’établir un lien poétique et sensible, de rendre visible ces notions de fragilité et transitoire et de révéler les aspects troubles qui existent entre l’homme et la nature… Une Ophélia de notre époque ! Isabelle de Maison Rouge
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Image tirée de la série Combattants, où des hommes fixent fièrement l’objectif avec leurs armes dans un studio de fortune au décor sommaire d’une voiture couverte d’un drap blanc.
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Emeric Lhuisset Artiste comme baromètre géopolitique ? La relation entre art & géopolitique est au cœur de la réflexion de l’artiste Emeric Lhuisset. Homme de terrain, explorateur et aventurier il se joue de tous les défis. Deux regards sur une même œuvre. Les artistes sont connus pour leur capacité à saisir les idées, les frustrations et les désirs partagés par les membres de leur société. L’expression créative qu’ils perçoivent autour de nous permettent de comprendre les pensées et les émotions qui traversent la société. Ainsi, les artistes contribuent de façon inestimable au discours public. L’art contemporain peut-il fournir aux intervenants politiques des révélations précieuses dans les sociétés qu’ils cherchent à gérer ? Emeric Lhuisset pense que oui. Lors d’une rencontre dans la cour de l’École Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris, l’artiste de 28 ans réfléchit sur les liens entre l’art et la géopolitique : « Je me demande constamment la mesure à laquelle un artiste peut avoir un impact sur des guerres et d’autres évènements importants. J’aimerais bien penser qu’ils peuvent contribuer à résoudre les conflits, mais je ne suis pas convaincu. Pourtant, l’art est puissant. Cela m’a frappé quand ils ont couvert la tapisserie du Guernica de Picasso à l’ONU, lorsque Colin Powell s’est adressé au Conseil de Sécurité, demandant l’autorisation pour les Etats-Unis d’entrer en Irak. » Emeric se compare à un journaliste qui raconte une histoire à travers des images à la place des mots. Par « un mélange de vidéo, de photographie, et d’investigation » il explore des thèmes tels que le conflit et sa représentation, la frontière entre le réel et le virtuel, les médias, et la notion de contrôle sur les individus. Il joue
avec les codes du photo-journalisme, car « l’ambiguïté force le public à réfléchir plus profondément sur ce qu’il voit. » Par exemple, dans la série de photographies « images de guerre » (2010), il emploie des formats généralement utilisés dans les reportages, afin de communiquer une certaine urgence vis-à-vis « face au théâtre de guerre Afghan ». Cependant, malgré la représentation de soldats « réels » ayant combattu pour le gouvernement afghan dans des scènes ressemblant à celles recréés dans la série, ces photographies ne documentent pas une guerre réelle. En gérant soigneusement la mise en scène, Emeric transforme les soldats en acteurs qui jouent une version d’eux-mêmes. Chaque détail – de la dentelle couvrant la kalachnikov, jouet faisant allusion à une vieille tradition afghane de décoration des armes, aux compositions ayant pour référence des scènes de batailles des tableaux d’Eduard Detaille pendant la guerre franco-prussienne de 1870-71 – ajoute des couches d’ambiguïté entre le vrai et le faux. Ainsi Emeric brouille les lignes entre le reportage et l’art. Comme un journaliste, il mène des recherches et des analyses sur l’historique de ses sujets, et son art est informé par des enquêtes sur le terrain. Poussé par le désir de se rendre à des endroits où les autres n’osent pas aller, ces enquêtes sur le terrain l’ont mené dans des zones tribales pakistanaises ou des zones contrôlées par les FARC en Colombie. De ce fait, il a finalement gagné la confiance des
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FARC qui lui ont permis de voir et même de photographier leur cachette d’armes. Il a également travaillé en Amazonie brésilienne, en Sibérie, au Cambodge, en Israël et en Palestine. Lorsqu’on lui demande pourquoi il se sent contraint de retourner plusieurs fois dans les zones de conflits, Emeric explique que lorsqu’il était enfant, il adorait l’histoire, la géographie, les sports, et l’art. « Quand on les mélange, on crée essentiellement ce que je fais maintenant. » En s’immergeant dans les zones de conflits, il est également amené à « mieux comprendre les problématiques de certain pays. » Par conséquent, il peut éviter le piège commun de chercher inconsciemment des images et des histoires qui renforcent les idées préconçues au sujet, des endroits comme l’Irak. Il a par exemple effectué un séjour en Irak en 2010 pour observer le processus de reconstruction. Là-bas, il a été frappé par la diffusion de la façon de vivre américaine, qui a commencé à s’infiltrer à travers le pays au lendemain de l’invasion américaine en 2003. Cette observation l’a poussé à réfléchir sur les conséquences de l’influence américaine et a engendré la série photographique « banlieue américaine » (2010), qui exploite notre tendance à percevoir des images dans le contexte du familier. Un examen attentif des photographies révèle que l’enclave d’habitation nouvellement construite est située non pas au Texas ou en Arizona, comme l’architecture et l’aménagement paysager pourrait le suggérer, mais dans une zone militairement sécurisée en Irak. Ces photographies expriment-t-elles une déclaration politique ? Emeric nie une motivation militante « À la fin, chaque personne tire ce qu’elle veut de mon travail en fonction de ses croyances, son expérience et sa « mythologie personnelle. » Dans un essai intitulé « Interpellés par l’image. Pièges et ravissements dans les photographies d’Émeric Lhuisset », le professeur JeanBaptiste Chantoiseau tire des conclusions similaires
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à propos de l’œuvre d’Emeric : « Il faut donc fouiller, exhumer l’image pour y lire les agencements, les rythmes, les compositions qui donnent à ces photographies, pardelà leurs thèmes, leur force et leur authenticité. Un voyage en soi n’est pas gage d’exotisme ni de photographie réussie : il faut un discours, une « vision » artistique et existentielle pour leur donner du poids… Car la séduction a un prix : les photographies charment, mais pour mieux interpeller le spectateur, l’emmener dans une aventure et une réflexion sur sa place et son rôle. » Pourtant, même sans motivation politique, Emeric perçoit des liens entre l’art et la géopolitique. Afin de mieux saisir la nature exacte de ces liens, il affronte des problématiques telles que : « Est-il envisageable de décrypter les grandes tendances géopolitiques à venir par l’analyse du travail, et des pratiques d’artistes contemporains de décrypter les grandes tendances géopolitiques à venir ? L’artiste peutil jouer un rôle de baromètre dans nos sociétés ? Quel lien peut-il exister entre ces deux disciplines proches sur certains points, et qui cependant semblent s’ignorer ? » Avec ces questions en tête, il a récemment lancé un projet en collaboration avec l’artiste afghan-américain Aman Mojadidi, qui a servi comme directeur de la culture et du patrimoine chez Turquoise Mountain, une ONG à Kabul, où Emeric a séjourné en une résidence d’artiste. Les deux artistes ont créé Kandahar : Mobilier pour belligérants (2010), qui nous encourage à réévaluer la signification des objets du quotidien. Considérant que dans certains contextes en Afghanistan, les kalachnikovs sont banales, portées en public avec la même indifférence que les Européens confèrent à porter un téléphone portable, les artistes ont réfléchi à la manière de leur donner une utilité au-delà de leur fonction d’arme. Le résultat est une ligne de chaises nommée d’après la province de
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Ci-contre et ci-dessous : La dentelle qui recouvre la kalachnikov, en fait un jouet ou un objet décoratif, elle détourne son usage guerrier au profit du colifichet.
Kandahar, comme Ikea nomme ses sièges en référence à des provinces suédoises, faite avec l’assistance technique du concepteur Pierre-François Dubois. « Après tout, les Kalashnikov sont des objets lourds et encombrants » explique Emeric, « et les combattants, dans une zone de guerre passent 97 % de leur temps à attendre, et seulement 3 % en bataille, alors ils ont besoin d’un endroit pour s’asseoir ». La beauté de la conception, du moins dans les yeux d’un combattant, réside dans la facilité avec laquelle il peut reprendre les Kalashnikov afin de continuer le combat. Les visiteurs qui ont vu « Kandahar » à la foire d’art Slick en 2010, où il a été exposé par la Galerie Zeitgeist, étaient amusés. Pourtant, alors que les Parisiens peuvent percevoir l’ironie dans l’installation, Emeric constate qu’un seigneur de guerre afghan allait probablement voir la chaise comme un objet purement fonctionnel. « Le fait d’être un combattant ne nie pas son besoin de s’asseoir. » Dans le but de vérifier cette hypothèse, Emeric et Aman ont l’intention de vendre ces chaises (sans les armes) au bazar Mandayi à Kaboul dès qu’ils peuvent. En attendant, à la grande joie d’Emeric, elles ont déjà suscité l’intérêt d’un groupe de rebelles kurdes avec qui il a passé plusieurs semaines, lors d’une visite récente en Irak. Alors que ceux-ci étaient inconfortablement assis sur le sol, « J’ai une solution pour vous, » leur a t-il dit, en présentant la chaise. Les rebelles ont réagi positivement en regardant Emeric montrer comment l’assembler. Merci d’avoir pensé à nous et à notre confort, ont-ils dit à Emeric, qui n’avait pas encore considéré le projet de cette perspective. Emeric a été impressionné par l’humanité de la réponse, un attribut rarement associé à des combattants, qui sont habituellement soit diabolisés, soit héroïsés. S’inquiète-t-il sur le fait que ces chaises peuvent le rendre complice dans le conflit ? Non. « Je ne vends pas d’armes, mais des chaises. Ça m’est égal si elles sont utilisées par des combattants pro,
ou antigouvernement, ou bien par des civils. » « Kandahar : Mobilier pour les belligérants » ne clarifie pas la nature de la relation entre l’art et la géopolitique. Elle pose plutôt des questions supplémentaires. Néanmoins, il lance un dialogue sur ce sujet. Le propos de l’art est de nous amener à regarder différemment notre environnement familier et donc il stimule de nouvelles idées. Comme Emeric le sait, c’est précisément ce dont nous avons besoin afin de nous extraire de conflits apparemment insolubles. Le beau livre Beyond Babylon : Art, Trade, and Diplomacy in the Second Millennium B.C. (Metropolitan Museum of Art) montre comment les civilisations étaient historiquement aptes à reconnaître et à exploiter la confluence des arts, l’économie et la politique. Cependant, cette approche holistique est tombée en disgrâce. L’œuvre et la philosophie d’Emeric nous rappellent que les relations symbiotiques existent entre les arts et la politique, l’économie, le développement, la résolution des conflits, etc... Et si elles sont renforcées, ces relations ont un grand potentiel pour contribuer à résoudre les problèmes géopolitiques. Peut-être que dans un proche avenir les échanges transdisciplinaires, tel que le dialogue entre les décideurs, les universitaires et les artistes préconisé par Emeric, pourrait redevenir la norme. Seul, il n’effacera pas les conflits sur la terre, mais pourrait générer assez de nouvelles idées pour nous remettre sur une meilleure voie. Vu les résultats lamentables des pratiques actuelles qui ignorent les arts, cela mérite au moins une tentative. Alana Chloe Esposito
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Dans Théâtre de guerre l’artiste reprend la composition des dernières cartouches d’Alphonse de Neuville, il revient symboliquement sur la dernière peinture d’histoire qui cédera ensuite sa place au reportage photographique
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Emeric Lhuisset une nouvelle histoire des conflits Un espace conséquent de la Bellevilloise était mis à disposition, lors du salon Photo Off de 2011, de l’artiste Emeric Lhuisset, coup de cœur de Photo Off 2011, qui a choisi d’exposer ses œuvres les plus récentes, ensemble d’une rare cohérence. Toutes semblent en effet questionner la frontière entre réel et représentation, ainsi que pousser le spectateur à s’interroger à ce sujet. Les photographies de la série Théâtre de guerre en sont l’exemple parfait. Dans ces œuvres, le travail de mise en scène de l’artiste est immédiatement visible, mais n’atténue en rien l’efficacité de l’œuvre à transmettre l’essence même de la guerre. Dans l’une des photographies un combattant soutient l’autre en train de s’effondrer. Loin de faire écran entre le spectateur et l’œuvre la position choisie pour ces deux figures, utilisée dans l’histoire de l’art, notamment dans des peintures de la guerre de 1870, comme Paul et André Déroulède à Sedan, d’Edouard Detaille, participe pleinement à sa compréhension. La puissance du pathosformel est désormais bien connue, et en reconnaissant un motif artistique caractéristique d’une idée, et à plusieurs reprises employé pour transmettre le même message, le spectateur s’approprie l’œuvre plus facilement et plus rapidement. Les photographies de Combattants, où des hommes posent fièrement avec leurs armes devant le décor sommaire d’une voiture et d’un drap blanc, ou de War pictures, montrant un combattant afghan à la mitraillette scintillante, ornée de miroirs et de fils d’argent, sont également évidemment des mises en scène, mais le sont-elle vraiment plus que les images de guerre diffusées par les canaux officiels ? La composition soignée de la deuxième image de Théâtre de guerre, où chacun des nombreux combattants possède une place, un rôle qui lui est propre, dans un désordre qui renvoie aux décors de théâtre ainsi qu’au tableau Les dernières cartouches d’Alphonse de Neuville, ne montre pas plus le carnage propre à la guerre que les (nombreuses) images des (nombreux) conflits diffusées dans tous les média. Mais ces blessés et ces combattants qui se laissent mettre en scène et photographier en toute
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géopolitique J’entends sonner les premières cloches de ma mort, un hommage qu’Emeric Lhuisset fait à Sardasht Osman, en couvrant les murs de sa ville de son portrait sur des affiches sur lesquelles les images disparaissent au fur et à mesure que le soleil prend de la puissance.
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confiance par un artiste ne sont-ils pas plus « vrais » que les images des lignes de front, censurées et contrôlées depuis l’apparition des services photographiques des armées lors de la Première Guerre Mondiale, et qui ne trouvent des sources alternatives que récemment, avec l’essor d’internet et du numérique ? Emeric Lhuisset met en scène le réel, mais le tourne parfois en dérision en le montrant se mettant en scène lui même. La série de photographies American Suburb représente une gated community américaine type, lieu régenté par ses propres lois afin de mettre précisément ses membres à l’abri du réel. Les allées désertes et proprettes, et les grilles flambant neuves photographiées par Emeric Lhuisset ne se trouvent cependant pas dans l’une des tentaculaires banlieues américaines, mais dans les montagnes irakiennes, au nord de la ville de Kirkourk et abritent riches irakiens et expatriés occidentaux telle une ville-fantôme déconnectée de son environnement, un mirage dans le désert. S’il est une chose qui ne peut en revanche être mise en question, c’est la véracité du travail d’Emeric Lhuisset. La volonté de mettre l’artiste en danger en le confrontant à des situations extrêmes, afin de repenser la création en la transposant dans un milieu hostile, son leitmotiv depuis ses premières réalisations, est palpable dans chacune des œuvres exposées. Pour réaliser les photographies exposées à Photo Off, Emeric Lhuisset a vécu plusieurs semaines en Afghanistan, dans le cas de la série War Pictures, au Kurdistan irakien pour Combattans ou au sein d’un groupe de guérilla kurde iranien en ce qui concerne Théâtre de guerre. Aux dangers inhérents à la vie dans ces pays peut également s’ajouter la nécessité d’être accepté par des groupes armés, épreuve que l’artiste avait déjà connu lors d’une expédition avec les FARC en 2006. La sincérité de la démarche de l’artiste, qui est même retourné sur les bancs de l’université pour effectuer un master de géopolitique, se ressent pleinement dans l’œuvre-phare de l’exposition, l’émouvante vidéo J’entends sonner les premières cloches de ma mort, hommage à Sardasht Osman, étudiant à l’université de Salahaddin menacé à cause de ses écrits, et finalement enlevé et exécuté dans la nuit du 4 mai 2010. Sur une lecture du dernier texte de Sardasht Osman, qui attend la mort avec un courage et une résolution dignes de ses idées, la caméra suit Emeric Lhuisset dans la ville d’Erbil, en train d’afficher des portraits de Sardasht Osman, se mettant ainsi en péril dans une ville dont les services de police n’ont rien fait pour protéger un jeune homme plusieurs fois menacé pour avoir exprimé ses opinions. Chaque fois qu’Emeric Lhuisset diffuse cette œuvre, l’œil est attiré, dans l’espace sombre dédié à la vidéo, par un cadre protégeant un papier photo à peu près totalement noir à première vue, mais qui, après une observation attentive, laisse deviner la cravate et les contours du visage de Sardasht Osman. Il s’agit de l’un des portraits affichés par l’artiste au petit matin dans la ville et qui, tirés sur du papier salé sans être fixés, disparaissaient au cours de la journée, pour devenir invisibles au début de l’après-midi. Celui-ci a été retrouvé à peine une heure après avoir été affiché. Pour obéir à la volonté du père de Sardasht Osman, et respecter la mémoire du jeune homme, Emeric Lhuisset s’était en effet engagé à veiller à ce qu’aucune photo ne jonche le sol, ne soit arrachée ou déchirée. Cette affiche recueillie est exposée aux côtés de la vidéo, muette protestation contre ceux qui pensaient, en l’arrachant, ternir et effacer sa mémoire. Afin de montrer une facette différente de son travail, l’artiste propose également ses kippas-keffiehs, qui bénéficient déjà d’une certaine audience, non plus sur la route des prophètes qui sépare Jérusalem Ouest de Jérusalem Est, ou dans un distributeur automatique d’œuvres d’art du programme Résonance de la Biennale de Lyon, mais dans un élégant coffret conçu pour l’occasion, signe de l’entrée en fanfare sur le marché de l’art d’un artiste audacieux et entier. Anne Monier
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Ariane Lopez-Huici portfolio
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ARIANE LOPEZ-HUICI ET SES MODELES
Alain Kirili*: Les artistes contemporains travaillent souvent avec des modèles. Ceux-ci sont pour la plupart anonymes, mais je remarque que les tiens sont immédiatement identifiables et sont présents dans ton oeuvre depuis de nombreuses années. Peux tu t’en expliquer ? Je pense qu’un livre qui recueillerait des remarques de tes modèles et des entretiens avec toi serait un remarquable témoignage qui est rare dans l’histoire de l’art. Ariane Lopez-Huici : J’ai remarqué qu’avec les modèles c’est comme une relation amoureuse réussie : plus on se connaît et plus ça s’améliore!!! On se dépasse, on se réinvente, on joue, bref cela prend du temps. De plus, quand on photographie le nu, je dois être très prés du corps. J’aime que s’installe une certaine intimité qui se développe avec le temps. Avec Dalila (Khatir) notre première photo était en 2000. Avec mes modèles, nous échangeons des emails que peut-être un jour je publierai. Anne Sillinger s’est exprimée d’une façon merveilleuse dans le Magazine français Faireface, le journal des Handicapés, dans le N° de Juin 2010. AK : Dans l’oeuvre de Kooning, et on le voit bien dans sa rétrospective qui a lieu en ce moment au MOMA de New York, abstraction et figuration se cotoient et se succèdent sans interruption toute sa vie. Aucune trace de mélancolie, une jubilation constante et très incarnée tout au long de sa création abstraite ou figurative. Mon oeuvre est dans cet héritage, et j’ai le sentiment profond que c’est aussi le cas de ta démarche. AL-H : C’est vrai que dans mon travail l’abstraction et la figuration se chevauchent. Si j’ai commencé par l’architecture et la nature, je me suis orientée vers le nu à un moment de ma vie où je me sentais prête à affronter ce mystère qu’est l’autre; l’être humain dans sa complexité; le nu dans toute sa splendeur. Quand j’ai débuté dans les années 80, le milieu pouvait être très dogmatique; tu es abstrait ou figuratif. Pour moi, je ne vois pas les choses comme ça car je travaille beaucoup avec mes émotions, et quand je fais des nus ou quand je fais des paysages, mes émotions sont toujours là. Un jour on montrera les deux ensemble. Pour la mélancolie, c’est vrai qu’il n’y a pas l’ombre d’une mélancolie dans mes photos. Il peut y avoir de la tragédie à la Fellini mais pas de mélancolie. Pour ces modèles qui sont dans les excès, ou handicapés, et avec qui je collabore pour une fresque poétique de la différence, il faut être dans le désir : le désir de la vie!
AK : Techniquement, tu restes attachée au développement argentique noir & blanc pour les modèles vivants. Par contre, tes paysages semblent s’orienter vers la photo numérique en couleur. Apprécies tu ces techniques nouvelles qui te permettent d’intervenir seule au développement de l’image ? Comment vois tu ces deux univers å présent et pour ton travail futur ? AL-H : La photographie noir & blanc argentique a toutes les qualités que nous connaissons : c’est magnifique et de plus elle anoblit les sujets, mais les nouvelles technologies ont leurs atouts. Il ne faut pas essayer de faire du noir & blanc, mais au contraire innover avec elles, car de toute façon les différentes techniques restent tout simplement un moyen pour l’artiste. Cela me fait penser à cette merveilleuse histoire de Walker Evans (1903-1975) ce grand photographe américain qui travaillait avec une chambre photographique et qui 2 ans avant de mourir a fait une série de photos avec le nouveau polaroïd SX70! AK : Toute oeuvre d’art peut être un acte de résistance. J’aimerais savoir comment tu assumes cette affirmation qui m’est très chère. Je remarque à quel point tu contribues grâce à tes photos à une affirmation esthétique, mais également au respect de TOUS les corps dans la société. Comment ta frise des corps photographiques que tu mènes très courageusement depuis des décennies peut jouer un rôle dans notre monde contemporain où l’altérité et la femme sont encore si souvent sous-évaluées et de façon choquante. Je pense, pour être franc, que tout comme Precious le film de Lee Daniels, tu contribues avec tes photos à ouvrir le champs de la tolérance dans un moment où il y a encore des archaïsmes dans notre société de type : « Il n’y a pas mort d’homme», où les excuses multiples de l’élite politique et intellectuelle dans notre pays pour banaliser les actes d’harcèlement sexuel d’un des leurs, et te place avec cette exposition au centre d’une situation explosive. Comment t’en sors-tu? AL-H : Je te remercie de dire cela. J’ai appris très jeune à résister. Mes parents sont morts quand j’avais dix ans, et j’ai du très tôt apprendre à affirmer mon existence et à accepter d’être différente des autres enfants de ma classe. J’ai donc un penchant naturel pour traquer cette «blessure» visible ou invisible. Je suis toujours blessée par la bêtise et l’intolérance humaine : je ne m’y habitue JAMAIS! *Alain Kirili est sculpteur
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L’Anatomie de la sensation. Chorégraphie : Wayne McGregor Interprètes : Ballet de l’Opéra national de Paris, Marie-Agnès Gillot - Audric Bezard © Photos Anne Deniau / Opéra national de Paris
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l’expérience de l’autre Une création mondiale « Anatomie de la sensation pour Francis Bacon » proposée par le chorégraphe britannique Wayne McGregor donnée à l’Opéra Bastille, le 11 juillet dernier. Une vision critique. Ce ne sont pas les soirs de création mondiale que l’on s’amuse le plus dans les vestiaires de l’Opéra Bastille. Toujours un monde fou et jamais rien à faire. Rien à accrocher aux cintres, aucune étoffe à caresser, ni de tickets à distribuer, ni de sourires non plus. Ces soirs-là, le public arrive pour ainsi dire nu, l’humanité à même la peau, tremblant de curiosité, d’espérance, de plaisir et de reconnaissance. Les premières mondiales à Paris sont moins nombreuses qu’elles ne furent. Celle-ci a d’ailleurs bien failli capoter pour cause de grève, dans la grande tradition des bizutages à la française.
homosexualité, sa perception dramatique de la chair, son vertige face aux capacités de l’homme à détruire. Ceux qui espéraient plus de démonstration en sont pour leurs frais. Ceux qui attendaient une reconstitution scrupuleuse de tableaux aussi. Pas de dislocation donc, pas d’arrachement de tête ni d’extraction de colonne vertébrale à vif. Comment pouvait-on d’ailleurs espérer de telles pratiques dans un pays où les syndicats sont si puissants ! On comprendra que Wayne McGregor, déjà échaudé par une grève, ait renoncé à charcuter qui que se soit.
Tous regardent donc loin devant eux, comme si la scène était déjà visible de la rue. Les vestiaires n’existent plus, hormis pour le fâcheux de service qui hésite à laisser son paletot bourré de notes critiques auxquelles son métier le contraint, et qui ronchonne parce qu’il sait déjà tout sur la danse, et sur Wayne McGregor, et sur la peinture, et sur Francis Bacon. En fait, ce gars-là finit toujours par garder son manteau.
On l’aura compris, « Anatomie de la sensation » n’est ni une biographie de Bacon, ni une illustration de son œuvre, c’est une hypothèse. Le chorégraphe tente l’expérience de l’autre, d’artiste à artiste. Il propose des gestes et nous place dans la main du peintre, précise quand l’esprit hésite, virtuose quand l’homme se croit perdu, appliqué à signifier la violence. Il nous mène dans l’espace paradoxal des contraires, là où les synchronisations culturelles et sociales se défont au profit de l’expression. Et le mauve réveille le vert, les perspectives naissent, la lumière hachure, la pensée émerge.
Ces soirs de première mondiale, c’est donc dans la salle qu’il faut être. Il n’y a pas de meilleur travail que d’installer les clients d’un tel évènement : des corps chauds, des bras palpitants du désir d’applaudir, de beaux bustes et des têtes ardentes, tendus vers le plateau, les coulisses, la fausse d’orchestre, des jambes qui enjambent des jambes jusqu’à la dernière place libre. Les exubérances disparates s’accumulent en brouhaha de gourmandise, puis d’elles-mêmes se calment et se fondent sans qu’on n’ait rien à dire. Un plaisir physique à sentir arriver la matière noire et absorbante de la pensée ouverte avec le silence. S’asseoir sur les marches et regarder à l’unisson des âmes brûlantes la proposition de Wayne Mc Gregor au sujet de Francis Bacon. Rien n’est explicite, nous ne sommes pas à la fanfare : probablement le peintre et son modèle, ou son ami, ou un double de lui-même. Ils se cherchent, s’empoignent au pied de toiles blanches ajustées à l’immense défi de la création. La musique pousse aux points exquis dont on ne sait s’ils sont plaisir ou souffrance. Une entrée en matière fugace qui libère d’emblée le discours des causes entendues sur Bacon : son
Les tableaux, grands comme la journée du peintre, comme une vie, s’enchainent dans l’espoir d’un sens et les toiles à la fin restent blanches, tant il est impensable aux artistes d’espérer impressionner l’histoire. C’est tout en modestie, en amitié, en admiration, en intelligence, entre élégance taiseuse et excitation timide. Et c’est formidablement dansé. Sept étoiles et les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris qui se sont fait à la fois modèles, couleurs, euphorie et désespoir, mains et brosses sur la musique de Mark Anthony Turnage, traversée elle aussi par l’influence de Bacon. Un concours de talents exceptionnels pour questionner un génie, rare et réjouissant en cette période d’inflation égotiste ! Ce soir du 11 juillet, tout le monde se fout des vestiaires de l’Opéra. Le public lentement repasse encore tout perdu d’émotion. Sauf peut-être l’homme au paletot qui grogne après l’été. Marie-Gabrielle Duc
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Ci-dessus : L’Anatomie de la sensation Chorégraphie : Wayne McGregor Interprètes : Ballet de l’Opéra national de Paris, Mathias Heymann - Jérémie Bélingard © Photos Anne Deniau / Opéra national de Paris Page de gauche : L’Anatomie de la sensation Chorégraphie : Wayne McGregor Interprètes : Ballet de l’Opéra national de Paris © Photos Anne Deniau / Opéra national de Paris
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Enclave español - David Sanchez
Manuel Rodriguez - Limits © Elias Aguirre
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À Corps et à cris « La littérature, la musique, la peinture n’ont jamais tué la barbarie. Ce sont juste des éclaircies extraordinaires » écrivait Andrée Chédid. La danse, aussi, dans son corps à corps lumineux. 11 novembre 2011, Madrid, Teatro Cuartel del Conde Duque. Dans ce qui fut une caserne franquiste, aujourd’hui réhabilitée en pôle culturel à l’architecture magnifiée, la danse trouve une résonance particulière. Là, entre chien et loup, dix danseurs gisent sur les marches de l’escalier monumental, à peine éclairés par la lune embrumée, mouvements imperceptibles : dans un périmètre sonore qui tient à distance, leur lente descente aux enfers les conduit jusqu’au sol pavé de pierres grises. Corps recouverts de cendre blanche, masses informes et visages indistincts, leur présence à elle seule fait entendre le bruit sourd des bottes d’autrefois, la torture et la mort. Ces danseurs ne sont pas des professionnels mais des étudiants du conservatoire, mis en espace par Sharon Fridman qui, à 5 ans déjà, dansait dans les hôpitaux de Tel-Aviv… Il signe ce soir-là un joyau à l’éclat brut, Al menos dos carras, en duo avec le jeune français Arthur Bernard. Dessus-dedans un mur-autel en bois manipulé à vue par le comédien-voyeur Antonio Ramires, chacun doit apprendre à marcher, se mouvoir, s’échapper, contourner, se soustraire, sans jamais oublier qu’ils sont deux : le faible et le fort (et inversement), le vivant et l’inerte (et inversement), le corps parfois souffrant - à la façon des toiles de Lucian Freud -, toujours habile dans l’art de la chute et de la fulgurance comme dans la lenteur. Combat tragique à la violence sourde, profondément humaniste, qui, dans cette caserne, est tout un symbole. Entre ces deux moments forts, David Sánchez, ex-danseur chez Antonio Gades, offre une parade flamboyante dans l’une des coursives, réchauffant le cœur et le sang glacés d’effroi, et de froid dehors… Le lendemain il enflammera la Sala verde du Teatro Canal au côté de son alter ego Antonio Pérez et des danseurs de l’Enclave español compañia de danza avec un florilège de «Danza Española», depuis la danse de cour jusqu’au flamenco, maniant habilement castagnettes, chaussons et pointes, capes, mantilles et éventails. À Madrid la danse est plurielle grâce à Ana Boca. Depuis 6 ans, elle développe une plate-forme dédiée aux chorégraphes émergents de la Comunidad de Madrid, la Ventana de la Danza, en écho au 25e Festival Internacional Madrid en
Danza. Une centaine de professionnels internationaux rencontrent celles et ceux qui font la danse actuelle, mesurent leurs difficultés à travailler et se produire, et composent leur programmation à venir. Sharon Fridman fait partie des révélations qui rayonneront bientôt au-delà des frontières ibériques, sur les scènes de France et d’ailleurs… Comme Janet Novás qui provoqua un immense élan de surprise et de plaisir mêlés avec un solo piquant, inventif et troublant. Magnétique interprète de Cara pintada, el salto de la rana y ostras pequenas historias qui glisse de la vocalise à la gestuelle «reptilienne», de la danse disco au déclamatif («I Love this Pictures» à propos des cadres vides suspendus au fond de scène), de la transe à l’abandon sans jamais en faire trop. Si jeune et déjà juste dans son propos, dense, dénué d’anecdotes ! La Ventana de la Danza fut l’occasion encore de découvrir Antonio Ruz, passionné d’architecture, d’arts visuels et de musique baroque, dont la pièce No drama est une invitation à relire le théâtre de Beckett ; la Compañia Efectos Secundarios, prometteuse dans l’exercice du duo conçu tel des éclipses de danse (1/2 Waltz) comme dans la danse de groupe (Anverso Reverso) ; ou encore Manuel Rodriguez dans Limits, singulière silhouette sortie échappée d’un film de Buster Keaton ou d’une BD qui, en 20 minutes chrono, court-circuite tout sur son passage. Autant de jeunes talents en devenir qui grandissent à l’ombre de leurs aînés ou maîtres : Maria Pagés qui dévoila son nouveau projet Utopia autour de la figure emblématique de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer et la Compañia Nacional de Danza, dirigé par José Carlos Martinez, obligée à se reconstruire un répertoire depuis le départ de Nacho Duato. Mais qui devront faire leurs armes seuls, faute de structures et de moyens… Ni théâtrale ni performative, la danse proposée à la Ventana de la Danza est celle du «ballet argumental contemporain» selon Ana Cabo. Une danse sans frontières, miroir de la réalité madrilène. Marie Godfrin-Guidicelli
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Entretien avec
Davide Balliano Propos recueillis par Timothée Chaillou
Timothée Chaillou : Comment votre série de dessin a-t-elle commencé ? Davide Balliano : Je crois qu’ils sont apparus à cause de ma frustration vis-à-vis de la photographie, qui est le médium que j’ai d’abord étudié, par lequel j’ai commencé. La photographie a toujours suscité en moi cette impression frustrante que mon œuvre était déjà là, qu’il s’agissait simplement de la trouver et de la capturer en photographie. Il y manquait un processus artisanal essentiel pour moi, un moment presque méditatif dont j’ai absolument besoin. Un autre élément frustrant de l’image photographique était la difficulté à séparer le sens et le sujet. Je visais toujours une approche plus abstraite et poétique plutôt que narrative, et il était très difficile de travailler dans ce sens avec des photographies. J’ai ensuite commencé à intervenir sur des images que je téléchargeais habituellement sur Internet, des images de qualité moyenne ou des photocopies de livres. Mais le conflit des sens était toujours là. J’ai trouvé l’intervention sur des images d’histoire de l’art très libératrice ; ces images portent en elles des intentions puissantes, sans être surchargées de sens historique, ou du moins je ne m’en embarrasse pas tellement. Si je travaille sur un portrait d’empereur antique, je peux facilement atteindre l’impression de grandeur, de puissance et de gloire, de décadence et de corruption qui s’en dégage. Mais si j’essaie de faire la même chose avec la photographie d’un personnage récent ou contemporain, je me vois contraint à faire attention aux sens/implications politiques et à d’autres éléments importuns dont je n’ai pas besoin dans mon travail.
TC : Où trouvez-vous les images dont vous vous servez ? DB : Je travaille le plus souvent sur des pages arrachées à des livres d’histoire de l’art. Ceux-ci sont assez vieux, puisque je travaille surtout avec des images en noir et blanc. Cela m’aide aussi pour le type de papier utilisé qui était souvent mat jusqu’aux années 1950. TC : Vous intéresse-t-il de travailler avec des images préexistantes qui auraient une dimension personnelle ou biographique ? Trouve-t-on des récits autobiographiques dans votre œuvre ? DB : Non, pas tellement. J’ai toujours senti qu’il y avait un risque à devenir trop autobiographique. L’expression d’une émotion mise à nu me fascine, et m’émeut, mais les monologues autoréférentiels m’ennuient profondément. Je suis toujours, dans mon travail, à la recherche d’ordres cachés, d’équilibres intrinsèques et de notions de proportion, qui me semblent finalement extrêmement liés à un besoin désespéré de trouver un sens à ma propre existence. Ces pensées prennent une place énorme dans ma vie, mais je crois qu’elles sont le lot de beaucoup de gens. Et c’est précisément parce qu’il s’agit de questions intemporelles, toujours irrésolues et partagées par tous, que je les trouve particulièrement révélatrices et inspirantes. TC : Le fait de réutiliser une image est-il une expression de mélancolie et de perte ? Comment faites-vous pour ne pas sombrer dans la nostalgie ?
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DB : Je crois que ce qui me frappe dans ces vieilles images, c’est leur capacité d’immobiliser et de nous redonner une part de leur époque., Elles soulignent, comme l’architecture, le poids écrasant du temps. C’est comme quelque chose qui tourne très vite, ça a l’air de ne presque rien peser jusqu’au moment où on essaie de l’arrêter – et ça se révèle alors dangereux, et acéré. Ces images sont sans aucun doute chargées d’une certaine mélancolie, comme tout ce qui appartient au passé, et elles soulignent probablement mon désir - comme tout le monde- qu’on se souvienne de moi, puisqu’elles me survivront. Pourtant, je n’ai pas le sentiment d’une perte. Je les sens très présentes, très vivantes. Un peu comme ce pavé sur la Place Rouge de Moscou ; Il est toujours là aujourd’hui, et porte néanmoins le poids de tous les pas qui sont passés dessus, de toute l’histoire dont il a été le témoin. Et c’est l’essence de ce qui m’intéresse : la sensation transcendantale de prendre part au temps. La nostalgie n’est qu’un effet secondaire de tout ceci. D’ailleurs, ce sentiment pesant que, ce que nous ayons eu de meilleur est passé, m’irrite particulièrement. J’essaie de l’éviter le plus possible, en ayant conscience qu’il s’insinue dans mon travail. Le risque me paraît particulièrement présent dans mes œuvres sur papier ; j’espère que c’est un peu moins le cas pour mes toiles, mes objets et mes performances. Je crois que c’est une question de matériel et je suis sûr qu’avec le temps, j’arriverai à le contrôler.
TC : Qu’est-ce qui vient en premier lieu : la forme qui cache l’image ou l’image que vous recouvrez d’une forme ? DB : Dans mes œuvres sur papier, l’image de fond vient en premier, presque immédiatement suivie par la sensation de la forme à combiner avec elle. Mais je les perçois de deux manières distinctes : je reconnais l’image de fond, tandis que je dois comprendre la forme que j’y ajouterai. Je me consacre en ce moment plutôt aux œuvres sur toile, qui sont de la pure forme. C’est plus excitant pour moi mais beaucoup, beaucoup plus difficile.
TC : Dans certaines de vos images vous superposez une forme géométrique sur d’autres images. Ces formes sont-elles « une part d’ombre », une espèce d’amnésie ? Y a-t-il ce rapport : formes muettes (formes abstraites/ géométriques) insérées dans des formes parlantes (images figuratives) ? DB : Je vois un rapport évident entre l’image de fond et mon intervention. Je les perçois non pas comme la superposition de l’une sur l’autre, mais plutôt comme deux éléments qui coexistent dans le même temps, mais dans des endroits différents, que je réunis dans l’œuvre. Je vois mon intervention comme une structure révélée, auparavant cachée à l’intérieur de l’image. Je perçois une structure géométrique dans presque tout, surtout dans la pensée et dans l’acte qui s’ensuit. Mon œuvre est une sorte de représentation de ces formes qui nous possèdent et nous entourent.
TC : Comment les lignes que vous dessinez sont-elles liées à l’histoire et la structure véhiculées par les images que vous utilisez ? DB : Mes interventions concernent toujours uniquement la surface ou le noyau de l’image, jamais les faits historiques d’un sujet en particulier. À l’origine, les lignes se basaient uniquement sur la projection des éléments physiques qui composent l’image. Dans une figure humaine, chaque partie du corps serait le début d’une ligne qui aurait ensuite été prolongée par mes soins. J’ai étudié la photographie, je conçois donc quasiment tout en termes de cadre divisé en différentes sections, en essayant de comprendre les différentes masses qui composent une image totale. Je crois que j’ai commencé par là. Maintenant, l’intervention n’a presque plus rien à voir avec l’image de fond, même si elle reste encore ancrée dans au moins deux ou trois points à chaque fois.
Un angle droit va bien avec un ou, au maximum, deux degrés différents, après cela s’effondre, tout simplement.
TC : Les formes noires dans vos dessins symbolisentelles une menace, puisqu’elles cachent certaines parties de l’image, ou placent certains personnages , voire des objets dans une cage ou derrière les barreaux ? DB : Non, je ne les ai jamais vues comme une menace. A dire vrai, je les trouve assez réconfortantes. Parfois un peu intimidantes peut-être, mais toujours positives. C’est comme la tension ambivalente créée par quelque chose qui est potentiellement dangereux dont vous savez qu’elle ne vous fera pas de mal, et dont vous vous sentez finalement proche. C’est comme avoir un lion comme animal domestique, ou regarder le vide depuis votre balcon. Le danger est presque séduisant parce que vous sentez que vous le maîtrisez, qu’il ne vous fera pas mal.
TC : Van Doesburg estimait que la ligne diagonale était fondamentale pour l’art abstrait (Essentialisme), tandis que Mondrian a développé un vocabulaire visuel réduit à des lignes horizontales et verticales (Néo-plasticisme). De quelle manière vous intéressezvous au travail de Mondrian et de Van Doesburg ?
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DB : Je considère évidemment leurs œuvres comme un achèvement extraordinaire. Pour tous ceux qui s’intéressent à la représentation au moyen de la géométrie, leur œuvre est fondamentale. En tout cas, je ne pense pas avoir découvert de recette particulière, et je ne peux pas appliquer les leurs à mon travail. Je crois que les deux, les diagonales et les segments perpendiculaires, sont essentiels à des œuvres différentes et spécifiques. Jusqu’à présent l’essentiel m’a plutôt semblé résider dans un équilibre global de la structure que dans des éléments isolés. Je m’accorde sur le fait que certaines directions sont plus utiles pour l’établissement de cet équilibre. Par exemple, je trouve extrêmement dangereuse la combinaison de plusieurs lignes diagonales croisées à des angles différents avec des éléments verticaux, ou horizontaux. Un angle droit va bien avec un ou, au maximum, deux degrés différents, après cela s’effondre, tout simplement. TC : Dans certains de vos dessins, plusieurs rayons cernent l’œil d’un personnage. Est-ce un moyen de représenter l’acte de la vision lui-même ou de rappeler que les personnages représentés ne voient pas ? DB : Je dirais qu’au lieu d’associer un récit spécifique au personnage de l’image, notammennt avec ce style de dessin, mais plus précisément en combinaison avec l’œil, je me rattache à l’idée d’une incapacité générale à voir de nos propres yeux, en essayant de suggérer la nécessité de visualiser par l’esprit le fil conducteur qui relie les points accumulés au cours de notre vie. C’est plus ou moins ce que fait notre mémoire, mais je pense que cela peut aboutir à une sorte de vision, un point de vue plus large. Les yeux humains sont peut-être la partie du corps la plus révélatrice de nos émotions et, sans aucun doute, l’entrée principale de notre esprit, c’est pourquoi ils deviennent le plus souvent le centre symbolique de mes œuvres. TC : Quelles leçons avez-vous tirées de l’œuvre de Marina Abramovic pour votre propre pratique ? Quelles divergences voyez-vous entre votre œuvre et la sienne ? DB : Je dirais que j’ai bien plus appris de sa vie que de sa pratique. Son dévouement absolu à la recherche artistique et à l’élimination totale de toute frontière entre le développement des idées et la vie quotidienne a exercé une influence énorme sur moi. Concernant l’œuvre elle-même, il m’est impossible de dire à quel point j’ai appris de sa pureté puissante, de son équilibre parfait entre le tragique et le mythologique, de sa rigueur et de son approche minimaliste aux formes et aux concepts. Des œuvres comme Balkan Baroque (MoMA, 1997), The House with Ocean View (MoMA, 2002) et plus récemment The Artist is Present (MoMa, 2010) marquent pour moi une perfection sans égale dans le champ de la performance. Sa capacité à créer un flux émotionnel presque immédiat, très puissant entre elle-même - c’est-à-dire l’œuvre - et le public, est quelque chose
Les yeux humains sont peut-être la partie du corps la plus révélatrice de nos émotions et, sans aucun doute, l’entrée principale de notre esprit, c’est pourquoi ils deviennent le plus souvent le centre symbolique de mes œuvres. que je ne peux comparer qu’à quelques autres grands maîtres de l’art. Cela transcende toutes les frontières entre les médias artistiques. L’interaction avec le public a toujours été un élément de distinction très forte entre mes performances et les siennes. Je n’ai jamais senti le besoin de faire une performance dans l’unique but de créer ce rapport personnel avec le public. Mes performances se sont toujours focalisées sur la création d’une image. Une image vivante, unique dans l’espace et dans le temps, mais toujours une image. Mon œuvre ne laisse pas beaucoup de place au public. Je crois qu’elle peut créer une tension, mais elle ne change pas, c’est toujours une image qui existe indépendamment du public présent, et qui ressemble beaucoup plus à la sculpture. Toutes mes actions se basaient sur une durée constante - probablement l’élément principal que j’ai emprunté à Marina - puisque la prolongation du temps déforme radicalement la perception de ce qu’on regarde. Il a toujours été très important pour moi que le public sache que l’action se poursuit longtemps après son départ. Cela souligne le vide entre leur personne et l’œuvre, qui, à un certain degré, pourrait symboliser le vide qui nous sépare tous. TC : Marina Abramovic dit que l’artiste doit souffrir. Glenn O’Brien suggère au contraire que « nous n’avons pas à craindre de demander des analgésiques chez le dentiste. La souffrance n’est pas un titre de noblesse. » Que faites-vous du poids certain qu’à la douleur dans votre production ? DB : Je ne pense pas que l’artiste doive souffrir, mais oui, il souffrira très probablement. Les artistes sont en général caractérisés par une sensibilité exceptionnelle envers notre environnement, envers la vie elle-même.. Notre monde n’est pas exactement ce qu’on pourrait appeler facile, ni bienveillant. Ainsi, une sensibilité exacerbée peut, entraîner très tôt dans la vie une suite d’événements qui vous poursuivra tout au long de celleci. Je pense d’ailleurs qu’une recherche sincère, dans n’importe quel champ existentiel, que ce soit l’art, la philosophie, la poésie ou la musique, oblige à remettre en question toute certitude qu’on aurait apprise au cours de sa vie. C’est toujours un processus effrayant et difficile, mais selon le mot de Rainer Maria Rilke,
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« qu’une chose soit difficile doit nous être une raison de plus de nous y tenir », Lettres à un jeune poète). Quant à la douleur dans mon œuvre, je crois que je ne m’en préoccupe pas. Je me confronte au poids de la douleur au long de ma vie, à travers mon œuvre. Et la pratique de celle-ci constitue une grande part de ma santé et de mon équilibre mental. Cette interprétation serait éventuellement l’affaire du spectateur. J’estime néanmoins qu’une œuvre d’art pertinente relève toujours d’un sentiment existentiel, qui s’avère le plus souvent douloureux. L’expression de la joie m’importe peu. La joie et le bonheur sont des sentiments conservateurs dans la mesure où ils visent à maintenir l’état des choses actuel. C’est la douleur qui entraîne des transformations, qui vous force à vous déplacer dans des directions inexplorées. TC : Les voyages initiatiques sont destinés à éloigner la douleur. Vos références à la douleur et à la souffrance sont-elles une forme de catharsis ? De quoi les êtres humains devraient-ils se libérer ? DB : Absolument, il s’agit d’une sorte de catharsis journalière. Comme je le disais, je crois que le refoulement n’apporte rien, et je ne pense pas que l’intelligence et la sensibilité vous apporte énormément de bonheur dans la vie. Je pense que nous devons tous nous confronter au poids de la vie, et comprendre quel est notre chemin afin d’en réaliser le meilleur équilibre possible. Je crois que l’abstraction et l’expression de tous les sentiments déplaisants sont les seuls moyens de briser le mur de solitude, cette horreur ultime qui reste la principale menace pour quiconque essaye de vivre pleinement. Je pense que les hommes et les femmes de notre époque devraient surtout se libérer de la quantité énorme de désirs imposés et d’identités dont on nous bombarde constamment. L’incertitude de nos moyens et des voies à suivre sont la cause principale de notre douleur, me semble-t-il, ce qui crée une espèce de confusion au plus profond de nous-mêmes qui nous empêche de découvrir notre véritable identité. Sans identité pas de conscience, sans conscience pas de liberté, et sans liberté, nous ne sommes que les pantins d’une horloge qui va trop vite. TC : De quelle manière votre œuvre « creuse-t-elle profondément dans les aspects les plus cachés de l’esprit humain » ? Travaillez-vous autour de l’obscène ? DB : Je pense que mon œuvre atteint les coins les plus éloignés de mon esprit, des points si bien cachés par ma conscience qu’ils restent inatteignables par un procédé de pensée rationnelle. À travers mon œuvre, je vise à exprimer des sensations qui, à mes yeux, échappent au langage humain, telles que l’écrasante conscience du temps ; la perception inconsciente d’une structure précise au-dessous ou au-dessus de la vie ; la sensation subite et aiguë du néant qui s’ouvre sous chacun de nos pas. Je n’ai jamais pensé que l’obscène tenait une grande
place dans mon œuvre, mais qu’il était possible qu’il fasse partie de la perception de celle-ci. Toute interprétation de mon œuvre est précise et correcte tant qu’elle ne prétend pas en être la seule. Plutôt que de travailler autour de l’obscène, je dirais que je traite l’horreur, telle que décrite par le colonel Kurtz dans Apocalypse Now. TC : Evoquez-vous le mysticisme dans votre production ? DB : J’imagine que le mysticisme pourrait désigner un pan très large de mes recherches. Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, mais je pense sans aucun doute qu’une très grande partie de mon travail concerne une création de conscience, une perception parallèle du vrai noyau des choses. Dans mon quotidien, j’ai souvent la brusque sensation d’entrevoir un vaste tableau déformé et caché par mon point de vue microscopique. J’ai constamment le sentiment d’avoir besoin d’une compréhension plus forte et plus large d’à peu près tout. Mon œuvre me permet en quelque sorte de fixer certains points et d’en trouver le fil conducteur. C’est une accumulation de savoirs acquis, une confirmation du sens qui, je l’espère élèvera mon point de vue en m’apportant force et paix. TC : Pourriez-vous nous parler de vos performances : The heart of your mother for my dogs (Artists Space, New York, 17 mars 2009), I’ll wait for you at the rising of the morning star (Watermill Center, Southampton, New York, 2009), Death will come and will have your eyes (Plymouth, UK, 2010), Third giant (Center for Performance Research, Brooklyn, New York, 9 mai 2011), Second giant (Watermill Center, New York, 16 mars au 4 avril 2011), First giant (Location One, New York, Mars 2011) ? DB : Je pense que mes performances ont la même origine et utilisent le même langage que mes recherches. C’est cependant le seul domaine où je pars d’un concept précis, cela devient presque une excuse pour donner une structure à l’œuvre, mais c’est ici plus persistant que pour les autres médiums. Mes deux premières œuvres (The Heart of you mother et Morning Star) avaient trait au même concept : l’enfer. La première, créée à l’Artists Space en 2009, était basée sur une conversation que j’ai eue avec un exorciste catholique quand j’étais adolescent. C’est une assez longue histoire, mais le plus important est un détail que j’ai gardé en mémoire pendant toutes ces années. Je lui ai demandé si les personnes qui survivent à, ce qu’il appelle une possession démoniaque, conservent des souvenirs de l’expérience. Il m’a répondu qu’en fait, non, mais, qu’étrangement, elles se rappelaient une sensation qu’elles décrivaient presque toujours de la même manière: elles se souvenaient d’être seules dans un endroit froid et obscur. Cette image est restée dans mon esprit comme une sorte de description biologique de l’enfer. J’ai été surpris de voir que le cerveau décidait de sauter la remémoration de toutes ces souffrances physiques, préférant en donner
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Davide Balliano, Second Giant
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Davide Balliano, First Giant
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Mes performances se sont toujours focalisées sur la création d’une image. Une image vivante, unique dans l’espace et dans le temps, mais toujours une image. une représentation, une concentration de souffrances véritablement effrayantes. Mon œuvre essayait de représenter cela, mais j’ai finalement employé la métaphore d’une erreur tragique parce que je ne voulais pas introduire la religion, les dieux et les diables dans mon œuvre. J’ai ensuite repris un vers d’une chanson italienne que j’aime beaucoup, l’histoire d’un homme et de son amour inassouvi pour une femme diabolique qui lui demande de cruelles preuves d’amour, l’une d’entre elles consistant à lui apporter « le cœur de ta mère, pour ses chiens ». La conscience d’un tel acte pourrait, selon moi, amener l’homme à se sentir tel que le prêtre me l’avait décrit. La deuxième œuvre était une commande du Watermill Center de Robert Wilson, et le thème de l’Enfer m’a explicitement été imposé. J’ai fini par creuser une tombe pendant six heures, au soleil couchant, dans le bois situé derrière le centre d’art. A vrai dire, je ne crois pas que l’Enfer existe. Je crois plutôt que l’Enfer est une métaphore d’une condition inhérente à l’esprit humain, qui peut devenir un puits sans fond à mesure que nous oublions comment nous en sortir. Mon idée, à laquelle j’ai par chance pu parvenir, était de creuser une tombe si profonde qu’il serait évident que c’était ma propre tombe, puisque je n’en sortirais jamais, et que j’y disparaîtrais. Et c’est ce qui s’est passé. À la fin de la performance, j’étais à plus de six pieds sous terre, la lumière s’était enfuie, on ne me voyait plus à la surface. Le titre (I’ll wait for you at the rising of the morning star) était un jeu de mots. L’origine étymologique du nom Lucifer est « étoile du matin », qu’on associe d’habitude à la planète Venus qui, à cause de sa position, n’est visible qu’au moment précédant le lever du soleil, et juste après son coucher. La légende dit que l’Étoile a été condamnée à la solitude, puisqu’elle n’est pas visible la nuit. On l’a ainsi associé à Lucifer, rejeté par Dieu aux confins de l’enfer à cause de sa révolte. A ma façon, je voulais dire : « Tout va bien, vous n’êtes pas seul, je vous attendrai jusqu’à ce que vous arriviez à en sortir ». Ma troisième action était un hommage à Cesare Pavese, l’un de mes poètes et écrivains italiens favoris. Il s’est suicidé tragiquement en 1950. Le titre de mon œuvre était celui d’un poème que l’on a re-
trouvé dans son bureau, après sa mort. Ici, l’action était la représentation d’un sentiment, de ma perception de sa personnalité. J’ai aiguisé un long couteau pendant 12 heures, face à l’angle de deux miroirs dans une salle avec des murs de pierre qui appartenait à un ancien abattoir, à Plymouth, en Angleterre. Le fait d’aiguiser un couteau me rappelait le processus de la pensée obsessionnelle. Les deux miroirs étaient installés dans l’angle de la pièce et, me tenant devant eux, mon image se reflétait trois fois, formant ainsi un groupe de quatre figures qui paraissaient se refermer sur elles-mêmes. C’était, pour moi, la meilleure façon de représenter ces processus mentaux vicieux qui peuvent nous cerner et nous entraîner vers le bas, ce qui, comme je le crois est arrivé à Pavese. Mes trois dernières œuvres concernaient un projet sur lequel je travaille encore, basé sur les cinq étapes du sommeil. Chaque acte interrogerait le sens de chaque phase du processus de sommeil, en se servant des caractéristiques neurologiques, pour construire des métaphores et des symboles qui décrivent surtout ce dont mon œuvre entière traite habituellement. TC : Vous intéressez vous à la production de Terence Koh, ses performances autant que ses œuvre plastiques ? DB : J’aime beaucoup l’œuvre de Terence Koh, surtout ses performances et ses installations. Il y a une idée de tragédie classique et de pureté dans son œuvre, que je trouve admirablement puissante. J’ai adoré sa performance à la galerie Mary Boone en mars (nothingtoodooterencekoh, 12 février au 19 mars 2011) , et je dois avouer être assez jaloux de la force délicate qui se dégage de ses installations de vitrines en verre. TC : Et à la production de Tom Burr ? DB : J’adore l’œuvre de Burr. Sa capacité à mêler un langage architectural à un récit décadent du quotidien me frappe, et m’apparaît comme l’une des œuvres les plus fortes des dernières années. Je ne suis pas très fan de sa production récente où il essaie d’apporter ce type de dialogue sur la surface d’une toile, mais j’aime tellement sa quête que je suis persuadé qu’il proposera bientôt quelque chose d’aussi fort. Son exposition au Sculpture Center en 2008 (Addict Love, 13 janvier au 30 mars 2008) reste l’une de mes expositions préférées et je le considère encore comme l’un des mes artistes préférés.
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Andrea Mastrovito, Martire Sant’Alessandro, 2011 © l’artiste et LONDERZEEL
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ART vs. FASHION ? Lorsque l’on en vient à explorer les relations entre art et mode, l’une des questions souvent posées est de savoir si les relations entre ces deux mondes sont productives ou délétères, enrichissantes ou vampirisantes. Qui enrichit qui, qui influence qui, qui utilise qui et pourquoi ?
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Eric Emo, Le passant, 2011, Photographie contrecollĂŠe sur dibond 104 x 79,5 cm , ed. 1/5
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Frank Perrin, Ghosts #06 (1510-1974)
Mais au delà de l’image, des liens très forts existent entre les deux domaines : notamment par le corps, le visage aussi, le travail et les savoir-faire, les collaborations entre artistes et stylistes, le temps, le langage… et même la prison.
Art & Mode : le lien par le corps
Art & Mode : l’image avant tout Art et mode, un sujet à la mode. Depuis la création des premiers musées de la mode, de nombreuses expositions, de très beaux livres aussi, explorent les liens innombrables qui lient ces deux domaines. L’un des objectifs de cet article est de démentir une fois de plus le fait que ces liens soient univoques : trop souvent encore prévaut l’idée que la mode utilise l’art, le dévoie, le réduit au rang de produit, de valeur ajoutée pour son propre bénéfice. Les liens entre art et mode sont riches, réciproques, productifs, organiques ; ce sont des liens d’inspiration, de regards croisés, de miroirs ; ce sont des corps et des visages ; ces liens, qui prennent naissance dans la prépondérance des images, écrivent aussi l’Histoire de cette époque si particulière qu’est la nôtre, caractérisée par la prolifération sans fin des images. L’art est l’image ; la mode aussi. Elle est image avant tout : construction toujours renouvelée et sans fin de l’image de nous-mêmes, individuellement et en groupe, dans l’instant et dans l’époque, dans la beauté et dans l’Histoire. Comme le dit Frank Perrin, créateur du magazine CRASH et photographe : « La mode est bien plus première et dernière qu’on ne le pense. La mode écrit l’Histoire : au début était la mode, et tout ce qui restera finalement sera encore cette poussière de mode et la vanité qui va avec, et peut-être ne sommes-nous que cela. Et ce n’est déjà pas si mal… »
Si l’image est le lien le plus fondamental, le corps n’est pas en reste. Le corps et ses représentations sont le sujet premier de l’art de l’Occident, depuis des millénaires. L’art l’approche, le dénude, le sculpte, l’explore, y compris de l’intérieur (comme l’ont fait notamment les artistes féministes du 20ème siècle) ; l’art porte sur le corps tous les regards possibles et n’omet rien du corps, ni ses splendeurs ni ses misères, ni ses mystères ni ses souillures. Mais le corps résiste et se soustrait en fin de compte toujours aux approches les plus formelles comme aux plus cruelles. La mode quant à elle se distancie du corps, elle le couvre, le voile, le stylise, elle choisit toujours, d’une manière ou d’une autre, la beauté, fût-elle cosmétique, et plutôt que de s’approcher au plus près du corps, plutôt que de le disséquer et d’en partager les secrets avec nos yeux, elle choisit au contraire de nous le révéler grâce à cette distance supplémentaire qu’introduit le vêtement. Comme ces tableaux que l’on ne peut comprendre de près, le styliste nous fait voir le corps, nous le montre, nous en explique les rouages par les effets mêmes de sa distanciation, de sa dissimulation. Le styliste prend le corps à bras le corps et le transforme, tel le « créatif » qu’il est, pour ne pas dire créateur, le magnifie, le montre en le couvrant, par des tissus qui l’épousent, par des couleurs qui l’illuminent, par des formes qui l’allongent. Le styliste dessine le corps et pour mieux le cerner lui donne une « ligne » : il crée la silhouette. Comme le dit si bien Florence Müller dans un entretien publié dans LONDERZEEL: « La silhouette, c’est ce que l’on retient d’une personne qui passe dans la rue, c’est une apparition, c’est l’empreinte de la personne, c’est la grande ligne… ». La silhouette est intimement liée au dessin : on parle de son tracé, de sa ligne, de sa structure, du mouvement, avec les mêmes mots que l’on utiliserait pour décrire un dessin. L’artiste Ornela Vorpsi, écrivain, photographe, artiste hybride tant par son identité que par les media qu’elle utilise pour poétiser sa vie – et la nôtre –, dessine le corps, l’écrit, l’explore, le couvre et le découvre tour à tour, le crée, le recrée, et nous le donne à voir à travers ses propres yeux émerveillés et somnambules. Le corps et le visage de la jeune femme pour Ornela Vorpsi : une beauté qu’elle qualifierait volontiers de terrifiante. Habillons-là, alors !
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De gauche à droite : Ornela Vorpsi 43, Politique d’intérieur 3, 2001 Ornela Vorpsi, Martine in cerca di fama, 2001 © l’artiste et Analix Forever, Genève
Et le visage… Epiphanie, dit Levinas.
Art & mode, travail et savoir-faire
Vorpsi dans son appoche du corps n’oublie pas le visage. Ce visage qui nous dit et qui occupe dans l’histoire de l’art une place des plus particulières : portrait et autoportrait représentent depuis toujours un domaine irréductible de l’activité artistique. La photographie a encore magnifié cet intérêt : dès l’invention de la photographie, le portrait joue un rôle de premier plan. Cette passion pour le visage prend racine dans les systèmes même de reconnaissance de l’autre et de soi-même, conscients et inconscients, et a été décrite par le philosophe Daniel Levinas comme « l’expérience fondamentale du visage : celle de la vulnérabilité de l’autre et solidairement celle du sentiment de ma responsabilité envers lui ».
L’art est travail, certes, travail et travail sur soi d’un même tenant, et la reconnaissance de l’artiste comme travailleur parfois de force semble désormais acquise. La figure de l’artiste maudit qui crée à ses heures perdues n’est plus d’actualité, si elle l’a jamais été. La mode, en revanche, est souvent considérée comme « superficielle », futile. Oui elle travaille à la superficie du corps, mais le travail engagé est énorme. Oui elle est éphémère et se veut légère (ce qui ne signifie pas futile, la légèreté étant souvent l’une des manifestations les plus tangibles d’une vraie profondeur). Oui elle se présente à nous telle quelle : une promenade de dix minutes, un tour et puis s’en va. Mais en réalité, le travail est un élément essentiel de la mode, de sa fabrication, de son quotidien. Souvent dissimulé – même si récemment mis en lumière, quand il devient évident que les « petites mains » savent faire une collection en l’absence de l’idole déchue, en l’occurrence John Galliano…
La question de la dissimulation du visage dans la mode jusqu’à son obstruction complète chez Martin Margiela par exemple – et de sa réapparition récente, voire de sa glorification nouvelle, chez des stylistes comme Kris Van Assche – crée des liens supplémentaires entre art et mode : le visage est infini. Quand le corps devient personne, personnalité, corps incarné, comme dans les défilés d’un Kris Van Assche, il se doit, alors, ce corps, de réintégrer le visage, longtemps oublié par la mode, par désir de simplification, par obstruction à l’essentiel. De l’épiphanie du visage, ou quand le visage n’est plus seulement un identifiant mais devient un paysage. « Le visage est signification, et signification sans contexte. Le visage est sens à lui seul. Le visage s’exprime et cette expression est une révélation. Dans son épiphanie, il se refuse à toute possession. » (Levinas)
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Comme le souligne Pascal Gautrand, artiste-styliste, ancien pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, la mode vient des savoir-faire, du fil, du tissu, de la couture, de la broderie, elle a pris naissance dans toute une culture de l’expertise. Pascal Gautrand travaille à redonner des gallons, à ces savoir-faire : l’artiste n’a-t-il pas fièrement accepté de présenter à la Foire d’Art de Milan, en 2010, non seulement ses étendards, portraits en tissu flamboyants des plus grands couturiers, mais lui-même assis sur un stand, à sa machine à coudre, assemblant les tissus d’un autre étendard-portrait ?
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Frank Perrin, Défilé 029 (Margiela, Paris) 2008 (Postcapitalism section 07), 150 x 120 cm
Le travail de la mode se retrouve aussi sujet d’art. L’un des vidéastes les plus en vue de l’époque, Ali Kazma, qui s’intéresse fondamentalement au travail, à l’industrie, aux savoir-faire humains, a ainsi consacré l’une de ses vidéos, Casa di Moda (2009), à la maison Missoni. Du fil au défilé, Kazma a filmé les arcanes de l’usine Missoni, au nord de l’Italie, qui réunit sous un même toit les créatifs, les artisans, les machines uniques utilisées par Missoni, les ouvriers qui depuis des années les font fonctionner et la famille Missoni elle-même. Tous au travail. L’essentiel de la vidéo est dédié au travail manuel : les mains qui dessinent, qui assemblent les couleurs, les mains qui teignent, qui tissent, qui coupent, les mains qui activent les machines, les mains qui créent. Les quelques instants du défilé sont eux aussi filmés essentiellement en back stage : là c’est le travail des habilleurs, des maquilleurs, des coiffeurs, qui est à l’honneur. Mais Casa di Moda est aussi le résultat du travail de l’artiste lui-même, Ali Kazma, des jours de tournage, des mois de montage. ainsi un exemple éclatant de la puissance du travail conjugué de la mode et de l’art.
Finalement, même l’image est travail, même l’image se travaille. Elle ne s’invente pas. Même si « l’image » que donne la mode d’elle-même n’est pas celle du labeur, il n’en reste pas moins qu’elle est elle aussi « travaillée ». Derrière l’image donnée, il y a toujours le savoir-faire, ou mieux, les savoir-faire, car ils sont nombreux à se cacher derrière l’image. Les Journées Particulières organisées par LVMH les 15 et 16 octobre dernier avaient cette ambition aussi : montrer, derrière le produit de luxe, le travail : de l’ébauchage à l’abarchage, de l’émaillement au lozinage, du remuage à la communelle – et nous faire découvrir aussi que « chaussonner » signifie « assembler deux pièces de tissu au point de chausson, inspiré de la broderie…
La collaboration Une des manières d’envisager les liens entre art et mode par l’intermédiaire du travail, c’est la collaboration entre artiste et styliste. Rare mais exemplaire. On ne demande pas à l’un
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Pascal Gautrand à MiArt 2010 © l’artiste et Analix Forever, Genève
Casa di Moda, production still, 2009, photo : Ali Kazma © L’artiste, Missoni & Analix Forever, Genève
de faire quelque chose pour l’autre, on travaille ensemble. Ainsi Kris Van Assche et l’artiste italien Andrea Mastrovito dont Kris dit : « Il y a quelque chose de très simple dans le travail d’Andrea. Une simplicité bouleversante. Une réflexion sur l’amour, la vie, la liberté qui me touche – une vision de la poésie du quotidien. De l’amour à partager, un message universel. Les histoires simples sont souvent les plus fortes. Du papier, des ciseaux, et beaucoup de passion. Artiste et artisan. Haut artiste. ».
longue date. Andrea Mastrovito a envahi de ses papillons noirs la boutique Dior de la Rue Royale, en décembre 2008 ; il collabore régulièrement à LONDERZEEL, le magazine réalisé par Kris Van Assche et Barbara Polla. La collaboration entre Kris Van Assche et Andrea Mastrovito est définitivement de celles qui apportent des réponses concrètes à des questions parfois insolubles lorsqu’elles demeurent purement théoriques. Ainsi, l’une des questions souvent posées, lorsque l’on en vient à explorer les relations entre art et mode, est de savoir si les relations entre ces deux mondes sont productives ou délétères, enrichissantes ou vampirisantes. Qui enrichit qui, qui utilise qui et pourquoi ? Même si toute liaison, aussi productive soitelle, est toujours, par nature, dangereuse, dans le cas Mastrovito – Van Assche, comme dans le cas Van Assche – Jeff Burton, l’évidence de l’inspiration réciproque et la qualité de la collaboration coupent court à tout soupçon de subordination.
Mastrovito a l’âge de Van Assche. L’un est né dans la périphérie de Bergame, l’autre à Londerzeel. Quand Mastrovito termine ses études d’art, Van Assche sort de l’Académie d’Anvers. Quand Van Assche travaille comme assistant chez Dior, Mastrovito peint au fond de son garage. Quand Mastrovito prépare sa première grande exposition, Van Assche présente ses premiers défilés. Et quand Van Assche se voit nommé chez Dior Homme, Mastrovito se voit décerner le Premio New York et part à la conquête des Etats-Unis. Ce qui unit ces deux hommes si différents au premier regard? Entre autres, une conscience profonde de l’importance du travail. Pour Mastrovito, le travail est une fête, toujours ; et il l’est d’autant plus qu’il est réalisé à plusieurs. Les couleurs aussi: le blanc et le noir avec parfois une tache de rouge. A retrouver dans LONDERZEEL. La rencontre à la fois improbable et naturelle entre Mastrovito et Van Assche a donné lieu à une collaboration de
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Le langage La mode est langage aussi. Un langage d’assemblage, comme tous les langages. On écrit avec des mots. Des mots dont on fait un puzzle, un jour, un autre puzzle, le lendemain. Chaque matin, devant mon armoire, je choisis mes mots du jour, et je compose mon puzzle, je décide comment je vais me raconter au monde. Je choisis sous-vêtements, chemise
art & mode
Simon PROCTER Y - 3 (Fall/Winter 2005, Paris - Comédie Française) C-print, 156 x 120 cm, Ed. de 10 + 2ea © l’artiste et Galerie Taïss, Paris
et pantalon, veste, bas ou collants, chaussures, foulard ou cravate, ceinture, colifichets, et j’écris l’histoire de moimême ce matin là, dans une volonté de représentation toujours renouvelée. Le langage vestimentaire correspond à l’histoire que chacun de nous veut raconter de lui-même – ou cacher, ce jour-là. La mode, comprise au sens de l’ensemble vestimentaire que je vais choisir chaque jour, est donc une manière de me représenter moi-même, de me présenter, un langage, qui a sa grammaire propre, selon le terme, encore, de Pascal Gautrand. Une grammaire qu’il ferait bon enseigner dans les écoles de mode et design, car comment écrire, sans grammaire ? Une grammaire qui en termes de liaisons entre art et mode, lie cette fois-ci essentiellement la mode à l’écriture – mais cette dernière n’est-elle pas art elle aussi ? Mode et écriture, voilà une autre liaison très particulière, entre art et mode, encore largement inexplorée. Mais il manque à la mode des mots pour la dire, et ceux qui la disent… Les mots qui manquent à la mode sont ceux des critiques et des commissaires. Dans l’art contemporain, les critiques, les commissaires d’exposition qui écrivent des textes, sont essentiels. Il y a dans l’écriture une élaboration de la création, de l’image, qui peut s’avérer essentielle à sa compréhension et à sa diffusion. Ecrire n’est pas décrire ; ce n’est pas présenter une photographie de l’œuvre ; c’est élaborer, donner forme, construire, critiquer, comparer, enrichir. La mode a besoin de journalistes qui ne se contentent plus de rapporter, de photographier et de décrire, mais qui écrivent. L’art a ses critiques, ses commissaires d’exposition, ses historiens ; la mode a certes Florence Müller, Kaat Debo (Directrice du musée de la Mode à Anvers), Emanuele Quinz et Luca Marchetti (Dysfashional) et bien d’autres, mais ce n’est pas encore suffisant, et de loin ! Il nous faudrait aussi, pour faire vivre la mode d’une manière similaire, des critiques de mode, des « commissaires » de défilés. L’art a ArtPress et Art Forum – à quand « ModePress » et « Fashion Forum », des magazines critiques, intelligents, intellectuels, reconnus et durables ? Une fois encore, la parole et la réflexion, sont indispensables au statut de l’image. Dans la mesure où la mode est image, elle a besoin, elle aussi, de cet irremplaçable accompagnement que sont les paroles, les écrits. Florence Muller, écrivain et commissaire d’exposition de la mode, occupe ainsi une place essentielle : elle parle de mode comme on parle d’art et met la mode en musée… Grâce à elle, la mode entre au musée, Yves Saint-Laurent au Petit Palais à Paris, Christian Dior partout dans le monde. Cette mise en musée de la mode pose beaucoup de questions, notamment celle des temporalités.
Le temps de l’art, le temps de la mode Le temps sembla pendant longtemps générer plus de différences que de liens entre art et mode. La temporalité de l’art est une temporalité longue, les artistes créent pour l’éternité, ou tout au moins, pour durer. La mode, comme
le souligne Giorgio Agamben, dans son opuscule Qu’est-ce que le contemporain ? , se situe quant à elle dans un temps extrêmement court, puisque la seule manière d’être à la mode, c’est d’être avant la mode ; impossible en effet d’être dans la mode : « dans » la mode, on est déjà dépassé par ce temps hyper-éphémère, on est d’ores et déjà démodé. Mais là encore, les voies, temporelles en l’occurrence, de prime abord divergentes entre art et mode, semblent se rejoindre aujourd’hui. Alors que le temps de l’art s’accélère pour rejoindre celui de la mode, de foire en foire, de biennale en biennale, d’événement en événement, le temps de la mode s’allonge et les mises en musée, les retours, les références, se multiplient. La mise en musée de la mode coïncide d’ailleurs avec la sortie de l’art dans la rue – cette rue qui offre au quotidien non seulement « le plus grand musée du monde », comme le disait Oliviero Toscani, mais aussi le plus grand podium du monde. Les corps défilent dans la rue, sous nos yeux, se reflètent dans les vitrines et s’impriment sur nos rétines, les silhouettes se font et se défont en fonction des saisons, le temps passe, la ligne reste. La période que nous vivons – cette post-modernité́ qui n’a pas encore de successeur – englobe tout, cueille tout, emprunte tout et définit un nouvel espace-temps de l’art contemporain, en constante expansion, en mutation permanente, qui se reconstruit et se requalifie à chaque instant et n’en finit pas d’explorer ses propres marges pour les englober en son centre. L’art et la mode sont tous deux ancrés dans ce même temps, ils sont contemporains, et selon Agamben encore, « le contemporain n’est pas seulement celui qui, en percevant l’obscurité du présent, en cerne l’inaccessible lumière ; il est aussi celui qui, par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le
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transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps, de lire l’Histoire d’une manière inédite, de la « citer » en fonction d’une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire, mais provient d’une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre ».
Et même la prison Les liaisons entre art et mode s’avèrent donc particulièrement riches et organiques. Nous n’avons pas fini de les découvrir, de les explorer, de les enrichir aussi, à une époque où l’art envahit peu à peu - et c’est tant mieux l’ensemble du champ social. Même la vie en prison peut être sujette à figurer dans une exposition sur l’art et la mode. Ainsi trouve-t-on jusqu’en janvier 2012, à l’honneur dans la Salle de Bains de la Galerie Taïss à Paris, une installation de Jean-Michel Pancin. L’artiste lance-t-il une nouvelle mode ? En tous cas il se passionne pour des mondes parallèles et conduit aujourd’hui un travail d’archéologue de la prison d’Avignon. La question de la prison comme lieu de création est posée. Mais pour en revenir à l’œuvre, pourquoi des chaussettes dans une salle de bains de galerie ? Ces « chaussettes », que l’artiste nomme « pelotes », ont été ramassées par l’artiste dans l’ancienne prison SainteAnne d’Avignon. Bouteilles à la mer, objets perdus, elles sont toujours en attente de leur destinataire, des décennies plus tard : porteuses de messages, de réconfort, d’aide, voire de promesses de liberté. Les détenus se battaient parfois à mort pour récupérer ces objets qui, de par leur contenu et leur nature, abattaient les murs de la Bastille. Elles ont été lancées du jardin des Doms, qui surplombe la prison, à une époque où il n’y avait pas encore de filet de protection sur les cours de promenade (années 1960, 1970, 1980). Soigneusement confectionnées avec des chaussettes par les ami(e)s des détenus, elles contiennent surtout la drogue nécessaire pour supporter l’enfermement, des préservatifs, des messages aussi. Autant de produits précieux qui permettent d’apporter des « soins » aux corps des prisonniers, de les « socialiser » dans la mesure du possible. L’armoire à pharmacie du détenu se constituait ainsi, essentiellement, de produits issus des pelotes. Ces objets – ces chaussettes –, d’apparence à priori repoussante, sont présentés ici dans une vitrine. Installée dans la salle de bain, la vitrine se confronte au lieu de la propreté, du soin apporté au corps, de sa mise en beauté. Elle fait directement référence aux armoires de salles de bain qui contiennent des produits précieux : parfums, lotions, médicaments, qui dans leur usage permettent d’améliorer la sociabilité des hommes et femmes libres. Dans leur essence même pourtant, ces pelotes s’opposent à ce contexte, par leur origine « antisociale ». Elles proviennent d’un environnement que l’on rejette, et dont on ne veut pas voir la violence paradoxale. Dans le meuble à pharmacie du détenu, nous sont donnés à voir des objets à usages parallèles, qui font partie d’une même réalité, mais dans des mondes étrangers l’un à l’autre.
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De haut en bas : © Jean-Michel Pancin Pelotes PB06T, P21PN
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Ce sont également de véritables bijoux… des bijoux artistiques qui peut-être, un jour, inspireront aussi la mode, et – ce n’est pas impossible – peut-être alors la mode saura-t-elle nous faire jeter un autre regard sur la prison, et la faire évoluer en même temps que notre regard. Jean-Michel Pancin, comme Olivier Toscani, nous montre avec amour une réalité à la fois irregardable et poétisée.
Exposition particulière : ART IS FASHION Selon Frank Perrin encore, « Notre époque est ultradésirante et, en phase avec elle, dans cette planétarisation du futile dans laquelle nous vivons, l’art contemporain fait lui aussi partie du « life style » : l’art et l’artiste comme psychanalystes de la confusion et de l’hystérie d’aujourd’hui. » Cette « psychanalyse » fait partie des objectifs des expositions qui explorent le thème « art et mode » ; les expositions de Emanuele Quinz et Luca Marchetti, dont « Dysfashional » qui a voyagé dans toute l’Europe, sont à cet égard essentielles. L’exposition ART IS FASHION, quant à elle, met en lumière quelques-uns des liens multiples qui se tissent entre art et mode – ou comment l’art fait la mode, est mode lui-même – vêtement, peau, cosmétique, esthétique, politique, poétique, transformation de la réalité de la vie et des corps – pour la rendre, au quotidien, attirante à nos regards et séduisante à nos âmes, trouble parfois, provocante aussi, complexe toujours. Les artistes ont chacun une manière très personnelle de revêtir le monde de beauté, de faire mode, de l’investir et de la faire vibrer sur ses fondements même. Leurs regards croisés, tendres ou critiques, nous révèlent une réalité dont nous ne saurions percevoir la globalité si elle ne nous était « exposée ». Parmi ces « psychanalystes » de la confusion, nous citerons Marie Hendriks et Mat Collishaw, le travail de la première s’inspirant de référents similaires à celui que l’on appelle « The Master of Illusion ». Pour ART IS FASHION, Marie Hendriks recrée l’un de ses mondes polymorphe et vibrant, inspiré, entre autres, des Pays Bas de son enfance, mais aussi des courants qui ont eu recours à l’artifice comme le Maniérisme, le Baroque, le Rococo. Hendriks nous emmène, nous spectateurs, dans un monde onirique qui allie de manière unique l’énigme et la quotidienneté. Dans ce monde de rêve, le costume est essentiel : un masque qui, toujours, révèle. Ainsi les masques inquiétants des « veilleuses », censées rassurer les enfants de leurs angoisses nocturnes, plutôt que de les protéger de leurs frayeurs, en souligne la puissance : le masque écarlate cache la douceur possible du visage et fait revenir l’angoisse au premier plan.
De haut en bas : © Jean-Michel Pancin Pelotes P06T, 20C05
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art & mode
ART IS FASHION, vue de l’exposition, Galerie Taïss, Paris
Mat Collishaw, lui, travaille depuis vingt ans sur toutes les formes que peut prendre ce que Baudelaire appelait « l’horreur délicieuse » et revêt de splendeurs les plus sombres réalités. Beast in Me – un titre évocateur de la réalité qui se cache derrière l’idylle – nous montre la douce déesse Europe parée de fleurs et d’organza enlevée par Zeus : un taureau pris de passion. Elle semble pleine d’amour… Frank Perrin commente : « La beauté n’est jamais seule. Elle a son ombre : le côté terrifiant, vain, sublime, affreux… Mais il faut saisir la beauté avec son ombre, sinon elle n’existe pas. La beauté est ambiguë ou elle n’est pas. » Ainsi Beast in me : la beauté avec son ombre. Barbara Polla Barbara Polla a publié, entre autres ouvrages, une biographie imaginaire de Kris Van Assche : Kris Van Assche, Amor o Muerte (L’Âge d’Homme, 2009). Elle enseigne sur les rapports entre Art & Mode à l’Institut Français de la Mode à Paris et à la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD) à Genève.
Veilleuses, 2011, © Marie Hendriks
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Mat Collishaw, Beast in me, 2003 © l’artiste et Analix Forever, Genève
* vendredi 9 décembre, une conversation entre Florence MÜLLER et Barbara Polla sur la mise en musée de la mode. * mercredi 11 janvier, une conversation entre Pascal Gautrand et Barbara Polla sur la mode comme langage.
ART IS FASHION une exposition de la galerie Analix Forever à la galerie Taïss 14 rue Debelleyme, jusqu’au 14 janvier 2012 http://www.analix-forever.com/ http://analixforever.wordpress.com/ http://barbarapolla.wordpress.com/
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16Beaver, l'aurore de la revolte new-yorkaise Texte & photographies : Eva Ostrowska
Alors que tant de choses nous séparent, qu’il y a dans l’atmosphère tant de haine et de discorde, il est bon de se souvenir des choses qui nous rassemblent. Plus nous insisterons sur celles-ci dans nos rapport avec les inconnus, meilleur sera le moral de la Cité. Paul Auster Après l’électrochoc de la récession enclenchée par la chute de Lehman Brothers à l’automne 2008, la mutation de la crise européenne en une crise des dettes publiques de plusieurs pays en 2009, la panique monétaire et la paralysie politique majeure autour du redressement de la dette publique aux Etats-Unis, ainsi que la pandémie de banqueroutes se propageant sournoisement en Europe, l’été 2011 ébranle à nouveau l’économie mondiale. Nous sommes indéniablement parvenus dans une nouvelle phase déflationniste aussi dangereuse et violente que celle qui sévit autrefois sous la Grande Dépression. De cette hantise mondiale ont surgit de nombreux mouvements de contestations fleurissant dans un premier temps au Maghreb puis en Europe, et se propageant désormais en Amérique du Nord. Ce phénomène est rapidement apparu comme le prélude à un mouvement plus imposant - les Indignés- sans qui New York n’eut sans doute jamais vu naître le mouvement Occupy Wall Street. « Occupy Wall Street est un mouvement de résistance sans dirigeant qui regroupe des gens de différentes couleurs, sexes et orientations politiques. La chose que nous avons tous en commun est que nous sommes le 99% qui ne tolèrera plus l’avarice et la corruption du 1% le plus riche de la population. Nous utilisons la tactique du Printemps Arabe pour réaliser nos objectifs et nous encourageons la non- violence afin de maximiser la sécurité de tous nos participants. »1
Si le terme déroutant sied particulièrement bien à l’Occupation de Wall Street, il prend tout son sens après que l’on ait parcouru le lieu. On peut alors véritablement pénétrer dans l’espace de la contestation, découvrir - non sans un certain amusement – ce qui se passe au cœur de la révolte. Les militants varient chaque jour entre artistes, anciens hippies, trotskistes, libertaires, étudiants gauchistes, sans domiciles fixes, ou tout simplement badauds. Certains sont couchés sur des matelas, proposent des échanges de livres, de vêtements, distribuent gratuitement des fruits ou des repas végétariens sans gluten, tandis que d’autres offrent un concert de darbouka, de chants hindous ou encore proposent un atelier ouvert pour celui qui désire fabriquer sa pancarte de manifestant. On trouve de tout à Zuccotti Park et ce melting-pot peut à première vue porter à confusion. Toutefois, le souffle de liberté qui traverse Occupy Wall Street vient justement de son capharnaüm et de sa spontanéité, et le passage d’un pays à un autre ne l’a pas entamé, la révolution compte aujourd’hui plus de 950 villes à travers 82 pays. Bien avant que les militants ne descendent à Zucotti Park dans le quartier de Wall Street à New York, que les premières télévisions mondiales ne diffusent les images des militants en
1. www.occupywallst.org, le site internet de Occupy Wall Street.
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colère, que Michael Moore, Yoko Ono ou encore Alec Baldwin fassent leur premières apparitions, un réseau d’artistes, de curators, ?d’écrivains, de penseurs et d’activistes se réunit régulièrement depuis quelques mois pour discuter des enjeux actuels mondiaux, au quatrième étage de la rue Beaver, numéro 16. Ils s’établissent initialement au sein du collectif activiste 16Beaver - connu depuis les années 2000 pour avoir crée et maintenu une plateforme continue d’échanges et de débats artistiques, culturels, économiques et politiques en plein cœur de Manhattan. Parmi eux se trouvent des newyorkais, des espagnols mais aussi des égyptiens, des japonais et des grecs. Certains ont même participé au printemps arabe en mars dernier ainsi qu’aux révolutions de mai à Madrid. Sensibilisés à la politique et à l’économie, ils choisissent précisément leur champ d’action: ils développent et conçoivent un système « d’agora évolutive et populaire » qui mobilise des volontaires de tous les horizons. On y trouve de nombreux intellectuels et artistes et les actions sont bien vécues, semblet-il, comme des espaces et moments de liberté destinés à interpeller et renverser l’ordre commun des perceptions, et non pas seulement à délivrer un message politique. Sans aucune subvention, le groupe fonctionne financièrement par les contributions volontaires des participants et par un procédé de distribution collective. C’est au sein même du 16eme de la rue Beaver que le mouvement Occupy Wall Street commence à voir le jour. En juin dernier, 16Beaver déclenche l’étincelle de la contestation reprise immédiatement dès le 13 juillet suivant par les activistes du collectif canadien anticapitaliste Adbusters2, (littéralement les Casseurs de pub) qui se chargent de diffuser les premières actions sur la toile. « Nous étions inspirés par ce qui s’était produit en Tunisie et en Egypte. Nous avions le sentiment que l’Amérique était mûre pour vivre son propre Tahrir3», explique Kalle Lasn, co-fondateur du groupe, faisant référence à la place égyptienne devenue l’hiver 2. The Adbusters Media Foundation est un collectif canadien anti capitalist et pro environnement fonde en 1989 par Kalle Lasn et Bill Schmalz a Vancouver. Le collectif se decrit lui meme en tant que reseau mondial d’artistes, d’activistes, d’ecrivains, d’etudiants, de professeurs, de salaries et entrepreneurs qui souhaitent un renversement des structures economiques existantes au pouvoir. Le collectif est à l’origine de campagnes comme le « Buy Nothing Day », une journée de boycott de toute forme de consommation, ou la « Digital Detox Week », une semaine pour se « désintoxiquer » des appareils numériques. 3. « Aux origines du mouvement Occupy Wall Street » L’Express, 14 octobre 2011.fr 4. Action contre les coupes budgétaires, cf. http://bloombergvillenow. org/ et http://nocutsny.wordpress.com/ 5. « Como Cocinar Una Revolución Pacífica » fondé initialement par les Indignes Espagnols. 6. Le One Chase Manhattan Plaza est un gratte-ciel situé dans le financial district, dans le sud de Manhattan à New York.
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La photographie prise par Adbusters représentant une ballerine posant sur le dos du taureau en bronze de la place Wall Street devient l’icône de la contestation. dernier le siège de la contestation contre le régime d’Hosni Moubarak. Le groupe des 30 s’élargit à plus d’un millier de militants. Certains d’entre eux rejoignent les 16Beaver juste après l’échec du mouvement Bloombergville, ou celui du New Yorker Against Budget Cut4, tandis que d’autres arrivent directement des révolutions arabes et européennes. Les leçons tirées de ces précédentes révolutions laissent quelques questionnements quant aux moyens d’actions. On envisage de protester, de marcher, d’occuper, en somme d’organiser la solidarité. La création d’une Assemblée Générale est proposée par les militants venus d’Espagne et de Grèce. Une pensée participative doit s’établir dans une visée horizontale, sans aucune hiérarchie ni leader. Chacun est à l’égal de son voisin. Malgré plusieurs controverses à son égard, l’idée est définitivement reçue. Le 2 août dernier, l’échec du plan de sauvetage de l’économie américaine menée par le président Obama, ranime les angoisses communes. Le même jour, les 16Beaver accompagnés par d’autres collectifs mènent une première assemblée générale autour du totem financier « Charging Bull » (littéralement - Le taureau qui charge-) réalisé par l’artiste Arturo Di Modica, située au Bowling Green Park près de Wall Street. L’Assemblée Générale est cependant décevante et s’apparente à une manifestation criarde plutôt qu’à une agora sérieuse. De la réorganisation du concept d’Assemblée Générale naît le mouvement New York City Assembly General. Les décisions sont prises, désormais, par consensus populaire et à la moindre dérive on s’empresse de consulter le manifeste espagnol traduit en une douzaine de langues « Como Cocinar Una Revolución Pacífica5 » ( littéralement comment cuisiner une révolution pacifique . ) Le rituel qui vient de naître va cimenter la manifestation. Désormais le collectif tient une Assemblée Générale chaque samedi après-midi sur la place Tompkins Square située en plein cœur de l’East village. L’assemblée dure en général six heures, pendant lesquelles sont envisagées les questions liées à l’organisation, ou à la médiatisation du mouvement. Les discussions perdurent ensuite jusqu’à l’aube autour de Pirojkis chauds et tranches de kolbasa, au restaurant ukrainien l’Odessa. Grâce à la création de ces agoras, le mouvement gagne en capacité décisionnelle, ce qui lui permet de planifier ses stratégies et son avenir. La photographie prise par Adbusters représentant une ballerine posant sur le dos du taureau en bronze de la place Wall Street devient l’icône de la contestation. La première journée d’action est annoncée
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le 17 septembre. Le buzz médiatique se crée autour de l’évènement, l’idée est reçue – le lieu de l’occupation doit être One Chase Manhattan Plaza6, situé au Nord de Wall Street. Mais la police n’est pas insensible aux rumeurs de l’occupation et anticipe en envoyant une centaine de policiers sur le lieu dès le soir du 16 septembre. Les militants s’adaptent immédiatement et proclament le nouveau siège de l’occupation à Zucotti Park – petit square voisin de Ground zéro – récemment renommé « Liberty Square. »
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Depuis le 17 septembre, les occupants n’ont cessé d’occuper. Le syncrétisme fleurit à New York, où les Indignes décrivent la contestation actuelle de façon horizontale, dans un monde officiellement solidaire. Aucun des 16Beaver ou des NYCAG n’avait anticipé ni même préparé les longs mois de protestation qui ont émergé depuis ce jour-la. L’intérêt accru des médias a élargi le mouvement à d’autres villes américaines, notamment à Washington, Boston, et Chicago. Désormais, le NYCAG se réunit deux fois par jour et l’idée
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Chez les artistes émerge une critique vitupératrice, où l’artiste activiste se déclare en sujet révolutionnaire. et d’humanité. Les aspects de la révolte et du débat sont en mouvement perpétuel, in progress. Chez les artistes émerge une critique vitupératrice, où l’artiste activiste se déclare en sujet révolutionnaire. Les réflexions se multiplient tant sur les relations entre écriture manifeste que sur la révolution globale. Par leurs multiples idées et débats, 16Beaver ouvrent une brèche sociale et un espace de partage du sensible. Leur quête d’un public participatif et leurs propositions d’interprétations nouvelles se manifestent sous forme de Débat- coup de poing. Ils occupent le terrain de l’actualité américaine et diffusent par des moyens discursifs une pensée communautaire libérée de tout formatage médiatique. En devenant le point de départ de nombreux mouvements et actions menées aux Etats-Unis mais également dans de nombreux autres pays, (Seoul, Vienne, Sydney, Londres...) 16 Beaver parvient à s’ancrer solidement au sein de la scène activiste mondiale. « Nous avions le sentiment qu’une indignation véritable montait en Amérique et nous avons voulu produire l’étincelle qui permettrait à cette indignation de s’exprimer »7 Eva Ostrowska.
7 Un des membres du collectif 16Beaver. www.16beavergroup.org
d’établir une Assemblée Générale a même émergé grâce aux 16Beavers à Los Angeles. La force du mouvement vient d’une part du printemps arabe, mais également du fait que le message semble être universel et non vertical. Cette réflexivité prend des formes évidemment différentes selon les pays et la géographie, mais elle partage un socle de schèmes critiques communs qui circulent et voyagent à travers les frontières sociales. Le mouvement Occupy Wall Street est ainsi précisément la tentative de relier à un futur incertain une nouvelle forme de solidarité
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art & livres
Yann Kersalé Ouvrage collectif, Gallimard, 2008, 216 p, 45 €
Très près du corps /The Body Close Up Film de Marilia Destot sur la photographe d’Ariane LopezHuici, DVD, 2008
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Visions d’excès Ariane Lopez-Huici Actes Sud, 2004, 60 p, 23 €
7 fois plus à l’Ouest catalogue de l’exposition Yann Kersalé à la Fondation EDF, nov 2011, 18 €
Ariane Lopez-Huici IVAM. Institut Valencia d’art modern, 2004, 236 p, 56 €
art & livres
Ecrits de Edvard Munch Jérôme Poggi et Luce Hinsch Les presses du réel, sept. 2011, 15,20 €
Pearls of the North catalogue de l’exposition
In Art We Trust Tristan Trémeau. éditions Al Dante - AKA, coll. Cahiers du Midi. nov 2011, 96 p, 15 €
Photographie contemporaine, mode d’emploi Élisabeth Couturier, Flammarion, nov 2011, 256 p, 29,90 €
Catalogue My sentimental Archives Photographies Nicolas Dhervillers édition School Gallery octobre 2011 32x48 cm, 32 pages, 20 €
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art &
dans les galeries / paris
School Gallery / Olivier Castaing
12 octobre > 17 dĂŠcembre 2011 Nicolas Dhervillers My Sentimental Archives
School Gallery / Olivier Castaing 81 rue du Temple 75003 Paris www.schoolgallery.fr
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art &
dans les galeries / paris
Galerie SCHIRMAN & DE BEAUCÉ
22 novembre 2011 > 14 janvier 2012 Monique Moreira 2 en 1
galerie schirman & de beaucĂŠ 7bis - 9 rue du perche 75003 paris www.schirman-debeauce.com
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Galerie J茅r么me de Noirmont
4 novembre 2011 > 7 janvier 2012 A.R. Penk entre feu et glace galerie jer么me de noirmont 36-38 Avenue Matignon 75008 Paris www.denoirmont.com
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art &
dans les galeries / paris
Galerie In Situ Fabienne Leclerc
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20 octobre 2011 > 23 dĂŠcembre 2011 Damien Deroubaix Homo Bulla
galerie in situ fabienne leclerc 6 rue du pont de lodi 75006 paris www.insituparis.fr
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art &
dans les galeries / paris
Galerie Anne Barrault
19 novembre 2011 > 7 janvier 2012 Alun Williams galerie anne barrault 22 rue saint-claude 75003 paris www.galerieannebarrault.com
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Galerie Dix 9
25 novembre 2011 > 14 janvier 2012 Sheila Concari She Bird galerie dix 9 19 rue des filles du calvaire 75003 paris www.galeriedix9.com
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art &
dans les galeries / new york
Sue Scott Gallery 3 novembre 2011 > 1 janvier 2012 Suzanne McClelland Left sue scott gallery 1 rivington street at bowery new york, ny 10002 www.suescottgallery.com
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art &
dans les galeries / new york
Ronald Feldman Fine Arts
actuellement > 23 dĂŠcembre 2011 Simone Jones
ronald feldman fine arts 31 mercer street new york, ny 10013 www.feldmangallery.com
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art &
dans les galeries / new york
Jen Bekman Gallery
10 dĂŠcembre > 23 dĂŠcembre 2011 Jorge Colombo
jen bekman gallery 6 spring street new york, ny 10012 www.jenbekman.com
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art &
dans les galeries / new york
Gagosian Gallery
4 novembre > 17 dĂŠcembre 2011 Andreas Gursky
gagosian gallery 522 west 21st street new york, ny 10011 www.gagosian.com
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Crédits photographiques Carte Blanche à Yann Kersalé Photos réalisations anciennes : © Yann Kersalé-AIK ; Portrait de Yann Kersalé : © Anne de Vandière ; Expéditions en Bretagne - 2011: Catherine et Rémy Marion Pôles d’images et Yann Kersalé ; Photos de l’exposition à l’espace EDF 2011 : Laurent Lecat
art & géographie p. 23, de haut en bas, de gauche à droite : A K Dolven, Sans titre, 2011, Peinture sur aluminium, dimension variable, Courtesy Galerie Jérôme Poggi, Paris, et Anthony Wilkinson, Londres ; Anna-Eva Bergman, Pluie, 1974, Acrylique et feuille de métal, 104 x 74 cm ; Knut Åsdam Blissed, 2005-2006, Archival C-Print contrecollé sur Aluminium, 32,5 cm x 60 cm ; Per Maning Proposal For a Water Monument, 2010, 80 X 60 cm ; Per Maning Stone No 1, 2008, Tirage pigmentaire sur papier archival, 60 x 80 cm. Toutes images : Courtesy Galerie Jérôme Poggi p. 24 : Knut ASDAM,Tripoli, 2011, Archival Pigment Print, 160 cm x 280 cm, Courtesy Galerie Jérôme Poggi p. 26 : Peder Balke, Sans Titre, peinture à l’huile sur toile, 31x37cm, Courtesy Galerie Jérôme Poggi p. 28 : rueVisconti, 2011 © Per Barclay - Courtesy rueVisconti p. 30 : Edvard Munch, Mélancolie (Etude de rochers et bord de mer), circa 1896-1902, pastel sur papier, 25 x 35,5 cm, Courtesy Galerie Jérôme Poggi p. 32 : Michel François, Pièce à conviction, 2009, C-print © Michel François. Courtesy the artist and kamel mennour, Paris p. 34, de haut en bas : Ann Veronica Janssens, 00 32.2,(œuvre en cours), 2010, Courtesy l’artiste ; Johan Creten, La Langue, 1989, Sculpture en bronze patiné à la cire perdue ; Edition de 8, signée, tamponnée, numérotée, datée, sur un socle en bronze, 27 x 65 x 15 cm, Collection privée, Courtesy l’artiste p. 35 : Benoit Platéus , UAD3, 2008, impression jet d’encre, 136 x 180 cm. Courtesy l’artiste et Galerie Baronian-Francey, Bruxelles p. 36, de haut en bas : Vues de l’exposition Pearls of the North au Palais d’Iéna. Crédit photographique : Rebecca Fanuelle. Tous droits réservés aux artistes : (image du haut) Jacques Charlier, Kelly Schacht, The Plug ; (image du bas) Vera Cox, Lili dujourie p. 38 : Vue de l’exposition Pearls of the North au Palais d’Iéna. Crédit photographique : Rebecca Fanuelle. Tous droits réservés aux artistes : Kees Visser, Esther Tielemans
art & collection p. 40 à 49 : © Valérie Broquisse. p. 42 : Dans le bureau de Sandra : colonne noire et blanche de Chourouk Hriech, trois photographies Laurent Pernot, casques sérigraphiés d’Adrian Villar Rojas, lsculpture en essuie-glaces de Camille Henrot, documents encadrés de Dalas sculpture en verre partiellement visible sur la cheminée de Matti Braun. p. 44 : Dans le vestibule : colonne de Franck Nitzche, sculpture ronde d’Eléonore Relsieg, peintures sur les lambris de Petra Mrzyk et Jean-François Morineau, toile ronde de Marcella Barcelo toile partiellement visible à gauche de Vincent Meyrignac. p. 45 : Dans l’entrée de la fondation : photographie encadrée de Yeondoo Jung, la colonne de Franck Nitzche, les peintures sur les lambris de l’escalier par Petra Mrzyk et Jean-françois Morineau, ensemble de dessins et d’aquarelles d’Eléonore Relsieg, tableau de Marcella Barcelo.
art & expérience p. 50 : Carsten Holler, Giant Triple Mushrooms, 2010, Styrofoam, polyester paint, polyester resin, acrylic paint, core wire, surfacer, polyurethane foam, hard foam construction panels, steel, Dimensions variables. Photo : Attilio Maranzano © VG Bild Kunst, Courtesy de Gagosian Gallery, London, Bonn. p. 52 : Carsten Holler, Parc d’attractions, 2006. manèges modifiés : Gravitron twister, autos tamponneuses, billes en suspension: Baja Photo MBAC Courtesy MASS MOCA, North Adams (MA). p. 53 de haut en bas : Carsten Holler, Mirror Carousel, 2005, vues d’installation : « Logic », Gagosian, London, Attilio Maranzano © Mirror Carousel Sudeley, 2005, Photo Attilio Maranzano ; et « Reconstruction #1 », Sudeley Castle, 2006,Courtesy Sudeley Castle, Photo Matthew Leighton
art & eau p. 54-55 et 58-59 : Images extraites de La Théorie des vagues (The Theory of Waves), Muriel Toulemonde, 2011, vidéo, Courstesy l’artiste & Nathalie Parienté, Paris. p. 56 : Images extraites de Resonances, Ismaïl Bahri 2008 Courtesy: l’artiste & Galerie des Filles du Calvaire, Paris. G. Roland Biermann © G. Roland Biermann.
art & géopolitique p. 64 à 71 : © Emeric Lhuisset
Portfolio p. 72 à 87 : © Ariane Lopez-Huici
art & spectacle p. 88 à 91 : L’Anatomie de la sensation. Chorégraphie : Wayne McGregor © Photos Anne Deniau / Opéra national de Paris. p. 92 de haut en bas : Enclave español - David Sanchez ; Manuel Rodriguez - Limits © Elias Aguirre
art & images p. 94 à 102 : © Davide Balliano
art & mode p. 104 à 115 : © les artiste et Analix Forever, Genève
art & politique p. 116 à 123 : © Eva Ostrowska
Dans les galeries à Paris p. 126-127 : School Gallery, série My Sentimental Archives 2011, 130 x 205 cm, Ed 8 + 2, Nicolas Dhervillers Courtesy Shool Gallery - Olivier Castaing : Priest, Widows, Estelle, Twins. p. 128 : Galerie Schirman & de Beaucé © Monique Moreira. Courtesy Galerie Schirman & de Beaucé, Freedent, huile sur toile, diptyque, 94,3 x 25,3 x 1,3 cm, 2011, Fixonop, huile sur toile,34,8 x 33,3 x 20,3 cm et les 11 attaches de 16 x 11 cm, 2011, 2 en 1, huile sur toile, diptyque réversible,190 x 104 cm , tableau, 2011, Carambar, huile sur toile, diptyque, 142,5 x 69 cm et 46 x 69 cm, 2011, Fixo nop, huile sur toile, 34,8 x 20,3 x 33,3 cm et 10 sous-verres 11 x 16 cm, 2011, Dextro energy, huile sur toile, 22,2 x 35,6 x 25 cm, 2011 p. 129 : Galerie Jérôme de Noirmont © A.R. Penck. Courtesy Galerie Jérôme de Noirmont. Zwischen Feuer und Eis, 2009, systembild veranderung, 2008, stadt im winter, 2007, elementarkrafte, 2009 p. 130-131 : Galerie InSitu/Fabienne Leclerc. Photos Marc Domage © Damien Deroubaix, galerie Fabienne Leclerc. p. 132 : Galerie Anne Barrault, © Alun Williams , courtesy galerie anne barrault, série The Three Graces The Psychologist and Victorine I, 2011, huile et acrylique sur toile, 71 x 56 cm, série The Six Fornarinas, Six Fornarinas, 2010, huile et acrylique sur toile, 130,5 x 161,5 cm, série Jules & Victorine, Jules & Victorine, Picnic, 2010 huile et acrylique sur toile, 51 x 40,5 cm, Jules & Victorine, Hotel, 2010, huile et acrylique sur toile, 56 x 71 cm p. 133 : Galerie Dix 9, © Sheila Concari, Galerie Dix 9
Dans les galeries à New York p. 134-135 : Sue Scott Gallery © Suzanne McClelland p. 136-137 : Ronald Feldman Fine Arts © Simone Jones, End of Empire, 2011 p. 138-139 : Jen Bekman Gallery © Jorge Colombo, Artworkimage & Night Windows p. 140 : Vue de l’exposition Andreas Gursky à la Galerie Gagosian, New York © Andreas Gursky, VG BILD-KUNST, Bonn. p. 141 : Andreas Gursky, Bangkok II, Chromogenic print, 307 x 237 x 6,4 cm, 2011 © Andreas Gursky, VG BILD-KUNST, Bonn.
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