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art & N째 0 - sept. / oct. 2011

ORLAN


art & Une publication de: New York University in France 56 rue de Passy 75016 Paris Tél. 01 53 92 50 80 RÉDACTION Rédactrice en chef : Isabelle de Maison Rouge (imaisonrouge@artand.fr) ont collaboré à ce N° : Aurélie Bousquet, Valérie Broquisse, Raphaël Cuir, Marie-Gabrielle Duc, Marie Godfrin-Guidicelli, Aurélie Herbet, Julien Lévy, ORLAN, Stéphanie Pioda, Brigitte Saby, Susana Sulic, David Wulf. Traductrice : Heather Simon

ADMINISTRATION Directeur de publication : Caroline Montel-Glénisson Secrétaire de rédaction : Bénédicte Donneaud Conception graphique : Daniel Dos Santos ISSN: en cours Dépôt légal à parution. Contact : contact@artand.fr Crédits photographiques Couverture : Différence(s) et répétition(s), Robe de plis sans corps, Super Palladium, courtesy of Galerie Michel Rein © 2009 ORLAN.

Criel-Plage © Valérie Broquisse www.valeriebroquisse.net


art & Edito La sortie d’un nouveau magazine est toujours le départ d’une grande aventure !

art &

Celle d’ , vous prononcez comme vous souhaitez « art et » à la française ou « art and » à l’anglaise, a démarré cet été 2011. Ce magazine sur le web se situe à mi-chemin entre la revue scientifique et le journal critique. Il se démarque de la presse-papier traditionnelle par son non respect des codes habituels : dictature de l’urgence et de l’actualité, de même qu’obligations économiques. Étant sur le net, il est voué à une très grande diffusion en raison du dynamisme de chacun des partenaires qui relaient à leurs propres réseaux… c’est à dire vous ! Il se veut un carrefour de réflexions, une ouverture tous azimuts.

art & offre une autre lecture de l’art : il se propose d’ouvrir l’art contemporain à des champs et pistes de réflexion les plus vastes et le faire dialoguer avec d’autres disciplines . art & permet de

croiser les regards, oser la créolisation et le métissage, ouvrir des horizons hors des sentiers battus, loin des idées reçues , susciter les rencontres… Dans le sommaire reviennent des rubriques récurrentes et d’autres plus ponctuelles. La spécificité de chacune est de confronter l’art qui nous est contemporain aux enjeux de notre époque par des problématiques variées : art & géopolitique, art & collection, art & économie … par des entretiens, des interviews mais aussi des articles de fond.

art & fait appel à des contributeurs variés et nombreux, spécialistes dans leur domaine. Dans

chaque N°, une carte blanche est donnée à un artiste, un portfolio attribué à un autre et la rubrique « dans les galeries … » revient chaque fois. Pour notre lancement, nous avons confié à ORLAN la Carte Blanche et à Julien Lévy le portfolio. Nous avons également rencontré Christian Boltanski qui revient sur la notion de hasard, Aline Pujo conservateur de la collection d’entreprise de la banque Neuflize Vie, la décoratrice Brigitte Saby. Nous avons choisi de vous présenter le président à vie de Ouest Lumière l’artiste Yann Toma, et vous faire découvrir le collectif qui agit sous le nom de « la Biennale de Paris » Nous avons visité sous un angle particulier l’exposition « our house in the middel of our street » à la Maison des arts de Malakoff et celle de Stéphane Pencréac’h au centre d’art “à Cent Mètres du Centre du Monde” de Perpignan. Nous vous souhaitons bonne découverte et bonne lecture sous la bannière d’Edouard Glissant qui disait «Je peux changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer.» (in Poétique de la relation) Isabelle de Maison Rouge Rédactrice en chef

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sommaire Carte Blanche à ORLAN 8 18

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ORLAN Portrait - Isabelle de Maison Rouge ORLAN carrefour multiprise - Stéphanie Pioda

art & économie

Lumière sur Yann Toma - L’art d’entreprendre le monde par l’art - Aurélie Herbet

Dynamo-Fukushima

art & collection La collection d’entreprise, entretien avec Aline Pujo par Isabelle de Maison Rouge L’énigme du portrait à lui seul interroge… Marie Godfrin-Guidicelli

art & hasard Hasard, hasard vous avez dit hasard, comme c’est bizarre ! Conversation autour du hasard entre Christian Boltanski, David Walsh et Jean-Hubert Martin Hasard et destinée : les jeux sont faits…rien ne va plus interview de Christian Boltanski par Isabelle de Maison Rouge

art & habitat 52 64 70

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Our house in the middle of our street Conversation entre Jeanne Susplugas & Raphaël Cuir Entretien d’Aurélie Bousquet avec Nicolas Ledoux Entretien de Mathieu Mercier par Aurélie Bousquet

art & géopolitique More is not less - Susana Sulic La BDP aux USA programme


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portfolio Julien Lévy

Criel-Plage © Valérie Broquisse www.valeriebroquisse.net

art & exposition 96

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La pratique des catastrophes - Marie-Gabrielle Duc

art & art de vivre Hybrides - Brigitte Saby, David Wulf, Costanza Benedetta Matteucci, l’Héliograf (Anaïs Wulf et Baptiste Morel)

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art & livres

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Dans les galeries de Paris

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contributeurs Aurélie Bousquet Coach, doctorante et interwieuse Our house in the middle of our street, interviews de Nicolas Ledoux & de Mathieu Mercier Aurélie cite volontiers, Ludwig Wittgenstein : « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde ». © AB

Valérie Broquisse artiste photographe La collection d’entreprise, entretien avec Aline Pujo Une citation que Valérie aime : « Le hasard profite aux esprits préparés » Pasteur ©VB

Rahaël Cuir historien de l’art, Dr. de l’EHESS Our house in the middle of our street, interview de Jeanne Susplugas « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort» de Nietzsche, dans Crépuscule des idoles, c’est, paraît-il une mauvaise traduction, mais Raphaël l’adore comme ça. Christine Thanlan Nguyen. © 2006 J. Paul Getty-Trust Marie-Gabrielle Duc écrivain La pratique des catastrophes Une question comme emblème de son rapport au monde «Y a-t-il des rivières où se baignent les rivières...?» Extrait d’un poème de Tristan Tzara ©LG Marie Godfrin-Guidicelli Historienne de l’art et Journaliste indépendante (Théâtre, Danse, Arts visuels & Littérature) L’énigme du portrait à lui seul interroge… Et pour coller à l’audacieuse collection Neuflize, elle cite “Je vais essayer de prononcer des paroles audacieuses, et je veux que vous essayiez d’écouter audacieusement” Chuang-Tzu, Discussion on making all Things Equal © Jean-Louis Aubert Aurélie Herbet fait une thèse en en arts plastiques à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et est étudiante chercheur au sein du programme de recherche EN-ER (espace virtuel en extension du réel) de l’ENSAD. Lumière sur Yann Toma - L’art d’entreprendre le monde par l’art Sa maxime : « Chacun touche sur la vie les intérêts du capital qu’il a risqué. » Louis Dumur, extrait des Petits aphorismes sur la vie © Rose Marie Barrientos

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Julien Lévy artiste portfolio Sa citation du moment : « La vie est supportable uniquement parce que l’on ne va pas jusqu’au bout ». E. Cioran © Naoko Maeda

Isabelle de Maison Rouge historienne de l’art, critique d’art et chercheuse ORLAN Portrait La collection d’entreprise, entretien avec Aline Pujo Hasard et destinée : les jeux sont faits…rien ne va plus Comme Picasso « J’essaie toujours de faire ce que je ne sais pas faire, c’est ainsi que j’espère apprendre à le faire ». © Jerôme Delplanque Stéphanie Pioda historienne de l’art, journaliste pour Beaux-Arts magazine et co-fondatrice du IAD (International Art Diary) ORLAN carrefour multiprise «Aucun rêve, si absurde soit-il, ne se perd dans l’univers. Il y a en lui une faim de réalité, une aspiration qui engage la réalité, qui grandit et devient une reconnaissance de dette demandant à être payée.» Bruno Schulz, «La république des rêves», jolie phrase à laquelle Stéphanie est attachée. © Fabien Bouglé Brigitte Saby Décoratrice et designer Hybrides Deux phrases se rejoignent dans ses préférences actuelles :« Le seul devoir de l’ homme, c’est d’être ce qu’il est » de Nietzsche et « Oliver for ever », en hommage à Olivier Allais qui vient de nous quitter © Anaïs Wulf

Susana Sulic écrivain d’art, Ph.D. More is not less Trouve que la phrase à contrario, « Less is more » de Ludwig Mies van der Rohe le père du Minimalisme s’accorde bien avec la Biennale de Paris ©SS

David Wulf, se présente comme « Écri (re n’est pas ) vain », Hybrides «Ibant obscuri sola sub nocte…» choisie entre mille, cette citation est de Virgile et c’est le plus bel exemple d’hypallage qu’il connaisse © Wulf

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Il existe de très nombreux monographies et commentaires sur ORLAN, sur l’œuvre, comme sur l’artiste ou même la femme. Des textes forts et passionnants mais aussi beaucoup de bêtises. Car ORLAN fascine. Elle intrigue et surprend et il n’est pas rare que certains se méprennent sur ces intentions et perçoivent faussement son parcours, l’enfermant dans des clichés, des images toutes faites. Elle a longtemps dérangé par sa posture et son engagement. Cependant si l’on regarde l’ensemble de son travail, il s’en dégage une véritable logique.

ORLAN, Étude documentaire : Le Drapé-le baroque. Sainte ORLAN libertine se joue des liaisons dangereuses, 1986

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carte blanche ORLAN ORLAN accouche d’elle-m’aime, 1964

Portrait Dès le début en 1964, avec ORLAN accouche d’elle-m’aime, œuvre qu’elle réalise à 17 ans, elle donne physiquement naissance à un être hybride, mannequin asexué. Accouchement de soi et auto-invention, dans cette image du tout début de sa carrière, tout est déjà posé, déjà dit : l’arc est prêt à se déployer. A cette époque elle commence des actions totalement contemporaines des premiers gestes Fluxus. Le corps féminin, et plus particulièrement le sien va lui servir de maître étalon. Plus tard elle fait scandale avec le baiser de l’artiste où elle se tient derrière un plastron représentant son buste dénudé et embrasse qui glisse une pièce dans la fente du tronc qu’elle tient. Tel un distributeur automatique, elle monnaye des « french kiss » au public contre cinq francs. Une sirène électronique retentit la fin du baiser. Les spectateurs peuvent aussi offrir pour la même somme un cierge à une photographie de

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l’artiste en Madone. ORLAN interpelle le public : « Approchez approchez, venez sur mon piédestal, celui des mythes : la mère, la pute, l’artiste. » Cette performance réalisée en 1977 au Grand Palais à l’occasion de la FIAC fait grand scandale et devient très médiatisée. L’artiste date sa vie comme ayant un avant et un après baiser de l’artiste, puisque cette sculpture-performance lui a valu la perte de son emploi, de son atelier et une rupture avec sa famille, ses voisins…Au-delà de la provocation, cette pièce a le mérite de questionner le marché de l’art. Cette oeuvre a été achetée depuis, par une institution publique française sans la présence définitive de l’artiste sur l’autel. Elle est donc devenue un espace commémoratif sans culte mais sacré-sacralisé par l’institution artistique ! Les séries où le corps est le point de départ se succèdent : d’abord les tableaux vivants puis arrive l’étape les opérations-chirurgicales-performances. À cette occasion ORLAN met


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son corps en retrait involontaire, puisqu’elle le remet entre les mains d’un chirurgien qui va pratiquer des « interventions ». Dans son geste initial, elle avait expulsé « l’exil intérieur » qu’elle réfute, elle poursuit donc sa réflexion. Toutefois les opérations n’ont été pratiquées que dans une période réduite à quelques années, de 1990 à 1993. À 31 ans, ORLAN a recours à la chirurgie esthétique. En tant que féministe, elle sait pertinemment que c’est un des lieux où s’exerce le plus directement le pouvoir de l’homme sur le corps, et particulièrement de l’idéologie masculine en regard du corps féminin. Ce travail interroge à la fois l’histoire de l’art, le statut du corps et l’ensemble de la société, il dénonce les normes établies de la beauté et les injonctions du diktat dominant qui s’imprime dans les chairs. Par l’utilisation du corps comme matériau artistique, ORLAN est sans doute une artiste qui pose avec beaucoup d’acuité certaines des questions les plus essentielles de notre époque. Et plus particulièrement celles qui concernent la représentation du corps. Elle l’étend à d’autres thèmes : sa sexualisation, son avilissement, sa starification, son aspect extérieur, comme ses fonctions vitales, son rapport à la douleur, sa médicalisation. La notion de beauté ne l’intéresse pas, seules les questions que ce corps fait surgir la motive et notamment les obligations que la société lui fait subir. Le thème du corps mutant ébranle notre définition de l’identité humaine. Aujourd’hui la science donne réalité à des formes imaginées par la science-fiction des écrivains du passé : clonage, êtres vivants transgéniques… Le corps devenu obsolète est inaccessible, improbable. ORLAN s’interroge sur la notion de représentation et le sens que l’on donne aux images. Son corps lui sert de matériau de base à cette réflexion. Ce n’est pas, comme trop de gens l’ont cru, pour être la plus belle femme du monde, qu’elle le modifie par la chirurgie esthétique. Au contraire, elle va jusqu’à lui greffer des bosses sur les tempes! C’est pour poser les questions cruciales de notre époque : le statut du corps et son devenir dans notre société aux prises avec les nouvelles technologies, les manipulations génétiques… Première artiste à utiliser l’acte chirurgical à cette fin, elle dérange un public qui vient avec ses complexes, ses habitudes, ses fantasmes. Les réactions sont souvent épidermiques, mais le discours d’ORLAN se fraye son chemin, « Tout mon travail repose sur le “ et ” : le privé & le public, l’intérieur & l’extérieur, le laid & le beau, le comique & le tragique… » explique t-elle. Succession de scandales, la démarche d’ORLAN garde une cohérence qui en fait toute la force : renaissance, réincarnation, elle donne vie à différents mythes, celui de Pyg-

Par l’utilisation du corps comme matériau artistique, ORLAN est sans doute une artiste qui pose avec beaucoup d’acuité certaines des questions les plus essentielles de notre époque. malion, les déesses de la mythologie peintes par les plus grands artistes, les canons de beauté de toutes les civilisations. « J’ai changé de visage, j’ai vendu mes baisers d’artiste et je vends ma chair sans que le ciel me soit tombé sur la tête. J’ai agi sans avoir peur, en ne me sentant aucunement influencée ou menacée par la peur collective et ancestrale de toucher à l’intégrité du corps. » précise-t-elle. Les dernières séries de photographiques numériques, les self hybridations, qui font se télescoper le visage de l’artiste et les normes de beauté tirées d’autres civilisations « Selfhybridation Précolombienne », « Self-hybridation Africaine » et « Self-hybridation Indiens d’Amérique », ont pour but de croiser et de mettre en perspective les canons de beauté d’autres cultures et médias (sculpture, photo, peinture) avec sa propre image. Dernièrement la spectaculaire sculpture Bump Load, s’inscrit dans la suite logique des self-hybridations africaines, mais plus poussée sur le plan de l’interactivité par une programmation électronique très sophistiquée puisqu’elle réagit à la présence du public. À la fois africaine, cyber et ressemblant à ORLAN, cette figure métissée, évoque la pointe de la technologie, et la nécessité de l’hybridation. Par l’utilisation d’images d’un minerai, le coltan, fait d’atomes de carbone, matériau rare, cher, précieux et radioactif que l’on retrouve dans nos téléphones portables et ordinateurs, ORLAN soulève des questions. Ce métal attire tous les regards, objet de toute convoitise, il se situe au cœur des conflits. À la pointe des recherches concernant les instruments qui nous aident dans la vie de tous les jours et nous servent à communiquer, il se trouve être de haute dangerosité, sacrément toxique et nuisible pour notre santé, mais surtout dont les conditions d’extraction font bien plus de dégâts sur la santé des africains! Sa nouvelle série de sculptures, Différence(s) et Répétition(s), Robe de plis sans corps, présente des femmes sans corps, ni tête, juste un drapé, avec l’empreinte d’un corps absent. Le vêtement, animé, vivant et bouillonnant, devient corps, et vice-versa. Copy, remake, réemploi, allusion à son travail sur le baroque des années 80 où elle dialoguait avec l’histoire de l’art et en particulier la statuaire du Bernin, ces oeuvres soulèvent la question de la copie et du clonage. Dernièrement, dans son projet du Manteau d’Arlequin, ORLAN développe et continue d’explorer l’idée de croisement et

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carte blanche ORLAN, Le Baiser de l’artiste, 1977

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d’hybridation, en utilisant le médium plus charnel qu’est la peau. Elle questionne aussi la relation actuellement établie entre la (bio)technologie et la culture artistique. « La figure d’Arlequin, dans le motif du manteau, représente une figure de l’hybridation. L’idée est de présenter la réalisation d’un manteau composite, organique, fait de l’assemblage de culture de cellules. Ces cultures posent différentes questions de natures techniques et éthiques et l’installation parle de la fragilité du vivant et de la difficulté pour un artiste plasticien de travailler avec, puisque les cellules sont invisibles à l’œil nu et aussi très difficiles à maintenir en vie. » indique l’artiste. Toutefois, par ses multiples recherches et orientations, elle surprend toujours arrivant la où l’on ne l’attend pas. Or comme l’on a toujours tendance à vouloir enfermer les gens dans des tiroirs pour leur coller des étiquettes, elle échappe aux classements et aux catégories. Les gens aiment connaître et reconnaître, et ORLAN sait aiguiser la curiosité. Comme le rappelle Vanessa Clairet de la galerie Michel Rein « elle se remet en jeu, en cause, se réinvente .» Artiste multidisciplinaire et multifacettes, ORLAN utilise la vidéo, la photo numérique, la peinture, la sculpture, et réalise de nombreuses performances tout au long de sa carrière. Artiste historique mais aussi de maintenant, elle sort des cadres et poursuit ses chantiers de réflexion dans la profondeur. Son travail est vu dans le


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monde entier où son actualité toujours très vivante donne le tournis, non par l’ampleur de ses présentations mais surtout par leur qualité. Ainsi on peut voir son installation à Nantes dans la Chapelle de l’Oratoire, pour un solo show , « Un boeuf sur la langue ». Elle participe actuellement à l’exposition du Centre Pompidou « Paris-Delhi-Bombay » avec une installation produite par des collectionneurs qui vient d’être achetée par un grand collectionneur américain. Elle est présente dans “Pudeurs et Colères de Femmes, un regard actuel au delà des voiles”, à la Fondation Boghossian de Bruxelles. Mais aussi dans « “L’Énigme du Portrait” au Mac elle vient d’exposer au Sheldon Museum, va exposer à la fondation Anneberg Los Angeles, à Moscou elle participera à “Inspiration Dior” au Puschkin Museum of Fine Arts, Moscow en Russia et est invitée pour une exposition personnelle au “Thessaloniki Performance Festival, ORLAN GUEST OF HONOUR, réalise deux expositions en Colombie au Musée d’Art Moderne de Bogota & Musée d’Art Moderne de Medellin et participe à l’exposition des artistes français dans les collections de Miami pour art Basel. ORLAN a déjà eu 6 rétrospectives ! Elle figure en bonne place dans les 100 chefs d’œuvres des Editions du Centre Pompidou où n’apparaissent que 6 femmes dont 2 vivantes. Elle expose chez Guy Pieters en octobre. Ses œuvres sont visibles au Lacma, au MoCA, au Getty à Los Angeles. Etablie, très connue, voire reconnue, ORLAN n’est pas forcément valorisée autant qu’elle devrait l’être en France et souffre d’avoir été enfermée dans un mode un peu étroit ! Camille Morineau, conservatrice à Beaubourg, en donne une explication « ses opérations chirurgicales firent aussi écran, d’abord sur son oeuvre bien plus complexe (que la seule performance et son rapport au corps) et ensuite sur son interprétation (une oeuvre qui ne serait que scandaleuse et théâtrale, uniquement fondée sur l’image). » Cette vision est confirmée par Michel Rein, le galeriste parisien qui la soutient et voit en elle « une extraordinaire artiste engagée qui n’hésite pas à se mettre en péril y compris sa vie. C’est quelqu’un de très en avance, visionnaire, mais injustement traitée par le milieu artistique. » Et la collectionneuse Catherine Julien Laferrière nous le confirme en disant qu’ORLAN est « née du mauvais côté de l’Atlantique » « en plus ne possédait pas le bon sexe et qui plus est

ORLAN, Le Baiser de l’artiste. Le distributeur automatique ou presque !, 1977

« ORLAN est une surfemme, une féministe dans le bon sens. Elle est aussi d’une intégrité totale, elle est droite dans le chemin qu’elle s’est choisie. » était une très belle femme sublime, elle aurait été moche, les choses auraient été différentes. Mais là, elle avait tout mauvais, elle n’était pas au bon endroit, à la bonne période, elle a été en but aux critiques et jalousies » précisant qu’il s’agit d’une artiste en avance et donc « pas souvent perçue à sa valeur », mais elle ajoute dans que « ça ne saurait tarder car on parle de plus en plus d’elle dans le milieu muséal et éditorial» ! À quand son exposition personnelle à Beaubourg ? Quand lui proposera-t-on de représenter la France à la biennale de Venise ? « Son œuvre ne laisse jamais indifférent, même si parfois les images données sont assez insoutenables, ses hybridations ou ses dernières sculptures sont magnifiques, légères et ont des formes généreuses, tout comme ORLAN l’est elle-même » ajoute-t-elle. Ainsi, il n’est pas question de réduire l’ensemble de l’œuvre à quelques pièces sulfureuses…il faut savoir regarder au-delà de la pellicule ou de la performance pour percevoir qu’ORLAN est également une artiste des mots et de la parole. Cependant, comme le rappelle la philosophe Christine Buci-Glucksmann « si ORLAN est bien une artiste

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ORLAN Self-hybridation précolombienne, Refiguration / Self-Hybridation n°1, 1998

conceptuelle, elle aime toujours aussi la chair et la couleur. » Elle arrive à traduire plastiquement des notions aussi complexes que la sexualité, l’identité, le rapport à l’image, thèmes auquel tout à chacun se trouve confronté dans sa vie. C’est là que l’on trouve la preuve de l’extrême continuité des thèmes abordés par ORLAN, on y perçoit un vocabulaire, une grammaire, des règles et un véritable langage. Le mot est toujours au centre du travail d’ORLAN. Ce qui fait dire à Blandine Chavanne, la conservatrice du musée de Nantes qui accueille la dernière oeuvre de l’artiste : « Les sujets de l’œuvre d’ORLAN tournent autour d’art & science. Elle développe cette idée dans son exposition à Nantes, par des mots qui font forcément écho chez nous: collectif, la surfemme ou empêchement, ces mots sont choisis avec soin. Ce sont des mots courants qui aujourd’hui ont une véritable actualité et traduisent bien la contemporanéité des propos d’ORLAN. Car elle est, de toute évidence, une artiste qui a besoin de l’échange ». Et Christine Buci-Glucksmann

poursuit : « A travers ces trois mots : le tout monde, dérèglement et singularité se dessine donc l’œuvre d’ORLAN, prise dans le tout monde du métissage, toujours dérangeante et « déréglante », toujours marquée de sa singularité plurielle. » Aussi s’il fallait nommer la démarche d’ORLAN tout comme l’artiste, il faudrait écouter ceux qui la connaissent bien. Tous saluent son courage. Catherine Julien Laferrière nous précise que « cette jeune femme très belle a osé utiliser son corps et s’est s’inscrite dans la lignée de ces artistes qui, dans les années 70 n’hésitaient pas à se transformer pour l’art, pour être une partie intégrante de cette histoire de l’art qui concilie vie et art ». Quand on interroge Sophie Duplaix , conservatrice à Beaubourg elle répond sans hésiter : « courageuse, c’est le premier mot qui me vient à l’esprit…. » Sandra Mulliez, mécène qui œuvre pour soutenir le travail de l’artiste précise encore : « ORLAN est une surfemme, une féministe dans le bon sens. Elle est aussi d’une intégrité totale, elle est droite dans le chemin qu’elle

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carte blanche Lady Gaga en la copiant ne s’y est pas trompée, en la prenant comme source d’inspiration, la chanteuse (...) rend hommage à une autre référence qui a déjà sa place dans l’histoire de l’art. s’est choisie. » Et Catherine Julien Laferrière d’ajouter : « Elle ne fait jamais dans le commercial, c’est une artiste sans concession, qui n’est jamais rentrée dans ce schéma à l’inverse de beaucoup d’artistes, elle n’est jamais tombée dans cet écueil, n’a jamais été tentée de se répéter » elle est « fidèle à son engagement ». Poursuivons la liste de mots qui avec lesquels peu à peu se fait jour le portrait de cette artiste. « ORLAN est une force dans tout ce qu’elle fait, dans son travail, dans ce qu’elle défend, dans son action et son engagement. C’est une guerrière » indique Sandra Mulliez. Ainsi ORLAN peut en effet être identifiée à une amazone prête à se couper le sein pour mieux manier son arc. Dans son approche ORLAN ne laisse rien au hasard, et « possède une très grande exigence, à son égard ainsi qu’à l’égard du travail qu’elle va montrer. Elle souhaite que l’on arrive à traduire au plus juste son projet. » dit Blandine Chavanne. Ce que confirme Sandra Mulliez qui précise qu’elle « regarde chaque détail, ne laisse rien passer, elle très rigoureuse et inflexible dans ses choix et ses orientations. Elle ne se taira pas, ira toujours au bout . » Une autre qualité de la plasticienne que souligne Catherine Julien Laferrière est sa générosité, de même que sa sensualité débordante. « Quand elle vous prend dans ses bras, on s’y sent bien, elle vous couve, vous enveloppe, vous vous sentez en sécurité, aimé. Il y a quelque chose de maternel en elle, même si elle a toujours rejeté la maternité, elle est comme une louve, spontanée et naturelle » confie-t-elle. Elle ajoute qu’ORLAN «est curieuse et attentionnée » et qu’elle développe une « vraie relation d’amitié pure & sincère ». La sincérité et l’authenticité sont encore deux autres maîtres mots qui reviennent souvent dans la bouche de ses admirateurs ainsi Blandine Chavanne : précise « personnage hybride car multiple, vraiment très curieuse, on ne peut réduire son œuvre à un engagement politique, féministe ou artistique car ce n’est pas suffisant. Je dirai qu’elle est une artiste authentique. » Quand à Michel Rein, il la désigne comme « brillante, attachante et cohérente dans sa démarche.» Rien d’étonnant alors à ce que le parcours de cette artiste, hors du commun, fascine les jeunes générations chez qui elle fait des émules. Lady Gaga en la copiant ne s’y est pas trompée, en la prenant comme source d’inspiration, la chanteuse qui se positionne comme une référence pour la génération actuelle, rend hommage à une autre référence qui a déjà sa place dans l’histoire de l’art. ORLAN suscite l’enthousiasme et sait dynamiser ses assistants comme

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ORLAN Vue de l’exposition Un boeuf sur la langue, Musée des Beaux Arts de Nantes, Chapelle de l’Oratoire, Nantes, France, 2011


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ses étudiants. Elle est très à l’écoute des jeunes avec qui elle travaille ou à qui elle enseigne et s’entoure toujours de personnes nouvelles, sur qui elle porte toujours un regard bienveillant. Sandra Mulliez la qualifie volontiers de « jeune à vie » et Sophie Duplaix d’affirmer c’est une « militante (dans le meilleur sens du terme !), provocatrice, sensible, vive, acharnée, généreuse et communicative, enfin, optimiste et profonde. Et physiquement: majestueuse ! » Et laissons le mot de la fin à Catherine Julien Laferrière qui résume bien et le

personnage et l’artiste : « une femme merveilleuse qui mérite d’être connue en tant que femme, en tant qu’artiste et en tant qu’intellectuelle. Elle a encore beaucoup de choses à dire, elle qui possède une grande culture et une connaissance très étendue ainsi qu’une philosophie de la vie extraordinaire. Elle n’est jamais superficielle » ! Isabelle de Maison Rouge

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ORLAN carrefour multiprise Pour sa carte blanche, ORLAN a souhaité donner la parole à la critique d’art Stéphanie Pioda qui porte son regard sur les dernières œuvres de l’artiste.

Ci-dessus : ORLAN Vue de l’exposition Un boeuf sur la langue, 2011

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Alors qu’elle a exploré son corps comme territoire et comme matériau, ORLAN s’absente de son œuvre un temps. Toutefois ORLAN demeure ORLAN, « une artiste conceptuelle, qui aime la chair, la couleur et la matérialité », c’est son ADN. Ainsi, quelque soit le matériau utilisé, ORLAN se fait chroniqueur de son temps et reste cohérente à son œuvre, elle s’exprime sur son époque… la nôtre.

ORLAN est au cœur de l’actualité, au Centre Pompidou, elle présente dans le cadre de l’exposition « Paris-Delhi-Bombay » jusqu’au 19 septembre, Draps-peau hybridé, – fusionnant les couleurs françaises et indiennes – qu’elle habille de sequins virevoltants dans une grande fluidité, soulevés par le souffle d’une ventilation. On reste dans la lignée des hybridations qui ne sont cependant plus « self ». Si le spectateur s’attend à retrouver ORLAN telle qu’il la connaît, il se trouve surpris. Car depuis toujours l’artiste surgit là où l’on ne l’attend pas. Bien insérée dans l’art le plus contemporain, elle a toujours pris la liberté de choisir des médiums les plus variés en fonction de ce qu’elle souhaite exprimer, de choisir le chemin qui lui permet de révéler le mieux une idée, « de donner corps au squelette du concept », d’interroger le moment. Ainsi en 2009, à l’abbaye de Maubuisson, dans le Val d’Oise (France) dans son exposition « Unions mixtes, mariages libres et noces barbares », elle présente dans la salle des religieuses Différence(s) et Répétition(s), trois sculptures plis qui sont le souvenir des corps des nonnes


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Le propos de l’artiste n’a pas changé depuis ses origines : dénoncer l’aliénation du corps et de l’esprit, questionner le statut du corps face aux pressions sociales, idéologiques et religieuses. niées dans leur féminité, leur sexualité, leur liberté de mouvement et de parole. Cependant, les drapés, réalisés sans moule pour éviter d’imposer un nouveau carcan, sont amples, dynamiques et vivants, en mouvement. La puissance du Bernin est là, l’extase sensuelle de SainteThérèse aussi, mais ORLAN a amplifié l’excès baroque et levé le joug qui contraignait ces corps et les empêchait de ressentir. La filiation avec la Sainte ORLAN des années 1980 est indiscutable, cette fois, les drapés sont les témoins de corps fantômes auxquels elle rend la chair. Ces trois œuvres sont actuellement reprises dans l’exposition « Pudeurs et Colères de Femmes, un regard actuel au- delà des voiles », à la Fondation Boghossian de Bruxelles, où elles occupent la place d’honneur. Le propos de l’artiste n’a pas changé depuis ses origines : dénoncer l’aliénation du corps et de l’esprit, questionner le statut du corps face aux pressions sociales, idéologiques et religieuses. C’est ce qui est également à l’œuvre dans No comment (placée dans les anciennes latrines de l’abbaye de Maubuisson), une installation réalisée à partir de téléviseurs superposés en forme de croix et diffusant des plans choisis de matchs de foot. Au pied de cette croix, des ballons – sur lesquels sont reproduits des extraits concentrant la charge érotique du Cantique des Cantiques (Que tu es belle, […] Tes lèvres sont […] Tes deux seins sont…) – apparaissent comme autant d’offrandes déposées par des fidèles, ou comme une foule venue assister à la crucifixion du foot, dans la jouissance! La foi chrétienne et le foot, mêmes manipulations des masses, mêmes dévotions, même combat. No comment est signé du pseudonyme AAKA ORLAN (And Also Known As ORLAN, mention figurant également sur son passeport), une manière d’affirmer que l’artiste est plurielle, multiple, nomade et qu’elle ne se laisse enfermer ni dans un cadre, ni dans un mode d’expression. Ce qu’elle dénonce, elle le revendique pour elle-même. L’artiste est un catalyseur des mutations de la société et les donne à voir accentuées ou transposées via son filtre artistique. « Je suis ouverte aux autres, à moi-même et à ce que je vois. ». Le parcours d’ORLAN n’est pas linéaire et les nouvelles pistes de recherches restent des chantiers ouverts. Certaines œuvres attendent d’être réactivées en fonction des lieux d’exposition, comme les mesurages des rues et des institutions avec l’ORLAN-corps ou la déclinaison des grands reliquaires qu’elle souhaite produire dans d’autres langues (ils existent déjà en 19 langues). Les Self-hybridations sont quant à elles célébrées, tout

d’abord à Nantes, avec une œuvre inaugurée en octobre, Radiographie des temps et réalisée dans le cadre du 1% artistique liée à la construction d’un nouveau bâtiment pour la Faculté de Médecine et de Pharmacie. Ses hybridations numériques africaines, relativisant les standards de beauté occidentaux, se sont chargées de l’histoire de la ville et de son passé esclavagiste. Jouant sur la destination « médicale » du lieu, les noirs et blancs sont inversés, comme sur une radiographie lisible sur un écran rétro-éclairé et qui permet de voir à l’intérieur du corps les anomalies, les failles, le

ORLAN, Radiographie des temps, 2011

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ORLAN Robes sans corps : Sculptures de plis, 1983-2009

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pathologique mais aussi le normal. Telle une invitation à la réflexion pour qui prendra le temps de lever les yeux au plafond. À venir en 2012, deux expositions « Solo Show » en Colombie – au Musée d’Art Moderne de Bogotá et au Musée d’Art Moderne de Medellín – avec la création de nouvelles Self-hybridations précolombiennes, ces créatures mutantes à la source de mythologies contemporaines sans divinités à adorer ou d’une autre grille de lecture du monde. ORLAN est une artiste engagée et son art est politique inspirant un projet de société. Être libre, c’est sortir de ce qui sclérose les esprits, confronte au rapport dichotomique opposant féminin et masculin, noir et blanc, sainte et putain, jouissance et douleur, le bien et le mal… Loin de stigmatiser les différences, elle les utilise pour s’en nourrir, pour s’enrichir. Ces hybridations entrent en résonance avec le métissage, l’acculturation ou le syncrétisme (religieux ou pas) à l’œuvre déjà dans les civilisations anciennes et qui ont participé de leur grandeur sans pour autant avoir

figé l’histoire. « L’avant-garde ne réside plus dans l’art, mais dans les sciences, les biotechnologies, précise ORLAN. Mon intérêt artistique pour le sujet passe par le détournement. » C’est peutêtre là le territoire de la nouvelle subversion et le domaine qui transformera de façon significative le statut du corps dans les années à venir. D’où son travail sur la culture de cellules, cristallisation de ce moment charnière où la science aborde un chapitre révolutionnaire de l’histoire des biotechnologies et n’en est qu’à ses balbutiements. Tout en soulevant les problématiques du clonage, des mutations génétiques, de l’éthique, de la responsabilité… S’intéresser à la cellule est une manière d’offrir un autre point de vue sur le monde, débarrassé des a priori sur la couleur de peau, la nationalité, la religion, le sexe, les différences de générations… Une cellule n’affiche aucune caractéristique identitaire. C’est aussi s’intéresser à l’unité élémentaire de la vie, et endosser le manteau du démiurge comme ORLAN a accouché d’elle-m’aime en 1964. Le démiurge est à l’origine de toute cosmogonie, de tout système, mais ne se veut pas pour autant maître du monde. Elle dialogue alors avec l’universel, la vie, l’humanité. C’est ce qui transparaît dans la métaphore du manteau d’arlequin. On assiste au glissement de l’autoportrait à « l’autoportrait universel », de l’abandon du « je suis » pour le « je sommes ». La connaissance de l’infiniment petit redonne sa juste place à l’être humain dans l’univers, la perception de l’intérieur du corps relativise les codes et barrières sociales. Ce travail sur les cellules n’est pas sans rappeler les opérations chirurgicales-performances réalisées de 1990 à 1993. Cependant l’artiste tient à préciser « C’était un message par rapport à une époque et je ne pensais pas y retoucher. Lorsque j’ai voulu faire la culture de mes cellules, il a fallu faire une biopsie que j’ai mise en scène. C’était « afin de » et ce n’était pas un but en soi. » Ici, dans l’installation de la Chapelle de l’Oratoire du musée des Beaux Arts de Nantes, l’accent est donné au langage, plastique comme celui des mots. « Un boeuf sur la langue », titre mystérieux, fait allusion à une expression qui évoque l’impossibilité d’exprimer sa pensée, ses sentiments. Par ce clin d’œil, ORLAN propose des mots très contemporains qui donnent un sens particulier à l’actualité et invite à l’échange ainsi

« L’avant-garde ne réside plus dans l’art, mais dans les sciences, les biotechnologies. Mon intérêt artistique pour le sujet passe par le détournement. »


ORLAN Vues de l’exposition Un boeuf sur la langue, Musée des Beaux Arts de Nantes, Chapelle de l’Oratoire, Nantes, France, 2011

Expositions citées Upcoming en 2012 : Participera en octobre 2012 à la prochaine Shanghai Biennale, Shanghai Contemporary museum, curator Gong Yan,(Chine) Solo exhibitions aux Musée d’Art Moderne de Bogota & Musée d’Art Moderne de Medellin, curator Ricardo Arcos-Palma, Colombia En cours : Expose actuellement à Shanghai, à l’occasion de la Shanghai Art Fair, dans le stand d’Hélène Lamarque à l’American Pavilion Artiste invitée d’honneur à la 3° Biennale de Tessalonique (Grèce) (18 septembre-18 décembre) pour le Festival de la performance du 19 au 25 septembre 2011 « ORLAN. Un bœuf sur la langue » Chapelle de l’Oratoire du musée des Beaux-Arts, Nantes, du 1er juin - 25 septembre 2011 www.museedesbeauxarts.nantes.fr « Paris-Delhi-Bombay... » Centre Georges Pompidou, Paris, du 25 mai au 19 septembre 2011 www.centrepompidou.fr

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qu’aux débats. Par ce dispositif qu’elle a inventé, l’artiste fait écho au dialogue citoyen en réalisant une installation interactive qui prend toute son ampleur lorsque le spectateur s’approprie les mots associés aux mannequins et s’engage sur une réflexion personnelle. Car les mots pour ORLAN sont des starters, ils font partie du concept et de sa méthode de travail. Choisis avec soin, ils sont tous en rapport avec l’intérêt que l’artiste porte aux recherches biologiques, scientifiques et médicales, mais également à l’époque. Dans un contraste entre obscurité et couleur, l’artiste sait surprendre et étonner. L’installation est totale, elle est à vivre, à ressentir. Un personnage sombre et énigmatique domine l’espace, puis les corps-sculptures, porteurs de mots, noirs également, sur le contre-champ, deviennent colorés, recouverts de ce fameux manteau d’arlequin, de même le chœur de la chapelle, le décor s’enveloppent de ce tissu de velours chatoyant. Au-delà du personnage de la Commedia dell’arte c’est la manière dont le manteau est fabriqué, avec des pièces de nature et d’origine différentes qui amène la réflexion. Avec sa résille, il devient le support de projection de cellules hybrides dansantes où de bons (phages) et mauvais virus imprimés sur un tissu de velours de soie qui permet de voir l’intérieur du corps. Tous ces chantiers menés par ORLAN sont autant d’invitations de l’artiste à une seule injonction : « Hybridons-nous ! » Stéphanie Pioda

« Radiographie des temps » Faculté de Médecine et de Pharmacie, Nantes, France, octobre 2011 www.univ-nantes.fr/88790594/0/fiche___pagelibre/ ? Archives : « Unions mixtes, mariages libres et noces barbares » Abbaye de Maubuisson, site d’art contemporain du Conseil Général du Val d’Oise, Saint-Ouen-l’Aumône, France, du 30 septembre au 8 mars 2010 www.valdoise.fr

Visitez le site d’ORLAN www.orlan.net

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Bâtiment Ouest-Lumière de Puteaux en 1993

Lumière sur Yann Toma , L’art d’entreprendre le monde par l’art La sortie de l’ouvrage monographique Yann Toma aux éditions Jannink est l’occasion de découvrir la vie d’un artiste et chercheur investi pleinement dans une entreprise hors du commun et de mieux comprendre ce qu’est un artiste entrepreneur. « Ceci n’est pas une monographie, le lecteur n’est ni face à une chronologie exhaustive, ni à une lecture objective du monde. Il s’agit ici de mise sous tension du corps et des idées, au cœur d’un état de perpétuel mouvement ». D’entrée de jeu, l’artiste informe son lecteur (en latin, français et anglais) qu’il ne lui livre pas ici sa monographie mais les fragments d’une vie artistique capable de générer de l’imaginaire à partir d’un monde actuel en constante mutation.

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L’ouvrage témoigne de son activité riche et prolifique. Le volume est massif : quatre cents pages, environ sept cents illustrations et une vingtaine d’entretiens, de contributions d’artistes, de théoriciens ou encore de poètes (parmi les auteurs figure notamment Edouard Glissant, Valérie Da Costa, François Noudelmann, Richard Shusterman, etc.). Il se

décompose en plusieurs temps, rencontres et événements déterminants, entrecoupés d’interludes offrant au lecteur des parties plus personnelles de la vie de Yann Toma. On y découvre ainsi ses parents, Claudette Scouarnec et Jean-Pierre Toma, tous deux danseurs étoiles, mais aussi d’autres scènes de vie nous laissant entrevoir quelques temps forts de l’intimité de l’artiste. Mais peut-on vraiment dissocier l’homme, de l’artiste, de son entreprise ? Dès son enfance, Yann Toma s’intéresse à la fois au monde artistique et à celui de l’entreprise. Il imagine ainsi sa première exposition, Exposition de Diamants, à l’âge de sept ans et sa première entreprise fictive à l’âge de douze ans : la Yann Toma’s Corporation, accompagnée d’une campagne publicitaire évocatrice « Ne brûler plus votre argent. Donnez tous à la Société Yann Toma ».


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Toutes ces expositions rendent compte des différentes activités de l’entreprise et mettent en exergue la volonté toujours plus accrue de l’artiste à interroger le monde des affaires. Ce désir de créer et d’entreprendre ne le quittera plus. Après des études de commerce international, il intègre l’université de Paris 1 Panthéon Sorbonne afin de suivre un cursus en art et sciences de l’art dans lequel il développera sa pratique. Sa rencontre, pendant sa formation, avec l’artiste et enseignant Michel Journiac va être déterminante. Artiste emblématique du body art, Journiac l’influencera en lui transmettant son intérêt pour le corps pensé comme vecteur du politique et de l’artistique. Ces enseignements seront les fondations de son futur projet qu’il débutera dès 1991 : s’approprier artistiquement l’ancienne usine électrique Ouest-Lumière de Puteaux (construite en 1901 par Gustave Eiffel et progressivement détruire dès 1992) afin de réactiver son passé industriel. Durant trois années, il investit l’usine et constitue un véritable mémorial en y collectant de multiples objets. Rouleaux de cyclographe, dossiers administratifs, schémas techniques, etc. vont ainsi servir d’archives à la mémoire de Ouest-Lumière et de matière première à la création d’installations qu’il exposera in situ. Dès lors, l’artiste devient un « habitué » du site ce qui lui permet de s’infiltrer dans ses moindres recoins. Peu à peu, il s’empare symboliquement de la mémoire de l’usine et constitue par là même son territoire d’explorations et d’expérimentations artistiques. L’expérience au sein de Ouest-Lumière devient sa principale source d’inspiration. En 1994, il rachète le nom à l’INPI (O-L étant nationalisée par EDF dès 1946), et s’autoproclame « Président à vie de Ouest-Lumière » : d’entreprise privée de production d’énergie électrique, elle devient « entreprise d’énergie artistique ». La rencontre entre les univers artistiques et entrepreneuriaux, traditionnellement opposés, donne alors lieu à un échange énergétique entre l’artiste, devenu entrepreneur de O-L et l’ancienne usine, réactivée et de nouveau productrice. En se désignant Président à vie, Yann Toma entraîne avec lui des individus désireux de participer à son aventure. Un réseau impressionnant se constitue autour de son entreprise symbolique, comportant, entre autre, un Comité exécutif (composé d’un Vice président, d’un directeur de Cabinet, d’un grand Chambellan, etc.), plus de trois cents actionnaires, d’une centaine d’agents et d’une centaine de milliers d’abonnés qui œuvrent pour Ouest-Lumière. L’entreprise devient une entité hybride, à la fois vectrice de création et productrice de relation. Aussi, l’actionnaire, l’agent ou le simple abonné se voit proposer de multiples services délivrés par l’entreprise : qu’il s’agisse des Crimes

Garage de soucoupes volantes, « un lieu en travaux », 1999

Dynamo POST-BANKRUPT, 2008

Logo de la Yann Toma’s Coporation, 10 x 10 cm, 1981.

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Ci-contre : Organigramme Ouest-Lumière, photomontage

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sur commande, Extases, ou des Mises en veille, l’artiste entrepreneur offre à son public un large panel de prestations, mettant à la fois en scène le corps du « client » et le processus artistique. Dès lors, Edouard Glissant, éminent poète, philosophe et « Grand Magnat des imprévus » au sein de O-L, écrit dans le magnifique préambule ouvrant la monographie, que l’on ne se situe pas à Ouest-Lumière mais en Ouest-Lumière. Ce sentiment de vivre au cœur de l’œuvre et non à sa périphérie étant induite par la relation privilégiée qui lie l’artiste à son public. Ouest-Lumière produit également des œuvres en relation avec son secteur d’origine : l’électricité. La lumière, les flux, l’énergie, le monde du travail sont les thématiques récurrentes de ses productions et expositions. Pour n’en citer que quelques unes, on pense ici aux photographies de Flux radiants, au Garage de soucoupes volantes (photographie intégrée à la collection du Centre Pompidou), à la série de peintures Post-Bankrott (exposition à la galerie Bourouina, Berlin) ou encore à Dynamo Post-Bankrupt (installation participative qui eut lieu au musée Zadkine durant la Nuit Blanche 2008). Toutes ces expositions rendent compte des différentes activités de l’entreprise et mettent en exergue la volonté toujours plus accrue de l’artiste à interroger le monde des affaires.

L’affaire de l’imprimerie Paul Dupont, Crime de Stéphane P., 2000.

Artiste, mais aussi enseignant chercheur au sein de l’université Paris 1, il crée en 2006, au sein du CERAP (Centre de Recherche en Arts Plastiques), la ligne de recherche Art & Flux, observatoire de la mouvance des entreprises artistes, composée de nombreux chercheurs (en sociologie, esthétique ou en histoire de l’art) et d’artistes entrepreneurs (entre autre Iain BAXTER&, fondateur de la N.E Thing compagny, reconnue comme la première entreprise artiste). Ces entreprises ne sont pas des entreprises classiques. Elles sont pensées comme œuvre et engagent une posture critique vis-à-vis du monde entrepreneurial. Elles s’insèrent dans le champ du réel pour mieux appréhender les rapports entre art, économie et société. Le politique et l’engagement citoyen sont des valeurs partagées par ces artistes.

Ces entreprises s’insèrent dans le champ du réel pour mieux appréhender les rapports entre art, économie et société. Le politique et l’engagement citoyen sont des valeurs partagées.

WIKILEAKS – Les câbles litigieux Ouest-Lumière, 2011

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économie Depuis 2008, Yann Toma siège au sein de l’Organisation des Nations Unies en qualité d’Observateur-artiste et possède ses bureaux à l’emplacement de la First National City Bank of New York. Ce statut lui confère le droit d’accéder aux plus grands événements internationaux et d’être ainsi au centre de l’actualité politique. Observateur, il n’en reste pas moins actif et n’hésite pas, par exemple, à dénoncer avec humour et dérision le scandale des révélations de Wikileaks en exposant les Câbles litigieux Ouest-Lumière, câbles diplomatiques litigieux fournis par les directions de l’entreprise et qui concerneraient les activités de Ouest-Lumière de 1969 à 2010. Laborieuse entreprise que celle de résumer l’ensemble de ce travail artistique foisonnant et protéiforme. Depuis 1991, l’artiste s’emploie à inventer sans cesse de nouveaux territoires à explorer et investir. Nombreuses sont les œuvres, performances ou actions non évoquées dans cet article, mais s’il faut conclure, nous ne pouvons le faire qu’en convoquant la citation de Lewis Caroll figu-

rant sur la quatrième de couverture de l’ouvrage. « Begin at the beginning and go on till you come to the end ; then stop »1 semble en effet bien traduire ce besoin insatiable qu’a l’artiste de créer : celle-ci nous laissant entendre qu’il ne suffira pas d’une seule monographie pour classer l’œuvre – inclassable - de Yann toma… To be continued. Aurélie Herbet

Liens :

1. Citation issue d’Alice in Wonderland, Traduire par « Commence au commencement et continue jusqu’à arriver à la fin ; ensuite, arrête »

Monographie sur Yann Toma www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=2117 Yann Toma www.ouest-lumiere.org Blog du président westlumiere.over-blog.com

U.N Energy, 2008

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économie Vêtement officiel du Président à vie de Ouest-Lumière, Kate Daudy, 2010. Photo : Eric Heranval

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DYNAMO-FUKUSHIMA Yann TOMA & Ouest-Lumière

A l’occasion des journées européennes du patrimoine, Yann Toma a occupé l’espace de la nef sous la verrière du Grand-Palais

Donnez votre énergie pour le Japon ! Dans le cadre des journées européennes du patrimoine dédiées cette année au thème du voyage, le Grand Palais – Réunion des Monuments Nationaux invite Yann Toma, Président à vie de OuestLumière, entreprise fictionnelle de production et de distribution d’énergie artistique, à installer une chaîne humaine sous la nef du Grand Palais, un véritable pont qui nous emmène jusqu’au Japon. Par des dispositifs fédérateurs et joyeux, Yann Toma entend mobiliser et exprimer sa solidarité avec le Japon, soutenir les populations qui, actuellement aux antipodes, souffrent de la catastrophe nucléaire de Fukushima. Les spectateurs sont invités à être actifs et productifs au sein de cette oeuvre tout en vivant un voyage immobile et métaphorique. Accompagnés par la communauté japonaise de France, les visiteurs du Grand Palais sont invités à venir investir leur énergie sous la nef dans une impressionnante course cyclique, ayant pour fil conducteur, la masse énergétique humaine ( ou “une dynamo humaine”). En constituant une chaîne humaine sous la plus grande verrière d’Europe avec l’énergie de chacun comme matière première, il s’agit d’inviter le public à transformer le Grand Palais en une immense antenne de lumière intégralement tournée vers la population japonaise. Il s’agit d’inviter le spectateur à stimuler la circulation de l’énergie qui nous lie et nous met en mouvement pour l’avenir de l’humanité. Samedi 17 & dimanche 18 septembre 2011 Nef du Grand-Palais

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http://www.dynamo-fukushima.org/


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Yann Toma, DYNAMO-FUKUSHIMA, installation participative, Grand Palais, Paris, 2011, photographies Éric Héranval

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Deux jeunes banquiers commentent la photo du japonais Nobuyoshi Araki


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Aline Pujo Entretien avec

Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge Photos par Valerie Broquisse

La collection d’entreprise représente une démarche particulière et un engagement de la part de la société dans la création artistique. Aline Pujo nous précise les directions et visées de la collection Neuflize Vie.

Isabelle de Maison Rouge : Aline Pujo, tu es conservateur d’une collection d’entreprise, peux-tu revenir sur la genèse du thème de votre collection de photos ? Aline Pujo : La collection a été commencée en 1997 sous l’égide de la Fondation Neuflize Vie. La Companie Neuflize Vie (spécialisée dans l’assurance) est une filiale de la Banque Neuflize OBC. Le thème alors retenu était articulé autour de l’humain, une notion proche des métiers et des valeurs de l’entreprise. Les choix faits pour la collection étaient concentrés autour de représentations de personnalités du monde artistique, culturel ou politique du XXe s. Portraits de célébrités essentiellement photographiées par l’école humaniste française : Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson, André Villers, Martine Franck, Frank Horvat, Willy Ronis, Edouard Boubat etc. Lorsque Daniel et Florence Guerlain ont souhaité exposer dans leur fondation aux Mesnuls les débuts de la collection alors riche d’une petite centaine d’œuvres, j’ai été invitée pour une mission ponctuelle de commissaire. C’est alors que j’ai suggéré que la collection quitte le champ du portrait de studio et le thème de « la représentation humaine » pour une approche plus artistique : « le portrait ». Le portrait, considéré sous toutes ses facettes, ne se limite pas à la notion d’identité ; il peut s’appliquer à une autre partie du corps que celle du visage. Cela peut être des fragments de corps, des cadrages différents, des visages traités autrement.

IMR : Cela s’est traduit par quelles œuvres ? AP : J’ai eu l’occasion de proposer l’acquisition d’un magnifique autoportrait de Claude Cahun, d’un format rare car particulièrement grand (ce tirage est actuellement exposé au Jeu de Paume pour la très belle rétrospective Cahun). J’ai également agrandi le spectre des acquisitions, allant vers des artistes comme Nan Goldin ou John Coplans et ses réflexions sur le corps. Anne Deleporte et ses photos d’identité privées de leur tête ; des chutes découpées à l’emporte-pièce qui deviennent aussi éloquentes que le visage supposé manquant. Elle démontre qu’en enlevant on peut aussi montrer. Ces choix étaient pour moi une façon d’ouvrir le champ de cette collection. La fondation a souhaité alors recruter un professionnel pour s’occuper à part entière de la collection. Comme je venais de quitter mon poste de conservateur du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, j’ai accepté cette fonction avec grand plaisir. IMR : C’est à ce moment là que la thématique a été ouverte plus largement ? AP : Nous avons continuellement développé cette ligne avec le comité d’acquisition. Il est aujourd’hui constitué de quatre personnes : pour l’interne, un membre du comité de direction très amateur d’art et le conservateur ; pour les personnes externes, une éditrice Elisabeth Nora qui fait cette très belle revue l’Insensé et Michel Poivert, enseignant et spécialiste de la photo. Il y a eu deux évolutions.

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Dans un couloir du haut, un employé de sécurité se penche sur un cliché d’Antonio Caballero

La première a été de choisir des artistes qui réfléchissent à toutes les façons d’envisager et d’aborder la question du portrait. La deuxième évolution est venue d’une demande de la Direction, lassée au quotidien de travailler avec autant de visages accrochés sur les murs de l’entreprise, et qui a souhaité que nous réfléchissions à un thème autre et complémentaire à celui du portrait. Les photographes qui nous intéressaient le plus étaient ceux qui avaient une pratique plus conceptuelle de la photographie, c’est à dire une réflexion sur la conception même de la photographie. Nous avons appelé ce deuxième thème « la mémoire » car cette notion permet d’aborder le travail de recherche philosophique sur la photographie et sur ce qu’elle est dans son essence même. IMR : Et c’est ce qui fait la spécificité de cette collection, son identité, et qui fait qu’elle a été très vite remarquée ? AP : Oui, une grande cohérence dans les acquisitions. Une autre caractéristique de cette collection réside dans le grand nombre d’œuvres d’artistes néerlandais avec des œuvres de Jan Dibbets, Désirée Dolron, Rineke Djikstra, Céline van Balen, Carla van de Puttelaar, mais aussi des artistes moins connus comme Risk Hazekamp, Philip Provily… Nous avons toujours été très attentifs à l’école néer-

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landaise du fait de l’appartenance de l’entreprise au groupe ABM AMRO. D’ailleurs, la photo de Désirée Dolron est presque devenue l’icône de notre collection, véritable chef d’œuvre qui associe peinture flamande et peinture italienne de la renaissance sur un visage eurasien très contemporain. IMR : Dans les collections d’entreprises, il existe deux type de présentation : les entreprises qui bénéficient d’un lieu spécifique, type musée (Fondation Cartier, la Caïxa) ou celles qui les accrochent dans les murs au sein même des espaces de travail, et où le challenge est d’intégrer les œuvres d’art à la vie de l’entreprise, c’est votre cas semble-t-il ? AP : En effet, je tiens beaucoup à un accrochage le plus muséal possible, c’est-à-dire en essayant de faire dialoguer les œuvres entre elles. Il est primordial de faire des accrochages qui fassent sens, de réaliser des micro-expositions. Notre souci constant reste de garder une rigueur dans la qualité de l’accrochage. Les œuvres sont montrées au siège avenue Hoche, mais aussi dans toutes les agences de province (dans les 10 villes les plus importantes de France). Par ailleurs, la collection est montrée en moyenne une fois par an. Soit que nous soyons invités par un commissaire ou une institution à participer à une exposition sur un thème donné, en France ou à l’étranger (Biennale de Lyon, Musée


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Kampa à Prague...), soit que nous décidions de monter une exposition, comme c’est le cas actuellement au musée d’art contemporain de Marseille qui nous a offert 700 m2 pour déployer la collection. J’ai assuré avec Thierry Ollat, le directeur du [mac], un co-commissariat sur le thème « l’énigme du portrait ». IMR : En dehors de cette activité d’accrochages spécifiques, combien comptez-vous d’œuvres dans la collection ? AP : Environ 700 numéros d’inventaire, sachant qu’un numéro d’inventaire peut couvrir un ensemble d’œuvres important puisque beaucoup d’artistes travaillent de façon sérielle. Ceci comprend également des œuvres vidéo. La première acquise est celle de David Claerbout qui montre le passage entre l’image fixe qu’est la photo et celle en mouvement de la vidéo. Dans cette vidéo, nous retrouvons les deux pratiques, puisqu’il s’agit de la projection d’une photo de classe. Cependant quelque chose va intriguer le spectateur ; celui-ci, d’ailleurs, mettra plus ou moins de temps à apercevoir ce qui le sollicite. Il s’avère que se sont des feuilles d’arbres qui bougent de manière quasi imperceptible, soulevées par un souffle de vent qui passe, manifestement, par les fenêtres de cette salle de classe. Et ce n’est que l’ombre portée des feuilles, projetée par le soleil, que l’on perçoit sur le mur de la salle. C’est très surprenant, une œuvre grandiose et magnifique. À partir de ce moment, nous avons continué d’acheter au rythme de deux vidéos par an et à ce jour nous en possédons 26. La dernière que nous venons d’acquérir est celle de l’artiste turc Ali Kazma, réalisée en 2011 et qui s’intitule « Clerk ». Il s’agit d’un clerc de notaire à Istanbul qui tamponne des tas de documents avec une dextérité fabuleuse. C’est donc le portrait d’une profession. Et il m’a semblé très intéressant pour notre collection de mettre en miroir un portrait d’homme au travail. Curieusement, les artistes s’intéressent peu à la notion même du travail… Je trouvais que pour une collection d’entreprise, montrer les artistes qui mettent en exergue ou réfléchissent à ce sujet est un défi pertinent. IMR : De la 1ère acquisition vidéo à la dernière, de l’école au monde du travail, c’est tout un cheminement, presque un symbole ! De même, collectionner la vidéo, là aussi c’est un véritable challenge pour une entreprise… AP : C’est vrai que l’on pourrait croire qu’il est difficile de

Le portrait, considéré sous toutes ses facettes, ne se limite pas à la notion d’identité.

collectionner la vidéo. En réalité, ça ne l’est pas tant que ça. En termes de conservation c’est même plus facile que de préserver un patrimoine photographique. Nous montrons très régulièrement cette collection et nous sommes de plus en plus régulièrement sollicités par des groupes pour venir la visiter, du fait de sa notoriété et de sa spécificité… Cela intrigue de voir de l’art et particulièrement la vidéo dans un contexte d’entreprise. Il est vrai aussi que la vidéo est très séduisante au regard notre culture télévisuelle. Notre regard et notre intelligence sont captés par la projection. IMR : On rencontre beaucoup d’entreprises qui se lanceraient volontiers dans l’aventure d’une collection, mais qui n’imaginent pas la rigueur que cela demande. Avant même d’envisager d’acheter, il faut savoir que cela a un coût et pas seulement le prix des œuvres… AP : Absolument, acheter, mais pas seulement ! Il ne faut pas perdre de vue qu’il faut aussi conserver. Si on achète des œuvres pour les accrocher sur des murs ce n’est que de la décoration. Si on les met dans des coffres, c’est de la spéculation ou de la gestion de patrimoine. Pourquoi pas, mais ce n’est pas la même chose. Conserver, valoriser une collection a un prix. L’objectif le plus intéressant étant d’initier le public de l’entreprise à l’art de la collection dans un premier temps et à l’art de manière plus générale. IMR : Que faites-vous pour initier les salariés aux œuvres qui les entourent dans les bureaux ? AP : Il existe un ensemble de dispositifs qui peuvent être mis en place. Chez nous, se sont des visites guidées qui sont proposées. Il y a aussi eu dans le passé des propositions de cours d’histoire de la photographie pour l’ensemble des salariés. Par ailleurs, nous avons publié un catalogue complet de la collection, un très beau livre qui est aussi un magnifique outil de savoir et de connaissances. Nous commandons des notices, spécifiques pour chacun des artistes et qui soient le plus grand public possible. Enfin, dans les opérations de médiation, nous avons imaginé le Prix du personnel. Il m’avait été demandé il y a une dizaine d’années de réfléchir à une façon d’associer les employés à l’élaboration de la collection. La formule retenue ouvre à tous les artistes qui le souhaitent la possibilité de proposer des œuvres, toujours sur le thème de la collection, pour un montant donné qui est le même pour tous (à l’époque c’était 50.000 F, c’est devenu 8.000 €). Pour cette somme, en fonction de leur notoriété, les photographes proposent une, deux, dix… œuvres sur dossier. Nous retenons 7 propositions dont on estime qu’elles pourraient légitimement entrer dans la collection. Les nominés apportent leurs œuvres que j’accroche dans un espace au cœur même de l’entreprise. Et pendant 3 jours les collaborateurs sont invités à choisir et voter pour leur œuvre préférée. L’œuvre retenue rejoint la collection. C’est formidable de voir l’intérêt que soulève

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Dans un petit bureau, le fameux cliché pris par André Villers de Brassaï avec gros plan sur l’œil

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une telle opération et le dialogue qu’elle suscite. Notre prix du personnel est né de cette idée que l’art pouvait être un lieu de débat. Et effectivement cela permet aux collaborateurs de s’approprier, mieux qu’une explication pourrait le faire, les méthodes de construction d’une collection. Les premières années, les critères de choix se réduisaient à « j’aime/j’aime pas », mais petit à petit ces critères ont été dépassés et sont survenues les questions « au fond pourquoi celle-ci plutôt que telle autre ? ». De même, la frustration a été un moteur formidable car souvent on est tenté d’en retenir deux, et d’une manière similaire, le comité de sélection est limité également dans ses choix. Ainsi, chacun se trouve devant les mêmes questionnements. Il faut penser aux raisons qui font que l’on choisit une œuvre, et articuler ces raisons, au regard des autres œuvres, des espaces, des lieux d’accrochages. IMR : Et de cette façon tu sens que les salariés se sentent investis dans la collection, qu’ils en sont fiers ? AP : Absolument, ce prix a beaucoup contribué, en interne, à l’appropriation de la collection, c’est vrai ! Elle fait désormais vraiment partie de la culture d’entreprise. Au départ, une collection est très marquée de l’empreinte des directeurs qui l’ont légitimé. Maintenant, elle fait partie intégrante de la culture de l’entreprise, aussi bien du point

de vue des collaborateurs que du point de vue des clients d’ailleurs. Beaucoup de nos clients suivent de très près notre collection et ses nouveaux achats. Ils m’interrogent pour savoir comment trouver tel artiste. Il est évident que certaines photos ont marqué ; je pense par exemple à Désirée Dolron. Du jour où l’œuvre à été accrochée, cela à généré des achats de la part de clients de la banque et la série a été épuisée très vite grâce à cela ! IMR : Quels sont les conseils que tu donnerais à toute entreprise qui souhaiterait monter une collection spécifique ? AP : Outre l’importance à accorder à la médiation, je conseillerais de veiller à la conservation des œuvres. Un patrimoine ne peut se valoriser qu’à condition qu’on l’entretienne bien. Il faut savoir que les bonnes conditions de préservation sont drastiques. Les entreprises ont des réticences à appliquer les règles muséales et pourtant, les œuvres les nécessitent. Ici, l’entreprise a fait d’énormes efforts. Nous avons construit une réserve qui est époustouflante et que je fais parfois visiter parce que beaucoup de musées pourraient nous l’envier. Tout a été choisi, depuis la nature du sol jusqu’à la peinture sur les murs et le mobilier, en fonction des critères les plus pointus en matière de conservation préventive. Nous avons décidé aussi, comme politique depuis deux ans, de ne plus accrocher les tirages des artistes


art &

collection

Cela intrigue de voir de l’art et particulièrement la vidéo dans un contexte d’entreprise. Il est vrai aussi que la vidéo est très séduisante au regard de notre culture télévisuelle. Notre regard et notre intelligence sont captés par la projection. décédés. Ils sont décadrés, conservés sous boîte, et ne sont montrés que dans expositions exceptionnelles de la collection. IMR : Et l’on se rend compte, à t’écouter, combien il est essentiel de mettre à la tête de ce type de collection un professionnel qui possède les compétences. AP : En effet, pour mettre en place une opération de conservation préventive de grande envergure de ce type, il est indispensable d’en avoir la formation et la connaissance. Une photo peut s’abîmer très vite, il faut donc en réduire l’exposition à la lumière. La photo a un capital-vie qui est altéré par les lux. Contrairement à ce que l’on pense ce n’est pas seulement la lumière naturelle qui altère une photo, la lumière artificielle joue aussi un rôle, de même que la chaleur ou les changements de température. De nombreux facteurs peuvent dégrader les photos et le problème est qu’un certain nombre de ces dégradations ne sont pas réversibles. Si l’on n’est pas extrêmement prudent et vigilant, on peut perdre un capital que l’on a constitué au fil du temps. Il faut impérativement confier une telle collection à un professionnel et malheureusement, dans le monde de l’entreprise on a tendance à penser que l’on reste dans l’ordre du subjectif. Une entreprise qui veut investir dans une collection doit savoir reconnaître et écouter l’expertise des professionnels de l’art. IMR : Forte de ces réflexions et expériences tu présides un groupe qui fédère les conservateurs de collections d’entreprises autour d’une réflexion sur leurs spécificités, le IACCCA ou International Association of Corporate Collection of Contemporary Art, comment est née cette association ? AP : Il y a un certain temps, pendant Paris Photo, Francis Lacloche, qui était chargé de mission pour

le mécénat et de l’action culturelle de la Caisse des dépôts, a lancé l’idée de rencontres de professionnels s’intéressant aux collections d’entreprise. À cette époque, il avait repris la collection de photo de la Caisse des dépôts que j’avais initiée et développée durant six ans. Quand ces réunions se sont arrêtées, j’ai décidé de les reprendre et d’organiser des conférences et workshops dans le cadre de foires d’art contemporain. J’ai également proposé que chacun des membres conservateurs de collections d’entreprises constituant ce groupe nous reçoive à tour de rôle de façon à découvrir à chaque fois une collection. La mission et les enjeux du IACCCA sont de réunir ces conservateurs pour réfléchir ensemble et partager nos expériences. Il s’agit aussi de trouver des solutions innovantes dans un monde que l’on invente en permanence et où l’on a encore peu d’expérience. Au sein de sociétés en perpétuelles mutations (rachats de groupes, fusions), ces collections d’entreprise rencontrent sans cesse de nouveaux challenges qui les amènent à s’interroger sur le fait de pouvoir vivre, voire même de survivre. Jacqueline d’Amécourt à joué un rôle primordial dans l’élaboration du IACCCA, puisqu’en 2007, pendant la foire de Bâle, elle en a fait une association loi 1901. Jacqueline et moi sommes restées un peu les chevilles ouvrières du IACCCA dont j’assure la présidence depuis 3 ans. Le IACCCA, au moment de sa création en 2007, réunissait 17 collections d’entreprises. Aujourd’hui nous sommes plus de 30 membres, sans compter les collections en attente d’inscription. Mais nous sommes sélectifs, nous ne souhaitons pas être un simple répertoire de collections d’entreprises à travers le monde. Nous souhaitons avoir des collections d’entreprises fortes, c’est-à-dire engagées dans l’art contemporain, avec des professionnels à leur tête. Même si certaines, pour des raisons économiques, ont du restreindre leurs acquisitions,

Aline Pujo, conservateur de la collection

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art &

collection

L’étonnante série (ci-contre) de lèvres et de sourcils de l’artiste Sam Samore ponctue la blancheur et l’épure de la sobre décoration, tandis qu’un œil (ci-dessus) du même photographe porte son regard sur le passant

il n’en reste pas moins qu’elles se doivent d’être dynamiques. Le profil actuel reste essentiellement européen – collections allemandes, néerlandaises, belges et françaises, mais aussi norvégiennes, espagnoles et portugaises. Les collections américaines, qui avaient cessé leurs activités, vont, je l’espère, nous rejoindre très vite. La collection géographiquement la plus lointaine est celle de Shiseido au

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Japon. Et nous avons un représentant du continent africain, l’Attijariwafa Bank du Maroc. Nous organisons deux assemblées générales par an sur des thèmes spécifiques qui jouent un rôle de formation pour nos membres. IMR : Est-ce que les raisons de créer une collection d’entreprise ont évoluées ?


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collection

Un ensemble d’œuvres en noir et blanc de Joachim Mogarra apporte une touche de poésie au hall d’accès

Au sein de sociétés en perpétuelles mutations (rachats de groupes, fusions), ces collections d’entreprise rencontrent sans cesse de nouveaux challenges qui les amènent à s’interroger sur le fait de pouvoir vivre, voire même de survivre. AP : On constate en effet une évolution dans ce domaine qui peut être lisible au regard des organigrammes. L’organigramme est extrêmement révélateur de la culture d’entreprise. Ainsi, au début, dans les années 80, le rattachement des collections à la direction indiquait que l’entreprise citoyenne se devait de jouer un rôle au regard de la société dans différents domaines (social, humanitaire, culturel) et cela justifiait une collection d’entreprise. Dans les années 90, la communication a pris l’essor qu’on lui con-

naît aujourd’hui et un certain nombre des collections créées à cette époque l’ont été à l’initiative des directions de communication qui, du coup, les ont beaucoup orientées comme des outils de communication (HSBC ou la Société Générale par exemple). Ce qui donne un profil de collection très différent. Et plus récemment, il est intéressant de constater que les collections d’entreprise apparaissent sous l’égide des ressources humaines (je pense ainsi à certains pays nordiques) comme Statoil par exemple, qui a un budget très important pour créer leur pôle artistique. La différence se situe dans un discours plus axé sur l’épanouissement des collaborateurs et qui dépasse celui que l’on a connu autrefois, qui était de leur donner accès à un meilleur savoir dans leur métier propre. Dorénavant, ces entreprises mettent l’accent sur le développement personnel par l’accès à la connaissance propre et la formation de l’individu de manière beaucoup plus générale. Effectivement, avec le temps, j’ai pu constater l’évolution des discours et l’importance accrue pour les entreprises d’envisager des collections qui véhiculent des valeurs communes à celles des salariés.

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art &

collection

L’énigme du portrait à lui seul interroge… Au Musée d’art contemporain de Marseille la Collection Neuflize Vie distille quelques unes de ses pépites photographiques - sur 714 inventoriées - formant un corpus de premier plan. D’abord par la thématique du portrait et de la mémoire sur laquelle il se fonde «pour rendre compte de l’intime comme des mutations collectives». Ensuite par la qualité de ses choix et par son audace. À l’heure de l’omniprésence de l’image dans nos sociétés modernes et contemporaines, de sa prégnance indélébile sur nos cornées via les réseaux de communication, difficile d’échapper à l’icône photographique ! Encore faut-il savoir opérer une savante exploration. D’où ici une prédilection pour des «portraits qui interrogent» et font sens, quel que soit le support (de l’argentique au numérique), quelle que soit la dimension (de la miniature au monumental), quelle que soit la nationalité. Ni collection privée ni collection de musée, la Collection Neuflize Vie se donne toute latitude dans ses acquisitions pour faire évoluer le corpus autour de six axes majeurs qui forment par ailleurs la colonne vertébrale de l’exposition, suivant l’organisation en travées du musée. Pour le public, la circulation est aisée, claire, et la scénographie réduite à son minimum ouvre au dialogue entre les pièces sans jamais les écraser, bien au contraire. La pensée chemine librement à travers… Les Autoportraits (images engagées, poétiques et sensibles de Sophie Calle, Annette Messager, Tracey Moffatt ou Martha Rosler) ; Les Portraits emblématiques (dont celui transcendant de «la Joconde des temps modernes» de Désirée Dolron sous influence flamande et renaissance italienne) ; Le Corps mis en scène jusqu’à la performance (Liu Bolin se fond dans le paysage dans un total effacement) ; Les Figures et séries (découverte récente de 21 Strude # de Trine Sondergaard, le travail de Valérie Belin sur les sosies de Michael Jackson) ; L’Univers urbain (la photographe-réalisatrice marseillaise Valérie Jouve, la photographie militante de Dionisio Gonzáles ou les utopies architecturales de Jordi Colomer) ; Les Regards d’une époque (notamment celui du maître de la photographie malienne Malick Sidibé sur la société africaine). Un parcours en mouvement dans la mémoire de visages anonymes et célèbres, d’hommes solitaires ou en groupes, de paysages en mutation auquel s’ajoute une sélection de 11 vidéos tout aussi captivantes. Pris dans son sens le plus large, le portrait est propice à l’étonnement, à l’inconnu, à l’inattendu. Comme avec l’école néerlandaise richement représentée par Bertien van Manen, Marijke van Warmerdam, Barbara Visser… Ou, dans un tout autre registre, avec le vidéaste américain Gary Hill qui alterne dans Goats and Sheep, selon un rythme répétitif, deux prises de vues : l’une montre la nuque d’un homme, l’autre le mouvement de ses mains. Vous avez dit «portrait» ? Marie Godfrin-Guidicelli

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art &

collection

Collection Neuflize Vie, Musée d’Art contemporain de Marseille, 2011. Photos © Vincent Ecochard

À voir

Jusqu’au 18 septembre : Mac, 69 avenue d’Haifa, Marseille 8e. 04 91 25 01 07.

À lire

Photographies modernes et contemporaines, La collection Neuflize Vie, Flammarion, 287 pages, 50 €

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Hasard, hazard vous avez dit hasard, comme c'est bizarre 40


art & hasard

54ème Biennale de Venise / Pavillon français Christian Boltanski, Chance Photographies : Didier Plowy Christian Boltanski, La Roue de la chance, 2011.

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art & hasard

Conversation autour du hasard

Christian Boltanski, David Walsh et Jean-Hubert Martin à Hobart en janvier 2011

entre

David Walsh est un collectionneur, joueur professionnel, milliardaire et mathématicien tasmanien spécialisé dans les probabilités. Il a inauguré son musée, le Museum of Old and Moden Art (MONA) sur l’île d’Hobart en Tasmanie en janvier 2011 qui abrite la plus grande collection privée d’Australie. Jean-Hubert Martin n’a cessé d’exercer dans le monde de l’art et des musées les responsabilités les plus importantes. Directeur de la Kunsthalle de Berne, du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou, du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, il a été enfin directeur du Museum Kunst Palast de Düsseldorf. Il est également connu comme commissaire d’expositions dans lesquelles il favorise un renouvellement du regard en confrontant des œuvres très différentes, rappelons : « Des Magiciens de la terre », en 1989, à l’exposition « Africa Remix » en 2005, « Artempo » été 2007 à Venise au Palazzo Fortuni, en 2009 l’exposition « Une image peut en cacher une autre » aux galeries nationales du Grand Palais. Il a été choisi par Christian Boltanski pour son pavillon français « Chance » à la biennale de Venise et sera commissaire d’une exposition au MONA en 2012.

Christian Boltanski : Je présente une série d’installations

DW : Il y a deux types de choix. Il y a les choix dont les

à la 54e Biennale de Venise intitulée Chance ; toute ma vie,

conséquences sont connues. Par exemple, vous êtes venu à

j’ai été fasciné par le thème du hasard, peut-être parce que

Hobart et l’une des conséquences est le fait que vous me par-

je suis une sorte de survivant et que ma naissance n’était pas

liez. Donc, on peut dire que tout ce qui peut découler de ce

raisonnable dans cette période de l’histoire. Par exemple, j’ai

choix sera prévisible. Mais vous auriez pu venir à Hobart et

réalisé en 1990 une oeuvre permanente à Berlin qui ques-

avoir un accident de voiture. Une conséquence non prévue.

tionne ce thème : il y a une maison qui a reçu une bombe

Mais le destin – le déterminisme – implique que les con-

en 1945, la partie centrale a été atteinte et ses habitants tués,

séquences non prévues doivent être également inévitables. Si

les bâtiments latéraux ont été préservés et personne n’a été

Dieu est omniscient, et c’est le cas pour le Dieu de la religion

blessé. Pourquoi, parmi ces voisins, certains sont morts,

chrétienne, si Dieu sait tout, a-t-il le droit d’intervenir ? Ce

d’autres ont été sauvés ? Y avait-il une raison, était-ce la vo-

sont des questions complexes. On ne peut y apporter aucune

lonté d’une puissance supérieure ou simplement le fait du

réponse, car elles n’ont aucun sens. On ne peut pas être om-

hasard ? Notre vie est-elle écrite à l’avance et pouvons-nous

niscient, tout savoir, et omnipotent, pouvoir tout faire. Si on

intervenir sur son déroulement ?

possède ces deux qualités, on n’a plus de libre-arbitre, car

David Walsh : J’ai tendance à penser que c’est généralement le fait du hasard. Beaucoup de croyants continuent à croire qu’ils sont libres de leurs choix. Car si on érige le destin en système de croyance, le libre-arbitre existe-t-il encore ? Avons-nous le droit d’aller à l’encontre de la volonté de Dieu

soit plausible, il faut abandonner l’un de ces concepts. Très peu de gens se comportent comme s’ils ne disposaient pas du libre-arbitre. Et très peu remettent entièrement leur vie entre les mains de Dieu.

? Si l’on pense qu’on peut intervenir sur son destin, pour

CB : J’ai toujours essayé de lutter contre Dieu, de ne pas

moi, cela ressemble au hasard.

accepter son pouvoir, mais c’est un combat perdu car Il est

CB : J’ai souhaité avoir cette rencontre et venir vous voir dans votre musée. Si j’ai un accident en retournant à Hobart, est-ce que j’aurais pu essayer d’agir pour que cela n’ait pas lieu : retarder mon départ, passer par un autre chemin, mais cela voudrait dire que j’ai une connaissance à l’avance de ce qui doit arriver. Si l’on est croyant, c’est plus simple :la volonté de Dieu a décidé que je mourrai en Tasmanie.

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l’univers est prédéterminé. Donc, pour que l’idée de Dieu

le maître du Temps et finalement il aura raison de moi. Le temps s’écoule inexorablement vers notre fin. Dans l’oeuvre que j’ai présentée au Grand Palais dans le cadre de Monumenta 2010 :Personnes, une grue terminée par un grappin personnifiait pour moi la main de Dieu saisissant apparemment à l’aveugle les humains représentés par des vêtements et les rejetant dans le vide. Pourquoi celui-ci et pas celui-


art & hasard

Christian Boltanski, La Roue de la chance, 2011.

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art & hasard

Christian Boltanski, Les Morts, 2011.

là? À mon âge, j’ai l’impression de marcher sur un champ

CB : Je voulais avoir cette conversation avec vous, Da-

de mines. Mes amis sautent et moi je continue jusqu’à la

vid Walsh, parce que vous ne faites que vous jouer de la

prochaine explosion.

chance. Après des études de mathématiques, vous avez fait

Jean-Hubert Martin : Tu insistes toujours sur le fait que ta vie est un combat contre Dieu, que tu voudrais la maîtriser, la changer, alors que ton chat s’en fout, il l’accepte telle qu’elle est. DW : Lutter contre Dieu est un joli euphémisme pour dire que nos choix sont presque toujours négatifs. Par

trouvant le gagnant de courses de chevaux. Vous vous êtes même vanté, lors de notre première rencontre de ne jamais perdre, et donc de vous sentir plus fort que la Destinée. JHM : En fait, vous voulez l’emporter sur le hasard et être plus fort que lui.

exemple,on décide rarement de faire quelque chose, on

DW : En fait, j’essaie de le quantifier. Je veux connaître les

décide généralement de ne pas faire quelque chose. Alors

probabilités qui existent. Quand on jette un dé, on ne peut

qu’un chat ne pense qu’à manger et à se reproduire – c’est

pas augmenter la probabilité pour qu’il retombe du côté

par ces caractéristiques qu’on définit un chat –, on est ca-

que l’on souhaite. Vous avez une chance sur six, quoi que

pable d’aborder ce sujet complexe. Je ne pense pas que qui-

vous fassiez, si le dé n’est pas truqué bien sûr !

conque puisse croire, même superficiellement que ce que je vais dire était déjà écrit. Ce que je veux dire, c’est que cette question est beaucoup plus complexe. On ne sait pas si cette conversation vient de commencer, avec tous nos souvenirs mutuels de ce qui s’est passé avant. Mais si Dieu existe, le moment où il nous a fait commencer pourrait se reproduire indéfiniment. Cela pourrait se produire maintenant. Ou maintenant. Ou maintenant. Je crois que la réponse la plus simple, ce serait d’éliminer Dieu et de penser

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fortune par le jeu et vous continuez à parier et à gagner en

JHM : Mallarmé : «Jamais un coup de dé n’abolira le hasard». DW : J’accepte pleinement ce fait et je l’applique dans tous les domaines de la vie. Et je pense, curieusement, peut-être à cause de mon parcours singulier, que j’arrive à l’exprimer dans ma vie. Alors, par exemple, le fait de parier sur des chevaux me permet d’étudier ce qu’est le hasard. Si les chances de gagner ne dépendent pas que du hasard, alors

que nous sommes simplement le produit d’un processus

on peut parier.

pseudo-aléatoire.

CB : Moi, par exemple, qui ne connais rien aux courses de


art & hasard

Christian Boltanski, Les Vivants, 2011.

chevaux, si je parie sur un cheval, ce sera parce qu’il a un

qui est pour moi déterminante de ma vie : si mes parents

joli nom, ou parce que la couleur de la casaque du jockey

avaient fait l’amour une seconde plus tôt, j’aurais été dif-

me plaît. Il n’y a pas, contrairement à vous, d’essai d’agir

férent. Ce que je suis, ce que je pense est le fruit de cet

d’une manière expérimentale. J’ai l’impression que dans

instant précis où mes parents se sont mélangés. Un instant

ma vie beaucoup d’évènements ont découlé de rencontres

plus tard un autre serait né, que j’ai empêché d’exister par

fortuites. Si vous n’aviez pas décidé de travailler avec Jean-

ma présence. Ce que je suis n’est-il que le fait du hasard ?

Hubert Martin, si on ne s’était pas retrouvé à Paris pour

Dans cette course des spermatozoïdes à pénétrer l’ovaire, le

dîner, on n’aurait pas construit le projet La vie de C.B., on

gagnant m’a apporté la forme de mon nez et la tournure de

ne serait pas en train de parler ensemble aujourd’hui et je

mon esprit, tout en sachant l’importance primordiale de

ne mourrais pas sur une route de Tasmanie. À chaque in-

la culture. Quels sont chez moi les restes de mes ancêtres

stant, j’aurais pu prendre une décision contraire, mais je

corses et de ceux qui venaient d’Odessa ?

n’avais aucun moyen de choisir et je ne pouvais évaluer les risques. DW : Oui. C’est comme ça que les gens choisissent leurs chevaux. C’est une très bonne description de ce qui se passe. Il m’arrive de l’appliquer à l’art. Mais revenons à la question essentielle. Vous êtes en train de me parler. Croyez-vous que cet événement était prévu depuis votre naissance ? Ou croyez-vous que le fait que vous vous trouviez ici résulte des choix que vous avez faits ? Il me semble que même si on admet que le hasard fait partie intégrante de notre vie, cela ne veut pas dire que Dieu n’existe pas, cela prouve simplement que l’une des caractéristiques de Dieu, sa toute-puissance, est limitée. CB : Il y a une question que je me pose aujourd’hui et

JHM : Si quelqu’un d’autre était né à sa place, sans doute n’exposerait-il pas à Venise. DW : C’est tout à fait exact. Mais disons que vous avez une particularité, c’est que vous pensez être devenu ce que vous êtes grâce à la chance ou au hasard. Est-ce un hasard si vous croyez au hasard ? CB : Bien sûr. Si je me pose ces questions, c’est parce que je suis un être pensant. Mon chat ne réfléchit pas à ces questions. Il est dans la main de la destinée, il n’essaie pas de changer le cours des choses, il semble accepter la maladie et la mort. Je ne me sens pas croyant au sens traditionnel du terme, mais comme tout humain je vois qu’il y a des serrures et je cherche les clés qui pourront les ouvrir, même si pour moi aucune clé n’est la bonne et ce qui compte est ce

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art &

Ci-contre : Portrait de Christian Boltanski, Venise, 2011.

hasard

désir de la trouver. DW : Je pense que vous êtes tout simplement un être humain. Mais je ne crois pas que ce soit cela qui vous rende

qui m’est versée chaque mois, et que vous avez apprécié mes chances de survie.

particulier. Un logiciel de correction orthographique est

DW : Avez-vous pensé à l’éventualité que je puisse mourir

aussi capable de penser. La biologie humaine est beau-

avant vous et que je ne vous paie rien du tout ? Mais pour

coup plus complexe que celle des chats, on a donc plus

revenir un peu en arrière, vous avez évoqué le fait que votre

de chances de dérailler. Il me semble que la conscience

mort était inévitable. Cela sous-entend que vous acceptez

n’est qu’une machine qui augmente un peu nos chances

un concept très important : que vous restez la même per-

de rester sur les rails.

sonne toute votre vie. Je crois que c’est une illusion. Celui

CB : Si on se réfère à l’oeuvre qui se trouve dans votre Fondation MONA (Museum of Old and New Art) : la saisie 24 heures sur 24 par 3 caméras vidéo, et cela jusqu’à ma mort, de mon atelier, de ce qui s’y passe et l’envoi en direct des images dans un petit bâtiment où elles sont visibles et sauvegardées, vous possédez les images d’une grande partie de mon existence, mais cette oeuvre ultime par essence symbolise non le désir de conserver la vie, mais l’impossibilité de lutter contre la disparition. Elle montre que la technologie ne peut lutter contre la mort. JHM : Ce sont que des images qui ne peuvent ni rendre la vie, ni se substituer à elle.

que vous étiez il y a dix ans et celui que vous êtes aujourd’hui sont reliés uniquement par la mémoire. Et la mémoire est changeante. Donc, la mémoire est l’élément qui nous fait penser qu’il y a une continuité, une connexion entre notre passé et nous, et entre le futur et nous. Car dans le futur, on se souviendra de ce qui est en train de se passer maintenant. Mais on ne se souvient pas vraiment. On se souvient de nos souvenirs. Si on essayait de reconstituer cette conversation sans cet appareil, on décrirait une conversation tout à fait différente. Tout ça pour dire que dans votre oeuvre, je vois une conceptualisation et une quantification de votre être. Par exemple, si on vous téléphone dans six mois en disant : «Que faisiez-vous ce jour-là ?», vous ne vous en souviendrez plus. Je pourrai vous le rappeler. Alors, je suis

DW : On accepte le caractère universel de la Mort chez

plus vous que vous-même.

les êtres humains. Environ 78 milliards de personnes

JHM : Dans La vie de C.B., on te voit travailler, Christian, à

ont vécu sur cette terre, selon des chiffres que j’ai pu lire, dont environ 7 milliards vivent aujourd’hui. C’est-à-dire que 9% de tous les êtres humains qui ont vécu sur terre sont actuellement vivants. On n’a jamais pu prouver statistiquement que tout le monde mourait ! Alors, comment pouvez-vous être absolument sûr que vous allez mourir ? JHM : Si on ne meurt pas, on vous passera un coup de fil. CB : Si je vous ai confié cette oeuvre, c’est que lors de notre première rencontre, je vous ai vu comme celui qui se voulait plus fort que le hasard et qu’en cela vous vous affrontiez à Dieu. Au lieu de vous demander le prix que vaut habituellement une de mes oeuvres, j’ai souhaité vous vendre cette oeuvre sous la forme de ce qu’on appelle chez le notaire «en viager», c’est-à-dire que vous devez me verser par contrat une somme chaque mois jusqu’à ma mort. Dans bientôt 8 ans, vous aurez remboursé la somme équivalente à la valeur de l’oeuvre, et comme toute votre vie est liée aux jeux, vous savez que si je meurs dans 5 ans vous gagnez de l’argent et que si je vis 10 ans vous en perdez. Dans ce pari, le hasard joue son rôle, mais on peut penser également que c’est votre

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flair et votre réflexion qui vous ont fait choisir la somme

une maquette de l’oeuvre du Pavillon français de la Biennale de Venise, alors que tu voulais garder le secret du projet. DW : Je pense qu’à chaque instant, on voit ce que vous êtes à un moment précis et on sait ce que vous serez dans la seconde qui suit. Vous, non. C’est ce qui est intéressant avec ce travail, je trouve. CB : Je pense que chacun de nous est unique par le hasard de la naissance et pour cela important. Mais en même temps ce qui est le plus important, ce n’est pas nous en tant qu’individualité, c’est la continuation de la vie. Dans quelques années dans cette salle de réunion, il y aura un autre artiste qui discutera avec des conservateurs et des critiques. Ce ne sera pas moi, ni vous, mais l’important c’est que la discussion se poursuive. Nous ne sommes pas remplaçables, mais nous serons remplacés. Il y a cette phrase horrible, mais si juste de Napoléon à Austerlitz. Il regarde les milliers de morts du champ de bataille et s’exclame : «Quelle importance ! Une nuit d’amour à Paris va remplacer tout cela !». Le hasard de la fécondation va créer de nouveaux êtres tous différents et uniques qui vont, parce qu’ils sont humains, essayer de lutter contre la destinée.


art & hasard

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art & hasard

Hasard et destinée : les jeux sont faits… rien ne va plus Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge pour Art & lors de différents entretiens (les 19 novembre 2009 et 18 mars 2011) Photographie Pavillon Français: Didier Plowy Vues de l’atelier: Yves Géant

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Page de gauche : Christian Boltanski, Les Chaises, 2011. A droite : Vue de l’atelier de Christian Boltanski, 2009.

S‘il existe une problématique que l’artiste français Christian Boltanski a largement développé dans son travail, c’est bien celle du hasard. L’ensemble de son art s’ouvre à une interrogation plus large sur le destin.

Parmi les des thèmes qui lui sont chers, outre la grande et la petite mémoire, celui qui aborde l’idée de la chance, de la malchance et du hasard, des forces obscures qui semblent imposer leurs lois, du déroulement de la vie, du rythme des naissances et des morts apparaît comme récurent et lui permet d’aborder l’universel au même titre que le singulier. Depuis toujours Christian Boltanski s’intéresse à travers ses œuvres à ces mécanismes qui nous échappent, puisqu’ils ne sont pas linéaires, de la mémoire et du hasard, de la fuite du temps et ses dérives. Il place au cœur de cette réflexion un seul point fixe, la mort, ou son contraire : la vie. Il se questionne sur ce qui les régit, entre destin et fatalité sans que l’on ne sache jamais qui, de l’un ou de l’autre, prend la main sur notre avenir dans cette roue de la fortune? À travers ces interrogations pointe comme un leitmotiv, la question du choix : « le hasard, la loi de Dieu, la mort ». Et revient comme une litanie lancinante, le refrain des questions essentielles : tout est-il écrit et

joué d’avance? Qu’est-ce que qui préside au destin de chacun? Les jeux sont-ils faits? Dieu est-il présent ou absent ? qui trouvent écho dans l’actualité, Haïti au moment de Monumenta au grand palais et Fukishima à la période de la préparation du pavillon français de la Biennale de Venise 2011. Avec l’artiste, chaque être humain se voit, sans détours ni tabous, mis dans l’obligation de réfléchir sur ces non-dits qui n’existent que pour le conjurer le sort… Christian Boltanski (né en 1944) se présente comme un peintre extrêmement traditionnel dans la mesure où il apporte des émotions aux spectateurs. Quand il traite de l’enfance, c’est parce que c’est ce qui meurt d’abord en tout homme. Il peut récapituler ce qui tient lieu de fil conducteur, dans son œuvre, comme un pari impossible à gagner contre l’oubli et la disparition, à la croisée de nombreuses questions religieuses sur le sens de la vie, il les traite à l’échelle de notre passage sur terre sous la forme d’un conte philosophique où le spectateur se trouve impliqué dans un véritable jeu.

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art & hasard

Isabelle de Maison Rouge : En janvier 2010, deux expositions, l’une « Personne », à l’occasion de Monumenta au Grand Palais, l’autre « Après » au Mac/Val reviennent sur la question du hasard qui innerve votre œuvre. Symbolisation de la vie humaine, où, comme à Haïti, une maison s’effondre, mais pas celle d’a côté ? Christian Boltanski: Pour Monumenta c’est la main de Dieu, J’avais aménagé une montagne de vêtements, une image des humains, qui fait 11m de haut et une grue au-dessus prend les vêtements et les rejette. Exactement comme les

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Vue de l’atelier de Christian Boltanski, 2009.

pinces dans les fêtes foraines qui attrapent des petits ours (mais qu’on n’arrive jamais à avoir). Et donc l’idée est de s’interroger : « pourquoi celui-la est pris et pas l’autre ? ». Il est certain que, lorsque l’ on arrive à un âge comme le mien on a l’impression d’avancer comme dans un champ de mines, nos amis meurent autour de nous, et nous, nous continuons, mais peut-être demain, c’est nous qui allons sauter, on ne sait jamais, c’est la perception d’avoir un doigt au dessus de nous qui prend celui-la, celui-ci et pas celui qui est là… Les questionnements en art restent toujours


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Après m’être pendant longtemps occupé de la mort des autres, il arrive un moment où le sujet devient ma propre mort... IMR : C’est la grande faucheuse, qui frappe au hasard ! Thème universel et éternel… CB : Et qui est pour moi l’image aujourd’hui de Dieu, qui n’est ni bon, ni mauvais, mais incommunicable avec nous. Tout à fait comme nous, quand nous marchons en forêt, nous écrasons les fourmis, sans avoir rien contre elles, pourtant nous les écrasons, celles-là si nous décidons d’aller à droite, ou celles-ci si nous partons à gauche, mais il n’y a aucune volonté méchante de notre part. Pour moi c’est un peu cette image. Par ailleurs tout le lieu se présente un peu comme une grande usine, on y entend 400 battements de cœur qui résonnent en même temps, cette simultanéité donne l’impression de bruits d’usine. Pourtant chaque battement de cœur émane d’un haut parleur sur un poteau, et chaque battement reste donc particulier. Un bruit d’ensemble très fort mais chaque individu peut être écouté individuellement.

profondément les mêmes. Ceux que j’aborde ici sont le hasard, la loi de Dieu, la mort, c’est le sujet de « Personnes ». Au lieu d’employer des mots, j’utilise des moyens visuels ou sonores à la manière des paraboles. Je cherche à émouvoir. Un artiste parle toujours plus ou moins de la même chose tout au long de sa vie, il change très peu, et en même temps, il regarde le même objet différemment selon l’âge. Après m’être pendant longtemps occupé de la mort des autres, il arrive un moment où le sujet devient ma propre mort... C’est là où j’en suis aujourd’hui.

IMR : Et chaque individu reste anonyme évidemment CB : Oui anonyme et différent, par hasard à Monumenta ils étaient suédois, mais ils battent tous de façon particulière, mais ressemblante. Ce qui m’intéresse est que ces cœurs, à un moment, s’arrêteront de battre, puisque les personnes vont disparaître, ce seront donc des cœurs de morts (nda :l’artiste fait référence entre autre à une de ces anciennes œuvres, les suisses morts). C’est comme regarder l’image de quelqu’un qui est mort, cela ne fait pas revivre la personne, mais en traduit le souvenir, en garde la mémoire. De l’entendre, cela ne le fait pas revivre, mais montre au contraire son absence. Tout le reste de l’espace se présente comme un grand lieu d’attente, comme une sorte de cimetière, dont le sol est jonché de manteaux, aménagés à l’intérieur une centaines de rectangles bordés chacun par quatre poteaux d’où s’échappent les battements de cœur et disposés entre des petites allées. Le tout est éclairé par un néon très bas. Le dispositif est simple. Dès l’entrée, le visiteur se trouve face à un grand rideau, ou plutôt un mur de boîtes métalliques de biscuits, (autre élément du langage plastique de CB nda), qui bouche la vue et force le spectateur à le contourner pour voir ce qui se passe dans l’espace. Une sorte de sas entre la rue et l’œuvre. C’est un mur de cimetière, qui met dans des conditions funéraires. Le fait d’être le fils d’un juif survivant a forcé-

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En anglais, le mot “chance” signifie hasard et j’aime aussi le sens français qui est chance : c’est la chance d’être ici et aussi le hasard ! ment joué un rôle important dans mon art. Mon œuvre traite du hasard. Ceux qui ont survécu se sont demandé toute leur vie : pourquoi suis-je en vie, et pas eux ? Mon père m’a sans doute transmis cette culpabilité. IMR : Et « Après » (non de l’exposition à Ivry en janvier 2010, à la même période que le Grand Palais)? ce n’est plus l’enfer, mais plutôt une sorte de purgatoire, le lieu du passage ? CB : Au Mac/Val, c’est plus joyeux, en tout cas plus confortable, car il y fait plus chaud, on entre dans la salle par un rideau sur lequel est projetée une vidéo venant de l’Ina et qui plonge au cœur d’une foule. On la traverse et arrive dans une sorte de village arabe fait de grands cubes (50 structures métalliques de 6m de haut recouvertes de bâches noires qui flottent un peu). L’idée est de se perdre dans un labyrinthe, et vous rencontrez des sortes de mannequins qui vous interroge sur votre vie passée et sur la façon dont s’est fait le passage : « as-tu beaucoup souffert ? As-tu perdu beaucoup de monde ? As-tu été heureux ? ». On est donc « après », dans une sorte de limbes. Se sont des anges qui ne sont pas tristes, mais vous posent des questions. On est perdu dans ce lieu sombre labyrinthique, c’est le deuxième cercle après le premier qui était plus cruel, c’est un endroit indéfini, mystérieux, où des gens vous croisent et vous questionnent. IMR : Cette notion de l’aléatoire dans le moment où frappe la mort était présente déjà dans une pièce plus ancienne réalisée à Berlin en 1990… CB : Oui elle se nomme « missing house » et a été conçue à l’endroit d’une maison détruite par une bombe, ce qui a crée un manque dans la rue, j’ai posé sur les murs des immeubles restants, les plaques des noms des habitants de l’immeuble disparu. Le cow-boy, dans son avion, appuie sur le bouton et la bombe s’écrase sur une des maisons et pas sur les autres. Cela reprend la même question… IMR : Vous représentez cette année la France à la Biennale de Venise et vous avez aménagé dans le pavillon une grosse installation qui s’intitule « Chance – Les jeux sont faits » et dans laquelle il est toujours question du hasard. CB : En anglais, le mot “chance” signifie hasard et j’aime aussi le sens français qui est chance : c’est la chance d’être

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ici et aussi le hasard ! D’ailleurs quand j’ai su que j’avais été choisi pour la biennale, tout le monde m’adit « ah tu as de la chance ! » Cette pièce repose sur l’idée du destin comme étant le fruit du hasard. Les croyants pensent que tout ce qui vous arrive a un sens. Les autres pensent que les événements sont purement fortuits. Cette fois, j’évoque le hasard de la naissance. J’ai réalisé une installation dans laquelle il y a une sorte de rotative de journal qui fait tourner des images de bébés polonais âgés d’un jour et que les parents font paraître dans le journal comme faire-part. Selon un programme aléatoire, que j’ai établi avec des mathématiciens, de temps à autre, le défilement s’arrête sur un bébé qu’ensuite on ne verra plus, et une sonnerie retentit. En les regardant, on se demande forcément ce que la vie va réserver à chacun d’eux. Par ce choix aléatoire, on ne sait pas ce qui va advenir de ce bébé sélectionné, va-t-il devenir quelqu’un d’important, on ne sait pas ce que sera sa vie, le positif ou le négatif ? Le jour d’après sa naissance, il est encore une page blanche, sa vie n’est pas encore écrite… J’ai simplement mis en scène les aléas possibles de l’existence. IMR : vous posez encore la même question à laquelle tout le monde voudrait donner une réponse : ce qui est écrit et ce qui n’est pas écrit ? CB : Oui quand la machine ralentit, s’immobilise, et une caméra envoie sur un écran la tête du bébé placé juste sous son objectif, une tête choisie par hasard, l’un d’entre eux est élu et, si rien ne le distingue en apparence des autres, c’est pourtant peut-être celui-ci dont le pouvoir et la notoriété laisseront une trace dans l’histoire, mais peut-être pas…Dans la petite pièce derrière j’ai installé, un jeu - une loterie, comme dans les livres pour enfants où chaque page est divisée en trois dans sa largeur afin de composer des personnages, des visages mêlés de bébés et d’adultes morts défilent sur trois écrans : le front et les yeux en haut, la bouche et le menton en bas, le nez et les joues au milieu. Il y a 1,4 million de visages possibles ! En appuyant sur un bouton, le défilement s’arrête et apparaît un être hybride composé de bouts d’enfant et d’adulte. A moins, qu’un seul visage apparaisse - forcément par hasard. En ce cas, le visiteur chanceux peut lui-même être élu par le destin et gagner l’une des œuvres de l’exposition. J’ai aussi pris le mot “chance” dans son acception heureuse, en proposant ce jeu au public. C’est une sorte de loterie… comme la vie ! Puisque notre naissance est un phénomène unique, né de la combinaison à un millième de seconde où nos parents ont fait l’amour. C’est le hasard de la (pro)création. Chaque personne est irremplaçable, parce que nous sommes uniques, mais nous sommes heureusement remplacés. Dans deux ans, un autre artiste sera présent au pavillon français de Venise… On finit par être remplacé par la génération suivante. Et c’est tant mieux. C’est d’ailleurs la raison d’être optimiste, de savoir que les choses continuent, et en même


Portrait de Christian Boltanski dans son atelier, 2009.

J’ai, par exemple, vendu ma vie en viager, devant notaire, à un collectionneur de Tasmanie qui a la réputation de ne jamais perdre. temps nous avons tous une sorte de mémoire physique et mentale du temps qui passe. Nous sommes tous des puzzles de morts, après tout, notre visage n’est-il pas, lui aussi, une sorte de puzzle : on a tous, par exemple, le nez de sa grand-mère, les yeux de sa tante, la bouche de son père, etc. IMR : De part et d’autre de la grande salle vous affichez des chiffres lumineux qui défilent à toute allure, la aussi la loi des probabilités auquel nous sommes tous confrontés ? CB : C’est un algorithme qui affiche le nombre de morts qu’il y a chaque jour. Dans l’autre pièce latérale, un autre algorithme égrène les naissances. Le hasard de la naissance et le hasard de la mort ! J’ai trouvé un site qui calcule, chaque jour, le nombre de personnes qui naissent et le nombre de celles qui meurent. Le comptage est remis à jour chaque fois à minuit. Il naît plus de personne qu’il n’en meurt.

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Cela soulève un problème philosophique important. J’ai, à chaque fois, le souci de produire une œuvre qui réactive ces questions, c’est fondamental. IMR : Le hasard joue un grand rôle dans votre vie et vous allez même jusqu’à le braver… CB : En effet, j’ai, par exemple, vendu ma vie en viager, devant notaire, à un collectionneur de Tasmanie qui a la réputation de ne jamais perdre. Des caméras filment mon atelier en direct et en continu. Il n’en possédera les DVD qu’à ma mort. En échange, il me règle chaque mois une somme d’argent… jusqu’à mon décès qu’il estime pouvoir intervenir dans huit ans. Si je meurs avant, il gagne. Si je meurs après, il perd. C’est ce que j’appelle « ma part du diable ». Pourquoi me suis-je lancé dans cette aventure ? Parce que vendre aujourd’hui sa vie en viager paraît honteux, relève du tabou. Et moi, je prétends qu’il n’y a pas de quoi hurler, que ce sont des choses possibles. Chez moi, le savoir compte plus que l’objet. Je joue mes œuvres. On devient son art. À la fin de leur vie, Giacometti et Bacon ressemblaient à leurs œuvres. Moi, je ressemble à mes boîtes de biscuits. L’art a été pour moi une lente psychanalyse sauvage. J’ai eu une chance énorme, si je n’étais pas devenu artiste, j’aurais fini dans un asile…

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OUR HOUSE IN THE MIDDLE OF OUR STREET

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Jeanne Susplugas, artiste et commissaire de l’exposition dans son atelier à Paris


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Entretien avec

Jeanne Susplugas Propos recueillis par Raphaël Cuir Photos par Alain Declerq

Qu’il soit maison, tente, igloo, chalet ou immeuble, l’habitat est scruté, détaillé, investi ou dénaturé par les artistes contemporains qui en font souvent un leitmotiv. Une exposition à la Maison des Arts de Malakoff et la sortie de son catalogue, sont le prétexte à interroger des artistes sur le sujet. Raphaël Cuir : Comme toujours quand on se penche sur une problématique on a la surprise de réaliser qu’elle est beaucoup plus traitée qu’on ne l’anticipait. Ceci dit, le thème de l’habitat me semble particulièrement développé dans les œuvres contemporaines. Comment as-tu déterminé ce thème d’exposition, es-tu partie d’œuvres précises ou est-ce d’abord le thème qui s’est manifesté ? Jeanne Susplugas : Le thème de l’exposition est apparu comme une évidence. En 2009,J’ai réalisé une exposition personnelle à la Maison des Arts de Malakoff intitulée Home. Je voulais que cette exposition soit une suite logique. C’est un prolongement qui vient enrichir mon propos.En effet, beaucoup d’artistes semblent s’être intéressés à la question de l’habitat et du coup je me sens assez frustrée de devoir faire des choix, nécessaires ou par défaut, comme de renoncer à montrer, pour des questions bassement matérielles, les maquettes de Katrin Sigurdardottir qui sont pourtant magnifiques. RC : La maison, c’est bien sûr le chez soi mais c’est aussi la question plus vaste de l’habitat, comment le thème se définit-il pour toi ? J S : Les animaux cherchent ou se fabriquent des abris. L’être humain fait de même. Mais ce qui le différencie réellement des animaux c’est le fait d’habiter un espace. Plus que s’abriter, il se met à habiter l’espace qu’il occupe. RC : Au point que l’être humain s’identifie à son habitation, celle-ci peut l’incarner, représenter de manière identitaire, ce qui renvoie notamment aux broderies de Katia Bourdarel, au travail d’Alain Declercq… JS : Katia Bourdarel a associé un dessin de cabane à un prénom de cyclone brodé « Julia », « Olga » ou « Rita ». L’identification à la fragile cabane n’est pas très glorieuse ! Comme si la femme devait continuer à incarner les peurs ancestrales liées à la Création. D’ailleurs les féministes

se sont révoltées et du coup, aujourd’hui, il y a alternance entre prénom féminin et masculin pour désigner les cyclones. Dans le travail d’Alain Declercq, il s’agit de l’expression du pouvoir. La maison place ses propriétaires à un certain niveau social. Par l’éclairage quasi cinématographique, Alain Declercq souligne cette relation au matériel, aux signes extérieurs de richesse. Les maisons se transforment en décor de cinéma derrière lesquelles se trament des intrigues. RC : D’ailleurs l’atmosphère de ces images évoque celle des derniers films de David Lynch où règnent l’ambiguïté entre le plateau de cinéma et la ville, entre le rôle des acteurs et leur vie, effectivement le coup de projecteur fait basculer la maison dans la fiction… JS : C’est vrai, l’éclairage évoque le cinéma et fait basculer la scène dans une atmosphère fictionnelle. Sur certaines images, on aperçoit une silhouette à la fenêtre, ce qui accentue ce côté fictionnel.Ces images sont possibles parce qu’elles ont été faites en Amérique du Nord. En Europe,quand on a de l’argent, on bascule tout de suite dans la « culture du mur », pour reprendre l’expression d’Alain. On se cache. Là-bas, les maisons se dressent sur une pelouse parfaitement tondue. Les codes sont très différents. RC : Il me semble que la dimension sociale est une des composantes majeures du thème. Par exemple l’oeuvre de Claude Lévêque pointe la maison minable, standard, pas chère,souvent de mauvaise qualité matérielle et implantée dans un triste contexte, qu’il désigne comme un « prêt à crever », ces maisons bas de gamme signent un peu l’échec de l’utopie de la maison industrielle économique mais confortable défendue par le Corbusier à partir des années 1920. A l’autre extrémité l’oeuvre de Lucy Orta propose une sorte de maison de sauvetage pour tous ceux qui, non seulement ne peuvent même pas acquérir un «

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Vue de l’exposition avec les oeuvres de Jeanne Susplugas Storage House et Luisa Caldwell Curtain Wall.


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Ce qui différencie réellement l’être humain des animaux c’est le fait d’habiter un espace. Plus que s’abriter, il se met à habiter l’espace qu’il occupe. prêt à crever », mais ne peuvent tout simplement pas se loger.Est-ce que tu partages cette lecture ? Comment cette dimension sociale s’articule t-elle pour toi ? JS : Pour moi le propos ne se situe pas à des extrémités. Je pense plutôt que, d’une certaine façon, les alternatives d’habitation se répondent ou se complètent. L’habitat minimal de la tente d’un côté, de l’autre des maisons que j’appelle en kit. C’est comme acheter son meuble et se le fabriquer en rentrant. Au final, tout le monde a le même. C’est assez terrifiant. J’aime la définition, simple et efficace, de Le Corbusier, « La maison est une machine à habiter ». Ceci dit, conceptuellement, je trouve finalement la référence aux maisons standard presque pire. C’est comme s’acheter une idée de maison. La maison accessible à tous. Un peu comme s’offrir un faux sac griffé. Pourquoi le simulacre, le faire « comme » alors qu’on peut faire aussi bien ailleurs, différemment ? La tente offre une double perception. La première pensée va aux vacances, à une forme de liberté, d’insouciance. La seconde fait référence à l’habitat d’urgence. Image beaucoup moins séduisante et qui malheureusement est entrée dans le paysage quotidien avec les « enfants de Don Quichotte » - association créée en 2006 qui s’est investie dans la défense des droits des mal-logés et, plus largement, dans la défense du droit à une vie digne et décente pour chacun. A Paris, leurs tentes avaient investi les quais et autres endroits praticables. RC : C’est vrai, il me semble pourtant que le Teepee de Lucy Orta est davantage du côté de l’urgence, de la survie, alors que les capes de Nicola L, par exemple, qu’on peut habiter à plusieurs, sont vraiment du côté de cette liberté de la vie, et de l’utopie d’un être ensemble harmonieux. Evidemment, entre les extrêmes il y a toute une gamme de possibles. Le Prêt à crever de Claude Lévêque me rappelle aussi cette remarque de Baudrillard dans Amérique : « tout domicile est sépulcral ». JS : Oui la maison de Claude renvoie complètement à ça ! Ça me fait penser au film d’Ursula Meier Home où l’héroïne préfère se murer dans sa maison, ainsi que sa famille, plutôt que de faire face à la situation. Pour Modular architectur-Teepee, la pièce montrée à la Maison des Arts, Lucy Orta est dans la représentation symbolique d’une communauté. On peut choisir de vivre seule ou d’interagir avec les autres. Avec Jorge, ils ont ensuite poussé la réflexion vers l’habitat d’urgence. Les capes de Nicola L sont tournées vers une forme de nomadisme. Dans l’action de se déplacer à plusieurs sous un même vêtement, je vois plutôt quelque chose de totalement aliénant et ter-

rifiant que d’harmonieux. Mais tu as raison, il semblerait qu’il y ait cette dimension utopique du vivre en harmonie. RC : Toujours liée au social, il y a cette dimension d’aliénation aussi, la “maison” c’est un peu comme la famille à certains égards, il faut s’en protéger, il faut en sortir, ce qui protège peut aussi se retourner contre soi et devenir une menace. Je pense à Sitcom de François Ozon et plus particulièrement dans l’expo à l’oeuvre de Erwin Wurm. JS : La maison c’est le cocon qu’on se crée mais cet espace de vie peut se retourner contre soi. La maison est un théâtre où s’expriment des violences, des angoisses, des obsessions…Dans son premier long métrage, François Ozon propose une vision décapante des valeurs familiales et des bonnes manières sociales. En offrant un rat de laboratoire à ses enfants en pleine adolescence, ce père de famille convenable bouleverse toute sa famille bien installée dans une vie bourgeoise à la campagne. Un monde trop paisible qu’Ozon bouscule d’un ton corrosif et abrasif !On retrouve ce cynisme dans l’oeuvre d’Erwin Wurm intitulée Narrow house. Le visiteur n’est pas seulement contraint par le manque d’espace mais aussi par un inconfort psychologique qui renvoie à l’étroitesse d’esprit dont nous faisons preuve. Et dans Melting house, c’est aussi, comme Ozon, la famille et l’organisation sociale qui se délitent. La maison peut incontestablement devenir le théâtre de drames, internes mais aussi externes, comme on l’a beaucoup vu ces dernières années avec les crues et autres catastrophes naturelles ce qu’évoque la poétique et tragique vidéo de Paulette Phillips dans laquelle la maison, sous une forme stéréotypée, suggère le confort et le bonheur, ici perdus… C’est aussi ce que l’on retrouve dans la vidéo d’Eléonore de Montesquiou. La maison c’est « tout ». Perdre sa maison c’est perdre sa vie ou une partie. C’est perdre ses repères, son monde. C’est mourir un peu. Dans Nuit d’un jour de Véronique Boudier c’est le feu qui anéantit la maison. Il ne reste plus rien. Une heure de feu. Une heure de film et c’est le néant. Mais finalement si la maison disparaît, la nature apparaît. Une note d’espoir ?Comme la nature qui reprend ses droits dans la photo de Torbjorn Rodland. Ce n’est pas forcément ma vision de l’espoir ! J’aime les villes et je suis fascinée par l’intervention humaine. Je vois plutôt une forme de violence à travers la destruction. Comme Jean-Pierre Raynaud qui est allé jusqu’à détruire sa propre maison, comme acte libérateur. Violence que l’on retrouve aussi chez Brigitte Zieger qui passe à travers le plancher. Elle nous rappelle la fragilité des choses, que tout peut basculer. RC : Et c’est aussi très mélancolique ces images de Torbjorn Rodland, elles fonctionnent comme des vanités en nous confrontant à la vitalité d’une nature dont la puissance est aujourd’hui encore une menace pour l’humanité, même si, comme on le voit aujourd’hui avec le Japon, l’humanité est elle-même devenue une menace pour la nature. Toutefois la séduction poétique et mélancolique des ruines telles que les évoque Torbjorn Rodland renvoie

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à un phénomène de longue durée qui n’a rien de soudain comme le tsunami, mais qui exprime l’inexorable marche d’une nature qui, comme tu dis, reprend ses droits et nous survivra. JS : Quand la nature domestiquée reprend le dessus, c’est très poétique et finalement troublant mais rassurant. La catastrophe naturelle c’est très différent, si soudain, sans pitié. C’est l’horreur qui l’emporte. La mélancolie des ruines ne peut apparaître qu’après un certain laps de temps. Et finalement, on a tous une attirance malsaine voire morbide pour la destruction. Comme quand il y a un accident de voiture. Le danger vient des gens qui regardent la scène provoquant ainsi d’autres incidents. RC : Certaines oeuvres engagent une réflexion plus conceptuelle sur la forme, c’est le cas de Nathalie Elemento,

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Vue de l’exposition avec les oeuvres de Jean-Pierre Raynaud La maison et de Mathieu Mercier Fenêtre thermoformée.

J’aime la définition, simple et efficace, de Le Corbusier : « La maison est une machine à habiter ». et aussi sur la forme dans son rapport à l’histoire, par exemple la fenêtre de Mathieu Mercier qui renvoie à la fenêtre – objet tellement symbolique dans l’histoire de l’art – ouverte sur l’histoire, c’est-à-dire la narration (et non ouverte sur le monde), on déroule un fil depuis la peinture de la Renaissance avec des jalons comme Fenêtre sur cour d’Hitchcock, par exemple… JS : La fenêtre a été énormément déclinée par les artistes parce qu’elle a une symbolique forte entre le dedans et


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RC : Oui, elle se referme sur une projection de soi dans le reflet flou de la surface lisse et brillante, dans une espèce de vacillement du sujet. JS : Là encore, ça me fait penser au film d’Ursula Meier dans lequel elle montre bien comment le bonheur familial autour de cette maison, peut basculer dans l’aliénation totale. Comment l’ouverture peut se refermer sur la folie poussée à son extrême. Ça renvoie aussi à l’obsession de perfection, de propreté qui est un des TOCS les plus répandus. On dit que ranger sa maison c’est ranger sa tête. C’est d’ailleurs intéressant de voir comment les limites spatiales du logement et les limites du corps se confondent. Dans le langage courant ne dit-on pas notre « intérieur » ou face à un danger imminent on dit qu’il y a « péril en la demeure » ; dans la confusion on ne sait plus « où on habite »…

le dehors, le masculin et le féminin, l’espace privé et l’espace public, l’enfermement et la liberté… Alberti dans Della Pittura avait d’ailleurs résumé le tableau à une « fenêtre ouverte »... La fenêtre de Mathieu se situe du côté de l’enfermement. Elle est thermoformée, blanche, lisse, opaque et ne peut pas s’ouvrir. Elle nie ainsi sa fonction première d’ouverture sur le monde. La maison se referme sur elle-même, sur ses propres angoisses. La fenêtre de Mathieu est, sous cet aspect, plus angoissante que celle d’Hitchcock qui est malgré tout ouverte sur le monde et ses intrigues qui sont le quotidien de beaucoup. La fenêtre de Mathieu est très bien réalisée, clinquante mais finalement, elle n’est qu’un résidu, comme un emballage qui évoque une absence. Le film d’Hans Op de Beeck Loss est aussi une fenêtre. Cette fois, elle est ouverte sur le monde, un monde mystérieux et apocalyptique. Images de désolation d’après-guerre.

RC : Ces métaphores renvoient elles aussi au phénomène d’identification de chacun à son habitat. Dans un tout autre registre Le refuge de Helmut Grill me fait penser à l’atmosphère du célèbre Hotel California des Eagles, la tentation qui pousse à entrer et après on ne peut plus ressortir… et ça peut être le paradis ou l’enfer. La maison devient métaphore de la tentation bien sûr, de l’addiction aussi (dans le contexte du Los Angeles des années 70c’était surtout les excès du milieu de la musique, de la drogue). JS : Mais finalement, si l’on ne peut plus sortir c’est forcément l’enfer non ? Cette situation est récurrente dans les films, la littérature, les contes... L’enfermement peut être physique mais aussi psychique ou symbolique. Je me souviens de la fascination que j’avais pour cette scène de The Wall où le héros est chez lui et se met à tout détruire, en totale opposition avec la voix de la fille qu’il a ramenée chez lui qui trouve cet appart incroyable. Du coup chacune de ses exclamations (« oh wow this bathroom is bigger than my own appartement » « wonna take a bath ? ») sonnent comme quelque chose d’insupportable pour lui qui est en pleine crise Elle s’étonne du confort de l’appart pendant qu’il explose. J’aime ce genre d’opposition, deux états qui ne tombent pas au bon moment. Dans Hotel California c’est un peu pareil, c’est une promesse de bonheur, de beauté, mais l’envers du décor n’est pas si joli. Mais c’est cet envers qui est fascinant. RC : Qu’est-ce qui t’attire dans les dessins de Marie Degueuser ? JS : J’ai dans un premier temps été séduite par une sorte de virtuosité. C’est une très jeune artiste qui me semble ancrée dans son temps. Elle se met dans un état d’urgence et entre dans un processus de boulimie dans sa recherche

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Vue du parc de la Maison des Arts avec l’oeuvre Dynamo de l’Atelier Van Lieshout. Photo © Maison des Arts

d’images dont la source principale est Google. Elle cherche vraiment à aller vers une forme d’épuisement absurde tout en suivant un plan de travail assez précis. Ces imbrications sont paradoxales, elles évoquent une surpopulation, un étouffement. On imagine un fourmillement et pourtant il n’y a personne. Arrive-t-on après une catastrophe ? Les gens vivent-ils cachés ?

raisons financières, se sont installées dans les collines les plus proches, sur des vestiges d’habitations rustiques. Ainsi, les premières favelas sont la cause directe d’une politique hygiéniste, alors que cette nouvelle forme d’habitat populaire présente des conditions d’insalubrité et de promiscuité plus désastreuses que celles de l’habitat qu’elle visait à assainir et discipliner.

RC : Le contraste entre une prolifération dense de constructions enchevêtrées de manière anarchique, apparemment sans plan d’urbanisme, et l’absence totale de vie est troublant. JS : Troublant et là encore assez angoissant. L’artiste questionne le « comment habiter la ville » plutôt que « comment habiter un espace ». Ça me fait penser aux théories de Yona Friedman sur « l’habitat décidé par l’habitant ». Ces maisons enchevêtrées rappellent les favelas. Leur développement spatio-temporel pose de nombreuses questions dont certaines restent encore sans réponses. L’histoire des favelas est très intéressante parce qu’elle a débuté par un paradoxe suite à une réforme urbaine au début du XXe siècle qui visait à la reconstruction et à l’assainissement. Les populations les plus démunies se sont vues expulsées de la zone centrale et ne pouvant trop s’éloigner pour des

RC : Tragique renversement, je vois dans l’expo un autre type de renversement, moins tragique celui-là, mais on pouvait s’attendre à une exposition assez centrée sur le cocooning, le côté positif de l’habitat, de l’espace intérieur, un peu à l’image de ce tube de Madness dont tu as emprunté le titre pour celui de l’expo, Our house in the middle of Our Street, qui évoque sans noirceur, avec une nostalgie teintée d’humour la folie de l’espace familial. Pourtant, nous nous sommes aperçus que dans l’ensemble le thème de l’habitat était traité de manière assez sombre ou sur un mode qui n’a rien de joyeux : la maison qui coule, la maison qui brûle, en ruine, envahie par la nature, celle qui enferme l’esprit, la maison-tombeau, comme si ces artistes dressaient avant tout la violence du monde. Penses-tu qu’il s’agisse d’un effet de ta sélection ou d’une situation globale ?


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La maison est un théâtre où s’expriment des violences, des angoisses, des obsessions… JS : C’est difficile à dire parce qu’il faudrait que j’approfondisse encore et encore. Mais j’ai quand même l’impression qu’il s’agit d’une situation globale. Les artistes sont des éponges qui retranscrivent ce qui les entoure. Et nous sommes bien face à la réalité, une réalité de violence. En quelques semaines, les pays arabes ont explosé, le Japon a subi une catastrophe naturelle dramatique… C’est difficile de ne pas sentir ces horreurs dans le travail des artistes. Mais j’ai choisi des artistes qui ont transcendé ces questions. Le film de Véronique Boudier est contemplatif, poétique et c’est en cela qu’il est fort. La fascination qu’il exerce sur le spectateur le tient à distance. C’est cette distance que je recherche chez les artistes. Dans l’installation d’Annette Messager, c’est le titre qui fait basculer l’interprétation. La folle du logis est un titre direct, sans équivoque qui renvoie à toute l’aliénation de la maison, à la maladie, à la condition féminine… mais la pièce est très drôle, très distanciée. Ce sont ces limites que j’interroge et qui m’intéressent. RC : Je vois quand même une bonne dose d’humour dans les oeuvres de Mathieu Cailotto qui évoquent la bigoterie, l’espace intérieur comme petit temple personnel, on imagine que la mamie est allée à Rome et elle a ramené cette mauvaise imitation de la Pietà de Michel-Ange, de Lourdes elle a peut-être rapporté cette tocarde sainte vierge. Cela m’amuse parce que Peter Sloterdijk dans son dernier livre, « Tu dois changer ta vie », explique qu’il n’y a pas de religion, mais « des systèmes d’exercices spirituels » et dans le milieu de l’art nous avons aussi nos petits exercices spirituels, on va à Venise, à Bâle, on ramène des catalogues… JS : Il y a une forme d’humour, plutôt d’ironie. Mais ces images sont plus complexes qu’elles n’y paraissent. C’est sa propre grand-mère qui pose chez elle. Mathieu a grandi dans une famille italienne très croyante et il pose dans son travail les questions liées à la religion mais aussi, et surtout, la question de son homosexualité, par extension, le “péché de chair”. Il est dans le trouble de ses confusions et contradictions, sans toutefois renier la religion. Mais sans y adhérer non plus totalement. Avec une grande distance et beaucoup d’humour, Erwin met en exergue un aspect d’un rituel religieux bien étrange, la confession. Ici, deux personnes allongées au sol, la tête enfouie sous une niche se confessent. Tous les milieux ont leurs codes, leurs rituels ou “petits exercices spirituels”! C’est ce qui maintient l’être humain en équilibre. Les individus et les sociétés ont besoin de structures, et le spirituel en fait partie. RC : J’observe dans tes choix une large représentation de femmes artistes, ce qui généralement, hélas, ne va pas

de soi. Je crois savoir que tu es particulièrement attentive à ces questions de genre, d’égalité… JS : Le seul fait de le remarquer résume la situation… J’ai vécu plusieurs années à Berlin et la question du genre « gender study » est évidente. Il en est de même dans de nombreux pays. En France semble s’opérer une forme de résistance. Et c’est triste de voir qu’aujourd’hui, les femmes ont même peur du mot féminisme… ou le confonde avec féminin ! Annette Messager a certainement raison lorsqu’elle dit qu’il faudrait inventer un nouveau mot. Ce mot « féminisme » est certainement trop ancré dans le passé avec de fortes idées et démonstrations. Du coup, les jeunes générations n’adhèrent pas forcément à cette vision. Mais le constat actuel n’est pas très glorieux et on observe à certains niveaux une forme de régression. Malheureusement, j’ai le sentiment qu’un réel changement ne pourrait venir que des hommes. RC : Oui, j’en suis persuadé aussi, les hommes ont un rôle fondamental à jouer, et avant tout en reconnaissant une situation où, de fait, les femmes sont généralement désavantagées, cela implique de renoncer à une certaine forme de confort. Quant au terme « féminisme », dans les colloques féministes autour de l’exposition Wack!, aux Etats-Unis, je me souviens qu’il était beaucoup question de la nécessité de trouver un nouveau terme moins galvaudé. Si on le trouve, tant mieux, mais ce n’est pas si gênant non plus qu’une cause ait une histoire et connaisse une évolution. Puisqu’elle constitue l’origine de cette exposition, peux-tu évoquer Home, ton exposition personnelle à la MDA de Malakoff ? JS : Pour mon exposition, j’avais totalement modifié l’architecture intérieure de la MDA de sorte que le visiteur soit surpris et se retrouve confiné dans des espaces intimes dans lesquels étaient présentées des pièces de différentes époques avec un regard rétrospectif et présent. Au rez-dechaussée, j’ai construit 40 m2 de cloisons et créé un parcours libre mais contraignant entrecoupé de portes montées sur des charnières saloon, des rideaux. Ce cloisonnage – qui transformait un « loft » en un « 7 pièces » – était conçu comme une seule pièce intitulée Home, d’où le titre de l’exposition. Le tout était rythmé par des papiers peints, murs colorés, habillage sonore (réalisé spécialement par Eddie Ladoire)… mais aussi par une fenêtre ou un trou qui donnait à voir des photographies et un sol recouvert de poudre blanche, dans une salle fermée, impraticable par le visiteur. Seule salle d’ailleurs éclairée par la lumière naturelle. Le reste du centre était plongé dans le noir avec des éclairages ponctuels. C’était une sorte de décor qui a d’ailleurs servi à une de mes performances, Le haut de mon crâne (sur un texte de Basile Panurgias). L’étouffement du bas contrastait avec le minimalisme du haut où seule « rayonnait » la Light house. Monumentale cage de lumière, lieu intime, où l’on se tient soi-même en détention. Son sourd et lumière blanche : la déception constante que provoquent les addictions. Ce module renvoie à une solitude constante : celle d’un soulagement éphémère. La pièce est apparemment ouverte et lumineuse, et c’est toute l’ironie des addictions qui ne tiennent pas leurs promesses et nous

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Les artistes sont des éponges qui retranscrivent ce qui les entoure. Et nous sommes bien face à la réalité, une réalité de violence. enferment. La cage invitait le visiteur à entrer dans cet espace et à entrer ainsi dans l’ambivalence des addictions, de l’attirance à la fusion. RC : Tu avais donc construit l’espace et reconfiguré le lieu d’exposition. Dans cette expo que tu conçois avec les oeuvres d’autres artistes, nous sommes davantage dans la représentation que dans la mise en espace du type installation, non ? JS : Oui nous sommes dans la représentation mais d’une certaine manière, chaque exposition induit une reconfiguration. Evidemment, dans Home, c’était assez extrême même si on n’était pas non plus dans une installation de Gregor Schneider ! Mais il y avait une contrainte physique voire un effet claustrophobique. Pour cette exposition, je suis plutôt « scénographe ». C’est une démarche très différente puisque je me mets au service des autres. Je suis très admirative des autres artistes et respectueuse de leurs univers. J’ai choisi de montrer beaucoup d’artistes dans un espace finalement pas si grand. Du coup, c’est un exercice compliqué qui m’intéresse.

Vue de l’exposition avec les oeuvres d’Annette Messager La folle du logis, de Katia Bourdarel Série Les Cabanes, de Olaf Breuning Home 2 et de Florence Doléac Garbage Sofa.

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RC : Je pense aussi à Mario Merz, à ses igloos qui sont devenus sa signature, avec toute leur charge symbolique, politique, sociale… je ne vois pas d’artiste qui exploite l’habitat de la même manière aujourd’hui, ou peut-être Tadashi Kawamata… JS : En effet, les igloos de Mario Merz sont une signature. Les premiers sont apparus à la fin des années 60 et il les a déclinés dans des matériaux très divers tels le plomb, le verre, les sacs de terre… Ils sont le support d’un engagement social et politique – en reprenant notamment les slogans, en néon, des manifestations estudiantines. Et c’est vrai qu’on retrouve cette « signature » chez Kawamata. Ses abris faits de matériaux de récupérations, de bois, de carton, sont immédiatement identifiables. Comme celles de Mario Merz, ses structures sont l’expression d’un engagement social qui questionne l’insertion dans la ville, l’urbanisme, les sans-abris… Pour réaliser ses projets, il sollicite des étudiants, des habitants, pour les faire réfléchir et réagir sur ces questions et en s’intéressant aux chantiers en construction ou démolition, aux zones intermédiaires, il questionne le regardeur sur la place qu’il occupe dans la ville et le sensibilise aux questions d’urbanisme. Erwin Wurm d’une certaine manière a aussi une signature avec toutes ces structures en train de fondre. Avec humour, ses monuments s’affaissant nous renvoient à notre obsession d’éternité et, comme chez Alain Declercq, à la représentation du pouvoir.


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De haut en bas : Vue de l’exposition avec les oeuvres d’Erwin Wurm Confessional et d’ Helmut Grill Série The Refuge.

Vue de l’exposition avec l’oeuvre de Luisa Caldwell Curtain Wall.

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OUR HOUSE IN THE MIDDLE OF OUR STREET

P. Nicolas Ledoux © Pascal Béjean

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Entretien avec

Nicolas Ledoux Propos recueillis par Aurélie Bousquet

Aurélie Bousquet : La maison est-elle un sujet qui te fait réfléchir ? P. Nicolas Ledoux : Je suis architecte de formation, donc sensible au sujet, et la pratique de l’art est, en quelque sorte, une forme d’ « habitation ». Je suis assez casanier, et très sensible à l’endroit où j’habite, et à tout ce qui s’y passe. Je me laisse envahir par mes livres, des objets, des ustensiles. Je suis assez collectionneur, cela me rassure, je crois. C’est d’ailleurs un plaisir que je partage en famille – nous construisons notre propre univers. J’aime beaucoup organiser, ranger mes livres, mes disques… Une manière de concevoir l’intérieur qui ressemble beaucoup à mes dessins d’ailleurs. J’ai toujours été fasciné par les ateliers des artistes que j’ai pu voir en photo, et celui en particulier de mon arrière grand-père, peintre lui aussi, dont l’atelier faisait partie de la maison. Quand il est mort, ma famille a laissé l’endroit tel quel ; petit, j’allais me cacher entre les chevalets et les toiles, je touchais les pinceaux et respirais l’odeur des vieux tubes de peinture à l’huile… C’était très mystérieux pour moi, et le fait d’avoir son lieu de travail dans sa propre maison – aussi grand soit-il, car il y avait une sorte de verrière – me paraissait extrêmement pratique et intelligent. Je me suis dis que, plus tard, je ferai la même chose. C’était comme un décor sans personnage – assez inquiétant, et j’ai perçu rapidement que ce n’était pas forcément les œuvres qui étaient intéressantes mais ce qui les entourait. AB : Tu dis que tu es assez collectionneur : quoi ? qui ? PNL : Des livres et des livres et des livres… Quelques petits objets, genre figurine d’Ultraman par exemple, ou des squelettes et crânes en plastique, des modèles réduits abîmés de char en métal – des trucs de garçon qui me servent pour mes dessins. Je ne collectionne pas d’œuvres d’art, faute de moyens, mais j’échange un peu. Ce que je préfère, ce sont les livres d’art, avec quelques obsessions pour l’art conceptuel et post-conceptuel ainsi que la peinture : de l’hyperréalisme américain tendance Chuck Close, à l’école de Leipzig, en passant par la BD trash de Charles Burns ou les délires de Peter Saul… AB : Des jeunes artistes aussi ? PNL : Les amis surtout, quelques multiples : le dernier en date, une affiche sérigraphie de Cameron Jamie. AB : Comment conserves-tu et montres-tu cette collection ?

PNL : Un peu au mur, sur les étagères, sous des cloches, dans les cartons aussi… AB : As-tu accepté rapidement de prendre part à Our House in the Middle of Our Street ? PNL : Oui. AB : Pourtant tu es souvent vu comme celui qui s’intéresse davantage à l’histoire de l’art qu’à l’habitat ou aux relations qui s’y nouent... PNL : On voit beaucoup de choses dans mon travail, qui en contient souvent trop – une technique pour cacher et préserver ce qui m’est cher. Je dissimule, je construis des leurres et des situations paradoxales. Il est possible aussi que je sois sensible à un sujet, mais que cela ne se soit pas encore réalisé. Quand Jeanne m’a parlé de son projet, je venais d’imaginer une installation que j’ai montrée dans le cadre de l’exposition « Plutôt que rien – démontage » organisée par Raphaële Jeune à la Maison Pop de Montreuil. Elle consistait à créer, dans le cadre et l’espace du centre d’art, un simulacre d’intimité, à base d’un faux feu de cheminée en résine délicatement posé dans un angle et projetant au mur une flamme fixe. Une bande sonore, composée de crépitements et de flambées mixées à de la musique et à une interview de Marcel Duchamp, occupait le reste de l’espace. Au sol, un tapis et des coussins : un peu comme chez soi, mais tout en décor – terriblement beau et étrange mais factice. Un jeu de références et une manière de croiser l’Histoire et les histoires de l’art, un prétexte pour observer notre société – un monde miniature accentué et violent. AB : Art et politique : un croisement à consolider ? PNL : Dangereux comme croisement : il y a souvent des accidents. C’est toujours un peu flippant de voir dans l’espace du White Cube des gestes politiques – tendance spectaculaire – pour publics convaincus. J’avoue que depuis la pièce de Beuys qui invitait nommément Baader Meinhof à la Documenta 5 en 72, je reste un peu sur ma faim. La nature de l’art est politique – c’est ensuite une question de proportion, de cible et d’efficacité, comme pour un cocktail molotov. Trop de politique tue l’art / trop d’art tue la politique. Je préfère le travail infiltré, à la manière de General Idea ou de Société réaliste. Transformer un geste, ou une opinion politique, en un objet d’art pour collectionneur ou institution

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Dessin de P. Nicolas Ledoux Hour House, 2011. Š Galerie Magda Danysz

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« Je travaille par accumulation, hybridations et détournements – ici, je dessine avec les maisons des autres artistes. » n’est pas un geste accompli : il manque des étapes, celle de la rue et celle de la discussion. AB : Quelle place accordes-tu à l’autocensure ? PNL :Très peu. Un respect mutuel, quelques valeurs à défendre. J’évite les sujets à trop forte proportion de provocation : religion, sexualité… après, tout est question de contexte. AB : Veux-tu introduire le dessin que tu montres dans le cadre de OUR HOUSE IN THE MIDDLE OF OUR STREET ? Que peux-t-on y voir ? PNL : Beaucoup et trop. Je travaille par accumulation, hybridations et détournements – ici, je dessine avec les maisons des autres artistes, que me donne Jeanne, mais aussi d’autres maisons que j’irai puiser dans mes références – qu’elles soient artistiques ou non. Je dessine d’ailleurs souvent des maisons – des cabanes, des chalets enneigés, des tentes, des pavillons – qui sont des représentations symboliques d’espaces – mais aussi des ateliers d’artistes, des galeries, des musées. Je recréé des mondes-fiction, comme des maquettes délirantes et déformées, avec des circulations, des croisements, des trous, des collines, de nouveaux rapports de forces et de pouvoir…. Je vais travailler dans cette direction : dessiner le village hallucinogène de l’exposition. AB : Un artiste, ça rêve de quelle maison ? PNL : Pour ma part, je rêve de la maison que ma femme – architecte – réaliserait, et dans laquelle j’aurais un espace pour travailler. Une maison, mobile et mutante, que je pourrais emporter avec moi, dans n’importe quel coin du monde, et qui pourrait se replier et se déplier, en fonction des besoins et des gens qui viendraient nous voir – position nid avec une grande cheminée, et position colonie de vacances avec une grande cuisine et un salon ouvert sur le paysage ou sur la ville… AB : Avec un billard et une balançoire ? Tu crois que ta femme accepterait de mettre les plans en copyleft ? PNL : Pas trop billard, mais une salle pour les jeux vidéos, une balançoire si tu veux… Elle acceptera : nous n’avons pas l’instinct petit propriétaire ! AB : Est-ce qu’il y a une maison qui t’a marqué récemment ? PNL : La maison Rouge. AB : Pourquoi ? PNL : La maison Rouge est un lieu libre, agréable et exigeant – qui bouscule les codes de l’exposition et présente des partis-pris forts. Sa taille et ses salles sont de proportions humaines, avec des circulations intelligentes qui s’adaptent à tout type d’art. On s’y sent comme chez soi – contraire-

ment au white cube glacé des galeries, ou aux cathédrales que sont les musées. AB : Pour toi, le white cube ne serait donc pas le cadre idéal de présentation des oeuvres... PNL : Il n’y a pas un cadre idéal. Nous vivons, je pense, la fin de l’histoire du cadre idéal que représentaient les musées et les galeries. Les galeries, au début du siècle, étaient de petites boutiques familiales, dans la tradition des antiquaires : aujourd’hui, certaines sont devenues – et souvent les plus importantes - de véritables entreprises multinationales adossées à des groupes financiers, voire des salles de ventes. Les musées ont suivi la tendance, entre éclatements (centre d’art, FRAC, fondations…) et consolidations à l’étranger (Beaubourg, Gugghenheim…) Ils ont transformé l’espace d’exposition en une machine infernale, hiérarchisée et dans l’obligation de rentabilité. Le white cube est devenu infini. On n’en distingue plus les contours, ni les angles. Il a été labellisé comme un espace à trop forte valeur ajoutée artistique, et aujourd’hui, certains artistes et publics s’en méfient, et cherchent des alternatives. AB : Quelles alternatives te séduisent ? Pour quel rapport au public ? PNL : Les lieux qui interrogent leur espace à la racine, et qui laissent aux artistes des zones de travail moins grillées, comme par exemple les supports de communication, la programmation des évènements autour de l’exposition. Des initiatives d’interventions en extérieur : je travaille sur un projet à Nantes qui consiste à infiltrer dans la ville des reproductions de tableaux classiques en noir et blanc, avec une bonne vieille trame, dans des endroits incongrus – de tailles différentes : du minuscule au géant, à la manière des artistes américains du street-art, mais avec un sujet décalé et à rebours. Utiliser l’édition – numérique ou papier – comme support de création et de médiation, que ce soit sous la forme de catalogue d’expositions détournés, de revue et livre d’artistes. Le rapport au public est une question abyssale… J’aime à la fois le surprendre, lui donner du fil à retordre, et le mettre face à ses responsabilités : une exposition demande de l’effort, de l’insistance, et un peu de résistance aussi. Il faut donc le chercher et entrer aussi en conflit avec lui, pour le faire réagir – tout en le respectant, et en lui donnant la possibilité d’avoir les clés et les outils. C’est pourquoi je propose souvent des éditions, ou des petits guides, qui accompagnent l’exposition, qui permettent aux visiteurs, pendant ou après, de continuer la visite, de l’enrichir et d’y participer. On ne visite pas une exposition comme un zoo – et j’aime beaucoup les zoo, mais pour d’autres raisons. AB : Comment s’y prendre pour dessiner une jolie maison ? PNL : Demander à ma femme si tu veux une maison à construire… Si ce n’est qu’une maison à dessiner : fermer les yeux et ou regarder dans les livres. AB : Ta maison idéale, où serait-elle ? Avec quels voisins ? PLN : Partout : au bord de la mer en Bretagne, dans le Marais à Paris, près de Central Park à N.Y., au fin fond d’une clairière et le long d’une rivière, au bord des pistes en-

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Je cherche une forme de confusion et de prolifération, qui ouvre à la fiction et à l’interprétation – j’imagine des télescopages impossibles, des niveaux de lectures et d’interprétations complexes. neigées, au milieu du désert ou d’une forêt de conifères… Dans le centre de Rome, de Buenos Aires ou de Tokyo… Avec des voisins discrets – chez qui on peut laisser ses clés et ses plantes l’été, et qui ont toujours une bouteille de vin blanc au frais, ainsi qu’un bon DVD, pour les soirées de déprime, avec qui on peut discuter de tout et de rien – surtout de rien. AB : Vraiment ? Aimer Einstürzende Neubauten et rêver d’une vie cliché est donc possible ? PNL : L’Idéal est un cliché… De l’espace, du soleil, un peu de verdure et être à proximité des gens que l’on aime et des lieux nécessaires à son travail. Apprécier E. Neubauten pourrait-être aussi un cliché. Tout est question de sincérité – un autre cliché ! AB : Une playlist pour ta maison idéale ? PNL : 1 - Dent May : Oh Paris ! 2 - The Flamming Lips : The Wizard Turns On … The Giant Silver Flashlight And Puts On His Werewolf Moccasins 3 - Radiomentale : Beyond Hypothermia 4 - The Cramps : TV Set 5 - Einstürzende Neubauten : Boreas 6 - Lindstrøm : Where You Go I Go Too 7 - Plastikman : Disconnect 8 - Sonic youth : Shadow Of a Doubt 9 – Sunn O))) : Cursed Realms (Of The Winterdemons) 10 – Tarwater : Entry AB : Super playlist ! Mais je ne suis pas sûre qu’elle séduira tous tes invités... PNL : Si se sont mes invités, ils devraient aimer. Sinon, comme ils sont bien élevés, ils ne diront rien ou prétexteront une migraine : je baisserai le son. AB : Les grands hôtels investissent de plus en plus dans deux choses pourtant invisibles : l’ambiance sonore et olfactive. Y prêtes-tu attention lorsque tu visites un lieu ? PNL : Oui, bien sûr. Je m’intéresse à tout ce qui est autour de l’œuvre, qui, dans mes propositions, fait souvent même figure de prétexte. Je travaille le paratexte avec un malin plaisir, et souvent la lumière comme le son aussi – au travers de bandes sonores par exemple, que je réalise seul ou avec des musiciens. J’aime l’idée d’un art ambiant, éphémère, qui se diffuse de façon quasi imperceptible autour de belles images leurres.

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AB : C’est le moment de nous parler plus en détail de la bande son d’ « au coin du feu » ! PNL : Elle est très importante, car destinée à faire oublier le lieu, et le replier sur l’intimité du feu factice. Tout est vrai et faux en même temps dans ce projet : c’est cette frontière qui m’intéresse particulièrement. Elle est composée de crépitements et de soufflements de flammes qui brûlent – parfois en une dizaine de couches, assez fort, parfois quasi silencieuses ; de morceaux de musique en fond – comme si une chaine hifi diffusait aléatoirement quelques titres aux ambiances très différentes mais très cool : Arvo Pärt, Kings of convenience, Harmonic 33 et un bout de B.O. de Blade runner – comme si l’on avait allumé une télévision. Tout cela mixé à une interview de Marcel Duchamp, très intéressante, sur la vision de l’art de l’époque et son extrême lucidité sur la dérive marchande. Une petit côté France Culture, mais très émouvant. Envie de donner l’impression d’être à la maison… AB : Concernant tes dessins, consacres-tu plus de temps à leur élaboration ou à leur réalisation ? Comment cela se passe-t-il ? PNL : Dans un premier temps, je fixe une sorte d’espace mental général, tout en mettant des documents de côtés, des références, des gribouillis. Parfois, je fais une esquisse – mais je ne la suis jamais ! J’imagine ensuite des scénarios, des juxtapositions et des confrontations. Je laisse reposer, et quand je me sens prêt, je dessine – assez rapidement et sans trop perdre le rythme, sur plusieurs jours. AB : La taille, ça a de l’importance ? PNL : Vaste débat… C’est aux filles de répondre non ? Tu en penses quoi ? AB : C’est décisif. Petit ou grand, un dessin n’a pas le même impact. Si ? PNL : Dans mon cas, pas du tout. Je cherche une forme de confusion et de prolifération, qui ouvre à la fiction et à l’interprétation – j’imagine des télescopages impossibles, des niveaux de lectures et d’interprétations complexes. Il me faut donc de la place. Un effet spectaculaire, par le format et la richesse du dessin, pour attirer, et ensuite, un tissage serré et délirant de sens, de formes et de messages… J’essaie de pouvoir capter un large public qui, en fonction de ses références et de sa culture, puisse s’enfouir dans mon travail et que ce parcours se fasse sur une durée plus étendue que la première lecture. Une personne intéressée à l’art peut, au travers de son évolution personnelle, s’impliquer de façon renouvelée dans mes dessins. J’aime cette idée qu’un dessin a plusieurs lectures. C’est une cartographie, une projection mentale de mon rapport à l’art et au monde de l’art. AB : Un dessin peut-il être raté ? PNL : Oui, je le sens assez vite et je déchire. Ou quand cela part mal, j’essaie de rectifier. J’aime bien aussi quand il y a des parties ratées – et c’est toujours le cas. Il doit rester sur la corde. Je me méfie des trop beaux dessins faits pour être encadrés. Le dessin est avant tout un espace expérimental, où on doit se laisser aller, et tenter des choses. Je me fixe


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toujours des objectifs et m’oblige à dessiner ce que, à priori, je ne sais pas faire – comme un essai en direct. Plus généralement je reste très humble avec ce qui est « raté » ou non – cela dépend pour qui, et je ne suis pas toujours bon juge.

artistes critiques. Au travers de leurs interrogations sur l’art, ils questionnaient en profondeur la société qui les entourait, et avec une pertinence et une acuité rare ; ils prévoyaient déjà son évolution spectaculaire et marchande.

AB : Comment sais-tu qu’un dessin est réussi ? PNL : Quand je le vois longtemps après chez quelqu’un, que je me dis qu’il tient la route et que je l’aurais bien gardé !

AB : Chez un collectionneur, à côté des oeuvres de quels artistes aimes-tu voir tes dessins ? PNL : Aucune et toute. Ce n’est plus vraiment mon histoire mais la sienne.

AB : Es-tu sensible aux commentaires du public ? PNL : J’aimerais, mais il y en a peu. L’artiste est très peu en contact avec le public, ou alors c’est assez distant – entre gène et pudeur réciproque. AB : Et à ceux des critiques ? PNL : Oui, même si j’ai pris personnellement, ou avec Ultralab™, beaucoup de coups. Nos positions atypiques, ou nos travaux en filigrane et en braconnage, ne sont pas facile à appréhender. Ma position d’artiste critique n’arrange rien. Surtout avec le mélange de styles et de strates de références, et de sens, que je dissimule dans des pièces prétextes. Les commentaires, ou les discussions les plus dynamiques et enrichissantes, je les ai eues avec des commissaires d’exposition ou d’autres artistes. Cela reste cependant une activité très solitaire… AB : Dirais-tu que la prudence gagne de plus en plus de terrain dans ta pratique ? PNL : Bien au contraire, je me sens plus libre, déterminé. J’ai l’impression de pouvoir faire de plus en plus ce que je veux. Je travaille aussi souvent en collaboration, pour que chacun pousse l’autre dans ses retranchements. AB : Comment définirais-tu l’artiste critique ? PNL : Un artiste qui ne se contente pas de produire des œuvres, mais qui interroge tout ce qui fait l’œuvre. Les artistes ont perdu beaucoup de leur prérogative et de leur capacité à intervenir dans le monde – qu’il soit de l’art ou plus général. Ils ont perdu leur capacité de nuire, mais ont gagné des parts de marché ! On est loin aujourd’hui du Bauhaus ou de Dada. Le champ de l’art s’est étendu, et il est nécessaire que l’artiste reprenne la main, et occupe à la fois le centre et les périphéries. La critique est en crise, comme l’art : son économie pose problème quand on constate les connivences, et les logiques de réseaux, liés aux enjeux financiers. Le marché a créé des systèmes et des machines infernales de valorisation des œuvres au travers des artistes, des institutions et des critiques. C’est inquiétant. Il y a une forme de résignation des artistes envers un système qui les manipule et les maintient dans la précarité. Le milieu de l’art donne souvent des leçons, mais il a du mal à les appliquer à lui-même. Marcel Broodthaers et Philippe Thomas sont des

Le milieu de l’art donne souvent des leçons, mais il a du mal à les appliquer à lui-même.

AB : Lorsque tu participes à une exposition, ça te préoccupe de savoir où et comment ton oeuvre va être montrée au public ? PNL : Oui et non : cela dépend du commissaire, de la thématique et de la manière dont est utilisé mon dessin. J’aime bien pouvoir ne pas exposer uniquement un dessin, et montrer aussi les autres facettes de mon travail – sans doute moins évidentes. Le dessin est, chez moi, comme un journal intime, qui accompagne mon travail en général. Donc, je me préoccupe aussi de cet équilibre – c’est toujours délicat. Quand je me retrouve accroché à côté d’un immense dessin de Robert Longo… je fais pas trop le poids. Tout est question de contexte. AB : Comment se passe l’accrochage de tes oeuvres chez les collectionneurs ? As-tu déjà eu des surprises ? PNL : Je n’ai jamais vécu ce genre de situation : ce sont les collectionneurs qui accrochent, ou la galerie. Souvent, je découvre le dessin si je suis invité chez les gens, en visitant leur appartement, et donc leur collection. Pour l’instant, cela m’a toujours plu – parfois, j’ai atterri dans les toilettes et cela me va très bien, parfois à côté d’artistes dont j’apprécie le travail. Je me souviens, une fois, m’être retrouvé entre Raymond Pettibon et Marcel Broodthaers : c’était intimidant, mais j’étais ravi. AB : Attention, l’interview maison se corse : tu serais plutôt... La petite maison dans la prairie ou La fête à la maison ? PNL : Le bunker de la dernière rafale. AB : Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock) ou Fenêtre sur pacifique (John Schlesinger) ? PNL : Femme à la fenêtre de Caspar David Friedrich. AB : Les maisons closes (Laure Adler) ou Maisons passives (Adeline Guerriat) ? PNL : Einstürzende Neubaten ! AB : From the window of my room (Cypress Hill) ou Quand je monte chez toi (Henri Salvador) ? PNL : Jump Around de House of Pain AB : L’escalier bleu (Bruno Perramant) ou The Womb House (AVL) ? PNL : The Womb House sans hésiter ! AB : Chez toi ou chez moi ? PNL : Chez nous.

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OUR HOUSE IN THE MIDDLE OF OUR STREET

Mathieu Mercier © Jennifer Westjohn

Entretien avec

Mathieu Mercier Propos recueillis par Aurélie Bousquet

Aurélie Bousquet : Quelle pièce montres tu à la Maison des Arts de Malakoff ? Mathieu Mercier : Pour OUR HOUSE IN THE MIDDLE OF OUR STREET, Jeanne a souhaité exposer une fenêtre thermoformée : mais étant blanche, opaque et en volume, elle procure un sentiment d’enfermement.

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Cette pièce crée comme un malaise. Etant donné qu’elle se fond presque dans l’espace d’exposition, certains la verront comme un fantôme. Son apparence évoque un blister, un emballage, comme si le contenu avait disparu et que seul le contenant demeurait : il y a, en elle, comme la révélation d’une absence.


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AB : Comment l’oeuvre a-t-elle été réalisée ? MM : La forme si particulière de cette fenêtre est obtenue par thermoformage. Ce procédé de fabrication, je l’ai initié en 2008, lors de la Biennale de Rennes. Le concept de cette biennale était alors de mettre en relation des artistes et des entreprises locales : j’ai donc choisi de travailler avec une entreprise spécialisée dans le thermoformage (qui, d’ordinaire, réalise des bacs à douche, des accessoires automobiles, ou du matériel médical). L’intérêt était de produire un objet à la finition industrielle, dans lequel il n’y avait plus de qualité artisanale – quelque chose que je ne pouvais pas fabriquer dans mon atelier. La réalisation d’une telle pièce ne se fait pas sans difficulté ! Finalement, une autre entreprise a réalisé la fenêtre qui sera exposée à la Maison des Arts de Malakoff, mais le projet reste le même. AB : Le savoir-faire, c’est important ? MM : Bien sûr, tant le mien que celui des personnes avec lesquelles je travaille. L’attention portée aux détails est également quelque chose de primordial : c’est ce qui permet de situer l’oeuvre dans le projet. Le degré de finition tient le spectateur plus ou moins à distance ; toute trace de fabrication (découpe, vis, colle) permet de reconstituer les gestes qui s’y rapportent. AB : La réaction du public à tes oeuvres te préoccupet-elle ? MM : J’y pense, effectivement, mais sereinement. Le public décompose les processus de fabrication et lie la forme finale à ce qu’il reconnaît : ses associations d’idées permettent d’accéder au sens de l’oeuvre. AB : Existe-t-il une attitude idéale du spectateur ? MM : Cette fameuse attitude du spectateur dépend énormément de la conception de l’espace d’exposition, de la scénographie, de l’accrochage : en somme, tout ce qui va entourer, tant l’oeuvre que le spectateur, doit être pensé et organisé avec précaution. Lors de mon exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, en 2007, j’ai fait très attention à cela. Je voulais présenter au public quelque chose de cohérent et d’efficace. Il était hors de question de poser des cartels Sans Titre partout. Avec les graphistes de Valence, nous avons travaillé sur le plan d’aide à la visite comme sur une véritable publication. Au lieu d’opter pour une présentation très classique, nous nous sommes inspirés du langage des plans d’architectes, de ce qu’on appelle les bleus. Sur le devant, les logos du musée et celui de mon nom (créé pour l’occasion) étaient mêlés ; l’ensemble était très graphique, et permettait ainsi une lecture rapide. D’un côté du dépliant, le visiteur voyait le pictogramme des oeuvres, avec les légendes et notices écrites avec Julien Fronsacq ; de l’autre, il y avait les pictogrammes, en noir, sans texte, placés dans le plan du musée, représenté en

bleu. Chaque visiteur a utilisé le plan comme il le voulait ; il y avait plusieurs parcours possibles. Il s’agissait de ne pas être intrusif et pesant sur l’expérience du public, au sein de l’espace d’exposition. J’ai veillé à élaborer une circulation sans contrainte, laissant vraiment une place à l’intuition du spectateur. Cette « attitude idéale » ne s’auto-génère pas chez le spectateur – il s’agit de la proposer sans règle de temporalité. AB : Grâce au prix Marcel Duchamp (2003), tu as exposé ta maison-pavillonnaire dans l’espace 315 : la maison est-elle toujours une source d’interrogations pour toi ? MM : Ma toute première pièce était une maison téléguidée ! Cette maison nomade avait l’avantage de concilier le désir d’une construction verticale avec le désir d’une expérience horizontale. Aujourd’hui, l’habitat est toujours au coeur de mes préoccupations. Il est vrai que, dans mon travail, la dimension domestique facilite l’appropriation. En termes de projet esthétique, social et culturel, deux époques m’intéressent particulièrement : les avant-gardes et la fin des années 60. Comment se loger, vivre, recevoir, partager : le sujet est si vaste, presque inépuisable ! Que ce soit pour justifier d’un statut social, d’une expérience passée ou d’une relation, l’ensemble des représentations qu’il peut y avoir dans une maison et la maîtrise, plus ou moins imparfaite, de celles-ci, m’intéresse beaucoup. L’intérieur parle pour ses habitants - mais il ne dit pas toujours ce qu’ils voudraient lui faire dire. La maison est bien davantage qu’un environnement pragmatique, mais bien la mise en oeuvre d’un système de représentation. AB : Pourrait-on dire qu’il existe un « homme pavillonnaire » ? MM : La convergence des goûts et des désirs de millions de personnes n’est pas fortuite, elle est façonnée par le profit des industriels qui les contrôlent, et par les intérêts du pouvoir qui les autorise. L’acceptation de la condition d’ « homme pavillonnaire » est masquée par l’illusion de sa liberté. AB : L’uniformisation mondiale des intérieurs, des modes vestimentaires et de la nourriture, tu y crois ? MM : Le constat est clair, et je pense que l’alternative est hyper-locale : produire et acheter local. Et cela recréera de la différence - ce qui serait finalement intéressant dans la globalisation. Ceci dit, il faut reconnaître à une marque telle qu’Ikea un point positif : elle a réveillé ce qu’on pourrait appeler une conscience de l’importance d’une contemporanéité de l’objet. Cette enseigne, étonnement bon marché, a révélé chez de nombreuses personnes un intérêt pour le design – ce qu’aucune marque grand public n’était parvenue à faire jusque-là.

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AB : Beau versus Pratique : un combat difficile à arbitrer ? MM : Ce serait plus juste d’opposer le pragmatique au symbolique, pour se rendre compte qu’ils sont heureusement inséparables. Chaque objet est porteur d’une charge expressive : il y a toujours un détail qui révèle son projet, ou à qui il s’adresse. Pour revenir à ta question, c’est une affaire de compromis, lesquels sont révélateurs des réalités commerciales – il n’y a que dans les années 50 où l’équilibre était préservé entre idées, moyens de production, qualité et prix. AB : Question After Levi-Strauss : tu es plutôt maison de bricoleur ou maison d’ingénieur ? MM : J’aime qu’un projet véhicule la pensée, et non pas que ce soit un compromis avec ce que l’on a : mais certains systèmes ingénieux des bricoleurs me séduisent. Pourtant, à bien y regarder, les bricoleurs ne sont pas si créatifs : ils se contentent souvent de recréer, avec les moyens du bord, ce qui existe déjà, mais en moins bien. En somme, les bricoleurs ont tendance à ramener à l’état de prototype des choses déjà disponibles dans le commerce – alors que ça devrait être l’inverse, que le bricolage devrait permettre de réinventer une relation à l’habitat. Il n’est pas rare que le bricolage soit du provisoire définitif ! Le problème est qu’aujourd’hui, la maison du bricoleur est bâtie sur du sacrifice plutôt qu’avec du plaisir. AB : Le bricolage, c’est branché ? MM :Le bricolage est mort en devenant un marché ! Après la guerre, les hommes bricolaient des machines à laver avec le moteur de la tondeuse à gazon, parce que la production industrielle ne suivait pas la demande des consommateurs. J’ai, chez moi, tout un tas de vieilles revues de bricolage qui indiquaient comment procéder : aucune ne fait de proposition culturelle - ils auraient très bien pu expliquer comment réaliser une chaise de Rietveld. Bref, à cette époque là, le bricolage n’était pas un second choix, ce n’était pas non plus un loisir, mais bel et bien une nécessité face à l’impossibilité d’une production à très grande échelle. A la fin des années 60, les moyens de production se sont développés, et le bricolage est devenu un objet de marketing : c’est à ce moment là qu’il est devenu ringard, si l’on peut dire. Je dirais que le bricolage ne peut être branché que s’il est l’affirmation d’une alternative esthétique et culturelle. AB : Une maison de collectionneur t’a-t-elle déjà particulièrement marqué ? MM : Toutes ! Chaque maison de collectionneur est unique et fascinante. En ce sens, j’avais trouvé très juste la première exposition de la Maison Rouge, L’intime, le collectionneur derrière la porte, qui recon-

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J’aime qu’un projet véhicule la pensée, et non pas que ce soit un compromis avec ce que l’on a. stituait des intérieurs complets de collectionneurs, avec les meubles, les objets et les oeuvres, tels qu’ils les vivaient au quotidien. AB : Remarques-tu une standardisation de l’intérieur des collectionneurs ? MM : Disons que je remarque deux figures différentes de collectionneurs : dans le premier cas, il y a ceux qui jouent sur la représentation de leurs moyens et achètent des signatures. Dans ce cas-là, effectivement, on peut presque parler de standardisation, dans la mesure où leur choix est dicté par des éléments extérieurs, ceux du marché. Dans le deuxième cas, il s’agit des collectionneurs qui se construisent à travers leur collection, qui opèrent des choix qui leur sont propres : là, chaque intérieur est vraiment très singulier. Ils se constituent un univers en constante évolution, et leur collection livre une image très claire d’eux-mêmes. Ces collectionneurs passionnés créent leur oeuvre, en quelque sorte – et c’est ce qui rend leur expérience unique et incomparable. AB : Tes oeuvres sont-elles semblables montrées en galerie ou chez un collectionneur ? MM : Tu vas rire mais il m’arrive de ne pas reconnaître mes oeuvres chez les collectionneurs ! Pour moi, la situation idéale de présentation reste l’exposition. J’aime les arrangements très précis, et dans un musée, l’espace le permet. L’oeuvre est importante mais son environnement doit être pris en compte, car il influe sur son appréhension, sur sa réception par le public, mais aussi sur l’oeuvre elle-même. Dans une présentation publique, je préfère donc contrôler la présentation de mes oeuvres, mais je respecte l’appropriation que peuvent en faire les collectionneurs, dans la mesure où celle-ci reste privée. AB : Collection + petit appartement = bazar ? MM : Il est vrai qu’en collectionnant, quels que soient les moyens, on cumule assez vite. Mais quelques oeuvres suffisent à susciter du plaisir. Disons que les objets intéressants créent une ouverture plus qu’un encombrement ! AB : Montre-moi sur quoi tu t’assieds, je te dirai pour qui tu votes ? MM : Je pense que tout objet représente un système de pensée, donc on peut effectivement dire qu’il y a une empreinte du politique sur nos intérieurs. Mon assise favorite est la Wink de Toshiyuki Kita ; mais pour regarder, un canapé Borsani D70 : alors ?


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Mathieu Mercier Fenêtre thermoformée 2008 © Alain Declercq au premier plan, installation de Jean-Pierre Raynaud, La Maison

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Une secousse sur les valeurs établies de l’art La Biennale de Paris aux Etats Unis Véritable centrifugeuse, la Biennale de Paris resitue l’art à zéro degré dans une nouvelle intersubjectivité. Formés en meute et porteurs d’une nouvelle terminologie ses membres ont créé une nouvelle image et une marque. Elle s’est mise à fonctionner comme une machine de Turing. Tous les intervenants réunis configurent une véritable trame qui tient à déconstruire les idées reçues dans le domaine de l’art. La Biennale de Paris telle une toile fractale diversifiée cherche sa délocalisation et fait tache d’huile. L’idée d’un organisme social propre à la sociologie ainsi que le concept de sculpture collective, cher aux artistes, s’est instaurée dans l’après-guerre. Tous ceux qui ont questionné la politique et les formes environnementales par des actions dans la rue et par la participation du public ont été ensuite assimilés au marché de l’art et dans des institutions artistiques avec la présence des produits ou ses dérivés. Les avant-gardes ont cherché à créer du renouveau et ont ainsi permis l’évolution de l’art. Cependant, ils n’ont pas tenu compte de l’indispensable : comment aller de l’avant sans tomber dans l’exposition ? Après la seconde guerre mondiale, les facteurs économiques, la productivité et la reproductibilité ont mis à l’épreuve les réponses émotionnelles des individus. Une nouvelle objectivité s’est reflétée dans presque tous les styles artistiques reconnus. Les particularités culturelles ont été mises à l’écart pour le privilège d’une massification constante. De cette manière, s’est forgée la communication entre l’Europe et les Etats-Unis. Finalement, on a vu surgir de grands centres culturels et d’importantes tendances artistiques. L’anonymat des plus-values et des circuits financiers ont fait la « prime » d’une globalisation à plusieurs tranchants. La modernité s’est nourrie de la déformation et de l’indéfinition de l’objet pour l’amener à l’abstraction. Cette conceptualisation croissante amenant à la dématérialisation est donc une conséquence historique. Pour revenir sur l’essentiel des avant-gardes, dont la provocation était à la base, un accent a été mis sur le produit industriel et sur le langage artistique. Au-delà de l’objet, la sémiologie avait produit des avancées dans la pensée et un existentialisme compromis avait tracé la voie de la littérature et de la philosophie. Comment arriver a une restructuration du tout social qui revendique la capacité créative incluant les nouveaux atouts des économies alternatives ? Que faire pour parvenir à une nouvelle conception et une quantification des

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La Biennale de Paris, organise aux EtatsUnis des opérations entre le 24 septembre et le 08 octobre 2011 et comprend divers lieux parmi lesquels : Yale University School of Art, New York University, Austrian Cultural Forum New York (ACFNY), Grace Exhibition Space, les lieux d’activités de The Center for Land use interpretation, les chantiers de That’s Painting, l’espace urbain à New York pour les actions de EDP, les vernissages des galeries d’art à New York que des membres de l’Académie Legrand inspectent, Scoops à Los Angeles... Des membres de la Biennale de Paris à New York interviennent dans des écoles d’art et universités et proposent des speed workshops pendant lesquels les étudiants produisent des activités d’art mais sans créer d’œuvres... Se « mettent à l’épreuve » : Karen Atkinson, Bartelik Marek, Nancy Barton, Bernard Brunon, Sylvie Chan-Liat, Isabelle de Maison Rouge, Jean-Baptiste Farkas, Tom Finkelpearl, Don Foresta, Emmanuel Germond, Alexandre Gurita, Caroline Keppi-Gurita, Tai Kim, Auguste Legrand, André Éric Létourneau, Ghislain Mollet-Viéville, Robert Storr ainsi que des agents du Guide Legrand des buffets de vernissages et des étudiants de la Yale University School of Art et de New York University.


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2 Ci-dessus : 1. Jean-Baptiste Farkas Opère sous les identités IKHÉA©SERVICES, Glitch (Beaucoup plus de moins !) et l’Amicale de la Biennale de Paris. 2. Bernard Brunon Opère sous l’identité de l’entreprise de peinture en bâtiment That’s Painting. La devise de l’entreprise est « Moins il y a à voir, plus il y a à penser ».

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5 3. Alexandre Gurita Stratège dans le secteur de l’art, opère sous l’identité Biennale de Paris dont il est le directeur 4. Caroline Keppi-Gurita Opère au sein de la Biennale de Paris à titre d’assistante de direction. 5. Ghislain Mollet-Viéville Agent d’art, critique d’art, membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art, Expert honoraire près la Cour d’appel de Paris, collectionneur et spécialiste de l’art minimal & conceptuel

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geopolitique résultats qui altère les modèles pour tracer une route libératoire pour l’esprit ? Le marquage des nouvelles frontières entre l’invisible et le visible, la démystification éprouvée fait parti d’une réalité qu’exige une capacité et une mutation constantes. La Biennale de Paris a été créée en 1959 par André Malraux. Il souhaite à l’époque en faire un lieu de démonstration pour les valeurs non établies. Dans sa pratique, l’institution d’origine s’est vue sclérosée par la réitération : plutôt qu’intensifier la nouveauté elle s’est élancée vers les années 80, sans risque, avec des artistes connus. Alexandre Gurita a repris l’association - considérée domaine publique en 1985 et liquidée en 1992 -, pour la mettre au service des pratiques artistiques qui sortent du cadre habituel ou qui sont ordinairement rejetées par les institutions. Comme un hacker, il s’investit dans la Biennale de Paris à temps complet et sur la durée. Depuis les années 2000, elle ne cesse de délier l’art de l’institution ayant comme objet : « Le travail de l’art sans œuvre ». Le projet de la Biennale de Paris trouve aussi sa raison d’être et sa justification dans la conjoncture contemporaine car elle produit des ouvertures dans le champ de la création. Pourquoi ne pas risquer le tout pour le tout ? La Biennale de Paris fait apparaître l’art là où on ne l’attend pas. Capter l’être liquide qui est l’essence du vivant, prétendre à une stratégie de l’infiltration, convertir le « vide en espace à ne pas remplir », affirmer un nouveau statut de l’Art, composer une masse critique augmentée ou identifier et activer des pratiques invisuelles, sont des alternatives aux valeurs établies de l’art. Ces pratiques gardent leurs particularités tout en s’insérant dans le secteur de la création. C’est ainsi qu’un groupe d’artistes penseurs se sont « mis à l’œuvre », selon un concept de Ghislain Mollet-Vieville, pour raccommoder une vision dont les attributs et les atouts correspondent à notre époque. Les activités ont comme objectif d’expérimenter les nouvelles modalités d’un « art du futur». Dans cette dynamique, les artistes associés sont considérés comme des partenaires, ils fixent eux-mêmes la modalité de leur activité : les dates et les lieux. Ils sont décisionnaires sur la Biennale de Paris. L’objet de l’art est la modification de l’idée de l’art. La valeur réside donc dans une translation des lieux et des idées qui cherchent à défier les mémoires dictionnaires dans une croisade systématique et asymétrique des concepts. Une aptitude a été prouvée, elle réside dans la qualité du message. L’invisuel désigne la pratique artistique dépourvue de son caractère visuel, et englobe ce qui n’est pas perçu comme art. « Choisir des pratiques invisuelles ce n’est pas un jugement esthétique. Il n’y a plus d’objet d’art, et donc il n’y a plus d’art dans le sens traditionnel du terme. Le contexte

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actuel présente un infini de possibles. Un de ces possibles, c’est d’accepter que «l’art est plus vaste que l’œuvre d’art” » affirme Alexandre Gurita qui se définit comme un « stratège dans le secteur de l’art ». La Biennale de Paris est la seule institution dans le monde de l’art à ne pas s’inscrire dans un espace d’exposition, mais à proposer plutôt un dispositif expérimental qui accueille « des propositions insolites, immatérielles, invisibles ». Elle se situe « simultanément au centre et à la périphérie de chaque projet participant » : dixit Hubert Renard. Les pratiques furtives ou invisuelles ne sont pas hors champ de l’art. C’est ainsi que Jean-Baptiste Farkas pense l’art comme une prestation. Son activité consiste à offrir des modes d’emploi, des pratiques ou le principe d’efficacité est inversé : mettre hors d’usage un fragment d’habitat, ralentir la cadence d’un travail ou encore travailler par la soustraction de quelque élément déjà existant. Isabelle de Maison Rouge a mis l’accent sur des typologies non exhaustives des nouvelles figures de l’artiste : l’artiste chef d’entreprise, l’entreprise critique, l’artiste communiquant, l’artiste ouvrier, l’artiste stratège, l’artiste consultant, l’artiste manoeuvrier, l’artiste social, et tant d’autres. Par conséquent, il est essentiel de repenser l’économie et la condition, et de s’interroger sur le devenir et le futur de la position d’artiste. C’est là que repose l’enjeu de cette nouvelle figure de l’artiste qui reste encore à construire. Ghislain Mollet-Viéville a codifié en 1975 l’expression « agent d’art» pour désigner l’activité de gestion de l’art et les rapports avec la société. Il a entrepris une recherche approfondie sur les nouvelles positions et des activités qualifiées de périphériques. Il affirme que de plus en plus, la question qui se pose aujourd’hui n’est plus : « Qu’est-ce que l’art ? », mais : « Quand, comment, pourquoi et où y a-t-il de l’art ? ». La stratégie nouvelle de réinventer la terminologie vise à secouer les dogmes de l’art dominant en proposant d’autres manières de l’envisager dans le champ des économies alternatives. La Biennale de Paris peut se définir comme un « organe stratégique de liberté » car au fond, comme le décrit Ghislain Mollet-Viéville, « un art libéré de l’idée de l’art ce serait tout un art ». Susana Sulic Ecrivain d’ art, PHD


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2 Ci-dessus : 1. Auguste Legrand Fondateur du Guide Legrand des buffets de vernissages. Le guide recense, analyse et classe les vernissages selon quatre critères : le lieu, les discours, le service, la table, la conversation. 2. Karen Atkinson Opère à travers Gyst Ink dont elle est fondatrice et directrice. Gyst Ink propose des méthodes et des outils pour que les artistes gèrent mieux leur vie.

5 3. André Éric Létourneau Manoeuvrier, practicien de manœuvres ou artiste du patrimoine culturel immatériel, Conseiller près du Conseil des arts de Québec, professeur à l’Université de Chicoutimi (Canada). 4. Jazon Frings Opère sous l’identité Jazon Life Exchange (JZLE) dont il est le fondateur et le président. 5. Photo de Tai Kim Artisan glacier, propriétaire du magasin de glace Scoops à Los Angeles qu’il a ouvert en 2005

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geopolitique Biennale de Paris

La Biennale de Paris a été créée en 1959 par André Malraux qui souhaitait en faire un lieu de rencontres où devaient s’expérimenter les nouvelles modalités d’un art du futur. Après quelques années d’interruption, elle a été réactivée en 2000 et depuis cette date, ne cesse de délier l’art de l’institution. La Biennale de Paris n’a jamais recours aux objets d’art qui sont trop aliénés aux lois du marketing. Elle n’obéit à aucun cadre régulateur qui l’entraverait dans ses actions au sein de notre contemporanéité, ses évolutions politiques, économiques et idéologiques. En agissant dans la vie réelle avec les usages qui lui sont rattachés, elle cherche à identifier l’art avec de nouveaux critères qui rejettent l’artiste comme protagoniste exclusif de ses influences. D’une façon générale, elle affirme son refus de participer aux différentes règles régissant le monde convenu de l’art. En pratiquant le mélange des genres, la porosité des frontières et la redistribution des rôles, la Biennale de Paris fait apparaître l’art, là où l’on ne l’attend pas.

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Orientations La Biennale de Paris récuse les expositions et les objets d’art. Elle refuse d’« être pensée par l’art ». Elle identifie et défend de vraies alternatives, ce qu’elle nomme des « pratiques inconformes ». Stratégie Être liquide. Quand le sol est occupé, occuper le sous-sol. Un art invisuel Nous n’avons aucune preuve sérieuse que l’art est dépendant de l’objet d’art. Pour cette raison, nous pouvons supposer le contraire. La Biennale de Paris favorise des pratiques invisuelles. L’invisuel est visible, mais pas en tant qu’art. Un art non-artistique La Biennale de Paris défend un art qui n’obéit à aucun des critères attendus de l’art : créatif, esthétique, spectaculaire, émotionnel, affectif... Un art qui opère dans la réalité quotidienne La Biennale de Paris favorise des pratiques qui relèguent l’art à l’arrière-plan pour conquérir le terrain de la réalité quotidienne. Un public d’indifférence Avec la Biennale de Paris nous ne sommes plus au spectacle de l’art. Celle-ci s’adresse à ce qu’elle appelle un « public d’indifférence » : des personnes qui interfèrent avec des propositions ne pouvant plus être identifiées comme étant artistiques. Une critique unifiée Organisée en réseau la Biennale de Paris constitue une masse critique composée de centaines d’initiatives qui, sans elle, seraient restées isolées et sans impact. Une institution horizontale La Biennale de Paris s’érige à l’horizontale. Y participer, c’est devenir partenaire. À ce titre, chaque partenaire décide des conditions relatives aux activités qu’il propose. Ce pouvoir de décision agit sur la structure et l’état d’esprit de la biennale. Emploi du temps La Biennale de Paris a lieu tous les deux ans pendant deux ans. Elle se déroule dans le monde entier. Les participants fixent eux-mêmes les dates et lieux de leurs activités. La 17e édition a débuté le 1er octobre 2010.

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Stéphane Pencréac’h, Dévasté, 2011.

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La Pratique des catastrophes Si Stéphane Pencréac’h peint, ayons le romantisme de croire qu’il le fait pour nous sauver. Dans un dispositif qui s’affine d’expositions en expositions, il défit les furies contemporaines en combat singulier, dans le souci d’épargner les vies de lutteurs moins endurcis que lui. Une guerre de chevalerie en quelque sorte. À force de feu, de lames, de chutes, il s’est fabriqué un corps de champion. Il porte tatouées sur le dos les couleurs de son maître d’armes le Caravage : une tête de Gorgone vaincue. S’il s’impose l’exercice quotidien de la catastrophe, comme Mithridate buvait sa dose de poison tous les matins, c’est qu’il cherche à s’immuniser des désastres pour nous les présenter vidés de leur venin. Revenu de traversées toutes périlleuses, le voici jetant son esquif dans la « Tempesta », démone d’eau et de vent, plus effrayante encore que la guerre ou les chairs noires du désir, car sourde aux imprécations. Trente tableaux, dix sculptures, dix dessins accrochés, posés, suspendus dans l’espace que le mécène catalan Vincente Madramany met à la disposition de l’artiste tout juste « À cent mètres du Centre du Monde », puisqu’à cent mètres de la Gare de Perpignan. La visite a lieu le 15 août. Etrange coïncidence. Ce jourlà, dans tous les ports du monde, les marins font bénir leurs bateaux pour se protéger des sortilèges de la mer. D’où l’impression que les tempêtes repoussées par l’armée de goupillons ont trouvé refuge pour quelques heures dans les toiles de l’exposition. Elles se tiennent cabrées, à fleur de peinture. Les murs d’eau attendent la

fin des cérémonies pour retomber, broyer plus avant les embarcations et suffoquer d’autres nageurs. Un ouragan suspendu qui nous étreindrait dans son œil de cruauté. Dans le triptyque inaugural du naufrage, le corps du peintre, doublé de sa figure de proue, est surpris d’abord sidéré d’épouvante. Puis de toiles en toiles, les fragments de l’épopée s’enchaînent. La catastrophe s’accomplit. Un ventilateur brasse le silence qui peu à peu se sature de cris arrêtés, de gémissements, de craquements et du hurlement paradoxal des furies. Des corps surnagent, accrochés à des restes d’embarcation. D’autres sombrent. Les membres s’arrachent et s’échouent parmi les épaves et les bois flottés. C’est alors que le renversement s’opère. L’artiste ne lâche pas. Il connaît la voie qui quitte la géhenne. Les bateaux sont brisés, qu’importe ! Il en construit d’autres, en bras, jambes, torses de Poséidon et tridents. Les monstres ont peur des dieux. Ils craignent aussi le courage des hommes, tendu vers eux comme un poing d’enfant. Les gorgones s’époumonent mais elles reculent et rejoignent bientôt les abysses. La mer redevient calme. Elle rejette ses naufragés, pose par le fond ces restes de miroirs qu’il nous a fallu traverser pour nous guérir d’elle. De nouveau le ventilateur bat la mesure lente de l’été. Dans une cathédrale d’eau, un homme a accroché cinquante exvotos en mémoire de sa victoire contre l’hydre. Les exvotos sont là pour nous aider à croire en la victoire. Marie-Gabrielle Duc

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Stéphane Pencréac’h, Naufrage II, 2011.

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Stéphane Pencréac’h, Naufrage, 2011.


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Stéphane Pencréac’h, Le Noyé, 2011.

Du 2 juillet au 2 octobre 2011, « Tempestad » Stéphane Pencréac’h au centre d’art “à Cent Mètres du Centre du Monde” ACMCM à Perpignan www.acentmetresducentredumonde.com http://www.youtube.com/watch?v=zMANFyVA-xU http://www.youtube.com/watch?v=pe3iFv_74j8 http://www.youtube.com/watch?v=58xs2AggHhc

A Paris Stéphane Pencréac’h est représenté par la galerie Anne de Villepoix. www.annedevillepoix.com

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Hybrides

Partant d’un célèbre refrain, un petit groupe d’amis réuni autour de la décoratrice Brigitte Saby, décide de faire rimer art et art de vivre. Tous co-signataires, derrière le “je” se cache un “nous” ce « collectif » n’a rien de fictif ni de virtuel et c’est un sang bien rouge qui court dans ses veines. Brassens, dans le refrain d’une chanson dont j’ai oublié le titre et la teneur : Les Quat’z’Arts avaient fait les choses comme il faut… Le bal des Quat’z’Arts réunissait annuellement les étudiants de l’École Nationale des Beaux-Arts. Architectes, peintres, sculpteurs, graveurs. À distinguer des Gadzarts, des Gars des Arts. Ceux-là étaient élèves de l’École Nationale des Arts et Métiers. Combien sont les arts et quels sont-ils ? Les arts sont au nombre de sept, si j’en crois l’épithète par laquelle est désigné le dernier-né d’entre eux : le cinéma. Sept est un chiffre magique, et ce n’est que justice si l’avatar ultime de la lanterne magique est « septième ». Mais quels sont les six précédents ? Google hésite. Il est vrai que les points de vue ont varié au fil des siècles et au gré des auteurs. Mettons nous donc d’accord sur la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, la musique et la danse. Sans quitter du regard, pour autant, d’autres arts, comme celui de la chambre, tantôt « claire », tantôt obscure. Ou, celui de la « mode », du stylisme vestimentaire. Les arts ne sont ni Sept, comme les couleurs, ni Neuf, comme les Muses. Leur nom est Légion.

Mon propos, cependant, est ailleurs et, pour l’expliciter, retournons à Brassens. Le temps pour le lecteur de lire ce qui précède, j’ai retrouvé le texte et le titre de ma chanson. Google, toujours. Elle s’appelle (j’aurais pu m’y attendre) Les Quat’z’Arts et voici son premier quatrain : « Les copains affligés, les copines en pleurs, / La boîte à dominos enfouie sous les fleurs, / Tout le monde équipé de sa tenue de deuil, / La farce était bien bonne et valait le coup d’œil ». Que sont donc ces quelques lignes ? Dans leur intention, de la poésie. Mais plate. La versification : rimes et rythme, y est bien. Mais, exception faite d’une splendide métaphore (la boîte à dominos), tout cela est prosaïque en diable. Du parler quotidien, de celui dans lequel nous baignons pour rester en contact avec nos semblables mais dont l’insignifiance devrait peut-être nous inciter à nous taire plus souvent. « Tout le monde équipé de sa tenue… ». « La farce était bien bonne… » Je ne suis pas grand clerc en matière musicale, mais je suppose que la ligne mélodique qui accompagne ces paroles est, de son côté, tout aussi banale. L’alliage, pourtant, l’amalgame de notes et de vocables débouche, comme dans toutes les chansons de Brassens, sur une réussite. Comme

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Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la

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nuit et comme la clarté,

Il est des parfums frais comme d


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verts comme les prairies,

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— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

s d’enfants,

en métallurgie, où le bronze a des propriétés que ses constituants n’ont pas, ni l’étain ni le cuivre. Je ne sais toujours pas combien sont les arts. Doit-on considérer qu’il est un art de la chanson, qu’il conviendrait d’ajouter au bas de la liste ? Il me paraît plus évident de conclure que, quel qu’en soit le nombre, certains arts peuvent se donner la main pour former des œuvres hybrides. C’est vrai de la chanson, c’est vrai, pour prendre un cas de figure plus insigne, de l’opéra. Tout opéra est un hybride. Et, dans tout opéra, le même principe se vérifie. Verdi ou Wagner, le livret, le texte, pris isolément, est faible. Et même la musique qui monte de la fosse d’orchestre n’aurait pas la même force et beauté, s’il n’y avait qu’elle. C’est de la fusion des deux que naît ce qui nous emporte : une puissance tragique. Veut-on un troisième exemple ? Le cinéma. Sans musique pour l’accompagner, O.K. Corral ne serait pas un poème épique. Sans le phrasé de la trompette de Miles Davis, le charme vénéneux de Jeanne Moreau ne suffirait pas pour

faire de Ascenseur pour l’échafaud un concentré de romantisme noir. Tout film est un hybride. Tout film est un opéra. Il ne s’ensuit pas que tous les arts puissent s’unir pour faire des enfants. On n’imagine pas le mariage du marbre et de la vibration sonore et la Vénus de Milo mise en musique. Pas plus que les Noces de Cana. Nous sommes quelques uns, réunis autour de la décoratrice Brigitte Saby, a avoir expérimenté une hybridation inédite : la greffe de la poésie sur la photographie. Jusque là les rapports de l’image photographique et du texte se résumaient à la photo légendée, hublot ouvert sur une réalité que les mots avaient pour mission de situer. Qui ? quoi ? où ? quand ? Des manifestants grecs, hier, à Athènes, sur la place de la Constitution. Mais associons la même photographie avec les vers de Victor Hugo : Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus / Je veux de la poudre et des balles, et nous ne voyons plus qu’un fronton, des colonnes, de la colère.

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La poésie est pure image. Sa rencontre avec l’image photographique fait de l’image photographique une pure image. Car la poésie n’informe pas sur la réalité. Elle l’informe. On ne dira jamais assez que non seulement les figures dont use la poésie, parmi lesquelles la métaphore est la plus illustre, sont des images, mais que tous les procédés qu’elle emploie se ramènent à l’image. La rime est un écho comme l’écho est une rime : images, encore. Sonores. Un alexandrin, douze pieds, est à l’image des douze pieds d’un autre alexandrin. Mais la réflexion sur les formes hybrides ne s’arrête pas là. Si de la collaboration de deux arts peut naître, sous certaines conditions, une œuvre, de la collaboration de deux œuvres d’art peut également résulter, à son tour, une œuvre, qu’on aimerait appeler « de second niveau ». L’ensemble : Pyramide – Louvre répond à cette définition. Le Louvre n’aura jamais été si beau. Jamais il n’y eut pyramide plus pure. Deux lumières éclairant l’une l’autre et formant, pour solde de tout compte, une seule lumière croisée. Plus discrète, non loin de là, une autre œuvre : une colonnade. Non pas celle du Louvre, mais celle de Buren. Autre exemple d’une fonction mathématique faite chair (ou pierre), venant à la rencontre d’une architecture classique. Enfin, allant toujours de Palais-Royal en palais royal, évoquons Versailles, Versailles site d’exposition d’œuvres d’art contemporaines : Koons, Murakami, Venet. De ces trois, deux n’ont que faire de Versailles, lequel n’a que faire d’eux. Il est clair que les œuvres, ni de Koons ni de Murakami, n’ont été conçues pour être exposées particulièrement à Versailles. Tout autre est le cas de Venet, qui sculpte Versailles, comme Pei le Louvre : pour ne parler que d’elle, la statue équestre, centre de gravité du Château, se trouve couronnée de lauriers en acier Corten. Mais je suis partial. Exposés à Versailles, ni Koons ni Murakami ne sont Koons ou Murakami exposé à Versailles. L’objet exposé est Versailles, un Versailles Campbell soup ou pop. Cristo, emballant le Pont-Neuf, n’avait dans son principe pas fait autre chose. Les œuvres hybrides nous cernent, parfois à une échelle qui nous paraît dépasser la notion d’œuvre et signées par une multitude d’intervenants telle que s’y estompe la notion d’auteur. Artistes humains ou plus qu’humains, quand la Nature y met son grain de sel, comme dans le cas de la lagune de Venise ou de la péninsule de Manhattan. Mais retournons, si ce n’est à Brassens, au modeste fredonnement qui est le nôtre. Nous avons extrapolé, poursuivi notre expérimentation, lui donnant plus d’ampleur, passant de la sonate à la symphonie. À la photographie, pourquoi ne pas associer, au lieu d’une, plusieurs poésies, autant dire plusieurs poètes ? Ce furent, conjointement, Donne, Maïakovski, Lorca, Racine. Il n’est pas indifférent que ces recherches aient pris naissance dans un petit groupe de travail animé par une décoratrice. L’architecture d’intérieur, la « décoration » est, par essence, productrice d’œuvres hybrides, de « compositions » associant l’hétéroclite : objets et matières. Par Brigitte Saby, Costanza Benedetta Matteucci, l’Héliograf (Anaïs Wulf et Baptiste Morel) et David Wulf

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art & livres

ORLAN Un bœuf sur la langue Catalogue de l’exposition dans la Chapelle de l’Oratoire du Musée des Beaux Arts de Nantes, Blandine Chavanne, Camille Morineau, Christine Buci-Glucksmann, Editions Fage, 2011, 66 p, 20 €

100 chefs d’œuvre du XX° siècle Alfred Pacquement, Alain Seban, Paris, Editions du Centre Pompidou, France, 2010, 120 p, 15 €

Unions mixtes, mariages libres et noces barbares Enthoven Raphael, ORLAN, Vaneigem Raoul, Unions Libres, Mariages Mixtes et Noces Barbares, ed. Dilecta, Paris, France, Edition bilingue françaisanglais, 2010, 128p, 25 €

Photographies modernes et contemporaines La collection Neuflize Vie, Flammarion, 2007, 287 pages, 50 €

Yann Toma, Jannink Les presses du Réel. 2011 édition française (textes en français, anglais, allemand) 28 x 28 cm (broché), 400 pages (672 ill. coul. et n&b) 32 €

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art & livres

G.M.V. - Is there any Ghislain MolletViéville ? Information ou fiction ?, Nicolas Ledoux Les Presse du Réel, 2011, 160p, 14 €

Monographie Biennale Ed. Biennale de Paris, 21x29cm, 1200p, Diffusion Paris Musées, 24€

Des Modes d’emploi et des passages à l’acte

Jean-Baptiste Farkas Mix, 2010, 160p, 16 €

Salut l’artiste Isabelle de Maison Rouge Ed. Le Cavalier Bleu, 190p, 2010, 18 €

Our House in the middle of the street Catalogue de l’exposition Art Book Magazine, 2011, 250p, eBook artbookmagazine.com

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dans les galeries

GALERIE DANIEL TEMPLON

8 septembre > 29 octobre 2011 GÉRARD GAROUSTE WALPURGISNACHTSTRAUM

galerie daniel templon 30 rue beaubourg 75003 paris france www.danieltemplon.com

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dans les galeries

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dans les galeries

GALERIE ODILE OUIZEMAN 3 septembre > 29 octobre 2011 IRIS LEVASSEUR AMNESIE

galerie odile ouizeman 10/12 rue des coutures saint-gervais 75003 paris france www.galerieouizeman.com

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dans les galeries

GALERIE THE WINDOW

28 septembre > 13 octobre 2011 EMERIC LHUISSET THÉÂTRE DE CONFLITS galerie the window 41, rue du faubourg saint martin 75010 paris france

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dans les galeries

GALERIE KAMEL MENNOUR 8 septembre > 8 octobre 2011 MARIE BOVO GRISAILLES

galerie kamel mennour 47 rue saint andrĂŠ des arts 75006 paris france kamelmennour.com

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dans les galeries

ZINEB SEDIRA BENEATH THE SURFACE

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dans les galeries

GALERIE LELONG 8 septembre > 8 octobre 2011 ANA MENDIETA BLOOD AND FIRE galerie lelong 13, rue de téhéran 75008 paris france www.galerie-lelong.com

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dans les galeries

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dans les galeries

GALERIE THADDAEUS ROPAC 9 septembre > 15 octobre 2011 NOT VITAL SCULPTURES, DIAO SU

galerie thaddaeus ropac 7 rue debelleyme 75003 paris france www.ropac.net

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Crédits photographiques Carte Blanche à ORLAN Pour toutes les photos © ADAGP, courtesy of the artist and galerie Michel Rein, Paris. art & économie Toutes les photos sont extraites de Yann Toma. Jannink. Les presses du Réel. 2011. art & collection Pour toutes les photos © Neuflize Vie art & hasard p. 40 à 48 : 54e Biennale de Venise / Pavillon français, Christian Bolatnski, Chance, © Didier Plowy p. 49 à 53 : Vues de l’atelier de Christian Boltanski © Yves Géant 2009 art & habitat p. 54, 56, 58-59, 62, 63, 73 : © Alain Declerq p. 60 : © Maison des Arts p. 64 : © Pascal Béjean p. 66 : © Galerie Magda Danysz p. 70 : © Jennifer Westjohn art & géopolitique p. 75 : 1. Jean-Baptiste Farkas ; 2. Bernard Brunon ; 3. Alexandre Gurita ; 4. Caroline Keppi-Gurita ; 5. Ghislain Mollet-Viéville p. 77 : 1. Auguste Legrand ; 2. Karen Atkinson ; 3. André Éric Létourneau ; 4. Jazon Frings ; 5. Photo de Tai Kim portfolio Julien Lévy p. 80 à 95 : © Julien Levy art & exposition p. 96 à 99 : © Stéphane Pencréac’h art & art de vivre p. 100 à 104 : © Brigitte Saby art & livres p. 106 - 107 : Tous les visuels sont la propriété des éditeurs cités. Dans les galeries de Paris p. 108-109 : Toutes les images © Gérard Garouste. Courtesy Galerie Daniel Templon, Paris. Photos B.Huet/Tutti. De haut en bas, de gauche à droite : Dérive, 2010, Huile sur toile, 114 x 195 cm ; Belzébuth, 2011, Huile sur toile, 160 x 195 cm ; Jeu de malin, 2010, Gouache, 123 x 103 cm ; Le Golem, 2011, Huile sur toile, 275 x 320 cm ; Le bouc expiatoire, 2010, Huile sur toile, 114 x 195 cm p. 110 : Toutes les images © Iris Levasseur. Courtesy Galerie Odile Ouizeman. De haut en bas, de gauche à droite : Piéta, détail, huile sur toile,195x215 cm, 2011 ; Amnésie, 2011, Huile sur toile, 185 x 215 cm ; Amnésie, 2011, Huile sur toile, 195 x 215 cm p. 111 : Toutes les images © Emeric Lhuisset. De gauche à droite, de haut en bas : Kandahar (réalisé en collaboration avec Aman Mojadidi avec l’aide de Pierre François Dubois pour le design), ligne de mobilier nomade pour belligérants (assise) montable sur fusil d’assaut AK-47 (modèle avec crosse pleine), toile, bois, acier et mode d’emploi papier, 60 x 100 x 60 installé, 70 x 10 emballé, Kaboul (Afghanistan) / Paris (France), 2010 ; Sans Titre, fabrication de kippas avec keffiehs, projet réalisé et présenté dans le quartier de Morasha à la limite entre Jérusalem Ouest et Jérusalem Est, 2010 ; deux images du bas :Théâtre de guerre, photographies numérique, Irak, 2011. p. 112 : Toutes les images © Marie Bovo. Courtesy Marie Bovo & Kamel Mennour, Paris. De haut en bas, de gauche à droite : Grisailles 125, 2010, Tirage ilfochrome, 165 x 130 cm ; Grisailles 221, 2010, Tirage ilfochrome, 165 x 130 cm ; Grisailles 223, 2010, Tirage ilfochrome, 165 x 130 cm p. 113 : Toutes les images © Zineb Sedira. Courtesy Zineb Sedira & Kamel Mennour, Paris. De haut en bas : (extraits de Lighthouse in the Sea of Time, 2011, Installation vidéo de six écrans en trois parties) Partie I : installation de quatre écrans ; 16 minutes 53. p. 114-115 : Toutes les images © The Estate of Ana Mendieta Collection / Courtesy Galerie Lelong De haut en bas, de gauche à droite : Untitled (Blood Sign #1), 1974, Super-8 color, silent film transferred to DVD, Running time : 4 minutes, 40 seconds Edition of 6, # W16193 ; Untitled, 1981, Lifetime black and white photograph, 10 x 7 4/4 in, # W16184 ; Untitled, 1985, Wood and gunpowder, 80 9/16 x 11 1/4 x 1 2/4 in, # W16213 p. 116-p. 117 : © Not Vital & Galerie Ropac. Vues d’insatallations, Crédit photo : Philippe Servent De gauche à droite : Adam, One Afternoon , 2011, Stainless Steel, 352 x 295 x 140 cm ; 385, Fiberglass and soap, 310 x 85 x 88 cm ; Moon N 2, 2011, 170 cm; Piz Nair, 2011, stainless steel, coal, 118 x 80 x 50 cm, Tongue, 2010, Stainless steel, 520 x 105 x 125 cm & Adam, One Afternoon, 2011.

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